Abd.Errazzak

ABD-ERRAZZAK SAMARKANDI

EXTRAITS DE L’OUVRAGE PERSAN QUI A POUR TITRE MATLA-ASSAADEÏN OU-MADJMA-AL-BAHREÏN

INTRODUCTION

PARTIE I

 

Traduction française : Mr. QUATREMERE

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 


ABD-ERRAZZAK SAMARKANDI

EXTRAITS DE L’OUVRAGE PERSAN QUI A POUR TITRE[1]

MATLA-ASSAADEÏN OU-MADJMA-AL-BAHREÏN

MÉMOIRES HISTORIQUES

Sur la vie du sultan Schah-rokh,

par M. Quatremère,

membre de l'Institut.

 

INTRODUCTION

Il est peu d'époques de l'histoire orientale qui présentent une série de faits aussi multipliés et aussi intéressants que le règne de Schah-rokh, et sur lesquelles nous possédions des renseignements aussi abondants et aussi authentiques; et j'ai-toujours été surpris que, parmi les savants versés dans la connaissance de la littérature de l'Orient, aucun n'ait encore entrepris d'écrire l'histoire de ce règne. J'ai pensé qu'un pareil travail, exécuté avec une fidélité scrupuleuse, ne pouvait manquer d'offrir quelque chose de neuf, et, par conséquent, de procurer quelque satisfaction aux personnes qui prennent plaisir à étudier les annales des différents peuples et à y chercher moins un frivole amusement que des instructions utiles.

Depuis l'époque où je rédigeais ces observations, un écrivain anglais, M. Price, a rempli en partie cette lacune que je viens de signaler (Chronological retrospect, or Memoirs of the principal events of the Mohammedan history, vol. III, p. 485 et suivantes); mais, tout en rendant justice à son estimable ouvrage, j'ai pensé que Ion verrait avec plaisir une narration plus étendue, tirée entièrement des mémoires rédigés par des historiens que leur position mettait à même d'être parfaitement instruits de tous les événements qu'ils racontent.

Les sources où j'ai puisé les matériaux de mon travail sont, comme je viens de le dire, des ouvrages importants. Ou doit mettre au premier rang l'histoire intitulée Matla assaadeïn (le Lever des deux astres heureux), composé en persan par Abd-errazzak-Samarkandi, qui était contemporain des faits qu'il raconte, et dont l'ouvrage est, sans contredit, un des plus curieux et des plus véridiques qui aient été écrits dans les langues de l'Orient. Mirkhond, qui avait également vu les faits qu'il rapporte, est encore pour nous un guide parfaitement sûr. Il faut joindre à son histoire, comme un complément nécessaire, les ouvrages de Khondémir, fils de Mirkhond, et surtout son excellente chronique intitulée Habib-assiiar (l’Ami des biographies), qui est, sous tous les rapports, un recueil aussi important qu'instructif. D'autres écrivains, qu'il est inutile d'énumérer ici, m'ont fourni également des détails plus ou moins précieux que je n'ai eu garde de négliger.

Comme le Matla assaadeïn est, ainsi que je viens de le dire, l'ouvrage fondamental où l'on peut puiser des renseignements sur le règne de Schah-rokh, j'ai pensé que je devais, en commençant mon travail, faire connaître d'une manière spéciale le mérite de ce livre et la vie de son auteur.

Kemal-eddin Abd-errazzak fut surnommé Samarkandi, non qu'il eût vu le jour à Samarkand, mais parce qu'il avait passé dans cette ville la plus grande partie de sa vie. Il naquit à Hérat le 12e jour du mois de chaban, l'an 816 de l'hégire. Son père, Djélal-eddin-Ishak, remplissait à la cour du sultan Schah-rokh les fonctions de kadi et de pisch-namaz (imam). Souvent il était mandé par le prince pour résoudre en sa présence des questions difficiles ou lire des ouvrages de divers genres.

L'an 841, notre auteur, après la mort de son père, fut admis auprès de Schah-rokh et reçut de ce prince des marques d'une bienveillance distinguée. Livré à l'étude de la littérature, il avait débuté dans cette carrière par un commentaire développé et approfondi sur un traité composé par le kadi Adhad-eddin, et qui avait pour objet l'exposition du sens des particules grammaticales et des pronoms démonstratifs. Encouragé par quelques-uns de ses amis, Abd-errazzak dédia cet ouvrage à Schah-rokh. Il lut l'ouvrage et la dédicace en présence de ce prince et d'une réunion nombreuse composée des personnages les plus distingués et les plus savants de l'état. Cette production ayant obtenu le suffrage de toute l'assemblée, Schah-rokh accueillit l'auteur avec une extrême bonté, lui conféra la place qu'avait occupée son père et décida qu'il habiterait dans l'enceinte du palais et entretiendrait son souverain sur les points les plus intéressants de la littérature et de la philosophie. Abd-errazzak était alors âgé de vingt-cinq ans, et il en passa neuf à la cour du sultan. Dans cet intervalle, quoique jouissant auprès du prince de la considération due à son mérite, il ne laissa pas que d'éprouver quelques attaques et des désagréments réels. L'an 843, des hommes méchants et animés d'une basse jalousie insinuèrent à Schah-rokh que notre auteur ne possédait que des connaissances fort médiocres et avait peu de droits à la faveur dont l'honorait le sultan. Ce prince paraissait ébranlé par les discours calomnieux; mais un des principaux magistrats, le moula Mounsif, déclara au prince qu'Abd-errazzak surpassait en mérite tous les professeurs. Schah-rokh ayant demandé les noms de ceux-ci, Mounsif lui en désigna plusieurs parmi lesquels se trouvait Hadji-Mohammed-Ferahi. Le sultan donna ordre de convoquer dans le palais une réunion des plus savants hommes de l'empire, afin qu'ils examinassent Abd-errazzak et Hadji-Mohammed. Notre auteur était alors absent de la cour. Lorsqu'il y revint, Schah-rokh lui demanda s'il avait eu avec quelqu'un des disputes et des contestations. Il répondit qu’il n'était en querelle avec qui que ce fût; qu'il ne prétendait l'emporter sur personne par ses connaissances littéraires ; qu'il avait puisé son instruction dans la lecture de quelques bons ouvrages; que du reste, si le sultan voulait lui faire subir un examen, il s'y soumettrait de bon cœur. Schah-rokh invita les savants réunis par ses ordres à choisir un livre sur lequel ils pussent interroger Abd-errazzak et Hadji-Mohammed. Ces docteurs proposèrent le Kaschchaf ou le Hedaïah; et ce dernier ouvrage fut définitivement choisi. On prit dans ce livre, pour sujet de l'épreuve, le premier chapitre, qui traite de la pureté. Sous les yeux du souverain, en présence des princes ses fils, des émirs et des premiers personnages de l'état, Abd-errazzak et son concurrent s'occupèrent à commenter et à développer quelques lignes du livre ci-dessus désigné. La composition de notre auteur ayant été soumise aux examinateurs, fut, d'un consentement unanime, déclarée la meilleure; le prince se l'étant fait présenter, joignit son suffrage à celui des juges et décerna à son auteur, avec un diplôme honorable, des gratifications considérables. Deux ans après, Abd-errazzak, se trouvant dans le bourg de Mahan, dans la province de Kerman, visita le tombeau de l’émir Nour-eddin, qui avait rempli, à là cour de Schah-rokh, les fonctions les plus importantes.

Cette même année, notre historien fut chargé par son souverain d'une mission importante auprès d'un roi de l'Inde; à son retour, il donna de son ambassade une relation intéressante, qu'il inséra dans son ouvrage.

Il avait un frère qui se nommait Scherf-eddin-abd-el-kahhar.

L'an 850 Abd-errazzak (l’an 1446 de J. C.), ainsi qu’il nous l’apprend lui-même, se trouvant au pied de la montagne qui domine Nischabour, eut des relations avec les Sarbedariens, partisans du scheik Hasan. Cette même année, il fut envoyé par Schah-rokh en ambassade dans la province de Ghilan, vers le prince Amirah-Mohammed. A peine avait-il rempli sa mission qu'il reçut de son souverain un ordre exprès de partir pour l'Egypte, avec le titre d'ambassadeur; mais la mort du sultan empêcha l'exécution de ce projet.

A la suite de cet événement, Abd-errazzak résida successivement auprès de Mirza-Abd-allatif, Mirza-Abd-allah, Mirza-Baber et Mirza-Ibrahim. L'an 856, notre auteur se préparait à faire le voyage de l’Irak.

Cette même année, le sultan Abou'lkasem-Baber, passant par la ville de Teft-Yezd, eut un entretien avec le célèbre historien Scherf-eddin-Ali-Yezdi : notre auteur était présent à cette conférence.

Deux ans après, lors du siège de Samarkand par Mirza-Abou'lkasem-Baber, Abd-errazzak se trouvait dans l'armée de ce prince. La paix ayant été conclue, il entra dans la ville pour visiter ses amis; le sultan Abou-Saïd, l'ayant aperçu, le manda auprès de sa personne et lui prodigua les témoignages de la bienveillance la plus distinguée. Notre auteur reprit ensuite la route de Hérat, où il fit son entrée à la suite de Baber. Il a soin de nous apprendre qu'il avait été témoin oculaire de presque tous les événements de la guerre dont cet incident fit partie.

L'an 863 (1458 de J. C.), lorsque le sultan Hosaïn-Behadur entreprit une expédition dans la province de Djordjan, notre auteur, qui avait été envoyé en mission dans cette province, eut occasion de voir par lui-même une bonne partie des événements de cette guerre.

L'an 867 (1462 de J. C.), Abd-errazzak s'étant plaint vivement de la détresse à laquelle il se trouvait réduit, les grands de l'empire convinrent unanimement de lui conférer l'emploi de scheik du monastère de Mirza-Schah-rokh, à Hérat. Il fut installé dans cette place le dimanche 13e jour du mois de djoumada premier, et il en remplit les fonctions jusqu'à sa mort.

Enfin, après une vie entièrement consacrée à des travaux utiles et des missions honorables, notre auteur termina sa carrière à l'âge de soixante et un ans, au mois de djoumada-second, l'an 887 (1482 de J. C.). Il fut enterré, à côté de son frère, dans le mausolée de l’imam Fakhr-eddin.

Djémal-eddin Abd-elgaffar, frère aîné de notre auteur, et qui réunissait les talents les plus estimables, mourut le 19 jour du mois de zou’lhidjah, l’an 835 (1431 de J. C.).

Scherf-eddin Abd-elkabhar, frère de notre auteur, était un homme du mérite le plus distingué.

Au rapport de Khondémir et d'Ali-schir, il était versé dans les sciences religieuses comme dans celles qui sont du ressort de l'intelligence, et possédait à fond les sciences fondamentales et celles qui ne sont qu'accessoires. Sous le rapport de la poésie, il l'emportait sur les hommes les plus habiles de son siècle. Il excellait également dans l'art de l'écriture, et de la composition, quelquefois il s'occupait d'alchimie et de la recherche de la pierre philosophale. Au rapport d'Ali-schir, il avait consumé, dans ces recherches frivoles, des sommes considérables, sans jamais obtenir aucun résultat satisfaisant; et de plus, l'action du feu, à laquelle il était constamment exposé, ayant formé dans ses oreilles un amas d'humeur, il était devenu sourd. Il fit le pèlerinage de la Mecque et composa un poème à la louange de la Kaaba. Il mourut, au mois de redjeb de l'année 869 (1464 de J. C.), dans la ville de Hérat. Il fut enterré dans le mausolée, du scheik Beha-eddin-Omar. Ali-schir nous a conservé de lui ce vers persan :

Je suis jaloux de l’effet qu'ont produit sur les cœurs les charmes de mon amante. Elle a décoché ses traits sur un autre, et c'est mon cœur qu'elle a blessé.

Notre auteur nous fait connaître plusieurs vers que son frère avait composés en diverses circonstances.

L’auteur avait un autre frère nommé Afif-eddin-abd-el-wahhab, qui accompagna Abd-errazzak dans son voyage de l'Inde.

Abd-errazzak mérite d'occuper, parmi les écrivains de l'Orient, une place très distinguée. Sa grande histoire porte pour titre Matla-assaadeïn-ou-Madjma-albahreïn, c'est-à-dire Le lever des deux astres favorables et la réunion des deux mers, et l'auteur y a consigné le récit des événements dont la Perse et les contrées voisines furent le théâtre depuis le règne du sultan Abou-Saïd-Behadur, l'un des successeurs de Houlagou, jusqu'à la mort de Mirza-Sultan-Abou-Saïd-Kourgan. Il atteste que cet ouvrage comprenait l'histoire de cent soixante et onze années ; il déclare en outre qu'il écrivait la dernière partie de ce livre l'an 875, c'est-à-dire une année seulement après les derniers faits dont il nous offre le récit. Des deux parties qui composent le Matla-assaadeïn, il paraît que la première avait été publiée longtemps avant l'autre; car Mirkhond, dans la cinquième partie de son histoire, relève une erreur assez grave qu’Abd-errazzak avait commise relativement au sultan Oldjaïtou; et, d'un autre côté, Mirkhond a certainement écrit la sixième partie de son ouvrage antérieurement à l'époque qui vit publier la fin du travail de notre historien, puisque celui-ci, dans la vie de Schah-rokh, invoque le témoignage de Mirkhond. Khondémir, dans le Habih-assiiar, atteste qu'il a emprunté au Matla-assaadeïn une partie des faits qu'il rapporte concernant le vizir Gaïath-eddin, fils de Raschid-eddin.

L'ouvrage d'Abd-errazzak est à coup sûr un livre d'une haute importance. L'exactitude scrupuleuse qui règne dans la narration, l'abondance des détails variés qu'elle offre à la curiosité du lecteur, la position de l'auteur, qui avait été à portée de voir et de bien connaître les événements et leurs ressorts les plus cachés, doivent faire rechercher et consulter avec fruit une production si remarquable, qui est loin d'avoir la sécheresse de la plupart des chroniques orientales. On distingue surtout dans cette histoire un morceau extrêmement curieux, rempli de détails aussi intéressants que piquants; je veux parler de la relation de l'ambassade envoyée vers le souverain de la Chine par le sultan Schah-rokh. Ce fragment a toujours joui dans l'Orient, d'une grande réputation, Khondémir le reproduisit en entier dans l'appendice de son histoire intitulée Habib-assiiar. Ce livre fut traduit en turc, sous le titre de Tarikh-Khataï; un exemplaire existe dans la bibliothèque Laurentiane de Florence, ainsi qu'on le voit par le catalogue qu'a rédigé l'abbé Renaudot. C'est, je pense, le même livre qui, sous le titre de Khataï-nameh, se trouve dans la bibliothèque royale de Dresde. Cette description de la Chine fut copiée en entier par un écrivain turc, Husaïn-Efendi-Hezarfen, dont l'histoire, qui existe manuscrite à la Bibliothèque du roi, avait été traduite en français par Pétis Delacroix fils ; un exemplaire de cette version appartenait à feu M. l'abbé de Tersan. Enfin Hadji-Khalfa, dans son Djihan numa a tiré de ce morceau ce qu'il a dit sur la Chine. Antoine Galland en publia une traduction française dans le Recueil de voyages curieux de Melchisedec Thévenot. Cette version fut traduite en langue hollandaise par Witsen et insérée par lui dans son grand ouvrage sur la Tartarie, puis publiée de nouveau dans l’Histoire des voyages de l'abbé Prévost, etc. Feu M. Langlès se proposait de faire imprimer le texte de ce fragment, accompagné d'une nouvelle version française; mais la mort de ce savant empêcha l'exécution de ce projet utile. Je me propose dans le cours de ces mémoires, de réaliser ce dessein et de donner, avec la traduction, le texte persan de la relation des ambassadeurs envoyés à la Chine. J'y joindrai le récit fait par Abd-erzazzak de sa mission auprès d'un souverain de l'Inde. Je n'hésite pas à prononcer que l'ouvrage d'Abd-errazzak mériterait d'être publié en entier, avec une traduction fidèle. Malheureusement nous ne le possédons pas dans sa totalité. La première partie, qui va jusqu'à la mort de Timour, autrement nommé Tamerlan, est contenue dans un manuscrit qui appartenait à feu M. Rousseau, et qui fait maintenant partie de la bibliothèque impériale de Pétersbourg. La seconde partie, la seule que j'aie sous les yeux, et qui comprend l'histoire de Perse depuis l'avènement de Schah-rokh au trône jusqu'à la mort d'Abou-Saïd, c'est-à-dire depuis l'an 807 de l'hégire jusqu'à l'an 874, se trouve dans deux manuscrits, dont l'un appartient à la Bibliothèque du roi, et l'autre à celle de l'Arsenal. Le premier exemplaire, de format in-4°, qui est inscrit sous le n° 106, a été copié l'an 900 de l'hégire (1494 de J. C.); il contient 396 feuillets.

Le second manuscrit, qui, après avoir appartenu à Cardonne, a passé, comme je l'ai dit, dans la Bibliothèque de l'Arsenal, forme un volume in-folio de 355 feuillets; il a été achevé d'écrire le jeudi 3e jour du mois de chaban, l'an 1051 de l'hégire (1641 de J. C.), par un copiste nommé Mohammed. L'écriture de ce volume est fort belle et en général fort correcte.

Un exemplaire du même ouvrage se trouve dans la riche collection de manuscrits orientaux que possède sir William Ouseley. (Catalogue of several hundred manuscript works, etc., page 10.)

Cet ouvrage avait fixé l'attention du savant A. Galland, qui l'avait traduit en entier. Cette version, dont, comme je l'ai dit, il n'a été publié qu'un fragment, existe en manuscrit à la Bibliothèque du roi. Un autre extrait de l'histoire d'Abd-errazzak, publié à Calcutta, en persan et en anglais, par M. Chambers, dans les Asiatic miscellanies, a été traduit en français par M. Langlès et imprimé sous ce titre : Ambassades réciproques d'un roi des Indes, de la Perse, etc., et d'un empereur de la Chine, Paris, 1788. Le même savant, dans son Recueil portatif des voyages (tome II), a donné la traduction française d'une relation intéressante déjà citée, et dans laquelle l'auteur décrit l'Inde, où il avait été envoyé comme ambassadeur de Schah-rokh.

Ne pouvant pas me flatter de voir paraître en entier un ouvrage qui, comme je l'ai dit, mériterait éminemment de voir le jour, j'ai cru devoir au moins le faire connaître par des extraits d'une grande étendue. J'ai exposé plus haut les motifs qui m'ont engagé à choisir de préférence la vie de Schah-rokh. Je me suis efforcé de traduire fidèlement les récits de notre écrivain ; mais toutefois, en m'attachant à bien saisir le sens des paroles de l'auteur, je ne me suis fait aucun scrupule de supprimer ces périphrases verbeuses, ces métaphores hasardées et bizarres qui, dans l'opinion d'un Persan, donnent au discours une grâce inimitable, mais qui, reproduites dans une traduction, surtout lorsqu'elle n'est point accompagnée du texte original, n'auraient d'autre effet que d'allonger inutilement le récit et de fatiguer le lecteur, qui préférera sans doute avoir sous les veux des faits plus nombreux et plus détaillés, exprimés dans un style plus simple.

Abd-errazzak, après des réflexions sur l'excellence du génie historique, commence sa narration au moment où Schah-rokh monta sur le trône, que laissait vacant la mort de Timour, père de ce prince.

Il faut observer que dans tout le cours de la narration l’auteur désigne Schah-rokh par le titre de khakan saïd, c'est-à-dire le khakan heureux.

Comme l'histoire d'Abd-errazzak, au moins la partie que nous pouvons consulter, ne commence, ainsi que je viens de le dire, qu'au moment où Schah-rokh monta sur le trône, l'an 807 de l'hégire, j'ai cru devoir recueillir ici d'une manière succincte les faits qui concernent ce prince, antérieurement à l'époque où la mort de son père le conduisit au trône.

Schah-rokh, quatrième fils de Timour ou Tamerlan, vint au monde dans la ville de Samarkand, le jeudi 14 jour du mois de rebi second, l'an 779 de l'hégire (1387 de notre ère); il fut marié l'an 790, n'étant encore âgé que de onze ans. Deux ans après, en 792, lorsque Timour se disposait à entreprendre une expédition dans le pays de Kaptchak, il laissa son fils Schah-rokh pour gouverner le royaume durant son absence. Je n'ai pas besoin de faire observer à mes lecteurs qu'un pareil trait en dit plus que tous les éloges par lesquels les historiens se sont plu à célébrer la mémoire de Schah-rokh; il suffirait pour prouver d'une manière évidente que ce jeune prince avait reçu de la nature toutes les qualités qui constituent un grand roi, puisque dans un âge aussi tendre il recevait une si haute marque de confiance d'un monarque à qui l'on doit justement reprocher des actes d'une cruauté odieuse, mais auquel on ne saurait contester non seulement le courage d'un homme de guerre, mais les talents d'un politique consommé et une grande habileté à juger les hommes à qui il devait remettre en main les soins de quelque partie de l'administration.

Lorsque Timour partit pour sa grande expédition de Perse, il renvoya Schah-rokh à Samarkand. Après la conquête du Mazandéran, qui eut lieu l'an 795 de l'hégire, il manda auprès de lui le jeune prince avec les autres membres de sa famille; Schah-rokh étant attaqué d'une ophtalmie, le cortège royal ne put avancer qu'à petites journées ; mais la maladie ne tarda pas à se guérir. Schah-rokh fut placé par son père à l'avant-garde de l'armée. Lorsque Timour assiégea la célèbre forteresse appelée Kalahi-sefid, Schah-rokh commandait l'aile gauche des troupes. Dans cette guerre, le jeune prince, quoiqu'il ne fut encore que dans sa dix-septième année, se distingua par des traits d'une valeur brûlante; et dans un combat ce fut lui qui coupa la tête de Schah-Mansour, chef de l'armée ennemie. L'armée étant arrivée à Ispahan, Schah-rokh demanda un congé pour retourner dans son pays. Au siège de Tekrit, ce fut à Schah-rokh que les assiégés s'adressèrent pour obtenir de son père leur pardon. L'an 796 de l'hégire fut l'époque de la naissance d'Olug-beg, fils de Schah-rokh. Plus tard nous voyons Schah-rokh, résidant auprès de son père, envoyé par lui au-devant des princesses du sang. Bientôt après il lui naquit un second fils, nommé Ibrahim-sultan. Il reçut ensuite de Timour une nouvelle marque d'estime et de confiance; car ce prince le choisit pour gouverner en son nom la ville de Samarkand et toute la contrée dont elle est la capitale.

L'an 799, Schah-rokh, qui n'était encore âgé que de vingt ans, reçut une mission de la plus haute importance, car Timour le nomma gouverneur du Khorasan; et, comme si l'administration de cette vaste contrée ne suffisait pas pour occuper l'activité infatigable du jeune prince, les deux provinces du Séistan et du Mazandéran furent mises en même temps sous sa juridiction et reconnurent son autorité. Chargé, dans un âge si peu avancé, de fonctions difficiles, qui semblaient exiger toute la maturité et l'expérience d'une vie entièrement consacrée aux soins de l'administration, Schah-rokh déploya des talents rares, une fermeté inébranlable, un courage intrépide, un zèle ardent pour la justice et une exactitude scrupuleuse à remplir les devoirs que prescrit la religion musulmane. Bientôt après il lui naquit un troisième fils, qui fut nommé Baïsengar.

Au moment où Timour se disposait à faire une incursion dans l'Inde, Schah-rokh, partant de la ville d'Esterabad, se rendit auprès de son père et fut reçu par lui avec les témoignages de la plus vive tendresse. Timour, en congédiant son fils, lui donna une foule de conseils utiles. Lorsque ce conquérant, retournant à Samarkand, eut traversé le Djeïhoun, Schah-rokh vint de Hérat à la rencontre de son père ; et bientôt après il obtint la permission de retourner dans son gouvernement. Lorsque Timour entreprit contre la Perse son expédition qui se prolongea l'espace de sept années, Schah-rokh reçut de son père l'ordre de marcher, à la tête de ses troupes, vers la province d'Adherbaïdian : il se mit aussitôt en marche. Il fut un des, juges nommés par Timour qui condamnèrent à la bastonnade le prince Miranschah, fils de ce conquérant. Timour marchant contre Bajazet, Schah-rokh eut le commandement de l'avant-garde. Il occupait le même poste au moment où l'année entra en Syrie. Il intercéda auprès de son père en faveur du gouverneur de la forteresse de Béhesna. Au siège d'Alep, il eut, conjointement avec Miranschah, fils de ce prince, le commandement de l'aile droite. Il était à la tête d'une partie de l'armée lorsque Timour livra bataille au sultan d'Egypte. Bientôt après il reçut l’ordre de marcher contre Bajazet, et ne tarda pas à venir rejoindre son père. A la bataille d'Angora, il commandait l'aile gauche ; et ses exploits dans cette journée fameuse ont été vantés par l'écrivain grec Chalcondyle, qui le désigne sous le nom de Σαχροχος. Schah-rokh fut envoyé du côté de Guleh-Hisar. Son nom se trouve plusieurs fois mentionné dans le récit de cette guerre. Le 24e jour de ramadan de l’année 804, il naquit à Schah-rokh un fils, qui fut appelé Mohammed-Djoughi. Bientôt après Schah-rokh, par ordre de Timour, entreprit une expédition dans la province de Ghilan. Étant tombé malade, il fut renvoyé par son père à Hérat. Il vint à la rencontre de Timour sur les bords de la rivière de Djokdjoran; et bientôt après il reprit la route de son gouvernement.

Gonzales de Clavijo, se rendant en ambassade auprès de Timour, et se trouvant dans la province du Khorasan, Schah-rokh l'invita à venir le trouver dans sa capitale, la ville de Hérat; mais le député ne crut pas devoir s’écarter ainsi de sa route. Le Bavarois Schiltberger avait été au service de Schah-rokh. Lorsque Timour, avant de partir pour aller porter la guerre dans la Chine, convoqua à Samarkand une assemblée générale des princes de son sang et de ses grands officiers, et célébra des festins somptueux pour le mariage de quelques-uns des membres de sa famille, il ne voulut pas mander Schah-rokh, dont la présence lui paraissait nécessaire pour maintenir la tranquillité dans le Khorasan et les provinces voisines ; mais il paraît qu'à cette époque Timour conclut pour son fils un nouveau mariage. Au moment où, frappé de la maladie qui devait le conduire au tombeau, il sentait approcher sa fin, il témoigna un vif regret de ne pouvoir encore une fois, à son dernier moment, voir et embrasser le fils qu'il chérissait si tendrement.

A peine ce conquérant avait-il rendu le dernier soupir dans la ville d'Otrar, l'an 807 de l'hégire (1404 de J. C.), que Khalil, petit-fils de ce prince, se fit proclamer sultan, au mépris du testament de son aïeul, qui appelait au trône un autre de ses petits-fils, Pir-Mohammed-Djihanghir. Des courriers avaient été expédiés à Tabriz et à Hérat, pour annoncer aux deux princes Schah-rokh et Omar l'événement terrible qui venait de frapper l'empire mongol.

Après ces détails préliminaires, je vais laisser parler notre historien.

suite

 


 

[1] Ces extraits concernent le règne du Timouride Schahrokh ainsi que le voyage en Hindoustan de l’auteur, envoyé par ce prince.