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ALLER A LA TABLE DES MATIERES DES CYRANIDES

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

CYRANIDES

LIVRE I

 

Extrait de la Revue des Etudes Grecques, 1904, p. 335-349

 

1. Au xviie siècle, alors que l'on ne connaissait les Cyranides que par la vieille traduction latine[1] et que, sur les rares manuscrits qui en contiennent le texte grec, l'on ne possédait que des notions très imparfaites, l'origine de cet ouvrage a été le sujet de vives polémiques, dans lesquelles sont intervenus les érudits les plus célèbres, et dont les échos se sont longtemps prolongés. Aujourd'hui, grâce aux consciencieux efforts de M. Ruelle, nous disposons d'un texte grec utilisable, quoique malheureusement entaché de corruptions qui semblent irrémédiables; la question revient donc à l'ordre du jour. A la vérité, elle ne provoquera sans doute pas le même genre d'intérêt qu'autrefois; cependant elle a gardé son importance. Si l'on veut, en effet, se servir d'un document concernant l'histoire des connaissances ou des erreurs humaines, il est, avant toutes choses, indispensable de se former une notion précise de l'époque à laquelle il appartient en réalité et de « l'état d'âme » qu'il peut représenter à nos yeux.

Il était du devoir de l'éditeur de la précieuse Collection des Lapidaires de l'antiquité et du moyen âge d'exprimer au moins son opinion sur la matière. M. de Mély ne s'est pas dérobé devant cette tâche, et voici les conclusions qu'il a formulées, non sans quelques réserves (Tome III, Introduction, p. lxxv), mais après avoir essayé de les justifier et de les rendre plausibles.

« Harpocration d'Alexandrie aurait reçu, entre 350 et 360 de notre ère, un traité de magie orientale (égyptien ou chaldéen). Il l'aurait transformé pour sa fille en livre gnostique, tout en laissant figurer le nom de Cyranos aux passages qu'il empruntait au traité primitif. Dans la suite, un compilateur aurait, dans une copie, fait la part de Cyranos et celle d'Harpocration, de façon à produire un ouvrage d'aspect nouveau, attribué dans son ensemble à Hermès.  Grâce à lui, nous connaissons ainsi maintenant un des traités les plus anciens inspirés de la science orientale[2] ».

J'avoue que, pour ma part, je raconterais l'histoire tout autrement, et plutôt de la façon suivante :

« Valérius Harpocration, le littérateur auquel nous devons le Lexique des orateurs attiques, a eu la fantaisie de composer des ouvrages apocryphes sur les sciences occultes. On sait qu'il a dédié à un empereur, très probablement Julien, un écrit astrologique mis sous le nom de Necepsos. De même, en utilisant exclusivement la très riche littérature grecque dont il pouvait disposer, mais aussi en imprimant à son travail une marque personnelle très caractérisée, il rédigea deux ouvrages de matière médico-magique. Le premier, l’Archaïque, est perdu ; ce semble avoir été un Bestiaire, disposé par ordre alphabétique (ou par séries alphabétiques distinctes pour les quadrupèdes, les oiseaux et les poissons). Le second fut la Cyranide, à savoir le premier des quatre livres qui portent aujourd'hui ce nom. Harpocration présentait ces deux ouvrages comme dérivés d'inscriptions gravées par Hermès sur deux stèles de fer, l'une en langue syriaque, l'autre en langue perse (?).[3]

« La Cyranide n'est nullement empreinte d'idées gnostiques. La religion de l'auteur est celle de Porphyre et de Iamblique ; s'il chaldaïse, c'est que, comme ceux-ci, il subit l'influence du théurge Julianus, le rédacteur des Λόγια, qu'il pastiche dans des morceaux poétiques.

« Après le triomphe du christianisme, l’Archaïque et la Cyranide (encore unique) subsistèrent tout d'abord ; mais le texte ne se transmit probablement que plus ou moins mutilé d'assez bonne heure, surtout pour l'Archaïque, et avec quelques interpolations chrétiennes, cependant relativement rares. A un certain moment, un premier compilateur donna une nouvelle édition, d'où il fit disparaître le nom d'Harpocration, ainsi que tout ce que ce dernier avait écrit en son nom personnel ; autrement il conserva à peu près intégralement la Cyranide. Quant aux débris qui restaient de l’Archaïque, il les divisa en trois nouvelles Cyranides.

« L'étrangeté de ce titre provoqua alors, à titre d'explication, la fiction d'un roi de Perse, Cyranos, qui aurait été l'auteur de l'ouvrage. Quoique le premier compilateur eût donné une autre explication et qu'il eût maintenu la légende de l'origine hermétique, un second Byzantin adopta cette fiction, pour donner à son tour une troisième édition; mais se trouvant, pour la première Cyranide, en présence de deux recensions, l'une qu'il attribuait à Cyranos, l'autre qui avait gardé le nom d'Harpocration, il les fondit ensemble, en ayant soin de noter les divergences, fait pour lequel nous lui devons d'autant plus de reconnaissance qu'il est plus rare pour l'époque. C'est cette troisième édition qui nous est seule parvenue, si l'on fait abstraction de suppressions et de modifications tendancieuses qui ont plus ou moins altéré l'ouvrage dans une famille de manuscrits. Enfin, au xve siècle, un copiste commit le faux assez insignifiant de détacher les trois dernières Cyranides et de les publier comme un seul livre, qu'il mit sous le nom d'Hermès et qu'il supposa adressé par le Trismégiste à son disciple Asclépius.[4] »

Telles sont les conclusions que je me propose de défendre dans cet article, en tant qu'elles ne se justifient pas d'elles-mêmes et qu'elles s'opposent à la thèse de M. de Mély. Ai-je besoin d'ajouter que je serais personnellement très fâché que quelqu'un de mes lecteurs pût penser que les observations que je vais présenter tendent, en quoi que ce soit, à déprécier une entreprise aussi utile et aussi digne d'encouragement que celle des Lapidaires ? Ces observations ne prouveront guère qu'une chose, à savoir que la critique est aisée, mais que l'art est difficile.

2. Rappelons tout d'abord l'état de la tradition manuscrite. Le codex sur lequel M. Ruelle a établi son édition (A = Bibl. Nat. gr. 2537) est daté de 1272; c'est le seul qui puisse entrer en ligne de compte; les autres manuscrits connus ne sont pas antérieurs au xve siècle, et aucun d'eux ne fournit, pour la question qui doit nous occuper, une donnée qu'il vaille la peine de relever. Mais la vieille traduction latine, qui est antérieure au manuscrit A, et qui, pour la première Cyranide surtout, suppose un texte au moins très semblable, constitue une preuve que ledit manuscrit remonte à un prototype au plus tard du xiie siècle. Heureusement, on peut se rendre compte que la copie a été exécutée avec plus de fidélité que d'intelligence.

Il suffit d'examiner le premier alinéa du texte de M. Ruelle (Lapidaires, tome II, texte grec). Il contient évidemment le titre de l'ouvrage, tel que l'a composé le second compilateur. Mais avant le début véritable de ce titre, on lit une première phrase, que les autres manuscrits ne donnent point et que M. Ruelle a reproduite comme suit :

Βίβλος αὕτη Κυρανοῦ... ρμείας θεὸς (?) ἀφικλιτὴν (?) τὰ τρία ἐξ ἀμφοτέρων.

En réalité cette ligne et demie est à peu près illisible, l'humidité ayant gâté la première page du manuscrit. J'ai passé dessus une bonne heure, à pratiquer, comme dit Rabelais, à grand renfort de besicles, l'art de lire lettres non apparentes; je suis arrivé au résultat suivant :

Βίβλος αὕτη ἡ κερανίς (sic). ρμίας ἀφικλιτὴν τὰ τρία ἐξ ἀμφοτέρων.

Sur l’ avant κερανίς, je n'ai pu distinguer aucune trace d'esprit (ni d'accent); mais, à cet endroit du manuscrit la disparition complète ne me semble pas impossible. Devant Έρμίας au contraire, il y a un caractère également sans esprit ni accent, qui peut être soit aussi un η, soit simplement un gros point (car l'écriture est très fine) : j'incline pour la seconde hypothèse et je l'ai admise dans la transcription ci-dessus.

Έρμίας est écrit d'une façon singulière; le signe d'abréviation de ας est marqué au-dessus de l'accent, qui est très incliné, suivant l'usage en pareil cas. D'autre part ας se trouve écrit très finement au-dessous de cet accent, et comme en repentir; ce sont ces deux lettres qui ont paru à M. Ruelle pouvoir être l'abréviation de θεὸς; mais elles ne portent aucun accent comme il faudrait. Enfin la lecture ἀφικλιτὴν est certaine, sauf pour la première lettre, qui pourrait être, mais peu probablement, un .

Evidemment le copiste qui a écrit cette phrase ne savait point ce qu'elle pouvait signifier, et nous ne le savons pas plus que lui. Il a servilement reproduit une note inscrite par quelque possesseur peu lettré du prototype, avant le commencement du titre véritable : Βίβλος φυσικῶν δυνάμεων κ. τ. λ. Le sens de cette note nous échappe, mais l'énigme qu'elle offre n'a guère d'intérêt.[5]

Le titre à conserver se traduit comme suit : « Livre des puissances, sympathies et antipathies naturelles, composé de deux livres, à savoir du premier livre des Cyranides, de Cyranos roi de Perse, et de celui d'Harpocration d'Alexandrie à sa fille ».

Puis le second compilateur, qui a forgé ce titre, continue : « Or le premier livre de Cyranos contient le texte que nous « donnons ci-dessous (καθώς καὶ πεθήκαμεν).[6] …. Tel est ce prologue; celui d'Harpocration est au contraire le suivant ».

Il est bien clair par là que notre Byzantin a sous la main deux exemplaires distincts, qu'il copie l'un après l'autre, quand ils ne concordent pas, et non pas un seul exemplaire, dans lequel il essaie de distinguer deux rédactions. C'est à la même conclusion que l'on aboutit, lorsque l'on examine tous les autres passages où sont signalées des différences analogues (réduites parfois à de simples variantes). Enfin, c'est également la conclusion nettement formulée par Iriarte, qui a le premier sérieusement abordé la question,[7] et qui n'avait jamais été contredit.

3. Que trouve-t-on maintenant dans ce prologue de la première Cyranide, ainsi reproduit tout d'abord, avant le prologue d'Harpocration, par notre second compilateur?

En premier lieu vient une pièce de vers iambiques mis en prose, et où Hermès Trismégiste est donné comme l'auteur primitif. Suivent cinq lignes qui semblent bien rédigées d'après un passage du prologue d'Harpocration. Il y est parlé d'un livre écrit en caractères syriaques sur une stèle de fer et interprété par l'auteur (Hermès?) dans son premier livre, l’Archaïque ; le présent livre s'appelle la Cyranide (comme s'il n'y en avait qu'une) et traite de 24 pierres, 24 oiseaux, 24 plantes, 24 poissons.

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Ainsi il n'y a pas, à proprement parler, de Pseudo-Cyranos, d'individu ayant mis sous ce nom fictif un ouvrage apocryphe ; cependant ce nom n'en représente pas moins, dans notre texte, une rédaction déterminée ; il y a donc un « sogenannte » Cyranos, un premier compilateur ainsi désigné par une méprise du second.

Mais ce Cyranos (conservons-lui ce nom en entendant le rédacteur des quatre Cyranides) n'est-il pas antérieur à Harpocration, comme Iriarte l'a admis, et comme le croit également M. de Mély ?

Dans mon opinion, la question est tranchée par le rapport que j'ai signalé entre le prologue des Cyranides et celui d'Harpocration. Evidemment il y a eu emprunt de l'un à l'autre. Or si l’on considère qu'Harpocration parle de l’Archaïque et d'une seule Cyranide, qu'au vie siècle, Olympiodore[8] connaît encore ces deux livres, comme nous le verrons plus loin, mais nullement d'autres Cyranides, il n'y a pas à discuter en ce qui concerne le rédacteur des quatre livres. On peut tout au plus soutenir l'existence d'une source antérieure, que l'on appellera Cyranos, faute d'autre nom, et où Harpocration aurait puisé, non seulement certains éléments (ceci n'est pas en question), mais le fonds même de sa propre Cyranide. Mais il faut une seconde conjecture, tout aussi arbitraire, pour maintenir que cette source est exactement représentée par le Cyranos du texte actuel, et qu'elle a, en effet, pu être directement utilisée par le rédacteur des quatre Cyranides.

Pour écarter en tout cas cette double conjecture, il suffit de se rendre compte qu'en réalité la recension du premier compilateur ne diffère pas essentiellement de la rédaction d'Harpocration, et que l'artifice singulier qui a présidé à la composition de cette dernière porte bien tous les caractères d'une invention de littérateur (γραμματικός). C'est surtout sur le premier point que je me trouve en désaccord avec M. de Mély.

Il distingue, en effet, clans la première Cyranide, des éléments qui reflètent un paganisme crûment réaliste et sensuel, d'autres qui, au contraire, lui semblent pénétrés d'une inspiration platonicienne et même chrétienne. Pour lui, les premiers proviennent de Cyranos, les seconds appartiennent à Harpocration. Mais nous n'avons pas le droit de faire le départ entre les deux rédactions, autrement qu'en nous en tenant aux indications formelles du dernier compilateur, et si nous nous astreignons à cette règle nécessaire, les différences que signale M. de Mély s'évanouissent. Ainsi la recette grâce à laquelle on peut se faire passer pour un mage (texte grec, § 16), ainsi la description de là ceinture d’Aphrodite appartiennent à la rédaction commune ; de même les hymnes mystiques § 59 et § 21. Cyranos n'a omis que celui du prologue d'Harpocration (§ 10) et l’ἐρώτησις πρὸς τὸν τεχνίτην (§ 15).

Deux points seulement méritent une discussion particulière ; l'un concerne l'hymne à la vigne de Cyranos :'Ή δὲ τοῦ Κυρανοΰ περὶ εὐκρασίας στήλη εἶχεν οὕτως κ. τ. λ. (§ 38); l'autre concerne les traces de christianisme dans les Cyranides.

L'hymne précité n'est en réalité qu'une formule destinée à assurer la joie et la bonne humeur dans les « beuveries » et à y empêcher les querelles. Or il n'y a là qu'une variante d'une formule analogue qui se trouve § 31 et 32, et cette dernière formule appartient à Harpocration, tandis que les paragraphes suivants (§§ 33 à 37) doivent être considérés comme de la rédaction commune.

A la vérité, les indications du dernier compilateur, si l'on ne les examine pas attentivement et si l'on ne se rend pas exactement compte de ses habitudes, pourraient ici induire en erreur. Je vais donc expliquer comment on doit les entendre pour la lettre A de son texte.

Les paragraphes 1 à 19 appartiennent à la rédaction commune; au § 20, le compilateur signale le commencement d'une divergence . Les paragraphes 21 à 28, d'ailleurs purement techniques, appartiennent donc à Cyranos. Au § 29, le compilateur annonce qu'il va donner le texte d'Harpocration qui remplace ce long passage ; ce texte est un hymne (§ 30) qui n'a absolument rien de mystique. Au § 31, le compilateur reprend. Suivent la première formule περὶ εὐφρασίας, puis quelques paragraphes techniques jusqu'à l'indication exacte de la formule de Cyranos (§ 38).

Il faut certainement admettre que par ἱερὸς λόγος, le second compilateur entend, au moins ici, la rédaction commune, le texte donné à la fois par Harpocration et par la première Cyranide (καθώσπερ γὰρ εἶχεν καὶ ἡ Κυρανίς). Le compilateur a donc bien reconnu l'identité, comme fond, des deux formules περὶ εὐφρασίας, et il a continué à copier le texte d'Harpocration ; puis, le comparant plus exactement à celui de son Cyranos, il a, pour la formule magique, trouvé indispensable, de reproduire également le second texte, un peu plus développé et par là même intéressant, mais qui ne peut être invoqué pour caractériser réellement Cyranos.

Quant aux traces de christianisme, elles sont en réalité très peu accusées et me paraissent provenir d'influences très postérieures à Harpocration. Je ne puis, en effet, attacher aucune importance à des expressions purement littéraires, θεός παντοκράτωρ (prologue de Cyranos, δέσποτα (hymne commun), à la mention des anges (Porphyre reconnaît même des archanges), ou encore à cette circonstance qu'au milieu d'une série de lettres dans une formule magique, attribuée à Harpocration, il s'en trouve quatre, χ. ε. ι. υ. (p. 23, 1. 16), où M. Ruelle a proposé de reconnaître une abréviation de Χριστέ Ίησοΰ.

Je constate, au contraire, à la fin du prologue d'Harpocration, des phrases qui me paraissent nettement chrétiennes, et qui contrastent avec son style………. Je ne crois point que le dernier compilateur ait pris la liberté d'altérer le texte d'Harpocration. Mais un copiste antérieur a fort bien pu ajouter à ce texte une pareille clausule pour donner un passeport à un ouvrage dont la matière était quelque peu suspecte.

Peut-être un examen plus attentif permettrait-il de reconnaître quelque autre altération de ce genre qui me serait échappée. Mais, malgré tout, la première Cyranide garde un caractère nettement païen, et je n'ai pu y découvrir, en tout cas, aucune trace véritable des doctrines gnostiques. Quant aux autres Cyranides, il est très remarquable que toute marque de paganisme en ait été effacée[9] au point que l'ouvrage n'a plus aucun caractère confessionnel.

4. J'aborde maintenant une question dont, j'ai signalé l'importance, à savoir celle du plan singulier sur lequel est construit le livre d'Harpocration. Deux idées y président : d'abord la supposition gratuite que des sympathies occultes existent entre un oiseau, un poisson, une plante et une pierre, parce que leurs noms grecs commencent par une même lettre ; puis la fantaisie de poursuivre systématiquement cette supposition, au point de constituer vingt-quatre quaternaires, un pour chaque lettre de l'alphabet, et d'associer les éléments de chacun de ces quaternaires pour la préparation de remèdes ou la confection de talismans.

Or, si la première de ces idées est nécessairement grecque, la seconde ne pouvait être réalisée que par un grammairien grec. Harpocration est donc tout indiqué comme le véritable auteur du plan. Inutile d'ajouter que, pour l'exécuter, il a usé de toutes les ressources qu'un grammairien d'Alexandrie pouvait avoir à sa disposition; mais il n'a pas plus employé des mots persans ou chaldéens que des mots égyptiens ; on ne peut donc prouver qu'il ait employé aucun texte qui ne fût pas grec.

Que maintenant, dans son prologue, il ait raconté une fable sur des stèles de fer gravées en caractère barbares, contenant la doctrine d'Hermès,[10] et correspondant à deux livres, l’Archaïque et la Cyranide ; qu'il ait prétendu avoir tiré ses ouvrages[11] de ces stèles, il ne faut voir là qu'un pur exercice littéraire. Sans doute, il eût même été quelque peu fâché, pour sa gloriole d'auteur, de rencontrer trop de crédulité; mais il n'avait pas à supposer de lecteur assez naïf pour se figurer le Trismégiste écrivant en syriaque ou en chaldéen de façon à associer entre eux des mots grecs.

Remarquons maintenant que le plan de la Cyranide, ces énumérations de quaternaires, cette répétition monotone de recettes médicales ou magiques, ce retour du même thème vingt-quatre fois de suite, tout cela est passablement sec et fastidieux. Harpocration, qui avait des prétentions littéraires relativement justifiées, a évidemment cherché à apporter quelque variété, en introduisant tantôt des historiettes personnelles (récits de cures merveilleuses, etc.), tantôt des hymnes où il a trop bien imité, comme je l'ai dit, le style barbare et obscur des Oracula chaldaïca, tantôt des épisodes inattendus comme celui de l’épops. Mais ces éléments de variété nous apparaissent, dans le texte actuel, comme répartis avec une surprenante inégalité, et l'impression de sécheresse se fait d'autant plus vivement sentir là où ils sont absents.

Il s'agit ici d'une question de sentiment littéraire, par suite essentiellement subjective, sur laquelle je reconnais, dès lors, qu'on peut très bien différer d'opinion avec moi. Il ne me paraît pas moins peu croyable que nous ayons actuellement l'œuvre d'Harpocration telle qu'il avait dû la livrer à la publicité; elle a dû souffrir, et cela d'assez bonne heure, de graves mutilations, et peut-être aussi diverses interpolations.

Je ne crois guère à des altérations profondes amenées par des préoccupations d'ordre religieux ; la majorité des copistes de traités de magie avaient sans doute à cet égard une liberté d'esprit assez grande, de même que nos deux compilateurs, le rédacteur des quatre Cyranides, que je ne puis placer que du viie au xe siècle, et l'éditeur du texte actuel. Mais ces mêmes copistes, ou les lecteurs pour lesquels ils travaillaient, s'intéressaient peu en revanche à tout l'apparat littéraire d'Harpocration; ils s'attachaient avant tout aux recettes; on a donc pu supprimer arbitrairement des passages qui semblaient inutiles comme tels ou tels hymnes. La très grande ressemblance qui subsiste de fait entre la rédaction du prétendu Cyranos et celle qui continua à courir sous le nom d'Harpocration indiquerait qu'en tout cas ces mutilations auraient eu lieu d'assez bonne heure, par exemple, dès le vu" siècle.

Les additions techniques qui ne figurent que dans la rédaction de Cyranos doivent au contraire être suspectes. En principe, rien de plus aisé et de plus fréquent que de pareilles additions dans un formulaire quelconque, rien de plus difficile à distinguer. Le texte d'Harpocration en a-t-il lui-même été exempt? On ne peut l'affirmer, quoique l'ancienneté de l'ensemble soit incontestable.

5. Il ne me reste qu'à présenter quelques remarques au sujet de l’Archaïque. En dehors de ce que nous en savons par Harpocration, ce livre est cité, avec la Cyronide (unique), par Olympiodore Sur l'art sacré, qui les attribue à Hermès, ce qu'il avait évidemment le droit de faire, même pour les rédactions d'Harpocration :

« D'autre part,[12] dans la Cyranide, Hermès désigne énigmatiquement l'œuf comme étant proprement la substance de la « chrysocolle et de la lune (argent). En effet, il l'appelle Chrysocosme; au reste il dit aussi que le coq est un homme qui a été « maudit par le Soleil. Ceci se trouve dans le livre, Archaïque, « où il est également fait mention de la taupe, comme ayant « été aussi un homme, qui encourut la malédiction divine pour « avoir révélé les mystères du Soleil (de la chrysopée). C'est pour « cela que la taupe est aveugle, et si elle est surprise par le « Soleil, la terre ne la reçoit plus jusqu'au soir. Hermès ajoute « qu'elle avait connu la forme du soleil telle qu'elle est réellement, et qu'elle, a été bannie sous la terre noire, pour avoir « commis le crime de révéler ce mystère aux hommes. »

Nous ne retrouvons, dans la première Cyranide, aucun passage auquel puisse se rapporter l'allusion d'Olympiodore. Ce n'est pas extraordinaire, puisqu'en tous cas le texte actuel offre certainement des lacunes, mais c'est un nouvel indice de mutilations. En revanche, de la fable relative à la taupe que contenait l’Archaïque, nous rencontrons un trait caractéristique dans la seconde Cyranide :

ὰν δὲ ἴδῃ τὸν ἥλιον,[13] οὐκέτι δέχεται αὐτὸν ἡ γῆ.

Le rapprochement, dans Olympiodore, des contes sur l’ἀλέκτωρ et sur l’ἀσπάλαξ suffirait-il pour indiquer que le Bestiaire contenu dans l’Archaïque était rangé par ordre alphabétique, sans distinction entre les quadrupèdes, les oiseaux et les poissons? Quoi qu'il en soit, nous avons rencontré un indice incontestable de l'utilisation de l’Archaïque pour la rédaction des trois dernières Cyranides, bien que sans doute on ne puisse guère supposer une utilisation réellement directe, et qu'il faille admettre plutôt soit une transmission partielle indirecte, soit l'existence d'un exemplaire d'où tout ce qui nous intéresserait le plus aujourd'hui avait déjà disparu.[14]

Ma conjecture, que les trois dernières Cyranides représenteraient pour nous les débris de l'Archaïque, est donc, je suis le premier à le reconnaître, beaucoup moins bien fondée que les autres opinions que j'ai soutenues dans les pages qui précèdent. Je n'insisterai donc que brièvement.

Les citations de l'Archaïque relatives au coq, à la taupe et aussi à l’épops (dans la 1re Cyranide) paraissent suffisantes pour reconnaître à cet ouvrage le caractère d'un Bestiaire. S'il a été écrit par Harpocration, le sujet y a surtout été traité comme matière médico-magique. En fait, les trois dernières Cyranides sont surtout médicales ; la magie y intervient beaucoup moins que dans la première.

Ces Cyranides sont l'œuvre d'un compilateur qui, pour son premier livre, a démarqué un ouvrage unique, la Cyranide d'Harpocration. On est amené à penser que, pour les trois derniers livres, il a procédé d'une façon analogue, qu'il a eu recours à un autre ouvrage unique.

Son langage, dans le prologue, est trop obscur pour que l'on puisse en tirer une conclusion précise; mais l'Archaïque est évidemment indiquée par les circonstances, et si elle a été irrémédiablement perdue, il faudrait trouver une autre source ancienne pour les trois dernières Cyranides.

En résumé, ma conjecture sur leur origine offre une solution simplement possible pour un problème qui, autrement, paraît à peine abordable actuellement.

 

Paul Tannery.

 

P.-S. — Le but de cet article est principalement d'établir qu'il ne faut pas se laisser aller trop facilement à croire que les infiltrations, dans la littérature grecque, des écrits ou des traditions proprement orientales soient surtout postérieures à la période ptolémaïque. J'ajouterai donc ici dans le même sens quelques remarques, touchant la matière qui nous occupe.

Tout ce que Philostrate, dans la Vie d'Apollonius de Tyane, raconte de la pierre fabuleuse appelée pantarbe, et que M. de Mély a recueilli dans ses traductions (Tome III, fasc. 1, p. 27-28), est purement et simplement emprunté à Ctésias (cf. Photii bibliotheca, cod. 72).

Dans un très intéressant article : Pétrarque et le symbolisme antique, inséré pp. 291-297 du volume du Centenaire de la Société des Antiquaires de France (1904), M. de Mély a invoqué les Cyranides pour expliquer comment, dans les illustrations des Triomphes de Pétrarque, on a choisi les chevaux pour mener le char de l'Amour et les cerfs pour celui du Temps. Mais les croyances relatives à l’hippomane n'étaient-elles pas déjà connues de Virgile ? un fragment hésiodique (103 Dübner) n'attribue-t-il pas déjà aux cerfs Une fabuleuse longévité?

 

T.

 


 

 

[1] Traduction datée de 1168, et imprimée à Leipzig, 1638, puis à Francfort, 1681.

[2] Cette citation n'est pas absolument textuelle ; elle comporte quelques abréviations sur des points hors de discussion.

[3] Il est très possible que par περσικά γράμματα (alias πάροικα), il entende des inscriptions en caractères cunéiformes, et qu'il suppose en réalité la langue chaldéenne.

[4] A cette date, le Ποιμάνδρης était traduit par Marsile Ficin, et l’Asclépius hermétique était déjà connu.

[5] M. de Mély a essayé néanmoins de la deviner. Il traduit : « Le divin Hermès des deux en fit un troisième »; il suppose que ces deux livres étaient consacrés, l'un aux sympathies, l'autre aux antipathies naturelles, et que le premier était celui de Cyranos, le second celui d'Harpocration. Peut-être notre compilateur byzantin a-t-il pu croire Cyranos antérieur au Trismégiste, mais il ne pouvait s6 figurer celui-ci écrivant après Harpocration

[6] Le sens ne me paraît pas douteux, quoique l'usage classique eût plutôt demandé ὑπετάξαμεν, et que M. de Mély ait traduit : « autant que nous pouvons le supposer ». C'est là, semble-t-il, l'origine de la conception qu'il s'est formée du rôle du compilateur byzantin.

[7] Dans son Catalogue des manuscrits grecs de Madrid, sous la cote N. 110.

[8] Le chimiste, que je crois identique avec le philosophe alexandrin de la fin du vie siècle de notre ère. Voir, dans l’Archiv fur Geschichte der Philosophie (I, 3, 1888, p. 315) mon article : Un fragment d'Anaximène dans Olympiodore le chimiste.

[9] Du moins, je n'en ai retrouvé qu'une seule. En revanche, l'adjuration à l’ὕδρος, pour avoir la pierre de sa tête, est chrétienne (ou juive?)

[10] Hermès est expressément reconnu comme l'auteur de la stèle dans l'hymne. Dans le prologue, il paraît désigné par l'expression énigmatique de μΰθος πολυφθέγγης.

[11] Les mentions de l’Archaïque dans le prologue, ne peuvent guère être considérées que comme des réclames pour un ouvrage antérieur.

[12] Collection des Alchimistes grecs, 1re livraison, Paris, 1887.

[13] Rédaction absurde, puisque la taupe était regardée comme aveugle.

[14] Qu'un tel exemplaire ait pu se constituer naturellement, cela ne souffre pas de difficulté; d'un bestiaire médical, on a pu bannir à peu près complètement la magie et les fables païennes ; pour la Cyranide, dont l'idée essentielle est magique le cas était différent : le livre n'a été copié que pour les adeptes.