Antar

AMRO'LKAÏS (IMROULCAYS)....

 

امرؤ القيس بن حجر بن الحارث الكندي

 

MOALLACA

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

 

MOALLACA D'IMROULCAYS.

 

Demeurons ici pour pleurer au souvenir de ma bien-aimée, et de cette habitation chérie située autrefois au lieu où se terminent ces collines de sable, entre Dakhoul, Haumal,

Taudhib, et Micrât; le souffle croisé des vents du nord et du midi n'en a pas détruit entièrement les vestiges.

Mes compagnons, sensibles à ma peine, arrêtent leurs montures. « Ne te laisse pas accabler, me disent-ils, par cette mortelle douleur, et rappelle ton courage. »

Ah! le seul remède à mes maux est de verser d'abondantes larmes. Ou plutôt, à quoi me serviront mes larmes mêmes dans cette solitude qui ne présente à mes yeux que des traces presque effacées ?

C'est ainsi que j'ai perdu Oumm-el-Howayrith et sa compagne Oumm-Errebâb, que j'aimai jadis à Mâcel.

Lorsqu'elles paraissaient, l'air était embaumé autour d'elles, comme si le zéphyr eût apporté à l'odorat le parfum de l'œillet.

Séparé d'elles, je me suis livré aux regrets; mes pleurs ont inondé mon sein et baigné mon baudrier.

Mais quoi! n'ai-je pas aussi passé des jours heureux auprès des belles ? surtout ce jour à Dârat-Djoldjol,

où j'égorgeai ma chamelle pour offrir un repas aux jeunes filles? Quelle idée charmante elles eurent alors de partager entre elles la charge de ma monture !

Elles s'étaient distribué les morceaux de sa chair, à laquelle était attachée une graisse semblable aux franges d'une blanche étoffe de soie.

Ce moment est encore présent à ma mémoire, où j'entrai dans la litière d'Oneyza, de ma chère Oneyza ! « Que Dieu te punisse! me dit-elle; tu me forceras d'aller à pied. »

Notre poids faisait incliner le palanquin. « Imroulcays, disait-elle, tu écrases mon chameau ; descends.

« Va, lui répondis-je, laisse à ton chameau la bride flottante, et ne me prive pas du bonheur de caresser tes appas.

« J'ai courtisé plus d'une beauté comme toi : la femme enceinte m'a reçu la nuit dans sa demeure; celle qui allaitait un jeune enfant, dont le col était garni d'amulettes, a oublié pour moi son nourrisson.

« S'il poussait derrière elle des cris plaintifs, elle se tournait à demi de son côté, et m'abandonnait encore la moitié de ses charmes. »

Un jour, sur la colline de sable, ma maîtresse me repoussa avec sévérité, et s'engagea sans retour, par un serment, à ne plus m'écouter.

O Fatima, ne m'accable pas de tant de rigueur. Si ta résolution de rompre avec moi est inébranlable, du moins ne romps pas si cruellement.

Tu abuses de l'empire que te donne sur moi la passion qui me dévore, et de la soumission que j'ai toujours montrée pour tes volontés.

Si quelque chose en moi t'a déplu, détache doucement mon cœur du tien, et rends-lui sa liberté.

N'as-tu répandu autrefois des larmes que pour lancer de tes yeux des traits plus sûrs contre ce cœur devenu la victime?

Une jeune vierge était renfermée dans un séjour dont l'imagination même n'osait franchir l'enceinte ; j'ai pu goûter à loisir le bonheur de la voir.

Pour parvenir jusqu'à elle, j'ai passé à travers ses gardiens, qui brûlaient du désir de m'immoler en secret.

Lorsque les Pléiades paraissaient dans le ciel, brillantes comme une ceinture parsemée de pierreries,

je me suis introduit auprès d'elle. Dépouillée de ses vêtements de jour, couverte seulement d'une tunique légère, elle m'attendait derrière la portière de sa tente.

« Au nom de Dieu ! me dit-elle en m'opposant une feinte réserve, ne saurais-tu maîtriser tes sentiments? La raison ne mettra-t-elle jamais un frein à ta folle ardeur? »

Bientôt je l'emmène avec moi. Nous marchons; elle laisse sa tunique brodée traîner sur la poussière, pour effacer l'empreinte de nos pas.

Lorsque nous fûmes hors du camp de la tribu, et qu'une vallée entourée d'une chaîne de collines nous eut offert un asile assuré,

alors j'attirai doucement vers moi la tête de ma bien-aimée, qui se pencha amoureusement sur mon sein. Elle a la taille effilée, la jambe bien fournie;

son corps svelte et blanc n'est pas surchargé d'un mol embonpoint; sa gorge a le poli d'un miroir.

Elle est comme la perle vierge, dont la nacre a une blancheur légèrement nuancée de jaune, et qui a été alimentée au fond des mers par une eau bienfaisante.

Si elle se détourne, elle montre le profil d'une joue charmante ; si elle regarde en face, ses yeux ont la même expression que ceux de l'antilope de Wadjra veillant sur son jeune faon.

Son col, comme celui du rîm,[1] se redresse avec élégance; mais le col du rîm n'est point paré des ornements qui décorent le sien.

Ses longs cheveux, d'un noir foncé, tombent avec grâce sur ses épaules, et ressemblent par leur épaisseur au rameau de dattier chargé de grappes pressées.

Ils forment des boucles qui se relèvent naturellement ; les liens, qui en réunissent quelques touffes, disparaissent au milieu des nattes tressées ou flottantes.

Sa taille est fine et ronde comme une courroie tordue ; sa jambe a la couleur agréable du jonc né à l'ombre du palmier dont le pied est bien arrosé, dont les branches se courbent sous le poids des fruits.

Le matin, des parcelles de musc sont éparses sur son lit. Elle sommeille longtemps après le lever du soleil; elle n'a pas besoin de prendre le vêtement léger et la ceinture du travail.

Sa main est douce, et ses doigts délicats sont pareils aux insectes qui rampent dans les sables de Zhibi, ou aux cure-dents faits de bois d'ishil.

L'éclat de son front dissipe les ténèbres de la nuit, comme le flambeau allumé par le pieux solitaire dans son humble retraite.

Voilà la beauté sur laquelle le sage jette des regards de désir et d'amour; beauté au port gracieux et élevé, dont l'âge heureux est l'époque du passage de l'enfance à l'adolescence.

Le temps calme le délire des amants ordinaires; mais rien, ô ma maîtresse, ne peut faire oublier à mon cœur la passion qu'il ressent pour toi.

Combien de fois j'ai repoussé les avis prudents et les justes reproches des censeurs rigides qui blâmaient mon ardeur!

Souvent, pour éprouver ma constance, une nuit, aussi affreuse que les vagues de la mer en courroux, m'a enveloppé dans ses ombres, et a versé sur moi mille soucis.

Lorsqu'elle prolongeait sa durée entre ses premiers instants déjà éloignés et son terme qui paraissait reculer sans cesse,

je lui ai dit : « O nuit, si lente dans ta marche, fais enfin place à l'aurore, quoique l'aurore ne doive point me rendre plus heureux ! »

Quelle nuit! les étoiles immobiles semblaient attachées à des rochers par d'invincibles liens.

[2]Souvent encore, humble et patient, j'ai porté sur mes épaules les outres de mes compagnons.

J'ai traversé des vallées stériles, désertes, où le loup, comme un joueur ruiné chargé de famille, errait en hurlant.

J'ai répondu à ses cris lugubres, et je lui ai dit : « Ton sort, comme le mien, est d'être pauvre, puisque non plus que moi tu ne sais pas amasser.

« Tous deux nous abandonnons aux autres ce que nous obtenons de la fortune; celui qui nous imite finit par tomber dans la misère. »

Dès le point du jour, lorsque l'oiseau est encore dans son nid, je pars monté sur un cheval de haute taille, au poil ras, dont la vitesse assure le succès de mâchasse.

Docile au frein, il sait également attaquer et éviter, poursuivre et fuir. Sa force et son impétuosité sont celles d'un quartier de roc qu'un torrent précipite du haut d'une montagne.

Sa couleur est baie; la selle peut à peine se fixer sur son dos, semblable à la pierre polie sur laquelle l'onde glisse avec rapidité.

Il est maigre et plein de feu. Lorsqu'il se livre à son ardeur, il fait entendre dans sa course un son pareil au bruit de l'eau qui bouillonne dans une chaudière.

Après une longue carrière il vole encore légèrement, tandis que les meilleurs coursiers, épuisés de fatigue, laissent tomber pesamment leurs pieds, et font lever la poussière même sur un terrain ferme et battu.

Il renverse le jeune homme dont le poids est trop faible pour lui, et fait flotter au gré des vents les vêtements du cavalier qui le charge davantage, et sait le manier avec plus d'énergie.

Ses mouvements sont aussi prompts que la rotation du jouet sur lequel la main de l'enfant a roulé une ficelle de plusieurs bouts noués ensemble.

Il a le flanc court de la gazelle, le jarret sec et nerveux de l'autruche; son trot est l'allure accélérée du loup, son galop la course du jeune renard.

Son corps est large. Sa queue épaisse, quand on le regarde par derrière, remplit tout l'intervalle de ses jambes; elle ne tombe pas jusqu'à terre, et il ne la porte pas de côté.

Lorsqu'il est lancé, son dos est dur et uni comme le marbre lisse sur lequel on écrase la coloquinte, ou qui sert à la nouvelle mariée pour broyer ses parfums.

Le sang des animaux agiles qu'il a gagnés de vitesse, séché sur son encolure, ressemble à la teinture extraite du henné, qui déguise la blancheur d'une barbe soigneusement peignée.

J'aperçois un troupeau de génisses sauvages ; elles marchent comme les jeunes filles, vêtues de robes traînantes, qui tournent autour de l'image de leur divinité.

A mon approche elles prennent la fuite : on croirait voir les onyx blancs, bordés de noir, dont est parsemé le collier d'un enfant de noble famille.

Mon coursier a bientôt atteint celles qui sont en tête de la bande; les autres, qu'il a laissées derrière lui, n'ont point encore eu le temps de se disperser.

Il joint successivement le taureau et la génisse, sans interrompre l'élan de sa course, et sans être baigné de sueur.

Pendant le reste de la journée, les cuisiniers s'occupent d'apprêter le gibier : ils en font rôtir une partie sur des charbons; ils font cuire l'autre dans des marmites, et s'empressent de nous l'offrir.

Le soir arrive, et les yeux n'ont pu encore embrasser qu'à peine toutes les perfections de mon coursier. Si le regard s'élève vers sa tête, la beauté de ses jambes l'invite en même temps à s'abaisser pour les admirer.

Il passe la nuit sellé et bridé, toujours devant moi, sans aller au pâturage.

Ami, vois-tu la lueur de ces éclairs qui semblent être des mains agiles, et qui brillent au-dessus de ces nuées amoncelées qu'ils couronnent?

Ils jettent une lumière plus vive que les lampes du cénobite dont la main a prodigué sur les mèches torses l'huile exprimée du sésame.

Je m'arrête pour les observer; mes compagnons s'arrêtent avec moi, entre Dhâridj et Odhayb. A quelle immense distance était le tableau qui fixait mon attention !

L'orage, autant que ma vue pouvait en juger, s'étendait à droite sur le mont Catan, à gauche sur les monts Setâr et Yadhbal.

Il a répandu sur Coutayfa des torrents qui ont renversé les plus grands arbres;

il a envoyé sur le sommet de Kenan une ondée qui a obligé les chevreuils à déserter leurs retraites.

A Taymâ, la tempête n'a laissé debout ni un palmier, ni une maison; les citadelles construites d'énormes blocs de pierre ont seules résisté à ses efforts.

Le mont Thabîr, au milieu des nuées qui se résolvaient en pluie, semblait un vieillard vénérable enveloppé dans un manteau rayé.

Au matin, la cime du Moudjaymir, sillonnée par les eaux et couverte de débris, paraît comme le peloton d'un fuseau.

L'orage, en déchargeant ses flots dans la plaine de Ghabît, y a fait renaître la verdure et éclore les fleurs; tel le marchand du Taman, lorsqu'il fait halte, ouvre ses ballots et déploie mille étoffes variées.

Les oiseaux de la voilée gazouillent de joie, comme s'ils s'étaient enivrés dès l'aurore d'un vin piquant et délicieux.

Les lions, que les courants ont emportés et noyés dans la nuit, gisent étendus au loin, ainsi que les faibles et viles plantes déracinées, éparses sur le sol.

 


 

[1] Sorte de gazelle blanche.

[2] Plusieurs commentateurs pensent que ce vers et les trois suivants ont été interpolés dans la moallaca d'Imroulcays, et qu'ils appartiennent en réalité à Téabbata-Charran.