Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
Parmi les personnages qui figurent dans l'histoire des juifs d'Espagne, il y en a peu qui inspirent autant d'intérêt que Samuel ha-Lévi et son fils Joseph, qui, au XIe siècle, remplirent successivement l'emploi de vizir à la cour des princes berbers de Grenade; mais après les détails que M. Munk a donnés sur eux dans le Journal asiatique de septembre 1850 (IVe série, t. XVI, p. 201 et suiv.) et ceux que j'ai donnés moi-même dans l'Introduction qui accompagne mon édition de la Chronique d'Ibn-Adhârî (p. 80 — 102), je n'osais guère me flatter de l'espoir qu'on pût encore trouver chez les auteurs arabes, je veux dire chez ceux que nous possédons en Europe, des renseignements nouveaux sur ces deux vizirs juifs. Je fus donc agréablement surpris lorsque j'en trouvai dans un ouvrage où je ne les cherchais nullement.
On sait qu'Ibn-al-Khatîb, le célèbre vizir grenadin, a écrit, dans la seconde moitié du XIVe siècle, un livre fort instructif qui porte le titre de: al-Ihâta fî tarîkhi Gharnâta, et qui contient des notices biographiques sur les hommes illustres qui étaient nés à Grenade ou qui du moins avaient séjourné quelque temps dans cette ville. M. de Gayangos en possède le premier volume; le second se trouve dans la Bibliothèque de l'Escurial. Un abrégé de l’Ilhâta a paru en 1391, dix-sept années après la mort d'ibn-al-Khatîb, sous ce titre: Marcaz al-ihâta bi-odabâi Gharnâta. Il a été fait par un homme de lettres égyptien, nommé Bedr-ad-dîn Bechtekî. L'abréviateur n'a conservé en général que les articles relatifs aux hommes de lettres, en supprimant presque tous ceux qui se rapportent aux princes, aux ministres, aux généraux, aux théologiens etc., et Maccarî, qui parle avec quelque détail de cet abrégé, a calculé qu'il contient seulement un quart de l'ouvrage original; mais malgré les retranchements considérables que l'abréviateur a cru devoir faire, son livre est cependant fort utile, parce qu'il a été rédigé sur une édition beaucoup plus complète que celle que nous possédons. Aussi y trouve-t-on des poésies et même des articles entiers qu'on chercherait en vain dans l’Ilhâta.
La Bibliothèque de Paris possède le second volume du Marcaz ; celle de Berlin a fait récemment l'acquisition d'un exemplaire complet. Ce volume, que M. Petermann a acheté en Orient, a été achevé de copier dans l'année 1039 de l'Hégire, 1630 de notre ère. L'écriture (neskhî) en est belle, et en général il est assez correct ; on regrette seulement que les premières pages y manquent.
Dans ce manuscrit, qu'on a eu la bonté de me prêter, j'ai trouvé des détails inconnus et curieux sur un ennemi juré des vizirs juifs de Grenade. L'article que j'ai en vue et qui manque dans le manuscrit de M. de Gayangos, roule sur le théologien Abou-Ishâc d'Elvira. Tout ce que nous savions jusqu'à présent sur ce personnage, c'est qu'il composa contre les juifs de Grenade un poème qui, dans le temps, eut une grande vogue et qui prépara la sanglante catastrophe dont Joseph et ses coreligionnaires furent les victimes. Maccarî en cite cinq vers que M. Munk a publiés et traduits; mais Ibn-al-Khatîb en donne quarante-sept, et il nous fournit en outre des notices intéressantes sur celui qui les composa. Je crois donc faire une chose utile en traduisant cet article.
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« Abou-Ishâc d'Elvira, Ibrahim ibn-Masoud ibn-Saîd, de la tribu de Todjîb, le dévot, l'excellent et le pieux faqui, l'homme de lettres, le traditionnaire.
« Il rapporta des traditions relatives au Prophète qu'il avait apprises de la bouche d'Ibn-abî-Zamanain.
[1] Expulsé de la capitale par le prince Abou-Manâd Bâdîs ibn-Habbous, auprès duquel il avait été calomnié par le vizir juif Yousof (Joseph), fils d'Ismâîl (Samuel) ibn-Naghdéla, il s'établit à Elvira où il se livra tout entier à la dévotion. Un de ses poèmes, qui resta gravé dans la mémoire des hommes et dans lequel il excitait les Cinhédjites contre ce juif, fut la cause de la mort de ce dernier, car, s'étant mis en insurrection, les Cinhédjites assaillirent le palais du sultan et tuèrent le juif qui y avait cherché un refuge. Ses coreligionnaires devinrent aussi les victimes de leur fureur. Sâlimî raconte qu'environ quatre mille juifs furent massacrés à cette occasion, et que leurs biens furent pillés. Ceci arriva le samedi 11 Çafar de l'année 459.[2]« Les poèmes religieux d'Abou-Ishâc sont si renommés que les conducteurs des convois funèbres, les muezzins et les prédicateurs en savent par cœur un grand nombre. En voici un échantillon:
« Va, mon messager, va saluer la colline et ses habitants, et souhaite-leur toutes sortes de prospérités! Lorsque j'y fus arrivé, mes soucis se dissipèrent et j'y goûtai un doux repos. Ce n'est pas que dans son voisinage il n'y ait une foule de loups,[3] mais ces loups sont inoffensifs comme des faquis. Je n'y ai pas regretté l'absence de mes frères, car j'ai éprouvé que c'est d'eux que nous viennent la plupart de nos malheurs. Ce qui m'a dégoûté du monde, c'est que j'ai vu que les honneurs et les dignités ne sont pas le partage de ceux qui les méritent. Ne trouvant personne digne de mon amitié, j'ai préféré vivre dans l'isolement. »
« Les vers suivants sont aussi remarquables:
« Aide-moi, Seigneur, car les forces me manquent, et pardonne-moi, car je pèche à chaque instant. Si tu me punis, j'avoue que je mérite tes châtiments ; mais j'espère que tu seras clément pour moi. Quel est celui qui pardonnerait, si le Tout-Puissant ne pardonnait pas, même au plus grand pécheur ? »
« Dans son poème contre les juifs on trouve ces vers :
« Va, mon messager, va rapporter à tous les Cinhédjites, les pleines lunes et les lions de notre temps, ces paroles d'un homme qui les aime, qui les plaint et qui croirait manquer à ses devoirs religieux s'il ne leur donnait des conseils salutaires:
« Votre maître a commis une faute dont les malveillants se réjouissent: pouvant choisir son secrétaire parmi les croyants, il l'a pris parmi les infidèles! Grâce à ce secrétaire, les juifs, de méprisés qu'ils étaient, sont devenus des grands seigneurs, et maintenant leur orgueil et leur arrogance ne connaissent plus de limites. Tout à coup et sans qu'ils s'en doutassent, ils ont obtenu tout ce qu'ils pouvaient désirer; ils sont parvenus au comble des honneurs, de sorte que le singe le plus vil parmi ces mécréants compte aujourd'hui parmi ses serviteurs une foule de pieux et dévots musulmans. Et tout cela, ce n'est pas à leurs propres efforts qu'ils le doivent; non, celui qui les a élevés si haut est un homme de notre religion !... Ah ! pourquoi cet homme ne suit-il pas à leur égard l'exemple que lui ont donné les princes bons et dévots d'autrefois ? Pourquoi ne les remet-il pas à leur place, pourquoi ne les rend-il pas les plus vils des mortels ? Alors, marchant par troupes, ils mèneraient au milieu de nous une vie errante, en butte à notre dédain et à notre mépris ; alors ils ne traiteraient pas nos nobles avec hauteur, nos saints avec arrogance; alors ils ne s'assiéraient pas à nos côtés, ces hommes de race impure, et ils ne chevaucheraient pas côte à côte des grands seigneurs de la cour!
« O Bâdîs! Vous êtes un homme d'une grande sagacité et vos conjectures équivalent à la certitude: comment se fait-il donc que vous ne voyiez pas le mal que font ces diables dont les cornes se montrent partout dans vos domaines? Comment pouvez-vous avoir de l'affection pour ces bâtards qui vous ont rendu odieux au genre humain ? De quel droit espérez-vous d'affermir votre pouvoir, quand ces gens-là détruisent ce que vous bâtissez ? Comment pouvez-vous accorder une si aveugle confiance à un scélérat et en faire votre ami intime ? Avez-vous donc oublié que le Tout-Puissant dit dans l'Écriture qu'il ne faut pas se lier avec des scélérats ? Ne prenez donc pas ces hommes pour vos ministres, mais abandonnez-les aux malédictions, car toute la terre crie contre eux; bientôt elle tremblera et alors nous périrons tous!... Portez vos regards sur d'autres pays et vous verrez que partout on traite les juifs comme des chiens et qu'on les tient à l'écart. Pourquoi vous seul en agiriez-vous autrement, vous qui êtes un prince chéri de vos peuples, vous qui êtes issu d'une illustre lignée de rois, vous qui primez vos contemporains, de même que vos ancêtres primaient les leurs?
« Arrivé à Grenade, j'ai vu que les juifs y régnaient. Ils avaient divisé entre eux la capitale et les provinces; partout commandait un de ces maudits. Ils percevaient les contributions, ils faisaient bonne chère, ils étaient magnifiquement vêtus, au lieu que vos hardes, ô musulmans, étaient vieilles et usées. Tous les secrets d'Etat leur étaient connus ; quelle imprudence que de les confier à des traîtres! Les croyants faisaient un mauvais repas à un dirhem par tête; mais eux, ils dînaient somptueusement dans le palais. Ils vous ont supplantés dans la faveur de votre maître, ô musulmans, et vous ne les en empêchez pas, vous les laissez faire ? Leurs prières résonnent tout comme les vôtres; ne l'entendez-vous pas, ne le voyez-vous pas ? Ils tuent des bœufs et des moutons sur nos marchés, et vous mangez sans scrupule la chair des animaux tués par eux! Le chef de ces singes a enrichi son hôtel d'incrustations de marbre ; il y a fait construire des fontaines d'où coule l'eau la plus pure, et pendant qu'il nous fait attendre à sa porte, il se moque de nous et de notre religion. Dieu, quel malheur ! Si je disais qu'il est aussi riche que vous, ô mon roi, je dirais la vérité. Ah! hâtez-vous de l'égorger et de l'offrir en holocauste; sacrifiez-le, c'est un bélier gras ! N'épargnez pas davantage ses parents et ses alliés; eux aussi ont amassé des trésors immenses. Prenez leur argent; vous y avez plus de droit qu'eux. Ne croyez pas que ce serait une perfidie que de les tuer ; non, la vraie perfidie, ce serait de les laisser régner, ils ont rompu le pacte qu'ils avaient conclu avec nous; qui donc oserait vous blâmer si vous punissez des parjures? Comment pourrions-nous aspirer à nous distinguer, quand nous vivons dans l'obscurité et que les juifs nous éblouissent par l'éclat des grandeurs? Comparés avec eux, nous sommes méprisés, et l'on dirait vraiment que nous sommes des scélérats et que ces bommes-là sont d'honnêtes gens ! Ne souffrez plus qu'ils nous traitent comme ils l'ont fait jusqu'à présent, car vous nous répondrez de leur conduite. Rappelez-vous aussi qu'un jour vous devrez rendre compte à l'Eternel de la manière dont vous aurez traité le peuple qu'il a élu et qui jouira de la béatitude éternelle ! »
« Ce poème fut la cause de la ruine des juifs.
« Le juif maudit dont il a été question, était tellement rempli de présomption et d'orgueil, qu'il eut l'audace de tourner en ridicule certains versets du Coran et de déclarer en public que les dogmes musulmans étaient absurdes. Dieu l'en a puni d'une manière terrible!
« Je possède une copie que j'ai faite moi-même du traité que le vizir Abou-Mohammed ibn-Hazm a composé pour réfuter les objections faites par ce juif contre plusieurs versets du Coran.
« Abou-Ishâc mourut vers la fin de l'année 459. Il fut enterré à Elvira.
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Quelques poésies d'Abou-Ishâc se trouvent aussi chez Maccarî. Je crois devoir en traduire les plus remarquables, celles qui peignent le mieux le caractère de cet homme.
Le spéculateur le plus malheureux, c'est le savant, quand il imite la foule qui tâche de s'enrichir. Il échange alors ses pieux sentiments contre la soif des richesses. Les gains illicites n'apportent pas le bonheur, et même il est rare que celui qui fait des profits légitimes entre dans le ciel. Contente-toi donc du nécessaire sans ambitionner le superflu, car un jour tu devrais rendre un compte terrible de l'usage que tu en aurais fait.
Voyez-le, celui qui hier encore était si riche! Dans son fol orgueil il s'imaginait que la fortune ne l'abandonnerait jamais; plein d'audace et de présomption, il se drapait majestueusement dans son manteau de pourpre. Les coups du sort viennent de le lui enlever: le voilà maintenant qui se promène couvert de vieux haillons! Ne compte, donc pas sur la richesse; elle cède bien vite la place à la pauvreté, car la fortune est variable. Le nécessaire suffit, et il ne faut jamais tâcher de s'enrichir.
Mes enfants meurent l'un après l'autre, et je sais que je les suivrai bientôt. Je les porte à la tombe, je suis là quand on les enterre, et pourtant je n'en vois rien: je ressemble à un homme qui ne dort pas, mais qui cependant a les yeux fermés.
La vieillesse donne d'utiles conseils aux sots et aux sages ; mais ceux-ci y prêtent l'oreille et ceux-là n'y font pas attention. Jusques à quand m'occuperai-je de choses futiles et me laisserai-je tromper par des espérances illusoires ? Un vieillard qui se livre au plaisir donne au monde le plus triste spectacle qu'on puisse voir. Sa beauté, à lui, c'est la piété ; il ne lui sied pas d'être épris de deux beaux yeux; hélas! ce qui autrefois était pour lui un plaisir, lui arrache maintenant des cris de douleur.[4] Quand il était jeune encore, on le comparait à la lune dans son plein; maintenant on le compare à une étoile presque imperceptible de la grande Ourse. Las de la vie, il voudrait pouvoir désirer encore, et il se rappelle avec d'amers regrets le temps où il pouvait s'abandonner à tous les caprices de son imagination.
Le sot rit aux éclats, quand il voit un vieillard qui soupire et qui pleure ses péchés. Qu'il rie tant qu'il veuille! je sais que les exhortations seraient perdues pour lui; mais qu'il avoue du moins qu'à son âge le vieillard doit garder la continence. Il a perdu ses enfants, et pourtant, au lieu de voir dans ce malheur un avertissement salutaire, il s'est laissé emporter encore davantage par le tourbillon du monde. Ah! qu'il serait à plaindre, s'il ne s'y arrachait pas au moment où il touche au terme de sa vie!
(Cette pièce est la dernière que composa Abou-Ishâc. Il la récita sur son lit de mort, lorsqu'un vizir grenadin, qui prenait intérêt à lui et qui était venu lui rendre visite dans son étroite cabane, lui eut offert une demeure plus convenable.)
On m'a demandé si je ne désirais pas posséder une belle maison. Non, ai-je répondu, une chaumière est déjà beaucoup pour un misérable mortel. S'il n'y avait point d'hiver, point de chaleur brûlante, point de voleurs qui peuvent m'enlever mon pain, point de femmes qu'il faut dérober aux regards indiscrets, je me bâtirais une maison semblable à celle de l'araignée.
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Je ne sais si je me trompe, mais je crois que l’auteur du poème contre les juifs était plutôt un ambitieux désappointé qu'un fanatique sincère. De son propre aveu, sa jeunesse avait été orageuse; vivant au milieu d'une société spirituelle, mais légère et corrompue, il avait bu copieusement à la coupe des plaisirs, et même la perte de ses enfants, si douloureuse qu'elle fût, ne l'avait pas ramené à une vie plus réglée. L'amour épuisé, des passions non moins énergiques vinrent dominer son âme. D'abord, la soif des richesses. Cette passion, il la combat à chaque instant dans ses vers ascétiques; mais l'acharnement même qu'il met à la flétrir est à nos yeux une preuve que lui aussi n'avait pas été insensible à l'appât de l'or, et peut-être ne se mit-il à mépriser la richesse qu'après qu'il eut fait de vains efforts pour l'acquérir. Plus tard, ce fut le tour de l'ambition. Il essaya d'obtenir à la cour un rang auquel sa naissance semblait lui donner des droits. Il n'y réussit pas. Joseph déjoua ses manœuvres et l'envoya en exil. Alors, mais alors seulement, il s'avisa de se jeter dans la dévotion. C'était peut-être le seul parti qui lui restât à prendre, mais ce n'était pas sa vocation: il n'était pas fait pour une vie de réflexion et de repos; son organisation lui rendait impossibles les devoirs rigides que le mysticisme impose. Révéré comme un suint par la foule ignorante, il ne se consola cependant ni d'avoir perdu les ardentes voluptés de sa jeunesse, ni d'avoir été frustré dans ses rêves de puissance et de gloire. Se venger de Joseph, telle fut désormais sa pensée dominante, sinon unique ; et pour atteindre ce but, il composa son poème virulent contre les juifs. Le sentiment qui y prédomine est bien moins le fanatisme religieux que l'orgueil blessé du noble arabe, qui se voit supplanté par des hommes d'une race, qu'il méprise. En homme habile et adroit qu'il était, Abou-Ishâc savait à merveille comment il fallait s'y prendre pour ameuter la foule; exploitant les passions les plus basses des ignorants et cupides Berbers, il leur reproche leur pauvreté et leur dit tout crûment que, pour s'enrichir, ils n'ont qu'à piller les juifs, en commençant par Joseph, le plus riche de tous. Le succès couronna son entreprise : peu de temps avant sa mort, il eut la satisfaction de pouvoir se dire qu'il avait vengé et l'insulte faite à la religion musulmane et sa propre injure, qui lui tenait bien plus au cœur.
[1] C'était un des théologiens les plus célèbres de son époque.
[2] Le massacre des juifs eut lieu le 30 décembre 1066, et Ibn-al-Kiatîb aurait dû nommer le 9 Çâfar, qui, dans l’année 459, tombait réellement un samedi.
[3] D'hommes sauvages, de Berbers.
[4] J'ai été obligé de gazer ici l'expression un peu trop crue de l'original.