Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
SOCIÉTÉ ASIATIQUE.
VOYAGES
D'IBN BATOUTAH,
TEXTE ARABE, ACCOMPAGNÉ D'UNE TRADUCTION,
PAR
C. DEFREMERY ET LE Dr B. R. SANGUINETTI.
TOME PREMIER.
(DEUXIÈME TIRAGE.)
PARIS.
IMPRIMÉ PAR AUTORISATION DU GOUVERNEMENT
À L'IMPRIMERIE NATIONALE.
M DCCC LXXIV.
L'étude sérieuse des documents géographiques qui nous ont été laissés par les Arabes date à peine d'un demi-siècle, et déjà l'on peut entrevoir quelle riche moisson de faits et de renseignements curieux ils promettent à l'historien, au géographe et au philosophe. C'est dans les voyageurs arabes, bien plutôt que dans les historiens, d'ordinaire si secs, si décharnés, si exclusivement bornés à des récits de batailles, de révolutions de palais et à des notices nécrologiques sur de grands fonctionnaires et des littérateurs; c'est dans les premiers, disons-nous, qu'il faut chercher la connaissance intime de la société musulmane, de ses usages et de ses superstitions. Sous ce rapport peu d'écrivains peuvent être comparés au voyageur infatigable dont nous entreprenons de publier, pour la première fois, la longue et curieuse relation.
L'ouvrage d'Abou Abd Allah Mohammed, plus connu sous le nom d'Ibn Batoutah, a pris, depuis plus de quarante ans, un rang honorable dans l'histoire de la géographie au moyen âge. On sait que les célèbres voyageurs Seetzen et Burckhardt ont, les premiers, signalé l'importance de l'ouvrage d'Ibn Batoutah, qu'ils ne connaissaient cependant que par de maigres abrégés. Ce qu'il: en avaient dit avait suffi pour faire désirer aux savants d'Europe d'obtenir des manuscrits de la relation originale ; mais ce désir tarda longtemps à se réaliser. Enfin, la conquête de l'Algérie et la prise des bibliothèques de Constantine nous ont valu, presque en même temps, plusieurs exemplaires de ce précieux ouvrage. Cette heureuse circonstance a permis de consulter le récit original d'Ibn Batoutah, et les fragments assez considérables qui ont été traduits par plusieurs orientalistes, n'ont pu que confirmer l'opinion qu'on s'en était faite d'après les abrégés découverts par Seetzen et Burckhardt.
Peu de nations ont poussé aussi loin que la race arabe le goût des courses, des voyages lointains. C'était chez elle un penchant que bien des causes faisaient naître, ou dont elles favorisaient la satisfaction. L'Arabe, ou, pour parler d'une manière plus générale, le sectateur de l'islamisme, n'avait plus, comme ses ancêtres du temps du paganisme, un ou deux motifs seulement pour sortir de son pays et voyager chez les peuples lointains. Avant Mahomet, le manque d'eau et de pâturages dans des années de sécheresse, le besoin de se procurer les productions de la Syrie et de l'Irak, ou encore la curiosité de visiter les cours des Césars et des Chosroès, avaient pu faire franchir à quelques tribus, à des caravanes ou à des individus isolés, les limites de la péninsule arabique; mais, après tout, c'était là une bien faible portion de la race arabe. Il était réservé à l'islamisme de développer chez ses sectateurs la passion des voyages, en même temps qu'il leur facilitait les moyens de la satisfaire. Le pèlerinage de la Mecque, devenu une obligation pour tout bon musulman, quelque éloigné qu'il fut du berceau de l'islamisme, donna naissance à des caravanes qui, chaque année, partaient de la Syrie, de la Perse, des extrémités de l'Afrique musulmane, pour visiter la patrie de Mahomet et le lieu de sa sépulture. Aux prescriptions de la loi venait se joindre l'aiguillon de l'intérêt, puisque, à l'époque du pèlerinage, la Mecque était transformée en un immense marché, où les pèlerins trouvaient à échanger avantageusement les productions de leurs pays respectifs. La sobriété si remarquable de la race arabe diminue considérablement les frais et les embarras de voyages aussi longs, exécutés souvent à travers des pays dépourvus de toute ressource. Le caractère hospitalier des Orientaux contribue aussi au même résultat. La charité des riches pèlerins, ou le produit de fondations pieuses faites par de grands personnages et des hommes opulents, vient en aide aux plus pauvres. Enfin, le dogme du fatalisme, si profondément enraciné dans l'esprit des musulmans, les empêche de se laisser effrayer d'avance par les risques et les privations qu'ils peuvent avoir à supporter. Ils partent donc pleins de confiance dans la Providence et dans la charité de leurs coreligionnaires.
Voilà pour la masse des musulmans, pour ceux qui n'agissent que dans un esprit de dévotion ou dans des vues d'intérêt. Quant à la classe éclairée, deux autres motifs pouvaient se joindre aux premiers, pour l'entraîner dans des voyages lointains. Les hommes voués à l'étude de la jurisprudence et de la théologie se flattaient de rencontrer loin de leur patrie des professeurs profondément versés dans ces sciences; les Arabes d'Espagne et du Maghreb surtout étaient attirés vers les écoles de Tunis, de Kairouan, du Caire, de Damas et de Bagdad. Les individus adonnés à la vie religieuse al laient chercher, souvent à de grandes distances, les exemples et les préceptes de quelque pieux directeur spirituel. Enfin, une louable curiosité, le désir de s'instruire des mœurs et des usages des peuples étrangers, attira plus d'une fois jusque dans l'Inde, la Chine et file de Madagascar, des Arabes de l'Irak et du Kharezm, tels que Massoudi, Ibn Wahab et Birouny. La grande diffusion de la langue arabe et du culte mahométan venait encore en aide aux explorateurs de cette dernière catégorie. Souvent aussi, chez le même individu, comme chez le célèbre voyageur Ibn Haukal et l'infatigable compilateur Yakout, les voyages et les observations du commerçant fécondaient et enrichissaient la science du géographe. Une circonstance rapportée par Ibn Batoutah peut donner une idée de l'esprit d'entreprise et du goût pour les voyages qui entraînaient les Arabes aux extrémités opposées de l'ancien continent. A Sidjilmâçah, dans le Maroc, Ibn Batoutah reçut l'hospitalité chez un fakîh (jurisconsulte), dont il avait précédemment rencontré le frère à Kandjenfou, en Chine. Quelle distance immense, observe notre auteur, séparait ces deux frères[1] ! Ailleurs, Ibn Batoutah dit qu'un chérif ou descendant de Mahomet, appelé Aly, fils de Mansour, et originaire de Kerbela, dans le voisinage de la rive occidentale de l'Euphrate, l'avait accompagné, pour affaire de commerce, de Serai à Kharezm, et qu'il se joignit ensuite à plusieurs de ses concitoyens qui étaient arrivés dans cette dernière ville, afin de faire un voyage en Chine. Ibn Batoutah ajoute que cet homme étant parvenu à Almalik (non loin du fleuve Ili, dans la Dzoungarie), s'y arrêta et y mit fin à ses jours.[2] L'auteur du Meçâlic alabsâr, mort en 1340, et par conséquent contemporain d'Ibn Batoutah, cite parmi les marchands et les voyageurs qui lui avaient communiqué des renseignements, le chérif Abou'l Haçan Aly Kerbélaiy.[3] Ce personnage ne serait-il pas le même que celui dont notre auteur raconte les aventures et la fin tragique?
Le voyageur dont nous publions la relation était parti de sa ville natale, Tanger, à l'âge de vingt-deux ans, dans le but de faire le pèlerinage de la Mecque; mais, possédé à un haut degré de la passion des voyages, il ne se borna pas à visiter les pays situés sur sa route, ce qui n'aurait pas été cependant une petite entreprise, car il avait à traverser, avant d'arriver à Médine et à là Mecque, le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, la Tripolitaine, l'Egypte et le golfe Arabique, ou bien l'Arabie Pétrée. Il fit plusieurs fois le pèlerinage de la Mecque, explora les diverses provinces de l'Arabie, la Syrie, la Perse, l'Irak arabe, la Mésopotamie, le Zanguebar, l'Asie Mineure, le Kiptchak ou Russie méridionale, alors possédé par des princes issus du fils aîné de Gengis khân ; il fit une excursion à Constantinople, traversa la grande Boukharie, l'Afghanistan, et entra dans la vallée de l'Indus. Il se rendit ensuite à Dihli, qui était alors la capitale de l'empire musulman dans l'Inde, et où il exerça pendant deux ans les fonctions de kadi; après quoi il fut chargé, par le sultan Mohammed ibn Toghlouk, d'une mission près de l'empereur de la Chine, et gagna la côte de Malabar et le port de Calicut, qui était le grand entrepôt du commerce de l'Inde avec les régions occidentales et orientales de l'Asie. Mais le navire chinois à bord duquel étaient embarqués ses bagages et ses esclaves mit à la voile sans lui, et le voyageur passa dans les îles Maldives, où il demeura un an et demi, et remplit de' nouveau les fonctions de juge. Au bout de ce temps, il reprit ses courses, visita Ceylan, l'archipel indien et une partie de la Chine. Enfin, après vingt-quatre ans de voyages, de 1325 à 1340, il regagna sa patrie, mais à peine y était-il rentré qu'il la quitta de nouveau pour visiter le royaume de Grenade, où régnait encore un prince musulman. Un dernier voyage d'Ibn Batoutah ne devait pas être le moins long ni le moins curieux : en l'année 1351 il partit de Fez pour explorer le Soudan ou pays des noirs. Il ne fut de retour dans cette ville qu'au mois de janvier 1354, après avoir vu les deux capitales du Soudan, Melli et Tombouctou. « Il est ainsi, observe un savant géographe, le premier des voyageurs qui ont pénétré dans le centre de l'Afrique, parmi ceux dont la relation est parvenue jusqu'à nous... Ibn Batoutah a traversé l'Afrique dans deux sens différents, du nord au sud et de l'est au nord-ouest. Les notions qu'il nous donne s'accordent, sur presque tous les points, avec les relations les plus récentes des voyageurs modernes.[4] »
On vient de voir quel cas faisait du dernier chapitre de notre voyageur un géographe éminent, qui pourtant ne le connaissait que par l'extrait de M. Kosegarten. Le célèbre géographe de Berlin M. Carl Ritter, n'est pas moins favorable à Ibn Batoutah. Voici, en effet, ce qu'on lit dans l'Erdkunde, dont nous traduisons textuellement les paroles : « Ibn Batoutah, le savant arabe de Tanger, en Mauritanie, le voyageur mahométan véridique et expérimenté, dès avant la moitié du xive siècle, est plus complet dans ses relations sur les contrées les plus éloignées de l'intérieur de l'Afrique, de l'Inde et de la Chine, que dans celles sur l'Asie antérieure. Cependant ici encore il n'est pas sans intérêt de jeter par son moyen un rapide regard sur les mêmes pays..., de les voir par les yeux d'un mahométan, sunnite sévère, etc. »
Voici comment s'exprime sur notre auteur Seetzen, l'illustre explorateur de la Syrie : « Quel voyageur moderne de l'Europe peut se vanter d'avoir employé un temps aussi long, la moitié de la vie d'un homme, à la recherche de tant de pays lointains, et cela avec le courage le plus inébranlable et au prix de mille fatigues? Quelle nation européenne aurait pu produire, il y a cinq siècles, un voyageur qui eût parcouru les contrées étrangères avec autant d'indépendance d'esprit et de talent d'observation, et qui aurait écrit ses remarques aussi bien que l'a fait ce célèbre cheikh marocain, dont l'ouvrage complet renferme deux volumes? Ses notices sur beaucoup de parties inconnues de l'Afrique, sur le Niger, le pays des Zendj (Zanguebar), etc., etc., ne le cèdent pas en intérêt à celles de Léon l'Africain. La géographie de l'Arabie, de la Boukharie, du Kaboul et du Kandahar doit beaucoup gagner par son ouvrage; et même ses récits sur l'Inde, Ceylan, Sumatra, la Chine . . . ., doivent être lus avec un intérêt particulier par les Anglais de l'Inde. »
Un géographe anglais, qui a commenté avec de grands détails la relation du Soudan par Ibn Batoutah, dit que les voyages de cet auteur égalent au moins, en intérêt, ceux de Marco Polo.[5]
Un savant professeur de l'université de Leyde, M. R. Dozy, dit aussi de la relation d'Ibn Batoutah : « Sous plusieurs rapports, c'est un ouvrage de premier ordre, et l'abrégé traduit par M. Lee ne donne qu'une très faible idée de l'importance de l'ouvrage original.[6] »
Dans son intéressante introduction générale à la géographie des Orientaux, placée en tête de la traduction de la Géographie d'Aboulféda,[7] M. Reinaud a consacré plusieurs pages à la vie et à l'ouvrage d'Ibn Batoutah. Il l'appelle « un homme qui dépassa les Ibn Haukal et les Massoudi, et qui, s'il n'eut pas leur science, promena ses regards sur un plus vaste théâtre. »
Un savant orientaliste qui a travaillé sur une partie de la relation d'Ibn Batoutah, M. le baron Mac Guckin de Slane, a jugé un peu sévèrement le récit des aventures du voyageur en Orient. Il y signale « un penchant pour le merveilleux et une disposition bien marquée à profiter du privilège de ceux qui viennent de loin.[8] » Sans doute Ibn Batoutah n'était pas très supérieur à ses contemporains, soit orientaux, soit occidentaux, en ce qui regarde la croyance au merveilleux. Il est trop disposé à voir des miracles jusque dans les circonstances les plus simples, les plus naturelles.[9] Il est quelquefois d'une crédulité qui nous fait sourire ; mais, quant à sa sincérité, elle nous paraît au-dessus de tout soupçon, et nous partageons pleinement, à cet égard, l'opinion de M. R. Dozy, qui appelle Ibn Batoutah « cet honnête voyageur[10] ».
Pour apprécier justement le degré de confiance que mérite Ibn Batoutah, il ne faut d'ailleurs pas perdre de vue les circonstances qui accompagnèrent la rédaction de ses voyages. Nous savons, par l'aveu d'Ibn Djozay, rédacteur de la relation d'Ibn Batoutah, que ce voyageur n'a pas mis lui-même par écrit l'ouvrage qui porte son nom; mais qu'il se contenta de « dicter à un copiste la description des villes qu'il avait visitées, les anecdotes et les histoires qu'il pouvait se rappeler, etc. » D'après cela, nous devons nous attendre à rencontrer plus d'une inexactitude dans l'ouvrage du voyageur africain ; et c'est, en effet, ce qui a lieu, ainsi que MM. Dulaurier[11] et Reinaud[12] l'ont déjà fait observer. De plus, à l'article de Boukhara,[13] Ibn Batoutah nous apprend qu'il fut dépouillé sur mer par les infidèles de l'Inde, et qu'il perdit, dans ce désastre, les notes qu'il avait recueillies à Boukhara, et sans doute aussi celles qu'il avait mises par écrit dans ses précédents voyages. Cette circonstance nous explique pourquoi on ne rencontre pas plus d'indications itinéraires dans la relation d'Ibn Batoutah.
L'épreuve la plus concluante à laquelle on puisse soumettre la véracité d'un voyageur, c'est de rapprocher son témoignage de celui des individus qui ont visité les mêmes contrées, surtout si ceux-ci ont vécu à peu près à la même époque. Ce soin, nous l'avons toujours pris, autant qu'il nous a été possible, et nous ne craignons pas d'assurer que, dans la plupart des cas, nous avons trouvé les assertions d'Ibn Batoutah assez conformes à celles de ses contemporains et de ses successeurs, soit Européens soit Orientaux. Qu'il nous suffise de quelques exemples. A l'article du Caire, Ibn Batoutah rapporte qu'il y avait sur le Nil trente-six mille bateaux appartenant, soit au sultan, soit aux particuliers, et destinés à transporter toute espèce de denrées dans la haute Egypte, ou dans les villes qui avoisinent la mer, comme Alexandrie et Damiette. Sans doute, le chiure de trente-six mille bateaux ne doit pas être pris à la rigueur, il faut en rabattre une portion; mais nous voyons par le récit d'un voyageur italien, Frescobaldi, qui visita l'Egypte moins de soixante ans après notre auteur, combien la navigation du Nil était encore active en 1384, c'est-à-dire à une époque où la prospérité de l'Egypte était bien déchue de ce haut point qu'elle avait atteint sous le règne de l'illustre Mohammed Ibn Kalâoûn. « Il y avait au Caire, dit-il, une immense quantité de navires, au point que si l'on additionnait tous ceux que j'ai vus dans les ports de Gênes, de Venise et d'Ancône, en faisant abstraction des navires à deux ponts, ils n'arriveraient pas au tiers de ceux que j'ai vus ici, bien qu'ils fussent d'un chargement de quatre cents tonneaux et au-dessous.[14] »
Dans le passage cité plus haut, Ibn Batoutah rapporte aussi que l'on comptait au Caire douze mille porteurs d'eau pourvus de chameaux, et qu'il y avait en cette ville trente mille moacres (moucâris, loueurs de bêtes de somme). L'assertion de Frescobaldi est ici bien plus hyperbolique que les paroles de notre voyageur; car il évalue[15] à cent trente mille le nombre des chameaux et autres bêtes qui servaient à transporter de l'eau dans la ville.
On trouvera, dans le second volume du présent ouvrage, un chapitre consacré au récit d'une excursion faite par Ibn Batoutah sur la côte orientale d'Afrique, depuis Zeïla, en Abyssinie, jusqu'à Quiloa. Un de nous ayant communiqué la traduction de ce morceau à un savant officier de la marine impériale, M. le capitaine de vaisseau Guilain, qui a navigué durant plusieurs années dans ces parages et qui en prépare une relation détaillée, M. Guilain a bien voulu lui envoyer les observations suivantes, extraites de son livre :
« Quoique plusieurs des particularités racontées par Ibn Batoutah ne se représentent plus aujourd'hui au voyageur qui aborde à Maguedchou, nous n'en croyons pas moins que l'écrivain arabe a tracé un tableau fidèle de ce qui se passait à l'époque où il visita cette ville. Les changements qui, depuis cette époque, se sont successivement opérés dans l'état politique et les relations commerciales de Maguedchou, comme des autres villes de la côte, ont dû amener des modifications correspondantes dans les mœurs, les usages et la richesse de ses habitants... Nous allons faire connaître les traditions que nous avons recueillies sur les lieux mêmes, et qui confirmeront, nous le croyons, les récits d'Ibn Batoutah. » Le savant marin se livre ensuite à une intéressante discussion historique, qu'il termine ainsi : « Nous concluons donc de tout ce qui précède, qu'à l'époque du passage d'Ibn Batoutah, la ville était encore gouvernée par des sultans m'doffeur; dès lors les détails fournis par ce voyageur sur les usages du pays, sur les cérémonies dont il a été témoin, enfin sur l'appareil somptueux dont le sultan était entouré, nous paraissent ne pouvoir être révoqués en doute. » Enfin, le capitaine Guilain ajoute : « Les principales assertions d'Ibn Batoutah, en ce qui concerne Kiloua, s'accordent parfaitement avec certains détails de cette chronique des sultans de Kiloua que nous avons reproduite au commencement de ce livre... Cette concordance entre deux documents de nature et de provenance toutes différentes, nous semble témoigner à la fois, et de l'exactitude de la relation, et de celle de la chronique. »
Sur un grand nombre de points de détail, Ibn Batoutah s'accorde complètement, tant avec les voyageurs chrétiens du siècle précédent, tels que Marco Polo et Rubruquis, qu'avec ses contemporains et coreligionnaires, les géographes et historiens arabes, Aboulféda et Schihâb eddîn Abou'l'abbâs Ahmed. Il est curieux surtout de comparer, avec le récit des courses de notre auteur dans l'Asie Mineure, le chapitre que, dans sa vaste compilation (le Méçâlic alabsâr), Schihâb eddîn a consacré à la description de la même contrée. Cet écrivain, qui mourut à Damas en l'année 1349, fut attaché, tant dans cette ville que dans celle du Caire, à la chancellerie du sultan d'Egypte. Le chapitre du troisième volume de son ouvrage qui traite de l'Asie Mineure a tout l'intérêt d'un document original. En effet, l'auteur cite,[16] comme une de ses autorités, le cheikh Haïder Roumy Oriân « nalil de Sir (Sevri) Hiçâr, ville du pays de Roum, dans la partie qui est au pouvoir des rois de la famille de Gengis khân. » Il dit plus loin[17] que l'époque où cet auteur quitta le pays était environ l'année 733 de l'hégire (1332 de J. C). Il cite aussi des détails qui lui ont été communiqués par le Génois Belbân, « homme mieux instruit que le cheikh. » Il nous apprend, enfin, que ce Belbân était affranchi du grand émir Behadour Mo'izzy, et qu'il portait dans son pays natal le nom de Dominique Doria, fils de Thadée Doria. Quelques-unes des difficultés que présente le texte de Schihâb eddîn, surtout en ce qui regarde la lecture des noms propres d'hommes et de lieux, peuvent être facilement résolues à l'aide du morceau correspondant de l'ouvrage d'Ibn Batoutah.
Il était réservé à un savant allemand, digne précurseur de Burckhardt, d'appeler le premier, avec quelque détail, l'attention de l'Europe sur les voyages d'Ibn Batoutah. Seetzen se procura en Orient, parmi d'autres manuscrits curieux destinés à la bibliothèque de Gotha, un volume composé de 94 pages grand in-8°, et contenant un abrégé de la relation d'Ibn Batoutah ; il en donna le précis dans un travail inséré aux Éphémérides géographiques du baron de Zach, et dont nous avons ci-dessus rapporté quelques lignes; mais, comme l'a fait observer M. Kosegarten, il a indiqué souvent avec peu d'exactitude les lieux visités par le voyageur arabe.
Dix ans après Seetzen, un laborieux orientaliste allemand, M. Kosegarten, publia, à l'occasion d'une solennité académique, une dissertation contenant le texte et la traduction de trois fragments du même abrégé d'Ibn Batoutah que Seetzen avait analysé. Le résumé que les deux savants allemands ont fait connaître est extrêmement succinct. Pour la première partie du voyage d'Ibn Batoutah, il se borne à un très petit nombre de pages, et n'acquiert quelques développements qu'en traitant de l'Inde, de la Chine et du Soudan. Il n'en faut pas moins savoir gré à M. Kosegarten d'avoir, le premier, donné des extraits du voyage d'Ibn Batoutah, et d'avoir mis les géographes à même de suivre ses courses dans le Soudan. Ce mérite excuse les erreurs que l'éditeur a commises, telles que celle d'avoir cru[18] que l'itinéraire d'Ibn Batoutah avait été abrégé par Mohammed alkelby, c'est-à-dire Ibn Djozay.
M. Kosegarten avait annoncé l'intention de publier tout l'ouvrage dont nous lui devons trois extraits. Il n'a pas donné suite à ce projet. Mais, dès l'année 1819, un de ses élèves édita un quatrième fragment du même abrégé, sous le titre suivant : Descriptio terrae Malabar, ex arabico Ebn Batutae Itinerario edita, interpretatione et annotationibus instructa, per Henricum Apetz; Ienae, in-4° de 24 pages.
La même année 1819 vit paraître les Voyages en Nubie du célèbre Burckhardt, mort au Caire deux ans auparavant. Dans l'appendice de cet important voyage,[19] on trouve une note relative à Ibn Batoutah, dont Burckhardt possédait un abrégé bien plus étendu que celui sur lequel avaient travaillé Seetzen, Kosegarten et Apetz. La notice de Burckhardt se rapporte principalement à la relation du Soudan, et elle n'est pas toujours exacte. C'est ainsi que, pour nous borner à la portion de l'ouvrage traduite dans ce premier volume, on y lit qu'Ibn Batoutah se rendit de la ville d'Edfou sur le Nil, au village d'Adjirna el fil, tandis que le texte porte que le voyageur et ses compagnons passèrent le Nil à Edfou, pour se rendre à Athouany (thoumma djoznâ'l-Nîla). On voit que Burckhardt a pris un verbe arabe au prétérit, suivi du nom du Nil, pour le nom d'un village. Plus loin, il parle des discordes qui avaient éclaté entre les Bodjas et le peuple de Bornou, lisant Bornou au lieu de Turc, mot que portent nos manuscrits, et qui désigne les Mamlouks de l'Egypte, dont la plupart étaient des Turcs du Kiptchak.
Burckhardt rend pleine justice à notre auteur : « Ibn Batoutah, dit-il, est peut-être le plus grand voyageur par terre qui ait jamais écrit ses voyages. Lorsque, pour la première fois, je parcourus rapidement son livre, je ne le supposai pas préférable à Damberger, le pseudo-voyageur africain ; mais une lecture plus attentive m'a convaincu qu'il a réellement été sur les lieux, et a vu ce qu'il décrit. Ses voyages consistent en un grand volume in-4°, qui est si rare en Egypte que je ne l'y ai jamais vu; mais je sais qu'il en existe au Caire un exemplaire, bien que je n'aie pu découvrir qui en était le possesseur.[20] »
Les trois manuscrits de l'abrégé découvert par Burckhardt, et qui a pour auteur un certain Mohammed ibn Fath Allah albeïloûny, passèrent, après sa mort, dans la bibliothèque de l'Université de Cambridge. Ce fut sur ces manuscrits et sous les auspices du comité pour la traduction d'ouvrages orientaux, que le livre fut traduit en anglais par un savant orientaliste, M. Samuel Lee.[21] Comme le fait observer M. Dozy, cet abrégé ne peut donner qu'une idée bien incomplète de la relation originale. Albeïloûny a supprimé sans pitié nombre de détails géographiques et historiques rapportés par son auteur; il s'est attaché de préférence à reproduire les anecdotes merveilleuses et les récits relatifs aux religieux et aux dévots musulmans, qu'Ibn Batoutah rencontra dans le cours de ses voyages. D'ailleurs, les noms propres de lieux sont écrits dans son livre d'une manière souvent peu correcte. La version de M. Lee manque quelquefois d'exactitude, même dans des passages fort simples et très faciles. Les vers y sont rendus très librement, et le mètre que le traducteur leur attribue n'est pas toujours le véritable. Mais M. Lee a enrichi sa traduction d'un grand nombre de notes, dont plusieurs complètent ou expliquent utilement l'abrégé sur lequel il travaillait.
Un religieux portugais, feu le P. José de Santo-Antonio Moura, avait entrepris une version portugaise de la relation originale, dont l'académie de Lisbonne a publié, en 1840, le premier volume.[22] Cette traduction a été faite sur un manuscrit que le P. Moura avait acheté pendant son séjour à Fez, en 1797 et 1798. Le seul volume publié jusqu'à ce jour correspond à la première partie de l'original, et finit à l'arrivée d'Ibn Batoutah dans le Pendjab. Dans sa préface (p. i et vi), le P. Moura assure qu'il a traduit fidèlement son manuscrit, lequel, ajoute-t-il (p. v), est d'une belle écriture et d'une excellente conservation, à de rares exceptions près. Il le croit même copié sur un manuscrit d'Ibn Djozay, qu'il appelle Ibn Djazi. Il ne commence sa traduction qu'au départ d'Ibn Batoutah de Tanger, « parce que, dit-il, les deux premiers feuillets du tome I de sa copie ont souffert, et qu'il y manque plusieurs mots, cachés par le papier blanc qui rejoint les déchirures. » La version du P. Moura est loin d'être toujours exacte, ce religieux étant, selon toute apparence, plus familiarisé avec l'idiome parlé qu'avec la langue savante. Mais le plus grand défaut de sa traduction, c'est de présenter de très nombreuses suppressions. A la vérité, l'interprète portugais en a quelquefois averti son lecteur, mais, le plus souvent, il a négligé de le faire. Il ne s'est pas contenté de passer sous silence, sans le moindre avertissement, tous les vers qu'offre l'original et dont plusieurs sont, il est vrai, des hors-d’œuvre, comme il l'a fait aussi pour toutes les citations d'Ibn Djobaïr, etc., etc. Mais il a souvent omis des chapitres entiers, tels que celui relatif aux savants d'Alexandrie (cf. ci-dessous), se bornant à dire dans une note: « L'écrivain arabe fait ici une énumération étendue et ennuyeuse des kadis, savants et docteurs existant alors à Alexandrie. Comme je l'estime sans profit pour l'histoire, je l'omets. » Il a également passé, sous le même prétexte, l'article des émirs du Caire, celui des kadis, des savants et des notables de cette métropole (cf. ci-dessous). Enfin, il y a çà et là des omissions, même dans la description de Médine et dans celle de la Mecque. Calcul fait, les suppressions opérées par Moura, dans les chapitres de l'Egypte et de la Syrie seulement, équivalent à plus d'un quart de la relation originale de ces deux contrées. Il résulte d'une note sur les pages 14 et 15 de Moura, que son manuscrit indiquait souvent la prononciation des noms propres et de ceux des localités. Malgré cela, la plupart des noms d'hommes et surtout de lieux sont fort incorrectement écrits dans la traduction portugaise, ainsi que MM. Reinaud et Dozy en ont déjà fait l'observation.
Plusieurs morceaux importants de la relation originale ont été traduits en français dans ces dix dernières années. Le premier, contenant le voyage dans le Soudan, est dû à M. le baron de Slane, qui y a joint des notes, et l'a fait suivre d'une lettre à M. Reinaud, sur le manuscrit autographe.[23] Cet extrait a été l'objet de plusieurs observations, de la part de M. Fulgence Fresnel.[24]
M. Edouard Dulaurier a donné, dans le Journal asiatique,[25] le texte et la traduction, accompagnés de notes savantes, du chapitre relatif aux îles de l'archipel indien.
L'un de nous a traduit, à plusieurs reprises, des portions étendues de l'ouvrage original. Il a publié, en premier lieu, les Voyages d'Ibn Batoutah dans la Perse et dans l'Asie centrale;[26] puis, le Récit du voyage en Crimée et dans le Kiptchak;[27] puis encore, les Voyages dans l'Asie Mineure;[28] et, enfin, le chapitre relatif au sultan mongol des deux Irâks et du Khoraçan, Abou Sa’id.[29] Tous ces extraits sont accompagnés de notes; ils seront reproduits dans le second volume de la présente publication, avec les changements que pourront nécessiter la suppression du commentaire et une nouvelle étude du texte arabe faite sur un plus grand nombre de manuscrits.
Enfin, au commencement de l'année dernière, M. Cherbonneau, professeur d'arabe à Constantine, a donné une traduction libre et un peu abrégée du commencement de l'ouvrage, jusqu'au départ d'Ibn Batoutah pour la Syrie, moins toutefois la préface.[30] M. Cherbonneau n'a eu à sa disposition qu'un seul manuscrit, très moderne et assez peu correct. Aussi sa version laisse-telle quelquefois à désirer ; mais il y a joint des notes, dont plusieurs offrent de l'intérêt. Cette version a été revue en quelques endroits sur l'original arabe et augmentée d'un petit nombre de notes, par l'un des auteurs de la présente traduction.
Dans les pages précédentes nous avons essayé d'apprécier l'importance de l'ouvrage que nous publions, et nous avons énuméré tous les travaux dont il a été jusqu'ici l'objet, tant sous sa forme originale que dans les deux rédactions abrégées qui l'ont d'abord fait connaître à l'Europe savante. Nous devons maintenant exposer quels secours nous avons eus à notre disposition pour établir notre texte.
La Bibliothèque impériale possède cinq manuscrits d'Ibn Batoutah, dont deux seulement renferment tout l'ouvrage; deux autres peuvent, par leur réunion, former un troisième exemplaire, enfin, le cinquième présente plusieurs lacunes considérables.
Le premier de ces manuscrits porte le n° 907 du fonds supplémentaire arabe, mis en ordre par M. Reinaud. Il nous offre, comme l'a démontré M. le baron de Slane, l'autographe d'Ibn Djozay. On a vu plus haut que tel était le nom, ou plutôt la désignation patronymique du rédacteur des Voyages d'Ibn Batoutah. Cet écrivain, dont le vrai nom était Abou Abd Allah Mohammed, fils d'Abou'lkâcim Mohammed, avait vu le jour à Grenade, en l'année 721 de l'hégire (1321 de J. C). Il appartenait à une branche de la tribu arabe de Kelb, qui s'était établie en cette ville, lors de la conquête de l'Espagne par les musulmans. Son père, Mohammed ibn Ahmed, mort en l'année 741 (1340-1341), s'était fait remarquer par son savoir et ses écrits.[31] Notre auteur entra au service d'Abou'lhaddjâdj Yousef, roi de Grenade, et fut employé dans les bureaux du gouvernement. Mais ayant été puni injustement par son maître et déchiré même à coups de fouet, il abandonna sa patrie et passa à la cour du sultan de Maroc, Abou Inân, qui le nomma son câlib (secrétaire). C'était un homme d'une grande érudition et un calligraphe du premier ordre. Il se distingua dans plusieurs branches de la littérature : poésie, histoire, philologie et théologie. Ces divers titres le désignèrent au choix d'Ahou Inân, pour rédiger les voyages d'Ibn Batoutah, tâche qu'il acheva en moins de trois mois, à l'aide des notes dictées par notre voyageur. Il ne survécut que huit mois à ce travail, et mourut en 1356. Quant à Ibn Batoutah, il prolongea sa carrière jusqu'en l'année 779 (1377-1378).[32]
Ledit manuscrit 907 est de format in-4°, et revêtu d'une reliure européenne neuve. Il se compose de cent dix feuillets, et renferme la seconde et dernière partie de l'ouvrage. « Le papier, qui en a été rongé en plusieurs endroits, est très épais et jauni par l'âge; l'écriture même en a pâli, et, en quelques endroits, elle est presque effacée. Parmi les feuillets de ce manuscrit, il y en a quelques-uns qui ont dû y être insérés plus tard, pour en remplacer d'autres qui avaient disparu, tels sont les feuillets 1 et 2, et probablement les feuillets 19 à 38 inclusivement; le reste en est écrit de la-même main et offre un beau modèle de l'écriture maghrébine espagnole ; on y remarque une facilité, une grâce et une hardiesse qui décèlent l'habile calligraphe, et qu'on ne rencontre que bien rarement dans les écritures purement africaines. Au dernier feuillet, le copiste nous apprend qu'il acheva son travail au mois de safer de l'an 757 de l'hégire.[33] »
Le n° 908 du supplément arabe est un volume in-folio de 199 feuillets, contenant seulement la première moitié de l'ouvrage. La copie en a été terminée au mois de safar de l'année 1134 (commencement de 1721). Il est écrit en caractères maghrébins très gros et très lisibles; mais il n'est pas toujours correct et il offre çà et là quelques omissions, en général de peu d'étendue. Il se distingue des trois autres en ce qu'il néglige, le plus souvent, d'indiquer, lettre par lettre, la lecture d'un certain nombre de noms propres, se contentant d'ajouter parfois les points-voyelles.
Le manuscrit 909 est aussi de format in-folio. Les trois premiers feuillets en sont un peu endommagés, et çà et là illisibles, surtout le second. Le volume est écrit en caractères maghrébins et contient deux cent six feuillets. On lit à la fin cette note assez curieuse : « Cet exemplaire a été copié sur un original extrêmement incorrect. »
Nous devons reconnaître, toutefois, que ce manuscrit, ainsi que le n° 908, nous a fourni un assez grand nombre de bonnes leçons, surtout pour le chapitre de la Syrie. Mais il présente quelquefois des omissions, principalement dans les passages où le même mot se trouvant répété à la fin de deux lignes différentes, le copiste a, par inadvertance, sauté tous les mots intermédiaires. La Bibliothèque impériale a acquis ce manuscrit d'un ancien consul au Maroc, M. Delaporte, lequel, à ce que nous avons appris, en possède encore un autre.
Le n° 911 est un volume in-folio, de 167 feuillets (lisez 157); il est tracé en caractères maghrébins et paraît assez ancien ; mais il y manque le premier et le dernier feuillet. On y trouve aussi des lacunes de plusieurs feuillets, après le folio 7, le folio 74 et le folio 82. La première correspond, dans le présent volume, à la portion qui s'étend depuis la fin de l'article du Nil jusqu'à l'histoire de l'émir Karâsonkoûr (p. 80 à 167). La seconde est encore plus considérable, car elle embrasse toute la fin, de la description de l'Asie Mineure, à partir de la ville de Tîreh, et la relation du Kiptchak presque tout entière. En outre, ce manuscrit a beaucoup souffert de l'humidité, et, en plusieurs endroits, il est devenu presque illisible. Le texte du n° 911 est, en général, le même que celui du n° 909; mais il est beaucoup plus incorrect que celui-ci.
Le n° 910 se compose de 147 feuillets, de format infolio et d'une écriture maghrébine très fine et très nette.
La première page (folio 1 v°) est d'une main plus récente que le reste du volume et extrêmement incorrecte. A la fin de la première partie (folio 80 r°), on lit une note d'après laquelle la transcription de cette première section a été achevée le lundi 1er jour de moharram de l'année 1180 (9 juin 1766), par un nommé Mohammed, fils d'Ahmed... alboûny attémîmy. Le copiste ajoute qu'il était malade pendant qu'il transcrivait la majeure partie de cet exemplaire. A la fin du volume, on lit que la transcription en a été terminée le 11 de safar de la même année.
De tous les manuscrits que nous avons eus à notre disposition, le n° 910 est, sans contredit, le plus complet et le plus correct, bien qu'on y trouve souvent des fautes de copiste et des omissions, en général de peu d'importance. C'est celui que nous avons pris, le plus souvent, comme base de notre édition, pour toute la première partie, nous réservant de lui substituer le n° 907, c'est-à-dire l'autographe, quand nous arriverons au second livre. Nous l'avons collationné soigneusement avec les trois autres; mais nous n'avons introduit dans le texte les leçons de ces manuscrits, que quand elles nous ont paru plus correctes ou plus complètes. Nous aurions pu joindre à notre travail un plus grand nombre de variantes, et c'est même ce que nous avions commencé à faire sur notre copie. Mais le format et la disposition typographique adoptés pour cet ouvrage par le bureau de la Société asiatique, ne comportant pas de noies (au moins à l'endroit où elles peuvent être vraiment utiles, c'est-à-dire au bas de la page), nous avons supprimé presque toutes les variantes qui n'ajoutaient rien à la pensée de l'auteur, telle qu'elle se trouvait exprimée dans le manuscrit 910, ou qui ne pouvaient balancer les leçons de ce dernier. Les autres variantes, indiquées par des numéros, et le chiffre de la page, se trouveront insérées à la fin de chaque volume.
Un mot maintenant sur deux autres exemplaires du même ouvrage, sur lesquels nous pouvons donner quelques renseignements, mais que nous n'avons pas vus.
L'ancien cheikh elislàm de Constantine, Si Hamoûda ibn Lefgoun, est possesseur d'un exemplaire complet d'Ibn Batoutah. Ce manuscrit de format in-4°, presque sans taches et d'une belle conservation, a été copié à Constantine par l'aïeul du propriétaire actuel, Bedr eddîn ibn Mohammed ibn Abd alkerym alfékoun (suivant la prononciation du pays, ellefgoun, et par abréviation, lefgoun). Sa transcription fut terminée le 22 de chawwâl de l'année 1160 de l'hégire (27 octobre 1747). Quoique Bedr eddîn passât pour savant aux yeux de ses compatriotes, il a commis dans sa copie plusieurs fautes qui accusent ou de la négligence ou une connaissance peu profonde de la grammaire. Son écriture est peu élégante ; elle est même difficile à lire dans certains passages.
M. Cherbonneau, à qui nous devons les détails qui précèdent, a bien voulu nous transcrire plusieurs passages de ce manuscrit, dont un, formant plus des deux tiers de l'introduction. Nous avons pu nous convaincre par là que cet exemplaire laisse beaucoup à désirer sous le rapport de l'exactitude.
Un orientaliste espagnol, M. Pascual de Gayangos, possède une copie de la relation originale d'Ibn Batoutah. Ce manuscrit a été communiqué par son propriétaire à M. R. Dozy, qui l'a fréquemment mis à contribution dans ses divers ouvrages, et surtout dans son Dictionnaire des noms des vêtements chez les Arabes. A en juger d'après les citations que lui a empruntées le savant professeur de Leyde, l'exemplaire de M. Gayangos est loin d'être toujours correct.
Peu d'auteurs réclament, aussi impérieusement que le nôtre, le secours d'un commentaire. En effet, si le lecteur a besoin d'éclaircissements, c'est surtout quand il s'agit d'un ouvrage écrit dans un idiome pour l'intelligence duquel les dictionnaires ne fournissent que des renseignements fort insuffisants; d'un ouvrage qui traite des matières les plus variées, histoire politique et littéraire, géographie, histoire naturelle, etc. Joignez à cela les circonstances qui ont accompagné la rédaction des Voyages d'Ibn Batoutah, le long espace de temps qui s'était écoulé entre l'époque où l'auteur visitait des régions lointaines et peu connues, et le moment où il dictait de mémoire ses souvenirs; et vous vous ferez une idée des éclaircissements et quelquefois des rectifications, qu'exigerait une traduction d'un pareil livre.
Le plan adopté par la Société asiatique pour la collection dont cet ouvrage fait partie et qu'il est destiné à commencer, nous interdit un commentaire. Des index philologique et onomastique peuvent, en partie, suppléer au manque d'un semblable travail ; mais ils n'admettraient pas des observations de quelque étendue, destinées à expliquer et à rectifier tout ce qui, dans le récit du voyageur maghrébin, pourrait paraître obscur et erroné; et cependant, un de nous a déjà prouvé, dans de précédentes publications, qu'Ibn Batoutah intervertit quelquefois l'ordre de ses itinéraires et qu'il brouille les époques. Nous avons donc cru nécessaire d'obvier aux inconvénients que pourrait offrir le plan qui nous est imposé, en intercalant, dans la table des variantes, les explications historiques et géographiques qui nous paraîtront indispensables. Des parenthèses ouvertes dans le cours de la traduction, servent à éclaircir le texte, toutes les fois qu'on peut le faire en peu de mots.
Il ne faudrait pas juger de l'intérêt du récit des Voyages d'Ibn Batoutah d'après les premières pages de sa relation. Soit que la mémoire du voyageur ne lui offrît que peu de détails sur son passage à travers les régences barbaresques, soit tout autre motif, cette partie de son livre doit nous paraître fort maigre et fort écourtée. Il faut, toutefois, tenir compte des souffrances et des dangers qu'Ibn Batoutah eut à surmonter dans cette première portion de ses courses. Dès son arrivée à Bougie, il fut atteint de la fièvre, et à cette maladie vint se joindre la crainte des attaques des Arabes. De Bône à Tunis, le voyageur se vit tellement affaibli par la maladie, qu'il était obligé de s'attacher sur sa selle avec la toile d'un turban, de peur de tomber. Il ne lui fut cependant pas possible de s'arrêter, à cause des dangers que présentait le chemin. A l'article de Tunis, Ibn Batoutah donne quelques détails intéressants sur la manière dont se célébrait en cette ville la fête de la rupture du jeûne. En partant de Tunis, le voyageur est choisi pour kadi ou juge par les gens de la caravane dont il faisait partie, et qui se composait principalement de Berbères masmoûdites.
L'intérêt augmente avec l'arrivée d'Ibn Batoutah à Alexandrie. Le voyageur nous décrit avec détail le célèbre phare de cette ville, dont un des côtés seulement était en ruine lors de son premier voyage, tandis qu'à son retour, vingt-quatre ans après, il le trouva complètement détruit. Il nous fait connaître aussi la colonne des piliers, vulgairement appelée colonne de Pompée. Sa description de ces deux monuments mérite d'être rapprochée de celle que nous devons au judicieux médecin de Bagdad Abd allatif, auteur de la Relation de l'Egypte, si doctement traduite et commentée par Silvestre de Sacy. Ibn Batoutah raconte un soulèvement qui eut lieu à Alexandrie; en l'année 727 (1326-1327), et dont il reçut la nouvelle pendant son séjour à la Mecque. Ce soulèvement eut pour cause une dispute survenue entre les musulmans et les marchands chrétiens, et dans laquelle le gouverneur de la ville prit parti pour ces derniers. Le voyageur nous donne, sur la répression de cette émeute, les détails les plus intéressants. Les mêmes événements ont été racontés par Makrizy,[34] d'après lequel la rixe entre les Francs et les musulmans dut son origine à une partie de débauche faite par les premiers hors des murs de la ville.
Dans le chapitre intitulé De quelques savants d'Alexandrie, et que le Père Moura a entièrement omis dans sa traduction, Ibn Batoutah fait mention incidemment d'Abou'l Haçan Aly achchâdhily, fondateur d'un ordre religieux très répandu en Afrique;[35] puis il raconte, à propos de la mort de ce saint personnage, une légende passablement merveilleuse, qu'il tenait d'un disciple de Châdhily, lequel avait été témoin de ses derniers moments. Nous devons faire observer, que le géographe turc Hadji Khalfah a rapporté, dans son Djihan-Numa ou cosmographie, touchant la mort de Châdhily, une légende qui offre quelque ressemblance avec la nôtre, mais qui est bien autrement merveilleuse.[36] Plus loin, Ibn Batoutah mentionne la sépulture de Châdhily, située dans l'Egypte supérieure, entre le Nil et la mer Rouge. Il est peut-être bon de rapprocher de ce passage de notre voyageur les paroles suivantes de Burckhardt : « Dans les montagnes à l'est de Daraou, dans l'Egypte supérieure, à trois journées de ce village, vers la mer Rouge, est une plaine avec des puits d'eau douce, qui est appelée Cheikh-Châdely, à cause de la tombe d'un saint homme, que l'on dit être mort en cet endroit, sur la route de Kosseïr à Souakin, laquelle passe tout près des puits. La tombe est tenue en grande vénération par les Egyptiens; un des beys mamlouks a construit au-dessus d'elle une coupole; et des individus font fréquemment le vœu de visiter le tombeau du cheikh, et d'y sacrifier une brebis en son honneur.[37] »
A l'article de Fawwa (Fouéh), dans la basse Egypte, Ibn Batoutah dit qu'il rencontra l'émir Seïf eddîn Yelmélec ; il ajoute : « Au lieu de Yelmélec, le peuple appelle cet émir Almélic ; en quoi il se trompe. » Nous devons faire observer que, malgré l'assertion de notre voyageur, l'émir Seïf eddîn est toujours appelé, par les historiens, Almélic et non Yelmélec. Ce personnage faisait partie d'une des familles qui avaient été prises, et emmenées en Egypte par le sultan Baybars, à la suite de la victoire qu'il remporta sur les Mongols et les Turcs, en 1277, près d'Abouloustaïn (actuellement Elbostân), en Asie Mineure. Almélic appartint d'abord à Kalâoûn, qui n'était encore qu'émir. En l'année 698 (1298-1299), Almélic avait le titre de djoukendar (officier chargé de porter la raquette avec laquelle le sultan poussait la balle, au jeu du mail à cheval), et il fut député à Carac par les autres émirs, pour en ramener le sultan Mélik Nacir.[38] Par la suite, il devint émir alhâddj, c'est-à-dire conducteur de la caravane de la Mecque, et fut nommé par le sultan Almélic Assâlih Ismaïl, vice-roi de l'Egypte (Nâib assalthanah). Il occupa cette dernière place pendant deux ans, en fut dépouillé par le sultan Almélic Cha'bân, dans l'année 746 (1345), et fut étranglé à Alexandrie, dans la même année, ou, selon une autre version, vers le milieu de la suivante. Il avait vécu plus de quatre-vingt-dix ans.[39]
Tels sont les points de détail, en bien petit nombre, et pris seulement dans le chapitre de l'Egypte, sur lesquels il nous a paru bon d'insister particulièrement, soit pour corroborer, soit pour rectifier les allégations de notre auteur. Nous ne croyons pas devoir signaler ici tous les renseignements curieux que présente, dans ce volume, le récit d'Ibn Batoutah, soit en ce qui concerne la personne et le caractère des princes dont il visita la cour, soit relativement aux productions naturelles de chaque pays et au genre d'industrie particulier à ses habitants. Les détails historiques dans lesquels entre assez fréquemment le voyageur maghrébin, sont, au reste, d'autant plus précieux que l'époque à laquelle ils se rapportent nous est encore imparfaitement connue. On remarquera surtout quelques allusions curieuses à l'état d'hostilité, tantôt déclarée, tantôt sourde et mal déguisée, dans lequel se trouvaient les sultans mamlouks de l'Egypte à l'égard des souverains mongols de la Perse. La description des villes importantes, telles qu'Alexandrie, le Caire, Alep, Damas, Médine, la Mecque, Mechhed Aly, etc. abonde en notions intéressantes, en détails piquants et de la nature la plus variée.
Il nous reste à exposer, en peu de mots, la marche que nous avons suivie dans notre travail. Nous avons déjà eu l'occasion de nous expliquer sur ce qui regarde la rédaction du texte. Quant à la version, nous avons cru devoir nous efforcer de la rendre aussi exacte qu'il nous était possible de le faire, sans manquer aux lois prescrites par l'usage de la langue française, ou sans tomber dans l'obscurité. Au moment où l'on allait commencer l'impression de ce volume, nous avons reçu un ouvrage que nous attendions impatiemment, et dont la publication ne pouvait être agréable à personne plus qu'à nous. Nous voulons dire la relation du premier voyage que fit à la Mecque, dans l'Irak arabe et en Syrie, sous le règne du fameux Saladin, un Arabe d'Espagne, Mohammed ibn Djobaïr. Le texte de cet ouvrage, dont il n'existe en Europe qu'un seul manuscrit complet, celui de la bibliothèque de l'université de Leyde, a été publié en cette ville, au mois de novembre 1852, par un jeune savant écossais, M. Wright,[40] qui, dans ce travail, a fait preuve d'une grande exactitude et d'une connaissance étendue de la langue arabe. Le récit d'Ibn Djobaïr présentait pour nous un intérêt tout particulier, Ibn Djozay ayant souvent copié textuellement les paroles de l'écrivain espagnol, quelquefois en le citant, mais plus souvent sans en avertir. La comparaison de l'édition de M. Wright nous a été fort utile dans ces deux cas; mais nous n'avons pas cru devoir reproduire les leçons admises pour ces passages par le savant écossais, quand nos manuscrits en fournissent d'autres qui nous ont semblé préférables. La publication de M. Wright nous a aussi servi à déterminer, avec plus de certitude, le sens de certains passages où le récit d'Ibn Djobaïr est plus circonstancié que celui d'Ibn Batoutah. Mais, en revanche, nous pensons que le texte d'Ibn Batoutah aidera à mieux comprendre celui d'Ibn Djobaïr, dont le style est souvent fort obscur, et joint la prolixité à une recherche fatigante. On sent trop que l'écrivain arabe-espagnol, profondément versé dans les finesses de sa langue maternelle, et possédant à fond toutes les ressources du style élevé, a voulu souvent lutter avec Hariri.
Le style d'Ibn Batoutah, ou plutôt d'Ibn Djozay, est, au contraire, généralement clair et assez facile, au moins en ce qui regarde le récit des voyages du pèlerin de Tanger et la plupart des anecdotes rapportées par lui. Toutefois, un assez grand nombre de passages sont écrits en prose rimée et présentent de grandes difficultés. Nous citerons comme tels la majeure partie de la préface, et les morceaux par lesquels commence la description des villes importantes et dont quelques-uns sont copiés d'Ibn Djobaïr. Une autre difficulté provient des vers assez nombreux insérés dans le cours du récit, et dont plusieurs offrent des difficultés d'autant plus sérieuses, que souvent il est impossible de deviner les idées qui les précèdent et qui les suivent, dans le reste de la pièce d'où ils sont extraits. Il faut ajouter à ces causes d'obscurité l'emploi de termes empruntés au langage technique des soufis, et surtout de mots qui ne sont usités que dans l'idiome de l'Afrique septentrionale, au moins avec l'acception que leur donne notre voyageur. Or on sait combien, sous ce rapport surtout, sont incomplets nos dictionnaires arabes, et même le plus récent de tous. Heureusement, plusieurs de ces mots ont été expliqués par M. Dozy, dans son Dictionnaire détaillé des noms des vêtements chez les Arabes, dans ses Scriptorum Arabum loci de Abbadidis, etc., et par M. Cherbonneau, dans futile travail dont il a commencé la publication sous le titre de : Définition lexigraphique de plusieurs mots usités dans le langage de l'Afrique septentrionale.[41] Nous nous sommes plus d'une fois aidés, pour notre traduction, des travaux de ces deux savants. Le texte d'Ibn Batoutah permettra d'ajouter à nos dictionnaires un assez grand nombre de significations ou de mots inconnus jusqu'ici, ainsi que nous espérons le démontrer dans l'index philologique destiné à clore cette publication. Un autre index, consacré aux noms propres, présentera, sous une forme concise, et, le plus souvent, par la simple indication des auteurs à consulter, les éclaircissements que l'on pourrait désirer sur les localités et les personnages mentionnés par Ibn Batoutah.
Dans le courant de l'impression de ce premier volume, nous avons étudié de nouveau quelques passages du commencement de l'ouvrage, dont la traduction ou la lecture ne nous satisfaisaient pas, et nous croyons maintenant les avoir mieux lus et entendus. On trouvera ces corrections, d'ailleurs fort peu nombreuses, à la fin de ce volume, et nous comptons assez sur l'équité de nos lecteurs, pour espérer qu'ils en tiendront compte en jugeant notre travail.
Nous sommes loin de nous dissimuler tout ce que présente d'épineux l'honorable tâche qui nous a été imposée par la confiance de la Société asiatique, surtout eu égard à l'imperfection des manuscrits auxquels nous sommes réduits pour la première partie. Si l'on songe que nous travaillons sur un texte considérable, entièrement inédit, à quelques pages près; et que, pour plus de la moitié de cet ouvrage, nous ne possédons que trois manuscrits complets, dont deux très médiocres, on se sentira porté à excuser les imperfections qui pourront se rencontrer dans ce travail, malgré tous nos efforts pour les éviter. Dans les additions et corrections placées à la fin de l'ouvrage, nous mettrons à profit, avec reconnaissance, toutes les observations utiles que l'on voudra bien nous faire, soit sur le texte, soit sur la traduction.
APERÇU DU VOÏAGE DE LEONARDO FRESCOBALDI EN EGYPTE ET EN TERRE SAINTE.
Le xive siècle nous offre un petit nombre seulement de relations de l'Egypte et de la Syrie, et il n'en fournit aucune que l'on puisse comparer, pour la richesse et la précision des détails historiques et géographiques, avec celle d'Ibn-Batoutah. Sous ce rapport, il est bien inférieur aux deux siècles précédents, ainsi qu'au siècle suivant. Quelle différence ne remarque-t-on pas entre Baldensel, Rodolphe de Suchen, Jean de Mandeville, écrivains du xive siècle, et plusieurs de leurs devanciers, tels que Guillaume de Tyr et Brocard, ou de leurs successeurs, comme Guillebert de Lannoy, Bertrandon de la Brocquière et Bernard de Breitenbach ? Cette disette de bonnes relations écrites en Europe sur l'Egypte et la Syrie, pendant le xive siècle, doit nous faire apprécier davantage celle que l'on doit au voyageur florentin Leonardo Frescobaldi, qui visita les pays du Nil et du Jourdain dans l'année 1384. Le récit de ce voyage n'a vu le jour qu'en 1818, par les soins de Guillaume Manzi, qui l'a tiré du ms. 932 de la bibliothèque Barberine, lequel fut copié, au commencement du xve siècle, par une personne soigneuse et intelligente. L'ouvrage de Frescobaldi est cité dans le Vocabulaire de l'académie de la Crusca, comme un ouvrage classique (testo di lingua), sous le titre de Viaggio al monte Sinay. Frescobaldi et ses deux compagnons de voyage étaient des citoyens distingués de Florence. Le premier devint, en 1385, podestat de Città di Castello; en 1390, il fut envoyé pour prendre possession de Monte Pulciano ; en 1398, il remplit les fonctions d'ambassadeur à Rome ; enfin, il se distingua par son courage au siège de Pise.[42] La relation de Frescobaldi, quoique fort succincte (elle n'a que 115 pages), renferme un assez grand nombre de particularités curieuses sur l'état des pays qu'il a parcourus, sur leurs productions, leur commerce et les usages de leurs habitants. Le voyageur florentin parait toutefois être très peu versé dans l'histoire ancienne et dans la connaissance de l'arabe; c'est du moins ce qu'annoncent quelques étymologies ridicules et de graves erreurs historiques. Il se trompe aussi sur des faits, bien connus maintenant de tous ceux qui ont une légère teinture des mœurs et de la religion musulmanes. C'est ainsi qu'il assure (page 83) que les Sarrasins solennisent le lundi et disent que c'est leur jour sanctifié. Il fait preuve d'une grande crédulité lorsque, après avoir dit (p. 100) que les musulmans peuvent divorcer, puis reprendre leurs femmes jusqu'à trois fois, mais pas davantage; il ajoute: « à moins qu'ils ne les mettent auparavant en rapport avec ou homme aveugle. Il y a des gens qui se font aveugler volontairement pour remplir une telle fonction. Il se trompe quelquefois dans l'indication des distances, comme quand il place Césarée de Philippe (Panéas ou Baniàs) à cinq milles seulement du mont Thabor (p. 163), et Zaffet (Safad), à six milles de Césarée de Philippe (p. 164). Malgré ces défauts, la relation de Frescobaldi ne nous a pas semblé indigne de l'attention des orientalistes et des géographes, et cela nous a décidés à en donner ici une courte analyse.
Frescobaldi partit de Florence le 10 août 1384, et arriva à Venise après avoir traversé Bologne, Ferrare, etc. Il était accompagné de deux amis; chacun avait son domestique et ils avaient, de plus, un économe pour eux tous. Ils s'embarquèrent pour Alexandrie, le 4 septembre, à bord d'un navire vénitien tout neuf, de la capacité de sept cents tonneaux, et payèrent dix-sept ducats par tête. Ils avaient pour compagnons des marchands, des pèlerins, des soldats, etc. Le navire était principalement chargé de draps de Lombardie, et aussi d'argent en lingots, de cuivre lin, d'huile et de safran. Au bout de huit jours, on arriva à l'île de Zante, où l'on resta six jours et où l'on prit des vivres. Pendant ce temps, les vents contraires se calmèrent, et le navire, ayant repris sa marche, atteignit Modon le 19 septembre. C'était alors un beau château, très bien fortifié et occupé par les Vénitiens. On s'y fournit de viande fraîche et d'eau, et l'on se rendit ensuite à Coron, autre possession vénitienne, où l'on embarqua des marchandises ; puis, dit le voyageur, nous prîmes la haute mer vers Alexandrie, et, laissant à gauche l'île de Crète (Candie) et à droite une petite île, nous arrivâmes au port d'Alexandrie, dans la nuit du 26 au 27 dudit mois de septembre. Nous jetâmes l'ancre loin de terre, de crainte des Sarrasins, et restâmes ainsi toute la nuit.[43]
Au jour arrivèrent sur une djerme (giarma, barque) environ vingt officiers sarrasins, tant blancs que noirs; ils visitèrent soigneusement les marchandises et les voyageurs, sans rien inscrire, et ils emportèrent la voile et le mât, ainsi qu'ils ont l'habitude de le faire. Après cela vinrent les experts du sultan, le consul des Français et des pèlerins,[44] les portefaix, etc. Ils nous débarquèrent, nous conduisirent en dedans de la porte d'Alexandrie, et nous présentèrent à certains officiers, qui nous firent inscrire et compter comme des animaux. Après nous avoir fait fouiller jusqu'à la peau, ils nous mirent sous la garde dudit consul. Nos effets avaient été portés à la douane ; puis on les en relira et l'on explora le tout très minutieusement. On nous fit payer deux pour cent sur tout l'argent, l'or et les bagages, et, de plus, un ducat par tête comme tribut.[45] Nous accompagnâmes ensuite le consul dans son habitation, qui est très grande et bien située. Il est Français, et sa femme est une chrétienne née en pays musulman; mais ils ont tous deux peu de religion. Il nous désigna quatre chambres sur une cour, lesquelles étaient complètement vides, et où nous pinçâmes nos matelas pour dormir. Il nous donna à manger à tant par repas. Il nous mena ensuite chez les consuls des Vénitiens, des Catalans et des Génois, pour lesquels nous avions des lettres de recommandation, et dont nous fûmes fort bien reçus.
On dit qu'Alexandrie compte environ soixante mille habitants, mahométans, Israélites et chrétiens renégats, il y a un amiral (émir), et beaucoup de soldats ; ils nous maltraiteraient, s'ils s'apercevaient que nous examinassions leurs forteresses, car ils craignent les Francs. La milice qui sert sous ledit amiral est composée, de Tartares, de Turcs, d'Arabes et de quelques Syriens. Il y a dans Alexandrie un gouverneur du sultan appelé Lamelech (Elmélic), au palais duquel nous nous rendîmes. A l'extrémité d'un escalier, on nous fit ôter nos chaussures et on nous introduisit dans une grande salle. On nous fit agenouiller, puis nous baisâmes chacun notre main droite et nous répétâmes plusieurs fois cette cérémonie; enfin, nous fûmes admis en présence du gouverneur, et celui-ci nous adressa, par l'intermédiaire d'un drogman, plusieurs questions concernant notre pays.
La ville d'Alexandrie est située sur le bord de la mer ; elle est à peu près aussi grande que Florence et fait beaucoup de commerce, surtout en épices, sucre et draps de soie. « Un des usages des habitants, c'est d'accompagner, avec beaucoup d'empressement, les morts aux cimetières, qui sont situés hors de la ville,[46] dans une plaine, vers la vieille Alexandrie. Si le défunt est riche, sa famille le fait suivre de beaucoup de portefaix chargés de moutons, qu'on tue, et qu'on donne ensuite à manger par charité aux pauvres et aux prêtres musulmans. Il n'est permis à aucun chrétien de se trouver à ces cérémonies. Quand les musulmans font leur prière, tous les chrétiens francs sont renfermés dans une habitation appelée il cane (le chien; lisez khân, hôtellerie), et le nom de celui qui est chargé de les enfermer est canattiere (valet des chiens), ce qui revient à dire que nous sommes des chiens. Les autres chrétiens (les indigènes) ne sont point renfermés ; mais ils restent dans leurs maisons, jusqu'à ce que les musulmans sortent de leurs temples. »
Nous partîmes d'Alexandrie le 5 octobre. Nous payâmes une taxe de quatre ducats par personne, et l'on nous remit à un drogman et à son fils, pour nous conduire au Caire chez le drogman en chef du sultan de Babylone (Vieux-Caire ou Fosthâth), qui est un renégat vénitien. Nous montâmes dans une barque sarrasine, sur le canal du Nil, qui est à la distance d'un mille d'Alexandrie; puis nous sortîmes du canal pour entrer dans le Nil, vers l'île de Rosette (tel est le nom sous lequel Frescobaldi paraît comprendre tout le Delta), et le premier château sans murailles (cusale, village) que nous trouvâmes, ce fut celui de Suga.[47] Cette île est située entre deux bras du Nil, sur un desquels se trouve la ville de Damiette, qui égale en grandeur deux fois Alexandrie. En remontant, on trouve une ville presque détruite, mais qui fut noble et riche du temps des chrétiens (des croisés). Elle était alors appelée, ainsi qu'aujourd'hui, du nom de Teorgia.[48]
Nous arrivâmes au Caire et à Babylone le 11 octobre, et nous fûmes présentés au grand drogman du sultan, qui nous fit loger dans une maison avec nos bagages. C'était, comme on l'a vu, un Vénitien renégat; il avait pour femme une Florentine, dont le père, aussi renégat, avait été de son vivant grand drogman. Le sultan actuel (Almélic Azzhâhir Abou Sa’id Barkoûk, le premier des sultans circassiens) était chrétien de naissance; c'était un Grec (lisez Circassien) qui avait été vendu à un émir, à qui il servit de page. Plus tard, il devint lui-même émir du Caire (or il y en a dans cette ville douze, dont deux principaux) ; puis il réussit à obtenir la place d'un des principaux, fit tuer l'autre, s'empara du pouvoir, devint sultan, et, lors de notre arrivée, il avait déjà régné deux ans.[49]
Dans la ville du Caire, il y a environ vingt-cinq mille chrétiens renégats; mais des nôtres il y en a peu, et la plupart sont d'autres nations. On assurait qu'il y avait jusqu'à six mille moulins à sec (mis en mouvement par des animaux). La ville abonde en toute espèce de biens, mais surtout en sucre, en épices et autres aliments. Plus de cent mille personnes couchent la nuit hors du Caire, faute de maisons pour leur demeure. Il y a un grand nombre de cuisiniers, qui font cuire dans les rues, le jour et la nuit, de fort bonnes viandes, dans de grandes chaudières de cuivre bien étamées; et aucun habitant, si riche qu'il soit, ne cuisine chez lui, mais il fait acheter les mets chez ces individus, dans les bazars. Les Sarrasins du royaume payent certains impôts déterminés, et rien au delà; mais les juifs et les chrétiens, à quelque nation qu'ils appartiennent, payent chaque année, outre les impôts ordinaires, un ducat par tête.
Après avoir visité certaines églises et autres lieux consacrés, au Caire, tels que l'église de Saint-Thomas l'Apôtre, celles de Sainte-Barbe, de Sainte-Marie-de-1'Échelle, de la Colonne, de Sainte-Marie-du-Caveau, etc., Frescobaldi ht ses préparatifs pour traverser le désert qui s'étend entre le Caire et Gazza. Avec leurs domestiques, les chameliers et le drogman, nos trois voyageurs constituaient une troupe de dix-huit personnes. Le grand drogman leur fil payer, pour le passage, 96 ducats d'or, et exigea en sus plusieurs autres choses. En échange de cette somme, il leur prêta ou leur fit prêter quatorze chameaux arabes, presque sauvages. Ces animaux ne servent que pour ledit désert, qui commence à cinq milles du Caire, du côté de la mer Rouge, et va jusqu'à Gazza, à trois journées de Jérusalem. Les autres chameaux ne pourraient point servir à cet objet, car ils sont habitués à bien vire, et dans ce désert on ne trouve pas de fourrage, et l'on reste deux ou trois jours sans rencontrer d'eau.
Le 19 octobre, avant la pointe du jour, les voyageurs quittèrent le Caire et se rendirent à un endroit nommé la Materia (Almathariyah). Depuis le Caire jusqu'à ce lieu, il y a une grande quantité de jardins où l'on voit des citronniers, des dattiers, des limoniers, des orangers et des bananiers. Les fruits de ces derniers sont appelés des pommes du paradis (muse, en arabe maouz: cf. sur ce fruit, la page 85 de Frescobaldi). « L'endroit dont nous parlons se trouve au commencement du désert, à cinq milles de distance du Caire... C'est celui où Notre-Dame se reposa avant d'entrer dans le Caire (!)... Il est maintenant entouré de murs, et on l'appelle le Jardin du sultan à la Maleria. Il est toujours fermé à clef : il y a un intendant du sultan et un certain nombre de jardiniers et de soldats, pour empêcher qu'on ne vole le baume que l'on en tire. Cependant ce préposé est lui-même plus voleur que les autres, et nous en finies l'épreuve, au moyen de notre drogman, qui devait nous conduire jusqu'à la terre sainte. Cet intendant nous fit voir le jardin, nous montra le procédé qu'on met en usage pour obtenir le baume (l'auteur en donne la description); et nous en eûmes plusieurs flacons, recueillis durant le jour entier que nous passâmes en cet endroit, et d'autres flacons, encore. Dans toute cette contrée, jusqu'au Caire, il n'y a d'eau qu'ici ; c'est avec elle, et au moyen de machines qui sont tournées par des bœufs, que l'on arrose tout le pays.[50]
Nous nous mîmes en route par le désert, en appuyant vers la mer Rouge, pour suivre le chemin qui conduit à Sainte-Catherine. Nous marchâmes jusqu'au 25 octobre sans trouver d'eau ni arbre vivant; et dans tout cet espace de temps (quatre jours) les chameaux ne burent point; mais les cinq ânes qui nous servaient de montures furent abreuvés au moyen de l'eau que nous portions dans des outres. Nous avions acheté ces animaux au Caire, et ils marchaient comme de bons bidets. Au soir, nous arrivâmes à la fontaine de Moïse..., où nous abreuvâmes nos chameaux, les ânes, etc. Nous vîmes arriver une grande caravane de Sarrasins et de chameaux, amenant des épices de l'Inde. » Le lendemain les voyageurs reprennent leur marche vers le mont Sinaï, et cheminent jusqu'au 29 octobre sur des montagnes et des collines de sable, parmi lesquelles il se trouve peu de plaines. Ils rencontrent quelques autruches, car il y en a beaucoup dans ce pays. Dans une vallée où ils passent la nuit, ils trouvent une fontaine et y font boire les chameaux, qui en avaient grand besoin, à cause de l'extrême chaleur. Je pense, remarque Frescobaldi, que chacun d'eux en but la quantité d'un fort baril. A ce propos, il décrit les habitudes des chameaux, leur connaissance des localités, l'influence qu'exerce sur eux le chant de leurs conducteurs, et la manière de les faire agenouiller et de se relever, en leur frappant sur le cou. Le 28 octobre on marche pendant tout le jour sur une plaine et un terrain pierreux de différentes couleurs; beaucoup de cailloux ressemblaient à des pierres de touche, et « je pense qu'ils en étaient, ajoute Frescobaldi. Nous vîmes aussi des cornalines et nos domestiques en ramassèrent quelques-unes. » Le 28 octobre on arrive au pied des saintes montagnes, et l'on commence à trouver de l'eau, beaucoup d'Arabes, des troupeaux de chèvres et de brebis. Le 29, on parvient à l'église de Sainte-Catherine, où l'on s'arrête. On y trouve des calores (caloyers, moines) grecs, au nombre de deux cents, qui ont pour supérieur un archevêque. Dans l'enceinte de ladite église (dans le grand espace entouré de murs), il y a aussi une mosquée. L'archevêque est obligé de fournir le local aux musulmans et de nourrir, à ses dépens, les Sarrasins qui y officient. Les Sarrasins appellent ce pays les saintes montagnes; ils y sont au nombre de mille environ et reçoivent chacun un pain par jour dudit archevêque. Ce lieu est secouru par les chrétiens de tous les pays et par des Sarrasins et des pèlerins riches. On y fait beaucoup d'aumônes, et il a des possessions nombreuses dans l'île de Candie.[51]
En montant vers le haut du Sinaï, on voit une fontaine que Moïse fit couler abondamment. On se sert de cette eau pour arroser des vergers, et elle est indispensable, car il ne pleut presque jamais ici : il y avait alors dix ans qu'il n'était tombé de l'eau du ciel. Les voyageurs partirent le a novembre au malin, se dirigeant vers la Terre promise. Le dixième jour, ils furent rejoints par une troupe d'Arabes à pied et à cheval, dont un tenait à la main une masse d'armes en fer, et qui demandèrent à voir le sauf-conduit. Ils extorquèrent quelque argent et volèrent des objets, mais ils ne prirent rien à Frescobaldi, ce dernier ayant fait bonne contenance et mis l'épée à la main. « Les autres, observe-t-il à ce sujet, auraient pu faire de même, car tous, un seul excepté, étaient plus jeunes que moi. Le soir nous descendîmes dans un khân, tout près de la ville de Gazera (Gazza), qui est entre l'Egypte et la terre sainte. Il y a un roi dans cette contrée, et sous lui quatre autres, dont un est celui de Jérusalem. Nous fûmes placés dans un khân, à l'entrée de la ville, et l'on nous y laissa renfermés plusieurs jours, avec beaucoup d'outrages. » Enfin, le roi se fit amener l'auteur et quelques-uns de ses compagnons. Avant de parler à ce personnage, par l'intermédiaire du drogman, il faut baiser la terre en signe de respect. Souvent il envoie les pèlerins au kadi. Les nôtres allèrent trouver ce magistrat, qui leur donna des fruits et des légumes. Le 19 novembre ils quittèrent Gazza, pour se diriger vers la terre promise, prenant par la vallée d'Abor (Hébron), où est aujourd'hui la ville de Suint-Abraham (Hébron), et laissant à gauche la ville de Rama (Ramlah). La première de ces villes est belle, ainsi que la contrée; on y fait beaucoup de commerce et l'on y fabrique de beaux ouvrages de verre. Cette place est également vénérée par les musulmans, les juifs et les chrétiens. Il y a dans ladite ville une mosquée, qui était auparavant une église, et dans un mur où était le grand autel, il y a un monument dont un côté se voit à l'extérieur et la partie saillante se trouve dans la mosquée. Les chrétiens n'y peuvent pas entrer : celui qui y pénétrerait serait obligé de renier sa foi, sous peine d'être coupé en deux par la ceinture. Dans ce monument reposent le corps d'Adam (sic) et ceux d'Abraham, d'Isaac et de Jacob; à côté de ce monument il y en a un autre où furent enterrées leurs quatre femmes.[52] De la sépulture desdits patriarches on tire une certaine huile, qui est en grande considération chez les musulmans, les juifs et les chrétiens. Les voyageurs s'en procurèrent.
Ils partirent le 21 novembre pour Bethléem, près duquel ils virent une mosquée, qui fut d'abord une église. La ville était presque ruinée. Le 22, nos voyageurs se remirent en roule vers Jérusalem, où ils arrivèrent le même jour, assez lard dans la soirée. Ils logèrent dans un hôpital où descendaient tous les pèlerins, tout près de l'église du Saint-Sépulcre. Le lendemain, 23 novembre, ils visitèrent les saints lieux, à la description desquels Frescobaldi consacre près de quinze pages. La nuit du 26 novembre 1384, à minuit, nos pèlerins partirent de Jérusalem et se dirigèrent vers le Jourdain, en passant par Béfagie (Bethphage) et par Béthanie. La nuit suivante ils firent halte entre Jéricho et Béthanie. Ils allèrent se baigner dans le fleuve, à quatre milles de l'endroit où il se jette dans la mer maudite (mer Morte). Son eau coule longtemps dans la mer Morte, avant de s'y mêler Cette mer ressemble à un grand étang : l'on n'y voit aucune sorte de poisson et l'on n'y aperçoit aucune barque à flot. Les voyageurs retournèrent à Jéricho, dont ils représentent le territoire comme une belle campagne, riche en cannes à sucre, en dattiers et autres fruits; mais les habitants sont très méchants. Frescobaldi et ses compagnons retournèrent à Jérusalem par la montagne de la Quarantaine, Béthanie, Bethphage et la vallée de Josaphat. Le 28 du même mois ils se rendirent de nouveau à Bethléem, et le lendemain ils visitèrent la maison de saint Zacharie, père de saint Jean-Baptiste, Après une seconde excursion à Jérusalem, qu'ils quittent le jour suivant, 2 décembre, ils se dirigent vers Damas, et arrivent le lendemain à Nâbolous,[53] qui est un gros château en Samarie. Le matin suivant ils atteignent Sébaste (Samarie) et se rendent ensuite à Nazareth, qui, observe Frescobaldi, était d'abord une très grande ville; mais aujourd'hui elle est bien déchue, et dépourvue de murailles, comme le sont la plupart des villes du paganisme (lisez islamisme)... Césarée de Philippe (Baniâs) est un château fort par le site, mais il n'a pas de murailles et l'on y souffre du manque d'eau. Zaffet (Safad) est un gros château et bien muré; ses murailles Ont été construites par les chrétiens lorsqu'ils possédaient le pays. Il commande toute la province de Tabaria, c'est-à-dire la Galilée, et une partie de la Syrie jusqu'à Damas et Acre. Le soir du 8 décembre 1384, les voyageurs italiens arrivèrent à Damas: cette ville est entourée de murs, mais elle n'a de fossés que dans quelques endroits seulement; elle possède de très grands faubourgs, dont la population est plus nombreuse que celle de la ville même. (Cf. ci-dessous.) Pendant le séjour de Frescobaldi à Damas, eut lieu le départ de la caravane de la Mecque, et le bon pèlerin florentin ne laisse pas échapper cette occasion de répéter la fable si répandue au moyen âge, et d'après' laquelle Mahomet reposerait à lu Mecque dans une caisse de fer. Il partit de Damas pour la Mecque environ vingt mille hommes, et on ne s'apercevait pas qu'il en fût sorti personne, tant étaient remplies de monde un grand nombre de rues. Damas a de très bonnes eaux et très abondantes; elles viennent de plusieurs endroits, et surtout des coteaux de la colline où Caïn tua Abel. L'auteur consacre quelques pages à l'industrie de cette ville, et dit ensuite :
« Nous restâmes à Damas environ un mois et fûmes très bien accueillis par quelques Vénitiens et des Catalans, et surtout par leurs consuls. Ici tomba malade et mourut Andréa di Messer Francesco Rinuccini, notre troisième camarade, ainsi qu'un domestique... Nous quittâmes Damas le 29 janvier 1384 (ancien style, lisez 1385), nous dirigeant vers le mont Liban. . . Au nord du Liban se trouve Tripoli; et les villes qui sont sur le littoral ont de bons ports. Nous partîmes de la plaine de Noé, en allant vers Beyrouth et en gravissant une montagne escarpée, presque semblable à nos Alpes, où la neige dure à peu près toute l'année; il y a des arbres de l'espèce des chênes. Au bas de la montagne, dans la direction de Beyrouth, on trouve une très grande forêt de pins, cultivée à la manière de nos pays, comme les forêts de Ravenne et de Chiassi. Nous arrivâmes à Beyrouth au commencement du carême. Cette ville est un beau château, et il y a une citadelle très bien entourée de murs et bien gardée. L'eau de la mer bat les murs du château, et il s'y trouve un bon port. Le pays est fertile et riche, et produit beaucoup de colons. » Frescobaldi logea à Beyrouth dans une église qui lui avait été assignée par le consul des Vénitiens; c'était celle du Sauveur. Il rencontra en cette ville messire Olivier de Cinchy, qui était venu du royaume de France pour faire le pèlerinage, et avait accompagné dans le royaume de Pouille le duc d'Anjou. Les voyageurs s'embarquèrent au mois de mai, avec des vents favorables ; mais, arrivés au golfe de Satalia, ils essuyèrent une bourrasque et firent des avaries. Ils furent transportés jusqu'en Barbarie, peu loin de terre. Lorsqu'ils eurent fait ainsi plus de huit cents milles par la tempête, le temps changea, et, peu à peu, l'on se remit dans le bon chemin. L'on fut quatorze jours sans voir aucune terre, et étant revenu sur la route qu'on avait suivie, en ayant l'île de Chypre à main droite, on descendit à terre pour prendre des rafraîchissements, de l'eau et des provisions. Puis l'on remit à la voile, laissant l'île de Candie à main droite; et à l'aide de vents favorables, l'on arriva heureusement à Venise, où les voyageurs reçurent de grands honneurs et dînèrent avec le doge. Au bout de quelques jours passés à Venise, ils retournèrent à Florence par Bologne, et revirent leurs familles, après onze mois et demi d'absence.
AU NOM DU DIEU CLÉMENT ET MISÉRICORDIEUX.
Voici ce que dit le cheikh, le jurisconsulte, le savant, le véridique, le noble, le dévot, le très bienfaisant, l'hôte de Dieu, qui s'est acquitté de la visite des lieux saints, l'honneur de la religion, celui qui, dans le cours de ses voyages, a mis sa confiance dans le seigneur des créatures, Abou Abd Allah Mohammed, fils d'Abd Allah, fils de Mohammed, fils d'Ibrahim alléouâty atthandjy, connu sous le nom d'Ibn Batoutah, que Dieu lui fasse miséricorde et soit content de lui par l'effet de sa bonté et de sa générosité! Ainsi soit-il. Louange à Dieu, qui a soumis la terre à ses serviteurs, afin qu'ils y marchassent dans des routes spacieuses (Coran, lxxi, 19), qui a placé dans cette terre et qui y fait aboutir les trois vicissitudes de leur destinée : la création (littéral. la germination), le retour dans la terre et l'extraction de ses entrailles (Coran, xx, 57). Il l'a étendue par sa puissance, et elle a été un lit pour ses serviteurs. Il l'a fixée au moyen de montagnes inébranlables et de hauteurs considérables, et a élevé au-dessus d'elle le sommet du ciel, sans aucune colonne. Il a fait paraître les astres comme un guide au milieu des ténèbres de la terre et de la mer, et a fait de la lune une lumière et du soleil un flambeau. Puis du ciel il a fait descendre de l'eau, avec laquelle il a vivifié la terre lorsqu'elle eut été desséchée. Il y a fait croître toute espèce de fruits, et a créé ses diverses régions, en leur donnant toutes sortes de plantes. Il a fait couler les deux mers: l'une d'eau douce et rafraîchissante, l'autre salée et amère (Coran, xxv, 55). Il a complété ses bienfaits envers ses créatures, en leur assujettissant les chameaux, et en leur soumettant des vaisseaux semblables aux montagnes (Coran, lv, 24), afin qu'ils leur servissent de montures au lieu de la surface du désert et du dos de la mer.
Que Dieu bénisse notre seigneur et notre maître Mohammed, qui a révélé aux hommes une règle de conduite et leur a offert, pour les diriger, une lumière éclatante! Dieu l'a envoyé par commisération pour les mortels, et l'a choisi pour être le dernier des prophètes. Il a livré à ses glaives acérés les cous des polythéistes, de sorte que les hommes sont entrés par troupes nombreuses dans la religion divine. Il l'a aidé par des miracles manifestes, et a donné la parole aux choses inanimées, pour qu'elles témoignassent de la vérité de ses discours. Grâce à ses prières, il a rendu la vie à des os cariés et a fait couler entre ses doigts une eau abondante (Coran, lxxviii, 14).
Que Dieu soit satisfait des personnes qui ont été ennoblies par leurs relations avec Mahomet, à titre de compagnons, de parents ou d'épouses; de ceux qui ont arboré le drapeau (littéral, qui ont dressé la lance) de la religion! Tu ne craindras pas de suivre, en les imitant, une conduite tortueuse. Ce sont eux qui ont fortifié le Prophète dans sa guerre contre les ennemis, qui l'ont aidé à faire triompher la religion brillante, qui ont satisfait à ses nobles exigences: la fuite, le secours et l'hospitalité (allusion aux Mohâdjirs, ou compagnons de la fuite de Mahomet, de la Mecque à Médine, et aux Ansârs, ses hôtes et ses auxiliaires à Médine); qui se sont précipités pour le défendre dans le feu ardent de l'adversité, et se sont plongés dans la mer agitée du trépas.
Nous prions Dieu d'accorder à notre maître le khalife, le prince des croyants, qui met sa confiance dans le souverain des mortels, qui combat dans la voie de Dieu et qui est fortifié par son secours, Abou Inân Fâris, fils de nos seigneurs les imâms bien dirigés, les khalifes légitimes; de lui accorder, disons-nous, une victoire qui remplisse d'allégresse le monde et ses habitants, un bonheur qui puisse remédier aux calamités du destin ; comme il lui a donné un courage et une générosité qui ne négligent ni un oppresseur, ni un indigent. Avec son épée et ses dons, il a élargi tout ce qui était étroit (c'est-à-dire, il a surmonté les obstacles et mis fin à la pauvreté). Or les intelligences ont décidé, et les connaissances qui dépendent du raisonnement et de la tradition ont prononcé que ce règne sublime, belliqueux, pieux, fârisien (c'est-à-dire, d'Abou Inân Fâris), est l'ombre de Dieu même étendue sur les hommes, et sa corde à laquelle on s'attache fortement (Coran, iii, 98); qu'il convient d'être compris dans le nombre de ses serviteurs. C'est ce règne qui a guéri la religion dans sa maladie, qui a fait rentrer dans le fourreau l'épée de l'injustice, lorsqu'elle eut été dégainée, qui a corrigé la fortune, lorsqu'elle eut été gâtée, et qui a bien achalandé le marché de la science, auparavant livré à la stagnation. Il a rendu manifestes les règles de la piété, lorsqu'elles eurent été oblitérées; il a calmé les régions de la terre, lorsqu'elles étaient agitées; il a fait revivre la tradition des actes de générosité, après sa mort; il a fait mourir les coutumes tyranniques; il a apaisé le feu de la discorde, au moment où il était le plus enflammé; il a détruit les ordres de la tyrannie, au moment même où elle exerçait un pouvoir absolu; il a élevé les édifices de l'équité sur les colonnes de la crainte de Dieu ; et s'est assuré par les liens les plus forts la possession de la confiance dans l'Eternel. Ce règne possède une gloire dont la couronne est placée sur le front d'Orion, et une illustration qui recouvre des pans de sa robe la voie lactée; un bonheur qui a rendu au siècle une nouvelle jeunesse; une justice qui déploie sa vaste tente sur les hommes religieux; une libéralité dont les nuages font pleuvoir l'argent et l'or; un courage qui, de même que les nuées versent des torrents de pluie, répand des flots de sang. Ses escadrons victorieux secouent la mort. Il a pour lui l'assistance divine, du butin de laquelle font partie les empires; une force impétueuse dont l'épée prévient les réprimandes; une patience qui ne se fatigue pas d'espérer; une prudence qui interdit aux ennemis l'approche des pâturages; une résolution qui met en fuite leurs troupes, avant même que l'action soit engagée; une douceur qui se plaît à cueillir le pardon sur l'arbre des péchés; une bonté qui lui gagne tous les cœurs; une science dont les lumières éclaircissent les plus ténébreuses difficultés; une conduite conforme à la sincérité, et des actes conformes à ses intentions.
Lorsque sa noble résidence fut devenue le théâtre des espérances, la prairie où paissent librement les désirs des hommes, la station des vertus, le rendez-vous du repos de l'homme craintif et du désir du mendiant, la fortune se proposa de lui rendre hommage, au moyen de présents merveilleux et de raretés élégantes. Les savants s'y rassemblèrent en nombre si considérable qu'on ne peut le décrire; les philologues s'y rendirent à l'envi l'un de l'autre, avec un empressement qui produisit des multitudes. Les hommes instruits entreprirent le pèlerinage de son illustre sanctuaire, et les voyageurs formèrent le projet d'explorer ses qualités excellentes. Les hommes craintifs se sont réfugiés sous la protection de sa glorieuse majesté; les rois ont cherché à obtenir du secours en rendant hommage à ses portes; car c'est l'axe sur lequel tourne le monde. C'est, en un mot, grâce à son excellence sans pareille que les impromptus de l'ignorant et du savant ont pu se livrer combat; c'est sur ses illustres traditions que s'appuie la véracité de tous les Moslim (nom de l'auteur d'un des deux plus célèbres recueils de traditions musulmanes), et, grâce à la perfection de ses nobles mérites, chaque professeur parle avec clarté.
Au nombre de ceux qui arrivèrent à son illustre porte, et qui, après avoir traversé les étangs des autres contrées, parvinrent à cette mer immense, se trouvait le cheikh, le jurisconsulte, le voyageur, l'homme digne de foi, sincère, qui a voyagé dans toute la terre et en a traversé les diverses régions en long et en large, Abou Abd Allah Mohammed, fils d'Abd Allah, fils de Mohammed, fils d'Ibrahim alléouâty atthandjy, plus connu sous le nom d'Ibn Batoutah, et désigné, dans les contrées de l'Orient, par celui de Chems eddîn. C'est le même qui a fait le tour du monde et a parcouru les cités en homme attentif et instruit, qui a examiné avec soin les diverses nations et a exploré les coutumes des Arabes et des Persans; après quoi, il déposa le bâton du voyageur dans cette noble capitale, car il reconnut qu'elle avait un mérite supérieur, sans restriction et sans exception. Il parcourut donc l'Orient pour arriver au lieu où se lève cette pleine lune dans l'Occident, et il le préféra aux autres régions, de même que l'on préfère la poudre d'or à la poussière; et cela de son propre mouvement, après avoir tâté pendant longtemps des autres pays et des autres hommes, et dans le désir de se joindre à la troupe qui ne cesse d'être occupée de Dieu. Abou Inân le combla de ses grâces magnifiques, de ses faveurs pleines de sollicitude et abondantes, au point de lui faire oublier le passé pour le présent, de le mettre en état de renoncer aux voyages lointains, de lui faire mépriser toutes les autres choses qu'il honorait, et de le confirmer dans l'idée qu'il s'était faite de la bonté du prince. Il oublia son ancienne habitude de parcourir les pays étrangers, et devint maître d'un gras pâturage, après l'avoir cherché durant longtemps. Un auguste commandement lui prescrivit de dicter à un scribe la description des villes qu'il avait vues dans son voyage, le récit des événements curieux qui étaient restés dans sa mémoire, de faire mention des personnages qu'il avait visités, comme les rois des régions étrangères, leurs savants les plus distingués et leurs saints les plus pieux. Ibn Batoutah dicta donc sur ces matières des détails capables de plaire à l'esprit, de réjouir les oreilles et les yeux, savoir toute espèce de choses étranges et merveilleuses, par l'exposition et la révélation desquelles il a été utile, et nous a gratifiés de connaissances tout à fait nouvelles.
L'ordre illustre a été transmis à l'esclave de sa noble majesté, à celui qui est entièrement dévoué à sa cour, qui est ennobli par le service de Sa Hautesse, à Mohammed, fils de Mohammed, fils de Djozay alkelby (que Dieu l'aide à bien servir le souverain, qu'il le pousse à lui témoigner sa reconnaissance !) ; cet ordre lui a été transmis de réunir les morceaux qu'avait dictés sur ces matières le cheikh Abou Abd Allah, dans une composition qui en renfermât tous les avantages et qui rendît parfaitement claires les idées qu'il avait en vue. Il lui fut recommandé de donner ses soins à la correction et à l'élégance du style, de s'appliquer à le rendre clair et intelligible, afin qu'on pût jouir de ces raretés, et qu'on tirât un grand profit de cette perle, lorsqu'elle aurait été extraite de sa coquille. L'esclave susmentionné se conforma promptement à ce qui lui avait été prescrit, et se plongea dans cette vaste entreprise, afin d'en sortir, avec l'assistance de Dieu, après avoir accompli les intentions du prince à cet égard. J'ai exprimé le sens des paroles du cheikh Abou Abd Allah dans des termes qui rendent complètement les idées qu'il avait en vue, et qui montrent clairement le but qu'il s'était proposé. Souvent même j'ai transcrit ses propres paroles dans l'ordre où il les avait employées, sans y faire le moindre changement, et j'ai rapporté toutes les anecdotes et les histoires qu'il avait racontées. Mais je n'ai pas entrepris d'en examiner l'authenticité, puisqu'il a suivi la plus juste méthode, afin de l'établir par des témoignages dignes de foi, et qu'il s'est déchargé de la responsabilité des autres récits, par les termes mêmes dont il s'est servi. Afin que ce livre fût plus utile, sous le rapport de la correction et de l'exactitude de l'orthographe, j'ai fixé la lecture des noms de lieux et d'hommes qui pouvaient présenter de la difficulté, en employant les signes des voyelles et les points diacritiques. J'ai expliqué tous les mots étrangers qu'il m'a été possible d'expliquer, car ils présentent de l'obscurité pour le lecteur, à cause de leur forme barbare : et la méthode ordinaire de raisonnement, appliquée à résoudre ces énigmes, ne servirait qu'à induire en erreur.
J'espère que le travail que j'ai entrepris sera favorablement accueilli de Sa Noble Majesté (que Dieu lui soit en aide!), et que j'obtiendrai pour les défauts de l'exécution l'indulgence à laquelle j'ose prétendre; car ses coutumes libérales sont magnifiques, et les actes de générosité par lesquels elle pardonne les fautes sont mes garants. (Que Dieu très haut la maintienne dans ses habitudes de victoire et de domination, qu'il lui fasse connaître les bienfaits de la grâce divine et lui accorde un succès éclatant!)
Le cheikh Abou Abd Allah dit ce qui suit : Je sortis de Tandja (Tanger), lieu de ma naissance, le jeudi, 2 du mois de redjeb, le divin et l'unique, de l'année 725 (14 juin 1325 de J. C.), dans l'intention de faire le pèlerinage de la Mecque et de visiter le tombeau du Prophète. (Sur lui soient la meilleure prière et le salut!) J'étais seul, sans compagnon avec qui je pusse vivre familièrement, sans caravane dont je pusse faire partie; mais j'étais poussé par un esprit ferme dans ses résolutions, et le désir de visiter ces illustres sanctuaires était caché dans mon sein. Je me déterminai donc à me séparer de mes amis des deux sexes, et j'abandonnai ma demeure comme les oiseaux abandonnent leur nid. Mon père et ma mère étaient encore en vie. Je me résignai douloureusement à me séparer d'eux, et ce fut pour moi comme pour eux une cause de maladie. J'étais alors âgé de vingt-deux ans.
Ibn Djozay raconte ce qui suit : « Abou Abd Allah m'a dit à Grenade qu'il était né à Tanger, le lundi, 17 de redjeb de l'année 703 (24 février 1304) ». Mais revenons au récit du voyageur.
Je me mis en route sous le règne du prince des croyants, du défenseur de la religion, qui combat dans la voie de Dieu, et dont la libéralité a fourni matière à des récits transmis par une tradition non interrompue; les monuments de sa munificence jouissent d'une célébrité qu'attestent des témoignages authentiques; son époque est ornée de la parure de son mérite, et les hommes vivent dans l'abondance à l'ombre de sa miséricorde et de sa justice. Je veux parler du saint imâm Abou Sa’id, fils de notre seigneur, le prince des croyants et le défenseur de la foi, qui, par ses résolutions vigoureuses, a ébréché le tranchant du sabre du polythéisme ; dont les glaives acérés ont éteint le feu de l'impiété en répandant des flots de sang; dont les escadrons ont détruit les adorateurs de la croix, et dont la conduite dans la guerre sainte a été digne d'honneur : le saint imâm Abou Yousef, fils d'Abd alhakk. (Que Dieu renouvelle pour eux son approbation, qu'il arrose de la pluie de ses dons leurs mausolées sanctifiés, qu'il leur accorde la plus belle des récompenses en faveur de l'islamisme et des musulmans, et qu'il conserve l'empire à leurs descendants, jusqu'au jour du jugement dernier!)
J'arrivai dans la ville de Tilimsân (Tlemcen), qui avait alors pour sultan Abou Tâchifîn Abd er-Rahman, fils de Mouça, fils d'Othman, fils d'Yaghmorécen, fils de Ziyân. J'y rencontrai les deux ambassadeurs du roi de l'Afrikiyah (c'est-à-dire, de Tunis), le feu sultan Abou Yabia, savoir le kadi des mariages à Tunis, Abou Abd Allah Mohammed, fils d'Abou Bekr, fils d'Aly, fils d'Ibrahim annefzâouy, et le pieux cheikh Abou Abd Allah Mohammed, fils de Houceïn, fils d'Abd Allah alkorachy (le Koraïchite), azzobeïdy (ce dernier surnom venait de ce qu'il était originaire d'une bourgade appelée Zobeïd, et située sur la côte voisine de Mahdiyah). Azzobeïdy était un homme distingué; il mourut en l'année 740 (1339-40).
Au moment même où j'arrivais à Tilimsân, les deux ambassadeurs susmentionnés en sortaient. Un de mes confrères me donna le conseil de les accompagner. Je consultai à ce sujet la volonté de Dieu, et, après avoir passé trois jours à Tilimsân pour me procurer ce qui m'était nécessaire, je sortis de cette ville et marchai en toute hâte sur les traces des deux ambassadeurs. Je les rejoignis dans la ville de Miliânah. C'était alors la saison des premières chaleurs de l'été. Les deux fakîhs tombèrent malades, ce qui nous retint pendant dix jours, au bout desquels nous partîmes. Comme la maladie du kadi avait fait des progrès, nous nous arrêtâmes durant trois jours dans un endroit bien arrosé, à quatre milles de Miliânah. Le matin du quatrième jour, le kadi rendit le dernier soupir. Son fils Abou'tthayib et son compagnon Abou Abd Allah azzobeïdy retournèrent à Miliânah, et y ensevelirent son corps. Je les quittai en cet endroit et je me mis en route, en compagnie d'une caravane de marchands de Tunis, parmi lesquels se trouvaient Alhadjdj Maçoud, fils d'Almontacir alhadjdj aladaouly, et Mohammed, fils d'Alhadjar.
Nous arrivâmes à la ville d'Aldjézâïr (Alger), et séjournâmes quelques jours dans son voisinage, attendant le cheikh Abou Abd Allah et le fils du kadi. Lorsqu'ils nous eurent rejoints, nous nous dirigeâmes tous, par la Mitîdjah, vers la Montagne des chênes (Djebel azzân); après quoi, nous arrivâmes à la ville de Bidjâïah (Bougie). Le cheikh Abou Abd Allah y logea dans la maison de son kadi, Abou Abd Allah azzouâouy. Abou'tthayib, fils du kadi, logea dans la maison du fakîh (jurisconsulte) Abou Abd Allah almofassir. Bougie avait alors pour émir (commandant) Abou Alid Allah Mohammed ben Seyid annâs, le chambellan (alhâdjib). Or, un des marchands de Tunis en compagnie desquels j'avais voyagé depuis Miliânah, le nommé Mohammed, fils d'Al-hadjar, dont il a été fait mention plus haut, était mort, laissant une somme de trois mille dinars d'or, qu'il avait confiée par testament à un individu d'Alger nommé Ibn Hadîdah, afin que celui-ci la remît à Tunis entre les mains de ses héritiers. Ibn Seyid annâs, ayant eu connaissance de ce fait, enleva la somme des mains du dépositaire. C'est le premier acte d'injustice dont j'aie été témoin de la part des agents et des lieutenants des Almohades (almoahhidoûn ou almoahhidîn, les unitaires).
A peine étions-nous arrivés à Bougie que je fus pris de la fièvre. Abou Abd Allah azzobeïdy me conseilla de m'arrêter en cette ville jusqu'à ma guérison; mais je refusai de suivre cet avis, et je répondis : « Si Dieu a résolu ma mort, que du moins elle arrive pendant que je serai en route pour nie rendre dans le Hedjaz. —Si telle est ta résolution, me dit-il alors, eh bien, vends ta monture et tes bagages les plus pesants; je te prêterai une monture et une tente, et tu nous accompagneras peu chargé. Nous marcherons en toute hâte, de peur d'éprouver en chemin la perfidie des Arabes. » Je me conformai à ses conseils, et Abou Abd Allah me prêta les objets qu'il m'avait promis. (Puisse Dieu l'en récompenser!) Ce fut le commencement des grâces divines dont je fus l'objet pendant le cours de ce voyage au Hedjaz.
Cependant nous voyageâmes jusqu'à ce que nous fussions arrivés près de Koçanthînah (Constantine), et nous campâmes en dehors de cette ville. Mais nous fûmes surpris par une pluie abondante, qui nous contraignit à sortir de nos tentes pendant la nuit, pour nous réfugier dans des maisons voisines. Le lendemain malin, le gouverneur de la ville vint au-devant de nous. C'était un chérif très distingué que l'on appelait Abou'l Haçan. Il examina mes vêtements, que la pluie avait salis, et ordonna qu'on les lavât dans sa maison. L'ihrâm (le mizar ou almaïzar, fichu que les Arabes d'Espagne et d'Afrique roulaient autour de leur tête) était tout usé. Cet officier m'envoya, pour le remplacer, un ihrâm d'étoffe de Baalbek, dans l'un des coins duquel il avait lié deux dinars d'or. Ce fut la première aumône que je reçus pendant-mon voyage.
Nous partîmes de Constantine et marchâmes sans nous arrêter jusqu'à la ville de Bône (Boûnah), où nous demeurâmes plusieurs jours. Nous y laissâmes les marchands de notre compagnie, à cause des dangers que présentait le chemin ; quant à nous, nous voyageâmes avec promptitude et nous marchâmes sans nous arrêter. La fièvre m'ayant repris, je m'attachai sur ma selle avec un turban, de peur de tomber, tant ma faiblesse était grande. Il ne me fut cependant pas possible de mettre pied à terre, à cause de la frayeur que je ressentais, jusqu'à ce que nous fussions arrivés à Tunis. Les habitants de cette ville sortirent à la rencontre du cheikh Abou Abd Allah azzobeïdy et d'Abou'tthayib, fils du kadi Abou Abd Allah annefzâouy. Les deux troupes s'approchèrent l'une de l'autre en se saluant et en s'adressant des questions. Quant à moi, personne ne me salua, car je ne connaissais aucun de ces gens-là. Je fus saisi en moi-même d'une telle tristesse que je ne pus retenir mes sanglots, et que mes larmes coulèrent en abondance. Un des pèlerins remarqua l'état où je me trouvais, et s'avança vers moi en me donnant le salut et en me réconfortant. Il ne cessa de m'égayer par sa conversation, jusqu'à ce que je fusse entré dans la ville ; j'y logeai dans le collège des libraires (medrecet alcotobiîn).
Ibn Djozay dit ce qui suit : « Mon cheikh (professeur), le kadi de la djemaa (communion des fidèles, c'est-à-dire le kadi des kadis ou kadi suprême), le plus éloquent des prédicateurs, Abou'lbérékàt Mohammed, fils de Mohammed, fils d'Ibrahim asselmy, connu sous le nom d'Ibn al-hadjdj albelfiky, m'a raconté qu'il lui arriva une aventure semblable à celle-là. « Je me dirigeais, dit-il, vers la ville de Bellech (Velez) en Espagne, la nuit de la fête (de la rupture du jeûne), pour y réciter le hadîth (récit traditionnel), consacré spécialement à cette fête, d'après Abou Abd Allah, fils d'Alkemmâd. Je me rendis au moçalla (lieu de la prière) avec les habitants. Lorsque la prière et le sermon furent terminés, les assistants s'abordèrent les uns les autres en se saluant ; quant à moi, je restais dans un coin et personne ne me donnait le salut. Un vieil habitant de la ville susmentionnée se dirigea de mon côté, et s'approcha de moi en me donnant le salut et en me réconfortant. Je t'ai aperçu, me dit-il, et j'ai vu que tu te tenais à l'écart des autres et que personne ne te saluait. J'ai compris par là que tu es étranger et je veux te tenir compagnie. (Que Dieu l'en récompense!) »
Mais revenons au récit de notre voyageur.
Lorsque j'entrai dans cette ville, elle avait pour sultan Abou Yahia, fils du sultan Abou Zacariâ Yahia, fils du sultan Abou Ishâk Ibrahim, fils du sultan Abou Zacariâ Yahia, fils d'Abd alouâhid, fils d'Abou Hafs. Il y avait à Tunis un certain nombre de savants du premier mérite, parmi lesquels je citerai le kadi de la communauté Abou Abd Allah Mohammed, fils du kadi de la communauté Abou’l’abbâs Ahmed, fils de Mohammed, fils de Haçan, fils de Mohammed alansâry alkhazradjy, originaire de Valence, mais d'une famille établie à Tunis. C'est lui qui est connu sous le nom d'Ibn alghammâz (le fils du sycophante). Je mentionnerai encore le prédicateur Abou Ishâk, fils d'Ibrahim, fils de Hoceïn, fils d'Aly, fils d'Abd arréfy' arriba'y, qui fut aussi investi de la dignité de kadi suprême sous cinq règnes; et le jurisconsulte Abou Aly Omar, fils d'Aly, fils de Kaddâh alhaouâry, qui fut aussi kadi de Tunis. Ce dernier était au nombre des plus éminents ouléma. Il avait coutume de s'adosser, chaque vendredi, après la prière, contre une des colonnes de la grande mosquée connue sous le nom de Djâmi azzeïtoûnah (mosquée de l'olivier); les habitants de la ville lui soumettaient leurs affaires litigieuses et lui demandaient un fetoua (décision juridique). Quand il avait fait connaître sa décision sur quarante questions, il s'en retournait.
La fêle de la rupture du jeûne eut lieu pendant mon séjour à Tunis. Je me rendis au moçalla, où les habitants étaient réunis en grand nombre pour assister à cette fête. Ils étaient sortis revêtus de leurs plus beaux habits et dans le plus pompeux appareil. Le sultan Abou Yahia arriva à cheval, accompagné de tous ses proches, de ses courtisans et des officiers de son empire, qui marchaient à pied dans un ordre merveilleux. La prière fut récitée, et après que le sermon fut terminé, les assistants s'en retournèrent dans leurs demeures.
Au bout de quelque temps, la caravane du Hedjaz fit choix pour la conduire d'un cheikh nommé Abou Yakoub assoûcy, qui habitait Iklibiah,[54] ville de l'Afrikiyah. La majeure partie des gens de la caravane étaient des Masmoudites. Ils me choisirent pour leur kadi. Nous sortîmes de Tunis à la fin du mois de dhou'lka'deh, en suivant le chemin qui longe le rivage, et nous arrivâmes à la ville de Soûçah. C'est une place de peu d'étendue, mais jolie et construite sur le bord de la mer, à quarante milles de Tunis. De Soûçah nous nous rendîmes à la ville de Séfâkos (Syphax), près de laquelle se trouve le tombeau de l'imâm Abou'l Haçan allakhmy le mâlikite, auteur du traité de jurisprudence intitulé Tabsiret fi'lfikh (Eclaircissement sur le droit). Ibn Djozay dit que c'est à propos de la ville de Séfâkos que Aly, fils de Habib attonoûkhy, a composé ces vers :
Que Dieu fertilise la terre de Séfâkos! ville riche en palais et en oratoires ;
Que Koceir, qui s'étend jusqu'au golfe, soit protégé, ainsi que sa citadelle élevée.
Lorsque vous la visitez, la ville a l'air de vous dire : soyez le bienvenu!
Et la mer, qui tantôt s'éloigne d'elle et tantôt la baigne,
Ressemble à un amant qui désire visiter son amie, mais qui se retire dès qu'il aperçoit les sentinelles.
Dans un sentiment tout à fait opposé à celui qu'expriment ces vers, le savant et l'élégant Abou Abd Allah Mohammed, fils d'Abou Témîm, qui était au nombre des littérateurs les plus laborieux et les plus féconds, a composé les vers suivants :
Que la vie des habitants de Séfâkos soit troublée! que la pluie, même tombant avec abondance, ne fertilise pas son territoire!
Ville dangereuse ! quiconque descend sur sa plage a deux ennemis à y redouter : les chrétiens et les Arabes.
Combien de gens ont erré sur le rivage, dépouillés de leurs marchandises ; combien d'autres, sur l'Océan, ont eu à pleurer leur captivité et une mort imminente.
La mer elle-même a reconnu la turpitude des habitants de Séfâkos, et toutes les fois qu'elle a été sur le point de s'en approcher, elle s'est enfuie.
De Séfâkos nous arrivâmes à la ville de Kâbis (Tacapé), et nous nous logeâmes dans son enceinte. Nous y passâmes dix jours, à cause des pluies incessantes. Ibn Djozay fait observer que c'est à propos de Kâbis qu'un poète a dit :
Hélas! que sont devenues ces nuits délicieuses passées dans la plaine, près de Kâbis?
Lorsque je me les rappelle, mon cœur brûle, comme un charbon ardent dans les mains d'un kâbis (celui qui cherche du feu).
Nous sortîmes enfin de la ville de Kâbis, nous dirigeant vers Athrâbolos (Tripoli de Barbarie). Cent cavaliers, ou même davantage, nous escortèrent pendant plusieurs marches. La caravane était, en outre, accompagnée d'un détachement d'archers. Les Arabes craignirent ceux-ci et évitèrent leur rencontre. Dieu nous protégea contre leurs attaques. La fête des sacrifices (10 de dhou'lhidjdjeh) nous trouva dans une de nos étapes. Quatre jours après nous arrivions à Tripoli, où nous fîmes quelque séjour. Je m'étais marié à Séfâkos avec la fille d'un des syndics de corporation de Tunis; ce fut à Tripoli que je consommai mon mariage. Je quittai cette ville à la fin du mois de moharrem 726 (commencement de janvier 1326), en compagnie de ma femme et d'une troupe de Masmoudites. C'était moi qui portais l'étendard et qui servais de chef à la troupe. Quant à la caravane, elle resta à Tripoli, de peur du froid et de la pluie.
Nous dépassâmes Meslâtah, Mosrâtah et Koçoûr Sort. En ce dernier endroit, des tribus arabes (ou bien une troupe d'Arabes, composée de gens appelés Djammâz) voulurent nous attaquer; mais la providence les écarta et mit obstacle au mal qu'elles prétendaient nous faire. Enfin, nous nous enfonçâmes dans une forêt, et, après l'avoir traversée, nous, arrivâmes au château de Barsîs l'anachorète, puis à Kobbet Sellâm (la chapelle funéraire de Sellâm), où nous rejoignit la caravane, qui était restée à Tripoli. Il survint entre moi et mon beau père un dissentiment qui m'obligea à me séparer de sa fille; alors j'épousai la fille d'un tâlib de Fès. Je consommai mon mariage à Kasr Azza'âfïah, et je le célébrai par un repas auquel je retins pendant un jour la caravane tout entière.
Nous arrivâmes enfin, le premier jour de djoumada premier (5 avril 1326), à la ville d'Alexandrie. (Que Dieu veille sur elle !) C'est une place frontière bien gardée et un canton très fréquenté; un lieu dont la condition est merveilleuse et la construction fort solide. Tu y trouveras tout ce que tu désires, tant sous le rapport de la beauté que sous celui de la force, et les monuments consacrés aux usages mondains et aux exercices du culte. Ses demeures sont considérées et ses qualités sont agréables. Ses édifices réunissent la grandeur à la solidité. Alexandrie est un joyau dont l'éclat est manifeste, et une vierge qui brille avec ses ornements; elle illumine l'Occident par sa splendeur; elle réunit les beautés les plus diverses, à cause de sa situation entre l'Orient et le Couchant.
Chaque merveille s'y montre à tous les yeux, et toutes les raretés y parviennent. On a déjà décrit Alexandrie de la manière la plus prolixe; on a composé des ouvrages sur ses merveilles et l'on a excité l'admiration. Mais pour celui qui considère l'ensemble de ces objets, il suffit de ce qu'a consigné Abou Obaïd (Albecry), dans son ouvrage intitulé Al-méçâlic (les Chemins).
Alexandrie possède quatre portes : la porte du Jujubier sauvage (assidrah), à laquelle aboutit le chemin du Maghreb; la porte de Réchid (Rosette), la porte de la Mer et la porte Verte. Cette dernière ne s'ouvre que le vendredi; c'est par là que les habitants sortent pour aller visiter les tombeaux. Alexandrie a un port magnifique; je n'en ai pas vu de pareil dans le reste de l'univers, si l'on en excepte les ports de Coûlem et de Kâlikoûth (Calicut), dans l'Inde; le port des infidèles (Génois) à Soudak, dans le pays des Turcs (Crimée), et le port de Zeitoun (Thse-thoung, act. Thsiouen-tcheou-fou) dans la Chine, lesquels seront décrits ci-après.
Dans ce voyage je visitai le phare, et je trouvai une de ses faces en ruines. C'est un édifice carré qui s'élance dans les airs. Sa porte est élevée au-dessus du niveau du sol, et vis-à-vis est un édifice de pareille hauteur, qui sert à supporter des planches, sur lesquelles on passe pour arriver à la porte du phare. Lorsqu'on enlève ces planches, il n'y a plus moyen de parvenir à la porte du phare. En dedans de l'entrée est un emplacement où se tient le gardien de l'édifice. A l'intérieur du phare se trouvent beaucoup d'appartements. La largeur du passage qui conduit dans l'intérieur est de neuf empans, et l'épaisseur du mur d'enceinte de dix empans. Le phare a cent quarante empans sur chacune de ses quatre faces. Il est situé sur une haute colline, à une parasange de la ville, et dans une langue de terre que la mer entoure de trois côtés, de sorte qu'elle vient baigner le mur de la ville. On ne peut donc gagner le phare du côté de la terre, qu'en partant de la ville. C'est dans cette langue de terre contiguë au phare, que se trouve le cimetière d'Alexandrie. Je me dirigeai une seconde fois vers le phare, lors de mon retour au Maghreb, en l'année 750 (1349), et je trouvai que sa ruine était complète, de sorte qu'on n'y pouvait plus entrer, ni monter jusqu'à la porte. Almélic annâcir avait entrepris de construire vis-à-vis un phare tout semblable, mais la mort l'empêcha de l'achever.
Parmi les merveilles d'Alexandrie, se trouve l'étonnante colonne de marbre que l'on voit à l'extérieur de la ville, et qui porte le nom de Colonne des piliers. Elle est située au milieu d'une forêt de palmiers, et on la distingue de tous ces arbres à son élévation prodigieuse. Elle est d'une seule pièce, artistement taillée, et on l'a dressée sur des assises en pierres carrées qui ressemblent à d'énormes estrades. On ne sait pas comment elle a été érigée en cet endroit, et on ne connaît pas d'une manière positive par qui elle a été élevée.
Ce qui suit appartient à Ibn Djozay : « Un de mes professeurs, qui avait beaucoup voyagé, m'a raconté qu'un archer d'Alexandrie monta un jour en haut de cette colonne, avec son arc et son carquois, et qu'il s'y tint tranquillement. Le bruit de cette ascension s'étant répandu, un grand concours de peuple se réunit pour le voir, et l'étonnement qu'il causa dura longtemps. Le public ignorait de quelle manière il s'était hissé au haut de la colonne. Quant à moi, je pense qu'il était poussé par la crainte ou mû par la nécessité. Quoi qu'il en soit, son action le fit parvenir à son but, grâce à l'étrangeté de ce qu'il accomplit. Voici de quel moyen il s'avisa pour monter sur la colonne : il lança une flèche à la pointe de laquelle il avait lié une longue ficelle, dont le bout était rattaché à une corde très solide. La flèche passa au-dessus de l'extrémité supérieure de la colonne, et, la traversant obliquement, elle retomba du côté opposé à l'archer. Lorsque la ficelle eut traversé obliquement le chapiteau de la colonne, l'archer la tira à lui jusqu'à ce que la corde passât par le milieu du chapiteau, en place de la ficelle. Alors il fixa la corde dans la terre, par une de ses extrémités, et s'attachant à elle, il grimpa par l'autre bout en haut de la colonne et s'y établit, puis il retira la corde et elle fut emportée par quelqu'un dont il s'était fait accompagner. Le public n'eut pas connaissance du moyen par lequel il avait réussi dans son ascension, et fut fort étonné de cette action. » Mais revenons au récit de notre voyageur.
L'émir d'Alexandrie, au moment où j'arrivai dans cette ville, était un nommé Salah eddîn. A la même époque se trouvait à Alexandrie le sultan déchu de l'Afrikiyah (Tunis), c'est-à-dire, Zaccaria Abou Yahia, fils d'Ahmed, fils d'Abou Hafs, connu sous le nom d'Allihiâny (le barbu). Almélic annâcir avait ordonné de le loger dans le palais royal d'Alexandrie, et lui avait assigné une pension de cent dirhems par jour. Zaccaria avait près de lui ses enfants Abd Alouâhid, Misry et Iskendery; son chambellan Abou Zaccaria, fils de Yakoub, et son vizir Abou Abd Allah, fils d'Yacine. Allihiâny mourut à Alexandrie, ainsi que son fils Aliskendéry, et Misry demeure encore dans cette même ville. Ce qui suit est une remarque d'ibn Djozay. « Une chose étrange, c'est ce qui arriva à propos des noms des deux fils d'Allihiâny : Aliskendéry et Misry; savoir, la réalité des présages que l'on peut tirer de certains noms. Le premier est mort à Alexandrie (Iskenderiyeh), et Misry a vécu pendant longtemps dans cette ville, qui fait partie de Misr (l'Egypte). » Quant à Abd Alouâhid, il passa successivement en Espagne, dans le Maghreb et l'Afrikiyah, et mourut dans ce dernier pays, dans l'île de Djerba (Gerbi).
Parmi eux, on peut citer le kadi de cette ville, Imad eddîn Alkendy, un des maîtres dans l'art de l'éloquence. Il couvrait sa tête d'un turban qui dépassait par son volume tous les turbans jusqu'alors en usage. Je n'ai pas vu, soit dans l'Orient, soit dans l'Occident, un turban plus volumineux. J'aperçus un jour le kadi Imad eddîn assis devant un mihrâb (chœur d'une mosquée), dont son turban remplissait presque tout l'espace. Parmi les savants d'Alexandrie, on remarquait encore Fakhr eddîn, fils d'Arrîghy, qui était aussi au nombre des kadis de cette ville. C'était un homme distingué et très savant.
On raconte que l'aïeul du kadi Fakhr eddîn Arrîghy appartenait à la tribu de Rîghah, et qu'il s'adonna à l'étude. Dans la suite il partit pour le Hedjaz, et arriva un soir près d'Alexandrie. Comme il était dépourvu de ressources, il prit avec lui-même la résolution de ne pas entrer dans cette ville, avant d'avoir entendu quelque parole de bon augure. Il s'assit donc tout près de la porte. Cependant tous les habitants étaient rentrés successivement; le temps de la fermeture des portes était arrivé, et il ne restait plus que lui dans cet endroit. Le concierge fut mécontent de sa lenteur, et lui dit, par manière de plaisanterie : « Entre donc, ô kadi! — Kadi, s'il plaît à Dieu, se dit l'étranger. » Après quoi il entra dans une medréceh, s'appliqua à la lecture du Coran, et marcha sur les traces des hommes distingués. Sa réputation devint considérable et sa renommée se répandit. Il se fit connaître par sa piété et sa continence, et le bruit de ses vertus parvint jusqu'aux oreilles du roi d'Egypte. Sur ces entrefaites, le kadi d'Alexandrie vint à mourir. Il y avait alors en cette ville un grand nombre de fakîhs et de savants, qui tous ambitionnaient la place vacante. Arrîghy, seul entre tous, n'y songeait pas. Le sultan lui envoya l'investiture, c'est-à-dire le diplôme de kadi. Le courrier de la poste le lui ayant apporté, Arrîghy ordonna à son domestique de proclamer dans les rues de la ville que quiconque avait un procès eût à se présenter pour le lui soumettre. Quant à lui, il s'occupa sans retard de juger les contestations des habitants. Les gens de loi, etc. se réunirent chez un d'entre eux, qu'ils avaient regardé comme ne pouvant manquer d'obtenir la dignité de kadi. Ils parlèrent d'adresser à ce sujet une réclamation au sultan, et de lui dire que la population n'était pas satisfaite de son choix. Un astrologue, homme de beaucoup d'esprit, assistait à cette réunion; il leur tint ce discours : « Gardez-vous de faire cela ; j'ai examiné avec soin l'astre sous lequel il a été nommé : il m'a été démontré par mes calculs que cet homme exercerait pendant quarante ans les fonctions de kadi. » En conséquence, les fakîhs renoncèrent à leur dessein de réclamer contre sa nomination. Ce qui arriva fut conforme à ce qu'avait découvert l'astrologue, et Arrîghy fut célèbre pendant tout le cours de sa magistrature par son équité et la pureté de ses mœurs.
Parmi les savants d'Alexandrie, on remarquait encore Ouédjîh eddîn Assinhâdjy, un des kadis de cette ville, non moins connu par sa science que par sa vertu; et Chems eddîn, fils de Bint attinnîcy, homme vertueux et bien connu. Parmi les religieux de cette ville, je citerai le cheikh Abou Abd Allah alfâcy, un des principaux saints. On raconte que, lorsque dans ses prières il prononçait les formules de salutation, il entendait une voix lui rendre le salut. Parmi les religieux d'Alexandrie, on distingue encore le savant, pieux, humble et chaste imâm Khalîfah, le contemplatif (proprement, l'extatique.)
Un de ses compagnons, de la véracité duquel on est sûr, m'a fait le récit suivant : « Le cheikh Khalîfah vit en songe le Prophète de Dieu, qui lui disait : « Rends-nous visite, ô Khalîfah. » Le cheikh partit aussitôt pour Médine et se rendit à l'illustre mosquée; il y entra par la porte de la Paix, salua la mosquée et bénit le nom du Prophète; après quoi il s'assit contre une des colonnes du temple, appuyant la tête sur ses genoux, posture qui est appelée par les soufis atterfîk. Lorsqu'il releva la tête, il trouva quatre pains ronds, des vases remplis de lait et une assiette de dattes. Lui et ses compagnons en mangèrent, après quoi il s'en retourna à Alexandrie, sans faire cette année-là le pèlerinage. »
Je citerai encore, parmi les religieux d'Alexandrie, le savant imâm, le pieux, chaste et humble Borhân eddîn Ala'radj (le boiteux), qui était au nombre des hommes les plus dévots et des serviteurs de Dieu les plus illustres. Je le vis durant mon séjour à Alexandrie, et même j'ai reçu l'hospitalité chez lui pendant trois jours.
J'entrai un jour dans l'appartement où il se trouvait : « Je vois, me dit-il, que tu aimes à voyager et à parcourir les contrées étrangères. » Je lui répondis: « Certes, j'aime cela. » (Cependant à ce moment-là je n'avais pas encore songé à m'enfoncer dans les pays éloignés de l'Inde et de la Chine.) « Il faut absolument, reprit-il, s'il plaît à Dieu, que tu visites mon frère Férid eddîn, dans l'Inde; mon frère Rocn eddîn, fils de Zaccaria, dans le Sind, et mon frère Borhân eddîn, en Chine. Lorsque tu les verras, donne-leur le salut de ma part. » Je fus étonné de ce discours, et le désir de me rendre dans ces pays fut jeté dans mon esprit. Je ne cessai de voyager, jusqu'à ce que je rencontrasse les trois personnages que Borhân eddîn m'avait nommés, et que je leur donnasse le salut de sa part. Lorsque je lui fis mes adieux, il me remit, comme frais de route, une somme d'argent que je gardai soigneusement; je n'eus pas besoin dans la suite de la dépenser; mais elle me fut enlevée sur mer, avec d'autres objets, par les idolâtres de l'Inde.
Enfin, je citerai le cheikh Yakout l'Abyssin, un des hommes les plus distingués et qui avait été disciple d'Abou’l’abbâs almursy, disciple lui-même de l'ami de Dieu Abou’l Haçan achchadhily, ce célèbre personnage qui a été l'auteur de miracles illustres et qui est parvenu dans la vie contemplative à des degrés élevés.
Le cheikh Yakout m'a fait le récit suivant, qu'il tenait de son cheikh Abou’l’abbâs almursy : « Abou’l Haçan faisait chaque année le pèlerinage; il prenait son chemin par la haute Egypte, passait à la Mecque le mois de redjeb et les suivants, jusqu'à l'accomplissement des cérémonies du pèlerinage; puis il visitait le tombeau de Mahomet et revenait dans son pays, en faisant le grand tour (par la route de terre, en traversant le Hedjaz, le désert, etc.) Une certaine année (ce fut la dernière fois qu'il se mit en route), il dit à son serviteur : « Prends une pioche, un panier, des aromates et tout ce qui sert à ensevelir les morts. — Pourquoi cela, ô mon maître? » lui demanda son domestique. — « Tu le verras à Homaîthirâ, » lui répondit Châdhily. (Homaïthirâ est un endroit situé dans le Saïd (haute Egypte), au désert d'Aïdhâb. On y voit une source d'eau saumâtre, et il s'y trouve un grand nombre de hyènes). « Lorsqu'ils furent arrivés à Homaîthirâ, le cheikh Abou’l Haçan fit ses ablutions et récita une prière de deux ric'ahs. A peine avait-il terminé sa dernière prosternation, que Dieu le rappela à lui. Il fut enseveli en cet endroit. » J'ai visité son tombeau, qui est recouvert d'une pierre sépulcrale, sur laquelle on lit son nom et sa généalogie, en remontant jusqu'à Haçan, fils d'Aly.
Comme nous l'avons vu plus haut, Châdhily voyageait chaque année dans le Saïd et sur la mer de Djouddah (mer Rouge). Lorsqu'il se trouvait à bord d'un vaisseau, il récitait tous les jours la prière connue sous le nom de Litanies de la mer. Ses disciples suivent encore le même usage, une fois par jour. Les litanies de la mer sont ainsi conçues : « ô Dieu, ô être sublime, ô être magnifique, doux et savant, c'est loi qui es mon Seigneur! Il me suffit de te connaître. Quel excellent maître est le mien, quel excellent lot est le mien ! Tu secours qui tu veux, tu es l'être illustre et clément. Nous implorons ta protection dans nos voyages, dans nos demeures, dans nos paroles, dans nos désirs et nos dangers; contre les cloutes, les opinions fausses et les erreurs qui empêcheraient nos cœurs de connaître tes mystères. Les musulmans ont été éprouvés par l'affliction et violemment ébranlés. Lorsque les hypocrites et ceux dont le cœur est malade diront : Dieu et son envoyé ne nous ont fait que de fausses promesses, affermis-nous, secours-nous et calme devant nous les flots de cette mer, comme tu l'as fait pour Moïse; comme tu as assujetti les flammes à Abraham, comme tu as soumis les montagnes et le fer à David, les vents, les démons et les génies à Salomon. Calme devant nous chaque mer qui t'appartient sur la terre et dans le ciel, dans le monde sensible et dans le monde invisible, et la mer de cette vie et celle de l'autre vie. Assujettis-nous toutes choses, ô toi qui possèdes toutes choses. C. H. Y. 'A. S. » (Ces lettres ou monogrammes commencent le chap. xix du Coran, qui traite de la miséricorde de Dieu envers Zacharie, etc.) « Secours-nous, ô toi qui es le meilleur des défenseurs, et donne-nous la victoire, ô toi le meilleur des conquérants; pardonne-nous, ô toi le meilleur de ceux qui pardonnent; fais-nous miséricorde, ô le meilleur des êtres miséricordieux; accorde-nous notre pain quotidien, ô le meilleur de ceux qui distribuent le pain quotidien ! Dirige-nous et délivre-nous des hommes injustes. Accorde-nous des vents favorables, ainsi que le peut ta science ; tire-les pour nous des trésors de ta clémence, et soutiens-nous généreusement par leur moyen, en nous conservant sains et saufs dans notre foi, dans ce monde et dans l'autre; car tu peux toutes choses, ô mon Dieu! Fais réussir nos affaires, en nous accordant le repos et la santé pour nos cœurs comme pour nos personnes, en ce qui touche nos intérêts religieux et nos intérêts mondains. Sois notre compagnon de voyage, et remplace-nous au sein de notre famille. Détruis les visages de nos ennemis et fais empirer leur condition; qu'ils ne puissent nous échapper, ni marcher contre nous. Si nous voulions, certes, nous leur ôterions la vue; ils se précipiteraient alors vers le Sirâth. » (Chemin, sentier; et pont dressé au-dessus de l'enfer, suivant les musulmans, plus fin qu'un cheveu, etc.) « Mais comment le verraient-ils? Si nous voulions, nous les ferions changer de forme; ils ne pourraient ni passer outre ni revenir sur leurs pas. » (Coran, xxxvi, 66, 67.) Y. S. (Ces deux lettres commencent le ch. xxxvi.) « Leurs faces seront laides; 'A. M. et leurs visages seront baissés devant le vivant et l'immuable. Celui qui sera chargé d'injustices sera frustré. » (Coran, xx, 110.) TH. S. H. M. 'A. S. K. (Les deux premières lettres commencent le ch. xxvii, et les deux suivantes les ch. xl à xlvi inclusivement; les trois dernières se trouvent aussi après , en tête du ch. xlii.) « Il a fait couler séparément les deux mers qui se touchent. Entre elles s'élève une barrière, et elles ne la dépassent pas. » (Coran, lv, 19 et 20.) H. M. H. M. H. M. etc. « La chose a été décrétée et le secours est arrivé. Ils ne nous vaincront pas. Elle a été décrétée la révélation du livre (le Coran), par le Dieu puissant, savant, qui pardonne les péchés, qui accueille le repentir, qui châtie fortement, qui dure éternellement. Il n'y a pas d'autre dieu que lui. C'est à lui que l'on a recours. Au nom de Dieu, que notre porte soit bénie, ainsi que nos murailles, Y. S., notre toit. C. H. Y. 'A. S., nos moyens d'existence, H. M. 'A. S. K. et notre protection. Certes, Dieu te suffira contre eux, il entend et sait tout. » (Coran, ii, 131.) « Le voile du firmament est étendu sur nous, et l'œil de Dieu nous regarde. Grâce à la puissance de Dieu, on ne peut rien contre nous. Dieu est derrière eux, qui les entoure. Ce Coran illustre est écrit sur une table gardée avec soin. » (Coran, lxxxv, 20, 21.) « Dieu est le meilleur des gardiens, le plus miséricordieux des miséricordieux. Mon patron est le Dieu qui a révélé le livre; il choisit pour amis les gens de bien. » (Coran, vii, 195.) « Dieu me suffit. Il n'y a pas d'autre dieu que Dieu. Je mets ma confiance en lui. Il est le maître du trône suprême. Au nom de Dieu, avec le nom duquel rien sur la terre, ni dans les cieux ne saurait souffrir de dommage. C'est lui qui entend et qui sait tout. L'homme a des anges qui se succèdent sans cesse, placés devant lui, derrière lui, et qui le protègent par l'ordre de Dieu. » (Coran, xiii, 12.) « Il n'y a de force et de puissance qu'en Dieu, l'être grand et sublime par excellence. »
Parmi les événements qui arrivèrent dans la ville d'Alexandrie en l'année 727 (de J. C. 1326-27), et dont nous reçûmes la nouvelle à la Mecque, se trouve le suivant :
Une dispute s'éleva entre les musulmans et les marchands chrétiens. Le gouverneur d'Alexandrie était alors un homme appelé Caraky; il s'occupa de protéger les Européens, et ordonna aux musulmans de se rendre dans l'espace compris entre les deux avant-murs de la porte de la ville, après quoi il fit fermer sur eux les portes pour les châtier. La population désapprouva cette conduite et la jugea exorbitante, et ayant rompu la porte, elle se précipita tumultueusement vers l'hôtel du gouverneur. Celui-ci se fortifia contre leurs attaques et les combattit du haut du toit. Cependant il expédia des pigeons à Mélik Nacir pour l'instruire de cette nouvelle. Le roi fit partir un émir nommé Aldjemâly, et le fit bientôt suivre par un autre émir appelé Thaughân, qui était un homme orgueilleux, impitoyable et d'une piété suspecte; en effet, on prétendait qu'il adorait le soleil. Les deux émirs entrèrent à Alexandrie, se saisirent de ses principaux habitants et des chefs des marchands, tels que les enfants d'Alcoûbec et autres, auxquels ils extorquèrent des sommes considérables. On plaça un carcan de fer au cou du kadi Imad eddîn. Quelque temps après, les deux émirs firent périr trente-six des habitants de la ville. Chacun de ces malheureux fut fendu en deux, et leurs corps furent mis en croix sur deux rangs; cela se passait un vendredi. La population étant sortie, selon sa coutume, après la prière, afin de visiter les tombeaux, vit ce funeste spectacle. Son chagrin fut grand et sa tristesse en redoubla.
Au nombre des crucifiés se trouvait un marchand très considéré, que l'on appelait Ibn Réouâhah. Il avait une salle remplie d'armes, et toutes les fois qu'un danger se présentait ou qu'il survenait quelque lutte, il en tirait de quoi fournir à l'armement de cent ou deux cents hommes. Il y avait des salles de cette espèce chez un grand nombre d'habitants de la ville. La langue d'Ibn Réouâhah le perdit (litt. glissa). En effet, il dit aux deux émirs : « Je réponds de cette ville; toutes les fois qu'il y surviendra quelque trouble, que l'on s'adresse à moi ; j'épargnerai au sultan la solde qu'il lui faudrait donner à la garnison. » Les deux émirs désapprouvèrent ses paroles et lui répondirent : « Tu ne veux autre chose que te révolter contre le sultan. » Ils le firent mettre à mort. Ce malheureux n'avait cependant d'autre but que de montrer sa bonne volonté et son dévouement au sultan. Ce fut précisément ce qui le perdit.
Pendant mon séjour à Alexandrie, j'avais entendu parler du cheikh Abou Abd Allah Almorchidy, homme pieux, adonné aux pratiques de dévotion, menant une vie retirée et disposant de richesses surnaturelles. Il était au nombre des principaux saints et des contemplatifs. Il vivait retiré à Moniah Béni Morchid, dans un ermitage ou il demeurait absolument seul, sans serviteur et sans compagnon. Les émirs et les vizirs venaient le trouver, et des troupes de visiteurs, appartenant aux diverses classes de la société, arrivaient chez lui quotidiennement. Il leur servait à manger. Chacun d'eux désirait manger de la viande, ou des fruits ou des pâtisseries. Il servait à chacun ce qu'il voulait, et souvent même des fruits ou des légumes hors de saison. Les fakîhs venaient le trouver pour lui demander des emplois. Il investissait les uns et destituait les autres. Toutes ces nouvelles concernant Almorchidy étaient répandues au loin, et étaient devenues notoires; et Almélic annâcir lui avait plusieurs fois rendu visite dans sa zaouïa.
Je sortis de la ville d'Alexandrie dans le dessein d'aller trouver ce cheikh (que Dieu nous en fasse profiter!), et j'arrivai à la bourgade de Téréoudjeh, qui est éloignée d'une demi-journée d'Alexandrie. C'est une grande bourgade où résident un kadi, un ouâli (gouverneur) et un nâzhir (inspecteur). Ses habitants sont remplis de nobles qualités et de politesse. J'ai eu des relations avec son kadi, Safy eddîn ; son khatîb, Fakhr eddîn, et avec un habitant distingué, que l'on appelait Mobârec et que l'on surnommait Zeïn eddîn. Je logeai à Téréoudjeh chez un homme pieux, vertueux et jouissant d'une grande considération, que l'on nommait Abd alouahhâb. Le nâzhir Zeïn eddîn Ibn alouâïzh me donna un festin d'hospitalité. Il m'interrogea touchant ma ville natale et le chiffre de ses impositions. Je l'informai qu'elles s'élevaient (chaque année) à douze mille dinars d'or environ. Il fut surpris de cela et me dit : « Tu vois cette bourgade, eh bien! ses impositions se montent à soixante et douze mille dinars d'or. » La cause pour laquelle les revenus de l'Egypte sont si considérables, c'est que toutes les propriétés territoriales y appartiennent au fisc.
Je partis de cette bourgade et arrivai à la ville de Demenhoûr (Timenhor, ou la ville de Horus, autrement appelée Hermopolis parva). C'est une place importante dont les tributs sont considérables et les beautés très renommées. C'est la métropole de tout le Bohaïrah (gouvernement qui tirait son nom du Bohaïrah ou lac Maréotis) et le centre de l'administration de cette province. Elle avait alors pour kadi Fakhr eddîn Ibn Meskîn, un des jurisconsultes de la secte de Châfeï, qui fut investi de la dignité de kadi d'Alexandrie, lorsque Imad eddîn Alkendy en fut dépouillé, à cause de l'événement que nous avons raconté ci-dessus. Un homme digne de foi m'a rapporté qu'Ibn Meskîn donna vingt-cinq mille dirhems, équivalant à mille dinars d'or, afin d'être nommé kadi d'Alexandrie.
Nous partîmes de Demenhoûr pour Fawwa, qui est une ville d'un aspect merveilleux et non moins belle à l'intérieur. On y voit de nombreux vergers; elle possède des avantages distingués et remarquables. C'est là que se trouve le tombeau du cheikh, du saint Abou'nnédjâh, dont le nom est célèbre, et qui fut, pendant sa vie, le devin de tout ce pays.
La zaouïa du cheikh Abou Abd Allah Almorchidy, que j'avais l'intention de visiter, est située dans le voisinage de la ville, dont un canal la sépare. Lorsque je fus arrivé à Fawwa, je la traversai et je parvins à la zaouïa du cheikh, avant la prière de l'àsr. Je le saluai et je trouvai près de lui l'émir Seïf eddîn Yelmélec, un des khâssékis (officiers attachés à la personne du sultan). Au lieu d’Yelmélec, le peuple appelle cet émir Almélic; en quoi il se trompe. L'émir s'était logé avec sa troupe en dehors de la zaouïa. Lorsque j'entrai chez le cheikh, il se leva, m'embrassa, fit apporter des aliments et mangea avec moi. Il portait une djobbah (robe courte) de laine noire. Lorsque l'heure de la prière de l'àsr fut arrivée, il me chargea d'y présider en qualité d'imâm. Il en usa de même pour toutes les autres prières dont l'heure se présenta pendant que je me trouvais près de lui, et cela durant tout le temps de mon séjour dans son habitation. Lorsque je voulus me coucher, il me dit : « Monte sur le toit de la zaouïa et dors en cet endroit. » On était alors au temps des premières chaleurs. Je dis à l'émir : « Au nom de Dieu! » Il me répondit par ce verset du Coran (xxxvii, 164) : « Chacun de nous a un séjour déterminé. » Je montai donc sur le toit et j'y trouvai une natte, un tapis de cuir, des vases pour les ablutions, une cruche d'eau et une écuelle à boire. Je dormis en cet endroit.
Cette nuit-là, pendant que je reposais sur le toit de la zaouïa, je me vis en songe porté sur l'aile d'un grand oiseau, qui volait dans la direction de la Kiblah (la Mecque), puis dans celle du Yémen; puis il me transportait dans l'orient, après quoi il passait du côté du midi; puis il volait au loin vers l'orient, s'abattait sur une contrée ténébreuse et noirâtre, et m'y abandonnait. Je fus étonné de cette vision et je me dis: « Si le cheikh m'interprète mon songe, il est vraiment tel qu'on le dit. « Lorsque je me présentai, le lendemain matin, pour assister à la prière de l'aurore, le cheikh me chargea de la diriger en qualité d'imâm. L'émir Yelmélec vint ensuite le trouver, lui fit ses adieux et partit. Les autres visiteurs qui étaient là lui firent aussi leurs adieux, et s'en retournèrent tous, après qu'il leur eut donné comme provision, de route de petits biscuits. Cependant je récitai la prière surérogatoire du matin (à environ dix heures). Le cheikh m'appela et m'expliqua mon songe; en effet, lorsque je le lui eus raconté, il me dit : « Tu feras le pèlerinage de la Mecque, tu visiteras le tombeau du prophète, tu parcourras le Yémen, l'Irak, le pays des Turcs et l'Inde; tu resteras longtemps dans cette dernière contrée, et tu y verras mon frère Dilchâd (cœur joyeux) alhindy, qui le tirera d'une affliction dans laquelle tu seras tombé. » Cela dit, il me pourvut de petits biscuits et d'argent pour le voyage; je lui fis mes adieux et je partis. Depuis que je l'ai quitté, je n'ai éprouvé dans le cours de mes voyages que de bons traitements ; et ses bénédictions me sont venues en aide. Parmi tous ceux que j'ai rencontrés, je n'ai pas trouvé son pareil, si l'on en excepte l'ami de Dieu Sidi Mohammed almoulah, qui habite l'Inde.
Cependant nous nous rendîmes à la ville de Nahrârïah, qui occupe un emplacement considérable, mais dont la construction est récente. Ses marchés présentent un beau coup d'œil. Son émir, qui s'appelle Sa'dy, jouit d'une grande considération ; il a un fils qui est au service du roi de l'Inde et dont nous parlerons ci-après. Le kadi de Nahrârïah est Sadr eddîn Soleïman almâliky, l'un des principaux personnages de la secte de Malik. Il alla dans l'Irak, en qualité d'ambassadeur d'Almélic annâcir, et fut ensuite investi de la dignité de kadi de la province de Gharbiyah. Il a une belle figure et un extérieur avantageux. Le khathîb de Nahrârïah est Cherf eddîn Assékhâouy, qui est au nombre des hommes vertueux.
De Nahrârïah je me rendis à Abiâr, qui est d'une construction ancienne, et dont les environs exhalent une odeur aromatique; elle possède un grand nombre de mosquées, et sa beauté est parfaite. Elle est située dans le voisinage de Nahrârïah, dont le Nil la sépare. On fabrique à Abiâr de belles étoffes, qui atteignent un prix élevé en Syrie, dans l'Irak, au Caire et ailleurs. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que, malgré la proximité de Nahrârïah et d'Abiâr, les étoffes qui sont fabriquées dans la dernière de ces villes ne jouissent d'aucune estime et n'obtiennent aucune approbation à Nahrârïah. (C'est précisément à cause de la facilité que l'on a de s'en procurer.) Je vis à Abiâr le kadi de cette ville, Izz eddîn Almélîhy achchâfi'y. C'est un homme d'un caractère généreux, d'un mérite éminent. Je me trouvais chez lui le jour de la cavalcade. Les habitants d'Abiâr appellent ainsi le jour où l'on observe la nouvelle lune de ramadhan. C'est la coutume chez eux que les fakîhs et les chefs de la ville se réunissent après l'àsr, le 29 de chaban, dans la maison du kadi. Le nakib (chef) des gens de loi, revêtu d'un costume magnifique, se tient debout à la porte. Lorsqu'arrive un des fakîhs ou un des chefs, ce nakib le reçoit et marche devant lui, en disant : « Au nom de Dieu, notre seigneur N. de la religion. » Dès qu'ils entendent ces paroles, le kadi et ceux qui se trouvent avec lui se lèvent devant le nouveau venu, et le nakib le fait asseoir dans un endroit convenable. Lorsqu'ils sont tous réunis en ce lieu le kadi et tous ceux qui se trouvent chez lui montent à cheval ; ils sont suivis de toute la population de la ville, hommes, femmes et enfants. Ils arrivent ainsi dans un endroit élevé, situé hors de la ville et qu'ils appellent l'Observatoire de la nouvelle lune. Cet endroit est couvert de nattes et de tapis. Le kadi et son cortège descendent de cheval et y observent la nouvelle lune. Cela fait, ils retournent à la ville, après la prière du coucher du soleil, précédés de bougies, de réchauds portatifs et de fanaux. Les boutiquiers allument des bougies dans leurs boutiques, et la population accompagne le kadi jusqu'à sa maison; après quoi elle s'en retourne. Telle est leur manière d'agir chaque année.
D'Abiâr je me dirigeai vers Almahallah alkébîrah (le grand quartier), ville célèbre et possédant de beaux monuments. Ses habitants sont nombreux et sa population réunit toutes les bonnes qualités. Elle possède un kadi et un ouâly suprêmes. Le kadi des kadis, lors de mon arrivée à Almahallah alkébîrah, était malade et alité dans un verger à lui appartenant, et situé à deux parasanges de la ville. Il s'appelait Izz eddîn Ibn alachmarin (ou, d'après une autre leçon, fils du prédicateur d'Ochmouneïn). J'allai le visiter, en compagnie de son substitut, le fakîh Abou'lkâcim, fils de Bénoûn almâliky attoûnécy et de Cherf eddîn Addamiry, kadi de Mahallah Ménoûf. Nous passâmes un jour chez lui, et la conversation étant venue à rouler sur les hommes pieux, j'appris de lui qu'à un jour de distance de Mahallah kébîrah, se trouvait le canton de Borlos et de Nestéraw (Nestéraouah), où habitaient de saints personnages et où l'on voyait le tombeau du cheikh Merzoûk, le contemplatif. En conséquence, je me dirigeai vers ce district, et je descendis dans la zaouïa du cheikh susnommé. Ce canton abonde en palmiers, en fruits, en oiseaux de mer et en poisson appelé alboûry (le muge). Sa capitale se nomme Malthîn; elle est située sur le rivage d'un lac qui est formé par les eaux du Nil et celles de la mer,[55] et que l'on appelle le lac de Tinnîs. Nestéraw est située dans le voisinage de ce lac. Je m'y logeai dans la zaouïa du pieux cheikh Chems eddîn Alfalouy. Tinnîs a été jadis une ville grande et célèbre; mais elle est à présent en ruines. Ibn Djozay fait la remarque suivante : « C'est de Tinnîs que tire son surnom le célèbre poète Abou'lfeth, fils de Ouakî', qui a dit, en parlant du canal de cette ville:
Lève-toi et verse-moi à boire, tandis que le canal est agité et que les vents recourbent les aigrettes des roseaux.
Les vents qui les penchent à leur gré, ressemblent à un amant qui s'est procuré, en guise de robes de soie, les rameaux des arbres.
L'air est recouvert d'un manteau aussi noir que le musc, mais que les éclairs ont brodé d'or.
On écrit Nestéraw et Borlos. Quelques personnes prononcent Borollos. Abou Bekr, fils de Nokthah (le point), écrit Bérellos. Cette localité est située sur le bord de la mer. Au nombre des choses extraordinaires qui s'y passèrent, est le fait suivant, raconté par Abou Abd Allah Arrâzy, d'après l'autorité de son père : « Le kadi de Borlos, qui était un homme très pieux, se rendit une certaine nuit sur les bords du Nil. Tandis qu'il accomplissait ses ablutions et qu'il priait, conformément à la volonté de Dieu, tout à coup il entend une voix qui prononçait ces vers :
Si ce n'était pour l'amour des hommes qui observent une série continue de jeûnes, et de ceux qui accomplissent avec assiduité la lecture du Coran ;
Certes, la terre que vous habitez serait bouleversée un beau malin, parce que vous êtes une nation perverse, qui ne vous souciez pas de moi.
« Je terminai ma prière à la hâte, raconte le kadi, et je tournai les yeux de tous côtés, mais je ne vis personne et n'entendis aucun son. Je compris que cette voix était celle d'un ange envoyé par Dieu lui-même. »
Je me dirigeai, reprend notre voyageur, à travers un terrain sablonneux, vers la ville de Damiette (Dimiâth), place spacieuse, abondante en fruits de diverses espèces, merveilleusement distribuée, et participant à toutes sortes d'avantages. Le peuple écrit son nom avec un point sur le dal (ce qui fait Dhimiâth); c'est ainsi que l'écrit l'imâm Abou Mohammed Abd Allah, fils d'Aly arrochâthy. La gloire de la religion, l'imâm très savant Abou Mohammed Abd Al-moumin, fils de Khalaf addimiâthy, chef des traditionnaires, écrivait le nom de cette ville sans ponctuer le dal, et, non content de cela, il contredisait formellement Arrochâthy et d'autres écrivains. Or il devait connaître mieux, que personne l'orthographe du nom de sa ville natale. La ville de Damiette est située sur la rive du Nil. Les habitants des maisons voisines de ce fleuve y puisent de l'eau avec des seaux. Beaucoup d'habitations ont des escaliers, au moyen desquels on descend jusqu'au Nil. Le bananier croît en abondance à Damiette, et son fruit se transporte au Caire dans des bateaux. Les brebis des habitants paissent librement et sans gardiens, la nuit comme le jour; c'est pour cette raison que l'on a dit de Damiette : « Ses murs consistent en sucreries, et ses chiens, ce sont ses brebis. » Lorsque quelqu'un est entré dans Damiette, il ne peut plus en sortir, sinon muni du sceau du gouverneur. Les individus qui jouissent de quelque considération reçoivent ce cachet imprimé sur un morceau de papier, afin qu'ils puissent le faire voir aux gardiens de la porte. Quant aux autres, on imprime le sceau sur leur bras, qu'ils montrent (aux surveillants).
Les oiseaux de mer sont très nombreux à Damiette, et leur chair est extrêmement grasse. On y trouve aussi du lait de buffle qui n'a pas son pareil pour la douceur de son goût et sa bonté. Enfin, on y prend le poisson appelé boûry (le muge), qui est exporté de cet endroit en Syrie, en Asie Mineure et au Caire. Près de Damiette se trouve une île située entre la mer et le Nil, et que l'on appelle Alberzakh (la barrière). Elle renferme une mosquée et une zaouïa, dont je vis le cheikh, appelé Ibn Kofl, près de qui je passai la nuit du jeudi au vendredi. Il avait avec lui une troupe de fakirs, hommes vertueux, pieux et excellents. Ils consacrèrent la nuit à la prière, à la lecture du Coran et à la commémoration des louanges de Dieu.
La ville actuelle de Damiette est d'une construction récente ; l'ancienne ville est celle qui a été détruite par les Francs,[56] du temps d'Almélic assâlih. On y voit la zaouïa du cheikh Djémal eddîn Assâouy, l'instituteur (littéral, le modèle) de la confrérie dite des Karenders (Kalenders). On appelle ainsi des gens qui se rasent la barbe et les sourcils. A l'époque où je visitai Damiette, la zaouïa était occupée par le cheikh Feth attecroûry.
On raconte de la manière suivante le motif qui engagea le cheikh Djémal eddîn Assâouy à raser sa barbe et ses sourcils. Ce cheikh était doué d'un extérieur avantageux et d'une belle figure. Une femme de la ville de Sâouah conçut de l'amour pour lui; elle lui adressait des messages, se présentait devant lui sur les chemins et l'invitait à aller chez elle; mais il la refusait et méprisait ses avances. Lorsqu'elle fut poussée à bout par sa conduite, elle lui dépêcha en secret une vieille femme, qui se présenta devant lui, vis-à-vis d'une maison située sur le chemin qu'il suivait pour se rendre a la mosquée. Cette vieille tenait dans ses mains une lettre cachetée. Au moment où Djémal eddîn passait à côté d'elle, elle lui dit : « ô mon maître, sais-tu bien lire? » Il répliqua : « Oui, certes. — Voici, reprit-elle, une lettre que mon fils m'a envoyée, je désire que tu me la lises. — C'est bien, » répliqua-t-il. Lorsqu'il eut ouvert la lettre, la vieille lui dit: « Ô mon maître, mon fils est marié ; sa femme se tient dans le portique de la maison; si tu avais la bonté de lire la lettre dans l'espace compris entre les deux portes du logis, afin qu'elle puisse l'entendre... » Il consentit à sa demande; mais, lorsqu'il fut entré dans le vestibule, la vieille referma la porte extérieure, et l'amante de Djémal eddîn sortit, accompagnée de ses suivantes. Elles s'attachèrent à lui et l'entraînèrent dans l'intérieur de la maison. Alors la maîtresse du logis lui déclara ses intentions à son égard. Quand il vit qu'il n'avait aucun moyen de lui échapper, il lui dit : « Certes, je ferai ce que tu voudras, mais auparavant montre moi les latrines. » Elle les lui indiqua. Il y porta de l'eau, et avec un rasoir bien affilé qu'il avait sur lui, il se coupa la barbe et les sourcils; après quoi il se représenta devant cette femme. Elle le trouva très laid, désapprouva fortement son action et ordonna de le chasser. Ce fut ainsi que Dieu le protégea contre cette tentation. Dans la suite il conserva la même figure (complètement rasée), et tous ceux qui suivent sa règle se rasent la tête, la barbe et les sourcils.
On raconte que, lorsqu'il fut arrivé à Damiette, il choisit pour demeure le cimetière de cette ville. Elle avait alors pour kadi un nommé Ibn Al'amîd. Ce magistrat ayant un jour accompagné le cortège funèbre d'un des principaux habitants, vit dans le cimetière le cheikh Djémal eddîn et lui dit : « C'est donc toi qui es le cheikh novateur? » A quoi le cheikh répliqua : « Et toi, tu es le kadi ignorant ; tu passes sur ta mule entre des tombeaux, et cependant tu sais que le respect que l'on doit aux hommes après leur mort est égal à celui qu'on leur doit de leur vivant. » Le kadi reprit : « Ton usage de te raser la barbe est quelque chose de plus grave que cela. — Est-ce à moi que tu en veux ? » répliqua le cheikh; puis il poussa un cri. Au bout d'un instant il releva la tête, et l'on vit qu'il était porteur d'une grande barbe noire. Le kadi fut étonné de cela, ainsi que son cortège, et descendit de sa mule devant le cheikh. Celui-ci poussa un second cri, et on lui vit une belle barbe blanche; enfin, il cria une troisième fois et releva la tête, et l'on s'aperçut qu'il était sans barbe, comme auparavant. Le kadi lui baisa la main, se déclara son disciple, ne le quitta pas tant qu'il vécut, et lui fit construire une belle zaouïa. Lorsque le cheikh mourut, il fut enseveli dans cet édifice. Quand le kadi se vit sur le point de mourir, il ordonna qu'on l'ensevelît sous la porte de la zaouïa, afin que quiconque entrerait pour visiter le mausolée du cheikh, foulât aux pieds son tombeau. A l'extérieur de Damiette se trouve un lieu de pèlerinage connu sous le nom de Chétha, et dont le caractère de sainteté est manifeste. Les habitants de l'Egypte le visitent, et il y a dans l'année plusieurs jours affectés à cet usage. Près de Damiette, et au milieu des vergers qui l'entourent, on voit un lieu appelé Almoniah (le jardin), qu'habite un cheikh vertueux nommé Ibn Anno'mân. Je me rendis à sa zaouïa et je passai la nuit près de lui.
Il y avait pour gouverneur à Damiette, durant mon séjour dans cette ville, un nommé Almohciny. C'était un homme bienfaisant et vertueux; il avait construit sur le bord du Nil un collège où je logeai à cette même époque. Je liai avec lui une amitié solide.
Je partis de Damiette pour la ville de Fàrescoûr, située sur le rivage du Nil, et je me logeai en dehors de cette ville. J'y fus rejoint par un cavalier envoyé par l'émir Almohciny. « L'émir, me dit-il, s'est informé de toi, et il a appris ton départ; il t'envoie cette somme. » Il me remit en même temps une somme d'argent. (Que Dieu l'en récompense!) Je me rendis ensuite à la ville d'Achmoûn Arrommân (ou des grenades), ainsi nommée à cause de la grande quantité de grenades qu'elle produit. On en exporte au Caire. Achmoûn est une ville ancienne et grande, située sur un des canaux dérivés du Nil. Elle a un pont construit en planches, près duquel les vaisseaux jettent l'ancre. Lorsqu'arrive l'heure de l'asr (trois à quatre heures de l'après-midi), on enlève ces planches et les navires passent, tant pour remonter que pour descendre la rivière. Achmoûn Arrommân a un kadi des kadis et un ouâli des ouâlis.
Je me rendis de cet endroit à la ville de Sémennoûd (Sebennytas), qui est située sur le bord du Nil. Elle possède un grand nombre de vaisseaux et a de beaux marchés. Elle est à trois parasanges de Mahallah kébîrah. A Sémennoûd je m'embarquai sur le Nil, remontant ce fleuve vers le Caire, entre des villes et des bourgades bien situées et contiguës les unes aux autres. Celui qui navigue sur le Nil n'a pas besoin d'emporter des provisions de route, car, toutes les fois qu'il veut descendre sur le bord du fleuve, il peut le faire, soit pour vaquer à ses ablutions et à la prière, soit pour acheter des vivres et autres objets. Des marchés se suivent sans interruption depuis la ville d'Alexandrie jusqu'au Caire, et depuis le Caire jusqu'à la ville d'Oçouân (Syène), dans le Sa’id.
J'arrivai enfin à la ville du Caire, métropole du pays et ancienne résidence de Pharaon aux pieux;[57] maîtresse de régions étendues et de pays riches, atteignant les dernières limites du possible par la multitude de sa population et s'enorgueillissant de sa beauté et de son éclat. C'est le rendez-vous des voyageurs, la station des faibles et des puissants. Tu y trouves tout ce que tu désires, savants et ignorants, hommes diligents ou adonnés aux bagatelles, doux ou emportés, de basse extraction ou d'illustre naissance, nobles ou plébéiens, ignorés ou célèbres. Le nombre de ses habitants est si considérable, que leurs flots la font ressembler à une mer agitée, et peu s'en faut qu'elle ne soit trop étroite pour eux, malgré l'étendue de sa surface et de sa capacité. Quoique fondée depuis longtemps, elle jouit d'une adolescence toujours nouvelle; l'astre de son horoscope ne cesse pas d'habiter une mansion heureuse. Ses conquérants (ou bien son Alkâhirah, la victorieuse, nom arabe du Caire) ont vaincu les nations, ses rois ont soumis les chefs des Arabes et des barbares. Elle possède le Nil, dont la gloire est grande, et qui dispense son territoire d'implorer la pluie; et ce territoire, qui s'étend l'espace d'un mois de marche pour un marcheur très actif, est généreux et réconforte l'homme éloigné de son pays natal.
C'est, remarque Ibn Djozay, c'est en parlant du Caire qu'un poète a dit :
J'en jure par ta vie! Misr (le Caire) n'est pas misr (une grande ville), mais c'est le paradis ici-bas pour quiconque réfléchit.
Ses enfants en sont les anges (allusion aux jeunes garçons, doués d'une éternelle jeunesse, qui serviront d'échansons aux élus dans le paradis; Coran, lxxvi, 19), et ses filles aux grands yeux, les houris. Son île de Raudhah est le jardin, et le Nil le fleuve Cauther (fleuve du paradis).
C'est aussi en parlant du Caire (à l'époque du débordement du Nil) que Nacir eddîn, fils de Nâhidh, a dit :
Le rivage de Misr est un paradis dont aucune ville n'offre le pareil ;
Surtout depuis qu'il a été orné de son Nil aux eaux abondantes.
Les vents qui soufflent sur ses ondes y figurent des cottes de mailles,
Que la lime de leur David n'a pas touchées. (Allusion au talent d'armurier dont le Coran gratifie le roi David, xxi, 80.)
Sa température fluide fait trembler l'homme légèrement vêtu (littéral, dont le corps est nu).
Ses vaisseaux, semblables aux sphères célestes, ne font que monter et descendre.
On dit qu'il y a au Caire douze mille porteurs d'eau qui se servent de chameaux, et trente mille mocâris (loueurs de bêtes de charge); que l'on y voit sur le Nil trente-six mille embarcations appartenant au sultan et à ses sujets, lesquelles ne font qu'aller et venir, remontant le fleuve vers le Sa’id ou le descendant vers Alexandrie et Damiette, avec toutes sortes de marchandises et de denrées d'un débit avantageux. Sur le rivage du Nil, vis-à-vis de Misr, est l'endroit appelé Arraudhah. C'est un lieu de plaisir et de promenade, et l'on y voit de nombreux et beaux jardins; car les habitants de Misr sont amateurs de la joie, du plaisir et des divertissements. J'assistai un jour, dans cette ville, à une fête qui avait pour motif la guérison d'Almélic annâcir, d'une fracture qu'il s'était faite à la main. Tous les trafiquants décorèrent leurs marchés, suspendirent devant leurs boutiques des bijoux, des étoffes rayées et des pièces de soie. Ils continuèrent cette fête pendant plusieurs jours.
La mosquée d'Amr, fils d'Al'âs, est une mosquée noble très considérée et très célèbre. On y fait la prière du vendredi. La rue la traverse dans la direction de l'est à l'ouest. Elle a au levant le monastère où professait l'imâm Abou Abd Allah Achchâfi'y. Quant aux collèges du Caire, personne n'en connaît le nombre, tant il est considérable. Pour l'hôpital (almaristân) qui s'élève entre les deux châteaux, près du mausolée d'Almélic Almansoûr Kalâoûn, il est impossible d'en décrire les beautés. On y a déposé une quantité considérable d'objets utiles et de médicaments. On raconte que ses revenus s'élèvent à mille dinars par jour. Les zaouïas sont très nombreuses au Caire; on les y appelle khaouânik (monastères), mot dont le singulier est khânkah. Les émirs du Caire cherchent à se surpasser les uns les autres en construisant ces édifices. Chaque zaouïa est consacrée à une troupe de fakirs, dont la plupart sont d'origine persane. Ce sont des gens instruits et versés dans la doctrine du soufisme.
Chaque zaouïa a un cheikh (supérieur) et un gardien. L'ordre qui y règne est quelque chose de merveilleux. Parmi les coutumes qu'ils suivent, relativement aux repas, se trouve celle-ci : le serviteur de la zaouïa vient trouver les fakirs, au matin, et chacun lui indique les mets qu'il désire. Lorsqu'ils se réunissent pour manger, on place devant chacun son pain et son bouillon dans un vase séparé, et que personne ne partage avec lui. Ils prennent leurs repas deux fois par jour. Ils ont un vêtement pour l'hiver et un pour l'été, et un traitement qui varie depuis trente dirhems par tête et par mois, jusqu'à vingt dirhems. On leur sert des friandises au sucre, la nuit du jeudi au vendredi; on leur donne du savon pour laver leurs vêtements, de l'huile pour garnir leur lampe et de quoi payer le prix d'entrée au bain. Telle est la manière dont vivent les célibataires. Les gens mariés ont des zaouïas particulières. Parmi les obligations qui leur sont imposées, se trouvent la présence aux cinq prières canoniques, l'obligation de passer la nuit dans la zaouïa, et celle de se réunir tous dans une chapelle, à l'intérieur de ladite zaouïa. Une autre de leurs coutumes, c'est que chacun d'eux s'assied sur un tapis à prier, qui lui appartient en propre. Lorsqu'ils font la prière du matin, ils lisent la sourate de la victoire (xlviiie du Coran), celle de la royauté (lxviie) et la sourate 'amma « sur quoi [s'interrogent-ils ?] » (lxxviii). Après quoi on apporte des exemplaires du Coran, fractionnés en sections (djoûz). Chaque fakir en prend une, et, de cette manière, ils font une lecture complète du Coran; puis ils récitent les louanges de Dieu. Ensuite les lecteurs du Coran font une lecture à la manière des Orientaux. On en agit de même après la prière de l'après-midi. Parmi les coutumes qu'ils observent à l'égard des postulants, sont les suivantes : le postulant se présente à la porte de la zaouïa ; il se tient debout en cet endroit, les reins serrés par une ceinture, et portant sur son épaule un tapis à prier. Dans sa main droite il tient un bâton, et dans la gauche, une aiguière. Le portier informe de sa venue le serviteur de la zaouïa. Celui-ci sort à sa rencontre, lui demande de quel pays il vient, dans quelles zaouïas il a logé en route, et quel a été son supérieur spirituel. Lorsqu'il a constaté la véracité de ses réponses, il le fait entrer dans la zaouïa, étend son tapis dans un lieu convenable et lui montre l'endroit où se font les purifications. L'étranger renouvelle ses ablutions, après quoi il revient à l'endroit où se trouve son tapis, dénoue sa ceinture, fait une prière de deux ric'ahs, salue de la main le cheikh et les assistants, et s'assied près d'eux. Une autre de leurs coutumes c'est que, lorsqu'arrive le vendredi, le serviteur prend tous leurs tapis à prier, les transporte à la mosquée et les y étend. Les fakirs sortent tous ensemble avec leur supérieur, et se rendent à la mosquée. Chacun prie sur son tapis, et, lorsqu'ils ont terminé leur prière, ils lisent le Coran, selon leur coutume ; puis ils s'en retournent tous ensemble à la zaouïa, encore accompagnés de leur cheikh.
A Misr (Fosthath ou le vieux Caire) se voit le cimetière de Karâfah, célèbre par son caractère de sainteté. Ses mérites sont l'objet d'une tradition qui a été mise par écrit par Alkorthoby et plusieurs autres auteurs ; car il fait partie de la montagne de Mokattham, au sujet de laquelle Dieu a promis qu'elle serait un des jardins du paradis. Les habitants du Caire construisent à Karâfah d'élégantes chapelles, qu'ils entourent de murailles, et qui ressemblent à des maisons. Ils élèvent tout près de là des logements, et entretiennent des lecteurs pour lire le Coran, nuit et jour, avec de belles voix. Parmi eux, il y en a qui font construire une zaouïa et un collège à côté du mausolée. Ils y vont passer la nuit du jeudi au vendredi, avec leurs femmes et leurs enfants, et font une procession autour des tombeaux célèbres. Ils vont également y passer la nuit du 14 au 15 de chaban. (Cf. S. de Sacy, Chrestom. arabe, I, 452.) Les commerçants sortent ce jour-là, portant toute espèce de mets. Parmi les sanctuaires célèbres est le saint et noble mausolée où repose la tête de Hoceïn, fils d'Aly. Près de ce mausolée s'élève un grand monastère, d'une construction admirable. Ses portes sont décorées d'anneaux d'argent et de plaques du même métal. C'est un édifice jouissant d'une grande considération. (Littéral. auquel on a payé ce qui lui était dû de respect et de vénération.) On remarque encore à Karâfah le mausolée de la dame Néfiçah, fille de Zeïd, fils d'Aly, fils de Hoceïn, fils d'Aly. C'était une femme exaucée dans ses prières et pleine de zèle dans sa dévotion. Ce mausolée est d'une belle construction et d'une grande magnificence. Il y a tout près de lui un monastère où l'on se rend en foule. On voit aussi dans cet endroit le mausolée de l'imam Abou Abd Allah Mohammed, fils d'Idris, achchâfiy, près duquel s'élève un grand monastère. Ce mausolée jouit d'un revenu considérable; il possède un dôme célèbre, d'une structure admirable, d'une construction merveilleuse, d'une élégance extrême, d'une hauteur excessive. Quant à sa longueur, elle dépasse trente coudées. Enfin, on voit à Karâfah une quantité innombrable de tombeaux d'ouléma et de saints personnages. On y trouve aussi (les sépultures) d'un grand nombre de compagnons de Mahomet et de personnages distingués, tant parmi les anciens que parmi les modernes ; tels qu'Abd er-Rahman, fils de Kâcim; Achhab, fils d'Abd el-Aziz; Asbagh, fils d'Al-faradj; les deux fils d'Abd alhakem; Abou'lkâcim, fils de Cha'bân ; Abou Mohammed Abd alouehhâb. Mais leurs sépultures ne jouissent d'aucune célébrité dans ce cimetière, et ne sont connues que des personnes qui leur portent un intérêt particulier.
Quant à Châfi'y, il a été servi par la fortune, dans sa personne, dans ses disciples et ses compagnons, tant de son vivant qu'après sa mort. Il a confirmé par son exemple la vérité de ce vers de sa composition :
L'assiduité rapproche toutes les choses éloignées, et le bonheur ouvre toutes les portes fermées.
Le Nil d'Egypte l'emporte sur tous les fleuves de la terre par la douceur de ses eaux, la vaste étendue de son cours et la grande utilité (dont il est pour les populations riveraines). Les villes et les villages se succèdent avec ordre le long de ses rivages. Ils n'ont vraiment pas leurs pareils dans toute la terre habitée. On ne connaît pas un fleuve dont les rives soient aussi bien cultivées que celles du Nil. Aucun autre fleuve ne porte le nom de mer (bahr). Dieu très haut a dit : « Lorsque tu craindras pour lui, jette le dans la mer. » (Coran, xxviii, 6. Dieu s'adresse à la mère de Moïse.) Dans ces mots il a appelé le Nil Yemm, ce qui veut dire la même chose que bahr (mer). On lit dans la tradition véridique que le Prophète de Dieu arriva, lors de son voyage nocturne, au Lotus placé à l'extrême limite du paradis, et qu'il vit sortir de ses racines quatre fleuves, dont deux jaillissaient à l'extérieur et deux restaient à l'intérieur. Il interrogea là-dessus Gabriel, qui lui répondit : « Quant aux deux fleuves intérieurs, ils coulent dans le paradis, mais pour les deux fleuves extérieurs, ce sont le Nil et l'Euphrate. » On lit aussi dans la tradition que le Nil, l'Euphrate, le Seyhân (Yaxartès) et le Djeyhân (Oxus), sont tous au nombre des fleuves du paradis. Le cours du Nil se dirige du midi au nord, contrairement à celui de tous les autres fleuves (!). Une des particularités merveilleuses qu'il présente, c'est que le commencement de sa crue a lieu pendant les grandes chaleurs, lorsque les rivières décroissent et se dessèchent; et le commencement de la diminution de ses eaux coïncide avec la crue et les débordements des autres fleuves. Le fleuve du Sind lui ressemble en cela, ainsi que nous le dirons ci-après. Le premier commencement de la crue du Nil a lieu au mois (syrien) de hazîrân, qui est le même que celui de juin. Lorsqu'elle atteint seize coudées, l'impôt territorial prélevé par le sultan est acquitté intégralement. Si le Nil dépasse ce chiure d'une seule coudée, l'année est fertile et le bien-être complet. Mais s'il parvient à dix-huit coudées, il cause du dommage aux métairies et amène des maladies épidémiques. Si, au contraire, il reste, ne fût-ce que d'une coudée, au-dessous de seize coudées, l'impôt territorial décroît. S'il s'en faut de deux coudées qu'il atteigne ce dernier chiffre, les populations implorent de la pluie, et le dommage est considérable. Le Nil est un des cinq plus grands fleuves du monde, qui sont : 1° le Nil; 2° l'Euphrate; 3° le Tigre (Didjlet); 4° le Seïhoûn; et 5° le Djeïhoûn. Cinq autres fleuves leur ressemblent sous ce rapport, savoir : 1° le fleuve du Sind, que l'on appelle Bendj âb (les cinq fleuves); 2° le fleuve de l'Inde, que l'on appelle Canc (Gange), où les Indiens vont en pèlerinage, et dans lequel ils jettent les cendres de leurs morts, car ils prétendent qu'il sort du paradis; 3° le fleuve Djoûn (Djoumna), qui se trouve aussi dans l'Inde; 4° le fleuve Etel (Volga), qui arrose les steppes du Kifdjak et sur les bords duquel est la ville de Sera; et 5° le fleuve Sarou ( pour ou mieux , mot mongol, qui signifie jaune), dans le Khitha (Chine septentrionale), sur la rive duquel s'élève la ville de Khân Bâlik (Pékin), d'où il descend jusqu'à la ville de Khinsa (Hang-tcheou-fou, capitale du Tche-kiang), puis jusqu'à la ville de Zeïtoun (Thse-thoung ou Thsiouen-tcheou-fou), en Chine.[58] Toutes ces localités seront mentionnées en leur lieu, s'il plaît à Dieu. A quelque distance du Caire, le Nil se partage en trois branches, dont aucune ne peut être traversée qu'en bateau, hiver connue été. Les habitants de chaque ville ont des canaux dérivés du Nil. Lorsque ce fleuve est dans sa crue, il remplit ces canaux, et ils se répandent alors sur les champs ensemencés.
Ces édifices sont au nombre des merveilles célèbres dans le cours des âges. Les hommes tiennent à leur sujet de nombreux discours, et s'engagent dans des recherches relatives à leur destination et à l'ancienneté de leur construction. Ils prétendent que toutes les sciences qui ont été connues avant le déluge avaient pour auteur Hermès l'Ancien, qui habitait dans le Saïd supérieur et qui était appelé Khonoâkh (c'est le même personnage qu'Idris ou Enoch). D'après eux, il fut le premier qui discourut des mouvements célestes et des substances supérieures; le premier qui bâtit des temples et y glorifia la divinité. Il prédit aux hommes le déluge; et craignant la perte de la science et la destruction des arts, il construisit les pyramides et les berbas, sur lesquels il représenta tous les arts et leurs ustensiles, et retraça les sciences, afin qu'elles subsistassent éternellement. On dit que le siège des connaissances et de l'autorité royale en Egypte était la ville de Ménoûf, située à un bérîd (espace de quatre parasanges ou douze milles) de Fosthâth. Lorsqu'Alexandrie eut été construite, les gens s'y transportèrent, et elle fut le siège de l'autorité et des connaissances jusqu'à l'avènement de l'islamisme. Alors Amr, fils d'Al'âs, jeta les fondements de la ville de Fosthâth, qui est encore la capitale de l'Egypte.
Les pyramides sont construites en pierres dures, bien taillées; elles ont une élévation très considérable et sont d'une forme circulaire, très étendues à la base, étroites au sommet, en guise de cônes; elles n'ont pas de portés et l'on ignore de quelle manière elles ont été bâties. Parmi les récits que l'on fait à leur sujet, on raconte qu'un roi d'Egypte, antérieurement au déluge, eut un songe qui le frappa de terreur, et l'obligea de construire ces pyramides sur la rive occidentale du Nil, afin qu'elles servissent de lieu de dépôt aux sciences, ainsi que de sépultures pour les rois. On ajoute qu'il demanda aux astrologues si quelque endroit de ces pyramides serait (jamais) ouvert; que les astrologues l'informèrent qu'elles seraient ouvertes du côté du nord, lui désignèrent la place où serait pratiquée l'ouverture, et lui firent connaître le montant de la dépense que coûterait cette opération. Le roi ordonna de déposer en cet endroit une somme équivalente à celle qui, d'après ce que lui avaient annoncé les astrologues, serait dépensée pour pratiquer une brèche. Il employa toute son activité à cette construction, et la termina dans l'espace de soixante ans. Il y fit graver l'inscription suivante : « Nous avons construit cette pyramide dans l'espace de soixante ans. Que celui qui le voudra, la détruise en six cents ans; et certes, il est plus facile de détruire que d'édifier. » Lorsque l'autorité souveraine fut dévolue au khalife Mamoun, il voulut ruiner cette pyramide. Un des docteurs de Misr lui conseilla de n'en rien faire; mais Mamoun persévéra dans son dessein et ordonna d'ouvrir la pyramide du côté du nord. On allumait un grand feu contre cet endroit, puis on y jetait du vinaigre et on y lançait des pierres avec une baliste, jusqu'à ce qu'on y eût ouvert la brèche qui existe encore aujourd'hui. On trouva vis-à-vis de cette ouverture une somme d'argent que le khalife ordonna de peser. On calcula ce qui avait été dépensé pour pratiquer la brèche; et Mamoun, ayant trouvé que les deux sommes étaient égales, fut très étonné de cela. On avait découvert que l'épaisseur du mur était de vingt coudées.
Le sultan du Caire, à l'époque où j'entrai dans cette ville, était Almélic annâcir Abou'lfeth Mohammed, fils d'Almélic almansoûr Seïf eddîn Kalâoûn assâlihy. Kalâoûn était connu sous le nom d'Alalfy (de alf, mille), parce qu'Almélic assâlih l'avait acheté pour la somme de mille dinars d'or (environ quinze mille francs). Il était originaire du Kifdjak. Almélic annâcir (que Dieu lui fasse miséricorde!) était doué d'un caractère généreux et de mérites considérables. Il suffit à sa gloire d'avoir fait preuve d'une tendance prononcée à honorer les deux villes saintes et nobles (la Mecque et Médine), et d'avoir accompli annuellement des œuvres de bienfaisance qui venaient en aide aux pèlerins, en leur fournissant les chameaux nécessaires au transport des provisions et de l'eau, pour ceux qui seraient sans ressource, pour les pauvres, ou bien pour servir de montures à ceux qui resteraient en arrière ou seraient dans l'impuissance de marcher; cela tant sur la route de l'Egypte à la Mecque, que sur celle de Damas à la même ville. Il construisit aussi une grande zaouïa à Siriâkos, en dehors du Caire. Mais la zaouïa qu'a bâtie à l'extérieur de sa noble résidence, la ville brillante (de Fes), notre seigneur le prince des croyants, le défenseur de la religion, le refuge des pauvres et des malheureux, le lieutenant de Dieu sur la terre, celui qui accomplit les œuvres obligatoires et surérogatoires de la guerre sainte, Abou Inân (que Dieu l'assiste, le fasse triompher, lui facilite une victoire éclatante et le fasse prospérer!); cette zaouïa, dis-je, n'a pas sa pareille dans tout l'univers, pour l'agrément de la situation, la beauté de la construction et ses ornements en plâtre, tels que les Orientaux n'en pourraient faire de semblables. Nous mentionnerons ci-après les édifices qu'il a élevés dans ses états (que Dieu les protège et les garde en prolongeant son règne!), tant collèges qu'hôpitaux et zaouïas.
On remarquait parmi eux : 1° l'échanson d'Almélic annâcir, l'émir Boctomoûr (c'est lui qu'Almélic annâcir a fait périr par le poison, ainsi qu'il sera raconté); 2° le nâïb (lieutenant, vice-roi) d'Almélic annâcir, Arghoun addévâdâr (le porte-écritoire), qui vient immédiatement après Boctomoûr, sous le rapport du rang; 3° Thochtho, surnommé le pois chiche vert. Il est au nombre des meilleurs émirs, et répand de nombreuses aumônes sur les orphelins, leur fournissant le vêtement et l'entretien, et payant quelqu'un pour leur apprendre à lire le Coran. Il fait aussi beaucoup de bien aux harfouches (gens de la classe la plus infime). On désigne ainsi une troupe nombreuse de gens à la face dure et aux habitudes dépravées. Almélic annâcir mit cet émir en prison. Plusieurs milliers de harfouches se réunirent, se placèrent sous la citadelle et crièrent ensemble : « O boiteux de malheur (c'est ainsi qu'ils appelaient Almélic annâcir), mets-le en liberté. » Almélic annâcir le fit sortir de prison. Dans la suite il l'emprisonna une seconde fois ; alors les orphelins imitèrent la conduite des harfouches, et le roi relâcha l'émir.
On distingue encore parmi les émirs: 4° le vizir d'Almélic annâcir, qui s'appelle Al-Djémaly; 5°Bedr eddîn, fils d'Albâbah (ou selon un autre ms. Albânah); 6° Djémal eddîn, vice-roi de Karak; 7° Tokouz Domoûr (domoûr, en turc, signifie du fer); 8° Béhâdoûr Al-Hidjazy; 9° Kaoussoûn; 10° Bechtec.
Tous ces émirs luttent d'émulation dans l'accomplissement des bonnes œuvres, la construction des mosquées et des zaouïas. Parmi eux on remarque encore: 11° l'inspecteur de l'armée d'Almélic annâcir, et son secrétaire, le kadi Fakhr eddîn Alkobthy. C'était, dans l'origine, un chrétien copte, mais il embrassa l'islamisme et s'y distingua. Il possède de grandes qualités et les plus parfaites vertus, et occupe un rang des plus élevés auprès d'Almélic annâcir. Il répand de nombreuses aumônes et des bienfaits magnifiques. C'est sa coutume de se tenir chaque soir dans un salon, sous le vestibule de sa maison qui borde le Nil, et auquel est contiguë une mosquée. Lorsqu’arrive l'heure de la prière du soir, il va la faire dans la mosquée et retourne ensuite dans son salon. Alors on sert des aliments, et qui que ce soit n'est empêché d'entrer. Celui qui éprouve quelque besoin l'expose au kadi, qui termine son affaire. Si quelqu'un implore une aumône, Alkobthy ordonne à un de ses esclaves appelé Loulou (la perle), et surnommé Bedr eddîn, d'accompagner cet individu hors de la maison, dans un endroit où se tient son trésorier, avec des bourses pleines de pièces d'argent. Ce dernier lui donne la somme qui lui a été assignée. C'est en ce moment que les fakîhs viennent trouver Alkobthy, et qu'on lit en sa présence l'ouvrage de Bokhâry. Lorsqu'il a fait la dernière prière du soir, les assistants le laissent et s'en retournent.
Parmi eux on distinguait : 1° le kadi des kadis des chaféites; c'est celui de tous qui est le plus élevé en dignité et qui jouit de la plus grande considération. Il a le droit de donner l'investiture aux kadis de l'Egypte et de les destituer. (Cf. l’Hist. des Sultans mamlouks, t. II, 1ère part. p. 9; Journ. asiat. mai 1844, p. 328.) Il s'appelait alors le kadi, l'imâm, le savant Bedr eddîn ibn Djémâ'ah. A présent c'est son fils Izz eddîn qui est revêtu de cette charge. 2° le kadi des kadis des mâlikites, le pieux imâm Taky eddîn Alikhnây; 3° le kadi des kadis des hanéfites, le savant imâm Chems eddîn Alharîry. Il était fort brusque, mais personne ne peut lui reprocher aucune faute envers Dieu. Les émirs le redoutaient, et l'on m'a conté qu'Almélic annâcir dit un jour à ses commensaux : « Je ne crains personne, excepté Chems eddîn Alharîry. » 4° le kadi des kadis des hanbalites. A présent je ne me rappelle rien à son sujet, si ce n'est qu'on l'appelait Izz eddîn.
Le feu Almélic annâcir donnait des audiences tous les lundis et les jeudis, dans le but d'examiner les plaintes et de recevoir les placets des plaignants. Les quatre kadis prenaient place à sa gauche, et on lisait les requêtes devant lui. Il chargeait quelqu'un d'interroger le requérant sur le contenu de sa demande. Notre maître, le prince des croyants, Nacir eddîn (le défenseur de la religion, que Dieu l'assiste!) a adopté dans la même matière une conduite pour laquelle il n'a pas eu de modèle, et qui ne peut être surpassée en équité ni en humilité. Cette conduite consiste à interroger lui-même chaque plaignant et à lui faire droit en sa présence. (Que Dieu lui permette de rendre toujours la justice par lui-même et qu'il prolonge ses jours!)
C'était la coutume des kadis susnommés que le kadi des chaféites eût la préséance sur les autres dans ces assemblées; puis venait le kadi des hanéfites, ensuite celui des mâlikites, et enfin celui des hanbalites. Après la mort de Chems eddîn Alharîry, et lorsque Borhân eddîn, fils d'Abd Alhakk, le hanéfite, eut été nommé à sa place, les émirs conseillèrent à Almélic annâcir de faire asseoir au-dessus de celui-ci le kadi mâlikite, et rappelèrent que tel était l'usage anciennement, puisque le kadi des mâlikites, Zeïn eddîn, fils de Makhloûf, suivait immédiatement le kadi des chaféites, Taky eddîn ibn Dakîk Al'îd. Almélic annâcir ordonna qu'il en fût ainsi. Lorsque le kadi des hanéfites apprit cette décision, il en fut si mécontent qu'il s'abstint d'assister aux audiences. Almélic annâcir désapprouva son absence, et ayant découvert quel en était le motif, il ordonna de le faire venir. Lorsque te kadi se fut présenté devant lui, le chambellan le prit par la main et le fit asseoir dans l'endroit qu'avait fixé l'ordre du sultan, c'est-à-dire immédiatement après le kadi des mâlikites. Sa situation demeura conforme à ce précédent.
On remarque parmi eux : 1° Chems eddîn Alisbahâny, le guide du monde dans les sciences métaphysiques; 2° Cherf eddîn Azzouâouy, le mâlikite; 3° Borhân eddîn, petit-fils de Châdhily, par sa mère, et suppléant du kadi des kadis dans la mosquée de Sâlih; 4° Rocn eddîn, fils d'Alkaouba' attoûnécy, un des imâms (chefs) de la métaphysique; 5° Chems eddîn, fils d'Adlân, le principal personnage de la secte de Châfiy; 6° Béhâ eddîn, fils d'Akîl, qui est un grand jurisconsulte; 7° Athir eddîn abou Haïyân Mohammed, fils d'Yousef, fils de Haïyân algharnâthy, qui est le plus savant d'entre eux dans la grammaire; 8° le pieux cheikh Bedr eddîn Abd Allah Alménoûfy; 9° Borhân eddîn Asséfâkocy; 10° Kaouâm eddîn Alkermâny, qui habitait en haut du toit de la mosquée Alazhar; il avait pour disciples assidus un certain nombre de jurisconsultes et de lecteurs du Coran. Il professait les diverses branches des sciences, et rendait des décisions juridiques touchant les questions de dogme. Il avait pour vêtement un grossier manteau de laine et un turban de laine noir. C'était sa coutume de se rendre, après la prière de l'asr, dans les lieux de divertissements et de plaisirs, sans être suivi de ses disciples. 11° le noble Seyed Chems eddîn, petit-fils par sa mère du sahib (vizir) Tadj eddîn, fils de Hinnâ ; 12° le supérieur général des fakirs de l'Egypte, Medjd eddîn Alaksarây, originaire d'Aksara en Asie Mineure; il habite à Siriâkos; 13° le cheikh Djémal eddîn Alhaouîzây (Haouîzâ est un endroit situé à trois journées de marche de Basrah) ; 14° le chef des chérifs en Egypte, le Seyed noble-et honoré Bedr eddîn Alhoceïny, qui est au nombre des hommes les plus vertueux; 15° l'intendant du fisc, le professeur de la chapelle funéraire de l'imâm Ach-châfiy, Medjd eddîn, fils de Harémy; 16° le mohtecib (lieutenant de police) du Caire, Nedjm eddîn Assaharty, un des principaux jurisconsultes, qui possède au Caire un grand pouvoir et un rang élevé.
C'est le jour où l'on promène le mahmil (boîte de forme conique, couverte d'ornements et d'inscriptions, et qui renferme le drap destiné à recouvrir le temple de la Mecque), ce qui attire un grand concours d'assistants. Voici la manière dont ils le célèbrent: les quatre kadis suprêmes, l'intendant du fisc et le lieutenant de police, officiers que nous avons déjà tous mentionnés, montent à cheval, accompagnés des plus savants jurisconsultes, des syndics des chefs de corporation et des grands de l'empire. Ils se rendent tous ensemble à la porte du château, où réside Almélic annâcir. On fait sortir à leur rencontre le mahmil, porté sur un chameau, et précédé de l'émir désigné pour faire cette année-là le voyage du Hedjaz. Cet émir est accompagné de ses troupes et des porteurs d'eau, montés sur leurs chameaux. Les diverses classes de la population, tant hommes que femmes, se réunissent pour cet objet; puis elles font le tour des deux villes du Caire et de Fosthâth, avec le mahmil, et tous ceux que nous avons cités. Les chameliers les précèdent, poussant de la voix leurs chameaux. Cette fête a lieu dans le mois de redjeb. A cette époque les projets prennent leur élan, les désirs sont excités et les impulsions se mettent en mouvement. Dieu jette la résolution de faire le pèlerinage dans le cœur de qui il veut, parmi ses serviteurs ; et ils commencent à s'y préparer.
Je partis enfin du Caire, par le chemin du Sa’id, pour me rendre dans le noble Hedjaz. Je passai la nuit qui suivit mon départ à Deïr Atthîn, dans le monastère qu'a fondé le vizir Tadj eddîn ibn Hinnâ. C'est un couvent considérable, qu'il a bâti pour y déposer de nobles ornements et d'illustres reliques, à savoir : un fragment de l'écuelle du Prophète, l'aiguille avec laquelle il s'appliquait le cohl (collyre), l'alêne qui lui servait à coudre ses sandales et le Coran du prince des croyants, Aly, fils d'Abou Thâlib, écrit par lui-même. On dit que le vizir acheta les illustres reliques du Prophète que nous avons indiquées, pour la somme de cent mille dirhems (environ soixante et quinze mille francs). Il a bâti le couvent et a légué les fonds nécessaires pour y servir à manger à tout venant, et payer un traitement aux gardiens de ces nobles objets. (Que Dieu daigne lui faire obtenir le but pieux qu'il s'est proposé!).
Je quittai le couvent et je passai par Moniat Alkâïd (le jardin du général), petite ville située sur le bord du Nil. De cet endroit je me rendis à la ville de Boûch, qui est celle de l'Egypte qui produit le plus de lin. On en exporte dans tout le reste de l'Egypte et dans l'Afrikiyah. Je partis de Boûch et arrivai à la ville de Délâs, qui abonde en lin, comme celle que nous venons de mentionner, et d'où l'on en exporte aussi dans les diverses parties de l'Egypte et dans l'Afrikiyah. Je me rendis de Délâs à la ville de Bibâ, puis à celle de Behnéçah (Oxyrynchus),[59] qui est une grande cité et qui possède beaucoup de jardins. On y fabrique d'excellentes étoffes de laine. Parmi les personnes que j'y vis, je citerai le kadi de la ville, le savant Cherf eddîn, homme distingué et doué d'une âme généreuse. J'y rencontrai aussi le pieux cheikh Abou Bekr Al'adjémy, chez lequel je logeai, et qui me donna le festin d'hospitalité.
Je partis de Behnéçah pour la ville de Moniat ibn Khacîb. C'est une ville d'une étendue considérable, bâtie sur la rive du Nil ; elle l'emporte véritablement sur les autres villes du Sa’id et possède des collèges, des mausolées, des zaouïas et des mosquées. C'était jadis un village appartenant à Khacîb, gouverneur de l'Egypte.
On raconte qu'un des khalifes abbasides conçut de la colère contre les habitants de l'Egypte. Dans le but de les avilir et d'en faire un exemple, il jura de leur donner pour gouverneur le plus vil de ses esclaves et celui dont la condition était la plus infime. Or Khacîb était le plus méprisable d'entre ceux-ci, puisqu'il était chargé de chauffer les bains.[60] Le khalife le revêtit d'un habit d'honneur et le nomma vice-roi de l'Egypte. Il s'imaginait que Khacîb se conduirait mal envers les Egyptiens, et qu'il leur ferait éprouver des vexations, ainsi que c'est la coutume chez ceux qui ont été élevés à la puissance sans avoir connu précédemment les grandeurs. Mais lorsque Khacîb se vit affermi dans le gouvernement de l'Egypte, il tint envers les habitants de ce pays la conduite la plus louable, et devint célèbre par sa générosité et sa libéralité. Les parents du khalife et d'autres personnes allaient le trouver; il leur faisait des présents magnifiques, et ils retournaient à Bagdad pleins de reconnaissance pour ses bienfaits. Sur ces entrefaites, le khalife demanda des nouvelles d'un certain abbâside ; mais celui ci resta quelque temps absent de sa cour. Lorsqu'il se présenta de nouveau devant le khalife, le monarque l'interrogea touchant son absence. Cet homme l'informa qu'il était allé trouver Khacîb, et lui apprit le don qu'il en avait reçu. (C'était un présent considérable.)
Le khalife se mit en colère; il ordonna de crever les veux à Khacîb, de le chasser de l'Egypte, de le ramener à Bagdad et de le jeter au milieu des places de cette ville. Quand l'ordre de se saisir de Khacîb arriva en Egypte, on lui interdit d'entrer dans sa maison. Il avait au doigt une pierre précieuse d'une valeur considérable; il parvint à la cacher et la cousit durant la nuit dans son vêtement. Cependant on le priva de la vue, et on le jeta sur le pavé de Bagdad. Un poète vint à passer près de lui et lui dit : « O Khacîb, je m'étais dirigé vers toi de Bagdad en Egypte, afin de te louer dans une kacîdeh ; mais j'ai trouvé que tu étais parti de ce pays-là. Or je désire que tu entendes ma pièce de vers. —Comment l'écouterais-je, répondit Khacîb, dans l'état où tu me vois? — Mon seul but, reprit le poète, c'est que tu l'entendes. Quant au cadeau (que je pourrais espérer), tu en as fait aux autres d'assez magnifiques. (Que Dieu t'en récompense!) — Fais donc, » répondit Khacîb. Le poète lui récita :
Tu es Alkhacîb (l'abondant) et cette ville est Fosthâth; or répandez-vous (car, toi, par ta générosité, elle, par son immense étendue), vous êtes tous les deux une mer.
Lorsqu'il fut arrivé à la fin du poème, Khacîb lui dit : « Découds cet ourlet. » Le poète l'ayant fait, Khacîb reprit : « Prends cette pierre précieuse. » Le poète refusa, mais Khacîb l'adjura de la prendre; et il obéit. Puis il la porta au marché des joailliers. Lorsqu'il la présenta à ceux-ci, ils lui dirent : « Certes, ce joyau ne convient qu'au khalife, » et ils firent connaître la chose au prince. Celui-ci ordonna qu'on amenât le poète, et lui demanda des explications concernant le joyau. Le poète lui raconte l'histoire de ce bijou. Le khalife, ayant alors regretté sa conduite envers Khacîb, commanda de l'amener en sa présence, lui fit un cadeau magnifique et lui permit de demander ce qu'il voudrait. Khacîb désira que le khalife lui donnât ce village, et le khalife y consentit. Khacîb demeura en cet endroit jusqu'à sa mort, et le légua à sa postérité, qui le posséda jusqu'à son entière extinction.
Le kadi de Moniat ibn Khacîb, à l'époque où j'y entrai, était Fakhr eddîn Annoueïry, le mâlikite. Son gouverneur était Chems eddîn, émir bon et généreux. J'entrai un jour au bain, dans cette ville, et je vis que les hommes ne s'y couvraient pas (d'un pagne). Cela me fut très pénible. J'allai trouver le gouverneur et je l'en instruisis. Il m'ordonna de ne pas m'éloigner, et prescrivit d'amener les locataires des bains. On leur fit signer des engagements portant que toutes les fois qu'un homme entrerait au bain sans caleçon, ils seraient punis d'une amende. L'émir déploya envers eux la plus grande sévérité.
Je quittai le gouverneur de Moniat ibn Khacîb, et je me rendis de cette ville à Manlaouy, petite ville bâtie à deux milles de distance du Nil; elle a pour kadi le jurisconsulte
Cherf eddîn Addémîry, le chaféite, et ses principaux habitants sont des gens appelés les Bènou Fodhaïl. Un d'eux a fait bâtir une Djami, pour la construction de laquelle il a dépensé la majeure partie de ses richesses. Il y a dans Manlaouy onze pressoirs à sucre. C'est la coutume des habitants de n'empêcher aucun pauvre d'entrer dans ces pressoirs. Le pauvre apporte un morceau de pain tout chaud, et le jette dans le chaudron où l'on fait cuire le sucre ; puis il le retire tout imprégné de cette substance et l'emporte.
De Manlaouy, je me rendis à Manféloûth (en copte Manbalot, ou la retraite des ânes sauvages), ville dont l'aspect est beau et la construction élégante. Elle s'élève sur le bord du Nil, et est célèbre par les bénédictions dont elle a été l'objet.
Les habitants de cette ville m'ont raconté qu'Almélic annâcir avait ordonné de faire, pour la mosquée sacrée de la Mecque (que Dieu augmente sa noblesse et sa considération!), une grande chaire, d'un travail excellent et d'une construction admirable. Quand elle fut terminée, il commanda de lui faire remonter le Nil, pour la faire passer ensuite dans la mer de Djouddah, puis à la Mecque. (Que Dieu l'ennoblisse!) Lorsque le navire qui la portait fut arrivé à Manféloûth et vis-à-vis de sa mosquée principale, il s'arrêta et refusa de passer outre, quoique le vent fût favorable. L'équipage fut extrêmement étonné de cela, et s'arrêta plusieurs jours, pendant lesquels le vaisseau ne marcha pas davantage. Alors on écrivit à Almélic annâcir, pour l'informer de cette aventure. Almélic annâcir ordonna de placer cette chaire dans la mosquée Djami de Manféloûth, ce qui fut exécuté. Je l'ai vue dans cette ville. On fabrique à Manféloûth un mets qui ressemble au miel ; on l'extrait du blé et on l'appelle anneïda. On en vend dans les marchés du Caire. Je me rendis de Manféloûth à la ville d'Acïoûth (Lycopolis), place considérable, dont les marchés sont magnifiques. Elle a pour kadi Cherf eddîn, fils d'Abd Arrahîm, surnommé il n'y a plus de revenu.[61] C'est un surnom sous lequel il est bien connu, et dont voici l'origine. En Egypte et en Syrie, c'est entre les mains des kadis que se trouvent les fondations pieuses et les aumônes destinées aux voyageurs. Lorsqu'un pauvre arrive dans une ville, il en va trouver le kadi, et celui-ci lui donne la somme qui lui a été assignée. Or, quand un pauvre se présentait devant le kadi susmentionné, ce magistrat lui disait : « Il n'y a plus de revenu, » c'est-à-dire il ne reste absolument rien sur l'argent provenant des fondations pieuses. C'est pourquoi il a reçu ce sobriquet, qui est resté attaché à son nom. Parmi les cheikhs distingués d'Acïoûth, on remarque le pieux Schihâb eddîn Ibn assabbâgh (le teinturier), qui me traita dans sa zaouïa.
Je partis de cette ville pour Ikhmîm (Chemmis ou Panopolis), qui est une ville grande, solidement bâtie et magnifique. On y voit le berbâ connu sous le même nom que la ville ; il est construit en pierres et renferme des sculptures et des inscriptions, ouvrages des anciens, et qui ne sont pas comprises actuellement; ainsi que des figures représentant les cieux et les astres. On prétend que cet édifice a été bâti, tandis que l'Aigle volant (on nommait ainsi trois étoiles placées dans la constellation de l'Aigle) était dans le signe du Scorpion. On y voit aussi des représentations d'animaux, etc. Les habitants de la ville font, à propos de ces figures, des contes sur lesquels je ne m'arrêterai pas. Il y avait à Ikhmîm un homme appelé Alkhathîb, qui ordonna de démolir un de ces berbâs, et qui fit construire avec ses pierres un collège. C'est un homme opulent et célèbre par sa générosité. Ses envieux prétendent qu'il a acquis les richesses qu'il possède, en demeurant dans ce berbâ. Je logeai à Ikhmîm dans la zaouïa du cheikh Abou'l'abbâs ibn Abd azzhâhir. Elle renferme le mausolée de son aïeul Abd azzhâhir. Abou'l'abbâs a pour frères Nacir eddîn, Medjd eddîn et Ouâhid eddîn. Ils ont coutume de se réunir tous, après la prière du vendredi, en compagnie du khathîb Nour eddîn, mentionné plus haut, de ses enfants, du kadi de la ville, le fakîh Mokhlis, et des autres principaux habitants. Ils font une lecture complète du Coran et célèbrent les louanges de Dieu, jusqu'à la prière de l'asr. Après qu'ils l'ont faite, ils lisent la sourate de la caverne (xviiie), puis ils s'en retournent.
Je me rendis d'Ikhmîm à Hou (Diospolis parva), grande ville située sur le rivage du Nil. J'y logeai dans la medreceh de Taky eddîn, fils d'Asserrâdj. Je vis que les étudiants y lisent chaque jour, après la prière du matin, une section du Coran; puis on lit les prières du cheikh Abou'l Haçan achchâdhily et ses litanies de la mer. On trouve à Hou le noble Seyed Abou Mohammed Abd Allah Alhaçany, qui est au nombre des hommes les plus pieux.
J'entrai chez ce chérif, regardant comme une bénédiction de le voir et de le saluer. Il m'interrogea touchant mes projets; et je lui appris que je voulais faire le pèlerinage de la mosquée sainte, par le chemin de Djouddah. Il me dit : « Cela ne t'arrivera pas quant à présent. Retourne donc sur tes pas; car tu feras ton premier pèlerinage par le chemin de la Syrie. » Je quittai ce chérif ; mais je ne conformai pas ma conduite à ses paroles, et je poursuivis mon chemin jusqu'à ce que j'arrivasse à Aïdhâb. Alors il me fut impossible d'aller plus loin, et je revins sur mes pas vers le Caire, puis vers la Syrie. La route que je suivis dans le premier de mes pèlerinages fut le chemin de la Syrie, ainsi que me l'avait annoncé le chérif.
Cependant je partis de Hou pour la ville de Kinâ (Cœnepolis), qui est petite, mais qui possède de beaux marchés. On y voit le tombeau du chérif pieux, saint, auteur de prodiges admirables et de miracles célèbres, Abd arrahîm Al-kinâouy. J'ai vu dans le collège Seïnyeh, à Kinâ, son petit fils Schihâb eddîn Ahmed. Je partis de Kinâ pour Koûs (Kos ou Apollinopolis parva), ville grande et possédant les avantages les plus complets. Ses jardins sont touffus, ses marchés magnifiques; elle a des mosquées nombreuses et des collèges illustres; enfin, elle est la résidence des vice-rois du Sa’id. A l'extérieur de cette ville, se trouvent la zaouïa du cheikh Schihâb eddîn, fils d'Abd alghaffar, et celle d'Al-afrem. C'est ici qu'a lieu, au mois de ramadhan de chaque année, la réunion des fakirs voués au célibat. Parmi les savants de Koûs, on remarque : 1° son kadi Djémal eddîn Ibn assédîd, et 2° son khathîb Feth eddîn, fils de Dakîk al'îd, un des hommes diserts et éloquents qui ont obtenu la supériorité dans l'art de la prédication. Je n'ai vu personne qui l'égale, excepté le prédicateur de la mosquée sacrée (à la Mecque), Béhâ eddîn Atthabary et le khathîb de la ville de Kharezm, Hoçâm eddîn Alméchâthy (tous deux seront mentionnés plus tard) ; 3° le jurisconsulte Béhâ eddîn, fils d'Abd el-Aziz, professeur dans le collège malékite; 4° le fakîh Borhân eddîn Ibrahim alandalocy, qui possède une noble zaouïa.
Je me rendis de Koûs à la ville d'Alaksor (les palais, Louxor), qui est petite, mais jolie. On y voit le tombeau du pieux anachorète Abou'lheddjâdj alaksory, près duquel s'élève une zaouïa. D'Alaksor, je partis pour Armant (Hermonthis), ville petite, mais possédant des jardins et bâtie sur le rivage du Nil. J'y fus traité par le kadi, dont j'ai oublié le nom.
D'Armant, je me rendis à Esna (Latopolis), ville grande, pourvue de larges rues et abondante en productions utiles. Elle compte beaucoup de zaouïas, de collèges et de mosquées cathédrales, et possède de beaux marchés et des jardins remplis d'arbres. Elle a pour kadi le kadi en chef Schihâb eddîn, fils de Meskîn. Il me donna l'hospitalité, me témoigna de la considération et écrivit à ses substituts de me bien traiter. Parmi les hommes distingués d'Esna, on remarque le pieux cheikh Nour eddîn Aly et le pieux cheikh Abd alouâhid Almicnâcy, qui actuellement possède une zaouïa à Koûs.
D'Esna, je me rendis à la ville d'Adfou (Atbô ou Apollinis civitas magna), qui en est éloignée d'un jour et d'une nuit, pendant lesquels on voyage dans un désert; puis nous traversâmes le Nil, pour nous rendre d'Adfou à la ville d'Athouâny. En cet endroit, nous louâmes des chameaux et nous voyageâmes avec une troupe d'Arabes, connus sous le nom de Daghîm, dans un désert complètement inhabité, mais dont les chemins sont d'ailleurs très sûrs. Une des stations que nous y fîmes fut pour nous arrêter à Homaïthirâ, où se trouve la sépulture de l'ami de Dieu, Abou'l Haçan achchâdhily. (Nous avons raconté le miracle qu'il fit, en prédisant qu'il mourrait en cet endroit.) Ce canton abonde en hyènes; aussi, pendant la nuit que nous y passâmes, fûmes-nous continuellement occupés à repousser ces animaux. Un d'eux se dirigea vers mes bagages, déchira un sac qui s'y trouvait, en retira une valise remplie de dattes et l'emporta. Le lendemain matin, nous la retrouvâmes en morceaux, et vîmes que la majeure partie de son contenu avait été mangée.
Lorsque nous eûmes marché pendant quinze jours, nous arrivâmes à Aïdhâb, qui est une ville considérable, abondante en poisson et en lait. On y apporte du Sa’id des grains et des dattes. Elle a pour habitants les Bodjâs. Les individus de ce peuple sont de couleur noire ; ils s'enveloppent le corps dans des couvertures jaunes, et lient sur leur tête des fichus dont chacun est large d'un doigt. Ils n'admettent pas les filles à hériter. Leur nourriture consiste en lait de chamelle; ils montent des méharis (dromadaires), qu'ils appellent assohb (pluriel de ashab, rouge mêlé de blanc). Le tiers de la ville appartient à Almélic annâcir, et les deux autres tiers au roi des Bodjâs, qui porte le nom d'Alhadraby. Il y a dans Aïdhâb une mosquée dont la construction est attribuée à Alkasthallâny. C'est un édifice célèbre par son caractère de sainteté; je l'ai visité et en ai ressenti la bienfaisante influence. A Aïdhâb habitent le pieux cheikh Moûça et le vénérable cheikh Mohammed almarrâcochy, qui se prétend le fils d'Almortadha, roi de Maroc, et se dit âgé de quatre-vingt quinze ans.
Lorsque nous fûmes arrivés à Aïdhâb, nous vîmes que Alhadraby, sultan des Bodjâs, faisait la guerre aux Turcs (mamlouks), qu'il avait déjà coulé bas les navires, et que les Turcs s'étaient enfuis devant lui. Notre voyage par mer étant rendu impossible, nous vendîmes les provisions que nous avions préparées, et nous retournâmes vers la haute Egypte, en compagnie des Arabes qui nous avaient loué des chameaux. Nous atteignîmes la ville de Koûs, que nous avons mentionnée plus haut. De là nous descendîmes le Nil (or c'était l'époque de sa crue). Après un trajet de huit jours, nous abordâmes au Caire. Je restai une seule nuit dans cette ville, et je me dirigeai vers la Syrie. Cela se passait au milieu du mois de chaban de l'année 26 (726 de l'hégire, 1326 de J.C.).
J'arrivai à la ville de Belbeys, qui est grande et possède beaucoup de jardins; mais je n'y ai rencontré personne dont je désire faire mention. Ensuite j'atteignis Assâlihiyah, et de là nous entrâmes dans les sables (les déserts), et nous fîmes halte successivement dans leurs stations, telles que : Assaouâdah, Alouarrâdah, Almothaïlab, Al'arîch et Alkharroûbah. Dans chacune d'elles il existe une hôtellerie, qu'on appelle dans le pays du nom de khân, et où logent les voyageurs, avec leurs montures. A l'extérieur de chaque khân, se trouve un grand vase d'eau à l'usage gratuit des voyageurs, et une boutique où ceux-ci achètent ce dont ils ont besoin pour eux et leurs montures. Au nombre de ces stations est Kathiâ, qu'on écrit aussi Kathiah, par le changement de l'élif (a) en ha (h), marque du féminin; et elle est bien connue. C'est là qu'on perçoit les droits sur les négociants, qu'on visite leurs marchandises, et qu'on examine très attentivement ce qu'ils ont avec eux. C'est là que sont les bureaux des douanes, les receveurs, les écrivains et les notaires. Son revenu est de mille dinars d'or par jour. Personne ne dépasse cette station pour aller en Syrie, si ce n'est avec un passeport délivré au Caire, et nui ne pénètre en Egypte par ce point, sans un passeport de Syrie; et cela par sollicitude pour les habitants et par crainte des espions de l'Irak. Cette route est confiée aux Arabes, qui ont été spécialement préposés à sa garde. Lorsque la nuit arrive, ils passent leur main sur le sable, de manière qu'il n'y reste aucune trace ; et le lendemain matin l'émir vient et examine le sable. S'il y trouve une trace, il exige des Arabes qu'ils lui représentent celui qui l'a faite. Ils se mettent tout de suite à sa recherche, et il ne leur échappe pas. Alors ils l'amènent devant l'émir, qui le châtie à son gré.
Au temps de mon arrivée à Kathiâ, il s'y trouvait Izz eddîn Ostâdh eddâr (grand maître du palais) Akmâry, un des meilleurs émirs. Il me donna l'hospitalité, me traita avec honneur et permit le passage à ceux qui étaient avec moi. Près de lui se trouvait Abd eldjélîl elmoghréby elouakkâf, qui reconnaissait les Barbaresques et leur pays, et il demandait à ceux d'entre eux qui arrivaient à Kathiâ, de quel endroit ils étaient, afin de ne pas les confondre avec d'autres voyageurs; car pour les Barbaresques, on ne met aucun obstacle à ce qu'ils passent par Kathiâ.
Ensuite nous partîmes et nous arrivâmes à la ville de Ghazzah, qui est la première ville de Syrie du côté de l'Egypte. Elle est vaste, bien peuplée, ornée de belles places et de nombreuses mosquées, et elle n'est pas entourée de murs. Elle possédait jadis une belle mosquée principale. Quant à la mosquée dans laquelle se tient maintenant la réunion du vendredi, elle a été bâtie par l'émir illustre El-djâouély. C'est un édifice d'une construction très élégante, fort solide, et sa chaire est en marbre blanc. Le kadi de Ghazzah est Bedr eddîn Essalkhaty elhaourâny, et son professeur est Alem eddîn, fils de Salim. Les fils de Salim sont les principaux habitants de la ville; un d'eux est Chems eddîn, kadi de Jérusalem.
Je partis de Ghazzah pour la ville du Khalil (l'ami de Dieu, Abraham; c'est la ville d'Hébron). C'est une place de peu d'étendue, mais qui tient un rang éminent. Elle est brillante de lumières, belle à l'extérieur, admirable à l'intérieur. Elle est située au fond d'une vallée, et sa mosquée est d'un joli travail, d'une construction solide, d'une grande beauté et fort élevée. Elle est bâtie en pierres de taille, et dans un de ses angles il y en a une dont un côté a trente-sept empans. On dit que Salomon a ordonné aux génies de construire cet édifice. A l'intérieur de la mosquée est la grotte vénérable et sainte où se trouvent les tombeaux d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, auxquels font face trois autres tombeaux, qui sont ceux de leurs épouses. A droite de la chaire, et tout à côté de la paroi méridionale, se trouve un endroit d'où l'on descend, par des degrés de marbre construits solidement, dans un passage étroit qui aboutit à un large espace pavé de marbre, où se voit la représentation des trois sépulcres. On dit qu'ils sont juste en face. C'était là que se trouvait le chemin pour parvenir à la grotte bénie; mais il est maintenant fermé. Pour ma part, je suis descendu plusieurs fois dans l'endroit dont il vient d'être parlé.
Parmi tout ce qu'ont mentionné les savants, comme preuve de l'existence réelle des trois nobles tombeaux dans ce lieu-là, je citerai ce que j'ai extrait du livre d'Aly, fils de Djafar arrâzy, qu'il a intitulé : Le Flambeau des cœurs, au sujet de l'authenticité des tombeaux d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Il s'appuie, dans cet ouvrage, sur le témoignage d'Abou Horaïrah, qui s'exprime ainsi : « L'envoyé de Dieu (Mahomet) dit : « Lorsque l'ange Gabriel me fit faire le voyage nocturne à Jérusalem, nous passâmes au-dessus du tombeau d'Abraham, et il me dit : Descends, et fais une prière de deux rec'ah (génuflexions), car ici se trouve le sépulcre de ton père Abraham. — Puis nous traversâmes Baït Lahm (Bethléem) ; et il dit aussi : Descends, fais une prière de deux rec'ah, car ici a été engendré ton frère Jésus. — Il m'a amené ensuite sur le rocher (la roche de la vision de Jacob). » La suite du hadîth se trouve rapportée par Er-râzy.
Lorsque je vis dans cette ville le professeur, le pieux, le vénérable, l'imâm, le prédicateur, Borhân eddîn eldja'bary, un des hommes saints, élus de Dieu, et un des imâms célèbres, je l'interrogeai au sujet de l'authenticité de la sépulture d'Abraham dans ce lieu. Il me dit : « Tous les hommes de science que j'ai rencontrés admettent comme positif que ces tombeaux sont ceux d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, et ceux de leurs épouses. Les hérétiques seuls combattent cette croyance, qui a été transmise aux nouvelles générations par leurs ancêtres, et sur laquelle il n'y a aucun doute à entretenir. »
On raconte qu'un certain imâm entra dans cette grotte, et se tint debout près du tombeau de Sarah. Survint un vieillard à qui il demanda : « Lequel d'entre ces sépulcres est celui d'Abraham? » Et le vieillard lui indiqua son tombeau bien connu. Puis un jeune homme entra, auquel il fit la même question, et celui-ci lui montra également le même tombeau. Enfin, un enfant arriva, à qui l'imâm adressa la demande ci-dessus ; et l'enfant lui désigna aussitôt la même sépulture. Alors le fakîh s'écria : « J'atteste que ce sépulcre est le sépulcre d'Abraham; il n'y a aucun doute sur cela. » Il entra ensuite dans la mosquée, où il fit sa prière, et il partit le lendemain.
Dans l'intérieur de ce temple (à Hébron), se trouve aussi le tombeau de Joseph, et, à l'orient du mausolée sacré d'Abraham, on voit le tombeau de Lot, placé sur une colline élevée, d'où l'on domine la contrée appelée le Ghaour (basse terre) de la Syrie. Au-dessus de ce sépulcre se trouve un bel édifice, et le tombeau est renfermé dans une de ses cellules. Il est d'une construction élégante, blanc de couleur, et il n'est recouvert d'aucun voile.
Tout près de là on voit aussi le lac de Lot, qui contient de l'eau salée. On dit que c'est le lieu ou se trouvaient les habitations du peuple de Lot.
A côté du sépulcre de Lot est la mosquée qui porte le nom de Masdjid elyakîn (le temple de la certitude), et qui est située sur une haute colline; elle possède une clarté et une splendeur dont aucune autre ne jouit à un tel degré. Il n'y a dans son voisinage qu'une seule habitation, laquelle est occupée par son gardien.
Dans la mosquée, et près de sa porte, on voit un endroit bas, taillé dans une pierre dure, où l'on a formé une sorte de mihrâb (niche) qui ne peut contenir qu'un seul individu faisant sa prière; et l’on dit qu'Abraham a adoré Dieu dans ce lieu, et l'a remercié lors de la destruction du peuple de Lot. La place où il se prosternait s'agita et s'enfonça un peu dans le sol.
Dans le voisinage de cette mosquée est une caverne où se trouve le mausolée de Fatima, fille de Hoçaïn, fils d'Aly. Tant à la partie supérieure qu'à la partie inférieure du mausolée, on voit deux tablés de marbre, sur l'une desquelles est l'inscription suivante, sculptée avec des caractères admirables: « Au nom de Dieu clément et miséricordieux ! A lui sont le pouvoir et la durée ; à lui appartient ce qu'il a créé et produit. A l'égard de ses créatures, il a prescrit le néant, et dans l'envoyé de Dieu réside la perfection. —C'est ici le tombeau de Oumm Salamah, Fatima, fille de Hoçaïn. » Et sur l'autre table est sculpté ceci : « Fait par Mohammed, fils d'Abou Sahl, sculpteur au Caire. » Et au dessous on lit les vers suivants :
Tu as fait résider, contre mon gré, entre la terre et la pierre, celle dont la demeure était mes entrailles (l'objet chéri de mon cœur).
O tombeau de Fatima, fille du fils de Fatima, fille des imâms et fille des étoiles brillantes!
O tombeau, combien tu renfermes de religion et de piété, de chasteté, de réserve et d'excès de pudeur !
Ensuite je partis d'Hébron, me dirigeant vers Elkods (la sainteté, Jérusalem), et je visitai sur ma route le sépulcre de Jonas, près duquel on voit un vaste édifice et une mosquée. Je visitai aussi Baït Lahm (Bethléem), lieu de naissance de Jésus, où l'on voit la trace du tronc de palmier. (Coran, xix, 23, où il est dit que les douleurs de l'enfantement surprirent Marie au pied d'un tronc de palmier.) Près de là est une population considérable. Les chrétiens ont cet endroit en très grande vénération, et ils donnent l'hospitalité à ceux qui y descendent.
Puis nous arrivâmes à Baït elmokaddes (la maison du sanctuaire, Jérusalem), que Dieu la glorifie! C'est elle qui, sous le rapport de l'illustration, vient immédiatement après les deux nobles temples (de la Mecque et de Médine), et c'est là qu'eut lieu l'ascension de l'envoyé de Dieu vers le ciel. La ville est grande, illustre, et construite en pierres de taille. Le roi pieux, noble, Salah eddîn (Saladin), fils d'Ayyoub (que Dieu le récompense, pour le bien qu'il a fait à l'islamisme!), lorsqu'il fit la conquête de cette ville, détruisit une partie de son mur d'enceinte. Ensuite Almélic azzhâhir (Baybars) compléta sa démolition, de crainte que les Francs ne s'emparassent de la ville et ne s'y fortifiassent. Cette ville n'avait pas, auparavant, de canal; et c'est l'émir Seïf eddîn Tenkîz, gouverneur de Damas, qui de notre temps y a conduit l'eau.
C'est une des mosquées admirables, merveilleuses, d'une extrême beauté; et l'on dit qu'il n'existe pas, sur toute la surface de la terre, un temple plus grand que cette mosquée. Sa longueur, du levant au couchant, est de sept cent cinquante-deux coudées, en calculant d'après la coudée el-mâlikiyah (la coudée royale, qui est de trente-deux doigts); et sa largeur, du midi au nord, est de quatre cent trente-cinq coudées. Elle possède beaucoup de portes sur trois de ses côtés; mais pour ce qui est de sa paroi méridionale, je ne lui connais qu'une seule porte, et c'est celle par laquelle entre l'imâm. Toute la mosquée n'est qu'un vaste espace, sans toit, à l'exception de la partie appelée la mosquée El-aksa, qui est couverte, et qui est d'une construction extrêmement solide, d'un travail fort ingénieux, recouverte d'or et de couleurs brillantes. Il y a aussi dans la mosquée d'autres endroits recouverts d'une toiture.
C'est un édifice des plus merveilleux, des plus solides, et des plus extraordinaires pour sa forme. Il a en abondance son lot de beautés, et a reçu sa bonne part de toute chose merveilleuse. Il est situé sur un lieu élevé au milieu de la mosquée, et l'on y monte par des degrés de marbre. Il a quatre portes ; son circuit est pavé de marbre d'un travail élégant, et il en est de même de son intérieur. Tant au dedans qu'au dehors, il y a diverses sortes de peintures, et un ouvrage si brillant, qu'on est impuissant à les décrire. La plupart de toutes ces choses sont recouvertes d'or, et la chapelle resplendit de lumière et brille comme l'éclair. La vue de celui qui la regarde est éblouie de ses beautés, la langue de qui la voit est incapable de la décrire. Au milieu de la chapelle, on voit la noble pierre qui est mentionnée dans les traditions; et l'on sait que le Prophète (Mahomet) est monté de là vers le ciel. C'est une pierre fort dure, et son élévation est d'environ une brasse.
Au-dessous de cette pierre, il y a une grotte de l'étendue d'un petit appartement. Elle est élevée aussi d'à peu près une brasse; on y descend par des degrés, et l'on y voit la figure d'un mihrâb. Près de la pierre existent deux balustrades artistement faites, qui la renferment. Celle qui est plus rapprochée de la pierre est de fer, fort bien travaillé; l'autre est de bois.
Dans la chapelle se trouve un grand bouclier de fer, qu'on y voit suspendu. On prétend que c'est l'écu de Hamzah, fils d'Abd elmotthalib.
Parmi eux, au bord de la vallée connue sous le nom de vallée de la Géhenne, à l'orient de la ville et sur une colline élevée, on voit un édifice que l'on dit être le lieu d'où Jésus est monté au ciel.
Un autre, c'est le tombeau de Râbi'ah albadaouiyah (la Bédouine), qui tire son nom du désert (bâdiyeh), et qu'il ne faut pas confondre avec Râbi'ah al'adaouiyah, laquelle est célèbre.
Au milieu de la même vallée, il y a une église que les chrétiens vénèrent; ils disent qu'elle contient le sépulcre de Marie. On y voit aussi une autre église également vénérée, et où les chrétiens vont en pèlerinage. C'est celle au sujet de laquelle ils font un mensonge, puisqu'ils prétendent qu'elle renferme le tombeau de Jésus. Toute personne qui s'y rend en pèlerinage doit payer au profit des musulmans un tribut déterminé, et supporter diverses sortes d'humiliations que les chrétiens endurent à contrecœur. On y voit le lieu du berceau de Jésus, et l'on y vient implorer son intercession.
On remarque :
1° Son kadi, le savant Chems eddîn, Mohammed, fils de Sâlim, alghazzy : il est originaire de Ghazzah, et un de ses grands personnages;
2° Son prédicateur, le pieux, l'excellent Imad eddîn Annâboloucy ;
3° Le savant versé dans les traditions (almohaddith), le mufti Schihâb eddîn Atthabary;
4° Le professeur de la secte de Malik, lequel est aussi supérieur des nobles monastères, Abou Abd Allah Mohammed, fils de Mothbit, Grenadin de naissance, mais habitant à Jérusalem ;
5° Le cheikh qui a renoncé à tous les biens du monde (ezzâhid, ou dévot), Abou Aly Haçan, connu sous l’épithète d'aveugle, un des notables parmi les hommes pieux;
6° Le cheikh, le juste, l'adorateur de Dieu, Kémal eddîn Almérâghy;
7° Le cheikh juste, livré au culte de Dieu, Abou Abd errahîm Abd er-Rahman, fils de Moustafa, originaire d'Erzeroum. C'est un des disciples de Tadj eddîn Errifâ'y. Je me suis lié avec lui, et il m'a revêtu du froc que portent les soufis.
Ensuite je quittai la noble Jérusalem, dans le dessein de visiter la forteresse d'Askalân (Ascalon), qui est ruinée. Ce ne sont plus que vestiges effacés et traces oblitérées. Bien peu de villes ont réuni autant de beautés qu'en a possédé autrefois Ascalon, savoir la beauté du lieu avec la force de l'emplacement, et elle joignait les avantages du continent à ceux de la mer.
A Ascalon se trouve le mausolée célèbre où était la tête de Hoçaïn, fils d'Aly, avant qu'elle fût transportée au Caire. C'est une noble mosquée, très élevée, où l'on voit une citerne destinée à conserver l'eau. Sa construction est due à un Obeïdite (Fâtimide), comme c'est écrit sur son entrée.
Au midi de ce lieu de pèlerinage, on voit une grande mosquée qu'on nomme la mosquée d'Omar; mais il n'en reste rien, excepté les murs. Il y a aussi des colonnes de marbre sans pareilles pour la beauté. Les unes sont debout, d'autres couchées à terre. Parmi ces colonnes, on en distingue une de couleur rouge, admirable; et l'on prétend que les chrétiens la transportèrent dans leur pays, mais qu'ils la perdirent ensuite, et qu'elle fut retrouvée dans son ancien emplacement, à Ascalon.
Au sud de cette mosquée, on voit un puits connu sous le nom de puits d'Abraham. On y descend par de larges degrés qui aboutissent dans des chambres. Sur chacune de ses quatre faces, il y a une source qui sort de conduits souterrains construits en pierres, et dont l'eau est bonne, mais peu copieuse. On raconte beaucoup de choses sur les propriétés excellentes de ces fontaines.
A l'extérieur d'Ascalon est la vallée des Fourmis; et l'on dit que c'est celle mentionnée dans le livre rare (le Coran ; voyez xxvii, 18. — Dans cette vallée se serait rassemblé le cortège de Salomon.) Dans le cimetière d'Ascalon, il y a tant de tombeaux de martyrs et de saints personnages, qu'on ne saurait les compter. Le gardien de ce lieu saint nous les a montrés. Il a des appointements qui lui sont payés par le roi d'Egypte, en outre de ce qu'il reçoit des visiteurs à titre d'aumônes.
Je me dirigeai vers la ville de Ramlah, qui est aussi appelée Palestine. C'est une grande ville, abondante en biens et ornée de beaux marchés. On y remarque la mosquée principale appelée la Blanche; et l'on dit que dans sa kiblah (partie située au midi) se trouvent enterrés trois cents prophètes.
Parmi ses jurisconsultes notables, je citerai Madjd eddîn Ennâboloucy.
Ensuite je me rendis à Nâbolous (Naplouse, Néapolis ou Sichem). C'est une ville considérable, ayant beaucoup d'arbres, et des fleuves qui coulent abondamment. C'est, d'ailleurs, une des villes de la Syrie les plus riches en oliviers. On en exporte de l'huile au Caire et à Damas. On y fabrique la pâte de kharroûb (caroubes), qu'on exporte à Damas et dans d'autres pays.
La manière de la faire consiste à cuire les caroubes (fruits du caroubier), et puis à les presser et à recueillir le suc qui en sort. C'est avec ce jus qu'on fait la pâte. On exporte le suc lui-même au Caire et à Damas.
A Naplouse, il y a aussi une espèce de melon qui porte le nom de la ville, et qui est bon et délicieux.
Enfin, sa mosquée principale est extrêmement solide et belle. Au milieu, on voit un bassin d'eau douce et d'un goût agréable.
Je voyageai ensuite vers la ville d'Adjloûn : c'est une belle ville, qui possède beaucoup de marchés et un château superbe, et qui est traversée par un fleuve dont l'eau est douce et agréable. Puis je quittai cette ville pour me rendre à Lâdhikiyah (Latakieh), et je traversai d'abord le Ghaour, qui est une vallée entre des collines. On y voit le tombeau d'Abou Obéidah, fils d'Eldjerrâh, l’amin (le patron) de cette population : nous le visitâmes. Près de lui se trouve une zaouïa qui fournit de la nourriture aux voyageurs. Nous y passâmes une nuit, et ensuite nous nous rendîmes à Koceïr, où l'on voit le tombeau de Ma'âdh, fils de Djebel; je me sanctifiai par sa visite. Je voyageai ensuite sur le bord de la mer, et j'arrivai à la ville d'Accah (Acre), qui est en ruines. Acre était jadis la capitale du pays des Francs en Syrie, le lieu de relâche pour leurs navires, et on la comparait à Constantinople la grande. A l'orient de la ville est une source connue sous le nom de fontaine des Bœufs. On dit que Dieu en a fait sortir la vache pour Adam. On y descend au moyen d'un escalier; et près d'elle était une mosquée dont il reste seulement le mihrâb. Dans Acre est le tombeau de Sâlih.
Je partis de cette ville pour celle de Sour (Tyr), qui n'est plus qu'un monceau de ruines; mais au dehors on voit un village encore habité, dont la population est, en grande partie, composée de ces sectaires appelés Arfâdh (Râfidhites). Une fois j'y descendis dans un lieu fourni d'eau, pour faire mes ablutions; et un de ses habitants y vint aussi pour se purifier. Il commença par laver ses pieds, puis sa figure, sans se rincer la bouche ni aspirer de l'eau par ses narines. Ensuite il passa sa main sur une partie de la tête. Je lui fis des reproches sur sa manière d'agir; mais il me dit : « Il est certain que l'on commence l'édifice par les fondations ».
La ville de Sour a donné naissance à un proverbe relatif à sa force et à sa position inaccessible ; car la mer l'entoure de trois côtés, et elle possède deux portes, dont l'une ouvre sur la terre ferme et l'autre sur la mer. Celle qui conduit vers la terre possède quatre retranchements, consistant chacun en palissades qui entourent la porte. Quant à celle qui mène à la mer, elle est placée entre deux grandes tours. Sa construction est telle, qu'il n'y a, dans aucun autre pays du monde, une œuvre plus merveilleuse et plus extraordinaire que celle-ci. En effet, la mer l'entoure de trois côtés; et du quatrième, il y a un mur sous lequel les navires passent et près duquel ils jettent l'ancre. Il y avait anciennement, entre les deux tours, une chaîne de fer tendue, de manière que rien ne pouvait entrer ni sortir, si ce n'est après qu'on l'avait baissée. Près d'elle étaient placés des gardes et des hommes de confiance; et personne n'entrait ni ne sortait sans qu'ils le sussent.
Acre avait un port pareil à celui que nous venons de décrire ; mais il n'admettait que les navires de petite dimension.
Je quittai Sour pour aller à Saïda (Seyde, ancienne Sidon), qui est sur le bord de la mer. Elle est belle et fournit des fruits abondants. On en exporte en Egypte des figues, des raisins secs et de l'huile d'olive. Je me logeai chez son kadi, Kamal eddîn Elochmoûny elmisry. C'est un homme d'un caractère excellent, et doué d'un noble esprit.
Je me rendis ensuite à la ville de Thabariyah (Tibériade). C'était jadis une ville grande et considérable ; mais il n'en reste à présent que de simples vestiges, qui annoncent pourtant sa grandeur et son importance d'autrefois. Il s'y trouve des bains merveilleux qui ont deux quartiers séparés, l'un pour les hommes, et l'autre pour les femmes. L'eau de ces bains est très chaude. Tibériade possède le lac bien connu, dont la longueur est d'environ six parasanges, et la largeur, de plus de trois parasanges. Elle possède aussi une mosquée connue sous le nom de mosquée des Prophètes, et qui renferme les tombeaux de Cho'aïb (Yéthro), de sa fille, épouse de Moïse, le calîm (interlocuteur de Dieu), celui de Salomon, de Judas et de Ruben.
De là nous visitâmes le puits dans lequel Joseph fut jeté. Il se trouve dans la cour d'une petite mosquée, et a tout près de lui une zaouïa. Le puits est vaste, profond, et nous bûmes de son eau, qui est de l'eau de pluie. Cependant son gardien nous a dit que l'eau sourd aussi du puits même.
Nous nous rendîmes ensuite à la ville de Beyrouth (ancienne Berytas). Elle est petite, mais elle a de beaux marchés et une mosquée djâmi admirable. On exporte de cette ville en Egypte des fruits et du fer.
De là nous visitâmes le tombeau d'Abou Yakoub Yousef, qu'on prétend avoir été un des rois du Maghreb (Afrique occidentale). Ce tombeau est situé dans un lieu appelé Carac Noûh (Carac de Noé), dans le Bakâ' d'El-Aziz (Cœlé-Syrie). Il y a auprès une zaouïa qui donne à manger à tous les visiteurs. On dit que le sultan Salah eddîn a institué en sa faveur des legs pieux; d'autres disent que c'est le sultan Nour eddîn. Celui-ci était, en effet, du nombre des hommes vertueux et saints, et l'on assure qu'il tressait des nattes et qu'il se nourrissait du produit de leur vente.
On raconte qu'il entra une fois dans la ville de Damas, qu'il y tomba malade d'une manière grave, et qu'il resta couché par terre dans les places publiques. Lorsqu'il fut guéri, il se rendit à l'extérieur de la ville, afin de solliciter l'emploi de gardien d'un jardin. Il fut engagé comme surveillant d'un verger appartenant au roi Nour eddîn, et il demeura six mois dans ses fonctions. Quand la saison des fruits fut arrivée, le sultan alla dans le jardin, et l'intendant dit à Abou Yakoub d'apporter des grenades, afin que le sultan en mangeât. Il en apporta; mais l'intendant du jardin, les ayant trouvées acides, ordonna à Abou Yakoub d'en cueillir d'autres, ce qu'il fit ; mais elles furent encore trouvées aigres. Alors l'intendant lui dit : « Tu es préposé à la garde de ce verger depuis six mois, et tu ne sais pas encore distinguer ce qui est doux de ce qui est acide! » Abou Yakoub lui répondit : « Tu m'as loué pour garder le jardin, et non point pour manger de ses fruits. » L'administrateur se rendit alors auprès du roi, et l'informa de tout ce qui venait de se passer. Le roi envoya chercher de suite Abou Yakoub; or il avait déjà vu en songe qu'il devait être mis en rapport avec ce dernier, et qu'il résulterait de l'avantage pour lui de la connaissance d'Abou Yakoub. Le roi le reconnut à ses traits, et lui dit : « Tu es Abou Yakoub. » Celui-ci lui répondit affirmativement. Alors le sultan se leva, alla vers lui, l'embrassa, et le fit asseoir à son côté. Après cela, il le conduisit dans sa demeure, et le traita dans un repas d'hospitalité, composé de choses légitimement gagnées par le travail de ses mains. Abou Yakoub resta près de lui quelque temps ; puis il sortit de Damas, s'enfuyant tout seul au moment d'un grand froid. Il se rendit dans un village près de Damas, où il vit un individu appartenant à la classe peu aisée, qui lui offrit de le recevoir dans sa demeure. Abou Yakoub y consentit; et son hôte lui prépara un bouillon, tua une poule, et la lui servit avec du pain d'orge. Abou Yakoub en mangea, et fit des vœux pour son hôte. Ce dernier avait un certain nombre d'enfants, parmi lesquels une jeune fille, qui était près de se marier; et c'est un des usages de ces contrées-là, que le père fournisse le trousseau à sa fille. La partie la plus importante de ce mobilier consiste en ustensiles de cuivre. Ces gens se glorifient de posséder de tels ustensiles, et ils en font l'objet de stipulations particulières. Or Abou Yakoub dit à son hôte : « N'as-tu pas chez toi quelques objets en cuivre? » Le villageois répondit: « Oui, j'en ai acheté pour le trousseau de cette jeune fille. » Abou Yakoub reprit : « Apporte-les-moi; » et l'hôte les lui présenta. Abou Yakoub dit alors : « Emprunte de tes voisins tous les objets de ce genre qu'il t'est possible d'obtenir. » L'hôte le fit, et il apporta le tout à Abou Yakoub. Celui-ci alluma du feu sur ces objets; il tira une bourse qu'il portait sur lui, dans laquelle se trouvait une poudre (littéral, l'élixir), dont il jeta une partie sur le cuivre, qui fut entièrement changé en or. Il mit cela dans une chambre fermée; puis il écrivit à Nour eddîn, roi de Damas, pour l'instruire de ce qui venait d'arriver, et pour l'exhorter à construire un hôpital pour les étrangers malades, et à y constituer des legs. Il lui disait aussi de bâtir des zaouïas sur les routes, de satisfaire les propriétaires des objets de cuivre, et de donner au maître de la maison une somme suffisante pour son entretien. Il terminait sa lettre en disant: « Si Ibrahim, fils d'Adham, a renoncé au royaume du Khoraçan, moi j'ai renoncé au royaume du Maghreb et à ce métier. Salut. » Après cela, Abou Yakoub partit sans retard.
Le maître de la maison se rendit, avec l'écrit, auprès du roi Nour eddîn. Le roi vint dans ce village, et enleva l'or, après avoir satisfait les propriétaires du cuivre et le maître de la maison. Il chercha Abou Yakoub; mais il ne put ni trouver ses traces, ni en obtenir aucune nouvelle.
Nour eddîn retourna à Damas, construisit l'hôpital connu sous son nom, dont il n'existe pas le pareil dans tout le monde habité.
J'arrivai ensuite à la ville d'Athrâbolos (Tripoli). C'est une des capitales de la Syrie, et une de ses grandes villes; elle est traversée par des canaux et entourée de jardins et d'arbres; la mer l'environne de ses avantages copieux, et la terre, de ses biens durables; elle possède des places admirables et des prairies fertiles. La mer est à deux milles de distance de Tripoli, et cette ville est de construction récente. Quant à l'ancienne Tripoli, elle était située au bord de la mer, et les Francs l'ont possédée un certain espace de temps. Mais lorsqu'Almélic azzhâhir l'eut reprise, elle fut détruite, et la ville nouvelle fut commencée. Il y a à Tripoli environ quarante commandants des Turcs (mamlouks). Son gouverneur est Thaïlân (lisez Thaïnâl, . Cf. Orientalia, t. II, p. 342, 361, 378), le chambellan, qu'on nomme le roi des émirs. Sa demeure dans cette ville est la maison connue sous le nom de dâr essa'âdah (l'hôtel du bonheur).
Parmi les habitudes de cet émir, nous mentionnerons la suivante : il monte à cheval tous les lundis et les jeudis, et les autres émirs l'accompagnent avec leurs troupes. Il sort ainsi de la ville, et lorsqu'il y retourne, et qu'il se trouve à peu de distance de sa demeure, les émirs mettent pied à terre, et, quittant leurs montures, ils marchent devant lui jusqu'à l'instant où il rentre dans son hôtel; et alors ils se retirent. On joue de la musique militaire près de la demeure de chaque émir, tous les jours, après la prière du soir, et l'on allume les lanternes.
Je citerai les noms suivants parmi les personnages considérables qui se trouvaient dans cette ville :
1° L'écrivain des choses secrètes (secrétaire intime), Béhâ eddîn, fils de Ghânim, un des hommes excellents et estimés, célèbre par sa libéralité et sa générosité;
2° Son frère Hoçâm eddîn, cheikh de la noble Jérusalem, et que nous avons déjà mentionné ;
3° Le frère des deux précédents, Alâ eddîn, secrétaire intime à Damas;
4° L'intendant de la trésorerie, Kaouâm eddîn, fils de Makîn, un des hommes éminents ;
5° Le kadi des kadis de Tripoli (le grand juge), Chems eddîn, fils du nakîb (chef), un des principaux savants de la Syrie.
A Tripoli, il y a des bains très beaux, parmi lesquels celui du kadi Alkirimy et celui de Sendémoâr. Ce dernier a été gouverneur de la ville, et l'on raconte de lui beaucoup d'histoires, touchant sa sévérité envers les criminels. Nous rapporterons, comme exemple, l'anecdote suivante : une femme se plaignait un jour à lui de ce qu'un de ses mamlouks les plus chers avait commis une injustice à son égard, en lui buvant du lait qu'elle voulait vendre. Elle n'avait, d'ailleurs, pas de preuve de ce qu'elle avançait. L'émir manda le mamlouk, qui fut fendu par le milieu du corps, et le lait sortit de ses entrailles. — Une histoire pareille est arrivée sous Atrîs, un des émirs du roi Nacir, lorsqu'il était gouverneur d'Aïdhâb; et une autre aussi sous le roi Kébec, souverain du Turkestan.
Je quittai Tripoli et me rendis à la forteresse des Kurdes (Hisn alacrâd). C'est une petite ville, qui a en abondance des arbres et des canaux. Elle est située sur le sommet d'une colline, et elle possède une zaouïa qu'on nomme l'ermitage de l'Ibrahimite, du nom de quelque grand émir. Je me logeai chez le kadi de la place, dont je ne me rappelle pas exactement le nom à présent.
Ensuite je me transportai à la ville de Hims (Emèse), qui est jolie. Ses environs sont agréables, ses arbres touffus, ses fleuves remplis d'eau, et ses marchés fournis de larges voies de communication. Sa mosquée principale se distingue par une beauté parfaite, et elle a au milieu un réservoir d'eau. Les habitants d'Émèse sont de race arabe, et doués de bonté et de générosité. Au dehors de cette ville est le tombeau de Khalid, fils d'Alouélîd, le glaive de Dieu et de son envoyé; et à côté, il y a une zaouïa et une mosquée. Sur le tombeau se voit une couverture noire. Le kadi d'Émèse est Djémal eddîn Achchérîchy (de Xérès en Espagne), un des hommes les plus beaux de figure et les meilleurs pour la conduite.
Je sortis d'Emèse pour me rendre à la ville de Hamâh (ancienne Epiphania), une des métropoles les plus nobles de la Syrie, et une de ses villes les plus admirables. Elle possède une beauté resplendissante et une grâce parfaite; elle est entourée de jardins et de vergers, près desquels on voit des roues hydrauliques, qu'on prendrait pour des globes célestes qui tournent. Elle est traversée par le fleuve considérable nommé Al'âcy (le rebelle ; Oronte ou Axius).[62] Elle a aussi un faubourg nommé Almansoûriyah, qui est plus grand que la ville même, et où l'on voit des marchés très fréquentés et des bains magnifiques.
Dans Hamâh, il y a beaucoup de fruits, parmi lesquels celui appelé abricot à amande; car, lorsqu'on casse son noyau, on trouve à l'intérieur une amande douce.
Ibn Djozay ajoute ici « : Voici les vers composés sur Hamâh, son fleuve, ses roues hydrauliques et ses jardins, par l'homme éclairé, le voyageur Nour eddîn Abou'l Haçan Aly, fils de Mouça, fils de Sa’id al'ansy al'ammâry algharnâthy, qui rapporte sa généalogie à Ammar, fils de Yâcer :
Que Dieu protège les points de vue qui bordent la ville de Hamâh, et sur lesquels j'ai attaché l'ouïe, la pensée et le regard !
Des colombes qui chantent, des branches qui s'inclinent, des édifices qui brillent et qu'on est impuissant à décrire.
On me blâme de ce que je transgresse la réserve et les défenses (de la loi) dans cette ville, et de ce que je suis livré à la coupe, au jeu et au plaisir.
Puisque dans Hamâh le fleuve est 'dey (un rebelle), comment n'i-miterais-je pas sa rébellion, et comment ne boirais-je pas (le vin) pur et sans mélange?
Et pourquoi ne chanterais-je point près de ces roues hydrauliques, de même qu'elles chantent; et pourquoi ne l'emporterais-je pas sur elles à la danse, et ne leur ressemblerais-je pas dans l'action de puiser?
Elles gémissent et versent leurs larmes ; et l'on dirait qu'elles se passionnent en voyant ces pleurs et implorent leur affection.
Un autre poète a dit ce qui suit au sujet des mêmes roues hydrauliques, et en faisant usage de la figure appelée taouriah (allusion détournée) :
Une roue hydraulique (une amante) s'est attendrie à cause de la grandeur de ma faute, et de la demeure éloignée elle a aperçu ma visite.
Elle a pleuré par compassion pour moi, et ensuite elle a rendu manifeste son chagrin. Qu'il te suffise donc de savoir que le bois lui-même pleure sur le rebelle (al'âcy le rebelle, et le fleuve Oronte).
Un poète moderne a dit ce qui suit sur le même sujet, en employant aussi la même figure du sens détourné:
O mes seigneurs, qui avez habité Hamâh, j'en jure par vous, je n'ai pas abandonné la piété ni la sincérité !
Toutes les fois qu'après votre départ l'on mentionne notre entrevue, un œil obéissant fait couler les larmes, tout comme le rebelle (al'âcy).
Revenons au récit du voyage. Je me mis ensuite en route pour la ville de Ma'arrah, du nom de laquelle ont tiré leur surnom le poète Abou’l’alâ elma'arry et plusieurs autres poètes.
Ibn Djozay dit : « Cette ville a été appelée Ma'arrah de Nomân, parce qu'un fils de Nomân, fils de Béchir alansâry, compagnon de Mahomet, étant mort pendant que son père était gouverneur à Emèse, celui-ci le fit enterrer à Ma'arrah, et elle fut connue sous le nom de Ma'arrah de Nomân. Auparavant elle était nommée Dhât elkouçoûr (qui possède des palais). L'on dit aussi que Anno'mân est une montagne près de la ville, et dont celle-ci aurait pris le nom. »
Reprenons la relation du voyage. Alma'arrah est une ville petite, jolie, et la plupart de ses arbres sont des figuiers et des pistachiers; on transporte de leurs fruits au Caire et à Damas. Au dehors de la ville, et à la distance d'une parasange, est le tombeau du prince des croyants, Omar, fils d'Abd el-Aziz, près duquel il n'y a point de zaouïa ni de gardien. La raison de cela, c'est qu'il est situé dans le pays d'une espèce particulière de Chiites, gens méprisables, qui haïssent les dix premiers apôtres de Mahomet. (Que Dieu soit satisfait d'eux et maudisse quiconque les a en aversion !) Ils ont aussi en horreur tout individu dont le nom est Omar, et spécialement Omar, fils d'Abd el-Aziz, à cause de ce qu'il a fait pour honorer Aly.
Nous partîmes de cette ville pour nous rendre dans celle de Sermîn. Elle est belle, abondante en vergers, et la plus grande partie de ses arbres consiste en oliviers. On y fait le savon en briques (briqueté, savon commun), qu'on exporte au Caire et à Damas, et aussi le savon parfumé, pour laver les mains, qu'on colore en rouge et en jaune. On y fabrique des vêtements de coton qui sont jolis et qui prennent le nom de cette ville. Ses habitants sont satiriques et ils détestent les dix premiers apôtres de Mahomet; et, chose surprenante ! ils ne mentionnent jamais le mot dix. Quand leurs courtiers crient dans les places les marchandises à l'encan, et qu'ils en viennent au nombre dix, ils prononcent neuf plus un. Un certain Turc (mamlouk), se trouvant un jour dans Sermîn, entendit un courtier annoncer neuf et un. Alors il le frappa sur la tête avec sa masse d'armes, en disant : « Prononce dix et la massue. »
Sermîn possède une mosquée djâmi, où il y a neuf coupoles; et ces gens n'en ont point fait dix, par persistance dans leur superstition méprisable.
De Sermîn, nous nous rendîmes à la ville de Haleb (Alep), la ville grande et la métropole magnifique. Voici ce que dit Abou'l Hoçaïn, fils de Djobaïr, en la décrivant : « Le mérite de cette ville est immense, et sa renommée aura cours en tout temps. Sa possession a souvent été recherchée par les rois, et son rang a fait impression sur les hommes. Combien de combats n'a-t-elle pas suscités, et combien de sabres brillants n'ont-ils pas été dégainés pour elle! La, solidité de sa forteresse est célèbre, et son élévation est évidente; on ne se hasardait pas à l'attaquer, à cause de sa force, ou si on l'osait, on ne l'emportait pas. Ses côtés sont en pierre de taille, et elle est construite dans des proportions pleines de symétrie. Elle a cherché à surpasser en durée les jours et les années, et elle a conduit à leur dernière demeure les notables et les plébéiens ! Où sont ses princes Hamdanites et leurs poètes? Tous ont disparu, et les édifices seuls sont restés, ô ville surprenante! Elle dure, tandis que ses possesseurs ont passé; ceux-ci ont péri, et sa dernière heure n'est pas arrivée. On la recherche après eux, et on l'obtient sans beaucoup de difficultés; on désire l'avoir, et l'on y réussit au moyen du plus léger sacrifice. Telle est cette ville d'Alep. Combien de ses rois n'a-t-elle pas introduits dans un temps passé (expression empruntée à la grammaire), et combien de vicissitudes de la fortune n'a-t-elle pas bravées par sa position ! Son nom a été fait du genre féminin ; elle a été ornée des atours des jeunes femmes chastes, et elle s'est soumise à la victoire, de même que d'autres l'ont fait. Elle a brillé comme une nouvelle mariée, après le sabre (seïf) de sa dynastie, Ibn Hamdân (allusion au prince Seïf Eddaulèh). Hélas! sa jeunesse s'en ira, on cessera de la rechercher, et encore quelque temps, sa destruction arrivera avec promptitude. »
La forteresse d'Alep s'appelle Achchahbâ (la grise); dans son intérieur il y a deux puits d'où jaillit l'eau, et on n'y craint pas la soif. Deux murs entourent le château; il y a tout auprès un grand fossé d'où l'eau sourd ; et sa muraille compte des tours rapprochées les unes des autres. Ce fort renferme des chambres hautes, merveilleuses, et percées de fenêtres. Chaque tour est occupée, et dans ce château fortifié les aliments ne subissent aucune altération par l'effet du temps.
On y voit un sanctuaire que visitent quelques personnes, et l'on dit qu'Abraham y priait Dieu. Cette forteresse ressemble à celle appelée Rahbet (la place de…) Malik Ibn Thaouk, qui se trouve près de l'Euphrate, entre la Syrie et l'Irak. Lorsque Kazan, le tyran des Tartares, marcha contre la ville d'Alep, il assiégea ce fort pendant plusieurs jours; puis il s'en éloigna, ayant été frustré dans son désir de s'en emparer.
Ibn Djozay dit : « Le poète de Seïf Eddaulèh, nommé Alkhâlidy, a dit au sujet de cette forteresse : »
C'est un lieu vaste et âpre (littéralement : une rude) qui surgit contre celui qui veut s'en emparer, avec son beffroi élevé et son flanc indomptable.
L'atmosphère étend sur ce lieu un pan de nuage et décore ce château d'un collier, que forment ses étoiles brillantes.
Lorsqu'un éclair brille dans la nuit, ce fort apparaît, à travers ses interstices, comme resplendit la constellation de la Vierge, entre les espaces des nuages.
Combien d'armées ce château n'a-t-il pas fait périr dans l'angoisse, et combien de conquérants n'a-t-il pas mis en fuite !
Le même poète dit encore ce qui suit sur ce château, et ce sont des vers admirables :
C'est une citadelle dont la base embrasse les sources d'eau, et le sommet dépasse la ceinture d'Orion.
Elle ne connaît point la pluie, puisque les nuées sont pour elle un sol, dont ses bestiaux foulent les côtés.
Lorsque le nuage a donné de l'eau en abondance, l'habitant de la forteresse épuise l'eau de ses citernes avant que ses sommets soient humectés.
Son belvédère serait compté au nombre des étoiles des cieux, si seulement il parcourait leurs orbites.
Les ruses de cette forteresse ont repoussé les subterfuges des ennemis, et les maux qu'elle a occasionnés l'ont emporté sur leurs maux.
Voici ce que dit au sujet de ce château Djémal eddîn Aly, fils d'Abou'l Mansour :
Peu s'en faut que, par l'immensité de sa hauteur, et le point culminant auquel son sommet atteint, ce château ne fasse arrêter le globe céleste, qui tourne autour de la terre.
Ses habitants se sont rendus à la Voie lactée, comme à un abreuvoir; et leurs chevaux ont brouté les étoiles, comme on paît les plantes fleuries.
Les vicissitudes des temps se détournent de lui par crainte et par frayeur, et le changement n'existe pas pour ce château.
Reprenons le récit du voyage. On donne à la ville d'Alep le nom de Halab Ibrahim (lait frais d'Abraham), car ce patriarche y a habité, et il possédait de nombreux troupeaux de brebis, dont il donnait à boire le lait aux pauvres, aux mendiants et aux étrangers. Ces gens se réunissaient et demandaient le lait d'Abraham (halab Ibrahim), de manière que la ville finit par être ainsi appelée. C'est une ville excellente, qui n'a pas sa pareille pour la beauté de l'emplacement, la grâce de sa disposition, la largeur de ses marchés et leur symétrie. Ils sont recouverts d'une toiture en bois, et les habitants y trouvent toujours de l'ombre. La kaïçâ-riyah (bazar) d'Alep est unique pour la beauté et la grandeur. Elle entoure la mosquée, et chacune de ses galeries est placée en face d'une des portes du temple. La mosquée djâmi d'Alep est une des plus jolies qu'on puisse voir. Dans sa cour, il y a un bassin d'eau, et tout autour d'elle règne une chaussée pavée très vaste. La chaire est d'un travail admirable, et incrustée d'ivoire et d'ébène. Près de cette mosquée principale se trouve un collège qui lui ressemble par la beauté de sa situation et sa construction solide. Il est attribué aux émirs de la famille de Hamdân. En outre de celui-ci, il y a dans la ville trois autres collèges et un hôpital.
Quant à l'extérieur d'Alep, c'est une large et vaste plaine, où se voient de grands champs ensemencés, des vignes plantées avec ordre, et des vergers sur le bord de son fleuve. Celui-ci est le même qui passe à Hamâh et qui est nommé Al'âcy (le rebelle). On dit qu'il a reçu cette dénomination, parce que celui qui l'examine s'imagine à tort que son courant a lieu de bas en haut. L'esprit éprouve, dans le voisinage de la ville d'Alep, un contentement, une gaieté, une joie, comme on n'en ressent pas ailleurs. C'est une des villes qui sont dignes d'être le siège du khalifat.
Ibn Djozay dit : « Les poètes se sont fort étendus dans la description des beautés de la ville d'Alep, et dans la mention qu'ils ont faite de son intérieur et de ses environs. » Parmi eux Abou Ibâdah elbohtory s'exprime ainsi au sujet de cette ville :
O éclair qui a brillé un peu au-dessus de ce que je chéris, Alep, du haut du château de Bithiâs!
Il emprunte sa couleur du lieu où croît la rose jaune, et de toutes ces vastes plaines, et ces lieux abondants en myrte.
C'est une terre qui, venant à mon secours, lorsque je suis bien triste par le souvenir de votre absence, ne manque pas de me rendre plus gai. (Ou, suivant une autre leçon, qu'on trouvera dans les notes : C'est une terre qui, lorsque je la visite après avoir été bien triste, me porte secours et me rend plus gai.)
Le poète illustre Abou Bekr essanoûbéry dit à ce sujet :
Que le lait de la nuée abreuve le séjour fortuné d'Alep ! Combien cette ville n'ajoute-t-elle pas de plaisir au plaisir même !
Que de jours heureux y ont été passés dans la joie, tandis que la vie n'y était pourtant pas réputée agréable !
Lorsque les plantes déploient dans Alep leurs étendards, leurs robes de soie et les bouts de leurs turbans,
On admire au matin leurs côtés purs comme l'argent, et leur milieu brillant comme l'or.
Abou’l’alâ elma'arry dit sur le même sujet :
Alep est pour celui qui y arrive un jardin d'Éden, et pour ceux qui s'en éloignent un feu ardent.
Le grand y est magnifique, et à ses yeux la valeur de ce qui est petit est augmentée par l'effet du charme de ce lieu.
Or Kouwéik (nom d'une rivière qui arrose la ville d'Alep) est une mer dans l'esprit de ses gens, et un de ses cailloux tient le rang du mont Thabîr.
Voici ce que dit sur cette ville Abou'lfitiân, fils de Djaboûs :
O mes deux amis! quand ma maladie vous fatiguera, faites-moi respirer le doux souille du vent d'Alep,
Du pays dans lequel le vent d'est a sa demeure, car le vent vierge m'est nécessaire.
Voici sur Alep des vers d'Abou'lfath Cachâdjem :
Aucun pays du monde ne procure autant d'avantages à ses habitants que le fait Alep.
Dans cette ville se trouve rassemblé tout ce que tu peux désirer. Visite-là donc, c'est un bonheur de s'y trouver.
Écoutons maintenant' Abou'l Haçan Aly, fils de Mouça, fils de Sa’id algharnâthy al'ansy :
O conducteur des chameaux, que tu laisses longtemps reposer les montures! Poussons-les plutôt ensemble dans le chemin d'Alep.
Car cette ville est le lieu de mon désir, le séjour que je souhaite, et le point de mire de mes vœux (littéral, la kiblah des vœux).
Elle possède Djewchen (montagne qui domine Alep à l'occident) et Bithiâs; et dans elle résident des hommes vraiment généreux.
Quelle pâture on y trouve pour satisfaire l'œil et l'esprit! Les souhaits y sont abreuvés à pleine coupe.
Les oiseaux qui chantent annoncent leur gaieté; les branches des arbres se penchent pour s'embrasser.
En haut de la citadelle appelée Achchahbâ (la grise), se voient dans tout son circuit, les étoiles du ciel qui l'environnent en guise de ceinture.
Reprenons le récit du voyage. A Alep se trouve le roi des émirs, nommé Arghoun eddéwâdâr (le porte-encrier); il est l'émir principal du roi Nacir. C'est un jurisconsulte renommé pour sa justice, mais il est avare. Les kadis (en chef), à Alep, sont au nombre de quatre, un pour chacune des quatre sectes orthodoxes. L'un d'eux était le kadi Kamal eddîn, fils d'Ezzemlécâny, de la secte de Châfi'y. C'était un personnage d'un esprit élevé; il était très puissant, doué d'un noble cœur, d'un beau caractère, et versé dans diverses sciences. Le roi Nacir l'avait envoyé chercher pour l'élever au poste de chef des kadis dans la capitale de son royaume; mais cela n'a pas pu s'accomplir à son égard, puisqu'il mourut à Belbeys, pendant qu'il se dirigeait vers le Caire. Lorsqu'il fut investi de la dignité de kadi à Alep, il fut complimenté par les poètes de Damas et autres lieux; et parmi ceux qui lui adressèrent des vers, se trouva le poète de la Syrie, Schihâb eddîn Abou Bekr Mohammed, fils du cheikh traditionnaire Chams eddîn Abou Abd Allah Mohammed, fils de Nobâtah elkorachy elomaouy elfâriky. Il le loua par un long et remarquable poème, dont voici le commencement :
Djillik, la vaste (ce nom est ici pris pour Damas; cf. le Méraçid alit-thilâ, édition de M. Juynboll, t. I, p. 261), a été triste de ton absence, un disque Achchahbâ s'est réjouie de ton arrivée.
Un chagrin a surmonté Damas lors de ton départ; la splendeur et l'élévation ont plané sur les collines d'Alep.
La maison dont tu as occupé le vestibule a resplendi, de sorte qu'on a vu sa lumière briller comme l'éclair.
O vous tous qui avez joui des libéralités et des actes de noblesse de celui en comparaison duquel sont réputés avares les hommes généreux,
Celui-ci est Kamal eddîn : mettez-vous donc sous sa protection, et vous en serez satisfaits ; car ici se trouvent la vertu et les bienfaits.
Il est kadi des kadis, l'illustre personnage de son temps. Les orphelins et les pauvres qui reçoivent ses faveurs peuvent se passer de toute autre assistance.
C'est un kadi dont l'origine et la postérité sont pures et sans tache. Il s'est acquis de la gloire, les pères et les fils s'ennoblissent par son moyen.
Grâce à lui, Dieu a été bienfaisant envers les habitants d'Alep; et le Ciel peut favoriser qui il lui plaît.
Son intelligence et sa faconde ont dissipé le doute et l'obscurité, comme si ce brillant esprit était un soleil.
O juge des juges ! ton mérite est trop supérieur pour que tu te réjouisses d'occuper un rang élevé:
Certes, les dignités sont au-dessous de ton esprit, dont le mérite est plus haut placé que l'étoile d'Orion.
Tu possèdes pour les sciences des capacités célèbres, et semblables à l'aurore, dont la lumière a dissipé les ténèbres;
Et tu as des vertus dont ton ennemi lui-même atteste l'excellence. Pourtant les ennemis ne Sont point habitués à confesser le mérite (des adversaires).
Ce poème contient au delà de cinquante vers, et le kadi en récompensa l'auteur par le don d'un habillement et d'une somme d'argent. De tous les vers de cet écrivain, les poètes préfèrent le commencement de la kacîdah que nous avons citée, et dont le premier mot est acifat (elle s'est attristée, elle a gémi).
Ibn Djozay dit à ce propos : « Il n'est pas exact de soutenir que ce poète se distingue surtout par les vers qui sont en tête du poème ci-dessus; car il brille plus dans les petites pièces de vers qu'il a composées, que dans les poèmes plus longs. C'est à lui qu'est échue, de nos jours, la primauté dans la poésie, pour tous les pays de l'Orient. Il fait partie de la postérité du prédicateur Abou Yahia Abd er-rahîm, fils de Nobâtah, qui est l'auteur de sermons bien connus. Parmi ses petites pièces de vers, celle qui suit est admirable, et on y voit la figure appelée allusion détournée : »
Je l'ai aimée; elle était mince, svelte, ornée de noblesse. Elle ravissait l'esprit et le cœur de l'amant.
Elle était avare des perles de sa bouche pour qui voulait l'embrasser; puis elle se soumit un beau matin avec ce dont elle avait été avare.
Revenons à notre récit. Parmi les kadis d'Alep est le grand juge de la secte hanéfite, l'imâm, le professeur, Nacir eddîn, fils d'El'adîm, beau de figure et de conduite, issu d’une famille noble de la ville d'Alep.
Lorsque tu vas à lui pour recevoir ses bienfaits, tu le vois tout joyeux, comme si tu lui donnais ce que tu lui demandes.
Quant au chef des kadis du rite de Malik, je ne le nommerai pas. C'était un des hommes jouissant de la confiance du prince au Caire; et il a pris cette charge importante sans la mériter. Je ne me souviens pas du nom du chef des kadis du rite hanbalite ; il était originaire de Sâlihiyah, près de Damas. Le chef des chérifs, à Alep, est Bedr eddîn, fils d'Ezzahrâ. Au nombre des jurisconsultes de cette ville, se trouve Cherf eddîn, fils d'El'adjémy. Ses parents sont au nombre des principaux personnages de la ville d'Alep.
Ensuite je partis pour la ville de Tîzîn,[63] qui est située sur le chemin de Kinnes (Chalciîns). Tîzîn est une ville moderne, qui a été fondée par les Turcomans; ses places sont belles, et ses mosquées extrêmement jolies. Le kadi de celle ville est Bedr eddîn El'askalâny. Quant à la ville de Kinnesrîn, elle était ancienne et grande; mais elle a été détruite, et il n'en reste maintenant que des vestiges.
Je me dirigeai vers la ville d'Anthâkïah (Antioche). C'est une grande et noble ville. Elle possédait jadis une muraille solide, qui n'avait pas sa pareille dans toute la Syrie ; mais lorsque le roi Zhâhir (Baybars) en fit la conquête, il détruisit son mur d'enceinte. Antioche possède une forte population; ses édifices sont bien bâtis; elle est garnie de beaucoup d'arbres, et a de l'eau en abondance. Au dehors de la ville passe l'Oronte. Dans la ville se trouve le tombeau de Habib ennadjdjâr (le charpentier), près duquel il y a une zaouïa qui fournit la nourriture à tous venants. Son cheikh est le pieux, le vénérable Mohammed, fils d'Aly, dont l'âge dépasse cent années, et il jouit encore de toutes ses forces.
Je le visitai un jour dans son jardin ; il avait rassemblé du bois, et il le souleva sur ses épaules pour l'apporter dans sa demeure à la ville; et je vis aussi son fils, qui avait dépassé l'âge de quatre-vingts ans ; mais il avait le dos voûté, et il ne pouvait pas se lever. Celui qui les regarde pense que, des deux, le père est le fils, et que le fils, c'est le père.
Je partis ensuite pour la forteresse de Boghrâs (Pagrae) ; c'est un château fort inexpugnable et que l'on ne songe pas à attaquer. Près de lui sont des jardins et des champs ensemencés, et c'est par là qu'on entre dans le pays de Sis, qui est la contrée des infidèles arméniens. Ceux-ci sont soumis au roi Nacir et lui payent tribut. Leurs dirhems sont d'argent pur, et ils sont distingués par le nom d’albaghliyah. On confectionne chez eux les étoffes appelées eddébîziyah. L'émir de la forteresse de Boghrâs est Sârim eddîn, fils d'Echcheïbâny. Il a un fils, homme de mérite, dont le nom est Alâ eddîn, et un neveu appelé Hoçâm eddîn. Celui-ci est un homme généreux, plein de vertus, et il habite l'endroit nommé Erroços (Rhosus), pour garder la route de l'Arménie.
Les Arméniens portèrent plainte une fois devant le roi Nacir contre l'émir Hoçâm eddîn et ils lui attribuèrent faussement des actions répréhensibles. Alors le roi transmit au chef des émirs, à Alep, l'ordre d'étrangler l'accusé. Lorsque cet ordre fut expédié, la chose vint à la connaissance d'un ami de l'émir, lequel était lui-même un commandant des plus haut placés. Il entra chez le roi Nacir, et lui dit : « ô mon maître, il est certain que l'émir Hoçâm eddîn est un des meilleurs commandants, et fidèle aux musulmans; il garde le chemin, et c'est un brave soldat. Les Arméniens veulent faire des dégâts dans le pays des musulmans, mais l'émir les repousse et les défait : c'est pourquoi nos ennemis ont en vue, par sa mort, l'affaiblissement du pouvoir des musulmans. » Il insista tant, qu'il finit par obtenir un second ordre, portant de mettre l'accusé en liberté, de le gratifier de vêtements d'honneur, et de le renvoyer à son poste. Le roi Nacir appela un courrier connu sous le nom d'Elakoûch, (pour Elakkoûch, l'oiseau blanc), qu'on n'avait l'habitude d'expédier que dans les circonstances très importantes. Il lui commanda de se dépêcher et de hâter sa marche. Or il fit le voyage du Caire à Alep en cinq jours, quoiqu'il y ait un mois de distance entre ces deux villes. A son arrivée à Alep, il trouva que l'émir de cette ville avait fait déjà venir Hoçâm eddîn, et qu'il l'avait envoyé dans le lieu où l'on étrangle les condamnés. Dieu très haut le délivra, et il retourna à son poste.
Je vis cet émir, et avec lui le kadi de Boghrâs, Cherf eddîn elhamaouy, dans un endroit nommé El'amk (la plaine; cf. l’Histoire des Sultans mamlouks de l'Egypte, t. I, p. 249), situé à égale distance d'Antioche, de Tizîn et de Boghrâs. Les Turcomans campent dans cette plaine avec leurs bestiaux, à cause de sa fertilité et de son étendue.
Je me rendis ensuite au fort appelé Koceïr (Cœsara de Guillaume de Tyr; voyez l’Histoire des Sultans mamlouks, t. I. 2e part. p. 267), diminutif de kasr (palais, château). C'est une belle forteresse, dont le commandant est Alà eddîn elcurdy, et le kadi Schihâb eddîn elarmanty, originaire d'Egypte.
Je partis pour le château dit Achchoghrobocâs ; il est inaccessible, et placé sur un sommet très élevé. Son commandant est Seïf eddîn Althounthâch (pierre d'or), homme de mérite; et son juge, Djémal eddîn, fils de Chadjarah, un des disciples d'Ibn Ettaïmiyah.
Je voyageai ensuite vers la ville de Sahyoûn, qui est belle, pourvue de rivières considérables et d'arbres touffus. Elle possède un excellent château, et son commandant est connu sous le nom d'Elibrâhîmy; son juge est Mohiy eddîn Elhimsy. A l'extérieur de la ville est une zaouïa située au milieu d'un jardin, et qui donne à manger à tout venant. Elle est près du tombeau du pieux, du saint personnage Içâ elbedaouy (le Bédouin), et j'ai visité ce sépulcre.
Je quittai cette ville, et je passai par le château de Kadmoûs, puis par celui de Maïnakah, celui d'Ollaïkah, dont le nom se prononce comme le nom d'unité d'ollaïk (ronces), et celui de Misyâf, et enfin par le château de Cahf. Ces forts appartiennent à une population qu'on appelle Elismâïliyah (les Ismaéliens) ; on les nomme aussi Elfidâouiyah (ou Fidâouys; ceux qui font le sacrifice de leur vie) ; et ils n'admettent chez eux aucune personne étrangère à leur secte. Ils sont, pour ainsi dire, les flèches du roi Nacir, avec lesquelles il atteint les ennemis qui cherchent à lui échapper en se rendant dans l'Irak, ou ailleurs. Ils ont une solde; et quand le sultan veut envoyer l'un d'eux pour assassiner, un de ses ennemis, il lui donne le prix de son sang; et s'il se sauve après avoir accompli ce qu'on exigeait de lui, cette somme lui appartient; s'il est tué, elle devient la propriété de ses fils. Ces Ismaéliens ont des couteaux empoisonnés, avec lesquels ils frappent ceux qu'on leur ordonne de tuer. Mais quelquefois leurs stratagèmes ne réussissent pas, et ils sont tués à leur tour. C'est ainsi que la chose est arrivée avec l'émir Karâsonkoûr (le gerfaut noir) ; car lorsqu'il se fut enfui dans l'Irak, le roi Nacir expédia vers lui un certain nombre de ces Ismaéliens, qui furent massacrés, et ne purent jamais venir à bout de l'émir, lequel prenait des précautions.
Karâsonkoûr était un des plus grands émirs, et un de ceux qui avaient été présents au meurtre du roi El-Aschraf, frère du roi Nacir, et y avaient pris part. Quand le gouvernement du roi Nacir fut bien établi, qu'il se vit affermi dans sa royauté, et que les appuis de son pouvoir furent solides, il se mit à poursuivre les meurtriers de son frère et à les tuer l'un après l'autre. C'était, en apparence, uniquement pour venger son frère, mais aussi par crainte qu'on, osât à son égard ce qu'on avait osé à l'égard d'El-Aschraf.
Or Karâsonkoûr était le chef des émirs à Alep ; et le roi Nacir écrivit à tous les commandants (de la province) qu'ils eussent à se mettre en marche avec leurs troupes, leur indiquant le moment où devait avoir lieu leur réunion près d'Alep, et leur entrée dans cette ville, afin de s'emparer de leur chef. Quand ils furent réunis au dehors de la ville, Karâsonkoûr craignit pour sa personne; et comme il avait huit cents mamlouks, il se mit à cheval à leur tête, et sortit de bon matin, se dirigeant vers les troupes des émirs. Il se fraya un chemin à travers celles-ci, et prit de l'avance sur elles. (Or ces troupes étaient au nombre de vingt mille hommes.) Il se rendit au campement de l'émir des Arabes, Mohannâ, fils d'Içâ, lequel était à deux jours de distance d'Alep. Mohannâ était à la chasse; et Karâsonkoûr, arrivé à sa tente, descendit de cheval, et, après avoir jeté son turban autour de son cou, il s'écria : « J'implore ta protection, ô chef des Arabes ! » Il y avait au logis Oumm elfadhl, cousine germaine et femme de Mohannâ ; elle lui dit : « Nous te prenons sous notre patronage, ainsi que tous ceux qui sont avec toi. » Il reprit : « Je demande mes enfants et mon bien. » Elle répondit : « Tu auras tout ce que tu désires; entre ici sous notre protection. » Il le fit. Quand Mohannâ revint, il le traita avec beaucoup d'égards, et mit ses propres biens à sa disposition. Mais Karâsonkoûr dit : « Je désire seulement ma famille et mes richesses, que j'ai laissées à Alep. » Alors Mohannâ ayant convoqué ses frères et ses cousins, ils délibérèrent ensemble sur cette affaire. Quelques-uns d'entre eux consentirent à ce qu'il proposait en faveur de Karâsonkoûr. D'autres lui dirent : « Comment nous mettrions-nous en état d'hostilité avec le roi Nacir, tandis que nous sommes dans son pays, en Syrie? » Mohannâ leur dit: « Quant à moi, je ferai pour cet homme tout ce qu'il voudra, et je m'en irai ensuite avec lui chez le sultan de l'Irak. » Sur ces entrefaites, ils reçurent la nouvelle que les enfants de Karâsonkoûr avaient été expédiés au Caire en poste. Alors Mohannâ dit à Karâsonkoûr : « Quant à tes fils, il n'y a plus rien à faire pour eux; mais pour ce qui regarde tes biens, nous mettrons tout en œuvre afin de les recouvrer. » Il monta à cheval, en compagnie de ceux de sa famille qui lui obéirent, et il convoqua environ vingt-cinq mille Arabes. Ils se dirigèrent alors vers Alep, brûlèrent la porte de sa forteresse, dont ils s'emparèrent, et reprirent les richesses de Karâsonkoûr qui s'y trouvaient, ainsi que les individus de sa famille qui y étaient restés. Ils firent cela, et rien de plus, puis ils marchèrent vers le royaume de 1 Irak, où ils furent accompagnés par le commandant d'Emèse, nommé Elafram (brèche-dent). Ils arrivèrent près du roi Mohammed Khodâbendeh (serviteur de Dieu), sultan de l'Irak, qui se trouvait, dans ce moment-là, à sa résidence d'été, située dans le lieu connu sous le nom de Karâbâgh (le jardin noir), entre Essulthâniyeh et Tabriz. Il les traita avec beaucoup d'honneurs; il donna à Mohannâ l'Irak arabique, et à Karâsonkoûr la ville de Mérâghah, dans l'Irak persique (ou plutôt dans l'Adherbeidjan), et qu'on appelle le petit Damas. Elafram eut pour lui Hamadan.
Ils restèrent près de ce roi un certain espace de temps, dans le cours duquel Elafram mourut. Mohannâ retourna chez le roi Nacir, après avoir reçu de lui des promesses et des serments (qui dissipèrent ses craintes). Quant à Karâsonkoûr, il resta dans la même condition; et c'est alors que le roi Nacir envoya contre lui les Ismaéliens à plusieurs reprises. Parmi eux, il y en avait qui s'introduisaient subitement dans sa propre maison, et qui furent de suite tués en sa présence ; d'autres, qui eurent l'audace de l'attaquer pendant qu'il était à cheval, furent frappés par lui. C'est ainsi qu'un bon nombre de Fidâouys périrent à cause de lui. Karâsonkoûr ne quittait jamais sa cotte de mailles, et il ne dormait que dans une maison construite avec du bois et du fer.
Mais lorsque le sultan Mohammed fut mort, et que régna en sa place son fils Abou Sa’id, il arriva ce que nous mentionnerons plus tard, par rapport à Eldjoûbân, le principal de ses émirs, et à la fuite du fils de cet émir, Eddomourthâch (la pierre de fer), chez le roi Nacir. Ce fut alors qu'un échange de lettres eut lieu entre ce dernier et Abou Sa’id. Ils convinrent entre eux qu'Abou Sa’id enverrait au roi Nacir la tête de Karâsonkoûr, et que ce roi expédierait à Abou Sa’id celle d'Eddomourthâch. Le roi Nacir envoya effectivement à Abou Sa’id la tête d'Eddomourthâch. Quand elle lui fut parvenue, Abou Sa’id commanda d'amener Karâsonkoûr en sa présence. Cet émir, ayant eu connaissance de ce dont il s'agissait, prit une bague creuse dans laquelle était renfermé un poison violent. Il en retira le chaton, avala le toxique, et mourut sur-le-champ. Abou Sa’id informa le roi Nacir de cet événement; mais il ne lui envoya point la tête de Karâsonkoûr.
Je me rendis ensuite des châteaux des Ismaéliens à la ville de Djabala (Gabala). Elle possède des rivières abondantes et des arbres, et la mer est à un mille de distance environ. On y voit le tombeau de l'ami de Dieu, le saint, le célèbre Ibrahim, fils d'Adhem. C'est le personnage qui renonça à la royauté, et qui se consacra tout entier au culte de Dieu très haut, ainsi que cela est bien connu. Mais Ibrahim n'était pas d'une maison princière, comme on le pense généralement. Ce qui est vrai, c'est qu'il hérita du royaume de son aïeul maternel. Quant à son père Adhem, c'était un de ces fakirs, pieux, vivant dans la retraite, dévots, chastes, et livrés exclusivement au culte de la Divinité.
On rapporte qu'il passa une fois près des jardins de la ville de Boukhara, et qu'il fit ses ablutions dans un des canaux qui les traversent. Tout à coup il prend une pomme qui était entraînée par l'eau du canal ; il se dit : Cela n'a pas d'importance; et il la mangea. Mais ensuite, un scrupule lui vient à l'esprit, et il se décide à demander l'absolution au propriétaire du jardin. Il frappe à la porte, et une jeune esclave étant sortie à sa rencontre ; il lui dit : « Appelle-moi le maître de ce lieu. » Elle lui répondit: « Cette demeure est la propriété d'une femme. » Et Adhem reprit : « Obtiens-moi la permission d'aller la trouver. » L'esclave obéit, et Adhem put raconter à la dame ce qui concernait la pomme. Elle lui dit : « Ce jardin ne m'appartient que pour une moitié, l'autre portion est au sultan. » Celui-ci était alors à Balkh, qui est à dix jours de distance de Boukhara. Du reste, la maîtresse du jardin l'absout pour sa moitié. Après cela, Adhem s'en alla à Balkh, où il rencontra le sultan, accompagné de son cortège habituel. Il l'informa de son affaire et implora son absolution. Le sultan lui ordonna de se rendre à son palais le lendemain.
Or ce prince avait une fille d'une beauté rare; des fils de rois l'avaient demandée en mariage, mais elle avait refusé. Elle était adonnée au culte divin, aimait les gens pieux, et aurait voulu se marier avec un homme vertueux, ayant renoncé au monde. Lorsque le sultan fut retourné à son palais, il raconta à sa fille l'histoire d'Adhem, et il ajouta :
« Je n'ai jamais vu un être plus pieux que celui-ci; il vient de Boukhara à Balkh, à cause de la moitié d'une pomme. » La princesse fut prise d'envie de l'épouser.
Le lendemain, quand Adhem se rendit au palais, le sultan lui dit : « Je ne t'absoudrai qu'à la condition que tu te marieras avec ma fille. » Il n'y consentit qu'après avoir combattu et résisté beaucoup ; enfin le mariage se fit. Lorsqu'Adhem entra chez la mariée, il la vit toute parée, et trouva l'appartement orné de tapis et autres objets. Or il se retira dans un coin de la chambre, et s'occupa de faire sa prière, qu'il continua jusqu'au matin. Il agit de la sorte durant sept nuits. Le sultan ne lui ayant pas encore donné l'absolution, Adhem la lui envoya demander; mais il lui fit dire qu'il ne l'absoudrait qu'après la consommation de son mariage avec son épouse. Cette nuit-là, Adhem eut des rapports avec sa femme; et, aussitôt après, il accomplit ses ablutions et se mit à faire sa prière. Il jeta un cri, s'inclina sur son tapis à prier, et il fut trouvé mort. Que Dieu ait pitié de lui! Sa femme devint enceinte, et mil au monde Ibrahim; et comme l'aïeul maternel de celui-ci n'avait pas de garçons, il loi transmit le royaume. Il arriva alors qu'Ibrahim renonça au gouvernement, comme cela est bien connu.
Près du tombeau d'Ibrahim, fils d'Adhem, il existe une belle zaouïa, dans laquelle on voit un bassin d'eau, et qui fournit à manger à tous les visiteurs. Son desservant est Ibrahim eldjomahy (ou el'adjémy), un des hommes pieux les plus notables. On se rend à cette zaouïa de tous les côtés de la Syrie, la nuit du 14 au 15 du mois de chaban, et l'on y reste l'espace de trois jours. Il existe pour cela, en dehors de la ville, un grand marché où l'on trouve tout ce dont on a besoin. Les fakirs, qui font profession du célibat, viennent de tous les endroits pour assister à cette solennité; et toute personne qui visite le sépulcre d'Ibrahim donne au desservant une bougie; celui-ci en ramasse, de cette manière, beaucoup de quintaux.
La plupart des habitants de ces parages appartiennent à la population appelée Ennoçaïriyah, qui croit qu'Aly, fils d'Abou Thâlib est un Dieu. Ils ne prient point, ne se purifient, ni ne jeûnent aucunement. Le roi Zhâhir (Baybars) les avait forcés de bâtir des mosquées dans leurs bourgs. Ils en fondèrent, en effet, une pour chaque village, mais loin des habitations; ils n'y entrent pas et n'en prennent pas soin. Souvent même leurs troupeaux et leurs bêtes de somme y cherchent un refuge. Bien des fois aussi, il arrive qu'un étranger, qui se rend chez eux, entre dans la mosquée et convoque à la prière. Ils lui répondent alors : « Ne braie pas, ô âne, on te donnera ta pâture! » Ces gens sont en fort grand nombre.
On m'a raconté qu'un inconnu arriva dans le pays de cette peuplade, et qu'il s'attribua la qualité de mahdi (directeur ou guide spirituel ; prophète). Les habitants se rassemblèrent à l'envi autour de lui, et il leur promit la possession de différentes contrées. Il partagea entre eux la Syrie, en indiquant à chacun l'endroit précis vers lequel il lui commandait de se rendre. Il leur donnait des feuilles d'olivier, en leur disant: « Ayez confiance en elles, car elles sont comme des mandements en votre faveur. » Quand l'un d'eux arrivait dans le pays désigné, le commandant du lieu le faisait venir; et alors il disait à celui-ci : « Certes, que l'imâm El-mahdi m'a donné cette contrée. — Où donc est l'ordre? » demandait l'émir. Notre malheureux tirait de suite les feuilles d'olivier, et, après cela, il était battu et emprisonné.
Plus tard, le même inconnu ordonna à ces gens de s'apprêter à combattre les musulmans, et de commencer par la ville de Djabala. Il leur prescrivit de prendre des baguettes de myrte, au lieu de sabres, et il leur promit qu'elles deviendraient des glaives entre leurs mains, au moment du combat. Ils tombèrent sur la ville de Djabala, pendant que les habitants étaient occupés à faire, au temple, la prière du vendredi. Ils entrèrent dans les maisons et ils violèrent les femmes. Les fidèles sortirent de leur mosquée, prirent les armes et tuèrent à volonté les agresseurs. La nouvelle de ce fait étant parvenue à Lâdhikiyah, son commandant, Béhâdir Abd Allah, s'avança avec ses troupes. Les pigeons messagers furent aussi lâchés vers Tripoli avec cette annonce, et le chef des émirs survint, accompagné de son armée. On poursuivit alors de tous côtés ces Noçaïriyah, et on en tua environ vingt mille. Ceux qui survécurent se fortifièrent dans les montagnes, et firent savoir au prince des émirs qu'ils s'engageaient à lui payer un dinar par tête, s'il voulait bien les épargner. Mais la nouvelle de ces événements avait déjà été expédiée au roi Nacir, au moyen des pigeons messagers, et sa réponse arriva, portant de passer ces ennemis au fil de l'épée. Le prince des émirs réclama près de lui et lui représenta que ces peuples labouraient la terre pour les musulmans, et que, s'ils étaient tués, les fidèles en seraient nécessairement affaiblis. Le roi ordonna alors de les épargner.
Je me rendis ensuite à la ville de Ellâdhikiyah (Latakieh). C'est une ville ancienne, située sur le bord de la mer, et on soutient que c'est la ville de ce roi qui prenait par force tous les navires (Coran, xviii, 78). Le seul motif qui m'y conduisit, ce fut le désir de visiter le dévot, le saint personnage Abd elmohsin eliscandéry. Mais, lorsque j'arrivai à Ellâdhikiyah, j'appris qu'il s'était rendu dans le noble Hedjaz. Je vis, parmi ses compagnons, les deux cheikhs pieux Sa’id elbidjây et Yahia essalâouy (de Sélâ ou Salé). Ils étaient attachés à la mosquée de 'Alâ eddîn, fils d'El-béhâ (Béhâ eddîn), un des hommes vertueux de la Syrie, et de ses grands personnages, auteur d'aumônes et d'actions généreuses. Il avait fondé pour eux dans cette ville une zaouïa, près de la mosquée, dans laquelle il faisait servir de la nourriture à tous ceux qui s'y rendaient. Le kadi de la ville est le jurisconsulte, l'homme éminent, Djélal eddîn Abd elhakk elmisry elmâliky, homme vertueux et généreux. Il s'était lié avec Thaïlân, chef des émirs, qui l'investit de la dignité de kadi dans cette ville.
Il y avait à Latakieh un homme nommé Ibn Elmouaïyed, qui était tellement médisant, que personne ne se trouvait à l'abri des atteintes de sa langue. Il était soupçonné de ne pas être d'une foi bien orthodoxe; on le savait méprisant tout, et tenant des propos honteux et entachés d'hérésie. Or il sollicita quelque chose de Thaïlân, roi des émirs, qui ne la lui accorda pas. Il s'en alla alors au Caire, et il inventa contre l'émir des calomnies indignes; puis il retourna à Latakieh. Thaïlân écrivit au kadi Djélal eddîn d'imaginer un moyen pour faire périr Ibn Elmouaïyed d'une manière légale. Le kadi appela ce dernier chez lui, l'examina, et mit au jour le secret de son hérésie. Il prononça, en effet, de telles impiétés, que la moindre méritait la mort.
Le juge avait placé derrière un rideau des témoins qui écrivirent un procès-verbal des propos du coupable. Celui-ci fut retenu chez le kadi, et ensuite on l'emprisonna. Le roi des émirs fut informé de ce qui s'était passé; après quoi, on tira Ibn Elmouaïyed de sa prison, et on l'étrangla à la porte.
Le roi des émirs, Thaïlân, ne tarda pas à être destitué du poste de gouverneur de Tripoli, dont fut investi El-hâddj Korthayah, un des principaux émirs, et un de ceux qui avaient déjà gouverné cette ville. Il existait, entre lui et Thaïlân, une inimitié, par suite de laquelle il se mit à rechercher les fautes de ce dernier. Les frères d'Ibn Elmouaïyed se présentèrent alors devant Korthayah, se plaignant du juge Djélal eddîn. L'émir se le fit amener, ainsi que les gens qui avaient rendu témoignage contre Ibn Elmouaïyed. Quand il les eut entre ses mains, il ordonna qu'ils fussent étranglés. On les conduisit donc hors de la ville, à l'endroit où l'on étrangle les condamnés; l'on fît asseoir chacun d'eux sous sa potence, et on leur ôta leurs turbans.
Il est d'usage chez les commandants de ce pays-là, quand l'un d'eux a ordonné la mort de quelqu'un, que le magistrat préposé à l'exécution des jugements parte à cheval du prétoire de l'émir, et se rende près de l'individu condamné à mourir. Après quoi il revient chez l'émir, et lui demande de nouveau l'ordre de procéder à l'exécution. Il agit ainsi à trois reprises, et ce n'est qu'après la troisième fois, qu'il accomplit l'ordre. Quand le magistrat eut fait cela, dans le cas qui nous occupe, les émirs se levèrent à la troisième fois, découvrirent leurs têtes et dirent : « O commandant ! ce serait une honte pour l'islamisme, que de tuer le kadi et les témoins! » L'émir accueillit leur intercession, et fit mettre les condamnés en liberté.
A l'extérieur de Latakieh, se voit le couvent nommé Deïr Elfârous. C'est le plus grand de Syrie et d'Egypte; des moines l'habitent, et il est visité par des chrétiens de tous les pays. Les mahométans qui s'y rendent reçoivent des chrétiens l'hospitalité. Leur nourriture consiste en pain, fromage, olives, vinaigre et câpres.
Le port d'Ellâdhikiyah est fermé par une chaîne tendue entre deux tours. Rien n'y entre et n'en sort que si l'on abaisse la chaîne. C'est un des plus beaux ports de mer de la Syrie.
Je voyageai ensuite vers le château d'Elmerkab (le belvédère). C'est un des plus grands forts, et il égale celui de Carac. Il est bâti sur une montagne élevée, et, en dehors, il y a un faubourg où les voyageurs descendent, sans entrer dans la citadelle. C'est le roi Elmansoûr Kalâoûn qui a conquis cette place sur les Latins, et près d'elle est né son fils, le roi En Nacir. Le juge de cette forteresse est Borhân eddîn Elmisry, un des meilleurs kadis et des plus généreux.
Je me rendis au mont Elakra' (le chauve), qui est le plus haut de la Syrie, et le premier que l'on découvre de la mer. Ses habitants sont des Turcomans; et l'on y voit des sources et des fleuves. De là, je me transportai vers le mont Loubnân (Liban), qui est un des plus fertiles du monde. Il fournit différentes sortes de fruits; il a des sources d'eau, d'épais ombrages, et il ne manque jamais de gens voués entièrement au culte de Dieu très haut, d'individus ayant renoncé aux biens du monde, ni de saints personnages. Il est renommé pour cela; et je vis, pour ma part, dans cet endroit, un certain nombre de personnes pieuses, qui s'y étaient retirées pour adorer Dieu, mais dont les noms ne sont pas célèbres.
Un des hommes pieux que j'y rencontrai m'a raconté le fait suivant : « Nous étions, dit-il, sur cette montagne, avec un certain nombre de fakirs, durant un froid très violent; nous allumâmes un grand feu, et nous fîmes cercle autour de lui. Un des individus présents se mit à dire : « Il serait bon d'avoir quelque chose à rôtir sur ce brasier. » Alors, un de ces pauvres, que les grands méprisent, et desquels on ne tient nul compte, dit : « Sachez que je me trouvais, au moment de la prière de l'asr (l'après-midi), dans l'oratoire d'Ibrahim, fils d'Adhem ; or je vis, à peu de distance, un onagre qui était entouré de tout côté par la neige, et je pense qu'il ne peut pas bouger de là. Si vous allez vers lui, vous pourrez le prendre et rôtir sa chair dans ce feu-ci. » Le pieux narrateur continue ainsi son récit : « Nous allâmes, au nombre de cinq, à la recherche de cet âne sauvage et nous le trouvâmes dans l'état qui nous avait été décrit; nous le prîmes et l'apportâmes à nos camarades; nous l'égorgeâmes et rôtîmes sa chair dans notre feu. Nous avons beaucoup cherché le fakir qui nous l'avait découvert, mais sans parvenir à en trouver le moindre vestige. Nous fûmes fort émerveillés de cette aventure. »
De la montagne du Liban, nous arrivâmes à la ville de Ba'labec (Baalbek, anciennement Héliopolis). C'est une ville belle, ancienne, et des meilleures de la Syrie; elle est entourée par d'admirables vergers et des jardins célèbres ; son sol est traversé par des rivières rapides, et elle ressemble à Damas pour ses biens sans nombre. Elle fournit des cerises, plus qu'aucune autre contrée; et l'on fait dans cette ville le dibis (espèce de sirop) qu'on nomme de Ba'aibec. C'est une sorte de rob (suc épaissi) qu'on fabrique avec les raisins, et les habitants ont une poudre qu'ils ajoutent au jus et qui le fait durcir. Alors, on brise le vase où il était, et on le retire d'une seule pièce. C'est avec lui qu'on fait une pâtisserie à laquelle on ajoute des pistaches et des amandes. Elle est appelée elmolabban (en forme de briques), et aussi djeld elfaras (en forme de saucisse: littéral, pénis du cheval). Ba'albec fournit beaucoup de lait, que l'on exporte à Damas, qui est à la distance d'une journée, pour un marcheur actif. Mais, quant à ceux qui voyagent en caravane, ils ont pour habitude de passer la nuit dans une petite ville appelée Ezzabdâny, qui produit une grande quantité de fruits; et ce n'est que le lendemain, qu'ils arrivent à Damas. On confectionne à Baalbek les étoffes qui prennent le nom de la ville; ce sont des ihrâms (couvertures et fichus de coton) et autres vêtements. On y fabrique aussi des vases et des cuillères en bois, qui n'ont pas leurs pareils dans les autres pays. Les grands plats y sont nommés duçoût (du singulier persan dest), au lieu (du mot arabe) sihâf. Souvent on creuse ici un de ces plats, puis on en fait un autre qui tient dans le creux du premier, et un autre, dans la cavité du deuxième, et ainsi de suite, jusqu'à dix. C'est au point que celui qui les voit, pense qu'il n'y en a qu'un. Ils font de même pour les cuillères; ils en fabriquent dix, dont chacune tient dans la concavité de l'autre; puis ils les mettent dans une gaine en peau. Il arrive, par exemple, qu'un homme les place dans sa ceinture, et, lorsqu'il se trouve au moment du repas, avec ses camarades, il tire cet étui, et ceux qui le voient s'imaginent que c'est une seule cuillère, tandis qu'il en fait sortir successivement neuf de la concavité de la première. Mon entrée à Baalbek eut lieu au soir, et je la quittai dès le matin du jour suivant, à cause de l'excès de mon désir d'arriver à Damas. J'entrai dans cette ville le jeudi, neuvième jour du mois de ramadhan, le sublime, de l'année 726 (1326 de J. C). Je me logeai dans le collège mâlikite, connu sous le nom d'Ecchérâbichiyeh (collège des fabricants de cherbouch, qui est une espèce de bonnet). La ville de Damas surpasse toutes les autres en beauté et en perfection; et toute description, si longue qu'elle soit, est toujours trop courte pour ses belles qualités. Rien n'est supérieur à ce qu'a dit, en la décrivant, Abou'l Hoçaïn, fils de Djobaïr; et voici ses paroles:
« Quant à Damas, c'est le paradis de l'Orient, et le point d'où s'élève sa lumière brillante; le dernier pays de l'islamisme que nous avons visité, et la nouvelle mariée d'entre les villes, que nous avons admirée dans sa splendeur, et sans voile. Elle était ornée par les fleurs des végétaux odorants, et apparaissait tout éclatante dans les vêtements de brocart de ses jardins. Elle occupait un rang éminent pour la beauté et était parée, dans son siège nuptial, des ornements les plus jolis. Cette ville a été ennoblie parce que le Messie et sa mère ont habité une de ses collines, demeure sûre et lieu abondant en sources (Coran, xxiii, 52); c'est un ombrage durable et une eau limpide, comme celle de la fontaine Salsébîl dans le paradis. Ses ruisseaux coulent dans tous les chemins, avec les ondulations du serpent, et elle a des parterres dont le souffle léger fait renaître les âmes. Cette ville se pare, pour ceux qui la regardent, d'un brillant ornement, et leur crie : « Venez au lieu dans lequel la beauté « passe la nuit, et fait sa sieste! » Le sol de cette ville est presque tourmenté par la quantité de l'eau, au point qu'il désire la soif; et peu s'en faut que les pierres dures et sourdes ne te disent elles-mêmes dans ce pays : « Frappe la terre de ton pied ; c'est ici une eau fraîche pour les ablutions, en même temps qu'une boisson pure. » (Coran, xxxviii, 41) Les jardins entourent Damas, à l'instar de ce cercle lumineux, le halo, quand il environne la lune, ou des calices de la fleur qui embrassent les fruits. A l'est de cette ville, aussi loin que la vue peut s'étendre, se voit sa ghouthah (terre molle et fertile; nom de la campagne aux environs de Damas) verdoyante. Quel que soit le point que tu regardes sur ses quatre côtés, tu le vois chargé de fruits mûrs, à une aussi grande distance que tes yeux peuvent distinguer. Combien ont dit vrai ceux qui ont ainsi parlé à l'égard de cette ville : « Si le paradis est sur la terre, certes c'est Damas; et s'il est dans le ciel, cette ville lutte de « gloire avec lui, et égale ses beautés. »
Ibn Djozay dit: « Un poète de Damas a composé des vers dans ce sens, et il s'exprime ainsi : »
Si le paradis de l'éternité est placé sur la terre, c'est Damas, et pas d'autre ville que celle-ci.
S'il est dans le ciel, il lui a départi son atmosphère et son attrait.
La ville est excellente, et le maître clément (c'est-à-dire: Dieu est indulgent). Jouis donc de ce trésor, au soir et au matin. (Coran, xxxiv, 14.)
La ville de Damas a été mentionnée par notre cheikh traditionnaire, le voyageur Ghams eddîn Abou Abd Allah Mohammed, fils de Djâbir, fils de Hassan elkeïcy elouâdïâchy (originaire de Guadix), habitant à Tunis. Il a cité le texte d'Ibn Djobaïr, puis il a ajouté ce qui suit :
« L'auteur a bien parlé dans la description qu'il a faite de cette ville, et il s'est exprimé, à ce sujet, d'une manière sublime. Ceux qui ne l'ont pas vue désirent la connaître, par suite de ce qu'il en a dit. Quoiqu'il n'ait pas séjourné beaucoup à Damas, il en parle éloquemment, et avec la véracité d'un savant très profond. Mais il n'a pas décrit les teintes dorées de son crépuscule du soir, au moment où a lieu le coucher du soleil; ni les temps de ses foules agitées, ni les époques de ses joies célèbres. Du reste, il a particularisé suffisamment les faits, celui qui a dit de Damas : « Je l'ai trouvé tel que les langues le décrivent, et l'on y voit tout ce que l'esprit peut désirer et tout ce qui peut plaire aux yeux. » Ibn Djozay reprend : « Ce que les poètes ont dit touchant la description des beautés de Damas est si nombreux, qu'on ne saurait s'en rendre compte. Mon père récitait fréquemment les vers suivants sur cette ville, lesquels sont de Cherf eddîn, fils de Mohcin : »
Et Damas! j'éprouve pour lui un penchant qui me tourmente, bien qu'un dénonciateur m'importune, ou qu'un critique me presse.
C'est une contrée dont les cailloux sont des perles, la terre de l'ambre gris, et les souffles du nord comme un vin frais.
L'eau y coule bruyamment des lieux élevés et figure des chaînes : et
tout le monde peut en disposer (littéral, elle est lâchée). Le vent des vergers y est sain, quoique faible. »
Ces vers appartiennent, ajoute Ibn Djozay, à un mode de poésie sublime.
Le poète Arkalah eddimachky elkelby a dit, au sujet de cette ville :
Damas est le grain de beauté de la joue du monde, de même que Djillik (lieu près de Damas) offre l'image de sa pupille langoureuse.
Son myrte te présente un paradis sans fin, et son anémone une géhenne qui ne brûle pas.
Le même auteur a dit encore sur cette ville :
Quant à Damas, c'est un paradis anticipé pour ceux qui visitent celle, ville. On y voit et les garçons (cf. ci-dessus) et les houris.
Le son que la lune y fait entendre sur ses cordes imite le chant de la tourterelle et du merle.
Et les cottes de mailles que les doigts des vents entrelacent sur l'eau! Combien elles sont belles! Malheureusement, ce n'est qu'une illusion.
Ce poète a composé beaucoup d'autres vers sur Damas. Voici maintenant, sur cette ville, ce qu'a écrit Abou'louahch Séba', fils de Khalk elaçady :
Dieu veuille abreuver Damas par une nuée bienfaisante, qui verse sur cette ville une pluie abondante et continue!
Dans le monde tout entier et dans ses horizons, rien n'égale la beauté de cette ville.
La Zaourâ de l'Irak (Bagdad, ou le Tigre) préférerait faire partie de Damas, au lieu d'appartenir à la Chaldée.
Son sol est aussi beau que le ciel, et ses fleurs sont comme les points lumineux qui brillent à son orient.
Le zéphyr de ses parterres, toutes les fois qu'il s'agite au soir, délivre du poids de ses peines l'homme soucieux.
Le printemps réside joyeusement dans les habitations de ce pays; et l'univers est entraîné vers ses marchés.
Ni les yeux, ni l'odorat ne se fatiguent jamais de la vue de Damas et de l'aspiration de ses parfums.
Parmi les poésies analogues aux morceaux précédents, voici des vers que l'excellent kadi Abd errahîm elbeïçâny a composés sur cette ville, et qui font partie d'un long poème. On prétend aussi que ce poème est l'ouvrage d'Ibn Elmonîr.
O éclair! veux-tu être porteur d'un salut qui soit doux et agréable comme ton eau limpide?
Visite Damas de bon matin avec les longs roseaux de la pluie; et les fleurs de ses vergers, qui semblent incrustées d'or et de pierreries, ou couronnées.
Etends sur le quartier de Djeïroûn ta robe de nuages, et surtout au-dessus d'une demeure qui est toute couverte de noblesse;
Où la fertilité du printemps a répandu tous ses dons; et les ondées printanières ont orné le pâturage.
Voici ce que dit, sur cette ville, Abou'l Haçan Aly, fils de Mouça, fils de Sa’id el'ansy, elgharnâthy, appelé Nour eddîn :
Damas, notre demeure, où le bonheur se montre parfait, tandis que, partout ailleurs, il est incomplet.
Les arbres dansent, et les oiseaux chantent ; les plantes y sont élevées, et les eaux coulent en pente.
Grâce aux plaisirs qu'on y éprouve, les visages des habitants resplendissent ; ils sont seulement cachés par les ombrages des grands arbres.
Chaque fleuve qu'on y voit a un Moïse qui le fait couler, et chaque verger qu'il possède sur ses bords est orné d'une belle verdure. (Allusion au prophète Khidhr ou Alkhadhir.)
Il dit encore, sur le même sujet:
Fixe ta demeure à Djillik, entre la coupe et la corde des instrumenta, dans un jardin qui remplit de satisfaction l'ouïe et la vue.
Fais jouir tes yeux de la contemplation de ses beautés; et exerce la pensée entre les parterres et le fleuve.
Regarde à Damas les teintes dorées qu'y revêt le soir, et écoute les mélodies des oiseaux sur les arbres.
Et dis à celui qui blâme un homme de ses plaisirs : « Laisse-moi ; car à mes yeux, tu ne fais pas partie des êtres humains. »
Il dit également à propos de Damas :
Cette ville est un paradis dans lequel l'étranger oublie son pays natal.
Mon Dieu! Qu'ils sont agréables les jours du samedi à Damas, et que leur coup d'œil est magnifique!
Vois de tes propres yeux; aperçois-tu autre chose qu'un objet aimé, ou un individu qui aime,
Dans la demeure où l'on entend les colombes roucouler sur le rameau qui danse?
Et l'on voit au matin les fleurs de ce séjour heureux s'enorgueillir de joie et de bonheur.
Les gens de Damas ne font aucun ouvrage le samedi; mais ils se rendent dans les lieux de plaisance, sur les bords des fleuves et sous l'ombre des grands arbres, entre les jardins fleuris et les eaux courantes, et ils y restent tout le jour, jusqu'à l'arrivée de la nuit.
« Nous nous sommes entretenus longtemps, continue Ibn Djozay, des belles qualités de Damas. Or, revenons maintenant au récit du cheikh Abou Abd Allah. »
C'est la plus sublime mosquée du monde par sa pompe, la plus artistement construite, la plus admirable par sa beauté, sa grâce et sa perfection. On n'en connaît pas une semblable, et l'on n'en trouve pas une seconde qui puisse soutenir la comparaison avec elle. Celui qui a présidé à sa construction et à son arrangement, fut le commandeur des croyants, Eloualîd, fils d'Abd elmalic, fils de Merouân. Il fit partir une ambassade vers l'empereur des Grecs, à Constantinople, pour intimer à ce prince l'ordre de lui envoyer des artisans, et ce dernier lui en expédia douze mille. Le lieu où se trouve la mosquée était d'abord une église, et lorsque les musulmans s'emparèrent de Damas, il arriva que Khalid, fils d'Eloualîd, entra de vive force par un de ses côtés, et parvint jusqu'au milieu de l'église. En même temps, Abou Obéidah, fils d'Eldjarrâh, entra sans coup férir par le côté opposé, qui était la partie occidentale, et arriva aussi jusqu'à la partie moyenne de l'église. Alors les mahométans firent une mosquée de la moitié de l'église qu'ils avaient envahie par les armes, et l'autre moitié, où ils étaient entrés du consentement des habitants, resta, comme auparavant, un temple des chrétiens. Plus tard, Eloualîd ayant résolu d'agrandir la mosquée aux dépens de l'église, demanda aux chrétiens de lui vendre celle-ci, contre un équivalent à leur choix; mais ils refusèrent, et alors Eloualîd la leur prit par force. Les chrétiens étaient persuadés que celui qui l'abattrait, deviendrait fou. On le dit à Eloualîd qui répliqua: « Je serai donc le premier qui perdra la raison pour l'amour de Dieu. » Aussitôt il prit une pioche, et commença à détruire l'église de ses propres mains. Quand les musulmans virent cela, ils accoururent à l'envi les uns des autres, pour accomplir sa destruction, et Dieu démentit ainsi l'opinion des chrétiens.
La mosquée fut ornée de ces cubes dorés (ou mosaïque) qu'on nomme fécîfeçâ (du grec ψῆfος), mélangés de différentes sortes de couleurs, d'une beauté admirable. La dimension de la mosquée en longueur, de l'orient à l'occident, est de deux cents pas, ou de trois cents coudées, et sa largeur, du midi au nord, de cent trente-cinq pas ou de deux cents coudées (plus exactement, deux cent deux coudées et demie). Le nombre d'ouvertures garnies de verres colorés, qu'on y voit, est de soixante et quatorze, et celui de ses nefs, de trois, qui s'étendent de l'est à l'ouest; la dimension de chaque nef est de dix-huit pas. Elles sont soutenues par cinquante-quatre colonnes et par huit pilastres de plâtre, qui les séparent, plus six autres de marbre, incrustés de différentes sortes de marbres colorés, et où l'on voit des figures d'autels (mihrâb) et autres représentations. Ils soutiennent la coupole, de plomb qui est devant le mihrâb, et qu'on appelle la coupole de l'aigle, comme si l'on avait assimilé la mosquée à un aigle qui vole, et dont la coupole serait la tête. Du reste, cette coupole est l’une des constructions les plus merveilleuses du monde. De quelque côté que tu te diriges vers la ville, tu l'aperçois s'élevant dans l'espace, et dominant tous les autres édifices.
La cour est entourée par trois nefs, sur ses côtés est, ouest et nord; l'étendue de chacune est de dix pas. Il y a trente-trois colonnes et quatorze pilastres. La mesure de la cour est de cent coudées, et elle offre une des plus jolies vues et des plus parfaites. Les habitants de la ville s'y réunissent tous les soirs : quelques-uns lisent, d'autres racontent les traditions, et d'autres enfin se promènent. Ils ne se séparent qu'après la dernière prière du soir. Quand quelque grand personnage parmi eux, soit jurisconsulte ou autre, rencontre un de ses amis, ils s'empressent d'aller l'un vers l'autre, et d'incliner la tête.
Dans cette cour il existe trois coupoles: l'une à son couchant, qui est la plus grande, nommée la coupole d’Aïcha (la mère des croyants). Elle est supportée par huit colonnes en marbre, ornées de petits carreaux et de peintures diverses, et elle est recouverte en plomb. On dit que les trésors de la mosquée y sont déposés, et l'on m'a raconté que le produit des champs ensemencés de la mosquée; et de ses revenus, est d'environ vingt-cinq mille dinars d'or par an.
La seconde coupole, à l'orient de la cour, est de la même architecture que la précédente, elle est seulement plus petite. Elle s'élève sur huit colonnes de marbre, et on l'appelle la coupole de Zeïn el'âbidîn (l'ornement des serviteurs de Dieu. — Nom du fils de Hoçaïn).
La troisième est située au milieu de la cour; elle est petite, de forme octogone, d'un fort beau marbre très bien joint, et supportée par quatre colonnes de marbre blanc d'une couleur claire.
Au-dessous d'elle se voit un grillage de fer, au milieu duquel existe un tuyau de cuivre qui lance de l'eau; celle-ci s'élève, puis elle décrit une courbe, et ressemble à une baguette d'argent. On appelle cet endroit la Cage de l'eau, et les gens prennent plaisir à placer leurs lèvres sous ce jet d'eau, pour boire.
Du côté oriental de la cour se trouve une porte qui conduit à une mosquée admirable par son emplacement, et qu'on appelle le mechhed d'Aly, fils d'Abou Thâlib. Et en face, au couchant, là où se réunissent les deux nefs, savoir, celle placée à l'occident et celle située au nord, on voit un endroit dans lequel on prétend qu’Aïcha racontait les actes et les discours du prophète.
Au midi de la mosquée est la grande tribune où se tient, pour présider à la prière, l'imâm des sectateurs de Châfeï. On y voit à l'angle oriental, et en face du mihrâb, une grande armoire dans laquelle est serré le livre sublime (le Coran), qui a été envoyé à Damas par le prince des croyants Othman, fils d'Affân. On ouvre cette armoire tous les vendredis, après la prière, et tout le monde se presse pour venir baiser ce livre sacré. C'est dans cet endroit qu'on défère le serment à ses débiteurs et à ceux, en général, auxquels on réclame quelque chose. A la gauche de la tribune est le mihrâb des compagnons du prophète, et les chroniqueurs disent que c'est le premier qui ait été construit sous l'islamisme. C'est l'imâm des partisans du rite de Malik qui officie en cette place. A droite de ladite tribune est la niche des hanéfites, où leur imâm préside à la prière. Tout à côté se trouve celle des sectateurs de Hanbal, où officie leur imâm.
Dans cette mosquée il y a trois minarets: l'un à l'est, qui a été construit par les chrétiens ; sa porte est dans l'intérieur de la mosquée. Dans sa partie inférieure il y a un vase pour les purifications, et des chambres pour les ablutions, où se lavent et se purifient les habitués et les attachés à la mosquée. Le second est situé au couchant, et il est aussi de construction chrétienne. Le troisième, qui est au nord, a été bâti par les musulmans. Le nombre des muezzins (ceux qui appellent aux prières) de cette mosquée est de soixante et dix. A l'orient de la mosquée il y a un grand espace grillé où se voit une citerne d'eau ; il appartient à la peuplade des Zayâli'ah (originaires de Zeïla', sur la mer Rouge, en Abyssinie), qui sont des nègres.
Au milieu de la mosquée est le tombeau de Zacharie, au-dessus duquel se voit un cercueil placé obliquement entre deux colonnes, et recouvert d'une étoffe de soie noire et brodée. On y voit écrit, en lettres de couleur blanche, ce qui suit: « O Zacharie! nous t'annonçons la naissance d'un garçon, dont le nom sera Yahia » (saint Jean-Baptiste).
La renommée de cette mosquée et de ses mérites est très répandue; et j'ai lu à ce sujet dans l'ouvrage qui a pour titre: Les qualités excellentes de Damas, l'assertion suivante, fondée sur l'autorité de Sofiân etthaoury (un compagnon de Mahomet), à savoir : « La prière dans la mosquée de Damas équivaut à trente mille prières ». Et dans les traditions du prophète j'ai trouvé ces paroles de Mahomet : « On adorera Dieu, dans la mosquée de Damas, durant quarante années après la destruction du monde. »
On dit que la paroi méridionale de cette mosquée a été construite par le prophète de Dieu, Hoûd, et que son tombeau s'y trouve. Mais j'ai vu dans le voisinage de la ville de Zhafâr du Yaman, dans un endroit qu'on nomme Elahkâf (les monticules de sable, les déserts), un édifice où se voit un sépulcre sur lequel est l'inscription suivante: « C'est ici le tombeau de Hoûd, fils d'Abir, sur qui soit la bénédiction de Dieu et le salut. »
Parmi les mérites de cette mosquée, il faut compter que jamais la lecture du Coran et la prière ne cessent de s'y faire, si ce n'est pendant peu d'instants, ainsi que nous le montrerons. Le public s'y réunit tous les jours, immédiatement après la prière du matin, et il lit la septième partie du Coran. Il se rassemble aussi après la prière de trois heures, pour la lecture appelée alcaouthariyah; car on y lit dans le Coran depuis la soûrah du Caouthar (nom d'un fleuve du paradis, etc. chap. cviii), jusqu'à la fin du livre sacré. Il y a des honoraires fixes, lesquels sont payés à ceux qui assistent à cette lecture, et dont le nombre est d'environ six cents. L'écrivain qui prend note des absents circule autour d'eux, et à celui qui manque, on retient, lors du payement, une somme proportionnée à son absence.
Dans cette mosquée il y a un nombre considérable de modjâouiroûn (habitants du temple); ils ne sortent jamais, et sont toujours occupés à la prière, à la lecture du Coran et à la célébration des louanges de Dieu. Ils ne discontinuent pas ces pieux exercices, et ils font leurs ablutions au moyen des vases qui se trouvent dans la tour orientale, que nous avons mentionnée. Les habitants de la ville leur fournissent gratuitement, et de leur plein gré, tout ce dont ils ont besoin pour leur nourriture et leurs vêtements.
Cette mosquée a quatre portes :
1° Une porte méridionale, nommée Bâb ezziyâdah (la porte de l'augmentation); au-dessus d'elle il y a un fragment de la lance sur laquelle se trouvait l'étendard de Khalid, fils d'Eloualîd. Cette porte a un large vestibule, très vaste, où sont les boutiques des fripiers et autres marchands. C'est par là que l'on se rend à la caserne de la cavalerie; et à la gauche de celui qui sort par ce point, se trouve la galerie des fondeurs en cuivre ou chaudronniers. C'est un grand marché, qui s'étend le long de la paroi méridionale de la mosquée, et un des plus beaux de Damas. Sur son emplacement a existé l'hôtel de Mo'âouiyah, fils d'Abou Sofiân, ainsi que les maisons de ses gens ; on les appelait Elkhadhrâ (la verte). Les fils d'Abbâs les ont détruites, et l'endroit qu'elles occupaient est devenu un marché.
2° Une porte orientale; c'est la plus grande de celles de la mosquée, et on l'appelle la porte de Djeïroûn (c'est la porte des heures). Elle a un vestibule magnifique, par où l'on passe dans une grande nef, fort étendue, au-devant de laquelle sont cinq portes, qui ont chacune six colonnes très hautes. A sa gauche est un grand mausolée, où était (autrefois) la tête de Hoçaïn, et en face, une petite mosquée, qui prend son nom d'Omar fils d'Abd el-Aziz; elle est fournie d'eau courante. L'on a disposé devant la nef des marches par où l'on descend dans le vestibule, qui ressemble a un grand fossé, et qui se joint à une porte très haute, au-dessous de laquelle sont des colonnes élevées, pareilles à des troncs de palmiers.
Des deux côtés de ce vestibule existent des colonnes sur lesquelles reposent des allées circulaires, où sont les boutiques des marchands de toile et autres trafiquants, et sur celles-ci s'étendent des voies allongées, où sont les magasins des joailliers, des libraires et des fabricants de vases en verre admirables. Dans l'espace étendu qui est contigu à la première porte, se voient les estrades des principaux notaires; parmi elles, deux sont destinées à ceux appartenant au rite de Châfeï, et les autres, à ceux des autres sectes orthodoxes. On trouve dans chaque loge cinq ou six tabellions, et, de plus, la personne chargée par le juge de consacrer les mariages. Tous les autres notaires sont dispersés dans la ville.
Dans le voisinage de ces boutiques se trouve le marché des papetiers, qui vendent le papier, les roseaux pour écrire, et l'encre. Au milieu du vestibule mentionné est un bassin en marbre, grand, de forme circulaire, et surmonté d'un dôme sans toit (à jour), que supportent des colonnes de marbre. Au centre du bassin se voit un tuyau de cuivre qui pousse l'eau avec force, et elle s'élève dans l'air plus haut que la taille d'un homme. On l'appelle Alféouârah (le jet d'eau), et son aspect est admirable. A droite de celui qui sort par la porte Djeïroûn (et c'est la porte des heures) il est une salle haute, en forme de grande arcade, dans laquelle il y a des arcades plus petites et ouvertes. Elles ont des portes en nombre égal à celui des heures de la journée, et peintes à l'intérieur en vert, et à l'extérieur en jaune. Quand une heure du jour s'est écoulée, l'intérieur, qui est vert, se tourne en dehors, et l'extérieur, qui est jaune, se tourne en dedans. On dit qu'il y a quelqu'un, dans l'intérieur de la salle, qui est chargé d'exécuter ce changement avec les mains, à mesure que les heures passent.
3° Une porte occidentale, qui s'appelle la porte de la Poste; à droite de celui qui en sort, est le collège des sectateurs de Châfeï. Elle a un vestibule où se trouvent les boutiques des fabricants de bougies, et une galerie pour la vente des fruits. Dans sa partie la plus haute, il y a une porte à laquelle on monte par des degrés; elle a des colonnes qui s'élèvent dans l'air, et sous l'escalier sont deux fontaines circulaires, à droite et à gauche.
4° Une porte septentrionale, nommée Bâb ennathafânîn, qui a un vestibule spacieux. A droite de celui qui en sort est le couvent qu'on appelle Echchami'âniyah, qui a au milieu une citerne d'eau; il possède des bains, dans lesquels l'eau coule, et l'on dit que c'était d'abord l'hôtel d'Omar, fils d'Abd el-Aziz.
Près de chacune de ces quatre portes de la mosquée, il existe une maison pour faire les ablutions, où il y a environ cent chambres, dans lesquelles l'eau coule en abondance.
Ils sont au nombre de treize; le premier est celui des chaféites, qui était au temps de mon entrée à Damas, le chef des juges, Djélal eddîn, Mohammed, fils d'Abd er-Rahman Elkazouîny, un des principaux jurisconsultes; il était aussi le prédicateur de la mosquée, et il habitait dans la maison appelée l'Hôtel du khathîb. Il sortait par la porte de fer, qui est en face de la tribune; c'est la porte par laquelle sortait Mo'âouiyah. Plus tard, Djélal eddîn devint grand juge en Egypte, après que le roi Nacir eut payé pour lui à peu près cent mille dirhems de dettes qu'il avait à Damas.
Quand l'imam des chaféites a fini sa prière, celui du sanctuaire d'Aly commence la sienne, et après, celui du mausolée de Hoçaïn, ensuite l'imâm de la Callâçah (lieu où l'on fait la chaux, four à chaux), puis celui du mausolée d'Abou Bekr; vient ensuite l'imâm du mechhed Omar, puis celui du mechhed Othman, et puis l'imâm des mâlikites. Lors de mon arrivée à Damas, c'était le jurisconsulte Abou Omar, fils d'Abou'loualîd, fils du hadj Ettodjîby, originaire de Cordoue, né à Grenade, et habitant à Damas; il remplissait la fonction d'imâm en alternant avec son frère. Venait ensuite l'imâm des hanéfites, qui était alors le jurisconsulte Imad eddîn Elhanéfy, nommé Ibn Erroûmy; c'est un des principaux soufis. Il est le cheikh du couvent qui porte le nom d'Elkhâtoûniyah; il est aussi le supérieur d'un autre couvent situé à Echcherf ela'là. Enfin, c'était le tour de l'imâm des hanbalites, qui était alors le cheikh Abd Allah Elcafif, un des docteurs de la lecture du Coran à Damas. (On voit que l'auteur n'a nommé jusqu'ici que dix imâms sur les treize annoncés ci-dessus.)
Après tous ceux que nous avons nommés, venaient cinq imâms pour présider aux prières satisfactoires. (Cf. Tableau de l'Empire Othoman, par d'Ohsson, t. II, p. 153 et suiv.)
La prière ne cesse point dans cette mosquée, depuis le commencement du jour jusqu'au tiers de la nuit; il en est de même de la lecture du Coran, et c'est une des gloires de cette mosquée bénie.
Dans cette cathédrale, de nombreux auditoires assistent à des leçons traitant des différentes branches de la science. Les traditionnaires lisent les ouvrages des hadîth, sur des estrades élevées, et les lecteurs du Coran déclament avec de belles voix, le malin et le soir. Il y a un certain nombre d'instituteurs pour expliquer le livre de Dieu; chacun d'eux s'appuie contre une des colonnes de la mosquée, instruit les enfants, et les fait lire. Ils n'écrivent point le Coran sur des tablettes, par vénération pour le livre du Dieu très Haut; mais ils le lisent seulement pour qu'il serve d'instruction. Le maître d'écriture est un autre que celui du Coran, et il instruit les enfants au moyen d'ouvrages de poésies et autres. Les enfants passent de l'enseignement oral aux leçons d'écriture, et de cette usinière ils apprennent à écrire fort bien; car le maître d'écriture n'enseigne pas autre chose.
Parmi les professeurs de ladite mosquée, nous citerons : 1° Le savant, le pieux Borhân eddîn, fils d'Elfarcah, de la secte de Châfeï.
2° Le savant, le pieux Nour eddîn Abou'lyosr, fils du sâïgh (l'orfèvre), un des personnages célèbres par le mérite et la piété. Lorsque Djélal eddîn Elkazouîny fut nommé kadi au Caire, on envoya à Abou'lyosr le vêtement d'honneur et le diplôme de juge à Damas; mais il refusa.
3° L'imâm, le savant Schihâb eddîn, fils de Djehbel, un des principaux savants. Il s'enfuit de Damas lorsqu'Abou'lyosr eut refusé la dignité de kadi de cette ville, de peur d'en être à son tour investi. Le roi Nacir fut informé de cela, et il chargea des fonctions de juge à Damas le premier cheikh de l'Egypte, le pôle des contemplatifs, la langue des orateurs (ou théologiens dogmatiques), Alâ eddîn El-koûnéouy (de Kounia ou Iconium), un des plus grands docteurs.
4° L'imam, l'excellent Bedr eddîn Aly essakhâouy, du rite de Malik. (Que Dieu ait pitié d'eux tous!)
Nous avons déjà mentionné le grand juge de la secte de Châfeï dans cette ville, Djélal eddîn Mohammed, fils d'Abd er-Rahman Elkazouîny. Quant au juge des mâlikites, c'est Cherf eddîn, fils du prédicateur du Fayoum, beau de figure et d'extérieur, un des chefs principaux, et premier cheikh des soufis. Son substitut dans les fonctions de juge est Chems eddîn, fils d'Elkafsy, et son tribunal est dans le collège Essanisâmiyah (de Samsâm eddîn, ou sabre tranchant de la religion). Le chef des kadis des hanéfites est Imad eddîn Elhaourâny, homme très violent. C'est chez lui que se rendent les femmes et leurs maris pour faire juger leurs contestations ; et lorsque les derniers entendent seulement le nom du kadi hanéfite, ils font justice à leurs femmes, avant d'arriver au tribunal. Le juge des hambélites était le vertueux imâm Izz eddîn, fils de Moslim, un des meilleurs juges. Il allait et venait, monté sur un âne qui lui appartenait, et il mourut à Médine, dans un voyage qu'il fit dans le noble Hedjaz.
Il y avait à Damas, parmi les grands docteurs de la secte de Hambal, un certain Taky eddîn, fils de Taïmiyah, qui jouissait d'une grande considération. Il discourait sur les sciences en général ; mais il y avait dans son cerveau quelque chose de dérangé. Les habitants de Damas l'honoraient excessivement, et il les prêchait du haut de la chaire. Une fois, il y dit de certaines choses que les docteurs désapprouvèrent ; ils le déférèrent au roi Nacir, qui ordonna de l'amener au Caire. Les juges et les jurisconsultes s'assemblèrent dans la salle d'audience du roi Nacir, et Cherf eddîn Ezzouâouy, de la secte de Malik, dit : « Certes, que cet homme a dit cela et cela », et il énuméra les choses qu'on réprouvait chez le fils de Taïmiyah. Il produisit des attestations à ce sujet, et les plaça devant le chef des kadis. Celui-ci demanda a lors à Ibn Taïmiyah: « Que réponds-tu? » et l'accusé dit: « Il n'y a point d'autre Dieu qu'Allah. » Le juge répéta la question, et l'accusé fit la même réponse. Le roi ordonna qu'il fût emprisonné, et il resta en effet détenu plusieurs années. Dans sa prison il composa un livre sur l'explication du Coran, qu'il a intitulé la Mer environnante (l'Océan), et qui est en quarante volumes environ.
Plus tard, sa mère se présenta au roi Nacir et se plaignit à lui, et le roi ordonna de le mettre en liberté. Mais dans la suite il tint une conduite pareille à celle que nous venons de rapporter; et je me trouvais alors à Damas. J'étais donc présent un vendredi pendant qu'il exhortait et prêchait le peuple du haut de la chaire de la mosquée cathédrale. Il dit entre autres choses : « Certes, que Dieu descend vers le ciel du monde, comme je descends maintenant », et il descendit une des marches de l'escalier de la chaire. Un docteur mâlikite, qui était connu sous le nom du fils de Zahrâ, le contredit, et blâma son discours; mais la populace se leva contre ce docteur, et le frappa très fort avec les mains et les sandales, de manière que son turban tomba et laissa voir sur sa tête une calotte de soie. La multitude réprouva l'usage de cet objet, et conduisit le fils de Zahrâ à la demeure d'Izz eddîn, fils de Moslim, juge de la secte de Hambal, qui ordonna de l'emprisonner et lui infligea ensuite la bastonnade. Les docteurs mâlikites et chaféites désapprouvèrent cette punition, et en référèrent au roi des émirs, Seïf eddîn Tenkîz, qui était un des meilleurs chefs et des plus vertueux. Tenkîz écrivit à ce sujet au roi Nacir, et rédigea en même temps une attestation légale contre le fils de Taimiyah, à propos des choses blâmables qu'il avait avancées, entre autres : « Que celui qui prononce les trois formules du divorce d'un seul coup, n'est pas plus lié que s'il n'avait divorcé qu'une fois », et secondement : « Que le voyageur qui a pour but le pèlerinage au tombeau de Mahomet à Médine (puisse Dieu augmenter toujours ses avantages!), ne doit pas abréger sa prière », et autres allégations semblables. L'émir expédia l'acte légalisé au roi Nacir, qui ordonna d'emprisonner le coupable dans la forteresse; et il y fut détenu, jusqu'à ce qu'il mourût dans sa prison.
Ceux qui suivent le rite de Châfeï ont à Damas plusieurs collèges ; le plus grand est celui appelé El'âdiliyah, où rend ses jugements le chef des kadis. En face, il y a le collège Ezzhâhiriyah, où se trouve le mausolée du roi Zhâhir; c'est là que siègent les substituts du kadi. L'un d'eux est Fakhr eddîn Elkibthy (le Copte). Son père était un des secrétaires égyptiens, mais il embrassa l'islamisme. Un autre est Djémal eddîn, fils de Djomlah. Il a été plus tard chef des kadis des chaféites, puis il perdit cette place pour une affaire qui nécessita sa destitution (ainsi que je vais le raconter).
Le vertueux cheikh Zhahîr eddîn (l'aide de la religion) El'adjemy se trouvait à Damas. Il avait pour disciple Seïf eddîn Tenkîz, roi des émirs, qui l'honorait beaucoup. Le cheikh se présenta un jour chez le roi des émirs, dans l'endroit nommé Dâr el'adl (la maison de la justice), où se trouvaient aussi les quatre kadis (principaux). Le chef des juges, Djémal eddîn, fils de Djomlah, raconta une histoire, et Zhahîr eddîn lui dit : « Tu as menti. » Le juge fut indigné de cela, et conçut beaucoup de colère contre lui. Il dit à l'émir : « Comment! lui sera-t-il permis de me traiter de menteur en ta présence? » L'émir lui dit : « Juge-le », et il le lui livra, pensant qu'il s'en tiendrait là, et ne lui ferait aucun mal. Mais le kadi le fit amener au collège
El'âdiliyah, et lui infligea deux cents coups de fouet; puis il le fit promener sur un âne dans la ville de Damas, tandis qu'un crieur proclamait le motif de la punition et chaque fois qu'il avait fini son annonce, il le frappait d'un coup sur le dos; car c'est là l'usage chez eux.
Le roi des émirs fut informé de cela, et il désapprouva fortement une telle conduite. Il fit venir les juges et les jurisconsultes, et tous convinrent de la faute du kadi, qui avait jugé contrairement à son rite. En effet, la loi pénale n'admet pas, pour le chaféite, cette sorte de punition; et le grand juge des mâlikites, Cherf eddîn, dit que l'arrêt en question violait la loi, et était rejeté par les principes de la secte de Châfeï. En conséquence, Tenkîz écrivit cela au roi Nacir, qui destitua Djémal eddîn, fils de Djomlah, de sa fonction de chef des kadis des chaféites.
Les hanéfites ont beaucoup de collèges à Damas : le plus grand est celui du sultan Nour eddîn, où siège le chef des kadis des hanéfites. Les mâlikites ont trois collèges, l'un est Essamsâmiyah ; c'est là que demeure le grand juge des mâlikites, et qu'il rend ses jugements; l'autre est le collège Ennoûriyah, construit par le sultan Nour eddîn Mahmoud, fils de Zengui; et le troisième, la medréceh Echchérâbichiyeh, construite par Chihâb eddîn Echchérâbichy (fabricant ou marchand de cherbouches, espèce de coiffure), le marchand. Les hanbalites ont à Damas un grand nombre de collèges; le principal est la medréceh Ennadjmiyeh.
Cette ville à huit portes : l'une d'elles est la porte d'Elfarâdîs (des jardins), une autre la porte d'Eldjâbiyah (du bassin; et nom d'un lieu près de Damas), une troisième celle appelée Bâb essaghîr (la petite porte). Entre ces deux dernières il y a un cimetière où sont enterrés un très grand nombre de compagnons de Mahomet, de martyrs, et d'autres personnages plus récents.
Mohammed, fils de Djozay, dit : « Un poète moderne de Damas s'est exprimé avec élégance, ainsi qu'il suit, au sujet du nombre de ses portes : »
Damas, par ses qualités, est un jardin de l'éternité (ou du paradis), agréable.
Ne vois-tu pas que ses portes sont au nombre de huit? (Comme celles du paradis, selon les mahométans.)
Parmi ces mausolées, dans le cimetière situé entre les deux portes, celle dite Eldjâbiyah, et la petite, sont les tombeaux suivants : celui de Oumm Habîbah, fille d'Abou Sofiân, mère des croyants (épouse de Mahomet); celui de son frère, le prince des croyants, Mo'âouiyah; le sépulcre de Bilâl, muezzin (crieur) de l'apôtre de Dieu, celui de Ouweïs elkarany et le tombeau de Ca'b elahbâr (la gloire des docteurs, ou des hommes probes).
J'ai trouvé dans l'ouvrage intitulé : Le livre du précepteur touchant l'explication du Sahîh de Moslim, par Alkorthoby, qu'un certain nombre de compagnons du prophète allaient une fois de Médine à Damas, en compagnie d'Ouweïs elkarany, qui mourut en route, dans un désert, où il n'y avait ni habitations ni eau. Ils furent dans l'embarras à cause de cet événement. Ils descendent de leurs montures, et voici qu'ils trouvent des aromates, un linceul et de l'eau, ce qui les étonna beaucoup. Ils lavèrent le cadavre, l'enveloppèrent du drap mortuaire, et après avoir prié sur lui, ils l'enterrèrent. Après cela, ils se remirent en voyage; mais l'un d'eux dit aussitôt : « Comment? laisserons-nous ce tombeau sans un signe pour le reconnaître? » Ils retournèrent alors sur leurs pas, et ils ne trouvèrent aucune trace du sépulcre.
Voici ce que fait observer Ibn Djozay : « On assure qu'Ouweïs a été tué à Siffîn, en combattant pour Aly; et cette version est, grâce à Dieu, plus authentique. »
Près de la porte Eldjâbiyah se trouve une porte orientale, à côté de laquelle il y a un cimetière, où se voit le tombeau d'Obeyy, fils de Ca'b, compagnon de l'envoyé de Dieu. On y trouve aussi le sépulcre du serviteur de Dieu, le pieux Raslân, surnommé le faucon cendré.
On raconte que le vertueux cheikh Ahmed errifâ'y, demeurait à Oumm Obéidah, dans le voisinage de Ouâcith, et qu'entre lui et le saint Abou Medîn Cho'aïb, fils d'El-Hoçaïn, il y avait une grande amitié et une correspondance continuelle. On assure que chacun d'eux saluait son ami matin et soir, et que l'autre lui rendait les salutations, (c'est-à-dire qu'ils faisaient des vœux l'un pour l'autre; car ils n'habitaient pas la même contrée). Le cheikh Ahmed avait près de sa zaouïa des palmiers, et une certaine année, en les coupant, selon son habitude, il laissa un régime de dattes en disant : « Ceci sera pour mon frère Cho'aïb. Celui-ci faisait cette année-là le pèlerinage de la Mecque, et les deux amis se retrouvèrent dans la noble station à Arafah. Le domestique du cheikh Ahmed, appelé Raslân, était avec son maître, pendant que les deux amis avaient lié conversation, et que le cheikh racontait l'histoire de la grappe de dattes. Alors Raslân lui dit : « Si tu l'ordonnes, ô mon maître, je l'apporterai tout de suite à ton camarade. » Avec la permission du cheikh, il partit immédiatement, et apporta bientôt après le régime de dattes, qu'il déposa devant les deux amis.
Les gens de la zaouïa ont raconté que, le soir de la journée d'Arafah, ils virent un faucon gris qui s'était abattu sur le palmier, avait coupé la grappe, et l'avait transportée dans les airs.
A l'occident de Damas est un cimetière connu sous la dénomination de Tombeaux des martyrs. On y voit, entre autres, le tombeau d'Abou'ddardâ (le père de l'édentée), et de son épouse Oumm Eddardâ; celui de Fadhâlah, fils d'Obeïd; celui de Ouâthilah, fils d'Elaska'; celui de Sahl, fils de Hanzhaliyah ; et tous ceux-ci sont au nombre des personnages qui ont prêté serment sous l'arbre, à Mahomet. (Cf. Coran, xlviii, 18; et Essai sur l'Hist. des Arabes, par M. A. P. Caussin de Perceval, t. III, p. 181-182.)
Dans un bourg nommé Elmanîhah, à l'orient de Damas et à la distance de quatre milles, il y a le sépulcre de Sa'd, fils d'Obâdah, à côté duquel existe une petite mosquée, d'une belle construction. A la tête du sépulcre est une pierre, avec cette inscription : C'est ici le tombeau de Sa'd, fils d'Obâdah, chef de la tribu de Khazradj, compagnon de l'envoyé de Dieu, etc.
Dans un village, au midi de la ville, à la distance d'une parasange, est situé le mausolée d'Oumm Colthoûm, fille d'Aly, fils d'Abou Thâlib, et de Fatima. On dit que son nom était Zaïnab (Zénobie), et que le Prophète la surnomma Oumm Colthoûm, à cause de sa ressemblance avec sa tante maternelle Oumm Colthoûm, fille de l'envoyé de Dieu. Tout près de son tombeau, il y a une noble mosquée autour de laquelle sont des habitations, et qui est dotée de legs pieux. Les gens de Damas l'appellent le Mausolée de la dame Oumm Colthoûm. Dans le même village se trouve un autre tombeau qu'on dit être celui de Socaïnah, fille de Hoçaïn, fils d'Aly; et dans la mosquée principale d'Enneïreb, un des bourgs dépendants de Damas, on voit dans une cellule, à l'est, un tombeau qu'on dit être celui d'Oumm Miriam (la mère de Marie). Enfin, dans un village qu'on nomme Dârayâ, à l'ouest de la ville, et à la distance de quatre milles, se voit le tombeau d'Abou Moslim elkhaoulâny, et celui d'Abou Soleïman eddârâny.
Au nombre des lieux de réunion à Damas, qui sont célèbres par leur sainteté, se trouve la mosquée d'Elakdâm (des pieds). Elle est située au midi de Damas, à la distance de deux milles, à côté de la principale route qui conduit au noble Hedjaz, à Jérusalem et en Egypte. C'est une grande mosquée, riche en bénédictions, et possédant beaucoup de legs pieux. Les habitants de Damas la tiennent en grande considération. Quant à la dénomination qu'elle porte, elle la doit à des pieds dont l'empreinte est tracée dans une pierre qui s'y trouve; et l'on dit que ce sont les marques des pieds de Moïse. Dans cette mosquée il y a une petite chambre, où se voit une pierre sur laquelle est écrit ce qui suit : Un homme pieux a vu en songe Mahomet, qui lui a dit que dans ce lieu se trouve le tombeau de son frère Moïse. Dans les environs de cette mosquée, et sur le chemin, il y a un endroit qu'on nomme Elcathîb elahmar (la colline de sable rouge) ; et dans le voisinage de Jérusalem et d’Aribâ (Jéricho), est un lieu qu'on nomme de la même manière, et que les Israélites honorent beaucoup.
J'ai vu dans les jours de la grande peste à Damas (la peste de 1348, ou peste noire), à la fin du mois de rabi' second de l'année quarante-neuf (749 hég. = juillet 1348 J. C), un témoignage du respect des habitants de Damas pour cette mosquée, qui est digne d'admiration, et dont voici le détail: Le roi des émirs, lieutenant du sultan, Arghoun chah, ordonna à un crieur de proclamer dans Damas que tout le monde eût à jeûner pendant trois jours, et que personne ne fit cuire alors dans les marchés rien de ce qui sert à la nourriture de l'homme tout le long du jour. (Or, à Damas, la plupart des habitants ne mangent que ce qu'on prépare dans les marchés). Les Damasquins jeûnèrent trois jours consécutifs, dont le dernier était un jeudi. Ensuite les émirs, les chérifs, les kadis, les fakîhs et les autres ordres, se réunirent tous pêle-mêle dans cette mosquée principale, au point qu'elle fut comble. Ils y passèrent la nuit du jeudi au vendredi, en priant, louant Dieu, et faisant des vœux. Ils firent après cela la prière de l'aurore, et tous sortirent à pied, tenant dans leurs mains des Corans; et les émirs étaient nu-pieds.
Tous les habitants de la ville, hommes, femmes, petits et grands prirent part à cette procession. Les Juifs sortirent avec leur Pentateuque et les chrétiens avec leur Evangile, et ils étaient suivis de leurs femmes et de leurs enfants. Tous pleuraient, suppliaient, et cherchaient un recours près de Dieu, au moyen de ses livres et de ses prophètes. Ils se rendirent à la mosquée Elakdâm, et ils y restèrent, occupés à supplier et à invoquer Dieu, jusque vers le zaouâl (temps de midi à trois heures). Ensuite ils retournèrent à la ville, ils firent la prière du vendredi, et Dieu les soulagea.
Le nombre des morts n'a pas atteint à Damas deux mille dans un jour, tandis qu'au Caire et à Misr (Fosthâth), il a été de vingt-quatre mille dans un seul jour.
Auprès de la porte orientale de Damas il y a une tour de couleur blanche, et l'on dit que c'est près de là que descendra Jésus, suivant ce qui nous a été transmis dans le Sahîh de Moslim.
Cette ville est entourée de faubourgs de tous les côtés, à l'exception du côté oriental ; ils couvrent un vaste emplacement, et leur intérieur est plus beau que celui de Damas, à cause du peu de largeur dans les rues de cette ville. Du côté du nord est le faubourg d'Essalihiyah : c'est une grande ville qui possède un marché sans pareil pour la beauté. Elle a une mosquée cathédrale et un hôpital, elle a aussi un collège, nommé le collège d'Ibn Omar, lequel est consacré à ceux qui veulent apprendre le noble Coran, sous la direction des docteurs et des hommes âgés. Les disciples et les professeurs reçoivent ce qui leur est nécessaire, soit en nourriture, soit en habillements. Dans l'intérieur de la ville il y a encore un collège qui a la même destination, et qui est appelé le collège d'Ibn Monaddjâ. Les gens d'Essalihiyah suivent tous le rite de l'imâm Ahmed, fils de Hanbal.
Kâcioûn est une montagne au nord de Damas (le mont Casius), et au pied de laquelle se voit Sâlihiyah. C'est une montagne célèbre par son caractère de sainteté, car c'est l'endroit d'où les prophètes se sont élevés au ciel. Parmi ses nobles lieux de pèlerinage, est la caverne où naquit Abraham, l'ami de Dieu. C'est une grotte longue et étroite, près de laquelle existe une grande mosquée, avec un minaret élevé. De cette caverne Abraham a vu l'étoile, la lune et le soleil, ainsi que nous l'apprend le livre sublime (Coran, vi, 76, 77. 78).
A l'extérieur de la grotte se voit le lieu de repos d'Abraham, où il avait coutume de se rendre. J'ai pourtant vu dans le pays de l'Irak un village nommé Bors, entre Elhillah et Bagdad, et où l'on dit qu'Abraham est né. Il est situé dans le voisinage de la ville de Dhou'lkefl (possesseur déjeune; ou l'homme aux mortifications, sur qui soit le salut!), et son tombeau s'y trouve. (Cf. Coran, xxi, 85; xxxviii, 48.)
Un autre sanctuaire du mont Kâcioûn, situé à l'occident, est la Grotte du sang; au-dessus d'elle, dans la montagne, se voit le sang d'Abel, fils d'Adam. Dieu en a fait rester dans la pierre une trace vermeille, juste à l'endroit où son frère l'a tué et d'où il l'a traîné jusqu'à la caverne. On dit qu'Abraham, Moïse, Jésus, Job et Lot ont prié dans cette grotte. Près d'elle il y a une mosquée solidement construite, à laquelle on monte par un escalier, et qui possède des cellules, et autres endroits commodes à habiter. On l'ouvre tous les lundis et les jeudis, et des bougies et des lampes sont allumées dans la caverne.
Un autre lieu qu'on visite est une vaste grotte au sommet de la montagne, que l'on nomme la Caverne d'Adam, et à côté de laquelle il y a un édifice. Plus bas que cette grotte, il en existe une autre, qu'on appelle la Grotte de la faim. On dit que soixante et dix prophètes s'y sont réfugiés, et qu'ils n'avaient pour toute provision qu'un pain rond et mince. Ils le faisaient circuler parmi eux, et chacun l'offrait à son compagnon, de sorte qu'ils moururent tous. Près de cette caverne il y a une mosquée bien bâtie, et où des lampes brûlent nuit et jour. Toutes ces mosquées possèdent en propre beaucoup de fondations pieuses. On dit encore que, entre la porte des jardins et la mosquée principale du Kâcioûn, se trouve le lieu d'inhumation de sept cents prophètes, et, d'après une autre version, de soixante et dix mille prophètes.
Au dehors de la ville se voit le vieux cimetière; c'est le lieu de sépulture des prophètes et des saints. A côté de ce cimetière, tout près des jardins, est un terrain déprimé, dont l'eau s'est emparée, et l'on dit que c'est la sépulture de soixante et dix prophètes. Mais l'eau séjourne dans cet endroit d'une manière permanente, et l'on ne peut plus y enterrer personne.
En haut du mont Kâcioûn est la colline bénie, mentionnée dans le livre de Dieu (le Coran), et qui possède la stabilité, la source d'eau pure, et l'habitation du Messie Jésus et de sa mère. (Coran, xxiii, 52, déjà cité) C'est un des plus jolis points de vue du monde et un de ses plus beaux lieux de plaisance. On y trouve des palais élevés, de nobles édifices et des jardins admirables. L'habitation bénie est une petite grotte au milieu de la colline, à l'instar d'un petit logement, et en face est une cellule qu'on dit avoir été l'oratoire de Khidhr (Elie). La foule s'empresse à l'envi de venir prier dans cette caverne. L'habitation est pourvue d'une petite porte de fer, et la mosquée l'entoure. Celle-ci renferme des allées circulaires, et un beau réservoir où l'eau descend; après quoi, elle se déverse dans un conduit qui se trouve dans le mur, et qui communique à un bassin de marbre dans lequel l'eau tombe. Ce dernier n'a pas de pareil pour sa beauté et la singularité de sa structure. Près de cette fontaine il y a des cabinets pour faire les ablutions, et où l'eau coule.
Cette colline bénie est comme la tête des jardins de Damas, car elle possède les sources qui les arrosent. Celles-ci se partagent en sept canaux, dont chacun se dirige d'un côté différent. Cet endroit s'appelle le lieu des divisions. Le plus grand de ces canaux est celui qui est nommé Tourah. Il coule au-dessous de la colline, et on lui a creusé dans la pierre dure un lit qui ressemble à une grande caverne. Souvent quelque nageur audacieux plonge dans le canal, du haut de la colline, et il est entraîné dans l'eau, jusqu'à ce qu'il ait parcouru le canal souterrain, et qu'il en sorte au bas de la colline : et c'est là une entreprise fort périlleuse.
Cette colline domine les jardins qui entourent la ville, et sa beauté et l'étendue du champ de délices qu'elle offre aux regards, sont incomparables. Les sept canaux dont nous avons parlé suivent tous des directions différentes. Les yeux demeurent éblouis de la beauté de leur ensemble, de leur séparation, de leur courant et de leur effusion. En somme, la grâce de la colline et sa beauté parfaite sont au-dessus de tout ce qu'on peut exprimer par une description.
Elle possède beaucoup de legs pieux en champs cultivés, en vergers et en maisons, au moyen desquels on sert les traitements de l'imâm, du muezzin et l'on défraye les voyageurs.
Au bas de la colline est le village de Neïreb. Il contient beaucoup de jardins, des ombrages touffus, des arbres rapprochés, et l'on ne peut, par conséquent, voir ses édifices, si ce n'est ceux dont la hauteur est considérable. Il possède un joli bain et une mosquée principale admirable, dont la cour est pavée de petits cubes de marbre. On y voit une fontaine très belle, et un lieu destiné aux purifications, où il y a bon nombre de chambres dans lesquelles l'eau coule.
Au midi de ce village est le bourg de Mi/zeh, qui est connu sous le nom de Mizzeh de Kelb, qu'il doit à la tribu de Kelb, fils de Ouabrah, fils de Tha'lab, fils de Holouân, fils d'Omrân, fils d'Elhâf, fils de Kodha'ah. Il était affecté comme fief à ladite tribu, et c'est de lui que prend son nom l'imâm Hâfizh eddounià, Djémal eddîn Yousef, fils d'Ezzéky el-kelby elmizzy, ainsi que beaucoup d'autres savants. C'est un des plus grands villages de Damas; il a une mosquée cathédrale vaste et admirable, et une fontaine d'eau de source. Du reste, la plupart des villages de Damas possèdent des bains, des mosquées principales, des marchés, et les habitants sont dans leurs localités sur le même pied que ceux de la ville.
A l'orient de Damas il y a un bourg qu'on nomme Beït Ilâhiyah (et, d'après le Méraçid, Beït lihyâ). Il renfermait d'abord une église, et l'on dit qu'Azer (père d'Abraham, selon le Coran) y taillait les idoles que son fils brisait. Maintenant elle est changée en mosquée cathédrale, très jolie, ornée de mosaïques de marbre, colorées, et rangées selon la disposition la plus admirable et l'accord le plus parfait.
Il est impossible d'énumérer les genres de legs pieux à Damas, et leurs différentes dépenses, tant ils sont nombreux. Nous citerons :
1° Des legs pour ceux qui ne pourraient point faire le pèlerinage de la Mecque. Ils consistent à fournir à celui qui l'entreprend, au lieu de quelqu'un d'entre eux, tout ce qui lui est nécessaire.
2° Des fondations pour fournir aux filles leur trousseau de mariage, lorsque leurs familles sont dans l'impuissance d'y pourvoir.
3° D'autres pour entreprendre la délivrance des captifs.
4° Des legs en faveur des voyageurs. On leur fournit la nourriture, l'habillement et de quoi se suffire jusqu'à l'arrivée dans leur pays.
5° Ceux pour l'entretien des chemins et le pavage des rues. Ces dernières, à Damas, sont pourvues, de chaque côté, d'un trottoir où marchent les piétons; ceux qui sont à cheval suivent la route du milieu.
Il y a encore d'autres fondations pieuses, pour diverses œuvres de bienfaisance. (En voici un exemple.)
Je passais un jour par une des rues de Damas, et je vis un petit esclave qui avait laissé échapper de ses mains un grand plat de porcelaine de Chine, qu'on appelle dans cette ville sahn (plat, soucoupe). Il se brisa, et du monde se rassembla autour du petit mamlouk. Un individu lui dit : « Ramasse les fragments du plat et porte-les à l'intendant des œuvres pies pour les ustensiles. » L'esclave les prit et la même personne l'accompagna chez ledit intendant et les lui montra. Celui-ci lui remit aussitôt de quoi acheter un plat semblable à celui qui avait été brisé.
Cette institution est une des meilleures qu'on puisse fonder; car le maître du jeune esclave l'aurait certainement frappé pour avoir cassé l'ustensile, ou bien il l'aurait beaucoup grondé. De plus, il en aurait eu le cœur brisé et aurait été troublé par cet accident. Le legs a donc été un vrai soulagement pour les cœurs. Que Dieu récompense celui dont l'application aux bonnes œuvres s'est élevée jusqu'à une pareille action!
Les habitants de Damas luttent d'émulation pour la construction des mosquées, des zaouïas, des collèges et des mausolées. Ils ont une bonne opinion des Barbaresques, et ils leur confient leurs biens, leurs femmes et leurs enfants. Tous ceux d'entre eux qui se retirent dans quelque partie que ce soit de la ville, sont pourvus par les Damasquins d'un moyen de subsistance, soit la fonction d'imâm d'une mosquée, ou de lecteur dans un collège, ou la garde d'une mosquée, où on lui fournit sa nourriture de chaque jour; ou bien encore la lecture du Coran, ou le service de quelque sanctuaire béni. S'il est du nombre des soufis, qui habitent des couvents, on le nourrit et on l'habille. Tous les étrangers se sont bien trouvés à Damas. Ils sont traités avec égard, et on a soin d'éviter tout ce qui pourrait blesser leurs sentiments de dignité personnelle.
Ceux qui appartiennent à la classe des artisans et à la domesticité ont d'autres ressources. Telles sont, par exemple : la garde d'un jardin, ou la direction d'un moulin, ou le soin des enfants pour les accompagner le matin à l'école et les reconduire le soir à là maison; et, enfin, ceux qui désirent s'instruire ou se consacrer exclusivement au culte de Dieu trouvent un secours efficace pour leurs desseins.
Parmi les belles qualités des habitants de Damas, il faut noter qu'aucun d'eux ne rompt le jeûne tout seul, dans les nuits du mois de ramadhan. Celui qui fait partie des émirs, des kadis et des grands personnages, invite ses amis, ainsi que les fakirs, à rompre le jeûne chez lui. Celui qui appartient à l'ordre des négociants, ou qui est du nombre des principaux marchands, agit de même; et les individus des classes peu aisées, ainsi que les Bédouins, se réunissent chaque nuit dudit mois, dans le logement de l'un d'eux, ou dans une mosquée. Chacun apporte ce qu'il a, et ils mangent en compagnie.
A mon arrivée à Damas des rapports d'amitié s'établirent entre moi et Nour eddîn Essakhâouy, professeur des mâlikites. Il désira que je rompisse le jeûne chez lui, dans les nuits du ramadhan, et je me rendis en effet chez lui durant quatre nuits; puis, je fus atteint de la fièvre et je cessai d'y aller; mais il m'envoya chercher, et quoique je me fusse excusé à cause de ma maladie, il n'admit point cette excuse et je dus retourner près de lui. J'y passai la nuit entière, et lorsque je voulus m'en retourner le lendemain, il s'y opposa en me disant : « Regarde ma maison comme la tienne, ou comme celle de ton père, ou de ton frère », et il ordonna de faire venir un médecin, et de préparer pour moi dans son logis tout ce qu'il prescrirait, en fait de remèdes ou d'aliments. Je restai ainsi chez lui jusqu'au jour de la fête (le béirâm, le 1er de chawwâl), alors je me rendis à l'oratoire et Dieu me guérit.
J'avais épuisé tout ce que je possédais pour mon entretien ; et quand il sut cela, il loua pour moi des chameaux, il me donna des provisions de route et autres, et il me fournit en outre des dirhems, en ajoutant : « Ceci est pour les besoins urgents qui pourront te survenir. » (Que Dieu le récompense!)
Il y avait à Damas un homme de mérite, du nombre des secrétaires du roi Nacir, appelé Imad eddîn Elkaïssarâny. Il avait l'habitude, quand il apprenait qu'un Barbaresque était arrivé à Damas, de l'envoyer chercher, de lui donner le repas d'hospitalité, de lui faire du bien; et, s'il reconnaissait en lui de la religion et du mérite, il l'invitait à rester en sa compagnie; et il y en avait un certain nombre qui étaient assidûment chez lui.
Telle était aussi la manière d'agir du secrétaire intime, le vertueux Alâ eddîn, fils de Ghânim. Il y avait aussi d'autres personnages qui se conduisaient de la sorte.
Il y avait également à Damas un homme excellent, un des principaux de la ville, le sahib Izz eddîn Elkélânicy. Il était doué de qualités remarquables, de générosité, de noblesse et de libéralité, et il possédait une grande fortune.
On raconte que le roi Nacir s'étant rendu à Damas, ce personnage lui donna l'hospitalité, ainsi qu'à toute sa cour, à ses mamlouks, à ses favoris, et cela durant trois jours, et qu'en cette circonstance le roi l'honora du nom de Sahib (ami, compagnon; et vizir.)
Parmi les récits que l'on fait touchant les belles prérogatives des habitants de Damas, se trouve celui qui suit : un de leurs anciens rois recommanda en mourant qu'on l'enterrât au midi de la noble mosquée cathédrale, et qu'on cachât son tombeau ; et il assigna des legs considérables aux lecteurs qui réciteraient une septième partie du Coran, tous les jours, immédiatement après la prière de l'aurore, à l'orient de la tribune des compagnons du Prophète, où se trouvait son sépulcre. La lecture du Coran n'a jamais cessé depuis d'avoir lieu sur son tombeau, et cet excellent usage est devenu éternel après son décès.
Une autre habitude des Damasquins et de toutes les populations de ces contrées, c'est qu'ils sortent après la prière de trois heures, au jour des cérémonies du mont Arafat (le neuvième de dhou’lhidjdjeh), et ils se tiennent debout dans les cours des mosquées, telles que Beït almokaddas et celle des fils d'Omayyah, et autres. Avec eux sont leurs imams, ayant la tête découverte, faisant des vœux, s'humiliant, suppliant et demandant à Dieu sa bénédiction. Ils choisissent l'heure dans laquelle se tiennent debout à Arafat les visiteurs de Dieu très haut et les pèlerins de son temple. Ils ne cessent point de s'humilier, de faire des vœux, de supplier et de rechercher la faveur de Dieu très haut, par le canal de ses pèlerins, jusqu'à ce que le soleil disparaisse; et alors ils partent en courant, à l'instar desdits pèlerins, et ils pleurent d'avoir été privés de la vue de la noble station à Arafat. Ils adressent des prières au Dieu puissant, pour qu'il leur permette d'y arriver plus tard, et pour qu'il ne les prive point de la faveur d'agréer ce qu'ils ont fait en ce jour-là.
Les habitants de Damas observent un ordre admirable en accompagnant les convois funèbres. Ils marchent devant le cercueil, et les lecteurs lisent le Coran avec de belles voix et des modulations qui excitent à pleurer, et inspirent une telle commisération, que les âmes sont près de s'envoler. Ils prient pour les morts dans la mosquée principale, en face du sanctuaire (maksoûrah). Si le défunt est un des imâms de la mosquée djâmi, ou un de ses muezzins, ou de ses desservants, ils l'introduisent en continuant la lecture jusqu'au lieu de la prière; autrement ils cessent la lecture près de la porte de la mosquée, et ils entrent en silence avec le cercueil; puis un certain nombre de personnes se réunissent autour de lui dans la nef occidentale de la cour, près de la porte de la Poste. Tous les assistants s'asseyent, ayant devant eux les coffrets du Coran, et ils lisent dans les cahiers. A mesure que quelque grand personnage de la ville et de ses notables vient se joindre aux obsèques, ils élèvent la voix pour l'annoncer, et ils disent : « Au nom de Dieu, Foulân eddîn (N. de la religion) », comme Kamal (eddîn), et Djémal (eddîn) et Chams (eddîn), et Badr (eddîn) etc. Lorsqu'ils ont fini la lecture, les muezzins se lèvent et disent : « Réfléchissez et méditez bien votre prière sur un tel individu, le pieux, le savant... i, et ils le décrivent par ses belles qualités. Après cela, ils prient sur le trépassé, et ils l'emportent dans le lieu destiné à sa sépulture.
Les Indiens suivent aussi, dans les funérailles, un ordre très beau, et qui est même supérieur à celui que nous venons de mentionner. Ils se réunissent dans le mausolée du défunt, au matin du troisième jour après son enterrement. On couvre alors ledit mausolée d'étoffes très fines, on orne le sépulcre de draperies magnifiques et on place tout autour des plantes odoriférantes, telles que des roses, des jonquilles et des jasmins. Ces fleurs sont perpétuelles chez eux. On apporte aussi des limoniers et des citronniers, sur lesquels on place des fruits, s'ils n'en portent pas. On élève enfin une tente pour que les assistants soient à l'ombre tout autour.
Puis viennent les kadis, les émirs et autres grands personnages, et ils s'asseyent ayant en face les lecteurs. On apporte les nobles coffrets du Coran, et chacun prend une portion de ce livre. Lorsque la lecture, qui a été faite avec de belles voix, est terminée, le kadi invoque le nom de Dieu, se tient debout et prononce un sermon préparé pour cette occasion. Il y fait mention du mort, et déplore son trépas dans une pièce de vers. Il parle aussi de ses parents, et leur adresse des compliments de condoléance au sujet de leur perte. Il nomme le sultan en faisant des vœux pour lui, et au moment où il prononce son nom, tous les assistants se lèvent, et inclinent leur tête dans la direction du lieu où se trouve le prince. Après cela, le juge s'assied et l'on apporte de l'eau de rose, dont on asperge les assistants, en commençant par lui, puis par celui qui est placé à côté du kadi, et ainsi successivement, jusqu'à ce qu'on en ait versé sur tous. Ensuite on présente les vases du sucre, c'est-à-dire du sirop délayé dans de l'eau, que les assistants boivent, en commençant toujours par le kadi et ceux qui l'approchent. On offre après cela le bétel (feuilles que mâchent les Indiens), dont ils font un grand cas, et avec lequel ils traitent ceux qui leur rendent visite. C'est au point que, quand le sultan en fait cadeau à une personne, cela est plus prisé qu'un don consistant en or et en robes d'honneur. Lorsqu'un individu vient à mourir, sa famille ne mange point de bétel, jusqu'au jour des cérémonies que nous décrivons.
A ce moment, le kadi, ou celui qui le remplace, en prend quelques feuilles et les donne au proche parent du défunt, qui les mange; alors les assistants se retirent. Nous décrirons plus tard le bétel, s'il plaît à Dieu.
J'ai entendu dans la mosquée principale des Bènou Omayyah (que Dieu la conserve longtemps avec ses prières!), tout le Sahîh de l'imâm Abou Abd Allah Mohammed, fils d'Ismaël aldjo'fy albokhâry (que Dieu soit content de lui!), expliqué par le cheikh vénérable (très âgé), vers lequel on voyage des divers points de l'horizon, et qui sert de lien entre deux générations (de savants), Schihâb eddîn Ahmed, fils d'Abou Thâlib, fils d'Abou'nna'm, fils de Haçan, fils d'Aly, fils de Baïân eddîn Mocri (professeur de lecture cora-. nique) assâlihy, connu sous le nom d'Ibn Achchehnah al-hîdjazy. Cela en quatorze séances, dont la première eut lieu le mardi 15 du mois de ramadhan, le magnifique, de l'année 726 (de l'hégire = 15 août 1326), et la dernière le lundi 28 du même mois.
La lecture était faite par l'imâm, sachant tout le Coran par cœur (alhâfizh), l'historien de la Syrie, Alam eddîn Abou Mohammed alkâcim, fils de Mohammed, fils de Yousef albirzâly, originaire de Séville et habitant à Damas; et étaient présents un nombre considérable d'auditeurs, dont les noms ont été consignés dans un catalogue par Mohammed, fils de Thoghril, fils d'Abd Allah, fils d'Alghazzâl as-saïrafy (le changeur). Parmi ceux-ci le cheikh Abou’l’abbâs alhîdjazy a entendu l'explication du livre entier...[64]. Or Ibn Achchehnah avait entendu sur ce sujet les explications du cheikh, l'imâm Sirâdj eddîn Abou Abd Allah al-Hoçaïn, fils d'Abou Bekr almobârek, fils de Mohammed, fils de Yahya, fils d'Aly, fils d'Almacîh, fils d'Omrân arrabî'y albaghdâdy azzébidy alhanbaly, dans les derniers jours de chawwâl, et les premiers de dhou’lka’deh de l'année 630, dans la mosquée djâmi Almozhaffary, au pied du mont Kâcioûn, à l'extérieur de Damas.
Le dernier avait reçu la licence d'enseigner la totalité de l'ouvrage des deux cheikhs Abou'l Haçan Mohammed, fils d'Ahmed, fils d'Omar, fils d'Al-Hoçaïn, fils d'Alkhalf alkathî'y, l'historien; et Aly, fils d'Abou Bekr, fils d'Abd Allah, fils de Roûbah alkélânicy al'atthâr (le droguiste), tous les deux de Bagdad. Il avait de plus la licence d'enseigner, depuis le chapitre de la jalousie des femmes et de leur amour, jusqu'à la fin du livre, d'Abou'lmonaddjâ Abd Allah, fils d'Omar, fils d'Aly, fils de Zayd, fils d'Allatty alkhozâ'y, de Bagdad. Tous les quatre (il semble qu'il devrait plutôt y avoir : tous les trois) avaient entendu les explications du cheikh Sadid eddîn Abou'lwakt Abd Alawwal, fils d'Içâ, fils de Cho'ayb, fils d'Ibrahim assedjzy alharaouy assoûfy, dans l'année 553 à Baghdâd.
Le dernier dit : « Nous a instruit l'imâm, l'ornement de l'islamisme, Aboul' Haçan Abd er-Rahman, fils de Mohammed, fils de Mozhaffar, fils de Mohammed, fils de Dawoûd, fils d'Ahmed, fils de Ma'âd, fils de Sahl, fils d'Alhacam addâwoûdy, tandis que je lisais et qu'il expliquait, et cela à Boûchendj, l'année 465. »
Abou'l Haçan dit ce qui suit : « Nous a instruit Abou Mohammed Abd Allah, fils d'Ahmed, fils de Hawiyyah, fils de Yousef, fils d'Aïman assarakhsy, moi lisant, et écoutant ses explications, dans le mois de safar de l'année 381. »
Abou Mohammed s'exprime ainsi : « Nous a instruit Abd Allah Mohammed, fils de Yousef, fils de Mathar, fils de Sâlih, fils de Bichr, fils d'Ibrahim elférebry; il expliquait, et moi je l'écoutais, à Férebr, l'année 316. »
Abd Allah dit : « Nous a instruit l'imâm Abou Abd Allah Mohammed, fils d'Ismaël albokhâry (que Dieu soit satisfait de lui!), l'année 248, à Férebr, et une seconde fois après cela, dans l'année 53 (253 de l'hégire). »
Parmi les habitants de Damas qui m'ont donné la licence avec une permission générale, je mentionnerai les suivants :
1° Le cheikh Abou’l’abbâs elhîdjazy, que j'ai nommé au commencement de ce chapitre. Il a été le premier en cela, et a prononcé la permission en ma faveur.
2° Le cheikh, l'imâm, Schihâb eddîn Ahmed, fils d'Abd Allah, fils d'Ahmed, fils de Mohammed de Jérusalem. Il est né dans le mois de rabi' premier de l'année 653.
3° Le cheikh, l'imâm, le pieux, Abd er-Rahman, fils de Mohammed, fils d'Ahmed, fils d'Abd er-Rahman ennedjdy.
4° Le chef des imâms, Djémal eddîn Abou'lméhâcin Yousef, fils d'Ezzéky Abd er-Rahman, fils de Yousef elmozany elkelby, le premier des hâfizhs.
5° Le cheikh, l'imam, Alâ eddîn Aly, fils de Yousef, fils de Mohammed, fils d'Abd Allah echchâfi'y.
6° Le cheikh, l'imâm, le chérif, Mohy eddîn Yahia, fils de Mohammed, fils d'Aly ela'léouy.
7° Le cheikh, l'imâm, le traditionnaire, Medjd eddîn El-kâcim, fils d'Abd Allah, fils d'Abou Abd Allah, fils d'El-mo'allâ de Damas. Sa naissance eut lieu dans l'année 654.
8° Le cheikh, l'imâm, le savant, Schihâb eddîn Ahmed, fils d'Ibrahim, fils de Fallâh, fils de Mohammed eliscandéry.
9° Le cheikh, l'imâm, ami de Dieu très haut, Ghams eddîn, fils d'Abd Allah, fils de Témâm.
10° Les deux cheikhs frères, Ghams eddîn Mohammed et Kamal eddîn Abd Allah, tous les deux fils d'Ibrahim, fils d'Abd Allah, fils d'Abou Omar de Jérusalem.
11° Le cheikh serviteur de Dieu, Ghams eddîn Mohammed, fils d'Abou'zzahrâ, fils de Salim elhaccâry.
12° La savante cheïkhah, la pieuse, Oumm Mohammed Aïcha, fille de Mohammed, fils de Moslim, fils de Salâmah elharrâny.
13° La vertueuse cheïkhah, Rohlet eddouniâ (but du voyage de tout le monde) Zeïnab, fille de Kamal eddîn Ahmed, fils d'Abd errahîm, fils d'Abd elouâhid, fils d'Ahmed, de Jérusalem.
Tous ces personnages m'ont délivré une permission universelle d'enseigner, l'an 26 (726 de l'hégire), à Damas.
Quand apparut la lune de chawwâl de l'année susmentionnée (736 de l'hégire = 1er septembre 1326 de J. C), la caravane du Hedjaz sortit de la ville de Damas, et campa dans le village appelé Couçouah. Je me mis en marche avec elle; son commandant était Seïf eddîn Eldjoûbân, un des principaux émirs, et son kadi, Cherf eddîn Eladhra'y el-haourâny. Cette année-là, le professeur des mâlikites, Sadr eddîn Elghomâry fit le pèlerinage de la Mecque. Je voyageai avec une troupe d'Arabes appelés El'adjârimah (les hommes forts), dont le chef était Mohammed, fils de Râfi', personnage important d'entre les émirs. Nous partîmes de Couçouah pour un gros village nommé Essanamaïn (les deux idoles), et ensuite pour la ville de Zor'ah (Adhra'ât), qui est petite, et fait partie du pays de Haourân. Nous fîmes halte tout près d'elle et nous nous dirigeâmes après cela vers la petite ville de Bosra. La caravane s'y arrête ordinairement quatre jours entiers, afin de donner le temps de a rejoindre à ceux qui sont restés en arrière à Damas, pour finir leurs affaires. C'est à Bosra que vint l'envoyé de Dieu (Mahomet), avant le temps de sa mission divine, pour les intérêts du commerce de Khadidjah ; et l'on voit dans cette ville la place ou se coucha sa chamelle, et sur laquelle on a bâti une grande mosquée. Les habitants du Haourân se rendent dans cette ville, et les pèlerins y font leurs provisions pour le voyage. Après cela, ils partent pour Birket Zîza (l'étang de Zîza), et ils y restent un jour. Ensuite ils se dirigent vers Elladdjoûn, où se trouve de l'eau courante, et après, vers le château de Carac.
Ce dernier est un fort des plus admirables, des plus inaccessibles et des plus célèbres. On l'appelle le Château du corbeau, et il est entouré de tous côtés par la rivière. Il a une seule porte dont l'ouverture a été taillée dans la roche vive, et il en est ainsi de l'entrée de son vestibule. C'est dans ce château que les rois cherchent un refuge dans les calamités, et qu'ils se fortifient. Le roi Nacir s'y retira; car il fut investi de la royauté tandis qu'il était encore fort jeune, et son mamlouk et lieutenant, Salâr, s'empara du gouvernement à sa place. Le roi témoigna alors le désir de faire le pèlerinage de la Mecque, et les émirs consentirent à cela. Il partit, et lorsqu'il fut parvenu au défilé d'Aïlah, il se réfugia dans le château de Carac et y resta plusieurs années. Ensuite les émirs de Damas allèrent le trouver, et les mamlouks, de leur coté, se réunirent à lui. Dans cet intervalle, la royauté avait été déférée à Baybars echchachnéguîr (le dégustateur), qui était le surintendant des vivres, et qui se donna le nom d'El-malic elmozhaffar (le roi victorieux).C'est lui qui a fondé le couvent appelé Elbeïbarsiyah, dans le voisinage de celui du Sa'id essoua'dâ (l'heureux des heureux : du très heureux), qui a été bâti par Salâheddîn (Saladin), fils d'Ayoûb. Le roi Nacir se dirigea contre Baybars à la tête de ses troupes, et ce dernier s'enfuit dans le désert. Il fut poursuivi par l'armée, on le prit, et on l'amena au roi, qui ordonna de le tuer, ce qui fut exécuté. On saisit aussi Salâr, qui fut enfermé dans une citerne, où il mourut de faim. On dit que, dans les angoisses de la faim, il mangea une charogne. (Que Dieu nous préserve d'une telle extrémité!).
La caravane resta quatre jours au dehors de Carac dans un lieu nommé Ettbaniyah (la pente, la colline), et l'on se prépara à entrer dans le désert. Puis nous voyageâmes vers Mo'ân qui est la fin de la Syrie, et nous descendîmes du col d'Essaouan vers le désert. On dit à son sujet: « Celui qui y entre est mort, et celui qui en sort est né. » Après une route de deux journées, nous campâmes à Dhât Haddj, lieu où l'on trouve de l'eau, mais où il n'y a point d'habitations. (Cf. Ritter's Erdkunde, t. VIII; xiii, 3, p. 420, et 436-437, t. II de l'Arabie.) Ensuite nous nous dirigeâmes vers Ouâdy Baldah (la vallée de Baldah), qui est sans eau.
Nous arrivâmes à Taboûc, qui est l'endroit attaqué par l'envoyé de Dieu. On y voit une source qui fournissait d'abord fort peu d'eau; mais quand Mahomet y descendit et y fit ses ablutions, elle donna en grande abondance de l'eau pure et limpide, et elle n'a cessé de le faire jusqu'à ce jour, par suite de la bénédiction du Prophète de Dieu. Les pèlerins de la Syrie ont la coutume, lorsqu'ils arrivent dans la station de Taboûc, de prendre leurs armes, de dégainer leurs sabres, de faire des charges contre le campement, de frapper les palmiers avec leurs glaives et de dire : « C'est comme cela que l'envoyé de Dieu (Mahomet) est entré ici. »
La grande caravane campe près de ladite source, et tout le monde s'abreuve de son eau. Ils y restent quatre jours, pour se reposer, faire boire les chameaux et préparer l'eau pour le voyage du désert dangereux, qui est situé entre El'ola et Taboûc.
Les porteurs d'eau ont l'habitude de descendre sur les bords de cette source. Ils ont des réservoirs faits de peaux de buffles, en guise de vastes citernes, au moyen desquels ils donnent à boire aux chameaux, et ils remplissent les grandes outres et les outres ordinaires. Chaque émir ou grand personnage a un réservoir pour abreuver ses chameaux, ceux de ses compagnons, et pour remplir leurs outres. Les autres personnes de la caravane s'arrangent avec les porteurs d'eau, pour abreuver chacun son chameau et remplir son outre, moyennant un nombre déterminé de dirhems.
Ensuite on part de Taboûc, et l'on marche rapidement, de nuit comme de jour, par la crainte qu'inspire cette campagne déserte, au milieu de laquelle est le Ouâdi Elokhaïdhir, à l'instar de celui de l'enfer. (Que Dieu nous en préserve!) Les pèlerins y ont une certaine année éprouvé de grands malheurs, à cause du vent chaud et empoisonné (sémoûm) qui y souffle. Les eaux s'épuisèrent et le prix d'un vase plein d'eau monta à mille dinars; mais acheteur et vendeur mouraient également, ainsi que cela fut écrit sur une pierre de la vallée.
Après cela on campe à l'étang de Mo'azzham, qui est vaste et doit son nom au roi Elmo'azzham, un des petits-fils d'Ayyoub. (Cf. Recueil de voyages et de mémoires publiés par la Société de géographie, t. II, p. 133.) L'eau de pluie s'y assemble dans quelques années, et dans d'autres il est à sec. Le cinquième jour, depuis le départ de Taboûc, la caravane arrive au puits de Hidjr, je veux dire les demeures des Thamoudites. Il contient beaucoup d'e.au; mais aucune personne n'y descend, quelle que soit la violence de sa soif, et cela par imitation de la conduite de l'envoyé de Dieu, lorsqu'il y passa dans son expédition contre Taboûc. Or, il hâta la marche de sa chamelle, et il ordonna que nul ne bût de l'eau de ce puits. Ceux qui s'en étaient servis pour pétrir de la farine, la donnèrent à manger aux chameaux. (Voy. Essai sar l'Histoire des Arabes, par M. Caussin de Perceval, tome I, p. 24-28, et t. III, p. 285-286.)
Dans ce lieu se trouvent les habitations de Thamoûd, taillées dans des montagnes de pierres rouges. Elles ont des seuils sculptés que celui qui les voit, croit être de construction récente. Les ossements cariés de ce peuple sont dans l'intérieur de ces maisons; et notez que cela offre un grand exemple! (Celte dernière phrase se trouve plusieurs fois dans le Coran : iii, 11; xxiv, 44. et lxxix, 26). Ici se voit l'endroit où s'est accroupie la chamelle de Sâlih, entre deux montagnes, dans l'intervalle desquelles existent des traces d'une mosquée, où l'on va prier. La distance d'Elhidjr à El'ola est d'une demi-journée et même moins. El'ola est une grande et belle bourgade, qui possède des jardins de palmiers et des eaux de source. Les pèlerins y restent quatre jours, pour y faire les provisions de route, pour laver leurs vêtements et pour y déposer les vivres qu'ils ont en trop, et ne prendre avec eux que le strict nécessaire. Les habitants de ce bourg sont des gens probes. C'est jusqu'ici que viennent les marchands chrétiens de la Syrie, et ils ne dépassent pas cette limite. Ils y trafiquent en vivres et autres choses avec les pèlerins.
La caravane quitte ensuite El'ola, et, le lendemain de son départ, elle fait halte dans la vallée connue sous le nom d'El'atthâs. La chaleur y est étouffante, et le sémoûm destructeur y souffle. Une certaine année il souffla contre la caravane, de laquelle il n'échappa que fort peu de monde. Cette année-là est nommée l'année de l'émir Eldjâliky; puis on campe à Hadiyah, qui est un lieu de dépôt d'eaux souterraines, situées dans une vallée. On creuse dans cet endroit et il en sort de l'eau qui est saumâtre. Le troisième jour on s'arrête au dehors de la ville sainte, magnifique et noble.
Vers le soir nous entrâmes dans l'enceinte sacrée et sublime, et nous arrivâmes à la magnifique mosquée, où nous nous arrêtâmes en saluant, à la porte du salut; et nous priâmes près du noble mausolée (le mausolée de Mahomet) entre le tombeau et la chaire sublime. Nous caressâmes le morceau qui reste du tronc de palmier, lequel manifesta son penchant pour l'envoyé de Dieu. (Voir plus loin) Il est attaché à une colonne, qui s'élève entre le sépulcre et la chaire, à droite de celui qui a en face la kiblah. Nous nous acquittâmes des salutations qui sont dues au prince des premiers et des derniers, l'intercesseur des rebelles et des pécheurs, l'envoyé, le prophète, Elhâchemy alabthahy (du val d'Abthah à la Mecque), Mohammed. Nous partîmes aussi le salut sur ses deux camarades de lit (couchés à son côté dans la tombe), ses deux compagnons, Abou Bekr, le véridique, et Abou Hafs Omar, le judicieux. Nous reprîmes ensuite notre voyage, tout joyeux de cette immense faveur, et satisfaits d'avoir obtenu cette grâce considérable, remerciant Dieu d'être parvenus aux nobles lieux de pèlerinage de son prophète, et à ses sanctuaires magnifiques et sublimes. Nous adressâmes des vœux à l'Éternel, afin qu'il permît que cette visite ne fût pas notre dernière, et qu'il nous plaçât au nombre de ceux dont le pèlerinage est agréé, et dont le voyage est écrit dans la voie de Dieu.
La mosquée vénérée est de forme allongée; des nefs circulaires l'entourent sur ses quatre côtés, et au milieu se voit une cour pavée de cailloux et sablée. Tout autour de la noble mosquée est un grand chemin recouvert de pierres de taille. Le saint tombeau (que les bénédictions de Dieu et le salut soient sur son habitant!) se trouve au côté sud-est de la sublime mosquée. Sa forme est admirable et on ne saurait le décrire exactement. Il est entouré de marbre merveilleusement taillé et d'une qualité supérieure. Sa surface se trouve exhaussée par des frictions de musc, et d'autres parfums, continuées depuis bien longtemps; et dans sa face méridionale se voit un clou d'argent qui est vis-à-vis la noble figure (de Mahomet). C'est là que le public s'arrête pour le salut, se tournant du côté de la noble figure, et ayant derrière lui la kiblah. Après avoir salué, il se dirige à droite vers la face d'Abou Bekr, le véridique, dont la tête se trouve près des pieds du Prophète. Ensuite il se rend près d'Omar, fils d'Alkhatthâb, dont la tête touche les épaules d'Abou Bekr. Au nord du saint mausolée (que Dieu augmente son excellence!) est un petit bassin de marbre, au sud duquel se voit la représentation d'une niche. On dit qu'elle était la demeure de Fatima, fille de l'envoyé de Dieu; et l'on dit aussi que c'est son sépulcre. Dieu sait le mieux la vérité. Au milieu de la noble mosquée se voit une plaque couvrant le sol et fermant l'ouverture d'un souterrain pourvu de marches, et qui conduit à la maison d'Abou Bekr, au dehors de la mosquée. Près de ce souterrain était le chemin que suivait sa fille Aïcha, mère des croyants, pour se rendre à la demeure de son père.
Il n'y a pas de doute que c'est l’ouverture dont il est fait mention dans le hadîth. Le Prophète commanda de la conserver, et de boucher tout le reste. En face de la demeure d'Abou Bekr est celle d'Omar, ainsi que celle de son fils Abd Allah. Au levant de la noble mosquée est la maison de l'imâm de Médine, Abou Abd Allah Malik, fils d'Anas, et dans le voisinage de la porte du salut se trouve une fontaine à laquelle on descend par des degrés; son eau est de source et on la nomme El'aïn azzarkâ (la source bleue).
L'envoyé de Dieu arriva près de la noble Médine, lieu de la fuite, le lundi treize du mois de rabi' premier, il descendit chez les fils d'Amr, fils d'Aouf, et resta avec eux vingt-deux jours, d'autres disent quatorze et quelques-uns quatre jours seulement. Ensuite il se rendit dans la ville même, et demeura chez les fils d'Annaddjâr, dans l'habitation d'Abou Ayyoub alansâry (le Médinois), près duquel il resta sept mois, jusqu'à ce qu'il eût bâti ses habitations et sa mosquée. L'emplacement de celle-ci était un enclos de Sahl et de Sohaïl, tous deux fils de Râfi', fils d'Abou Omar, fils d'Anid, fils de Tha'labah, fils de Ghanam, fils de Malik, fils d'Annaddjâr, et qui étaient restés orphelins sous la tutelle d'Aç'ad, fils de Zorârah; on dit aussi sous celle d'Abou Ayyoub. Or l'envoyé de Dieu leur acheta cet enclos, et l'on prétend, d'autre part, qu'Abou Ayyoub les satisfit à ce sujet ; l'on avance aussi qu'eux-mêmes le donnèrent au Prophète. Celui-ci bâtit la mosquée, et y travailla avec ses compagnons; il y fit un mur, mais pas de toit ni de colonnes. Il lui donna une forme carrée, sa longueur étant de cent coudées, et sa largeur d'autant. L'on dit cependant que cette dernière était moindre que cela. La hauteur du mur était de la taille d'un homme. Lorsque la chaleur fut devenue intense, les compagnons de Mahomet parlèrent de recouvrir d'un toit la mosquée. Alors il y érigea des colonnes, faites de troncs de palmiers, et y construisit un toit avec leurs branches sans les feuilles; mais quand le ciel donna de la pluie, l'eau dégoutta dans la mosquée et les compagnons du Prophète lui proposèrent de faire ce toit en terre détrempée, avec de l'eau. Il dit à ce propos : « Nullement : il me suffit d'une cabane comme celle de Moïse, ou bien d'une couverture (un ombrage) comme celle de Moïse, ce qui est encore plus facile. » On demanda : « Qu'est-ce que la couverture de Moïse? » et Mahomet répondit : « Lorsqu'il se tenait debout le toit touchait sa tête. » Il donna trois portes à la mosquée, mais il boucha celle du sud, lorsque la kiblah fut changée. La mosquée demeura dans cet état durant la vie du Prophète et celle d'Abou Bekr. Quand vint le règne d'Omar, fils d'Alkhatthâb, il agrandit la mosquée de l'envoyé de Dieu en disant: « Si je n'eusse entendu le Prophète dire, qu'il nous fallait augmenter la mosquée, je ne l'aurais pas fait. » Il enleva les colonnes de bois et mit à leur place des piliers de brique; il fit des fondements en pierre hauts de six pieds et il perça six portes, deux de chaque côté, à l'exception de la face méridionale; et il dit au sujet de l'une de ces portes : « Il faut laisser celle-ci pour les femmes »; et il ne fut jamais aperçu dans cet endroit, jusqu'au moment de sa mort. Il dit encore : « Si nous augmentions cette mosquée jusqu'à ce qu'elle atteignît le désert, elle ne cesserait pas pour cela d'être la mosquée de l'envoyé de Dieu. « Omar désira y comprendre un lieu appartenant à Abbâs, oncle de Mahomet; mais il s'y opposa. Dans ce lieu était une gouttière qui se déversait dans la mosquée, et Omar l'ôta, en disant qu'elle nuisait au public. Abbâs le querella à ce sujet. Ils choisirent pour arbitre Obay, fils de Ca'b, et se rendirent dans son logis; mais il ne les reçut qu'après un certain temps (littéral, après une heure). Lorsqu'ils eurent été introduits, il dit: « Ma jeune esclave était occupée à me laver la tête. » Omar se disposait à parler, mais Obay lui dit : « Laisse parler Abou'lfadhI, à cause de son degré de parenté avec le Prophète. » Abbâs dit alors : « Il s'agit d'un terrain qui m'a été assigné par l'envoyé de Dieu. J'y ai bâti avec le Prophète, et lorsque je plaçai la gouttière, mes pieds posaient sur les épaules de Mahomet. Or Omar l'a enlevée, et il veut faire entrer mon terrain dans la mosquée. » Obay reprit : « J'ai connaissance de cela, et j'ai de plus entendu dire à l'envoyé de Dieu ce qui suit : « David voulut bâtir la maison sainte (à Jérusalem); or il y avait sur « cet emplacement une maison appartenant à deux orphelins. « Il les invita à la lui vendre ; mais ils refusèrent ; puis il insista doucement près d'eux, et ils la lui vendirent; mais ensuite ils agirent avec fraude ; le premier contrat fut annulé et la maison achetée de nouveau. Ensuite ils cassèrent de nouveau la vente, et David trouva trop élevé le prix qu'ils demandaient. Alors Dieu lui inspira cette pensée : si tu leur donnes d'une chose qui t'appartient, tu sais ce que tu as à faire; mais si tu les dois payer de nos biens, donne-leur jusqu'à ce qu'ils soient satisfaits; car celle de toutes les demeures « qui doit le moins tolérer l'injustice, est une maison qui m'appartient; mais je te défends de la bâtir. » David reprit « alors : « O Seigneur! donne cette permission à Salomon »; et Dieu la donna à Salomon. Omar dit : « Qui me garantit que l'envoyé de Dieu a dit cela? » Or Obay alla trouver un bon nombre d'Ansâr, qui confirmèrent son assertion. Omar lui dit alors : « Certes, si je n'eusse trouvé personne autre que toi, j'aurais accepté ton récit; mais j'ai préféré le voir confirmer. » Puis il reprit en s'adressant à Abbâs : « Au nom du ciel, tu ne rétabliras la gouttière que lorsque tes pieds poseront sur mes épaules. » Abbâs l'ayant fait, dit ensuite : « Puisque la possession du local m'est confirmée, je consens à en faire une aumône à l'intention de Dieu. » Omar abattit cette maison, et en ajouta le terrain à la mosquée.
Plus tard Othman l'augmenta encore; il y bâtit avec ardeur, s'en occupant par lui-même et y passant toute sa journée; il la blanchit, l'embellit de pierres sculptées, et il l'agrandit sur toutes ses faces, sauf le côté du levant. Il y dressa des piliers de pierre, renforcés par des colonnes de fer et de plomb. Il la recouvrit de bois de teck (tectonia grandis; en arabe sâdj, et sâka en sanscrit) et y construisit un mihrâb; mais l'on dit que ce dernier est dû à Merouân. L'on prétend aussi que le premier qui a construit le mihrâb, c'est Omar, fils d'Abd el-Aziz, sous le khalifat d'Aloualîd.
Ensuite la mosquée fut agrandie par Aloualîd fils d'Abd Almélic. Ce fut Omar, fils d'Abd el-Aziz qui dirigea le travail. Il l'augmenta, l'embellit et en accrut beaucoup la solidité. Il la construisit de marbre et de bois de teck doré. Aloualîd avait envoyé à l'empereur, grec un message ainsi conçu : « Je veux reconstruire la mosquée de notre Prophète, or aide-moi en cela. » Alors il lui expédia des artisans, et quatre-vingt mille mithkâls (ou ducats) d'or. Aloualîd ordonna de comprendre dans la mosquée les chambres des femmes du Prophète. Par conséquent, Omar acheta des maisons, de manière à l'étendre sur trois côtés; mais, arrivé à la kiblah, Obeïd Allah, fils d'Abd Allah, fils d'Omar, se refusa à lui vendre la maison de Hafsah fille d'Omar et l'une des femmes de Mahomet). Ils eurent de longs entretiens à ce sujet, jusqu'à ce qu'à la fin Omar l'achetât, à la condition que ce qui en resterait appartiendrait aux vendeurs, et qu'ils en tireraient un chemin pour aller à la mosquée; et c'est là l'ouverture qui s'y voit actuellement. Omar donna à la mosquée quatre minarets placés aux quatre coins. L'un d'eux dominait l'hôtel de Merouân, où Soleïman, fils d'Abd Almélic, se logea lorsqu'il fit le pèlerinage. Le muezzin étant donc placé au-dessus de lui, lors de l'appel à la prière, il ordonna d'abattre la tour. Omar pratiqua un mihrâb dans la mosquée, et l'on dit que ce fut lui qui inventa cette sorte de niche (où l'imâm se tient pour prier).
La mosquée a été ensuite agrandie par Almahdy, fils d'Abou Djafar almansoûr. Son père avait eu la ferme intention d'en agir ainsi; mais il ne put l'accomplir. En effet, Haçan, fils de Zeid, lui écrivit pour l'exciter à agrandir la mosquée du côté du levant, en lui disant, que si cela avait lieu, le saint mausolée se trouverait au milieu de la noble mosquée. Abou Djafar le soupçonna de désirer seulement la destruction de l'hôtel d'Othman, et lui écrivit : « Je sais ce que tu veux, laisse intacte la maison du cheikh Othman. » Abou Djafar ordonna de recouvrir la cour, pendant l'été, avec des rideaux étendus sur des cordes attachées à des poteaux, placés dans la cour; et cela afin d'abriter contre la chaleur ceux qui priaient. La longueur de la mosquée, après les constructions d'Aloualîd, était de deux cents coudées. Almahdy la porta à trois cents coudées. Il mit aussi la tribune (almaksoûrah) de niveau avec le sol; car elle était auparavant plus élevée de deux coudées. Il écrivit son nom sur plusieurs endroits de la mosquée.
Après cela, le roi victorieux, Kalâoûn ordonna de bâtir un édifice pour les ablutions, près de la porte du salut. Ce fut le pieux émir Alâ eddîn, connu sous le nom d'Alakmar, qui présida à sa construction. Il le pourvut d'une cour spacieuse, et l'entoura de cellules, dans lesquelles l'eau coulait.
Le roi voulait bâtir une maison pareille à la Mecque, mais cela ne lui réussit point. Ce fut son fils Almélic arf Nacir qui la construisit, entre Assafâ et Almarouah (deux montagnes près de la Mecque) ; et nous ferons mention de cela, s'il plaît à Dieu.
La kiblah de la mosquée de l'envoyé de Dieu est une kiblah décisive, car Mahomet lui-même l'a établie. L'on dit aussi que ce fut Gabriel, et l'on prétend que ce dernier en indiquait au Prophète la direction, et que celui-ci la construisait. Suivant une autre version, Gabriel fit signe aux montagnes, qui s'abaissèrent jusqu'à ce qu'apparût la Kaaba; et le Prophète bâtissait, en la voyant distinctement. Tout bien considéré, c'est donc une kiblah décisive. Dans les premiers temps qui suivirent l'arrivée du Prophète à Médine, la kiblah était dans la direction de Jérusalem. Elle a été placée dans la direction de la Kaaba après seize mois, et Ton dit aussi après dix-sept mois.
On lit dans le hadîth que l'envoyé de Dieu prêchait d'abord près d'un tronc de palmier dans la mosquée, et lorsqu'on lui eut construit la chaire, et qu'il s'y transporta, le tronc de palmier gémit, comme la femelle du chameau gémit après son poulain. L'on rapporte que Mahomet descendit vers lui et l'embrassa, et qu'alors il se tut. Le Prophète dit : « Si je ne l'avais pas embrassé, il se serait plaint jusqu'au jour de la résurrection. » Les récits diffèrent touchant l'auteur de la noble chaire. L'on dit, d'une part, qu'elle a été faite par Tamîm addâry, et, d'un autre côté, on l'attribue à un esclave d'Abbâs, ou à l'esclave d'une femme d'un des Ansâr. Cela se trouve dans le hadîth véridique. Elle a été faite de tamarin de forêt, et, suivant d'autres, de tamarisc. Elle possédait trois gradins, et le Prophète s'asseyait sur le plus élevé, et posait ses nobles pieds sur celui du milieu.
Lorsque Abou Bekr, le très sincère, fut investi du pouvoir, il s'assit sur le degré du milieu, et posa ses pieds sur le premier. Quand Omar lui succéda, il s'assit sur le premier et posa ses pieds sur le sol. Othman en agit de même dans le commencement de son khalifat; mais, plus tard, il monta sur la troisième marche. Quand l'autorité appartint à Mo'aouiyah, il voulut transporter la chaire à Damas; mais les musulmans jetèrent les hauts cris; un vent violent souffla, le soleil s'éclipsa, les étoiles parurent en plein jour, la terre se trouva dans l'obscurité, en sorte que les hommes se heurtaient l'un contre l'autre, et le chemin n'était pas visible. A cause de cela, Mo'aouiyah renonça à son projet, ajouta à la partie inférieure de la chaire six marches; et leur nombre fut ainsi porté à neuf.
L'imâm de la noble mosquée, au moment de mon entrée à Médine, était Bahâ eddîn, fils de Salâmah, un des principaux personnages du Caire. Son substitut était Izz eddîn, de Ouâcith, pieux, dévot, objet des désirs ardents des docteurs. ('Que Dieu nous favorise par lui!) Le prédécesseur de l'imâm ci-dessus était Sirâdj eddîn Omar almisry, qui remplissait aussi les fonctions déjuge dans la noble Médine.
On raconte que ce Sirâdj eddîn occupa l'emploi de kadi et de prédicateur à Médine, pendant quarante années environ. Après cela il désira retourner au Caire; mais, à trois reprises différentes, il vit en songe l'envoyé de Dieu, et chaque fois le Prophète lui défendait de quitter Médine, et lui annonçait, en même temps, la fin prochaine de sa carrière. Il ne renonça point à son projet, il partit et mourut dans un endroit appelé Souaïs (Suez) à trois journées de distance du Caire, et (par conséquent) avant d'y arriver. (Que Dieu nous garde d'une mauvaise mort!) Son substitut était le docteur
Abou Abd Allah Mohammed, fils de Farhoûn, dont les fils, maintenant présents dans la noble Médine, sont : Abou Mohammed Abd Allah, professeur des mâlikites et substitut du juge, et Abou Abd Allah Mohammed. Ils sont originaires de la ville de Tunis, où ils jouissent d'une grande considération et d'une noble parenté. Dans la suite, le prédicateur et le juge de Médine fut Djémal eddîn d'Ociouth, l'Égyptien. Antérieurement il était kadi dans le château d'Alcarac.
Les serviteurs de cette noble mosquée, et ses gardiens sont des eunuques abyssins, ou autres; ils ont une belle figure, un extérieur recherché et des vêtements élégants. Leur chef est nommé le cheikh des serviteurs, et il a l'apparence extérieure des grands émirs. Ils ont une solde provenant de l'Egypte et de la Syrie, qu'on leur paye tous les ans (à Médine). Le chef des muezzins, dans le noble temple, est l'imâm traditionnaire, le vertueux Djémal eddîn Almathary, de Mathariyah, village près du Caire. Son fils est l'excellent Afif eddîn Abd Allah. Le cheikh Elmodjâouir, (habitant dans le temple), le pieux Abou Abd Allah Mohammed, fils de Mohammed de Grenade, connu sous le nom d'Attarrâs (fabricant de boucliers), est le principal des habitants du temple, et c'est lui qui s'est mutilé de ses propres mains, par crainte de la tentation.
On dit qu'Abou Abd Allah algharnâthy était serviteur du cheikh nommé Abd alhamîd al'adjamy. Celui-ci avait une fort bonne opinion de lui; il lui confiait sa famille et ses biens, et le laissait dans sa maison lorsqu'il allait en voyage. Une fois il partit et le laissa, comme d'habitude, dans son logis. La femme du cheikh Abd alhamîd se prit d'amour pour Abou Abd Allah, et l'invita à satisfaire ses désirs. Il répondit : « Je crains Dieu, et je ne tromperai pas celui qui m'a confié sa famille et ses richesses. » Elle ne cessa de le presser et d'insister près de lui, si bien qu'il craignit pour lui la séduction et qu'il se mutila. Cela fait, il perdit connaissance et il fut trouvé dans cet état. On le soigna jusqu'à ce qu'il guérît. Il fut ensuite un des desservants de la noble mosquée et un de ses muezzins, et le supérieur de ces deux classes. Il est encore en vie.
Nommons d'abord le cheikh pieux et vertueux Abou’l’abbâs Ahmed, fils de Mohammed, fils de Marzouk, personnage d'une grande dévotion, jeûnant souvent et priant assidûment dans la mosquée de l'envoyé de Dieu, doué d'une constance et d'une résignation remarquables. Souvent il se retirait à la Mecque, l'illustre. Je l'ai vu dans cette ville en l'année vingt-huit (728 hég. 1328 de J. C), et personne plus que lui ne faisait les tournées autour de la Kaaba. J'admirais son assiduité dans cet exercice, malgré la violence de la chaleur dans le lieu des processions. Cet endroit est pavé avec des pierres noires, et elles devenaient par la chaleur du soleil comme des plaques chauffées. Je vis les porteurs d'eau qui en répandaient sur elles, et à peine l'eau quittait la place où elle était versée, que celle-ci s'enflammait immédiatement. La plupart de ceux qui font les tournées en ce temps-là chaussent des bas, tandis qu'Abou’l’abbâs, fils de Marzouk faisait ses tournées nu-pieds. Je le vis un jour ainsi et je désirai faire les tournées avec lui. J'arrivai à l'endroit des processions, et je voulus embrasser la pierre noire ; mais la chaleur des pierres dont il a été question ci-dessus me saisit, et je me décidai à m'en retourner, toutefois après avoir baisé ladite pierre. Je n'y pus arriver qu'avec un effort extrême. Ensuite je m'en allai et je ne fis pas les tournées; je plaçai mon manteau (ou, suivant une autre leçon, mon tapis à prier) sur le sol, et je marchai sur lui jusqu'à mon arrivée au péristyle.
Il y avait à cette époque à la Mecque le vizir de Grenade, le principal personnage de cette ville, Abou'l kâcim Mohammed, fils de Mohammed, fils du docteur Abou'l Haçan Sahl, fils de Malik alazdy. Il faisait, tous les jours, sept fois soixante et dix tournées (ou, d'après une autre leçon, sept tournées); mais il ne faisait pas de tournées au moment du midi, à cause de la grande chaleur. Le fils de Marzouk faisait ses tournées en plein midi, l'emportant ainsi sur ce personnage.
Un autre individu habitant près du temple de Médine (que Dieu l'honore!), était le pieux cheikh, serviteur de Dieu, Sa’id, de Maroc, alcafïf ; et un autre, le cheikh Abou Mahdy Iça, fils de Hazroûn, de Méquinès (Micnâçah, ville au nord-ouest de celle de Fez).
Le cheikh Abou Mahdy s'établit à la Mecque auprès du temple, l'année vingt-huit (728 de l'hégire, 1328 de J. C). Il se dirigea vers la montagne de Hîra avec un certain nombre de modjâouirs (demeurant assidûment auprès du sanctuaire). Lorsqu'ils eurent gravi la montagne, et qu'après être arrivés au lieu d'adoration du Prophète (ou, suivant une autre leçon, qu'ils eurent prié dans le lieu, etc.) ils descendirent, Abou Mahdy resta en arrière de la compagnie. Il vit un chemin dans la montagne, et, pensant que c'était un chemin de traverse (littéral, court), il le prit. Sur ces entrefaites, sa société arriva au bas de la montagne, et l'attendit, mais sans le voir venir. Ils regardèrent autour d'eux et ne voyant aucune trace de leur camarade, ils crurent qu'il les avait précédés, et marchèrent vers la Mecque. De son côté, Iça suivit son chemin, par lequel il parvint à une autre montagne, et il s'égara de sa route. La soif et la chaleur le tourmentèrent, ses sandales tombèrent en lambeaux et il fut obligé de couper des morceaux de ses vêtements, et de s'en envelopper les pieds. A la fin, il -ne put plus marcher et il s'assit à l'ombre sous un acacia. Dieu lui envoya un Arabe nomade monté sur un chameau. Il s'arrêta près de lui, et Iça l'informa de son état. Alors le Bédouin le fit monter sur son chameau, et le conduisit à la Mecque. Il avait autour de lui une bourse dans laquelle était de l'or, qu'il donna à son guide. Iça resta environ un mois sans pouvoir se tenir debout. La peau de ses pieds était tombée, et il s'en forma une autre. Pareille aventure est arrivée à un de mes camarades, que je mentionnerai plus loin, s'il plaît à Dieu.
Un autre d'entre les modjâouirs de la noble Médine est Abou Mohammed essarouy, un des bons lecteurs. Il se rendit auprès du temple de la Mecque dans l'année susnommée, et il y lisait le Livre de la guérison, du kadi Iyâdh, après la prière de midi. Il s'acquitta des fonctions d'imâm, dans cette ville, pendant les prières de nuit du mois de ramadhan. Un autre modjâouir, c'est le jurisconsulte Abou’l’abbâs alfacy (de Fez), professeur des mâlikites à Médine. Il a épousé la fille du pieux cheikh Schihâb eddîn Azzérendy.
On rapporte qu'Abou’l’abbâs alfacy s'entretenait une fois avec quelqu'un, et qu'il poursuivit son discours, jusqu'à ce qu'il proférât une grave erreur, dans laquelle il tomba à cause de son ignorance dans la science des généalogies et faute de retenir sa langue. Son péché fut grand; que Dieu lui pardonne! Il dit, en effet, que Hoçaïn, fils d'Aly, fils d'Abou Thâlib, n'a pas laissé de postérité. L'émir de Médine, Thofaïl, fils de Mansour, fils de Djammâz alhaçany, fut informé de ce propos qu'il blâma avec raison, et il voulut tuer le coupable. Cependant on lui parla en sa faveur, et il le chassa seulement de Médine; mais on dit qu'il dépêcha, par la suite, quelqu'un qui l'assassina, et jusqu'à présent on n'en a pas de nouvelles. Que Dieu nous garde des fautes et des erreurs de la langue!
L'émir de Médine était Cobeïch, fils de Mansour, fils de Djammâz. Il avait tué son oncle Mokbil, et l'on dit qu'il se lava dans son sang. Ensuite Cobeïch partit avec ses gens pour le désert, dans l'année vingt sept (727 de l'hég. 1327 de J. C.), à l'époque des grandes chaleurs. Un jour ils furent atteints par la chaleur de midi, et ils se dispersèrent sous l'ombre des arbres; et voici que les fils de Mokbil, en compagnie d'une troupe de leurs esclaves (paraissent et) s'écrient : « La vengeance de Mokbil ! » Ils tuèrent de sang-froid Cobeïch, fils de Mansour, et ils léchèrent son sang. Après lui, fut nommé commandant à Médine, son frète Thofaïl, fils de Mansour, celui qui a expulsé Abou’l’abbâs alfacy, ainsi que nous l'avons dit plus haut.
Mentionnons d'abord celui appelé Bakî' algharkad. (C'est le cimetière de Médine : littéral, terrain où l'on rencontre beaucoup de racines d'une grande ronce épineuse.) Il est à l'orient de la noble Médine, et l'on s'y rend par une porte nommée Bâb albaki' (la porte du cimetière). La première chose que rencontre celui qui s'y dirige, en sortant de ladite porte et à sa gauche, est le tombeau de Safiyyah, fille d'Abd almotthalib, tante paternelle de l'envoyé de Dieu, et mère de Zobeïr, fils d'Alawwâm. En face est le tombeau de l'imâm de Médine Abou Abd Allah Malik, fils d'Anas, que surmonte une petite coupole d'une construction fort simple. Vis-à-vis se voit le sépulcre du rejeton pur, saint, prophétique et noble, Ibrahim, fils de l'envoyé de Dieu au-dessus duquel s'élève une coupole blanche. A droite de celle-ci est le sépulcre d'Abd er-Rahman, fils d'Omar, fils d'Alkhatthâb, qui est connu sous le nom d'Abou Ghabmab. En face de lui est placé le tombeau d'Akîl, fils d'Abou Thâlib, et celui d'Abd Allah, fils de Dhou'ldjénâhaïn (l'homme aux deux ailes) Djafar, fils d'Abou Thâlib. En face de ceux-ci se voit un mausolée (littéral, un parterre), où l'on dit que se trouvent les tombeaux des mères des croyants. Il est suivi d'un autre, dans lequel est le tombeau d'Al'abbâs, fils d'Abd almotthalib, oncle de l'envoyé de Dieu; et celui de Haçan, fils d'Aly, fils d'Abou Thâlib. C'est une coupole qui s'élève dans les airs, admirablement construite, et située à la droite de celui qui sort par la porte du cimetière. La tête de Haçan se trouve aux pieds d'Al'abbâs; leurs deux tombeaux sont élevés au-dessus du sol ; ils sont vastes et recouverts de tablettes merveilleusement jointes, incrustées de plaques de laiton, fort bien travaillées. Dans ce cimetière il y a aussi les tombeaux de ceux qui ont accompagné Mahomet dans sa fuite de la Mecque à Médine (mohâdjiroûn), des auxiliaires et autres associés du Prophète; mais la plupart de ces tombeaux sont inconnus. Au fond du cimetière est le tombeau du commandant des croyants Abou Omar Othman, fils d'Affân, que surmonte une grande coupole. Dans son voisinage est le tombeau de Fatima, fille d'Açad, fils de Hâchim, mère d'Aly, fils d'Abou Thâlib. (Puisse Dieu être satisfait d'elle et de son fils!) Un autre noble lieu de réunion est Kobâ; il est situé au midi de la ville, à la distance d'environ deux milles. Le chemin qui y conduit traverse des lieux clos, plantés de palmiers. On y voit la mosquée qui a été fondée sur la crainte de Dieu et le désir de lui plaire. (Cf. Coran, ix, 109-110. C'est le temple inauguré par Mahomet lui-même.)
C'est un temple carré, dans lequel il y a un minaret blanc et haut, qui s'aperçoit de loin. Dans son milieu est l'endroit où la chamelle qui portait le Prophète s'est agenouillée ; et le peuple regarde comme une source de bénédiction la prière faite en ce lieu. Du côté sud de sa cour est une niche sur un banc, et c'est le premier endroit dans lequel le Prophète s'est prosterné en priant. Au midi se voit une maison qui a appartenu à Abou Ayyoub alansâry, et à laquelle sont contiguës des habitations qu'on attribue à Abou Bekr, Omar, Fatima, et Aïcha. En face de la mosquée est le puits d'Arîs, celui-là même dont l'eau est devenue douce depuis que le Prophète y a craché. Auparavant elle était saumâtre. Dans ce puits est tombé le noble anneau (de la main) d'Othman. (C'était le sceau du Prophète, qui a été ainsi perdu. Cf. Aboulféda, Géogr. p. 87.)
Un autre sanctuaire, c'est la coupole de la pierre à l'huile d'olive, au dehors de Médine. On dit que l'huile a dégoutté d'une pierre qui se trouve dans cet endroit, en faveur du Prophète. Au nord se voit le puits de Bodhà'ah, et vis-à-vis de lui, la montagne de Satan, d'où il cria le jour du combat d'Ohod : « Votre Prophète a été tué ! » Sur le bord du fossé qu'a creusé l'envoyé de Dieu, lors du rassemblement des confédérés, est un château ruiné qu'on nomme le château des célibataires. On dit qu'Omar l'a fait bâtir pour les célibataires de Médine. En face de lui, à l'occident, est le puits de Roûmab, dont le commandant des croyants Othman a acheté une moitié pour vingt mille (dirhems).
Un autre noble lieu de réunion est Ohod; c'est la montagne bénie, au sujet de laquelle l'envoyé de Dieu a dit : « Certes qu'Ohod est une montagne qui nous aime, et que nous aimons. » Elle est située au nord de Médine, à la distance d'environ une parasange. En face d'elle sont les martyrs vénérés. Là est placé le tombeau de Hamzah, oncle de l'envoyé de Dieu, et autour de lui sont les martyrs qui ont succombé à Ohod, et dont les sépulcres sont au midi de la montagne. Sur le chemin de celle-ci est une mosquée qu'on attribue à Aly, fils d'Abou Thâlib, et une autre qu'on attribue à Selmân alfâricy (le Persan). On y voit aussi la mosquée de la conquête (Fath), où est descendu pour Mahomet le chapitre de la conquête (Coran, xlviii)
Notre séjour à Médine, dans ce premier voyage, fut de quatre jours, et nous passâmes toutes les nuits dans le noble temple. Les habitants formaient des cercles dans sa cour; ils allumaient beaucoup de bougies, et ils avaient devant eux les coffrets du Coran divin qu'ils lisaient. Quelques-uns prononçaient les louanges de Dieu, et d'autres examinaient le saint tombeau. (Que Dieu augmente son excellence!)
Les conducteurs des montures chantaient gaiement de tous côtés l'éloge de l'envoyé de Dieu : telle est la coutume des gens dans ces nuits bénies, et ils font généreusement beaucoup d'aumônes en faveur des modjâouir et des pauvres. J'avais eu pour camarade dans ce voyage, depuis Damas jusqu'à Médine, un individu de cette dernière ville: c'était un homme de mérite, et connu sous le nom de Mansour, fils de Chacl. Il m'y donna l'hospitalité, et nous nous revîmes plus tard à Alep et à Boukhara. J'avais aussi en ma compagnie le kadi d'Azzaïdiyyah (près de Bagdad), Cherf eddîn Kâcim, fils de Sinan, ainsi qu'un des pieux fakirs de Grenade, dont le nom était Aly, fils de Hodjr alomaouy.
Lorsque nous fûmes arrivés à Médine (que Dieu la glorifie, et que la plus excellente des bénédictions soit sur son habitant [Mahomet]!), Aly, fils de Hodjr, susnommé, m'a raconté qu'il avait vu cette nuit-là en songe quelqu'un qui lui dit : « Ecoute-moi et souviens-toi de moi. »
Soyez les bienvenus, ô vous qui visitez son tombeau, et qui vous êtes confiés à lui le jour de la résipiscence des péchés.
Vous êtes arrivés près du sépulcre du bien-aimé, à Médine ; heureux celui qui peut s'y trouver le matin ou le soir !
Cet homme continua de demeurer à Médine, auprès du temple, après (le départ de) ses camarades (suivant une autre leçon, après son pèlerinage); puis il vint à la ville de Dihly, capitale du pays de l'Inde, dans l'année quarante-trois (743 hég. 1342-3 J.- C). Il se mit sous ma protection, et je racontai devant le roi de l'Inde l'anecdote de sa vision.
Celui-ci ordonna de l'amener en sa présence, ce qui eut lieu. Il raconta cela lui-même au roi, qui en fut émerveillé et charmé, et qui lui dit quelques mots agréables en langue persane. Il prescrivit de lui donner l'hospitalité, et il lui fit présent de trois cents tencah (du persan tengueh) d'or. Le poids du tencah, en dinars du Maghreb, est de deux dinars et demi. Le roi lui donna encore un cheval dont la selle et la bride étaient richement ornées, et une robe d'honneur. Il lui assigna de plus un traitement journalier.
Il y avait dans cette ville un excellent docteur de Grenade, mais né à Bougie, qui était connu à Dihly sous le nom de Djémal eddîn Almaghréby. Le susdit Aly, fils de Hodjr, se lia avec lui; il lui promit de lui faire épouser sa fille, et le logea dans une cellule en dehors de sa maison. Cependant Aly acheta deux esclaves, mâle et femelle. Il avait l'habitude de laisser ses dinars dans la couverture de ses vêtements, car il ne se fiait à personne pour ce qui regardait son argent. Les deux esclaves s'entendirent pour prendre cet or; ils l'enlevèrent et s'enfuirent. Lorsqu’Aly retourna chez lui, il ne retrouva plus ni les esclaves ni l'argent. Alors il s'abstint de manger et de boire, et il fut pris d'une maladie très grave, par suite de la peine que lui causa ce qui lui était arrivé. J'exposai son aventure au roi, qui ordonna de lui donner l'équivalent de ce qu'il avait perdu, et qui lui dépêcha quelqu'un pour l'informer de cette détermination; mais le messager le trouva mort. (Que Dieu très haut ait pitié de lui!)
Nous partîmes de Médine pour aller à la Mecque, et nous fîmes halte près de la mosquée de Dhou'lholaïfah, où l'envoyé de Dieu se constitua en état pénitentiel. (Cf. M. Caussin de Perceval, III, 176, 307 et 299.) Elle est à cinq milles de distance de la ville, et c'est là le terme du territoire sacré de Médine. Près de cet endroit est la rivière Al'akîk, et ce fut là que je me dépouillai de mes vêtements à coutures, je me lavai, et je revêtis le costume de mon état pénitentiel (ihrâm). Je fis une prière de deux rec'ahs, et je m'obligeai à faire le pèlerinage simple de la Mecque. Je ne cessai de me conformer aux obligations prescrites (littéral. de dire labbaïc, ou: « Me voici devant toi, ô mon Dieu ! louange à toi, etc. ») par monts et par vaux, en montant comme en descendant, jusqu'à ce que j'arrivasse à Chi'b Aly (la gorge d'Aly), où je campai cette nuit-là. Ensuite nous partîmes et descendîmes à Raouhâ, où est un puits nommé le puits Dhât al'alam. L'on dit qu'Aly y a combattu les démons; Nous quittâmes ce lieu et campâmes à Safrâ : c'est une vallée florissante, dans laquelle il y a de l'eau, des palmiers, des édifices et un château qui est habité par des chérifs de la postérité de Haçan, et autres ; il y a aussi un grand fort, qui est suivi de beaucoup d'autres, et de villages qui se touchent. Nous partîmes de cette vallée et campâmes à Bedr, où Dieu à donné la victoire à son envoyé, a accompli sa noble promesse, et ruiné les chefs des polythéistes. C'est une bourgade où se voient des vergers plantés de palmiers, et qui sont contigus les uns aux autres. Il y a aussi un château fort dans lequel on arrive par le fond d'une vallée située entre des montagnes. A Bedr, il existe une source jaillissante dont l'eau forme un canal. L'emplacement du puits où furent jetés les idolâtres, ennemis de Dieu, est maintenant un jardin, et la sépulture des martyrs est derrière lui. La montagne de la miséricorde, où descendirent les anges (Cf. Coran, iii, 119-121, et ailleurs) est à gauche de celui qui entre dans le dernier endroit, pour se diriger vers Safrâ. En face est la montagne des tambours; elle ressemble à une vaste colline de sable, et les habitants de ces contrées assurent qu'ils entendent toutes les nuits du jeudi au vendredi, dans cet endroit, comme un bruit de tambours. Le lieu de la cabane de l'envoyé de Dieu, dans laquelle il était pendant la journée de Bedr, priant son Seigneur, est au pied de la montagne des tambours. La place du combat se trouve vis-à-vis de lui. Près des palmiers du puits, il existe une mosquée, que l'on nomme le lieu où s'est accroupie la chamelle du Prophète. Entre Bedr et Safrâ il y a environ une poste (quatre parasanges), dans une vallée entre des montagnes, où les sources d'eau coulent abondamment, et les vergers de palmiers sont fort rapprochés.
Nous partîmes de Bedr pour la plaine connue sous le nom de plaine de Bezouâ. C'est un désert dans lequel le guide lui-même s'égare, et l'ami ne pense plus à son ami. Il s'étend l'espace de trois jours de marche, et à son terme est la vallée de Râbigh. La pluie y forme des étangs dans lesquels l'eau séjourne longtemps. C'est à partir de cet endroit que commencent les cérémonies du pèlerinage pour ceux qui viennent de l'Egypte et.de la Mauritanie, et il est près de Djohfab. Nous voyageâmes trois jours de Râbigh à Kholaïs, et nous passâmes par le défilé du séouîk (propr. farine d'orge séchée au feu; c'est aussi le nom d'une sorte de bouillie ou tisane qu'on fait avec cette farine, etc. etc.). Il est à la distance d'une demi-journée de Kholaïs, et renferme beaucoup de sable; les pèlerins y boivent constamment le séouîk, qu'ils emportent avec eux exprès du Caire ou de Damas. On le prend mélangé avec du sucre ; et les émirs en remplissent les réservoirs, pour que le public s'y abreuve. On raconte que, l'envoyé de Dieu passant par ce défilé, ses compagnons n'avaient avec eux aucune nourriture; alors il y prit du sable, qu'il leur donna; ils le burent et y trouvèrent le goût du séouîk. (Voyez, pour une autre version, l’Essai sur l'histoire des Arabes, par M. Caussin de Perceval, t. III, p. 84.)
Nous campâmes ensuite à l'étang de Kholaïs. Il est dans un vaste terrain, qui abonde en enclos plantés de palmiers; il a aussi un château fort, placé sur la cime d'une montagne. Dans la plaine, il y a un château ruiné. Près de Kholaïs est une source jaillissante, proche de laquelle on a pratiqué des sillons dans le sol, et qui coule ainsi vers les champs. Le seigneur de Kholaïs est un chérif de la postérité de Haçan. Les Arabes de cette contrée y tiennent un grand marché où ils apportent des brebis, des fruits et des ragoûts.
Nous nous rendîmes ensuite à Osfân, qui est situé dans une large plaine, entre des montagnes. Il possède des puits d'eau de source, l'un desquels est attribué à Othman, fils d'Affàn. Le sentier en pente, attribué aussi à Othman, est à une demi-journée de Kholaïs : c'est un espace étroit entre deux montagnes. Dans un endroit de ce défilé, il y a un pavé ressemblant à des marches, et des traces d'une construction ancienne. Il y existe aussi un puits qu'on nomme le puits d'Aly, et l'on dit que c'est lui qui l'a creusé. A Osfân, il y a un château antique et une tour solide, mais dont la force est diminuée par son état de ruine. Il y a encore beaucoup d'arbres de Mokl (palmiers nains et sauvages, daoum, dont le fruit est appelé mokl).
Nous quittâmes Osfân et campâmes à Bathn Marr (la vallée de Marr), qu'on nomme aussi Marr des Zhohrân (nom d'une chaîne de montagnes). C'est une vallée fertile, abondante en palmiers, et qui possède une source jaillissante, qui coule et arrose cette contrée. C'est de cette vallée qu'on transporte les fruits et les herbes potagères à la Mecque (que Dieu l'ennoblisse!). Puis, au soir, nous partîmes de cette vallée bénie, tandis que nos cœurs étaient joyeux d'avoir atteint le but de leurs désirs, et satisfaits de leur état et de leur succès. Or nous arrivâmes vers le matin à la ville sûre, la Mecque (puisse Dieu très haut l'illustrer!), et nous y descendîmes près du sanctuaire de Dieu (qu'il soit exalté!), demeure de son ami Ibrahim, et lieu de la mission de son élu Mohammed ; que la bénédiction de Dieu et la paix soient sur lui! Nous entrâmes dans la maison sainte et noble (où quiconque y est entré se trouve en sûreté), par la porte des Bènou Cheïbah, et nous vîmes la sublime Kaaba; que Dieu augmente sa vénération ! Elle est comme une jeune mariée qui brille sur le trône de l'illustration, et se balance dans les manteaux rayés de la beauté. Les foules du miséricordieux (c'est-à-dire les pèlerins) l'entourent, et elle conduit au jardin du paradis. Nous fîmes autour d'elle les tournées (prescrites) de l'arrivée, et nous baisâmes la noble pierre. Nous récitâmes une prière de deux rec'ahs dans la place d'Abraham, et nous nous suspendîmes aux voiles de la Kaaba, à côté du Moltazem, lieu situé entre la porte et la pierre noire, et près duquel les prières sont exaucées. Ensuite nous bûmes de l'eau du puits de Zamzam; et quand on la boit, on lui trouve (les qualités qu'on connaît) d'après les paroles du Prophète.
Nous courûmes entre Assafâ et Almarouah, et nous descendîmes dans une habitation située en ce lieu, près de la porte d'Ibrahim. Louange à Dieu qui nous a ennoblis par notre présence dans cette illustre maison, et qui nous a mis au nombre de ceux que l'invocation d'Abraham (sur lequel soient la bénédiction et le salut!) a conduits au but; qui a réjoui nos yeux par la vue de la noble Kaaba, et de la mosquée sublime, de la pierre illustre, de Zamzam et du hathîm (nom d'un mur très bas, près du temple).
Parmi les œuvres merveilleuses de Dieu, il est à remarquer qu'il a imprimé dans les cœurs des hommes le désir de se rendre auprès de ces illustres lieux, et la passion de se trouver dans leurs nobles places de réunion. Il a rendu leur amour tout-puissant dans les âmes; car personne ne s'y arrêté, qu'ils ne s'emparent aussitôt de tout son cœur; et nul ne les quitte qu'il ne soit triste de s'en séparer, troublé de s'en éloigner, plein d'affection pour eux, et ayant la ferme intention de renouveler sa venue dans ces saints lieux. En effet, leur sol béni est le but des yeux, et leur amour remplit les cœurs, par suite de l'éminente sagesse de Dieu, et en confirmation de la prière de son ami (Abraham). Le désir rend présents ces lieux, tandis qu'ils sont éloignés, et il les représente à l'esprit, quoique absents. Celui qui s'y rend ne tient nul compte des peines qu'il éprouve et des contrariétés qu'il endure. Combien d'infirmes n'ont-ils pas vu distinctement la mort avant d'atteindre ces nobles sanctuaires, ou éprouvé le néant durant le voyage ! Et lorsque Dieu y a rassemblé ses hôtes, ils s'y trouvent contents et heureux, comme s'ils n'avaient goûté, pour y arriver, aucune amertume, ni enduré de malheurs ni de tourments. C'est, certes, là un ordre divin, une œuvre céleste ! C'est un argument qui n'est mélangé d'aucun doute, ni couvert d'aucune obscurité, ni envahi par aucune fausseté. Il est en grand honneur dans l'esprit des hommes intelligents, et il dissipe les soucis des gens préoccupés. Celui auquel Dieu a fait la grâce de pouvoir descendre dans ces contrées et d'être présent dans ces demeures, il l'a favorisé du plus grand bienfait, et l'a mis en possession de la meilleure part des deux habitations; savoir celle de ce monde et l'autre. Or il est de son devoir d'être très reconnaissant des dons qu'il a reçus, et de persévérer dans la louange de Dieu, à cause de ce qu'il lui a départi. Que Dieu très haut, par suite de sa bonté et de sa générosité, nous mette au nombre de ceux dont la visite est agréée, et dont le commerce fait à cette occasion a prospéré; dont les gestes sont écrits dans la voie de Dieu, et dont les péchés sont effacés par l'acceptation (du repentir).
C'est une grande ville dont les édifices sont rapprochés. Elle a la forme d'un parallélogramme, et est située dans le fond d'une vallée que des montagnes entourent; de sorte que celui qui se dirige vers elle ne la voit que lorsqu'il y est arrivé. Les monts qui l'avoisinent ne sont point extrêmement élevés. Les deux Akhchab sont de ce nombre : l'un est la montagne d'Abou Kobaïs, au midi de la ville, et l'autre celle de Ko'aïki'ân de son côté (sic). Il y a ici une erreur que l'auteur corrige, en partie, plus loin. Aboulféda (Géographie, p. 78) dit que la première de ces montagnes est à l'orient de la Mecque, et la seconde à l'occident : cela est exact). Au nord se trouve la montagne rouge, et à côté d'Abou Kobaïs sont les grands cols et les petits cols, qui sont deux gorges. Il y a de plus Alkhandamah, montagne que nous mentionnerons aussi plus bas. Tous les lieux où l'on immole les offrandes et où l'on pratique d'autres cérémonies du pèlerinage, tels que Mina, Arafah et Almozdalifah, sont au levant de la Mecque. Cette ville a trois portes, qui sont : 1° la porte d'Alma'la, dans le haut de la ville; 2° la porte d'Achchobeïcah dans le bas; on l'appelle aussi Bâb azzâhir et Bâb al'omrah. Elle est située au couchant, et c'est là qu'aboutit le chemin de la noble Médine, du Caire, de Damas et de Djoddah. C'est par cette porte qu'on se rend au Tan'îm, et nous mentionnerons cela plus loin; 3° la porte d'Almasfal, qui est au sud : c'est par elle qu'est entré Khalid, fils d'Al-Walid, le jour de la conquête.
La Mecque, ainsi que Dieu l'a dit dans son livre rare, en rapportant les paroles de son prophète Alkhalîl, est située dans une vallée stérile (cf. Coran, xiv, 40) ; mais l'invocation bénie d'Abraham l'a emporté en sa faveur, et toute chose nouvelle et bonne y est expédiée, et les fruits de chaque espèce y sont introduits. J'y ai mangé, en fait de fruits, des raisins, des figues, des pêches et des dattes, dont on ne trouve pas les pareils dans le monde entier. Il en est de même des melons qui y sont apportés : aucune autre espèce ne peut leur être comparée pour le parfum et la douceur. Les viandes sont grasses à la Mecque, et leurs saveurs délicieuses. En somme, tous les objets de commerce qu'on trouve éparpillés dans les différentes contrées sont rassemblés dans cette ville. On y importe de Thâïf, de Wâdi Nakhlah et de Bathn Marr les fruits et les herbes potagères, par suite de la bonté de Dieu envers les habitants de son territoire sacré et sûr, et envers ceux qui sont assidus dans sa maison antique (la Kaaba).
Elle est située dans le milieu de la ville, et très vaste, ayant en longueur, du levant au couchant, plus de quatre cents coudées, suivant ce que rapporte Alazraky; sa largeur est à peu près d'autant. La Kaaba magnifique se trouve au milieu du temple. Il est d'une forme si admirable, et sa vue est si jolie, que la langue s'efforcerait vainement de décrire ses merveilles, et aucune description ne pourrait donner l'idée de sa parfaite beauté. La hauteur de ses murailles est d'environ vingt coudées ; son toit est supporté par de longues colonnes, rangées sur trois files, solidement et admirablement travaillées. La disposition de ses trois nefs est aussi fort belle, et il semble qu'elles n'en fassent qu'une seule. Le nombre de ses colonnes de marbre blanc est de quatre cent quatre-vingt-onze, sans compter les piliers de plâtre qui se trouvent dans l'Hôtel de l'assemblée, lequel est ajouté à la mosquée. Il est dans l'intérieur de la nef située au nord, et il a vis-à-vis la place (d'Abraham) et l'angle babylonien. On entre par cette nef dans sa cour, qui est contiguë. Cette même nef a, le long de sa paroi, des bancs surmontés d'arcades (hanâya), où s'asseyent les maîtres de lecture coranique, les copistes et les tailleurs. Dans la paroi de la nef qui lui fait face sont aussi des bancs pareils. Les autres nefs en ont également au bas de leurs murs, mais sans arcades. Près de la porte d'Abraham, se trouve une entrée de la nef occidentale qui a des colonnes de plâtre
De nobles actes ont été exécutés par le khalife Almahdy Mohammed, fils du khalife Abou Djafar almansoûr (que Dieu soit satisfait d'eux !) ; savoir : l'élargissement du temple de la Mecque, et le raffermissement de sa construction. Il est, en effet, écrit, à la partie supérieure du mur de la nef occidentale : « Le serviteur de Dieu, Mohammed almahdy, commandant des croyants (puisse Dieu le favoriser!), a ordonné d'agrandir la sainte mosquée, en faveur des pèlerins de la maison de Dieu. Cette construction a eu lieu dans l'année cent soixante-sept de l'hégire » (783-784).
La Kaaba (maison carrée) est située au milieu de la mosquée. C'est un édifice carré, dont l'élévation, sur trois de ses côtés, est de vingt-huit coudées, et sur le quatrième, de vingt-neuf. Ce dernier est celui qui se trouve entre la pierre noire et l'angle du Yaman. La longueur de sa face, depuis l'angle de l'Irak jusqu'à la pierre noire, est de cinquante quatre empans. Il en est de même pour celle de la façade qui lui fait vis-à-vis, et qui s'étend depuis l'angle du Yaman jusqu'à l'angle de la Syrie. La longueur du côté qui va de l'angle de l'Irak à celui de la Syrie, à l'intérieur du hidjr (mur au nord ouest), est de quarante-huit empans. Il en est ainsi de celui qui lui fait face, de l'angle de la Syrie à celui de l'Irak (sic). C'est une erreur, et il faudrait dire : de l'angle du Yaman à la pierre noire). Mais le dehors du hidjr est de cent vingt empans, et les tournées se font à l'extérieur de ce pan de mur septentrional. La Kaaba est construite avec des pierres très dures et brunes, jointes ensemble de la manière la plus admirable, la plus élégante et la plus solide; de sorte que le temps ne les change pas, et les siècles n'y laissent aucune trace.
La porte de la Kaaba vénérée se trouve dans le côté situé entre la pierre noire et l'angle babylonien. La distance qui la sépare de la pierre noire est de dix empans, et ce lieu est nommé Almoltazam. C'est là que les prières sont exaucées. L'élévation de la porte au dessus du sol est de onze empans et demi, sa largeur, de huit empans, et sa hauteur, de treize. L'épaisseur du mur sur lequel elle est placée est de cinq empans. Elle est recouverte de lames d'argent d'un travail admirable; ses deux poteaux (montants) et son linteau sont également revêtus de lames d'argent. Elle a aussi deux crampons du même améil, fort grands, et sur lesquels est appliqué un verrou.
On ouvre la noble porte tous les vendredis, après la prière ; on l'ouvre aussi le jour anniversaire de la naissance du Prophète. La règle qu'on suit pour l'ouverture de la porte, c'est de prendre une estrade semblable à une chaire, ayant des marches et des pieds de bois, où sont adaptées quatre poulies, sur lesquelles roule l'estrade. On la place contre le mur de la Kaaba vénérée, de façon que son degré supérieur se trouve de niveau avec le noble seuil. Le chef des Bènou Chaïbah y monte, tenant dans sa main la clef illustre; il est accompagné par les huissiers, qui saisissent le rideau couvrant la porte de la Kaaba, appelé albarka' (le voile), pendant que leur supérieur ouvre la porte. Après cela, il baise l'illustre seuil, et entre tout seul dans le sanctuaire, en fermant la porte. Il reste ainsi le temps de faire une prière de deux rec'ahs ; après quoi entrent les autres Chaïbites, en fermant aussi la porte. Ils font à leur tour les prières et les prosternations. On ouvre alors la porte, et le peuple s'empresse d'entrer. Mais, pendant les cérémonies ci-dessus, il se tient en face de la noble porte, avec des regards soumis, des cœurs humbles et les mains étendues vers le Dieu suprême. Lorsque la porte s'ouvre, il proclame la grandeur de l'Éternel et il s'écrie : « ô Dieu, ouvre pour nous les portes de ta miséricorde et de ton pardon, toi, le plus miséricordieux de ceux qui sont miséricordieux! »
L'intérieur de l'illustre Kaaba est pavé de marbre nuancé de blanc, de bleu et de rouge; il en est ainsi du marbre qui recouvre ses murailles. Il a trois colonnes excessivement élevées, faites avec du bois de teck, et qui sont séparées l'une de l'autre de la distance de quatre pas ; elles occupent le milieu de l'espace qui constitue l'intérieur de l'illustre Kaaba.
Celle du milieu fait face à la partie mitoyenne du côté qui est entre les deux angles, de l'Irak et de la Syrie.
Les rideaux de la noble Kaaba sont de soie noire, et l'on y a tracé des caractères blancs. Ils brillent d'une lumière et d'une splendeur (sans pareille), et recouvrent la Kaaba depuis le haut jusqu'au sol.
Un des prodiges admirables opérés dans la noble Kaaba, c'est que, sa porte s'ouvrant, le sanctuaire est rempli d'une multitude qui ne peut être comptée que par Dieu, qui l'a créée et l'a nourrie. Toutes ces populations y entrent ensemble, et la Kaaba n'est pas trop étroite pour elles. Un autre de ses miracles, c'est qu'on ne cesse jamais, ni la nuit ni le jour, de faire des tournées autour d'elle. Personne ne se rappelle l'avoir jamais vue sans quelqu'un y faisant lesdites processions. Une autre de ses merveilles, c'est que les colombes de la Mecque, bien qu'elles soient en grande quantité, ni les autres oiseaux, ne s'abattent point sur elle et ne planent pas au-dessus d'elle dans leur vol. On voit les pigeons voler au-dessus de tout le sanctuaire; et lorsqu'ils se trouvent vis-à-vis de l'illustre Kaaba, ils s'en détournent vers un de ses côtés et ne s'élèvent pas sur elle. On dit qu'aucun oiseau ne s'y pose, à moins qu'il ne soit malade : alors, ou il meurt à l'instant, ou bien sa maladie guérit. Louange à Dieu, qui l'a distinguée par la noblesse et l'illustration, et lui a départi le respect et la vénération !
La gouttière se trouve à la partie supérieure du côté qui surmonte le hidjr; elle est en or, large d'un empan, et elle s'avance à l'extérieur de la quantité de deux coudées. Le lieu situé au-dessous de la gouttière est l'endroit où l'on pense que la prière est exaucée. Au-dessous de la gouttière, dans le hidjr, est le tombeau d'Ismaël. On voit au-dessus de lui une plaque de marbre vert, allongée, en forme d'un mihrâb, et contiguë à une autre, également verte, mais ronde. L'une et l'autre sont larges d'un empan et demi ; elles sont d'une forme admirable et d'un aspect élégant. A côté de ce tombeau, vers l'angle de l'Irak, est celui de la mère d'Ismaël, Hâdjar (Agar). Il est distingué par une plaque de marbre vert, de forme circulaire, dont le diamètre est d'un empan et demi. La distance qui sépare les deux sépulcres est de sept empans.
Elle est élevée de six empans au-dessus du sol, de façon que l'homme de haute taille se courbe pour la baiser, et celui qui est petit allonge le cou pour l'atteindre. Elle est encastrée dans l'angle oriental ; sa largeur est de deux tiers d'empan, et sa longueur, d'un empan. Elle est fixée solidement, mais l'on ne sait pas à quelle profondeur elle entre dans l'angle susdit. Elle contient quatre fragments réunis ensemble, et l'on dit que le Karmathe (Dieu le maudisse!) est celui qui l'a cassée. On prétend aussi que c'est un autre qui l'a brisée, en la frappant avec une masse d'armes. Les assistants se précipitèrent pour le tuer, et, à cette occasion, il périt un bon nombre de Barbaresques. Les côtés de la pierre sont attachés par une lame d'argent dont la blancheur brille sur le noir de l'illustre pierre. Les yeux voient en elle une beauté admirable (à l'instar d'une jeune mariée) ; à l'embrasser, on éprouve un plaisir dont se réjouit la bouche, et celui qui la baise désirerait ne plus cesser de la baiser; car c'est là une qualité inhérente à elle, et une grâce divine en sa faveur. Qu'il suffise de citer les paroles du Prophète à son sujet : « Certes, qu'elle est la main droite de Dieu sur sa terre! » Que Dieu nous favorise de pouvoir l'embrasser et la toucher, et permette d'y parvenir à tous ceux qui le désirent ardemment !
Dans le fragment intact de la pierre noire, du côté qui touche à la droite de celui qui l'embrasse, est une petite tache blanche et brillante, semblable à un grain de beauté sur cette face resplendissante. On voit les gens, lorsqu'ils font les tournées, tomber les uns sur les autres, par suite de leur empressement à la baiser. Il est rare qu'on puisse y arriver, si ce n'est après un long empêchement. La même chose arrive pour l'entrée de la maison illustre. C'est près de la pierre noire que commencent les processions, et ce lieu est le premier angle que rencontre celui qui fait les tournées. Lorsqu'il l'a embrassée, il s'en éloigne un peu en reculant, met la noble Kaaba à sa gauche et chemine dans ses tournées; après cela, il rencontre l'angle de l'Irak, situé au nord; puis l'angle de la Syrie, à l'occident; ensuite celui du Yaman, au midi, et après il revient à la pierre noire, à l'orient.
Il existe, entre la porte de la Kaaba et l'angle de l'Irak, un lieu dont la longueur est de douze empans, la largeur de six environ, et la hauteur d'environ deux empans. C'était le lieu de la station (la grosse pierre) du temps d'Abraham; ensuite le Prophète l'a transférée dans le lieu qui est maintenant un oratoire. Quant à l'endroit décrit ci-dessus, il est devenu une sorte de réservoir, et les eaux de la maison illustre coulent vers lui lorsqu'on la lave. C'est une place bénie, où les gens se pressent en foule pour y prier. Le lieu de la noble station est à l'opposite de l'espace qui existe entre l'angle de l'Irak et la porte illustre; mais il incline davantage vers cette dernière. Il est surmonté d'une coupole, au-dessous de laquelle se voit un grillage en fer, qui n'est pas tellement éloigné de la noble station, que celui qui passe ses doigts à travers le grillage, ne puisse atteindre le coffret (celui qui contient la pierre sacrée, sur laquelle Abraham se tenait en bâtissant la Kaaba), Le grillage est fermé; mais au delà se trouve un lieu étroit, consacré à servir d'oratoire pour faire une prière de deux rec'ahs, après les tournées.
On lit dans le Sahîh que l'envoyé de Dieu, lorsqu'il entra dans la mosquée, se rendit à la Kaaba et y fit sept tournées; après quoi il alla à la station et y lut. On commença alors à faire un oratoire de la station d'Abraham. Le Prophète fit, derrière elle, une prière de deux rec'ahs; et c'est derrière le maqâm, et dans le mur (ou la cloison : elhathîm) qui s'y trouve, qu'est situé l'oratoire de l'imâm des chafiites.
La circonférence de la paroi du hidjr est de vingt-neuf pas, qui font quatre-vingt-quatorze empans, en comptant de l'intérieur du rond. Il est en marbre très beau, blanc et lilas, parfaitement joint; sa hauteur est de cinq empans et demi, et sa largeur de quatre et demi. L'intérieur du hidjr est un vaste pavé (une chaussée), fait avec du marbre blanc et lilas, disposé avec art, d'un ouvrage inimitable, et d'une solidité merveilleuse. Entre la paroi de la noble Kaaba qui se trouve sous la gouttière, et la portion du mur du hidjr qui lui fait face, il y a, en ligne directe, quarante empans. Le hidjr a deux entrées : l'une entre lui et l'angle babylonien, dont la largeur est de six coudées. C'est cet espace que les Koraïchites avaient laissé en dehors lorsqu'ils édifièrent la Kaaba, ainsi qu'on l'apprend par les Traditions véridiques. L'autre entrée est près de l'angle syrien, et sa largeur est également de six coudées. Il y a entre les deux ouvertures quarante-huit empans. Le lieu des processions est pavé de pierres noires, solidement unies; elles commencent à la distance de neuf pas, depuis la maison carrée; mais du côté qui est en face de la noble station, elles arrivent jusqu'à elle, et l'entourent de toutes parts. Le reste du sanctuaire, ainsi que les nefs, sont couverts de sable blanc. Le lieu des tournées pour les femmes est situé à l'extrémité des pierres du pavé.
La voûte du puits de Zamzam est en face de la pierre noire, et entre elles deux il y a l'espace de vingt-quatre pas. La noble station est à droite de la coupole, et de l'angle de celle-ci au maqâm, il y a dix pas de distance. L'intérieur de la coupole est pavé de marbre blanc, et l'orifice (littéral. le four) du puits béni est au milieu de la voûte, en appuyant un peu vers la paroi qui est à l'opposite de la Kaaba vénérée. Il est fait de marbre très bien joint, et lié avec du plomb fondu ; sa circonférence est de quarante empans, son élévation de quatre empans et demi. La profondeur du puits est de onze brasses. Le peuple assure que son eau augmente toutes les nuits du jeudi au vendredi. La porte de la coupole est du côté de l'orient, et l'on voit l'intérieur de celle-ci entouré d'un bassin, dont le diamètre est d'un empan, la profondeur d'autant, et l’élévation au-dessus du sol, d'environ cinq empans. On le remplit d'eau pour les ablutions; autour de lui, il y a une banquette circulaire, sur laquelle les gens s'asseyent pour les purifications.
A la suite de la coupole de Zamzam se voit celle de la Boisson, qu'on attribue à Abbâs. Sa porte est du côté du nord, et l'on place maintenant dans cette coupole de l'eau de Zamzam, dans des jarres qu'on appelle dawârik (pluriel de dawrak, cruche). Chacun de ces vases a une seule anse, et on les laisse dans cet endroit, pour y rafraîchir l'eau que le public boit.
C'est dans cette coupole que l'on renferme les nobles exemplaires du Coran et les autres livres de l'illustre sanctuaire. Il y a aussi un cabinet qui contient une caisse plate et de grande dimension, dans laquelle est déposé un Coran illustre, de l'écriture de Zaïd, fils de Thâbit, copié dix-huit ans après la mort du Prophète. Les habitants de la Mecque, lorsqu'ils souffrent de la disette, ou qu'ils sont affligés par quelque autre calamité, sortent cet exemplaire précieux ; et, après avoir ouvert la porte de la Kaaba vénérée, ils le déposent sur son noble seuil. Ils placent aussi près de lui le maqâm d'Abraham. Le peuple s'assemble, ayant la tête découverte, priant, s'humiliant, et recherchant la faveur divine, au moyen du noble exemplaire et de la station illustre; et il ne se sépare pas, que Dieu ne lui ait accordé sa miséricorde et ne l'ait couvert de sa grâce. Après la coupole d'Abbâs, et en se détournant un peu, il en existe une autre, connue sous le nom de la coupole de la Juive.
Les portes de la sainte mosquée (que Dieu l'ennoblisse!) sont au nombre de dix-neuf, et la plupart ouvrent sur plusieurs autres portes (ou arcades; cf. Burckhardt, Voyages en Arabie, I, 205). Nous nommerons :
1° La porte de Safâ, qui ouvre sur cinq portes. Anciennement elle était appelée la porte des Bènou Makhzoûm : c'est la plus grande de la mosquée, et l'on son par elle dans le Maç'a (le cours, ou grande rue de la Mecque). Celui qui arrive à la Mecque, préfère entrer dans la sainte mosquée par la porte des Bènou Chaïbah, et sortir, après en avoir fait le tour, par celle de Safâ. Il prend ainsi son chemin entre les deux colonnes que le prince des croyants, Almahdy, a fait ériger pour indiquer le chemin qu'a suivi l'envoyé de Dieu vers Safâ.
2° La porte des petits Cols (ou du petit Adjiâd), qui ouvre sur deux autres.
3° La porte des Tailleurs, qui ouvre aussi sur deux portes,
4° La porte d'Abbâs, qui ouvre sur trois.
5° La porte du Prophète : elle ouvre sur deux portes.
6° La porte des Bènou Chaïbah : elle est située dans l'angle du mur oriental, du côté du nord (au nord-est), en face de la porte de l'illustre Kaaba, et sur la gauche; elle ouvre sur trois portes; c'est celle des Bènou Abd Chanis, et c'est par elle qu'entraient les khalifes.
7° Une petite porte qui n'a pas de nom particulier, et qui est vis-à-vis celle des Bènou Chaïbah. On dit pourtant qu'elle est appelée la porte du Couvent, car on entre par elle dans le couvent du Lotus.
8°, 9° et 10° Les portes de l'Assemblée (ou du Conseil): c'est le nom qu'on donne à trois d'entre elles. Deux sont sur la même ligne, et la troisième, dans l'angle occidental de l'hôtel de l'Assemblée. Celui-ci est devenu une mosquée, comprise dans l'intérieur du sanctuaire, et qui lui est annexée; il est en face de la gouttière.
11° Une petite porte qui conduit à la maison d'Al'adjalah, et qui a été nouvellement percée.
12° La porte du Lotus: elle est unique. (Cf. Burckhardt, I, p. 205, note)
13° La porte de l'Omrah; elle est également unique : c'est une des plus jolies du temple.
14° La porte d'Ibrahim, qui est encore unique. On n'est pas d'accord sur l'origine de son nom. Quelques-uns l'attribuent à Abraham, l'ami de Dieu ; mais la vérité est qu'elle doit son nom à Ibrahim alkhoûzy (du Khouzistan, ancienne Susiane), un des barbares (des Persans).
15° La porte du Hazouarah, qui ouvre sur deux portes.
16° La porte des grands Cols (ou du grand Adjiâd): elle ouvre aussi sur deux portes.
17 ° Une autre qu'on appelle, comme la précédente, des Cols (Adjiâd), et qui ouvre elle-même sur deux portes.
18° Une troisième, qu'on nomme pareillement la porte des Cols : elle ouvre sur deux portes, et est contiguë à cette de Safâ. Quelques personnes donnent à deux des quatre portes qu'on appelle des Cols le nom de portes des Marchands de farine. (On voit que la dix-neuvième porte n'est pas mentionnée ici. Elle était appelée la porte d'Aly.)
Le temple de la Mecque a cinq minarets : l'un à l'angle d'Abou Kobays, près de la porte de Safâ ; l'autre à l'angle de la porte des Bènou Chaïbah ; le troisième près de la porte de la Maison du conseil ; le quatrième à l'angle de la porte du Lotus, et le cinquième à l'angle d'Adjiâd.
Tout près de la porte de l'Omrah est un collège fondé par le sultan vénérable Yousef, fils de Raçoûl, roi du Ya-man, connu sous le nom du roi victorieux (Almozhaffar). C'est de lui que prennent leurs noms les dirhems almozhaffariyah, (qui ont cours) dans le Yaman. Il avait l'habitude de fournir les couvertures de la Kaaba, jusqu'à ce qu'il fût dépouillé de ce droit par Almélic almansoûr Kalâoûn.
En sortant de la porte d'Ibrahim, on trouve une grande zaouïa dans laquelle habite l'imâm des mâlikites, le pieux Abou Abd Allah Mohammed, fils d'Abd er-Rahman, appelé Khalil (ami sincère). Au-dessus de ladite porte il existe un grand dôme excessivement élevé, dans l'intérieur duquel on a fait des ouvrages en plâtre tellement merveilleux, qu'on est impuissant à les décrire. C'est en face de cette porte, à la droite de celui qui entre, que s'asseyait le cheikh, serviteur de Dieu, Djélal eddîn Mohammed, fils d'Ahmed, d'Akchéhir. En dehors de la porte d'Ibrahim est un puits qui a le même nom que la porte, et près d'elle existe aussi la maison du pieux cheikh Daniel le Persan. C'est par son intermédiaire qu'arrivaient à la Mecque les aumônes de l’Irak, sous le règne du sultan Abou Sa’id. Tout près de là se trouve aussi l'hospice d'Almowaffak (le favori de Dieu), et qui est un des meilleurs. Je l'ai habité pendant mon séjour à la Mecque vénérée, et l'on y trouvait, à cette époque-là, le pieux cheikh Abou Abd Allah azzouâouy, le Barbaresque, ainsi que le pieux cheikh Atthayyâr (le rapide) Sa'âdah aldjawwâny. Celui-ci rentra un jour dans sa cellule après la prière de trois heures, et il fut trouvé dans l'attitude d'un homme qui fait ses dévotions, la face tournée vers la Kaaba, mais mort, sans qu'il eût souffert antérieurement d'aucune maladie. Le cheikh, le pieux Chams eddîn Mohammed, de Syrie, demeura dans ledit hospice l'espace de quarante années environ. Le pieux cheikh Cho'aïb, le Barbaresque, y a également habité; il figurait parmi les dévots les plus distingués. J'entrai un jour chez lui, et mes yeux, ne purent apercevoir dans sa cellule rien autre chose qu'une natte. Je lui dis quelques mots là-dessus; mais il me répondit que je devais garder le secret sur ce que j'avais vu.
Il y a autour du noble sanctuaire beaucoup de maisons qui ont des belvédères et des terrasses, par lesquels on se porte sur le toit plat du temple. Les habitants de ces maisons ont les yeux toujours dirigés sur la noble mosquée. Il y a aussi des maisons possédant des portes qui donnent entrée dans le saint temple. Parmi elles, celle de Zobaïdah, épouse d'Arrachîd, commandant des croyants; la maison d'Al'adjalah, celle d'Achchérâby, etc.
Parmi les nobles lieux de réunion dans le voisinage de la sainte mosquée, nous citerons le Dôme de la révélation divine, qui se trouve dans la maison de Khadidjah, mère des croyants, tout près de la porte du Prophète. Dans le temple même, il y a une petite chapelle où est née Fatima. Peu loin de là se trouve la maison d'Abou Bekr, le très véridique. A l'opposite se voit un mur saint, dans lequel existe une pierre bénie dont le bout dépasse la muraille, et que le peuple embrasse. On dit que cette pierre saluait le Prophète; et l'on assure que Mahomet alla un jour à la maison d'Abou Bekr, le très véridique, qui n'y était pas; l'envoyé de Dieu l'appelait, et c'est alors que cette pierre se mit à parler et à lui dire : « Ô envoyé de Dieu, il n'est pas ici. »
De la porte de Safâ, qui est une de celles du temple de la Mecque, jusqu'à la montagne de Safâ, il y a soixante et seize pas ; et l'étendue de Safâ est de dix-sept pas. Elle a quatorze marches, dont la plus élevée ressemble à un banc. Entre Sala et Marwah, il y a la distance de quatre cent quatre-vingt-treize pas; à savoir, depuis Assafâ jusqu'au mîl alakhdhar (l'obélisque vert), quatre-vingt-treize pas; de celui-ci aux deux mils verts, soixante et quinze pas, et des derniers à Marwah, trois cent vingt-cinq pas (ce qui fait en tout quatre cent quatre-vingt-treize). Marwah possède cinq marches, et une seule arcade très vaste. La longueur d'Almarwah est de dix-sept pas aussi. Quant au mîl vert, c'est une colonne de couleur verte, fixée à l'angle du minaret qui se trouve au coin oriental de la mosquée, à gauche de celui qui prend sa course vers Marwah. Les deux mîls verts sont deux colonnes vertes, placées en face de la porte d'Aly, qui est une des portes du sanctuaire : l'une se trouve dans la paroi du temple, à gauche de celui qui sort par la porte d'Aly, l'autre lui fait vis-à-vis. C'est entre le mil vert et les deux mîls verts qu'a lieu le ramal (la marche précipitée), en allant et en revenant. Entre Safâ et Marwah, il y a un cours d'eau, autour duquel on tient un grand marché pour la vente des céréales, de la viande, du beurre fondu, des dattes et autres fruits. Ceux qui s'acquittent de la cérémonie de la course entre
Assafâ et Almarwah, ont de la peine à s'en tirer, à cause de la foule des gens près des boutiques des marchands. Il n'y a point à la Mecque de marché régulier autre que celui-ci. Il faut excepter pourtant ceux des trafiquants en toiles et des droguistes, près de la porte des Benpu Chaibah. Entre Safâ et Marwah, il y a la maison d'Abbâs, qui est maintenant une sorte de couvent qu'habitent les personnes assidues dans le temple. C'est le roi Nacir qui l'a restaurée, et il a aussi bâti la maison des purifications, entre Safâ et Marwah, l'année vingt-huit (728 de l'hégire, 1327-8 de J. C). Il l'a garnie de deux portes, une sur le marché susmentionné, et l'autre sur celui des droguistes. Près d'elle est construite une habitation pour ses desservants. C'est l'émir Alâ eddîn, fils de Hilal, qui a présidé à ces constructions. A la droite de Marwah se voit la maison de l'émir de la Mecque, Saïf eddîn Athîfah, fils d'Abou Némy, que nous mentionnerons plus tard.
Le cimetière de la Mecque est au dehors de la porte Al-ma'la, et son emplacement est aussi connu sous le nom de Hadjoûn (nom de la montagne où se trouve le cimetière). C'est d'elle qu'a voulu parler Alhârith, fils de Modhâdh al-djorhomy, dans les vers qui suivent :
C'est comme s'il n'y avait pas eu d'habitants entre Hadjoûn et Safa, et que personne ne se fût entretenu à la Mecque dans des conversations de nuit.
Si, vraiment! nous étions ses habitants; mais les vicissitudes des temps et les chances défavorables nous ont perdus.
Dans ce cimetière sont enterrés un nombre considérable de compagnons du Prophète, de leurs contemporains ou de leurs successeurs immédiats, de savants, de dévots et de saints personnages; mais leurs mausolées sont détruits, et les habitants de la Mecque ont oublié leur emplacement, de sorte que l'on n'en connaît qu'un petit nombre. Parmi ceux-ci, nous citerons Je tombeau de la mère des croyants, et l'aide du prince des envoyés célestes, Khadîdja, fille de Khowaïlid, la mère de tous les fils de Mahomet, à l'exception d'Ibrahim, et l'aïeule des deux nobles petits-fils (Haçan et Hoçaïn). A côté se trouve le tombeau du khalife commandant des croyants, Abou Djafar almansoûr, Abd Allah, fils de Mohammed, fils d'Aly, fils d'Abd Allah, fils d'Abbâs. Dans le cimetière, on voit l'endroit où fut mis en croix (après sa mort, et par ordre de Haddjâdj) Abd Allah, fils de Zobayr. Il y avait là un édifice qu'ont détruit les gens de Thâïf, dans un mouvement de colère, causé par les malédictions qui atteignaient leur (concitoyen) Haddjâdj, l'exterminateur. A la droite de celui qui a sa face tournée vers le cimetière, est une mosquée ruinée, et l'on dit que c'est celle dans laquelle les génies ont prêté hommage à l'envoyé de Dieu. Enfin, près de ce cimetière, existe le chemin pour monter à Arafat, et celui pour aller à Thâïf et vers l'Irak.
1° Alhadjoûn, que nous avons déjà mentionné. On dit aussi qu'on entend par ce mot la montagne qui domine le cimetière.
2° Almohassab, qu'on appelle encore Alabthab. Il se trouve à côté de la nécropole susdite, et l'on y voit la côte des Bènou Kinânah, près de laquelle est descendu l'envoyé de Dieu, sur qui soient la bénédiction et le salut!
3° Dhou Thouwa, vallée qui descend jusque sur les sépulcres des émigrés, situés à Hashâs, au-dessous de la pente de Cadâ. C'est par elle que l'on se rend aux bornes mises comme séparation entre (le territoire) licite et le (territoire) sacré. Lorsqu'Abd Allah, fils d'Omar, venait à la Mecque (que Dieu l'ennoblisse !), il passait la nuit à Dhou Thouwa, il y faisait ensuite ses ablutions, et se rendait à la Mecque le lendemain. On assure que le Prophète a agi de la sorte.
4° La Pente de Coda, dans le haut de la Mecque. C'est par là que Mahomet entra dans cette ville lors du pèlerinage d'adieu (son dernier pèlerinage).
5° La Pente de Cadâ, qu'on nomme aussi la Pente blanche. Elle se trouve au bas de la ville, et c'est par elle que sortit l'envoyé de Dieu, l'année du dernier pèlerinage. Elle est située entre deux montagnes, et dans le défilé qu'elle forme est un monceau de pierres placé sur le chemin. Tous ceux qui passent auprès lancent une pierre contre lui, et l'on dit que c'est là le sépulcre d'Abou Lahab (père d'une flamme) et de sa femme Hammâlat alhathab (la porteuse du bois. Cf. Coran, cxi). Entre cette pente et la Mecque, il y a une plaine tout unie, où descend la caravane en revenant de Mina. Dans le voisinage de cet endroit, à environ un mille de la Mecque, est une mosquée vis-à-vis de laquelle se voit une pierre, placée sur le chemin, à l'instar d'un banc, et surmontée d'une autre pierre, sur laquelle il y avait une sculpture dont les traces sont effacées. On dit que le Prophète s'est assis dans ce lieu, pour se reposer, lors de son retour de la visite des lieux saints; et les gens regardent comme une bénédiction de pouvoir baiser cette pierre, et de s'appuyer contre elle.
6° Le Tan'îm, qui est à la distance d'une parasange de la Mecque. C'est de là que les habitants de la ville commencent la visite des saints lieux ; car c'est le point du territoire libre le plus rapproché du territoire sacré. La mère des croyants, Aïcha, a entrepris sa visite en partant de cet endroit, lorsque Mahomet l'envoya à la Mecque, avec son frère Abd er-Rahman, pour le pèlerinage des adieux; et il ordonna au dernier de lui faire commencer la visite des lieux saints, à partir du Tan'îm. On y a bâti, sur le chemin, trois mosquées qui portent toutes le nom d'Aïcha. La route du Tan'îm est large, et le peuple a soin de la balayer tous les jours, dans le désir de mériter une récompense dans la vie future. Car, parmi ceux qui visitent les lieux saints, il y en a qui y marchent nu-pieds. Sur ce chemin sont les puits d'eau douce appelés du nom d'Achchobaïcah.
7° Le Zâhir, qui est à environ deux milles de la Mecque, sur le chemin du Tan'îm. C'est un lieu situé des deux côtés du chemin, et où se voient des traces de maisons, de vergers et de marchés. Sur un côté de la route, il y a une estrade allongée, sur laquelle sont disposées les cruches pour boire et les vases pour la purification, que le serviteur de ce lieu remplit aux puits du Zâhir. Ceux-ci sont d'une grande profondeur. Quant audit desservant, il est du nombre des fakirs assidus près du temple ; et les gens de bien l'aident dans sa tâche, à cause du secours qu'y trouvent les visiteurs des saints lieux, tant pour faire les ablutions que pour se désaltérer. A côté du Zâhir est Dhou Thouwa (mentionné ci-dessus).
1° La montagne d'Abou Kobaïs, au sud-est de la Mecque (que Dieu la garde !), et l'un des deux Akhchab. De toutes les montagnes, c'est elle qui est la plus proche de la ville sublime, et elle fait face à l'angle de la pierre noire. A sa partie la plus élevée, il existe une mosquée et des traces d'un couvent et d'habitations. Le roi Zhâhir (que Dieu ait pitié de lui !) avait l'intention de réparer ces restes. Abou Kobaïs domine le noble sanctuaire et toute la ville. De ce point, on découvre la beauté de la Mecque, la magnificence du temple, son étendue, et la Kaaba vénérée. On dit qu'Abou Kobaïs est la première montagne que Dieu ait créée. C'est là qu'il a déposé la pierre (noire), au temps du déluge; et c'est à cause de cela que les Koraïchites l'appelaient le fidèle, vu qu'il livra à l'ami de Dieu, Abraham (sur qui soit le salut!), la pierre qu'on lui avait confiée. On assure qu'il contient le sépulcre d'Adam (sur qui soit le salut!). Dans cette montagne est aussi le lieu où se trouvait le Prophète lorsque la lune se fendit devant lui. (Cf. Coran, liv, 1.)
2° Ko'aïki'àn, qui est l'autre Akhchab.
3° La montagne rouge, située au nord de la Mecque. (Que Dieu l'ennoblisse!)
4° Alkhandamah, montagne située près des deux gorges, appelées Adjiâd alacbar et Adjiâd alasghar.
5° La montagne des oiseaux; il y en a quatre ainsi nommées, et qui sont situées des deux côtés du chemin du Tan'îm. L'on dit que ce sont les montagnes sur lesquelles Abraham plaça les membres des oiseaux, qu'il appela ensuite, ainsi que Dieu l'a raconté dans son noble livre. (Voy. Coran, ii, 262.) Sur elles se voient des poteaux en pierre.
6° Le mont Hîra, qui est au nord de la Mecque, et à la distancé d'environ une parasange de cette ville. Il surmonte Mina, s'élève dans l'espace, et son sommet atteint une grande hauteur. L'envoyé de Dieu y faisait souvent ses dévotions, avant sa mission prophétique, et c'est ici que la vérité lui fut apportée de la part de son Seigneur, et que commença la révélation divine. C'est la montagne qui s'agita sous le Prophète, et à laquelle il dit alors : « Reste en repos, car il n'y a sur toi qu'un prophète, un homme véridique (Siddiq, surnom d'Abou Bekr), et un martyr (Omar). » On n'est pas d'accord sur ceux qui l'accompagnaient dans ce moment, et l'on rapporte que les dix apôtres étaient avec lui,
On dit encore que le mont Thabîr trembla aussi sous Mahomet.
7° Le mont Thaour, distant d'une parasange de la Mecque, sur la route du Yaman. C'est là que se trouve la caverne où se réfugia l'envoyé de Dieu, lorsqu'il s'enfuit de la Mecque en compagnie du très véridique (Abou Bekr), ainsi que cela est raconté dans le Coran (ix, 40). Alazraky rapporte dans son ouvrage, que la susdite montagne appela Mahomet et lui dit : « Viens à moi, Mohammed, à moi, à moi, car j'ai déjà donné refuge avant toi à soixante et dix prophètes. » Quand l'envoyé de Dieu fut entré dans la grotte, et y fut en sûreté avec son compagnon Abou Bekr, l'araignée tissa immédiatement sa toile sur la porte, et la colombe y établit son nid et y pondit; le tout par la permission du Dieu très haut. Les idolâtres, accompagnés par un de ceux qui suivent les pistes, arrivèrent à la caverne, et ils dirent alors: « Les traces finissent ici. » Mais ils virent que l'araignée avait tissé sa toile sur l'ouverture de la grotte, et que la colombe y avait pondu ses œufs ; ils ajoutèrent donc : « Personne n'est entré ici. » Et aussitôt les polythéistes partirent. Sur ces entrefaites, Abou Bekr dit à Mahomet : « O envoyé de Dieu ! et s'ils entraient ici par cette ouverture? »…. Mahomet répondit : « Nous sortirions par là », et il indiquait avec sa main bénie l'autre côté, dans lequel il n'y avait eu jusqu'alors aucune porte; mais il s'en ouvrit une en ce moment-là, par la puissance du roi généreux (Dieu). Les gens viennent visiter cette grotte bénie, et ils veulent y entrer par la porte qui donna passage au Prophète, regardant cela comme une bénédiction. Quelques uns réussissent, d'autres échouent, et restent pris dans l'ouverture, Jusqu'à ce qu'ils soient retirés par un douloureux effort. Quelques personnes prient devant la caverne, sans y entrer. Les gens de ces contrées disent que celui qui est né en légitime mariage y entre aisément; mais que celui dont la naissance est le fruit de la débauche, ne réussit point à y pénétrer. C'est pour cela que beaucoup de gens craignent de s'y aventurer; car c'est là un lieu qui fait rougir, et qui couvre de confusion.
Ibn Djozay dit : « Un de nos cheikhs pèlerins et bien avisés nous a raconté que la cause de la difficulté qu'on éprouve à entrer dans cette grotte, c'est qu'à l'intérieur, tout près de l'ouverture, se trouve une grande pierre, placée transversalement. Celui qui entre par cette fente, la face tournée vers le sol, en se penchant en avant, heurte sa tête contre la pierre, et il ne peut ni entrer, ni se redresser, puisque sa poitrine et sa face touchent la terre. L'individu est ainsi pris, et il n'est délivré qu'après des efforts, et lorsqu'on le retire.de l'ouverture. Mais celui qui entre couché sur son dos réussit; car, lorsque sa tête arrive contre la pierre placée en travers, il lève la tête et se tient assis, le dos appuyé contre ladite pierre, le milieu du corps dans l'ouverture, et ses deux pieds en dehors de la caverne. Après cela il peut se lever debout dans l'intérieur. » Mais revenons au récit de notre voyageur.
Voici ce qui est arrivé dans cette montagne (Thaour), à deux de mes compagnons, dont l'un était le jurisconsulte illustre Abou Mohammed Abd Allah, fils de Ferhân alafrîkiy attoûzéry, et l'autre Abou’l’abbâs Ahmed alandalocy, de Cadix. Ils voulurent visiter la caverne, lors de leur séjour à la Mecque, dans l'année 728 (1327-8 de J. C.) et ils partirent seuls, sans se faire accompagner par un guide, connaissant le chemin. Ils s'égarèrent, manquèrent la route de la caverne et suivirent un tout autre chemin. C'était au moment de la grande chaleur, et dans la partie la plus ardente de l'été. Quand l'eau qu'ils avaient avec eux fut épuisée sans qu'ils eussent atteint la caverne, ils entreprirent de retourner à la-Mecque. Ils aperçurent un chemin qu'ils suivirent ; mais il aboutissait à une autre montagne. La chaleur les incommodait beaucoup et la soif les tourmentait, de sorte qu'ils se virent menacés de périr. Le fakîh Abou Mohammed, fils de Ferhân, ne put plus marcher et se laissa tomber par terre. Alandalocy se sauva, car il était excessivement vigoureux, et il ne cessa de parcourir ces montagnes, jusqu'à ce que le chemin le conduisît à Adjiâd, d'où il fit son entrée à la Mecque. Il vint me trouver, et m'informa de cet événement, ainsi que du sort d'Abd Allah attoûzéry, et de son abandon dans la montagne. Cela se passait vers la fin du jour. Le susdit Abd Allah avait un cousin germain nommé Haçan, qui habitait Wâdi Nakhlah, mais il se trouvait alors à la Mecque. Je l'informai de ce qui était arrivé à son cousin. J'allai aussi trouver le pieux cheikh, l'imâm Abou Abd Allah Mohammed, fils d'Abd er-Rahman, surnommé Khalil. C'était l'imam des mâlikites. (Que Dieu nous en fasse profiter!) Je l'informai de la nouvelle, et il envoya aussitôt un certain nombre de Mecquois, versés dans la connaissance de ces montagnes et de ces gorges, pour chercher le fils de Ferhân.
Quant à celui-ci, lorsque son camarade l'eut quitté, il se réfugia près d'une grosse pierre, à l'ombre de laquelle il s'assit. Il demeura dans cet état de fatigue et d'épuisement (littéral. de soif) pendant que des corbeaux volaient sur sa tête, s'attendant à le voir mort. Lorsque le jour fut fini, que l’obscurité arriva, il se sentit un peu de force, et la fraîcheur de la nuit le soulagea. Le matin il put se tenir debout, et descendit de la montagne dans le fond d'une vallée, que des hauteurs protégeaient contre les rayons du soleil. Il continua de marcher et aperçut une bête de somme, dont il suivit les traces, et qui le conduisit à une tente d'Arabes. Lorsqu'il la vit, il tomba par terre sans pouvoir se relever. La maîtresse de la tente l'aperçut (or son mari était allé puiser de l'eau). Elle lui donna toute l'eau qu'elle avait, sans qu'il fût désaltéré. Lorsque le mari arriva, il lui fit boire une outre d'eau et il ne parvint pas à apaiser sa soif. Il le fit monter sur un âne pour le conduire à la Mecque, où il arriva le second jour, au moment de la prière de l'après-midi, mais tellement changé, qu'on l'aurait dit sortant d'un tombeau.
La dignité d'émir de la Mecque, au temps de mon entrée dans cette ville, était possédée par les deux illustres chérifs et frères Açad eddîn Romaïthah et Seïf eddîn Athîfah, tous les deux fils de l'émir Abou Némy, fils d'Abou Sa'd, fils d'Aly, fils de Kotâdah, les haçanites. Romaïthah était l'aîné; mais il faisait précéder le nom d'Athîfah dans les prières qu'on faisait pour lui à la Mecque, à cause de sa justice. Les enfants de Romaïthah étaient Ahmed, Adjlân (celui-ci est maintenant émir de la Mecque), Takiyah, Sanad et Oumm Kâcim. Ceux d'Athîfah étaient Mohammed, Mobârek et Maç’oud. L'hôtel d'Athîfah est à droite de Marouah, et celui de son frère Romaïthah, dans le couvent d'Achcbérâby, près de la porte des Bènou Chaybah. On bat les tambours tous les jours à la porte des deux émirs, lors de la prière du coucher du soleil.
Les gens de la Mecque se distinguent par de belles actions, des générosités parfaites, par leur excellent naturel, leur libéralité envers les malheureux, et ceux qui manquent d'appui, enfin par le bon accueil qu'ils font aux étrangers. Une de leurs coutumes généreuses, c'est que, toutes les fois qu'un d'eux donne un festin, il commence par offrir à manger aux fakirs dépourvus de ressources, et assidus près du temple. Il les invite avec douceur et bonté, après quoi il leur sert des aliments. La plupart des pauvres, abandonnés, se tiennent près des fours où les habitants font cuire leurs pains; et quand l'un d'eux a fait cuire son pain et l'emporte chez lui, ces pauvres le suivent. Il donne à chacun d'eux ce qu'il lui a destiné, et il ne les renvoie pas frustrés, quand même il n'aurait qu'un seul pain. Dans ce cas, il leur en distribue un tiers ou une moitié, de bon cœur, et sans la moindre contrariété. Une des belles actions des Mecquois, c'est que les petits orphelins ont l'habitude de se tenir assis dans le marché, ayant chacun près de soi deux corbeilles (kouffah), l'une grande et l'autre petite. Ils appellent cela mictal (panier).
Quand un habitant de la Mecque vient au marché, et qu'il achète des légumes, de la viande et des herbes potagères, il donne tout cela à un de ces garçons, qui place les légumes secs dans l'un des paniers, et la viande, ainsi que les herbes potagères dans l'autre. Il apporte le tout à la maison de ladite personne, afin qu'on lui prépare ainsi sa nourriture. Le maître de ces objets s'en va, de son côté, accomplir ses dévotions et s'occuper de ses affaires; et il n'y a point d'exemple qu'un de ces orphelins ait trompé la confiance qu'on a mise en lui à ce sujet. Au contraire, ils livrent en toute intégrité ce dont ils ont été chargés, et ils reçoivent une récompense fixe en petites pièces de monnaie.
Les Mecquois sont élégants et propres dans leurs vêtements, dont la plupart sont de couleur blanche, et leurs habits sont toujours nets et brillants. Ils font un grand usage de parfums, de collyres, et se servent souvent de cure-dents faits en bois d'arac vert. Les femmes de la Mecque sont éclatantes de beauté, d'une grâce merveilleuse, et douées de piété et de modestie. Elles aussi, emploient beaucoup les odeurs et les onguents, au point que quelques-unes passeront la nuit dans les angoisses de la faim, pour acheter des parfums avec le prix de leurs aliments. Elles (ont le tour de la mosquée, toutes les nuits du jeudi au vendredi, et elles s'y rendent magnifiquement parées. L'odeur de leurs aromates remplit le sanctuaire, et lorsque l'une de ces dames s'éloigne, les émanations de son parfum restent après son départ.
Les habitants de la Mecque suivent, dans les fêtes du pèlerinage, et autres, des coutumes excellentes que nous mentionnerons, s'il plaît à Dieu, après avoir parlé de ses personnages illustres et de ses modjâouirs.
Le kadi de la Mecque est le savant et pieux serviteur de Dieu Nedjm eddîn Mohammed, fils du savant imâm Mohiy eddîn Atthabary. C'est un homme vertueux, qui fait beaucoup d'aumônes, et secourt efficacement les modjâouirs. Son caractère est bon, il fait fréquemment les tournées sacrées, et il contemple souvent la noble Kaaba. Il distribue beaucoup d'aliments dans les grandes solennités, et particulièrement le jour anniversaire de la naissance du Prophète. Il nourrit en cette circonstance les chérifs de la Mecque, ses grands, ses fakirs, les desservants du noble sanctuaire et toutes les personnes assidues près du temple. Le sultan du Caire Almélic annâcir (que Dieu ait pitié de lui!) l'honorait considérablement, et faisait passer par ses mains toutes ses aumônes, ainsi que celles de ses émirs. Son fils Schihâb eddîn est un homme de mérite; il est maintenant kadi de la Mecque ; que Dieu l'ennoblisse !
Le prédicateur de la Mecque est l'imâm de la station d'Abraham, sur qui soit le salut! C'est l'homme disert et éloquent, le phénix de son siècle, Behâ eddîn Atthabary, l'un de ces prédicateurs tels qu'il n'en existe pas de pareil dans tout le monde habité, pour l'éloquence et la lucidité de l'exposition. On m'a assuré qu'il compose un sermon nouveau pour chaque vendredi, et ne le répète jamais.
L'imâm des fêtes du pèlerinage, qui est aussi celui des mâlikites dans le noble sanctuaire, est le cheikh, le docteur, savant, pieux et humble, le célèbre Abou Abd Allah Mohammed, fils du docteur et imâm, pieux et modeste, Abou Zeyd Abd er-Rahman. Il est connu sous le nom de Khalil. (Que Dieu nous en fasse profiter, et qu'il prolonge ses jours !) Sa famille est originaire du Bilâd aldjérîd (le pays des dattes), dans l'Afrikiyah, où elle est connue sous le nom des Bènou Hayyoûn, et comptée parmi les principales familles; mais son lieu de naissance, ainsi que celui de son père, c'est la Mecque. Il est un des grands personnages de cette ville, et je dirai plus, son phénix et son étoile polaire, du consentement de tout le monde. Il est continuellement plongé dans le service de Dieu, plein de pudeur, doué d'un cœur généreux, d'un beau caractère, d'une grande commisération, et il ne renvoie jamais un mendiant sans lui faire un don.
Au temps de mon séjour à la Mecque, et pendant que j'habitais le collège Almozhaffariyah, je vis en songe l'envoyé de Dieu assis dans la classe dudit collège. Il était placé près de la fenêtre grillée, d'où l'on aperçoit la noble Kaaba, et le peuple prêtait serment entre ses mains. Je voyais entrer le cheikh Abou Abd Allah, appelé Khalil, qui s'asseyait devant le Prophète, dans une sorte d'accroupissement. Il mit sa main dans celle de l'envoyé de Dieu, en lui disant : « Je te prête serment sur telle et telle chose, » et il en nomma plusieurs, entre autres ceci : « ... et que je ne renverrai aucun pauvre de ma maison, sans lui faire un don. » Tels furent ses derniers mots. Quant à moi, j'étais surpris de son discours, et me disais à part moi : « comment peut-il tenir un tel propos, et comment pourra-t-il accomplir sa promesse, avec la quantité de pauvres de la Mecque, du Yaman, de Zeyla' (c'est-à-dire de l'Abyssinie), de l'Irak, de la Perse, de l'Egypte et de la Syrie? » Je le voyais en ce moment-là revêtu d'une tunique blanche et courte, un de ces habillements de coton appelés kaftan, qu'il avait l’habitude d'endosser quelquefois. Quand j'eus fait ma prière de l'aurore, je me rendis de bon matin chez lui, et je l'informai de mon rêve. Il s'en réjouit beaucoup, il en pleura (d'attendrissement), et me dit : « Cette tunique a été donnée à mon aïeul par un saint personnage, et je regarde comme une bénédiction de la porter. » Après cela, je ne le vis jamais renvoyer un pauvre sans le satisfaire. Il ordonnait aussi à ses serviteurs d'apprêter du pain, de cuire des mets, et de "me les apporter tous les jours, après la prière de l'asr. (Il est à noter que) les habitants de la Mecque ne mangent qu'une seule fois par jour, après ladite prière, (celle de l'asr). Ils se bornent à cela jusqu'au lendemain à la même heure. Celui qui désire prendre un peu de nourriture dans le restant de la journée, se contente de quelques dattes. C'est pour cela que leurs corps sont sains, et qu'ils sont sujets à peu de maladies et d'infirmités.
Le cheikh Khalil avait épousé la fille du kadi Nedjm eddîn Atthabary. Or il résolut de la répudier, et se sépara d'elle; elle fut épousée ensuite par le jurisconsulte Schihâb eddîn an-Nowaïri, un des principaux modjâouirs, et originaire de la haute Egypte. Elle demeura avec lui plusieurs années, et il fit avec elle un voyage à la noble Médine, où elle fut aussi accompagnée par son propre frère Schihâb eddîn. Son mari ayant violé un serment qu'il avait prêté sous peine de la répudier en cas de parjure, la quitta malgré son attachement pour elle. Le fakîh Khalil la reprit quelques-années après.
Parmi les personnages les plus remarquables de la Mecque, nous nommerons : 1° L'imâm des chaféites, Schihâb eddîn, fils de Borhân eddîn ;
2° L'imâm des hanéfites, Schihâb eddîn Ahmed, fils d'Aly, un des plus grands imâms de la Mecque et de ses hommes illustres. Il nourrit les modjâouirs et les voyageurs, et c'est le docteur le plus généreux de cette ville. En effet, il contracte tous les ans pour quarante ou cinquante mille dirhems de dettes, que le Seigneur payera pour lui. Les émirs turcs l'honorent beaucoup, et ont une bonne opinion de lui, vu qu'il est leur imâm;
3° L'imâm des hanbalites, l'homme versé dans les traditions, le vertueux Mohammed, fils d'Othman, originaire de Bagdad, mais né à la Mecque. Il est le substitut du kadi Nedjm eddîn; il est aussi mohtecib (inspecteur des marchés) depuis l'assassinat de Taky eddîn Almisry. Les gens le craignent à cause de sa violence.
Taky eddîn, l'Égyptien, était inspecteur des marchés à la Mecque; il avait l'habitude de se mêler de ce qui le regardait, et aussi de ce qui ne le regardait pas. Or if arriva qu'une certaine année on amena devant l'émir des pèlerins un jeune garçon de la Mecque, du nombre des malfaiteurs, qui avait volé un pèlerin. L'émir ordonna de lui couper la main. Taky eddîn lui dit alors : « Si tu ne fais pas exécuter l'ordre en ta présence, certes les Mecquois en empêcheront tes serviteurs, leur enlèveront le coupable et le feront sauver. » En conséquence, le commandant fit trancher sous ses yeux la main du jeune voleur; et celui-ci conçut, à cause de cela, de la haine contre Taky eddîn. Il ne cessa d'épier les occasions de lui nuire; mais il ne le put pas, car Taky eddîn avait reçu un haceb des deux émirs de la Mecque, Romaïthah et Athîfah. Voici en quoi consiste chez eux le haceb : on fait cadeau à quelqu'un d'un turban ou d'une calotte, en présence du public. Cela est une marque de protection pour celui à qui on l'a donné, et il ne cesse d'en jouir jusqu'à ce qu'il veuille se remettre en voyage, et partir de la Mecque. Taky eddîn resta encore un certain nombre d'années à la Mecque, ensuite il résolut de partir, prit congé des deux émirs, et fit la tournée des adieux. Il sortit par la porte de Safâ, et son ennemi, l'individu à la main coupée, vint à sa rencontre, se plaignant à lui de son misérable état, et lui demandant de quoi subvenir à ses besoins. Taky eddîn le refusa avec dureté et le repoussa ; alors l'homme mutilé dégaina un poignard, qu'on connaît dans ce pays-là sous le nom de djanbiyah (ce qu'on porte au côté), et il lui en donna un coup qui lui occasionna la mort.
(Un autre notable de la Mecque, est :)
4° Le pieux docteur Zeïn eddîn Atthabary, frère utérin du susdit Nedjm eddîn. C'est un homme vertueux, et bienfaisant pour les modjâouirs.
5° Le docteur béni, Mohammed, fils de Fehd alkorachy, un des hommes distingués de la Mecque. Il a été substitut du kadi Nedjm eddîn, après le décès du fakîh Mohammed, fils d'Othman alhanbaly.
6° Le juste et pieux Mohammed, fils de Borhân eddîn. C'est un homme dévot et timoré, tourmenté par des scrupules. Je le vis un jour faisant les ablutions dans le réservoir du collège mozhaffarien. Il se lavait et se relavait, et lorsqu'il eut passé les mains sur sa tête, il la frotta encore plusieurs fois; non content de cela, il plongea la tête dans le bassin. Lorsqu'il voulait prier, ordinairement c'était avec l'imâm chaféite, et si ce dernier avait fini, il disait : « C'était mon intention, c'était mon intention. » Il priait alors avec d'autres imâms. Il faisait souvent le tour de la Kaaba, il visitait fréquemment le sanctuaire, et répétait les louanges de Dieu.
1° Le savant et pieux imâm, le soufi contemplatif, l'adorateur de Dieu, Afîf eddîn Abd Allah, fils d'As'ad alyaniany achchâfi'y, connu sous le nom d'Alyâfi'y. Il faisait beaucoup de promenades autour de la Kaaba dans la nuit, le matin et le soir. Quand il avait accompli ses tournées dans la nuit, il montait sur la terrasse du collège mozafférien, où il s'asseyait en contemplant la noble Kaaba, jusqu'à ce que le sommeil s'emparât de lui. Alors il mettait une pierre sous sa tête, et il dormait un peu. Après cela, il renouvelait les ablutions et il se remettait à ses tournées, jusqu'au moment de faire les prières de l'aurore. Il était d'abord marié avec la fille du pieux docteur Schihâb eddîn, fils d'Alborhân ; mais sa femme était fort jeune, et elle ne cessait de se plaindre à son père de sa position. Celui-ci lui ordonnant de patienter, elle resta ainsi un certain nombre d'années avec son mari, et le quitta ensuite.
2° L'homme pieux et saint, Nedjm eddîn Alosfoûny. Il était auparavant kadi dans la haute Egypte; mais il se dévoua entièrement au culte de Dieu, et alla demeurer près du noble sanctuaire. Il visitait tous les jours les saints lieux, à partir du Tan'îm, et pendant le mois de ramadhan, deux fois par jour. Car il avait confiance dans cette parole que la tradition attribue au Prophète : « La visite des saints lieux, dans le ramadhan, équivaut à un pèlerinage fait avec moi. »
3° Le vertueux et pieux cheikh, Chems eddîn Mohammed, d'Alep. Il faisait de nombreuses processions, lisait beaucoup le Coran, et était un des plus anciens modjâouirs à la Mecque, où il mourut.
4° Le pieux Abou Bekr de Chiraz, connu par le surnom de Silencieux. Il multipliait ses tournées, et il resta à la Mecque plusieurs années sans jamais parler.
5° Le pieux Khidhr al'adjémy. Il jeûnait beaucoup, faisait assidûment la lecture du Coran et les processions autour de la Kaaba.
6° Le cheikh probe, Borhân eddîn Al'adjémy, le prédicateur. On avait placé pour lui une chaire en face de la Kaaba vénérée, et il y prêchait et exhortait le peuple avec une langue éloquente et un cœur humble, qui lui gagnaient toutes les âmes.
7° L'homme intègre, sachant bien chanter le Coran, Borhân eddîn Ibrahim almisry, illustre professeur de lecture coranique, demeurant au couvent du Lotus. Les Egyptiens et les Syriens lui apportaient leurs aumônes, et il instruisait les orphelins dans la lecture du livre de Dieu, les nourrissait et les habillait.
8° Le vertueux serviteur de Dieu, Izz eddîn, de Wâcith. Il possédait de grandes richesses, et on lui apportait chaque année de son pays de fortes sommes, avec lesquelles il achetait des grains et des dattes, qu'il distribuait aux infirmes et aux pauvres. Il avait l'habitude de présider en personne au transport de ces objets dans leurs logis, et il ne cessa de le faire qu'à sa mort.
9° Le docteur probe et dévot, Abou'l Haçan Aly, fils de Rizk Allah alandjary, un des habitants du territoire de Tanger. C'était un des hommes pieux les plus notables; il demeura à la Mecque plusieurs années et y mourut. Il existait une amitié ancienne entre lui et mon père, et quand il venait dans notre ville de Tanger, il logeait chez nous. Il avait à la Mecque un logement dans le collège mozafférien, ou il enseignait la science pendant le jour; mais la nuit il se retirait dans sa demeure du couvent Rabi'. C'est un des plus beaux de cette ville; dans son enceinte il existe un puits d'eau douce, qui n'a pas son pareil dans toute la Mecque. Ce couvent est habité par des hommes pieux ; les gens du Hedjaz l'ont en grande vénération, et ils s'engagent par des vœux à lui apporter des offrandes. Les habitants de Thâïf le fournissent de fruits: et c'est un usage parmi eux, que chaque personne possédant un verger de palmiers, de raisins, de pêches (firsic ou khoûkh) et de figues (qu'ils appellent khamth), en prélève la dîme pour ce couvent, et la lui apporte sur son chameau. La distance entre la Mecque et Thâïf est de deux journées. Quant à celui qui n'observe pas cette habitude, ses fruits diminuent dans l'année suivante, et sont atteints par la destruction.
Les esclaves de l'émir Abou Némy, seigneur de la Mecque, allèrent un jour dans ce couvent ; ils y entrèrent avec ses chevaux, et les abreuvèrent avec l'eau du susdit puits. Quand ils eurent reconduit les chevaux à l'écurie, ceux-ci furent pris de douleurs, au point qu'ils se roulaient par terre, et frappaient le sol avec leurs têtes et leurs pieds. Lorsque l'émir sut cela, il se rendit lui-même à la porte du couvent, il s'excusa près des pauvres moines qui l'habitaient, et en fit sortir un avec lui. Ce moine frotta de la main le ventre des chevaux d'Abou Némy; ils versèrent alors toute l'eau du puits qu'ils avaient dans leurs entrailles et ils guérirent. Par la suite, les serviteurs d'Abou Némy ne se présentèrent plus au couvent, que dans de bonnes intentions.
Au nombre des modjâouirs à la Mecque sont :
10° L'homme probe et béni, Abou’l’abbâs alghomâry, un des camarades d'Abou'l Haçan, fils de Rizk Allah. Il a habité le ribâth (couvent) Rabi', et il est décédé à la Mecque.
11° Le pieux Abou Yakoub Yousef, de la plaine de Ceuta.
Il était serviteur des deux cheikhs ci-dessus, et il est devenu supérieur du couvent à leur place, après leur mort.
12° L'homme pur, dévot et contemplatif, Abou'l Haçan Aly, fils de Farghoûs (ou Farghoûch), de Tlemcen.
13° Le cheikh Sa’id, l'Indien, supérieur du couvent Calâlah.
Le cheikh Sa’id était allé trouver le roi de l'Inde, Mohammed chah, qui lui avait donné beaucoup de richesses, avec lesquelles il vint à la Mecque. L'émir Athîfah le fit mettre en prison, exigeant de lui la remise de ses trésors; et comme il s'y refusa, il subit le genre de torture consistant dans la compression des pieds. Il donna alors vingt-cinq mille dirhems d'argent, puis il retourna dans l'Inde, où je le vis. Il se logea dans l'hôtel de l'émir Saïf eddîn Ghada, fils de Hibat Allah, fils d'Iça, fils de Mohanna, prince des Arabes de Syrie. Ce Ghada était établi dans l'Inde, et marié à la sœur du roi de celle contrée, ainsi qu'on verra plus tard, lorsque nous raconterons son histoire. Le roi de l’Inde ayant donné au cheikh Sa'id une somme d'argent, il partit en compagnie d'un pèlerin nommé Ouachl, un des familiers de l'émir Ghada. Ce dernier l'expédiait pour qu'il lui amenât plusieurs de ses gens, et avait remis en même temps audit Ouachl des trésors et des présents. Parmi ceux-ci, se trouvait la robe d'honneur dont l'avait revêtu le roi de l’Inde, la première nuit de ses noces avec sa sœur. Cette robe était de soie, couleur bleu de ciel, brodée d'or et entremêlée de pierres précieuses en si grand nombre, que sa couleur azurée n'était pas visible. L'émir expédia également avec Ouachl cinquante mille dirhems, qui devaient servir à l'achat de chevaux de race pour son usage.
Or le cheikh Sa’id se mit en route avec Ouachl, et ils achetèrent des marchandises avec l'argent qu'ils avaient disponible; mais quand ils furent arrivés à l'île Sokothrah, d'où emprunte son nom l’aloès sokothrin (vulg. socotrin, d'où chicotin), ils furent attaqués par des voleurs indiens, montés sur un grand nombre d'embarcations. Un combat acharné eut lieu, dans lequel beaucoup de monde périt des deux côtés. Comme Ouachl était bon archer, il tua une quantité d'ennemis; ceux-ci pourtant finirent par être vainqueurs, et ils blessèrent Ouachl d'un coup de lance, dont il mourut quelque temps après. Ils prirent tout ce qu'il y avait dans le bâtiment, puis ils l'abandonnèrent aux voyageurs avec ses agrès et les provisions de route; de sorte qu'ils se rendirent à Aden, où Ouachl expira.
L'usage de ces pirates est de ne tuer et de ne noyer personne, si ce n'est pendant le combat. Ils prennent les biens des passagers, et les laissent aller ensuite où ils veulent, avec leur navire. Ils ne s'emparent pas non plus des esclaves, vu qu'ils appartiennent à leur nation.
Or le hadj Sa’id avait entendu dire au roi de l'Inde qu'il avait l'intention de reconnaître dans ses états le pouvoir abbâside, ainsi que le firent les rois indiens ses prédécesseurs; tels que le sultan Chems eddîn Lalmich;[65] son fils Nacir eddîn, le sultan Djélal eddîn Firouz chah et le sultan Ghiâth eddîn Belben. En effet, les robes d'honneur leur avaient été expédiées de Bagdad. Quand Ouachl fut trépassé, le cheikh. Sa’id se rendit au Caire près du khalife Abou'l'abbâs, fils du khalife Abou'rrébî' Soleïman al'abbâcy, et il l'informa de la volonté du roi de l'Inde. Le khalife lui remit un écrit de sa propre main, où il concédait la vice-royauté de l'Inde au roi de cette contrée. Le cheikh Sa’id prit ce diplôme avec lui, et se dirigea vers le Yaman, où il acheta trois khil'ah noires. Après cela il s'embarqua pour l'Inde, et quand il fut arrivé à Cambaie (qui est à la distance de quarante jours de Dihly, capitale du roi de l'Inde), l'officier chargé de transmettre les nouvelles, écrivit au roi pour l'informer de l'arrivée du cheikh Sa’id. Il ajouta qu'il était porteur de l'ordre du khalife et de sa lettre. Le roi commanda qu'on le conduisit à la métropole, avec de grands honneurs. Quand il approcha d'elle, le roi fit sortir à sa rencontre les émirs, les kadis, et les fakîhs. Il sortit lui-même pour le recevoir, et lorsqu'il le vit, il l'embrassa. Le cheikh Sa’id lui remit l'ordonnance du khalife, qu'il baisa et plaça sur sa tête. Il lui livra aussi la caisse où se trouvaient les trois robes d'honneur, et le roi la porta sur ses épaules, en faisant quelques pas. Il endossa un de ces vêtements, et il fit revêtir le second à l'émir Ghiâth eddîn Mohammed, fils d'Abd alkâdir, fils de Yousef, fils d'Abd el-Aziz, fils du khalife Almostansir, l'abbâside. Il séjournait près du roi de l'Inde, et nous raconterons plus tard son histoire. Le roi habilla avec la troisième robe l'émir Kaboûla, surnommé le grand prince. C'est lui qui se tient debout derrière la tête du roi, et en écarte les mouches. D'après les ordres du sultan, on revêtit de robes d'honneur le cheikh Sa’id et les gens de sa suite ; puis on le fit monter sur un éléphant, et il fit ainsi son entrée dans la ville. Le sultan était en avant de lui sur son cheval, et il avait à droite et à gauche les deux princes auxquels il avait fait revêtir les deux robes abbâsides. La capitale avait été décorée de différentes sortes d'ornements^ on y avait dressé onze pavillons de bois, ayant chacun quatre étages. Tous ceux-ci étaient remplis de troupes de chanteurs, hommes et femmes, ainsi que de danseuses, tous esclaves du sultan. Lesdites coupoles étaient garnies d'étoffes de soie brodées d'or dans le haut et dans le bas, à l'intérieur ainsi qu'à l'extérieur. Dans leur milieu se voyaient trois réservoirs faits avec des peaux de buffles et pleins d'eau, dans laquelle on avait délayé du sirop. Tout le monde pouvait en boire, et personne n'en était empêché. On donnait à chacun, après qu'il en avait goûté, quinze feuilles de bétel, du foûfel (noix d'arec) et de la noûrah (chaux), qu'il mâchait. Ces ingrédients rendent l'haleine très agréable, augmentent l'incarnat du visage et la-rougeur des gencives, chassent la bile, et activent la digestion des aliments.
Lorsque le cheikh Sa’id fut monté sur l'éléphant, on étendit par terre devant lui des étoffes de soie sur lesquelles l'éléphant marcha, depuis la porte de la ville jusqu'au palais du sultan. Il fut logé dans un hôtel près de l'habitation du roi, et celui-ci lui envoya des richesses considérables. Toutes les étoffes suspendues dans les pavillons, et les autres qui y étaient étendues, ainsi que celles placées devant l'éléphant, étaient perdues pour le sultan. Ceux qui s'en emparaient étaient les musiciens, les artisans qui avaient construit les coupoles, les domestiques chargés du service des réservoirs, etc. C'est comme cela qu'ils agissent dans ce pays, lorsque le sultan arrive de voyage.
Le roi ordonna, au sujet du diplôme du khalife, qu'on eût à le lire tous les vendredis sur la chaire, entre les deux sermons (khothba).[66] Le cheikh Sa’id resta un mois à Dihly; ensuite le roi l'expédia au khalife avec des présents. Il arriva à Cambaie, et y séjourna, en attendant des circonstances propices pour son voyage par mer.
Or le roi de l'Inde avait déjà envoyé de sa part un ambassadeur au khalife. C'était le cheikh Radjeb alborka'ïy, un des supérieurs des soufis, originaire de la ville de Kirim, dans la plaine du Kipdjak. Il le fit accompagner de présents pour le khalife, entre autres, d'un rubis valant cinquante mille dinars; et il écrivit au khalife pour lui demander un diplôme qui l'investît du titre de son remplaçant dans l'Inde et le Sind ; ou pour l'engager à envoyer, comme son lieutenant dans ces contrées, un autre personnage, à sa volonté. C'est dans ces termes qu'il s'était exprimé dans sa missive, par suite de sa vénération pour le khalifat, et de sa bonne volonté.
Le cheikh Radjeb avait en Egypte un frère appelé, l'émir Saïf eddîn Alcâchif. Lorsque Radjeb se rendit près du khalife, celui-ci refusa de lire l'écrit, et de recevoir le cadeau, si ce n'est en présence d'Almélic assâlih (le roi intègre), Ismaïl, fils d'Almélic annâcir. Saïf eddîn conseilla alors à son frère Radjeb de vendre la pierre précieuse. Il le fit, et acheta avec le prix (qui fut de trois cent mille dirhems) quatre pierreries. Il se présenta devant le roi, lui donna l'écrit, ainsi qu'une des pierreries, et il donna les autres à ses émirs. Il fut convenu qu'on écrirait au roi de l’Inde, suivant son désir, et on expédia des témoins près du khalife, qui attesta avec serment avoir choisi ledit roi pour son lieu tenant dans l'Inde et les pays adjacents. Le roi Sâlih fit partir de son côté un ambassadeur, qui était le principal cheikh du Cidre, Rocn eddîn Al'adjémy. Il était accompagné par le cheikh Radjeb et une troupe de soufis. Ils s'embarquèrent sur le golfe Persique, pour se rendre d'Obollah à Hormouz. Le sultan de cette contrée était alors Kothb eddîn Temtéhen, fils de Touran chah. Il les reçut avec honneur et mit à leur disposition un navire pour l'Inde. Ils arrivèrent à Cambaie pendant que le cheikh Sa’id s'y trouvait; et l'émir de celle ville était alors Makboûl attaltaky, un des familiers du roi de l'Inde. Le cheikh Radjeb alla le trouver et lui dit : « Il n'y a pas de doute que le cheikh Sa’id n'ait agi envers vous avec imposture, el les robes d'honneur qu'il a apportées ici, il les a achetées à Aden. Il faut donc le saisir et l'envoyer à Khondi 'âlem (maître du monde, c'est-à-dire le sultan). » L'émir lui répondit: « Le cheikh Sa’id est fort en honneur près du sultan et l'on ne saurait agir de la sorte à son égard, à moins d'un ordre exprès du monarque. Cependant, je le ferai partir avec vous, afin que le sultan voie ce qu'il a à faire. » L'émir écrivit tout cela au sultan, et le préposé aux nouvelles en fil de même. Le roi en fut troublé, et il fit appréhender le cheikh Radjeb, pour avoir osé parler ainsi devant des témoins, après les honneurs qui avaient été rendus par le sultan au cheikh Sa'id. On ne permit pas à Radjeb d'approcher du sultan, qui honora de plus en plus le cheikh Sa'id. Quand le principal cheikh (du Caire) entra chez l'empereur, celui-ci se leva, l'embrassa et le traita avec considération ; et toutes les fois qu'il se présentait à lui, il se levait. Le susdit cheikh Sa’id resta dans l'Inde, entouré d'honneur et de respect, et je l'y ai laissé l'année quarante-huit (748 de l'hégire, 1347-8 de J. C.)
On voyait à la Mecque, du temps de mon séjour dans cette ville, Haçan le Barbaresque, le fou. Son histoire est merveilleuse, et sa condition, étonnante; il était avant cela sain d'esprit, et avait toujours été domestique de l'ami de Dieu, Nadjm eddîn d'Ispahan.
Haçan faisait pendant la nuit beaucoup de promenades autour de la Kaaba, et il y rencontrait un fakir, qui faisait aussi beaucoup de processions dans la nuit, et qu'il ne voyait jamais dans la journée. Une nuit ce fakir adressa la parole à Haçan, lui demandant comment il se portait, et il ajouta : « O Haçan, sache que ta mère pleure ton absence, et désire fort de te voir. (Elle était du nombre des pieuses servantes de Dieu). N'aimerais-tu pas la voir? » Haçan lui répondit : « Oui certes, mais cela ne m'est pas possible. » Le fakir reprit : « Nous nous réunirons ici la nuit prochaine, s'il plaît à Dieu. » En effet, la nuit du lendemain (c'était celle du jeudi au vendredi) Haçan le trouva où il lui avait donné rendez-vous. Ils firent pendant longtemps des processions autour du sanctuaire, après quoi le fakir sortit, suivi de Haçan, vers la porte d'Alma'la. Il ordonna à ce dernier de fermer les yeux et de saisir son vêtement, ce qu'il fit. Après un certain temps, il lui dit : Connais-tu ta ville? » Haçan répondit affirmativement. Le fakir reprit: La voici. » Haçan ouvrit les yeux, et il se trouva près de la maison de sa mère. Il y entra, et ne dit rien à sa mère de ce qui s'était passé. Il resta près d'elle une quinzaine, et je pense que c'était dans la ville d'Açafy (Safi, dans le Maroc). Il se dirigea ensuite vers le cimetière, où il rencontra son compagnon, le fakir, qui lui demanda de ses nouvelles. Haçan répondit : « O mon maître, j'ai envie de voir le cheikh Nadjm eddîn. J'étais sorti de chez lui suivant mon habitude, et voici que je me suis absenté tout ce temps. Or je désire que tu me reconduises vers lui. » Le fakir le lui promit, et lui donna rendez-vous clans le cimetière pour la nuit suivante. Quand il l'eut trouvé dans cet endroit, il lui ordonna de faire ainsi qu'il avait pratiqué à la Mecque, savoir : de fermer les yeux, et de prendre le pan de sa robe. Haçan ayant obéi, voici qu'il se trouve à la Mecque avec le fakir. Celui-ci lui recommanda de ne rien dire à Nadjm eddîn, de ce qui avait eu lieu, et de n'en parler à personne. Quand il entra chez son maître, celui-ci lui dit : « Où as-tu été, ô Haçan, pendant ton absence ? » Il refusa de le lui apprendre ; mais le maître insista, et Haçan lui raconta l'histoire. Nadjm eddîn, désirant connaître le fakir, alla de nuit avec Haçan au lieu où il allait d'habitude, et quand le fakir passa devant eux, Haçan dit : « ô mon maître, le voilà! » Cet homme l'entendit, et frappa avec sa main sur la bouche de Haçan, en disant : « Tais-toi, que Dieu te fasse taire! » Or sa langue devint muette, et son intelligence s'envola. Il resta maniaque à la Mecque, faisant les tournées la nuit et le jour, sans se laver et sans prier. Le peuple le regardait comme un objet de bénédiction, et l'habillait. Lorsqu'il avait faim, il s'en allait au marché, qui est entre Safâ et Marwah, et entrant dans l'une de ses boutiques, il mangeait ce qu'il voulait. Personne ne le chassait, ni ne l'empêchait : au contraire, tout le monde se réjouissait de le voir prendre quelque aliment chez soi ; car la bénédiction et l'accroissement se manifestaient alors dans la vente et le gain. Quand Haçan se rendait au marché, tous les trafiquants tendaient leur cou vers lui, chacun d'eux désirant vivement qu'il mangeât quelque chose chez soi; et cela par suite de l'expérience qu'ils avaient faite de l'avantage qui en résultait pour eux. Pareille chose arrivait à l'égard des porteurs d'eau, quand il voulait boire. Il ne cessa d'agir de la sorte, jusqu'à l'année vingt-huit (728 de l'hégire, 1328 de J. C), où l'émir Saïf eddîn Yelmelec fit le pèlerinage de la Mecque. Il l'emmena avec lui en Egypte et son histoire finit ainsi. Puisse Dieu nous être utile par son moyen !
Il est d'usage que le premier imâm qui prie soit celui des chaféites, qui obtient la prééminence de la part des dépositaires de l'autorité. Sa prière a lieu derrière la noble station, celle d'Abraham, l'ami de Dieu (sur qui soit le salut!). Il existe là une place ou paroi (hathîm) qui lui est destinée, et qui est admirable. La généralité des habitants de la Mecque suit son rite. Ce hathîm consiste en deux solives, jointes par des traverses en guise d'échelle, et ayant en face deux autres solives qui ressemblent en tout aux premières. Tout cela est fixé sur des pilastres en plâtre, et en haut de la cloison on a placé transversalement une poutre, dans laquelle sont des crochets de fer, où l'on suspend des lampes en verre. Après que l'imam des chaféites a fait sa prière, vient celui des mâlikites, qui prie dans un oratoire, en face de l'angle du Yaman. Le prélat des hanbalites prie en même temps que lui, vis-à-vis du lieu qui se trouve entre la pierre noire et l'angle du Yaman. Vient enfin l'imâm des hanéfites, qui prie vis-à-vis la gouttière vénérée, au-dessous d'un hathîm consacré à son usage. On place devant les prélats, et dans leurs oratoires, des bougies, et l'ordre qu'ils observent est tel que nous venons de le dire pour quatre des prières de la journée. Mais pour celle du coucher du soleil, ils la célèbrent tous en même temps, chaque imâm avec son troupeau. Il en résulte de l'erreur et de la confusion, car souvent il arrive qu'un mâlikite s'incline avec un chaféite, ou qu'un hanélite se prosterne avec un hanbalite. C'est pour cela qu'on les aperçoit tous attentifs à la voix du muezzin, qui avertit sa troupe, afin de ne pas tomber dans la confusion.
Le vendredi on a coutume de placer la chaire bénie contre le côté de la noble Kaaba qui est entre la pierre noire et l'angle de l'Irak, de sorte que le prédicateur a la face tournée vers la noble station. Lorsqu'il sort, il s'avance habillé entièrement de noir, coiffé d'un turban et d'un thaïléçân (voile fait de mousseline, que l'on pose sur le turban ou seulement sur les épaules, et qui retombe sur le dos) de cette couleur, le tout fourni par le roi Annâcir. Il est rempli de gravité et de dignité, et il marche en se balançant entre deux drapeaux noirs, portés par deux muezzins. Il est précédé par un des administrateurs du temple, tenant à la main la farka'ah. On nomme ainsi un bâton au bout duquel se trouve une lanière mince et tordue, qu'il agite dans l'air, et elle rend un son aigu qu'entendent ceux qui se trouvent dans le temple, comme ceux qui sont au dehors; c'est là le signal de la sortie du prédicateur. De cette manière il arrive près de la chaire, baise la pierre noire, et prie à côté d'elle. Après cela, il se dirige vers la chaire, ayant devant lui le muezzin du Zamzam, qui est le chef des crieurs. Il est aussi habillé de noir, et porte sur son épaule une épée, qu'il tient avec sa main. On fixe les deux étendards des deux côtes de la chaire, et lorsque le prédicateur monte la première marche, le muezzin lui passe au cou l'épée, avec la pointe de laquelle il frappe un coup sur ladite marche. Il attire par là l'attention des assistants. Il fait de même à la seconde et à la troisième marche, et quand il est parvenu au degré le plus élevé, il frappe un quatrième coup ; puis il se tient debout et fait une prière à voix basse, le corps tourné vers la Kaaba. Ensuite il se tourne vers le public en saluant à droite et à gauche, et l'assistance lui rend le salut. Il s'assied après cela, et tous les crieurs en même temps font l'appel à la prière, du haut du dôme de Zamzam. Lorsque l'appel est fini, le prédicateur fait un discours, dans lequel il multiplie les prières pour Mahomet, et au milieu duquel il prononce les paroles suivantes : ô mon Dieu, que la bénédiction soit sur Mahomet et sur sa famille, tant qu'on fera des processions autour de cette maison! » (Et il montre du doigt la noble Kaaba.) « O mon Dieu, bénis soient Mahomet et sa famille, tant qu'on fera les stations à Arafah ! » Il fait ensuite des vœux pour les quatre premiers khalifes, les autres compagnons du Prophète, ses deux oncles (Hamzah et Al'abbâs), ses deux petit-fils, Haçan et Hoçaïn, pour leur mère, ainsi que pour Khadîdjah, leur aïeule. Après cela il prie pour le roi Nacir, pour le sultan, le champion de l'islamisme, Nour eddîn Aly, fils du roi protégé de Dieu, Daoud, fils du roi victorieux, Yousef, fils d'Aly, fils de Raçoûl; et pour les deux seigneurs chérifs, de la descendance de Haçan, émirs de la Mecque, savoir : Saïf eddîn Athîfah (qui est le plus jeune des deux; mais dont on place le nom en premier à cause de sa grande équité), et Açad eddîn Romaïthah: ce sont les fils d'Abou Némy, fils d'Abou Sa'd, fils d'Aly, fils de Kotâdah. Auparavant le khatbîb priait aussi pour le sultan de l'Irak; mais depuis il a cessé de le faire. Quand le prédicateur a fini son sermon, il prie et il s'en retourne. On porte les deux drapeaux à sa droite et sa gauche, et la farka'ah devant lui, pour avertir que la prière est terminée. Enfin, on remet la chaire à sa place, vis-à-vis de l'illustre station.
Le premier jour du mois, l'émir de la Mecque sort entouré de ses officiers. Il est vêtu d'habits blancs, coiffé d'un turban, et il porte à son cou un sabre. Il montre du calme, de la gravité, et se rend à la noble station, où il fait une prière de deux rec'ah. Il baise ensuite la pierre noire, et commence les sept tournées. Pendant cela, le chef des crieurs se place sur le haut du dôme de Zamzam; et dès que l'émir a accompli un tour, et qu'il se rend à la pierre noire pour la baiser, le chef des muezzins s'empresse de prier pour lui et de le féliciter à haute voix, sur le commencement du mois. Après cela il récite une pièce de vers à sa louange et à celle de ses illustres ancêtres. Il agit ainsi après chacune des sept tournées. Quand celles-ci sont finies, l'émir fait deux génuflexions près du moltazem, et deux autres derrière le maqâm, et il se retire ensuite. Il se conduit exactement de la sorte, toutes les fois qu'il se rend en voyage ou qu'il en revient.
Quand apparaît la lune de redjeb, l'émir, de la Mecque fait battre les tambours et sonner les clairons, pour annoncer le commencement du mois; puis il sort à cheval le premier jour, accompagné des habitants de la ville, qui sont, soit à cheval, soit à pied, dans un ordre magnifique. Tous ont leurs armes, et ils joutent devant lui; les cavaliers décrivent des cercles ou courent, et les piétons s'attaquent les uns les autres, jettent en l'air leurs javelines, et les rattrapent rapidement. Les deux émirs Romaïthah et Athîfah ont leurs fils avec eux, ainsi que leurs officiers, tels que : Mohammed fils d'Ibrahim; Aly et Ahmed, tous deux fils de Sabîh; Aly, fils de Yousef; Cheddâd, fils d'Omar; Amir achcharik; Mansour, fils d'Omar; Moûça almozrik (le louche), et autres grands personnages de la postérité de Haçan, ou officiers supérieurs. Devant eux sont les drapeaux, les tambours et les timbales, et ils marchent avec mesure et gravité, jusqu'à ce qu'ils soient arrivés au lieu fixé. Ils s'en retournent au temple après cela, toujours dans l'ordre accoutumé. L'émir se met à faire les processions autour de la Kaaba, tandis que le muezzin du Zamzam se tient sur le dôme de ce nom, priant pour lui après chaque tournée de la manière décrite plus haut. Puis, l'émir fait une prière de deux rec'ah, près du moltazem ; il prie aussi près du maqâm, et se sanctifie par lui. Il sort ensuite dans le maç'a, et s'avance rapidement à cheval, entouré de ses généraux et précédé par les hallebardiers (troupe de nègres au service de l'émir).
Il se dirige enfin vers son hôtel. Ce jour est un jour de fête chez les Mecquois; ils s'habillent de leurs plus beaux vêtements et ils luttent d'émulation à cet égard.
Les habitants de la Mecque font la visite sainte de redjeb avec une telle pompe, qu'on n'en connaît pas de pareille. La visite dure nuit et jour, et le mois tout entier est consacré à des œuvres pieuses; spécialement le premier jour, le quinzième et le vingt-septième. Ils ont l'habitude de se préparer pour ces solennités quelques jours d'avance. Je fus présent à leur visite du vingt-sept du mois. Les chaussées de la ville étaient encombrées de litières recouvertes d'étoffes de soie et de toile fine; car chacun agit dans la mesure de ses moyens. Les chameaux étaient parés, et portaient au cou des colliers de soie. Les tentures des litières étaient fort amples et touchaient presque le sol : de sorte que ces véhicules ressemblaient à des tentes dressées. Tout le monde se rendait au lieu de réunion du Tan'îm, et les vallées de la Mecque étaient remplies de ces litières (littéral, les entraînaient comme un torrent). Des feux étaient allumés des deux côtés du chemin, et des bougies et des fanaux précédaient les litières. L'écho des montagnes répétait les cris de dévotion de ceux qui louaient Dieu, de sorte que les cœurs s'attendrissaient et les larmes coulaient. Quand on eut terminé la visite et accompli les processions autour de la Kaaba, on sortit pour la course entre Assafa et Almarwah, lorsque déjà une partie de la nuit était écoulée. Le maç'a resplendissait de l'éclat des lampes et était encombré de monde; les femmes parcouraient l'espace entre Assafa et Al-marwah, portées dans leurs sièges suspendus; et le noble temple était également illuminé. On appelle cette visite l'omrah de la colline; car elle commence à partir d'une petite hauteur, qui est en face de la mosquée d'Aïcha, à la distance d'une portée de flèche, et près de la mosquée dont on attribue la construction à Aly.
L'origine de cette visite vient de ce que Abd Allah, fils de Zobeïr, après avoir fini de bâtir la sainte Kaaba, sortit à pied et déchaussé, pour visiter les lieux saints. Il était accompagné par la population de la Mecque, et c'était le vingt-sept du mois de redjeb. Il parvint à la hauteur ci-dessus, et il commença de ce point les cérémonies de la visite sacrée. Il se dirigea par la pente de Hadjoûn vers le Ma'la, par où entrèrent les musulmans le jour de la conquête de la Mecque. Cette visite est devenue, pour les Mecquois, une coutume qui est encore en vigueur.
La journée d'Abd Allah est fort célèbre, car il distribua ce jour-là beaucoup de victimes à immoler; les chérifs de la Mecque et les personnages opulents firent de même. Ils passèrent ensuite plusieurs jours à manger et à distribuer des aliments, afin de rendre grâce au Dieu très haut de l'assistance qu'il leur avait accordée pour la réédification de son noble temple, dans l'état où il se trouvait du temps d'Abraham. Mais lorsqu’Ibn Zobeïr eut été tué, Haddjâdj détruisit la Kaaba, et il la rétablit telle qu'elle était sous les Koraïchites. Ceux-ci l'avaient faite très petite, et l'envoyé de Dieu n'y changea rien, par égard pour le peu de temps qui s'était écoulé depuis leur conversion à l'islamisme. Plus tard, le khalife Abou Djafar almansoûr voulut rétablir la Kaaba dans l'état où l'avait laissée Ibn Zobeïr. Ce fut Malik (que Dieu ait pitié de lui!) qui l'en empêcha, en lui disant : « ô commandeur des croyants ! ne fais pas de la maison sainte un jouet pour les rois; car, toutes les fois que l'un d'eux désirera la changer, il le fera aussi. » Alors le khalife la laissa comme elle était, afin de ne pas fournir un pareil prétexte. Les habitants des contrées limitrophes de la Mecque, comme les Badjîlah, les Zahrân, et les Ghâmid, s'empressent d'assister au petit pèlerinage de radjah; et ils apportent à la Mecque des céréales, du beurre fondu, du miel, de l'huile d'olive, des raisins secs et des amandes. Alors les prix des denrées baissent à la Mecque, la vie des habitants devient aisée et le bien-être général. Sans les gens de ces cantons, les Mecquois se trouveraient dans des conditions d'existence fort pénibles: et l'on assure que, lorsque les premiers restent dans leur pays, et n'apportent pas ces provisions, leur propre sol devient stérile, et la mortalité sévit parmi leurs bestiaux. Au contraire, quand ils conduisent des denrées à la Mecque, leur terrain est fertile, la bénédiction divine se manifeste dans leur pays, et leurs troupeaux prospèrent. Au moment de partir avec ces provisions, si la paresse les retient, leurs femmes s'assemblent et les forcent à se mettre en route, tout cela est un effet des bontés du Dieu suprême, et de sa sollicitude pour sa ville sûre. Le haut pays qu'habitent les Badjîlah, les Zahrân, les Ghâmid et d'autres tribus, est très fertile, abondant en raisin et riche en grains. Ses habitants s'expriment avec facilité; ils sont loyaux et bons croyants. Quand ils font les tournées de la Kaaba, ils se jettent sur elle avec empressement, pour se mettre sous la protection de son voisinage et s'attacher à ses rideaux ; et ils adressent à Dieu de telles invocations que les cœurs en sont émus, (littéral. se fendent de compassion), et que les yeux les moins sensibles pleurent. On voit la foule qui les entoure les mains étendues, pleine de foi dans leurs prières. Personne ne peut accomplir les tournées avec eux, ni toucher la pierre noire, à cause de leur grand empressement dans tout cela. Ils sont courageux, forts, et habillés de peaux de bêtes. Lorsqu'ils approchent de la Mecque, les Arabes qui se trouvent sur leur passage craignent leur arrivée, et évitent de les attaquer; mais, tous les pèlerins qui ont fait route avec ces gens, se sont félicités de leur société. On dit que le Prophète a fait mention d'eux, et leur a décerné un bel éloge en ces termes: « Enseignez-leur la prière, et ils vous enseigneront l'invocation à Dieu. » Il suffit à leur gloire d'avoir été compris dans cette expression générale de Mahomet : « La foi et la sagesse sont originaires du Yaman. »
On raconte qu'Abd Allah, fils d'Omar, attendait le moment où ils faisaient leurs tournées, et qu'il se joignait à eux pour se sanctifier par leurs prières. Toute leur histoire est merveilleuse, et l'on rapporte dans une tradition ces paroles de Mahomet : « Empressez-vous de les accompagner dans les tournées; car la miséricorde divine tombe sur eux à l'instar d'une pluie bienfaisante. »
Cette nuit est une des nuits vénérées chez les Mecquois, qui s'empressent de l'employer en œuvres pies : comme les processions autour de la Kaaba, la prière, soit en commun, soit isolément, et la visite des saints lieux. Des réunions se forment dans la sainte mosquée, et chacune est présidée par un imâm. Ils allument des lanternes, des lampes et des fanaux; et la clarté de la lune s'ajoutant à tout ceci, la terre et le ciel resplendissent de lumière. Ils font des prières de cent génuflexions, et après chacune de celles-ci ils récitent la première soûrah du Coran, ainsi que celle de la sincérité (cxii), en les répétant dix fois. Quelques personnes prient en particulier dans le hidjr, d'autres font les processions autour du temple illustre, et d'autres, enfin, sont occupées à visiter les saints lieux.
Aussitôt que la lune de ramadhan se montre, on bat les tambours et les timbales chez l'émir de la Mecque, et la sainte mosquée présente un aspect pompeux, à cause du renouvellement des nattes, et de l'augmentation des bougies et des lanternes. Aussi resplendit-elle de lumière et brille-t-elle de beauté et d'éclat. Les imâms se divisent en différentes troupes, à savoir: les chaféites, les hanéfites, les hanbalites et les zeïdites. Quant aux mâlikites ils se réunissent près de quatre lecteurs, ils font tour à tour la lecture, et allument les cierges. Il ne reste pas dans toute la mosquée ni un coin, ni un endroit quelconque où l'on ne trouve un lecteur priant avec une assemblée. Le temple résonne des voix des lecteurs, les âmes s'attendrissent, les cœurs s'émeuvent et les yeux répandent des larmes. Quelques personnes se contentent de faire les tournées, ou de prier seules dans le hidjr. Les imâms chaféites sont les plus zélés de tous. Ils ont pour coutume d'accomplir d'abord la prière usitée dans les nuits du ramadhan (terâouîh), laquelle consiste en vingt rec'ahs. Après cela, l'imâm fait des tournées avec son troupeau, et lorsqu'il a terminé sept fois le tour de la Kaaba, on frappe la farka'ah. (Nous avons déjà dit que celle-ci est portée, le vendredi, devant le prédicateur.) C'est là un signal du retour à la prière. Il fait alors une prière de deux génuflexions; puis il accomplit sept autres tournées, et il continue ainsi, jusqu'à ce qu'il ait complété le nombre de vingt nouvelles rec'ahs. Ensuite ils font les prières appelées chaf' et ouitr (pair et impair : prières qui ont lieu pendant la dernière partie de la nuit et toujours avant l'aurore), et se retirent. Les autres imâms n'ajoutent absolument rien aux cérémonies usuelles.
Lorsque le moment arrive de prendre le repas qui précède l'aurore, le muezzin du Zamzam observe cet instant du haut du minaret situé à l'angle oriental du temple. Il se lève alors, invitant, avertissant et engageant les fidèles à faire ce repas. Tous les crieurs sont postés sur les autres minarets, et lorsque l'un d'eux parle, son voisin lui répond. On place au sommet de chaque tour une solive à l'extrémité de laquelle est adapté transversalement un bâton, où l'on suspend deux lanternes de verre allumées et d'une grande dimension. Quand la première lueur de l'aurore apparaît, et qu'on a averti à plusieurs reprises de cesser le repas, les deux fanaux sont descendus, et les crieurs commencent à faire l'appel à la prière, en se répondant l'un à l'autre. Les maisons de la Mecque (que Dieu l'ennoblisse!) ont toutes des terrasses, de façon que, celui dont l'habitation est trop éloignée pour qu'il puisse entendre l'appel à la prière, aperçoit néanmoins les deux lanternes susdites. Il continue son repas de la fin de la nuit jusqu'au moment où il ne voit plus les deux lanternes, et alors il cesse immédiatement de manger.
Dans toutes les nuits impaires des dix derniers jours du mois de ramadhan, on complète la lecture du Coran, et le kadi, les docteurs et les grands y assistent. Celui qui la termine est un fils de quelque notable habitant de la Mecque. Lorsqu'il a fini, on dresse pour lui une chaire ornée de soie, on allume des bougies et il prêche. Après cela son père invite les assistants à se rendre chez lui et leur sert des mets abondants et des sucreries. C'est ainsi qu'ils agissent dans ces nuits impaires, dont la plus magnifique est chez eux celle du vingt-sept. La pompe usitée dans celle-ci dépasse celle des autres nuits. En effet, on y achève le Coran vénéré, derrière la noble station, et l'on dresse en face du hathîm des chaféites de grandes poutres qui se joignent à lui, et en travers desquelles on adapte de longues planches. On forme ainsi trois étages sur lesquels sont des bougies et des lanternes de verre, et peu s'en faut que la splendeur de ces lumières n'offusque la vue. L'imâm s'avance, et fait la prière de la nuit close. Il commence ensuite à lire la soûrah du destin (Coran, xcvii), car c'est le point où les imâms étaient parvenus dans leur lecture, la nuit précédente. Dans ce moment tous les imâms cessent la prière térâouîh, par respect pour l'achèvement du Coran dans le maqâm; ils y assis-lent et se sanctifient de la sorte. L'imâm finit en inclinant la tête quatre fois; puis il se lève et prêche, tourné vers le maqâm, après quoi les imâms retournent à leurs prières, et la réunion se sépare. Enfin, la lecture totale du Coran se termine la nuit du vingt-neuf, dans la station mâlikite. C'est un spectacle modeste, pur de toute ostentation et respectable. On achève le Coran et on fait un sermon.
Dans ce mois, qui ouvre les quatre mois célèbres consacrés au pèlerinage, les habitants de la Mecque allument des lanternes, ainsi que des lampes et des bougies, la première nuit, à peu près comme ils font la vingt-septième nuit du ramadhan. On place des lumières dans toutes les parties des minarets; on illumine tout le toit de la mosquée sainte, ainsi que celui de la mosquée qui se trouve au sommet d'Abou Kobeïs. Les muezzins passent toute cette nuit à prononcer le tahlîl, le tacbîr et le tasbîh (c'est à dire les différentes formules des louanges de Dieu). La population se partage en ceux qui font les processions autour de la Kaaba, ou qui prient, ou qui mentionnent le nom de Dieu, ou qui invoquent le secours divin. Après avoir fait la prière de l'aurore ils commencent les préparatifs de la fête; ils révèlent leurs plus beaux habits, et accourent dans le noble temple pour y prendre place. Ils y font la prière de la fête; car il n'existe point de lieu plus méritoire que celui-ci. Les premiers qui se rendent au matin dans la mosquée, ce sont les Bènou Cheybah. Ils ouvrent la porte de la sainte Kaaba, et leur chef s'assied sur le seuil, tandis que les autres se tiennent devant lui. Ils attendent l'arrivée de l'émir de la Mecque, et vont à sa rencontre. Celui-ci fait sept fois le tour de la Kaaba, tandis que le crieur du Zamzam est placé sur la terrasse de la coupole du même nom, et que, suivant son habitude, il prononce à haute voix l'éloge de l'émir, et prie pour lui et pour son frère, de la manière déjà mentionnée. Après cela, le prédicateur arrive, ayant de chaque côté une bannière noire, et devant lui la farca'ah; il est habillé de noir. Il prie d'abord derrière l'illustre station ; puis il monte sur la chaire, et fait un sermon éloquent: après quoi, les assistants vont l'un vers l'autre, se saluant, se donnant la main et se demandant mutuellement le pardon de leurs fautes. Ils se dirigent ensuite vers la noble Kaaba, où ils entrent par bandes ; puis ils se rendent au cimetière de la porte d'Alma'la, afin de se sanctifier par la visite des compagnons de Mahomet et des illustres anciens qui y sont enterrés; enfin, ils se séparent.
Le vingt-septième jour du mois de dhou’lka’deh, on relève les rideaux de l'illustre Kaaba à la hauteur d'environ une brasse et demie, et cela sur ses quatre faces, afin de garantir ces voiles contre les mains qui voudraient les mettre au pillage. On appelle cela l'interdiction de la Kaaba; et c'est un jour qui réunit un grand concours d'assistants dans le noble temple. A partir de ce moment, l'on n'ouvre plus la sainte Kaaba qu'après l'accomplissement de la station d'Arafah (douze jours plus tard).
Le premier jour du mois de dhou’lhidjdjeh, on bat les tambours et les timbales au moment des prières, de même qu'au matin et au soir, comme un signal de la solennité bénie, de l'entrée des pèlerins à la Mecque. On continue ainsi tous les jours, jusqu'à celui de l'ascension à Arafat.[67] Le septième du même mois, le prédicateur fait un sermon éloquent, aussitôt après la prière de midi, par lequel il enseigne au peuple les cérémonies du pèlerinage et tout ce qui regarde la journée de la station. Le huitième jour, la population sort de bonne heure et monte à Mina. Les émirs de l'Egypte, de la Syrie et de l'Irak, de même que les savants, passent cette nuit-là à Mina. Un combat d'amour-propre et une lutte de gloire s'engagent entre les Egyptiens, les Syriens et les Irakiens, en ce qui concerne l'illumination des bougies; mais la prééminence est toujours du côté des Syriens. Le neuvième jour, ils se dirigent, après la prière de l'aurore, de Mina vers Arafah, et dans leur chemin ils passent par la vallée Mohassir, qu'ils traversent rapidement, suivant l'usage. Cette vallée constitue la limite entre Mozdalifah et Mina. Mozdalifah est une vaste plaine entre deux montagnes; et elle est entourée de citernes et de réservoirs, qui sont du nombre de ceux qu'a fait construire Zobeïdah, fille de Djafar, fils d'Abou Djafar almansoûr, et épouse du commandant des fidèles Haroun arrachîd. Il y a cinq milles de distance entre Mina et Arafat, et autant entre Mina et la Mecque. Arafah est aussi connue sous deux autres noms, savoir : Djam' (réunion), et Almach'ar alharâm (le saint lieu des cérémonies). Arafat est une plaine très vaste, environnée de beaucoup de montagnes, et au bout de cette plaine se trouve la montagne de la Miséricorde. C'est là, et dans les endroits qui l'avoisinent, qu'a lieu la station. Les deux Alam (poteaux et bornes) sont à un mille environ devant le mont de la Miséricorde, et ils constituent la limite entre le territoire libre et le territoire sacré. Près de ceux-ci, et dans le voisinage d'Arafah, est la vallée d'Arnah, que le Prophète a ordonné de laisser de côté. Il faut l'éviter, et il faut aussi se garder d'un retour précipité à la Mecque avant le plein coucher du soleil. Or les chameliers pressent souvent beaucoup d'individus, en leur faisant craindre la foule au moment du retour, et les font avancer, jusqu'à ce qu'ils les amènent dans ladite vallée d'Arnah; par suite de quoi leur pèlerinage est manqué. La montagne de la Miséricorde, citée plus haut, s'élève au milieu de la plaine de Djam' (Arafah); elle est isolée des autres montagnes et formée par des pierres séparées l'une de l'autre. Sur sa cime existe un dôme attribué à Oumm Salamah, au milieu duquel se trouve une mosquée où les gens accourent à l'envi pour prier. Une vaste terrasse l'entoure, qui domine la plaine d'Arafat. Au sud de la mosquée est un mur, où sont pratiqués des oratoires pour les fidèles. Au bas de la montagne, à la gauche de celui qui est tourné vers la Kaaba, se voit une maison de construction antique, qui est attribuée à Adam, et à sa gauche sont les rochers près desquels se tenait le Prophète (Mahomet) ; tout autour sont des citernes et des bassins pour recevoir l'eau. Dans ces environs est aussi le lieu où se tient l'imâm, où il prêche et célèbre le jour de fête, entre la prière de midi et celle de trois heures. A la gauche des deux Alam, toujours pour celui qui regarde la Kaaba, est la vallée de l'Arac, où se voit cet arbuste, l'arac vert, qui s'étend au loin dans le sol. Quand arrive le moment du retour à la Mecque, l'imâm malikite fait signe avec sa main, descend de son poste, et la foule se précipite tout d'un coup pour revenir à la Mecque; de manière que la terre en tremble et les montagnes en sont ébranlées. Oh ! quelle noble station, quel illustre lieu d'assemblée! Les âmes en espèrent d'heureuses suites, et les désirs se dirigent vers les dons de la miséricorde divine. Puisse Dieu nous mettre au nombre de ceux qu'il a distingués en ce jour par son approbation!
Ma première station a eu lieu le jeudi, dans l'année vingt-six (726 de l'hégire, 1326 de J. C). L'émir de la caravane de l'Egypte était alors Arghoun, le porte-encrier, lieutenant du roi Annâcir. La fille de ce roi avait fait le pèlerinage cette année-là, et elle était femme d'Abou Bekr, fils dudit Arghoun. La femme du roi Annâcir avait aussi fait le pèlerinage cette même année; son nom était Alkhondah (la princesse), et elle était fille du grand sultan Mohammed Ouzbek, roi de Sera et de Kharezm. L'émir de la caravane syrienne était Seïf eddîn aldjoûbân. Lors de la marche pour la rentrée à la Mecque, après le coucher du soleil, nous arrivâmes à Mozdalifah, à l'heure de la dernière prière du soir; et nous y fîmes les deux prières du coucher du soleil et du soir, toutes les deux à la fois, suivant le précepte de l'envoyé de Dieu. Lorsque nous eûmes fait la prière de l'aurore à Mozdalifah, nous nous rendîmes au matin à Mina, après la station et l'invocation à Dieu dans Almach'ar alharâm (Arafah). Mozdalifah tout entière est un lieu de station, excepté pourtant la vallée de Mohassir, où l'on pratique la marche précipitée, jusqu'à ce qu'on en soit sorti. La plupart des gens se munissent à Mozdalifah de petits cailloux destinés à être jetés dans les djamarât (ou djimâr; cf. Burckhardt, I, 381), et cela est préférable. D'autres, au contraire, les ramassent autour de la mosquée Alkhaïf; et la chose est ainsi laissée à la discrétion de chacun. Arrivés à Mina, les pèlerins s'empressent de lancer les cailloux dans la djamrah du défilé. Après cela, ils égorgent et sacrifient des chameaux et des brebis, ils se rasent la tête et ils peuvent user de toute chose, à l'exception des femmes et des parfums, dont ils doivent s'abstenir jusqu'à ce qu'ils aient accompli la procession du retour simultané d'Arafah. Le jet des cailloux contre cette djamrah s'effectue le jour du sacrifice, au lever du soleil. La majeure partie des gens part ensuite pour ladite procession, après avoir sacrifié les victimes et s'être rasé la tête. Il y en a qui restent jusqu'au second jour, dans lequel, vers le déclin du soleil, ils jettent sept cailloux contre la première djamrah et autant contre celle du milieu. Ils stationnent, pour invoquer Dieu, près de ces deux djamrah, se conformant ainsi à la conduite de Mahomet. Le troisième jour, ils descendent en hâte à la Mecque, après avoir lancé en tout quarante-neuf cailloux. Beaucoup d'entre eux restent le troisième jour, après celui des sacrifices, jusqu'à ce qu'ils aient lancé soixante et dix cailloux.
Le jour du sacrifice, la caravane de l'Egypte envoie dans l'illustre temple le voile de la noble Kaaba, qu'on place sur la terrasse de la maison sainte. Le troisième jour, après celui du sacrifice, les Bènou Cheybah le descendent sur la noble Kaaba. C'est une étoffe de soie très noire, doublée en toile de lin. A sa partie supérieure il y a une broderie, où sont tracées avec des caractères blancs les paroles suivantes : Dieu a fait de la Kaaba une maison sainte, comme station, etc., jusqu'à la fin du verset. (Coran, v, 98.) Sur ses autres côtés il y a aussi des broderies, où se trouvent tracés, en lettres de couleur blanche, des Versets du Coran. Elle resplendit d'une vive lumière, qui brille sur le fond noir de l'étoffe. Lorsqu'elle a été attachée à la Kaaba, ou en relève les pans pour les garantir des mains des fidèles.
C’est le roi Annâcir qui fournit le voile de la Kaaba vénérée et qui envoie tous les ans les honoraires du juge, du prédicateur, des imâms, des crieurs de la mosquée, des administrateurs, ainsi que le salaire des valets. Il pourvoit aussi annuellement aux besoins du temple illustre en ce qui regarde les bougies et l'huile. « Pendant les solennités que nous décrivons, on ouvre la noble Kaaba tous les jours, pour les habitants de l'Irak, du Khoraçan, etc., qui sont arrivés avec la caravane babylonienne. Ceux-ci restent à la Mecque quatre jours après le départ des deux caravanes de l'Egypte et de la Syrie. Ils font alors de nombreuses aumônes aux personnes assidues dans le temple, etc.; je les ai vus circuler autour du temple, pendant la nuit, et donner de l'argent et des étoiles à tous les modjâouirs et les Mecquois qu'ils y rencontraient. Ils agissaient de même envers ceux qui contemplaient l'illustre Kaaba. Souvent ils trouvaient un individu endormi; alors ils plaçaient dans sa bouche de l'or et de l'argent jusqu'à ce qu'il se réveillât. Lorsque j'arrivai de l'Irak avec eux, dans l'année vingt-huit (728 de l'hégire, 1328 de J. C), ils firent beaucoup d'actes de cette espèce. Ils répandirent tant d'aumônes, que le prix de l'or baissa considérablement à la Mecque, et le change du mithkâl parvint à dix-huit dirhems d'argent; tout cela à cause de la grande quantité d'or qu'ils distribuèrent en aumônes. Dans cette année-ci (l'année 728) on mentionna sur la chaire, et sur la coupole du Zamzam le nom d'Abou Sa’id, roi de l'Irak.
Je quittai la Mecque à la fin du jour, le 20 de dhou’lhidjdjeh, en compagnie du commandant de la caravane de l'Irak, Albahluwân (pehlewân, héros) Mohammed albaouïh, de Mossoul. Il était chargé de conduire la caravane après la mort du cheikh Schihâb eddîn Kalender, qui était un homme généreux, plein de mérite et fort estimé par son sultan. Il se rasait la barbe et les sourcils, à la manière des kalenders. En quittant la Mecque, le susdit émir Albahluwân loua, pour me transporter jusqu'à Bagdad, une moitié de ces doubles litières en forme de paniers; il en paya le prix de son argent et me reçut sous sa protection. La tournée d'adieu accomplie, nous partîmes pour Bathn Marr avec une foule d'habitants de l'Irak, du Khoraçan, du Fars et autres Persans, qu'on pouvait dire innombrables. La terre en était agitée comme la mer l'est dans ses flots, et ils marchaient à l'instar d'un épais nuage. Celui qui quittait un moment la caravane pour quelque besoin, et qui n'avait pas un signe de ralliement qui l'aidât à reconnaître sa place, ne pouvait la retrouver, à cause de la multitude des gens de la troupe.
Il y avait pour les pauvres voyageurs d'abondants dépôts d'eau, où ils s'abreuvaient, des chameaux pour porter les vivres destinés à en faire des aumônes, ainsi que les médicaments, les sirops et le sucre pour ceux qui tomberaient malades. Quand la caravane campait, on préparait la nourriture dans de grandes chaudières de cuivre, nommées Doçoût (pluriel de dest; Cf. l’Hist. des sult. mamlouks, t. II, 2e part., p. 238, 239, note); et l'on donnait à manger aux voyageurs pauvres, ainsi qu'à ceux qui n'avaient pas de provisions. Il y avait en outre dans la caravane bon nombre de chameaux pour servir au transport de tout individu qui se trouvait dans l'impuissance de marcher; le tout provenant des aumônes et des générosités du sultan Abou Sa’id.
Ibn Djozay ajoute ici : « Que Dieu honore ce noble surnom! Quel rang admirable n'occupe-t-il pas dans la libéralité! Considérez seulement notre maître, l'océan des générosités, celui qui a arboré l'étendard de la bienfaisance et qui est un modèle de gloire et de vertu. Je veux parler du commandeur des musulmans, Abou Sa’id, fils de notre maître, l'exterminateur des infidèles, le vengeur de l'islamisme, le commandant des musulmans, Abou Yousef ; que Dieu veuille sanctifier leurs âmes illustres et conserver le royaume à leur sainte postérité, jusqu'au jour du jugement! »
Revenons au récit. Cette caravane offre des marchés abondants, des avantages considérables, et tous les genres d'aliments et de fruits. On y voyage aussi la nuit, et l'on allume des fanaux devant les files des chameaux et les litières. On aperçoit alors la contrée brillante de lumière et la nuit changée en un jour resplendissant.
Nous partîmes ensuite de Bathn Marr pour Osfân, puis pour Kholays. Après quatre autres étapes, nous campâmes à la vallée de Samc. Nous fîmes cinq autres marches, après quoi nous nous arrêtâmes à Bedr. On parcourait deux étapes par jour : l'une après l'aurore et l'autre le soir. Nous quittâmes Bedr, et campâmes à Safrâ, où nous restâmes une journée pour nous reposer. De là à l'illustre Médine, il y a trois jours de marche. Nous partîmes et arrivâmes à Thaïbab, la ville de l'envoyé de Dieu ; que sa bénédiction et son salut soient sur lui! Nous pûmes ainsi visiter une seconde fois le (tombeau du) Prophète. Notre séjour à Médine fut de six jours, et nous y fîmes provision d'eau pour une marche de trois journées. Nous partîmes et campâmes la troisième nuit à la vallée d'Al'aroûs; nous y prîmes de l'eau, tirée de dépôts souterrains peu profonds : on n'a qu'à creuser la terre au-dessus d'eux, et on en tire de l'eau de source très bonne à boire. Nous partîmes de Wadi’l’aroûs et entrâmes dans le pays de Nedjd. C'est un vaste plateau qui s'étend aussi loin que la vue. Nous respirâmes son zéphyr suave et odoriférant; et après quatre marches, nous descendîmes près d'un dépôt d'eau appelé Al'oçaïlah, puis près d'un autre dit Nokrah. Ici il y a des restes de citernes qui ressemblent à de grands bassins. Nous arrivâmes plus tard à un dépôt d'eau nommé Alkâroûrah. (La leçon du Méraçid, ms. de la Bibl. impér. est Alkaroûra .) Ce sont des réservoirs pleins d'eau pluviale, de ceux dont la construction est due à Zobaïdah, fille de Djafar; que Dieu ait pitié d'elle et la favorise! Cet endroit forme le milieu du territoire de Nedjd. C'est une région vaste; l'air y est bon, le climat sain, le sol excellent, et elle est tempérée dans toutes les saisons. De Kâroûrah nous arrivâmes à Hâdjir; il y a ici des réservoirs d'eau qui quelquefois sont à sec ; alors on creuse dans les puits et l'on a de l'eau." Après cela nous campâmes à Samira; c'est un terrain creux, dans une plaine, où se trouve une sorte de château habité. Son eau est abondante et contenue dans des puits; mais elle est saumâtre. Les Arabes des environs y apportent des moutons, du beurre fondu et du lait, qu'ils vendent aux pèlerins, en échange de vêtements en coton écru, et nullement en échange de tout autre objet. Nous marchâmes ensuite, puis fîmes halte à la montagne percée.
Elle se trouve sur un terrain désert, et à sa cime il existe une ouverture profonde que les vents traversent. De là nous partîmes pour la vallée Alcoroûch, qui manque d'eau. Nous voyageâmes la nuit, et parvînmes le matin au château de Faïd. Il est grand et situé sur un vaste plateau; un mur l'entoure et il a près de lui un faubourg. Ses habitants sont des Arabes, qui gagnent leur vie avec les pèlerins, en vendant et en trafiquant. C'est ici que les pèlerins déposent une par-lie de leurs provisions, lors de leur passage de l'Irak à la Mecque, et ils les retrouvent à leur retour. Ce point est à. moitié route de la Mecque à Bagdad : de Faïd à Coûfah, il y a la distance de douze jours de marche, par un chemin bien uni, où l'on trouve de l'eau dans les réservoirs. Les pèlerins ont l'habitude d'entrer à Faïd en ordre de bataille et avec l'appareil de la guerre, afin d'effrayer les Arabes qui s'y trouvent réunis et de couper court à leur avidité à l'égard de la caravane. Nous y rencontrâmes les deux émirs des Arabes, qui étaient Fayyâdh et Hiyâr, tous les deux fils de l'émir Mohannâ, fils d’Iça. Ils étaient accompagnés d'une quantité innombrable de cavaliers et de fantassins arabes. Ils montrèrent de la vigilance et le désir de protéger l'es pèlerins et les bagages. Les Arabes amenèrent des chameaux et des moutons, et les gens de la caravane leur achetèrent ce qu'ils purent.
Nous partîmes ensuite et allâmes camper à Adjfour (les puits: pluriel de djefr). Ce lieu doit sa célébrité aux deux amants Djaniîl et Bothaïnah. Nous poursuivîmes notre route, et après avoir campé dans le désert, nous voyageâmes la nuit et fîmes halte à Zaroûd. C'est un lieu plat, où se trouvent des sables répandus. On y voit de petites maisons, entourées d'une enceinte, à l'instar d'un château, et des puits dont l'eau n'est pas douce. Nous descendîmes ensuite à Tha'labiyah, qui possède un château en ruines, vis-à-vis lequel se voit une immense citerne, où l'on descend par un escalier. Elle contient assez d'eau de pluie pour toute la caravane. Beaucoup d'Arabes se rassemblent ici et vendent des chameaux, des moutons, du beurre fondu et du lait. D'ici à Coûfah, la distance est de trois marches. Nous reprîmes notre route et nous campâmes à l'étang du Lapidé. Ce nom vient d'un tombeau qui est sur le chemin, et près duquel se voit un monceau considérable de pierres. Tout individu qui passe par là en lance contre lui. On dit que ce lapidé était un râfidhite (hérétique), qui partit avec la caravane pour le pèlerinage de la Mecque. Une querelle s'éleva entre lui el des Turcs sunnites (orthodoxes). Il proféra des injures contre un des compagnons de Mahomet, et il fut tué à coups de pierres. Il y a dans ce lieu beaucoup de tentes appartenant à des Arabes; ceux-ci vont trouver la caravane avec du beurre fondu, du lait, etc. On y voit aussi un grand réservoir qui fournit de l'eau à tous les pèlerins. C'est un de ceux qu'a fait bâtir Zobaïdah ; que Dieu ait compassion d'elle! Toutes les citernes, tous les bassins ou les puits qui existent sur cette route, entre la Mecque et Bagdad, sont des monuments de la générosité de Zobaïdah ; que Dieu la récompense et lui en paye le prix! Sans sa sollicitude pour ce chemin, personne ne l'aurait suivi.
Nous continuâmes notre voyage et nous nous reposâmes à un lieu nommé Machkoûk (le Méraçid, t. I, p. 215 et t. II, p. 119 écrit Chokoûk). Il possède deux réservoirs contenant de l'eau douce et claire. Les gens de la caravane répandirent celle qui leur restait, pour faire provision de celle-ci. Après cela nous partîmes et campâmes ensuite dans un endroit appelé Ténânîr (les fourneaux); il y a ici une citerne pleine d'eau. Nous quittâmes ce lieu-pendant la nuit, et passâmes après le lever du soleil à Zommâlah (la vraie leçon est Zobâlah, d'après le Lobb allobâb, p. 123, et le Méraçid, t. I, p. 215 et 504). C'est un bourg bien peuplé, où il y a un château appartenant aux Arabes, deux citernes pour conserver l'eau et beaucoup de puits. C'est un des abreuvoirs de cette route. Nous marchâmes de nouveau, et fîmes halte aux deux Haïtham, où il y a deux réservoirs d'eau. Après cela nous continuâmes notre route, et -nous campâmes au bas du défilé nommé le défilé de Satan; nous le gravîmes le second jour. C'est le seul chemin montagneux qui existe sur cette route, et encore il n'est ni difficile, ni long. Nous arrivâmes ensuite à un lieu nommé Wâkiçah, où il y a un grand château et des citernes. Il est habité par des Arabes et c'est le dernier abreuvoir de ce chemin. En effet, passé celui-ci jusqu'à Coûfah, il n'y en a point d'autre célèbre, si ce n'est les abreuvoirs de l'eau de l'Euphrate. Dans ce lieu, beaucoup d'habitants de Coûfah viennent à la rencontre des pèlerins. Ils apportent de la farine, du pain, des dattes et autres fruits, et les gens échangent des félicitations amicales. Nous campâmes ensuite à Laourah (la leçon du Merâcid, ms. de la Bibl. imp. est Laouzah, ), où il y a un grand réservoir d'eau; pais dans un lieu nommé les Mosquées, où il y a trois citernes ; et après cela, dans un endroit appelé la Tour des Cornes. C'est une tour située dans une plaine déserte, très élevée et revêtue de cornes de gazelles. Il n'y a autour d'elle aucune habitation. Nous campâmes ensuite dans un lieu nommé 'Odhaïb : c'est une vallée fertile qu'avoisinent des habitations, et qu'entoure une riche campagne, laquelle offre un vaste champ pour la vue. Nous arrivâmes à Kâdiciyyah, où se livra le combat célèbre contre les Persans, dans lequel Dieu fit triompher la religion musulmane et humilia les Mages, adorateurs du feu. A dater de ce moment, ils ne purent plus se relever, et Dieu les a détruits complètement. Le chef des musulmans était alors Sa'd, fils d'Abou Wakkas, et Kâdiciyyah était une grande ville lorsque ce général en fit la conquête. Elle fut ruinée, et il n'en reste actuellement que l'équivalent d'un bourg considérable, où se trouvent des lieux plantés de palmiers et des abreuvoirs alimentés par l'eau de l'Euphrate. Nous quittâmes Kâdiciyyah, et descendîmes à la ville de Mechhed Aly (le mausolée d'Aly), fils d'Abou Thâlib, située dans la contrée dite Annedjef. La ville est belle, bâtie sur un emplacement vaste et rocailleux; c'est une des plus jolies de l'Irak, des plus peuplées et des mieux bâties. Elle possède de beaux et élégants marchés. Nous entrâmes par la porte d'Alhadhrah, nous dirigeant vers le marché des vendeurs de légumes, des cuisiniers et des boulangers, ensuite vers le marché aux fruits, puis vers celui des tailleurs et le bazar, et enfin vers le marché des droguistes. Nous visitâmes ensuite la porte d'Alhadhrah, où se trouve le tombeau qu'on croit être celui d'Aly; sur qui soit le salut! Vis-à-vis se voient les collèges, les zaouïas et les couvents, construits dans le style le plus magnifique. Leurs murailles sont revêtues avec cette sorte de faïence appelée kâchâny, et qui ressemble à notre zélîdj (faïence colorée : en espagnol azulejo); mais la couleur est plus brillante et la peinture plus belle que chez nous.
On entre par la porte d'Alhadhrah dans un grand collège, habité par les étudiants et les soufis de la secte d'Aly. Tous ceux qui s'y rendent reçoivent, pendant trois jours, du pain, de la viande et des dattes deux fois dans la journée. De ce collège on va à la porte de la chapelle, où se tiennent les chambellans, les chefs et les eunuques. Lorsqu'un visiteur arrive, l'un d'eux, quelquefois même tous, se lèvent et vont à sa rencontre, et cela en raison de son rang. Ils se tiennent avec lui sur le seuil et demandent la permission de l'introduire, en disant : « Avec votre permission, ô prince des croyants, ce faible mortel demande à entrer dans le sublime mausolée, si vous y consentez : sinon, il s'en retournera; et s'il n'est pas digne d'une telle faveur, certes, vous êtes un esprit généreux et tutélaire. » Cela dit, ils lui ordonnent de baiser le seuil, qui est en argent, ainsi que les deux poteaux ou montants de la-porte. Il entre ensuite dans la chapelle, dont le pavé est couvert de différentes sortes de tapis de soie, etc. On y voit des lampes d'or et d'argent, tant grandes que petites. Au milieu de la coupole il existe une estrade carrée couverte en bois, sur lequel sont des plaques d'or ciselées, artistement travaillées et fixées avec des clous d'argent. Elles masquent complètement le, bois, de sorte qu'on n'en découvre aucune portion. La hauteur de l'estrade n'atteint pas la taille d'un homme ordinaire, et sur elle sont trois tombeaux, dont l'un est censé être celui d'Adam, l'autre celui de Noé, et le troisième le sépulcre d'Aly. Entre ces tombes se trouvent des bassins d'or et d'argent qui contiennent de l'eau de rose, du musc et différentes sortes de parfums. Le visiteur y plonge la main et s'en oint le visage pour se sanctifier. La coupole a une autre porte dont le seuil est aussi d'argent, et qui a des rideaux de soie de couleur. Elle conduit à une mosquée recouverte de beaux tapis, et dont les murs et le plafond sont tendus de rideaux de soie. Les portes sont au nombre de quatre, dont le seuil est d'argent, et elles sont garnies également de rideaux de soie. Les habitants de cette ville sont tous de la secte d'Aly, et le mausolée que nous avons décrit a opéré des miracles nombreux, lesquels font croire fermement à ces gens qu'il contient le sépulcre d'Aly.
Un de ces prodiges c'est que dans la nuit du vingt-sept du mois de redjeb, laquelle a reçu chez eux le nom de naît de la vie, on amène à ce mausolée tous les perclus des deux Irak, du Khoraçan, de la Perside et du pays de Roum. Il s'en rassemble ainsi trente ou quarante à peu près. Après la dernière prière du soir, on les place sur le saint tombeau, et les assistants attendent le moment où ces paralytiques vont tous se lever. Les uns prient, les autres chantent les louanges de Dieu ; il y en a qui lisent et il y en a qui contemplent le mausolée. Quand la moitié ou les deux tiers de la nuit, ou à peu près cela, sont passés, tous ces infirmes se lèvent parfaitement sains et n'ayant plus aucun mal. Ils s'écrient alors : « Il n'y a point d'autre Dieu qu'Allah, Mohammed est son prophète, et Aly est l'ami de Dieu. » Cela est bien connu chez ces populations. Quant à moi, je l'ai entendu raconter par des personnes dignes de confiance, et je n'ai pas assisté à ladite nuit; mais j'ai vu, dans le collège des hôtes, trois hommes dont l'un était d'Erzeroum, le second d'Ispahan et le troisième du Khoraçan : tous les trois étaient paralytiques. Je les interrogeai sur leur état, et ils me dirent qu'ils n'avaient pu arriver pour la nuit de la vie, et qu'ils attendaient, à cause de cela, l'époque correspondante dans l'autre année. Les habitants de la contrée se réunissent dans la ville à l'occasion de ladite nuit, et ils y tiennent un grand marché, qui dure dix jours. On ne paye dans cette ville ni tribut, ni taxe sur les objets de consommation, et elle n'a pas de gouverneur (wâli). Celui qui exerce l'autorité est le principal des chérifs. Les habitants sont des marchands, qui voyagent dans différentes régions; ce sont des gens braves et généreux. Leur protégé n'a pas à regretter leur compagnie dans les voyages, et leur société est louée. Seulement, ils excèdent toutes les bornes en ce qui regarde Aly. Et il arrive, par exemple, dans l'Irak et ailleurs, qu'une personne tombe malade, et qu'elle fasse le vœu de se rendre au mausolée d'Aly aussitôt guérie. D'autres fois, l'individu qui aura mal à la tête en fabriquera une, soit en or ou en argent, et l'apportera au mausolée. Le chef des Alides la place dans le trésor. Il faut en dire autant pour la main, le pied et autres membres. Aussi le trésor du mausolée est-il considérable, et il contient tant de richesses qu'on n'en peut fixer la quantité.
Celui-ci est le commandant de la ville au nom du roi de l'Irak; son rang près du roi est considérable et sa dignité, élevée. Quand il voyage, il observe le même ordre que les principaux émirs; il a des drapeaux et des tambours. La musique militaire joue à sa porte soir et matin. C'est lui qui exerce le pouvoir dans cette ville, et elle n'a point d'autre gouverneur que lui. On n'y lève point de contributions ni pour le sultan, ni pour d'autres. Le chef était, lors de mon arrivée à Mechhed Aly, Nizâm eddîn Hoçaïn, fils de Tadj eddîn Alâouy, qui devait ce dernier surnom à la petite ville d'Âouah, dans l'Irak persique, et dont les habitants sont de la secte d'Aly. Avant lui, il y avait une réunion de personnages qui exerçaient l'autorité tour à tour. De ce nombre étaient les suivants :
1° Djalal eddîn, fils du Jurisconsulte;
2° Kïouâm eddîn, fils de Thâoûs;
3° Nacir eddîn Mothahher, fils du pieux chérif Chems eddîn Mohammed alawhéry, de l'Irak persique; il est actuellement dans l'Inde, parmi les favoris du roi de cette contrée ;
4° Abou Ghorrah, fils de Salim, fils de Mohannâ, fils de Djammâz, fils de Chîhah alhoçaïny almédény.
Dans son jeune âge, le chérif Abou Ghorrah était tout occupé de dévotion ainsi que de l'étude des sciences; et il fut célèbre sous ce rapport. Il habitait la noble Médine, sous la protection de son cousin, Mansour, fils de Djammâz, émir de la ville. Plus tard, il quitta Médine, se fixa dans l'Irak, et habita Hiliah. Le chef Kïouâm eddîn, fils de Thâoûs, vint à mourir, et les habitants de l'Irak s'accordèrent pour investir Abou Ghorrah de la dignité de premier chérif. Ils écrivirent dans ce sens au sultan Abou Sa’id, qui l'agréa et lui fit parvenir le yarlîgh, c'est-à-dire le diplôme d'investiture. Il reçut aussi la robe d'honneur, les drapeaux et les tambours, comme c'est l'usage pour les chefs de l'Irak. Les plaisirs du monde s'emparèrent de lui, il quitta la dévotion et la continence, et il lit un fort mauvais usage de ses richesses. On en informa le sultan, et quand Abou Ghorrah sut cela, il se mit en voyage, faisant semblant d'aller dans le Khoraçan, afin de visiter le sépulcre d'Aly, fils de Mouça arridha (l'agréé de Dieu), à Thous; mais il avait l'intention de prendre la fuite. Après son pèlerinage au tombeau d'Aly, fils de Mouça, il se rendit à Hérat, qui est aux confins du Khoraçan, et il fit savoir à ses compagnons qu'il voulait passer dans l'Inde. La plupart de ceux-ci s'en retournèrent, et il dépassa le Khoraçan pour entrer dans le Sind. Quand il eut traversé le fleuve du Sind, connu sous le nom de Pendjab, il fit battre ses tambours et sonner ses trompettes, ce qui effraya les habitants des villages. Ils pensèrent que les Tartares venaient faire une incursion, et se rendirent précipitamment dans la ville, appelée Oudja, et instruisirent son commandant de ce qu'ils avaient entendu. Celui-ci se mit à la tête de ses troupes et se prépara au combat. Il expédia des éclaireurs, qui découvrirent environ dix cavaliers et un certain nombre de gens de pied et de marchands, lesquels avaient accompagné le chérif dans sa route, et portaient avec eux des tambours et des étendards, Ils les questionnèrent touchant leur condition, et ces gens leur répondirent que c'était le chérif, chef de l'Irak, qui arrivait, se rendant chez le roi de l'Inde. Les vedettes s'en retournèrent vers l'émir, et lui expliquèrent toutes ces choses. Celui-ci conçut alors une faible idée de l'esprit du chérif, pour avoir fait déployer les drapeaux et battre les tambours en pays étranger. Le chérif entra dans la ville d'Oudja, et y resta quelque temps. Il faisait battre les tambours à sa porte matin et soir, car il était très avide de cela. L'on dit que pendant qu'il était chef des Alides de l'Irak, on frappait les timbales devant lui, et lorsque le tambour cessait de battre, il lui disait: « Ajoute un roulement, ô tambour. » Aussi finit-il par être désigné par ces paroles, en guise de surnom.
Le gouverneur de la ville d'Oudja écrivit au roi de l'Inde tout ce qui concernait le chérif, lui annonçant qu'il avait fait battre les tambours pendant la route, et à la porte de son hôtel matin et soir, et qu'il avait arboré des drapeaux. L'usage dans l'Inde est que personne ne fasse flotter de drapeau ni battre de tambour, si ce n'est celui auquel le roi en a accordé le privilège, et, en tout cas, cela n'a lieu qu'en voyage ; mais, quand on séjourne quelque part, on ne frappe le tambour qu'à la porte du roi seul. Cela est en opposition avec ce qui se pratique en Egypte, en Syrie, et dans l'Irak; car dans ces contrées, on bat les tambours à la porte des émirs. Quand le roi de l'Inde eut reçu les nouvelles concernant le chérif, il désapprouva sa conduite, la blâma et en fut ému. Peu après, celui-ci se rendit à la capitale du royaume; et pareille chose arriva de la part de l'émir Cachly khân. Le mot khân, chez ces peuples, indique le principal émir, celui qui réside à Multân, capitale du Sind. Ce personnage est fort estimé par le roi de l'Inde, qui l'appelle du nom d'oncle. Cela vient de ce qu'il a été au nombre de ceux qui ont aidé le père de ce prince, le sultan Ghiâth eddîn Toughlouk chah, à combattre le sultan Nacir eddîn Khosrow chah. Cet émir s'étant donc avancé vers la métropole du roi de l'Inde, le roi sortit à sa rencontre : et il se trouva par hasard que le chérif arrivait aussi ce jour-là, et qu'il avait précédé l'émir de quelques milles. Il faisait battre les tambours, suivant son habitude; et tout à coup il rencontre le sultan, entouré de son cortège. Le chérif s'avance alors vers le sultan et le salue. Celui-ci lui demande de ses nouvelles et ce qu'il venait faire. Après la réponse du chérif, le sultan continua son chemin, jusqu'à ce qu'il rencontrât l'émir Cachly khân. Il retourna ensuite à sa capitale; mais il ne fit aucune attention au chérif, et ne donna aucun ordre touchant son logement ou autre chose. Le roi se trouvait alors sur le point de partir pour un voyage à la ville de Daoulet Abad, qu'on appelle aussi Gatacah et Déwidjir (Déoghir). Elle est à quarante journées de distance de Dihly, métropole du royaume. Avant de se mettre en marche, le roi envoya.au chérif cinq cents dinars d'argent, dont le change, en or de Barbarie, correspond à cent vingt-cinq dinars. Il dit à la personne qu'il envoyait près d'Abou Ghorrah : « Dis-lui que s'il désire retourner dans son pays, ceci est pour ses provisions de route; s'il veut faire le voyage avec nous, ce sera pour sa dépense durant le chemin; et s'il préfère séjourner dans la capitale, cela servira à son entretien jusqu'à notre retour. » Le chérif fut attristé de cela, car il croyait que le sultan lui ferait des dons magnifiques, ainsi qu'il avait l'habitude d'en faire aux personnes de son rang. Il choisit de voyager en compagnie du sultan, et il s'attacha au vizir Ahmed, fils d'Ayas, nommé le Maître du monde. Ainsi l'appelait le roi, après lui avoir imposé ce surnom ; et tout le public en faisait autant. En effet, c'est l'usage dans l'Inde, quand le roi appelle quelqu'un d'un nom mis en rapport d'annexion avec le mot almoulc (le royaume), comme serait imad (colonne), ou thikah (confiance), ou kothb (pôle) ; ou bien d'un nom mis en rapport d'annexion avec le mot aldjihân (le monde) : par exemple, sadr (prince), etc. c'est l'usage dis-je, que le roi, ainsi que tout le monde, l'interpelle par cette dénomination. Celui qui lui adresserait la parole d'une autre manière serait nécessairement puni. Des rapports d'affection s'établirent entre le chérif et le vizir. Celui-ci le combla de bienfaits, l'honora, et s'employa si bien près du roi, qu'il finit par avoir une bonne opinion du chérif, et lui assigna deux bourgades, du nombre de celles de Daoulet Abad, en lui ordonnant d'y fixer son séjour. Ce vizir était un homme de mérite, plein de bonté, d'une nature généreuse, aimant les étrangers et les favorisant; il faisait beaucoup de bien, distribuait des aliments, et construisait des zaouïas. Le chérif resta huit ans dans ce pays, et perçut les revenus des deux bourgades ; par ce moyen, il acquit des richesses considérables. Il voulut ensuite s'en aller; mais cela ne lui fut pas possible; car ceux qui ont servi le sultan ne peuvent quitter la contrée qu'avec sa permission : et comme il est très attaché aux étrangers, il consent rarement à laisser partir un d'eux. Abou Ghorrah essaya de s'échapper par le chemin du littoral, mais il fut repoussé. Il se rendit alors à la capitale, et demanda au vizir de faire réussir son départ. Ce dernier prit de bonnes mesures à ce sujet, de sorte que le sultan accorda au nakîb la permission de sortir de l'Inde. Il lui fit cadeau aussi de dix mille dinars en monnaie du pays, dont le change en or de Barbarie est de deux mille cinq cents dinars. Il reçut cette somme dans un sac de cuir, qu'il plaça sous son matelas, et sur lequel il dormit, à cause de son attachement pour les ducats, de sa joie de les sentir, et de crainte que quelqu'un de ses compagnons ne parvînt à découvrir l'existence de ce trésor; car il était très-avare. Il fut pris d'une douleur dans le côté, par suite du contact de ce sac durant son sommeil; et le mal ayant augmenté de plus en plus, tandis que le chérif se disposait à se mettre en voyage, il unit par succomber, vingt jours après avoir reçu ledit sac de cuir. Il laissa cette somme par testament au chérif Haçan aldjérâny, qui la distribua en aumônes à un certain nombre de partisans d'Aly, domiciliés à Dihly, mais originaires du Hedjaz et de l'Irak. Les Indiens ne font pas hériter le fisc, ne saisissent point les biens des étrangers, et ne font pas de recherches à cet égard, quelle que soit leur importance. Les Nègres non plus ne mettent point la main sur les richesses d'un blanc, et ne s'en emparent pas ; elles restent seulement confiées aux plus notables d'entre les compagnons du défunt, jusqu'à l'arrivée de l'héritier légitime.
Le chérif Abou Ghorrah avait un frère, dont le nom était Kâcim, qui habita quelque temps Grenade, et épousa dans cette ville la fille du chérif Abou 'Abd Allah, fils d'Ibrahim, connu sous le nom d'Almakky. Il se transporta ensuite à Gibraltar, où il demeura, jusqu'à ce qu'il mourût martyr de la foi, dans la vallée de Corrah, sur le territoire d'Algésiras. C'était un héros invincible ; et l'on ne se hasardait pas facilement, à lutter avec lui, car sa valeur dépassait les exploits ordinaires. Ou raconte de lui à ce sujet plusieurs anecdotes qui sont devenues célèbres. Il laissa deux fils, qui restèrent sous la tutelle de leur beau-père, le chérif vertueux Abou 'Abd Allah Mohammed, fils d'Abou’lkâcim, fils de Nafis alhoçaïny alkerbélây, célèbre dans les pays barbaresques sous le nom d'Al'irâky. Il avait, en effet, épousé la mère de ces deux orphelins, après la mort de leur père; elle décéda chez lui, et il continua à être leur bienfaiteur. Que Dieu le récompense !
FIN DU TOME PREMIER.
[1] Journal asiatique, mars 1843, p. 187.
[2] Voyages d'Ibn Batoutah dans la Perse et dans l'Asie centrale, traduits par M. Defrémery, Paris, 1848, p. 100-102.
[3] Notices et extraits des manuscrits, t. XIII, p. 222.
[4] Walckenaer, Recherches géographiques sur l'intérieur de l'Afrique septentrionale, Paris, 1821, p. 29
[5] The Negroland of the Arabs examined and explained; by W. Desborough Cooley; London, 1841, in-8°, p. 70, note.
[6] Dictionnaire détaillé des noms des vêtements chez les Arabes; Amsterdam, 1845, p. vii.
[7] Tom. I, p. clvi-clxi.
[8] Journal asiatique, mars 1843, p. 184.
[9] On en trouvera un exemple dans les Voyages d'Ibn Batoutah dans la Perse et dans l'Asie centrale, traduits par M. Defrémery ; Paris, 1848, p. 25.
[10] Journal asiatique, t. II de 1850, p. 545. Cf. S. de Sacy, Journal des Savants, 1829, p. 4-7-478.
[11] Journal asiatique, août-septembre 1846, p. 217, et mars 1847, p. a53.
[12] Op. supr. laud. p. clx.
[13] Voyages dans la Perse, etc., p. 111. Cf. M. Lee, Travels of Ibn Batuta, p. 194
[14] Viaggio di Lionardo di Niccolo Frescobaldi, Fiorentino, in Egitto e in Terra Santa; Rome, 1818, in-8°, p. 92. Cette relation n'est pas aussi connue qu'elle nous paraît mériter de l'être. Un savant géographe, M. Vivien de Saint-Martin, qui tout dernièrement a eu occasion de la citer, s'est contenté de dire qu'on l'a exhumée récemment de la poussière des bibliothèques, où l'on aurait pu la laisser ensevelie sans aucun tort pour la science. (Nouvelles annales des voyages, janvier 1853, p. 42.) Ce jugement nous semble beaucoup trop sévère : nous croyons donc faire une chose utile en ajoutant, à la suite de cette préface, une courte analyse de la relation du voyageur florentin.
[15] Viaggio, p. 94.
[16] Notices et extraits des manuscrits, t. XIII, p. 335.
[17] Ibid., p. 337.
[18] Page 8. Burckhardt est aussi tombé dans cette erreur, qu'expliquent du reste les termes du préambule des deux abrégés. (Travels in Nubia, p. 488, note.)
[19] Travels in Nubia, seconde édition; Londres, 1822, in-4°, p. 487-492.
[20] « J'ai entendu parler, pendant mon séjour au Caire, d'un manuscrit complet de l'ouvrage de Ben Batouta, déposé dans la bibliothèque de la mosquée Elazhar. » (M. Jomard, Remarques et recherches géographiques, à la suite du Voyage à Tembouctou et à Jenné, par René Caillié. Paris, 1830, t. III, p. 153, note 1.)
[21] The travels of Ibn Batuta, translated from the abridged arabic manuscript copies, etc. London, 1829, in-4°, de xviii et 243 p. M. Lee a eu tort de supposer (p. xi et p 2, note) que son abrégé était le même que celui de M. Kosegarten. La version du savant anglais a été l'objet de deux intéressants articles de S. de Sacy, dans le Journal des savants, nos des mois d'août et septembre 1829.
[22] Viagens externat e dilaladas do celebre Arabe Abu Abd Allah, mais conhecido pelo nome de Ben Batuta, Lisboa, petit in-4° de vii et 533 pages.
[23] Journal asiatique, numéro de mars 1843, p. 181-246.
[24] Ibid. janvier 1849, p. 61-63.
[25] Février, mars 1847. Il y en a eu des exemplaires tirés à part. Paris, Imprimerie royale, mai 1847, in-8°, de 86 pages.
[26] Nouvelles annales des voyages, janvier, avril, juillet 1848. Il en a été fait un tirage à part. Paris, E. Thunot, 1848, in-8°, de 162 pages.
[27] Journal asiatique, juillet et septembre 1850. (Reproduit dans l'ouvrage intitulé : Fragments de géographes et d'historiens arabes et persans, inédits, relatifs aux anciens peuples du Caucase et de la Russie méridionale, par M. Defrémery, p. 137-208.)
[28] Annales des voyages, décembre 1850, janvier, mars, avril 185i. Il y en a eu des exemplaires tirés à part. Paris, E. Thunot, 1851, in-8° de 96 pages.
[29] Journal asiatique, février-mars 1851. Reproduit dans les Fragments de géographes, etc., p. 255-264.
[30] Nouvelles annales des voyages, février, mars, avril, mai 1852. Il y en a eu des exemplaires tirés à part. Paris, Arthus Bertrand, 1852, in-8° de 88 pages.
[31] Un de ces écrits se trouve dans la bibliothèque de l'université de Leyde, sous le n° 601 du Catalogue de M. R. Dozy, t. Il, p. 79, note.
[32] Journal asiatique, mars 1843, p. 183 et 244-246.
[33] De Slane, Journal asiatique, ibid. p. 242. Le mois de safer 757 correspond au mois de février 1356 de notre ère.
[34] Cité par S. de Sacy, Chrestomathie arabe, t. II, p, 48.
[35] Sur ce personnage, mort en l'année 658 (1260), voyez M. Alph. Rousseau, Journal asiatique, avril-mai 1849, P. 312, note 29, et cf. Veth et Weijers, Lobb allobâb, p. 147, note 6, et l'Histoire des Mamlouks de l'Egypte, t. I, p. 115.
[36] Voyez l'extrait du Djihân Numa, publié par S. de Sacy, d'après la traduction manuscrite d'Armain, dans sa Chrestomathie arabe, t. I, p. 481-482.
[37] Travels in Nubia, p. 418.
[38] Histoire des sultans mamlouks de l'Egypte, par Makrizi, traduite par M. Quatremère, t. II, IIe partie, p. 123, 126. Ailleurs (sub anno 708), il est nommé, dans le même ouvrage (ibid., p. 384), Seïf eddîn almulk.
[39] Makrizy, apud de Sacy, Chrest. arabe, t. II, p. 175; Orientalia, t. II, p. 379, 384.
[40] The travels of Ibn Jubair, edited from a ms., in the university library of Leyden by W. Wright. Leyden, E. J. Brill, 1852, 1 vol. in-8°.
[41] Voy. le Journal asiatique, nos de janvier et juin 1849.
[42] Viaggio di Leonardo Frescobaldi, préface de l'éditeur, p. iv, viii et 11.
[43] Viaggio, p. 65 à 72.
[44] Sur cette expression, cf. M. de Mas-Latrie, Hist. de l'île de Chypre, t. II, p. 394, note, et 350.
[45] Il est curieux de comparer avec ce passage du voyageur florentin un endroit de la relation d'Ibn Djobaïr, dans lequel le pèlerin musulman raconte les exactions que lui et ses compagnons eurent à souffrir, lors de leur débarquement à Alexandrie, de la part des officiers du sultan Saladin. Dès le jour de l'arrivée du voyageur (fin de mars 1183), les douaniers se rendirent à bord du vaisseau, par ordre de l'autorité, afin d'enregistrer tout ce qu'il apportait. Tous les musulmans qui s'y trouvaient furent mandés l'un après l'autre ; on inscrivit leur nom, leur signalement et le nom de leur pays. Chacun fut interrogé touchant les marchandises et les espèces qu'il portait avec lui, afin qu'il en payât la dîme, sans que l'on examinât s'il en avait ou non le pouvoir. Beaucoup d'entre eux étaient partis seulement pour s'acquitter du pèlerinage, et n'avaient emporté que les provisions nécessaires pour la route. Ils furent contraints d'en acquitter la dîme, sans qu'on leur demandât s'ils en avaient ou non la possibilité. On porta les mains jusque sur leur ceinture, afin de rechercher ce qui pouvait s'y trouver; puis on leur fit jurer qu'ils ne possédaient rien autre chose que ce qu'on avait découvert sur eux. Pendant tout cela, beaucoup d'effets se perdirent, par suite de la confusion et de la grande presse qui eut lieu en cette circonstance. (The travels of Ibn Jubair, p. 34, 36.) Les mêmes exactions avaient lieu dans les villes du Sa'id, situées sur le chemin des pèlerins et des voyageurs, comme Ikhmim, Koûs, Moniet Ibn Khacîb. (Ibid. p. 59.)
[46] Cf. le passage où Ibn Batoutah observe que les habitants d'Alexandrie avaient coutume de visiter les tombeaux, tous les vendredis, après la prière.
[47] Il est sans doute ici question de Deçoûk , situé dans le Gharbiyah, presque en face de Rahmâniyeh. (Voyez Abd Allatif, Relation de l'Egypte, p. 638, n° 182, et la carte de la basse Egypte, dans l'ouvrage du général Reynier, De l'Egypte après la bataille d'Héliopolis.)
[48] Frescobaldi se trompe en plaçant dans l'île de Rosette la ville de Teorgia, (Téroudjeh ou Téréoudjeh, de notre auteur, ci-dessous, p. 48, 49). Cette place était située dans la province de Bohaïreh, à une demi-journée (4 à 5 lieues) d'Alexandrie. Guillaume de Tyr en fait mention, sous le nom de Toroge (Historiens occidentaux des croisades, t. I, p. 939, sub anno 1167). Elle est aussi nommée dans l'état des provinces et des villages de l'Egypte, dressé dans l'année 1375, et l'on voit qu'à cette époque, comme du temps où Ibn D.Voutah la visita, elle était taxée, avec ses hameaux, à la somme de 72.000 dinars (Relation de l'Egypte, par Abd Allatif, p. 663, n° 93).
[49] Pages 84 à 91.
[50] Ce passage sar le jardin de Mathariyah mérite d'être rapproché de ceux que Silvestre de Sacy a rassemblés dans son beau commentaire sur Abd Allatif. (Relation de l'Egypte, p. 88 et suiv, et 525 à 527.)
[51] Cf. sur cette particularité deux anecdotes traduites par M. Grangeret de Lagrange, dans son Anthologie arabe, p. 123, 124.
[52] Il peut n'être pas sans intérêt de voir ce qu'a dit de la sépulture d'Abraham, de son fils et de son petit-fils, un voyageur allemand, contemporain d'Ibn Batoutah et antérieur de près d'un demi-siècle à Frescobaldi. Voici ce qu'on lit dans l'écrit intitulé : Sur les choses remarquables de la terre sainte et des pays environnants, depuis 1336 jusqu’à 1350..., par le sieur Rudolphe, ecclésiastique à Suchen, en Westphalie, qui a demeuré quatorze ans dans ces contrées: « Tout près de la ville (d'Hébron) et sur la montagne, il existe une belle église où sont deux cavernes pour les sépulcres des trois patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, et de leurs femmes. Les musulmans ont cette église en grande vénération, et ne permettent à aucun chrétien d'y entrer; mais les juifs y sont admis en payant. Actuellement on peut très bien voir du dehors l'intérieur de l'église ; elle est fort bien blanchie, ornée de jolies pierres, et, pour parvenir aux caveaux où sont les patriarches, on est tenu de descendre quelques degrés, comme quand on va dans une cave. » (Cf. ci-dessous.)
[53] On lit Vabalus dans l'original italien, p. 163, sans doute par une faute d'impression.
[54] Nom par lequel les Arabes désignent l'ancienne Clypea, et qui est actuellement plus connue sous la forme Klibia. (Voyez M. Cherbonneau, Nouvelles annales des voyages, février-mars, 1852, p. 140, note; et cf. le Merâcid al Itthilâ' ou Dictionnaire géographique arabe, publié par M. Juynboll, t. I, Leyde, 1851, p. 84.)
[55] On voit que notre auteur a ici confondu le lac de Borlos (ancien lac Butique) avec le lac de Tinnîs ou lac Menzaleh.
[56] Il y a une assez grave erreur dans cette assertion d'Ibn Batoutah. Les chrétiens, il est vrai, s'emparèrent de Damiette à deux reprises différentes, en 1219 et en 1249, mais ils ne détruisirent pas cette ville. Elle fut ruinée par les émirs égyptiens vers le milieu de novembre 1250, afin d'empêcher qu'elle ne fût occupée de nouveau par les Francs. (Voyez les Extraits des historiens arabes relatifs aux croisades, par M. Reinaud, p. 477, 478; la Géographie d'Aboulféda, traduite par le même, t. II, p. 160, 161 ; et l’Histoire des sultans mamlouks de l'Egypte, par Makrizi, t. I, p. 15.)
[57] Les mots signifiant « maître des pieux » sont une épithète donnée à un des Pharaons dans deux passages du Coran (xxxviii, 11 et lxxxix, 9), parce que, d'après les légendes musulmanes, il faisait attacher à quatre pieux les victimes de sa cruauté. Il passe pour l'inventeur de ce supplice.
[58] Ce passage présente des erreurs manifestes. Khân-bâlik ou Pékin est situé à quelques lieues à l'ouest du Pe-ho. Khinsa ou Hang-tcheou-fou, au contraire, se trouve sur le fleuve Kiang, à plus de deux cents lieues au midi de Pékin. Enfin, Zeitoun ou Thsiouen-tcheou-fou est placé dans le Fokien, à plus de cent trente lieues au sud de Khinsa. Mais, il n'est pas inutile de faire observer que Pékin se trouve mis en communication avec le Hoang-ho et avec Hang-tcheou-fou par le moyen du canal impérial.
[59] Notre voyageur paraît avoir placé Behnéçah sur le bord du Nil. On sait cependant que cette ville est située sur le Bahr Yousef ou canal de Joseph, autrement appelé canal du Fayoum et de Menby.
[60] L'emploi de chauffeur de bains devait paraître d'autant plus infime que, dans les contrées de l'Orient, et particulièrement en Egypte, où le bois est fort rare, on se sert surtout de fumier desséché pour alimenter le foyer des bains. (Cf. l'Histoire des Mamlouks, t. II, 3e partie, p. 12 2.)
[61] On appelait la caisse qui contenait les fonds appartenant aux orphelins et aux personnes absentes, fonds qui étaient placés sous la surveillance du kadi, « caisse de l'autorité judiciaire ». (Voy. Makrizy, apud M. Quatremère, Hist. des Mamlouks, t. II, 2e partie, p. 107, 108, note.)
[62] Ibn Batoutah se trompe en affirmant que le fleuve qui arrose Alep est celui qui passe à Hamâh, et que l'on appelle Al'âcy (le rebelle, l'Oronte). On sait que le fleuve d'Alep c'est le Kouéik, vulgairement nommé Koïk.
Dans un ouvrage publié récemment, et faisant partie de l'Univers pittoresque (Chaldée, Assyrie, Médie, etc. par M. Ferd. Hoefer), on lit (p. 15, note) que le nom d'Axios, que les Grecs ont donné à l'Oronte, vient de l'épithète Elaasi (le rebelle), que les indigènes lui attribuent à cause de sa rapidité. Il y a là une confusion assez grave. Si les Grecs ont appelé Axios le fleuve Oronte, ç'a été en souvenir du fleuve Axios (le Vardar), qui coule en Macédoine. C'est par la même raison que les Macédoniens successeurs d'Alexandre imposèrent à Chalyb ou Alep le nom de Beroca, et à Chaîzer, celui de Larissa. Les Arabes, qui ne connaissaient pas l'origine de la dénomination d'Axios, lui ont cherché une étymologie dans leur langue, et l'ont traduite par un terme signifiant « le rebelle ».
« On voit près de Schogr, dit Corancez, beaucoup de roues élevées sur les rives de 1 Oronte pour porter ses eaux dans les terres. Cet usage, généralement suivi a Hamah et dans les autres lieux où il prend son cours, a fait expliquer, par Aboulféda, le mot asi comme une épithète qui peint la nature du fleuve et son obstination à ne verser ses eaux sur ses rives que par l'effet des machines à roues, qui les enlèvent de son lit, profondément encaissé. » (Itinéraire d'une partie peu connue de l’Asie Mineure, p. 40; Cf. la Géographie d’Aboulféda, traduite par M. Reinaud, t. II, p. 61.) L’existence de roues hydrauliques sur l'Oronte, dans le voisinage de Hamâh, a été encore signalée en 1818 par les capitaines Irby et Mangles. (Travels in Egypt, and Nubia, Sryria, etc.; édition de 1844, p. 74.)
[63] Tîzîn n'est pas situé sur la route d'Alep à Kinnesrîn, puisqu'il est au nord-ouest d'Alep, tandis que Kinnesrîn en est au sud-est.
[64] Il y a sans doute dans cet endroit une lacune qui se reproduit dans tous nos manuscrits; elle existe aussi dans le manuscrit de Sidi Hamoûdah de Constantine, ainsi que nous le voyons par l'extrait que M. Cherbonneau a eu l'obligeance de nous envoyer. D'autres omissions se rencontrent plus loin dans ce même chapitre, et nous en avertissons ici une fois pour toutes. On comprendra aisément que la traduction de ce morceau ne soit point satisfaisante ; mais il nous a été impossible de mieux faire en présence d'une telle rédaction. Dans tout autre système d'explication, nous pensons qu'on se trouvera arrêté par des impossibilités chronologiques et autres, encore plus considérables.
[65] Dans la seconde partie de son ouvrage (ms. 909, fol. 119 v.), Ibn Batoutah appelle encore ce prince Chems eddîn Lalmich, en épelant de nouveau ce dernier mot lettre par lettre. Mais la vraie leçon paraît être Altmich, d'un mot turc qui signifie « soixante », et fait allusion au nombre de toumans, ou pièces d'or, pour lequel Chems eddîn avait été acheté par Kothb eddîn Aïbek, dont il dépouilla ensuite le fils et successeur, Arâm chah, en l'année 607 (1211). Le nom d'Altmich, et ses variantes, Iltmich, et Alîtmich, se rencontrent tant dans les historiens persans que sur les médailles. Une de celles-ci en présente même cette transcription sanscrite : Lititimisi. (Voyez Edw. Thomas, On the coins of the Patan Sultans of Industan, London, 1847, p. 12-17 et d'Herbelot, Bibliothèque orientale, au mot Iletmische.)
[66] Le prône, chez les musulmans, est divisé en deux parties; et celles-ci sont appelées les deux khothba. Le ministre officiant, ou khathîb, fait une pause entre elles, et s'assied pendant quelques minutes en récitant tout bas des versets du Coran, auxquels les muezzins répondent en plain-chant amîn, amîn.
La première partie ne parle que de Dieu, du Prophète, des quatre premiers khalifes, et des disciples leurs contemporains; la seconde fait mention du pontife qui occupe la chaire de Mahomet et de ses héritiers. (Voyez Tableau général de l'empire othoman, par M. d'Ohsson, édit. in-8°, t. II, p. 196, 206, 207 et 216.)
[67] Notre auteur, à l'instar de beaucoup d'Orientaux, écrit tantôt 'Arafah et tantôt 'Arafat. C'est une seule et même localité.