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table des matières de l'œuvre dE PHILOSTRATE

PHILOSTRATE

 

APOLLONIUS DE TYANE

 

LIVRE V

 

+ ÉCLAIRCISSEMENTS

 

    Livre IV             Livre VI

Relu et corrigé

 

 

 

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LIVRE V

APOLLONIUS EN ESPAGNE. - RETOUR EN GRÈCE. - VOYAGE EN ÉGYPTE. - RELATIONS AVEC VESPASIEN.

I-VI. Les colonnes d'Hercule. - Détails sur l'Océan, Gadès, les îles Fortunées et la Bétique. - VII. Entretien sur Néron. - VIII. Victoires de Néron dans des concours de tragédie. - IX. Un acteur tragique à Hispola. Ignorance des habitants de la Bétique sur cet art grec. - X. Conspiration de Vindex. Part qu'y prend Apollonius. - XI. Il passe en Afrique, puis en Sicile. Il prédit l'élévation et la chute de Vitellius, de Galba et d'Othon. - XII. Apologie d'Apollonius, qu'il ne faut pas confondre avec les magiciens. - XIII. Prodige qui donne à Apollonius l'occasion de renouveler sa prédiction. - XIV-XVII. De la fable chez les poètes et chez Ésope, au sujet des fables sur l'Etna et Typhée. - XVIII. Nouvelle prédiction d'Apollonius. - XIX. Retour en Grèce. A Athènes, il est initié aux mystères. - XX. Reproches à un marchand de statues de dieux. - XXI-XVIII. Divers entretiens, à Rhodes, avec un joueur de flûte, avec un riche ignorant, etc. - XXIV. Prédiction d'Apollonius à son arrivée à Alexandrie, où il est accueilli comme un dieu. - XXV. Entretien avec le grand prêtre sur la divination par le feu. - XXVI. Apollonius réprimande les Alexandrins. - XXVII-XXIX. Vespasien en Égypte. Il demande conseil à Apollonius. - XXX. Prédiction d'Apollonius à Vespasien. - XXXI-XXXVI. Vespasien prend conseil d'Apollonius, de Dion et d'Euphrate. Discours pour et contre la monarchie. - Apollonius engage Vespasien à accepter l'Empire et lui énumère ses devoirs. - XXXVII-XXXIX. Jalousie d'Euphrate contre Apollonius. Rupture entre eux. - LX. Jugement sur Dion. - XLI. Mésintelligence entre Apollonius et Vespasien au sujet de la Grèce. - XLII. Apollonius et le lion apprivoisé en qui était passée l'âme d'Amasis - XLIII. Apollonius annonce à ses disciples son départ pour l'Éthiopie. Quelques-uns d'entre eux restent à Alexandrie.

I. Sur les Colonnes qu'on dit avoir été posées de la main d'Hercule, et qui marquent la limite de la terre, on raconte bien des fables que je laisserai de côté, pour m'attacher aux relations sérieuses et dignes d'attention. Les deux promontoires qui terminent l'Europe et la Libye forment un détroit, large de soixante stades, par lequel l'Océan entre dans le bassin des mers intérieures. Le promontoire de Libye, qu'on nomme Abinna, se compose de montagnes élevées, dont les sommets sont habités par des lions, et qui s'étendent jusqu'au pays des Gétules et des Tingitains (01), peuples sauvages, comme tous ceux de la Libye; du côté de l'Océan, ces montagnes vont jusqu'à l'embouchure du fleuve Salex, à neuf cents stades du détroit. Elles se prolongent même plus loin, mais sur quelle étendue? Personne ne saurait le dire. Car, au-delà de ce fleuve, la Libye est inhabitable et déserte. Le promontoire d'Europe s'appelle Calpis; il est à droite pour qui entre dans l'Océan, et il a une longueur de soixante stades; il se termine à l'antique ville de Gadès.

II. On parle beaucoup du flux et du reflux de l'Océan; j'ai moi-même été le témoin de ce phénomène chez les Celtes. Mais pourquoi la mer fait-elle tant de chemin en avant et en arrière? C'est ce qu'Apollonius me paraît avoir parfaitement expliqué. Dans une de ses lettres aux Indiens, il dit que ce qui fait que l'Océan s'avance et se retire, c'est qu'il est poussé par des vents sous-marins, sortis de plusieurs cavernes qui sont placées au-dessous de la mer ou sur ses bords; c'est un mouvement semblable à celui de la respiration qui produit le flux et le reflux. Apollonius confirme son opinion par une observation que lui ont fournie les malades de Gadès : pendant tout le temps du flux, le souffle n'abandonne pas les mourants, ce qui ne s'explique que parce qu'alors le vent se répand sur la terre. Ce qu'on remarque pour la lune, qui est tour à tour naissante, pleine et décroissante, se retrouve dans l'Océan : il suit les modifications de la lune; il croît et décroît avec elle.

III. Chez les Celtes, comme chez nous, le jour succède à la nuit et la nuit au jour, par une progression insensible de la lumière ou de l'obscurité; mais à Gadès et aux colonnes d'Hercule, nous disent nos voyageurs, l'obscurité et la lumière frappent les yeux tout d'un coup, comme des éclairs. Les îles des Bienheureux sont à l'extrémité de la Libye, non loin d'un promontoire inhabité.

IV. Gadès est à la limite de l'Europe. Les habitants de ce pays sont d'une religion minutieuse. Ils ont élevé un autel à la Vieillesse, ils sont les seuls hommes sur la terre qui chantent des hymnes à la Mort. Ils ont aussi des autels consacrés à la Pauvreté, à l'Art, à Hercule Égyptien, à Hercule Thébain; ils disent que le second alla jusqu'à la ville d’Érythie, voisine de Gadès (02), lorsqu'il vainquit Géryon et s'empara de ses bœufs; et que le premier, qui se voua à la science, parcourut la terre entière d'un bout à l'autre. Nos voyageurs nous disent que les habitants de Gadès sont Grecs d'origine, et que leur éducation est la même que la nôtre; ils honorent les Athéniens plus que tous les autres Grecs, et offrent des sacrifices à l'Athénien Ménesthée. Dans leur admiration pour Thémistocle, qui commanda la flotte athénienne avec tant d'habileté et de courage, ils lui ont élevé une statue d'airain, qui le représente dans une attitude de recueillement, et comme un homme qui écoute un oracle.

V. Nos voyageurs virent dans ce pays des arbres tels qu'ils n'en avaient jamais vus, et qu'on appelle arbres de Géryon. Ils sont deux et sortent du tombeau de Géryon; ils tiennent du pin et du sapin, et distillent du sang comme les peupliers Héliades (03) distillent de l'or. L'île où est le temple n'est pas plus grande que le temple même; on n'y trouve pas de pierre, on dirait partout un pavé taillé et poli. Les deux Hercules sont adorés dans ce temple. Ils n'ont pas de statue, mais Hercule Égyptien a deux autels d'airain, sans inscription ni figure, et Hercule Thébain a un autel en pierre, sur lequel on voit des bas-reliefs représentant l'Hydre de Lerne, les chevaux de Diomède et les douze travaux d'Hercule. Dans ce temple dédié aux Hercules se trouve aussi l'olivier d'or de Pygmalion (04) : on en admire beaucoup le travail, qui est exquis, mais on admire surtout les fruits, qui sont en émeraude. On y montre aussi le baudrier d'or d'Ajax, fils de Télamon : comment et pourquoi ce héros navigua vers l'Océan, Damis dit qu'il l'ignore, et qu'on n'a pu lui donner de renseignements sur ce point. Les colonnes d'Hercule, qu'on voit dans le temple, sont d'or et d'argent mêlés ensemble et formant une seule couleur ; elles ont plus d'une coudée de hauteur, elles sont quadrangulaires comme des enclumes, et leurs chapiteaux portent des caractères qui ne sont ni égyptiens ni indiens, ni de nature à être déchiffrés. Comme les prêtres gardaient le silence a ce sujet, Apollonios leur dit :

« Hercule Égyptien ne me permet pas de taire ce que je sais. Ces colonnes sont les liens de la Terre et de l'Océan. Ces caractères, c'est Hercule qui les a gravés dans la demeure des Parques, pour empêcher toute guerre entre les éléments, et maintenir inviolable la concorde qui les unit. »

VI. Nos voyageurs remontèrent le fleuve Bétis, où Apollonius trouve une des principales preuves de son explication du flux et du reflux (05). En effet, lorsque la mer est haute, le fleuve remonte vers sa source par l'effet des vents dont j'ai parlé, qui l'éloignent de la mer. La région qui du nom de ce fleuve, s'appelle Bétique, est la plus riche de la terre ; on y trouve partout des villes et des pâturages que traverse le Bétis; les champs y sont très bien cultivés, et la température y est aussi agréable que celle de l'Attique à l'automne, au temps des mystères.

VII. Damis nous dit qu'Apollonius parla souvent sur ce qui s'offrait à leurs yeux; mais il n'a jugé nécessaire de rapporter qu'un de ses entretiens; c'est le suivant. Un jour qu'ils étaient réunis dans le temple des deux Hercules, Ménippe vint à parler de Néron, et dit en riant :

«Que pensez-vous que devienne cet illustre vainqueur? Quels prix a-t-il remportés? N'êtes-vous pas d'avis que ces bons Grecs doivent pouffer de rire en se rendant aux jeux? - J'ai entendu dire, répondit Apollonius, que Néron craint le fouet des Éléens. En effet, comme ses courtisans l'engageaient à remporter une victoire aux jeux Olympiques, et à faire proclamer avec son nom celui de Rome, il s'écria:

« Pourvu que les Éléens ne me jalousent pas; car on dit qu'ils fouettent (06) et qu'ils se croient au-dessus de moi. »,

Et il ajouta plusieurs pauvretés encore plus misérables. Pour moi je garantis que Néron sera vainqueur à Olympie; qui donc serait assez audacieux pour se poser comme son adversaire? Cependant il ne sera pas vainqueur aux jeux Olympiques, car ce n'est pas le moment de les célébrer. Suivant l'usage traditionnel, ces jeux devaient être célébrés l'année dernière ; Néron les a fait différer jusqu'à son voyage, apparemment parce que ces jeux sont célébrés en l'honneur de Néron plutôt qu'en l'honneur de Jupiter. Il annonce une tragédie et des chants à des hommes qui n'ont pas même de théâtre ni de scène pour les représentations de ce genre, mais qui ont un stade naturel, et chez lesquels il n'y a que des combats gymniques. Il va être couronné pour des choses qu'il devrait cacher. Il va déposer la robe de Jules César et d'Auguste pour revêtir le costume d'Amébée et de Terpnus (07). Que dire de tout cela? Quoi ! Il apporte assez de scrupules dans les rôles de Créon et d'Oedipe, pour avoir peur de commettre quelque faute sur le choix de la porte (08), sur le costume ou sur la manière de porter le sceptre ! Au mépris de sa dignité d'empereur et de Romain, au lieu de régler l'État, il s'occupe de régler sa voix, il fait l'histrion hors d'une ville où doit siéger sans cesse le prince qui tient en sa main les destinées du monde ! Mon cher Ménippe, les acteurs tragiques, parmi lesquels Néron vient de se faire inscrire, sont en assez grand nombre. Eh bien ! si l'un d'entre eux, après avoir représenté Oenomaus ou Cresphonte, quittait le théâtre plein de son rôle, au point de vouloir commander aux autres, et se croire roi, que diriez-vous de lui? Ne diriez-vous pas qu'il a besoin d'ellébore ou de toute autre potion propre à purger le cerveau ? Mais si c'est un prince qui, laissant là sa grandeur, se confond avec des acteurs et des artistes assouplissant sa voix, tremblant devant les juges d'Olympie ou de Delphes, ou bien encore jouant mal avec sécurité, s'il ne craint pas d'être frappé de verges par ceux auxquels il est chargé de commander, que diriez-vous des pauvres peuples qui sont soumis à un tel misérable? Que va-t-il être aux yeux des Grecs? Le prendra-t-on pour un Xerxès dévastateur, ou pour un Néron citharède? Songez un peu aux dépenses que vont pour eux entraîner ses chants; voyez-les chassés de leurs maisons, dépouillés de leurs meubles les plus précieux et de leurs plus beaux esclaves, outragés dans leurs femmes et leurs enfants par les pourvoyeurs des infâmes plaisirs de Néron, accablés d'accusations, ne fût-ce qu'au sujet de ses tragédies et de ses chants.

« Vous n'êtes pas venus, leur dira-t-on, écouter Néron ; ou bien vous êtes venus, mais vous avez écouté négligemment, vous avez ri, vous n'avez pas applaudi, vous n'avez pas fait de sacrifices pour qu'il fût en voix, et revînt plus illustre des jeux Pythiques.»

Quelles sources de maux pour la Grèce ! Il y a là le sujet de plusieurs Iliades. Quant au percement de l'isthme, qui s'exécutera ou plutôt ne s'exécutera pas (j'apprends qu'on y travaille), il y a longtemps qu'un dieu me l'a annoncé. - Mais, interrompit Damis, le percement de l'isthme n'est-il pas l'acte le plus considérable du règne de Néron? N'est-ce pas là une grande pensée? - La pensée est grande, en effet, Damis; mais, comme l'œuvre restera inachevée, il me semble qu'on peut dire de Néron qu'il creuse comme il chante, c'est-à-dire d'une manière imparfaite. Quand je passe en revue les actes de Xerxès, je lui sais gré, non d'avoir enchaîné l'Hellespont, mais de l'avoir traversé; quant à Néron, je vois qu'il ne naviguera jamais à travers l'isthme, et qu'il ne mènera pas jusqu'au bout son entreprise. Je le vois même s'enfuir de Grèce tout tremblant. Si je me trompe, c'est qu'il n'y a plus de vérité. »

VIII. Quelque temps après, un de ces hommes qui portent les nouvelles avec célérité vint annoncer à Gadès qu'il fallait se réjouir et faire des sacrifices en l'honneur de la triple victoire de Néron aux jeux Olympiques. Les habitants de Gadès comprirent de quelle victoire il s'agissait : ils se dirent qu'il y avait en Arcadie quelques jeux célèbres où Néron avait été vainqueur; j'ai déjà dit qu'ils se piquaient de connaître les choses de la Grèce (09). Mais les peuples éloignés de Gadès ne savaient ce que c'était que les jeux Olympiques, ni même de quels jeux et de quels combats il était question, ni à propos de quoi ils sacrifiaient. Ils finirent par se faire une opinion assez plaisante : ils s'imaginèrent que Néron avait été vainqueur dans quelque guerre, et qu'il avait exterminé je ne sais quels Olympiens. Les pauvres gens n'avaient jamais assisté ni à une tragédie ni à un concours de cithare.

IX. A ce propos Damis raconte un fait qui me paraît digne de trouver place ici. Je veux parler du singulier effet qu'un acteur tragique produisit sur les habitants d'Hispola, ville de Bétique. Comme les sacrifices se multipliaient dans les villes (on venait encore d'annoncer la victoire de Néron aux jeux pythiques), un des acteurs de tragédies qui n'osaient concourir contre Néron parcourait les villes de l'Occident pour y faire quelque argent. Son talent lui avait attiré quelque réputation dans les villages qui n'étaient pas trop barbares, d'abord parce que les peuples chez lesquels il venait n'avaient jamais entendu de tragédies, ensuite parce qu'il affirmait reproduire exactement les intonations de Néron. Quand il fut arrivé chez les habitants d'Hispola, ceux-ci furent épouvantés avant même qu'il eût dit un mot. Dés qu'ils le virent marcher à grands pas, se dresser sur ses cothurnes, ouvrir une large bouche, et se draper dans une robe démesurément large, ils ne purent se défendre de quelque effroi; mais lorsqu'il se fit entendre et se mit à déclamer, la plupart crurent que c'était un démon qui hurlait à leurs oreilles, et s'enfuirent. On voit combien les mœurs de ces populations sont simples et primitives !

X. Le gouverneur de la Bétique exprima le désir d'être admis aux entretiens d'Apollonius. Celui-ci répondit que ces entretiens n'avaient rien d'agréable pour ceux qui n'aimaient pas la philosophie. Mais le gouverneur insista ; c'était un homme dont on disait beaucoup de bien et qui était mal vu des mimes de Néron. Apollonius lui écrivit de venir à Gadès : aussitôt, laissant de côté l'orgueil du pouvoir, le gouverneur s'y rendit avec quelques-uns de ses plus intimes amis. Après s'être salués, ils s'entretinrent à l'écart, et personne ne sait sur quel sujet : Damis suppose qu'ils formèrent un complot contre Néron. Ce qui le lui fait croire, c'est que leurs entretiens secrets se poursuivirent pendant trois jours. A son départ, le gouverneur serra dans ses bras Apollonius, qui lui dit :

« Adieu. Souvenez-vous de Vindex. »

Que signifiaient ces paroles? Pendant que Néron chantait en Achaïe, les peuples de l'Occident furent soulevés par Vindex, homme tout à fait capable de couper les cordes que Néron touchait si mal. Il tint à l'armée qu'il commandait un discours contre Néron : ce discours était plein de la plus généreuse philosophie dont on puisse s'inspirer pour parler contre un tyran. Il dit que Néron était tout plutôt que joueur de cithare, et que cependant il était encore plutôt joueur de cithare qu'empereur; il ajouta qu'il lui reprochait sa démence, son avarice, sa luxure, mais qu'il ne lui reprochait pas le plus grand de ses crimes, son parricide : il avait eu raison de tuer sa mère, puisqu'elle avait enfanté un tel monstre Apollonius, prévoyant ce qui allait se passer, ménageait à Vindex l'alliance du gouverneur de la province voisine : c'était presque comme s'il eût porté les armes pour Rome.

XI. Lorsque nos voyageurs virent l'Occident commencer à s'agiter, ils passèrent en Libye, de là dans le pays des Tyrrhéniens; puis, continuant leur route, partie sur terre, partie sur mer, ils s'arrêtèrent à Lilybée, en Sicile. Après qu'ils eurent passé Messine et traversé le détroit, où le mélange de la mer Tyrrhénienne et de l'Adriatique produit le dangereux tourbillon de Charybde, ils apprirent que Néron était en fuite, que Vindex était mort, et que l'Empire était en proie à l'ambition de quelques citoyens de Rome et de quelques étrangers. Les compagnons d'Apollonius lui demandèrent ce qu'allait devenir tout cela, et à qui devait désormais appartenir l'Empire .

« A quelques Thébains. »

Il comparait dans sa pensée le court règne de Vitellius, de Galba et d'Othon à la puissance des Thébains, qui furent si peu de temps les chefs de la Grèce.

XII. S'il connaissait à l'avance tous ces faits, c'était par suite d'une inspiration divine, et ceux qui pensent que c'était un magicien ont bien tort : déjà tout ce que nous avons dit jusqu'ici le prouve, mais il faut nous expliquer sur ce point. Les magiciens sont, à mon avis, les plus misérables des hommes : ils se flattent de changer la destinée, les uns en tourmentant des esprits, les autres par des sacrifices barbares, d'autres par des charmes ou des préparations magiques. Plusieurs d'entre eux, mis en jugement, ont reconnu que telle était leur science. Apollonius, au contraire, se conformait aux décrets du destin, il annonçait qu'ils devaient s'accomplir; et s'ils lui étaient révélés à l'avance, ce n'était point par des enchantements, c'était par des signes où il savait lire la volonté des dieux. Voyant chez les Indiens les trépieds, les échansons d'airain et autres objets qu'ils disaient se mouvoir d'eux-mêmes, Apollonius n'avait pas demandé le secret de leur construction, et n'avait pas désiré qu'on le lui apprît : il avait loué l'artifice, mais sans vouloir l'imiter.

XIII. Comme ils étaient à Syracuse, une femme de la haute classe mit au monde un enfant monstrueux : il avait trois têtes attachées par trois cous différents à un même corps. Plusieurs interprétations grossières avaient été données de ce prodige. D'après les uns, la Sicile, cette île aux trois promontoires, devait périr s'il n'y régnait la concorde et l'union ; or, il y avait partout de discussions, soit des villes entre elles, soit des citoyens de chaque ville. D'après d'autres, Typhée, le géant à plusieurs têtes, menaçait la Sicile de quelque ébranlement. « Damis, dit Apollonius, allez voir ce qui en est. » L'enfant était exposé en public pour qu'il pût être vu de quiconque savait expliquer les prodiges. Damis revint dire à Apollonius que c'était un enfant mâle, qui avait en effet trois têtes. Alors, rassemblant ses compagnons, il leur dit : « Il y aura trois empereurs ; ce sont eux que j'appelais dernièrement des Thébains. Aucun d'eux ne s'emparera de tout l'Empire ; mais après qu'ils auront exercé le pouvoir, deux d'entre eux à Rome même, le troisième dans le voisinage de Rome, ils périront; et leur rôle n'aura pas même duré autant que le rôle des rois de théâtre. » Cette prédiction ne tarda pas à se vérifier : Galba mourut aux portes de Rome après avoir été un instant empereur ; Vitellius mourut aussi après l'avoir été, pour ainsi dire, en rêve ; enfin, Othon mourut en Occident, chez les Gaulois, sans même avoir obtenu les honneurs d'une sépulture illustre, car il fut enseveli comme un simple particulier. La Fortune, en sa course, accomplit toutes ces révolutions dans l'espace d'un an.

XIV. Nos voyageurs allèrent ensuite à Catane, près de laquelle est le mont Etna. D'après les traditions du pays, c'est là que Typhée est enchaîné, et c'est lui qui vomit le feu dont l'Etna est embrasé. Mais ils se firent de ce phénomène une idée plus vraisemblable et plus digne de philosophes. Apollonius leur fraya le chemin par quelques questions qu'il leur adressa. « Vous connaissez ce qu'on appelle les fables? - Oui, répondit Ménippe ; les poètes en parlent assez. - Et que pensez-vous d'Ésope?- C'est un conteur de fables et de contes. - Parmi les fables, quelles sont les plus savantes ?- Celles des poètes, parce qu'elles sont vraisemblables. - Et qu'est-ce que les fables d'Ésope? - Ce ne sont que grenouilles, ânes, et bagatelles de ce genre, véritable pâture de vieilles femmes et d'enfants. - Eh bien! selon moi, ce sont les fables d'Ésope qui sont le plus propres à la science. En effet, celles qui parlent des héros (et toute la poésie en est pleine), corrompent ceux qui les écoutent : les poètes ne parlent que d'amours criminels et incestueux, de blasphèmes contre les dieux, d'enfants dévorés, de perfidies et de querelles coupables. Et de plus, la vraisemblance même que recherchent les poètes est, pour les hommes passionnés, envieux, avares ou ambitieux, une excitation à faire ce que les fables rapportent. Ésope était trop sage pour aller se joindre à la foule de ceux qui chantent ces sortes de fictions; il a mieux aimé se frayer un chemin particulier; puis, comme les cuisiniers qui savent faire d'excellents repas avec les mets les plus simples, il fait sortir des plus petits objets les plus grands enseignements, il ajoute à ses récits une moralité, et ainsi atteint la vérité bien plutôt que les poètes. Les poètes, en effet, torturent leurs récits pour les rendre vraisemblables : Ésope, au contraire, annonce un récit que tout le monde sait imaginaire, et qui est vrai, sans chercher à le paraître. Quand le poète a fait sa narration, il laisse l'auditeur sensé examiner si elle est vraie ou fausse; mais le fabuliste qui, comme Ésope, conte une fable et en tire un précepte de morale, montre qu'il se sert de la fiction pour l'utilité même de ses auditeurs. Ce qu'il a de plus charmant, c'est qu'il donne de l'agrément même aux bêtes et les rend dignes de l'attention des hommes : comme dès l'enfance nous avons été entretenus de ces fables, comme elles ont été nos institutrices, nous nous formons certaines idées sur le caractère de chacun des animaux : les uns nous semblent des esprits de rois, d'autres des intelligences vulgaires ; à d'autres, nous attribuons de l'esprit ou de la candeur. Enfin, le poète nous dit : « Les destins sont changeants » ou quelque chanson de ce genre, et puis il nous laisse là. Ésope, lui, ajoute, pour ainsi dire, un oracle à sa fable, et ne prend congé de ses auditeurs qu'après les avoir conduits où il a voulu.

XV.  « Lorsque j'étais petit enfant, Ménippe, ma mère m'a appris sur la science d'Ésope une fable que je veux vous conter à mon tour. Ésope était berger, il faisait paître son troupeau près d'un temple de Mercure. Comme il aimait la science il la demanda au dieu. Beaucoup d'autres étaient venus faire la même demande à Mercure, déposant sur son autel soit de l'or, soit de l'argent, soit un caducée d'ivoire, soit quelque autre riche présent. Ésope n'était pas d'une condition à faire de telles offrandes, mais il était économisait sur ce qu'il avait : il se bornait à verser en libation tout le lait d'une chèvre, à porter au dieu autant de miel qu'en pouvait tenir sa main, ou encore à lui offrir quelques grains de myrte, quelques roses ou quelques violettes. - « Est-il nécessaire, ô Mercure, disait-il, que je néglige mon troupeau pour te tresser des couronnes? » Le jour fixé pour le partage de la science arriva. Mercure, comme le dieu de l'éloquence et du gain, dit à celui qui lui avait apporté les plus riches offrandes :- « Je te ferai part de ma science. Prends place parmi les orateurs. » Puis se tournant vers ceux qui étaient au second rang par leurs dons : - « Toi, tu seras astronome ; toi, musicien; toi, poète héroïque ; toi, poète ïambique. » Le dieu, malgré son habileté, distribua par mégarde toutes les sciences, et dans cette distribution il oublia Ésope. En ce moment, il lui revint à la mémoire que les Heures qui l'avaient nourri sur le sommet de l'Olympe, comme il était au berceau, lui avaient conté une fable sur l'homme et le bœuf, où le bœuf disait toute sorte de choses sur lui-même et sur la terre, et que cela lui avait fait désirer les bœufs d'Apollon. Alors il fit don à Ésope de l'art des fables, le seul qui restât en sa possession. - « Reçois, lui dit-il, la première chose que j'aie apprise. » C'est ainsi qu'Ésope fut doté de sa facilité pour varier les formes de son art, et qu'il excella dans la composition des fables.

XVI. « Mais je ne sais à quoi je pense. Je voulais vous amener à une explication plus conforme à la vérité des choses que les contes du vulgaire au sujet de l'Etna, et voici que je me suis laissé entraîner à un éloge des fables d'Ésope. Après tout, cette digression a son prix, car la fable que je réfute n'est pas une de celles d'Ésope, mais une de celles qui retentissent sur le théâtre, et qui sont sans cesse répétées par les poètes. A les entendre, sous cette montagne gémit enchaîné quelque géant, Typhée ou Encelade, qui, dans sa longue agonie, vomit tout ce feu. J'accorde qu'il a existé des géants; car, en divers endroits, des tombeaux entr'ouverts nous ont fait voir des ossements qui indiquent des hommes d'une taille extraordinaire; mais je ne saurais admettre qu'ils soient entrés en lutte avec les dieux : tout au plus peut-être ont-ils outragé leurs temples et leurs statues. Mais qu'ils aient escaladé le ciel et en aient chassé les dieux, il est insensé de le dire, il est insensé d'y croire. Une autre fable, qui paraît moins irrévérente envers les dieux, et dont cependant nous ne devons pas faire plus de cas, c'est que Vulcain travaille à la forge dans les profondeurs de l'Etna, et qu'il y fait sans cesse retentir l'enclume. Il y a, sur différents points de la terre, d'autres volcans, et l'on ne s'avise guère de dire qu'il y ait autant de Géants et de Vulcains.

XVII. « D'où viennent donc les feux qui sortent de ces montagnes? La terre, mêlée de bitume et de soufre, fume naturellement, mais sans flamme. Que si elle est pleine de cavités, si l'air pénètre à l'intérieur de ces cavités, elle élève comme une torche enflammée. Puis la flamme, comme un torrent grossi, se précipite des montagnes, se répand dans la plaine et va se jeter dans la mer en ruisseaux de feu. Vous savez qu'il y a là un champ, appelé le champ des enfants pieux, lequel fut respecté par la lave qui coula tout autour. C'est une preuve que pour les hommes pieux la terre entière est une demeure sûre, et que la mer ne leur offre aucun danger, soit qu'ils y naviguent, soit qu'ils y nagent. » C'est ainsi qu'Apollonius terminait ses entretiens par quelque leçon morale.

XVIII. Après être resté en Sicile autant de temps qu'il trouva de quoi s'instruire, il s'embarqua pour la Grèce au temps où se lève l'Arcture. Après une heureuse traversée, il prit terre à Leucade. Là il dit : « Changeons de navire : il ne nous serait pas bon d'aller en Achaïe avec celui-ci. » Ceux-là seuls firent attention à cette parole, qui connaissaient Apollonius. Il partit sur un vaisseau leucadien avec ceux qui désirèrent l'accompagner dans sa navigation, et aborda au cap Léchée; le vaisseau syracusain qu'il avait quitté périt en entrant dans le golfe de Crissa.

XIX. Il fut initié à Athènes par l'hiérophante qu'il avait prédit au prédécesseur de celui-ci. Là il trouva le philosophe Démétrius, qui s'y était établi après ce qu'il avait dit des Thermes de Néron, et dont l'âme était toujours si ferme qu'il ne quitta pas la Grèce, même pendant le temps des folies de Néron aux jeux de Delphes et d'Olympie. Démétrius disait avoir vu Musonius enchaîné et confondu avec les ouvriers qui travaillaient au percement de l'isthme : il s'en était indigné, comme c'était naturel; mais Musonius, saisissant sa pioche, l'avait vigoureusement enfoncée en terre; puis, levant les yeux vers Démétrius, il lui avait dit : « Vous êtes affligé de me voir travailler au percement de l'isthme; aimeriez-vous mieux me voir jouer de la cithare, comme Néron? » Je pourrais rapporter beaucoup d'autres détails, et de plus remarquables, sur Musonius. Mais je m'arrête, pour ne point paraître enhardi par la négligence avec laquelle on a parlé de Musonius.

XX. Apollonius passa l'hiver à visiter tous les temples de la Grèce. Au printemps, il se prépara à faire un voyage en Égypte. Après avoir adressé aux villes des reproches, des conseils, ou des éloges (car il ne s'abstenait pas de louer quand il voyait quelque chose de bien), il descendit au Pirée. Il y avait dans ce port un navire dont les voiles étaient déjà déployées, et qui allait partir pour l'Ionie. Mais le maître de ce vaisseau n'y voulait recevoir personne, disant qu'il l'avait équipé à ses frais et pour son compte. « Quelle est votre cargaison? demanda Apollonius. - Ce sont des statues de dieux, que je porte en Ionie : les unes sont de marbre et d'or, les autres d'or et d'ivoire. - Est-ce pour les consacrer vous-même? - Non, mais pour les vendre à qui voudra les consacrer. - Avez-vous peur, mon ami, que nous ne volions vos statues?- Ce n'est pas cela que je crains; mais j'ai peur de prendre des passagers qui les souillent par des conversations et par des mœurs comme sont en général celles des gens de mer. - Mais, mon ami, vous êtes Athénien, je crois: eh bien! les navires, dont vous vous êtes servi contre les Barbares, et qui étaient remplis de marins licencieux, les dieux y sont montés avec vous, sans crainte d'être souillés par votre compagnie; et vous êtes assez malavisé pour repousser de votre navire des philosophes, les meilleurs amis des dieux, vous qui trafiquez avec les statues des dieux! ce ne sont pas les traditions de la statuaire antique. Autrefois les sculpteurs ne colportaient pas les dieux de ville en ville pour les vendre; ils ne voyageaient qu'avec leurs mains et les outils nécessaires pour tailler le marbre ou l'ivoire : la matière informe leur était fournie dans les temples, et c'est dans les temples qu'ils travaillaient. « Mais vous, vous portez les dieux dans les ports et sur les marchés, comme vous feriez (le dirai-je ?) pour des esclaves d'Hyrcanie ou de Scythie; et vous ne croyez pas commettre une impiété ! Je vois quelques bateleurs plaisants porter des statues de Cérés ou de Bacchus, et dire qu'ils sont nourris par les dieux qu'ils portent ; mais se nourrir des dieux eux-mêmes, et cela sans se rassasier jamais, quel honteux commerce, ou plutôt quelle folie, si vous vous y livrez avec sécurité ! » Après cette réprimande, Apollonius monta sur un autre vaisseau.

XXI. Arrivé à Chio, il ne mit même pas pied à terre, mais sauta dans un vaisseau voisin, qui s'annonçait comme allant partir pour Rhodes. Ses compagnons firent comme lui, sans dire un mot; car leur première étude était d'agir et de parler comme lui. Un vent favorable amena bientôt Apollonius à Rhodes, et voici les conversations qu'il y tint. Comme il était allé voir le Colosse, Damis lui demanda s'il connaissait quelque chose de plus grand que cette statue. « Oui, dit Apollonius, c'est un homme qui est philosophe sainement et de bonne foi. » Il y avait alors à Rhodes un musicien, nommé Canus, qui passait pour le plus habile joueur de flûte qui existât. Apollonius le fit venir et lui dit : « Quel est le triomphe du joueur de flûte? - De faire tout ce que désire celui qui l'écoute. - Mais, parmi ceux qui l'écoutent, beaucoup aimeraient mieux être riches que d'entendre jouer de la flûte. Donnez-vous donc la richesse à ceux que vous voyez la désirer ? - Nullement, quelque désir que j'en aie. - Et donnez-vous la beauté aux jeunes gens de votre auditoire? Car tous les jeunes gens voudraient être beaux. - Pas davantage, quoiqu'un charme infini soit attaché à ma flûte. - Qu'est-ce donc, que demandent, selon vous, vos auditeurs? - Ce qu'ils demandent? L'affligé veut que ma flûte endorme son chagrin; l'heureux, que j'ajoute à sa joie ; l'amoureux, que j'échauffe sa passion; l'homme religieux, que j'augmente son ardeur pieuse, et que je le dispose à chanter les hymnes aux dieux. - D'où vient cet effet? Est-ce de ce que la flûte est composée d'or, d'orichalque, d'os de cerf ou d'âne? Ou bien cette puissance vient-elle d'une autre cause ? - La cause est autre, Apollonius. La musique, la modulation, le mélange et la variété des sons, le caractère particulier des harmonies, voilà ce qui a de l'action sur les auditeurs et ce qui les rend tels qu'ils désirent être. - Je comprends les effets que peut produire voire art: ce qui fait votre étude, ce que vous communiquez à vos élèves, c'est d'obtenir sur votre instrument la plus grande variété et la plus grande souplesse de sons. Mais il me semble que vous n'avez pas tout dit, et que la flûte a besoin de quelques autres conditions : il faut que le souffle soit bon, que la bouche s'applique convenablement à la flûte, et que celui qui en joue ait une certaine adresse de main. Le souffle est bon, lorsqu'il est net et clair et qu'il ne fait aucun bruit en sortant du gosier; car le bruit qui vient de là est fort désagréable. La bouche s'applique convenablement à la flûte, lorsque les lèvres en embrassent bien le bout, sans que le visage se gonfle. Enfin il ne faut pas dédaigner l'adresse de main : le joueur de flûte ne doit pas courber le poignet, de manière à ce qu'il refuse son office, et il ne faut pas que ses doigts soient lents à voler sur les trous; ceux-là seuls qui ont la main agile peuvent passer vite d'un mode à un autre. Si vous réunissez toutes ces conditions, Canus, vous pouvez jouer hardiment; vous aurez Euterpe avec vous. »

XXII. Il y avait à Rhodes un jeune homme nouvellement enrichi et sans instruction qui faisait bâtir une maison, et pour l'orner rassemblait des tableaux et des statues de tous les pays. Apollonius lui demanda combien avait coûté son instruction. - « Pas même une drachme, répondit le jeune homme. - Et combien vous coûte votre maison? - Dix talents, et elle m'en coûtera peut-être encore tout autant. - Que ferez-vous d'une telle demeure? - Ce sera une habitation splendide ; elle contient des promenades et des bosquets, de sorte que j'aurai rarement besoin de sortir; et ceux qui viendront me voir auront les yeux charmés comme s'ils allaient dans un temple. - Croyez-vous que les hommes soient estimables par eux-mêmes ou par ce qui les entoure? - Par leur richesse, car rien n'est aussi puissant que la richesse. - Qui est-ce qui gardera le mieux ses richesses, l'homme instruit ou l'ignorant? » Le jeune homme garda le silence. Apollonius reprit : « Il me semble que ce n'est pas vous qui possédez votre maison, mais que c'est votre maison qui vous possède. Pour moi, j'aimerais bien mieux aller dans un petit temple et y admirer une statue d'or et d'ivoire, que d'entrer dans un temple immense et de n'y trouver qu'une misérable statue d'argile. »

XXIII. Apollonius vit un autre jeune homme d'un fort embonpoint, et qui se vantait de manger et de boire plus que personne. « C'est vous, lui dit-il, qui soignez si bien votre ventre ? - C'est moi-même ; je fais des sacrifices pour lui. - Que vous revient-il de tant manger? - Je fais l'étonnement de tout le monde et j'attire sur moi tous les regards : ne savez-vous pas que les grands repas d'Hercule ont été chantés à l'égal de ses travaux?-Oui, mais c'était Hercule. Et vous, malheureux, quel est votre mérite? Toute votre gloire est de vous emplir jusqu'à crever. »

XXIV. Nous avons dit ce que raconte Damis sur le séjour d'Apollonius à Rhodes, disons ce qui se rapporte à son séjour à Alexandrie, où il débarqua ensuite. Avant même qu'Apollonius ne fût venu dans leur ville, les habitants d'Alexandrie l'aimaient et le désiraient, comme un ami désire un ami. Ceux de la haute Égypte, fort adonnés à la science des choses divines, faisaient des vœux pour qu'il les vînt visiter. Comme il y avait de fréquents rapports entre la Grèce et l'Égypte, Apollonius était fort célèbre dans ce pays, et les oreilles des Égyptiens se dressaient au seul nom d'Apollonius. Quand il fut débarqué et qu'il eut pris le chemin de la ville, tous fixaient sur lui leurs regards, comme sur un dieu, et dans les passages étroits, tous lui cédaient le pas, comme à un prêtre portant des objets sacrés. Comme il s'avançait avec un cortège plus considérable que celui des chefs du pays, il rencontra douze brigands que l'on menait à la mort. Apollonius les regarda, et dit : « Tous ne sont pas coupables. En voici un qui s'est faussement accusé. » Puis, se tournant vers les bourreaux qui conduisaient ces hommes : « Ralentissez un peu votre marche, leur dit-il, allez lentement au lieu du supplice, et ne mettez cet homme à mort qu'après les autres, car il n'est pas coupable. Vous feriez bien de donner quelques heures de grâce à ces misérables, et même vous feriez encore mieux de leur laisser la vie. » Et il traînait son allocution en longueur, contre son habitude, qui était d'être bref. La raison de cette conduite fut bientôt connue ; car, à peine huit têtes étaient-elles tombées, qu'un cavalier vint à toute bride au lieu du supplice, et cria : « Ne touchez pas à Phanion. » Puis il expliqua qu'il n'était pas coupable de brigandage, mais qu'il s'était accusé pour éviter la torture, et que les tourments avaient fait avouer aux autres son innocence. Il n'est pas besoin de dire les trépignements d'enthousiasme et les applaudissements que ce fait excita chez les Égyptiens, déjà pleins d'admiration pour Apollonius.

XXV. Apollonius entra dans le temple. Là tout ce qu'il vit, tout ce qu'il entendit lui parut divin et conforme à la sagesse; il n'y eut que les sacrifices de taureaux et d'oies qu'il désapprouva, comme indignes des festins des dieux. Le prêtre lui demanda par quelles raisons il ne faisait pas de ces sacrifices : « Dites-moi plutôt, répondit Apollonius, pourquoi vous-mêmes vous en faites de semblables. - Et quel est le Sage assez sûr de lui pour blâmer ce que font les Égyptiens? - Le premier venu, pourvu qu'il vienne de chez les Indiens. Je brûlerai aujourd'hui un bœuf, veuillez en partager avec nous le parfum: vous ne vous plaindrez pas de votre part, car les dieux n'en auront pas d'autre. » Apollonius fit brûler le simulacre d'un bœuf. Pendant qu'il se consumait. « Voyez le sacrifice, dit-il au prêtre. - Quel sacrifice? Je ne vois rien ici.- Quoi, mon ami, les Iamides, les Telliades, les Clytiades et la race prophétique des Mélampodides n'ont donc débité que des sottises, lorsqu'ils ont tant parlé du feu et en ont tiré tant d'oracles ! Ou bien, si vous croyez que la flamme d'une torche de pin ou de cèdre peut prédire l'avenir, et qu'elle a une vertu prophétique, ne pensez-vous pas que le feu qui sort de ces larmes si grasses et si pures est bien préférable ? Si vous possédiez bien la science du feu, vous liriez beaucoup de signes dans le disque du soleil levant. » C'est ainsi qu'Apollonius fit honte au prêtre de son ignorance des choses divines.

XXVI. Les habitants d'Alexandrie aimaient beaucoup les chevaux, et toute la ville se portait à l'hippodrome pour voir les courses. Ce spectacle donnait lieu à des rixes qui devenaient quelquefois mortelles. Apollonius blâma de telles mœurs. Il alla au temple , et là s'adressant à la foule : « Jusques à quand, s'écria-t-il, vous verrai-je affronter la mort, non pour défendre vos enfants et vos autels, mais pour profaner vos temples, en y entrant souillés de sang et de poussière, et pour venir expirer dans leur enceinte? Troie a été perdue, dit-on, par un seul cheval, fabriqué par les Grecs; mais contre vous sont équipés des centaines de chars, qui vous rendent très difficiles à conduire; et ce qui vous perd, ce ne sont pas les Atrides ou les Éacides, c'est vous-mêmes, ce qui n'est pas arrivé aux Troyens même dans leur ivresse. A Olympie, où il y a les concours de lutte et de pancrace, personne n'est mort pour des athlètes; et cependant là il y aurait une sorte d'excuse : on ne ferait que dépasser les bornes en imitant ce qu'on a vu. Mais ici, que vois-je? A propos de chevaux, des épées nues sans cesse hors du fourreau, et des pierres toutes prêtes à être lancées par des bras forcenés. Puisse le feu détruire une ville où l'on n'entend que les cris plaintifs ou furieux « Des meurtriers et des victimes, où des ruisseaux de sang inondent le sol. » Respectez donc le Nil, cette coupe où s'abreuve toute l'Égypte. Mais que vais-je parler du Nil à des hommes plus habitués à mesurer les inondations de sang que celles du fleuve? » Il ajouta plusieurs invectives, que rapportent les Mémoires de Damis.

XXVII. Vespasien, qui aspirait à l'Empire, se trouvait alors dans le voisinage de l'Égypte. Il se dirigea vers ce pays. Les Dion et les Euphrate, dont il sera parlé un peu plus loin, engageaient tous les habitants à se réjouir. En effet, depuis le premier empereur, qui avait réglé les affaires de Rome, des tyrannies violentes avaient sévi pendant cinquante ans, et le règne de Claude lui-même, qui occupa un intervalle de treize ans, n'avait pu compter pour un bon règne. Cependant cet empereur était arrivé au pouvoir à cinquante ans, c'est-à-dire à l'âge où d'ordinaire l'homme est dans toute la force de son intelligence, et il paraissait aimer tous les genres d'instruction ; mais ce vieillard avait fait plusieurs actes de jeune homme, il avait laissé l'Empire en proie à des femmes, et était mort par leurs mains honteusement : en effet, quoiqu'il prévÏt bien ce qui devait lui arriver, il n'avait pas même pris les précautions nécessaires! Apollonius se réjouissait, autant que Dion et Euphrate, de l'arrivée de Vespasien, mais il n'en faisait pas l'objet de discours publics jugeant que de tels discours convenaient moins à un philosophe qu'à des rhéteurs. Lorsque l'empereur entra dans la ville, les prêtres allèrent à sa rencontre, ainsi que les principales autorités de l'Égypte, les chefs des Nomes, les philosophes et tous les savants. Apollonius, sans s'inquiéter de ces cérémonies, resta dans le temple à philosopher. L'empereur dit quelques mots pleins de noblesse et de douceur aux députations, puis demanda si le Tyanéen n'était pas en Égypte. Il y est, répondit-on, et travaille à nous rendre meilleurs. - Comment puis-je le voir? J'en ai le plus vif désir. - Vous le trouverez, répondit Dion, dans le temple, où il m'a dit se rendre comme je venais ici. - Allons, dit l'empereur, adresser des prières aux dieux et voir cet homme vertueux. » C'est de cette entrevue qu'est venu le bruit que Vespasien, en faisant le siège de Jérusalem, avait songé à s'emparer de l'Empire; qu'il avait prié Apollonius de venir lui donner des conseils à ce sujet; que celui-ci avait refusé de se rendre dans un pays souillé par les crimes et par les souffrances de ses habitants; et qu'alors Vespasien, déjà maître de l'Empire , était venu lui-même en Égypte, pour avoir avec Apollonius l'entretien dont je vais rendre compte.

XXVIII. Dès qu'il eut sacrifié, et sans se donner le temps de répondre convenablement aux députés des villes, il se tourna vers Apollonius comme un suppliant, et lui dit : « Faites-moi empereur. - Je vous ai déjà fait empereur, répondit Apollonius. Quand je demandais aux dieux un prince juste, vertueux, sage, orné d'une couronne de cheveux blancs, un véritable père, c'est vous que je demandais. » Ces mots comblèrent de joie l'empereur, et la multitude qui était dans le temple les confirma par ses acclamations. « Que pensez-vous, demanda Vespasien, du règne de Néron? - Néron savait peut-être bien accorder sa cithare, mais il déshonorait l'Empire , tantôt en tendant trop, tantôt en relâchant trop les cordes. - « Vous voulez donc qu'un chef d'État sache observer la mesure. - Ce n'est pas moi qui le veux, c'est le dieu qui a mis la justice dans la modération. Du reste, voici de bons conseillers, » ajouta Apollonius en montrant Dion et Euphrate ; ce dernier n'était pas encore devenu son ennemi. Alors, l'empereur, levant les mains au ciel : « ô Jupiter, s'écria-t-il, puisse-t-il se faire que je commande à des sages et que des sages me commandent ! » Puis, se tournant vers les Égyptiens : « Vous pourrez puiser à ma libéralité comme vous puisez à votre fleuve. » A partir de ce moment l'Égypte respira du joug qu'elle avait porté.

XXIX. Lorsque Vespasien sortit du temple, il prit Apollonius par la main et le conduisit au palais. « Peut-être, lui dit-il, trouvera-t-on que j'ai fait un trait de jeune homme en m'emparant de l'Empire à soixante ans : je vais me justifier auprès de vous pour que vous puissiez me justifier auprès des autres. L'amour de l'or, je ne me souviens pas qu'il m'ait jamais dominé, même dans ma jeunesse. Pour les charges et les dignités de l'Empire, je ne me suis montré ni indifférent ni empressé, et l'on ne peut me taxer, à cet égard, ni de présomption ni d'humilité. Une révolution, je n'y ai jamais songé, même sous Néron : comme il était arrivé à l'Empire, sinon légitimement, du moins par la volonté de son prédécesseur, je me suis soumis à lui par respect pour Claude, qui m'avait fait consul et m'avait mis au nombre de ses conseillers. Je jure par Pallas que je n'ai pas été une fois témoin des infamies de Néron sans verser des larmes, en songeant à quel monstre Claude avait laissé la meilleure part de son héritage. Mais comme je vois que l'Empire, même débarrassé de Néron, n'en va pas mieux, et que l'autorité suprême est avilie au point d'être tombée aux mains d'un Vitellius, je n'hésite plus, je me porte prétendant à l'Empire , d'abord parce que je veux que les hommes conçoivent de moi une haute estime, ensuite parce que, si je vais avoir à combattre, c'est contre un homme qui vit dans la crapule. Vitellius use pour ses bains plus de parfums que je n'use d'eau : il me semble que, s'il est percé d'une épée, il sortira de son corps plus de parfums que de sang. Il noie sa raison dans le vin dont il se gorge. Il passe son temps à jouer, plein d'inquiétude sur sa chance au jeu ; et l'Empire même, il le livre au caprice d'un coup de dés. Il est entouré de courtisanes, ce qui ne l'empêche pas d'aimer des femmes mariées; car il dit que le péril ajoute un attrait à l'amour. Je ne vous dis rien de ses plaisirs infâmes, pour ne pas souiller vos oreilles de telles ordures. Non, je ne puis voir d'un œil tranquille les Romains commandés par un pareil homme, mais, que les dieux me conduisent, et je me montrerai semblable à moi-même. C'est sur vous, Apollonius, que reposent mes espérances; car je sais que presque tous les secrets des dieux vous sont connus. Conseillez-moi. Vous voyez les soins qu'exigent la terre et la mer. Si les dieux sont pour moi, je vais poursuivre mon entreprise; s'ils nous sont contraires, à moi et aux Romains, je ne veux pas aller à l'encontre de la volonté des dieux. »

XXX. Vespasien se tut, et Apollonius, se sentant inspiré d'un transport divin, s'écria : « Ô Jupiter Capitolin, car c'est de vous que dépendent les affaires présentes, conservez-vous pour Vespasien, et conservez Vespasien pour vous. Car votre temple qui a été incendié hier par des mains criminelles, le Destin veut qu'il soit rétabli par cet homme. » Comme Vespasien manifestait son étonnement, Apollonius ajouta : « Un jour viendra où ce que je dis apparaîtra ; ne m'interrogez pas davantage, et achevez ce que vous avez si bien commencé. » Voici ce qui était arrivé. Le fils de Vespasien, Domitien, en était venu aux mains avec Vitellius pour soutenir les prétentions de son père. Vitellius avait été assiégé dans le Capitole, d'où il avait pu s'échapper, mais le temple avait été brûlé, et Apollonius l'avait su bien plus vite que si cet événement se fut passé en Égypte. Après cet entretien, Apollonius prit congé de l'empereur, disant que les coutumes indiennes, qu'il suivait, ne lui permettaient pas de faire à midi autre chose que ce que font les Indiens eux-mêmes. Vespasien se sentit plein d'une ardeur nouvelle, et, loin de laisser les affaires lui échapper des mains, il vit dans ce que lui avait dit Apollonius de nouvelles raisons de les considérer comme solides et assurées, et d'y porter une main ferme.

XXXI. Le lendemain, à la pointe du jour, Apollonius vint au palais. Il demanda aux gardes ce que faisait l'empereur. Il lui fut répondu qu'il était levé depuis longtemps et occupé à écrire des lettres. Apollonius n'en demanda pas davantage; il s'en alla en disant à amis : « Cet homme saura commander. » Il retourna au palais quand le soleil fut levé, et trouva aux portes Dion et Euphrate, qui le questionnèrent avec empressement sur l'entretien qu'il avait eu la veille avec l'empereur. Apollonius leur communiqua l'apologie de Vespasien, telle qu'il la tenait de sa bouche, sans leur dire ce qu'il pensait lui-même. Introduit le premier, il dit à l'empereur : « Dion et Euphrate, dont la réputation est depuis longtemps parvenue jusqu'à vous, sont aux portes de votre palais, et s'intéressent à vos affaires. Vous pouvez les faire appeler et les admettre à notre entretien : ce sont deux hommes fort savants. - Les portes de mon palais, répondit Vespasien, ne sont jamais fermées pour les savants ; quant à vous, mon cœur même, sachez-le bien, vous est ouvert. »

XXXII. Dion et Euphrate furent introduits. « J'ai présenté hier, leur dit-il, l'apologie de ma conduite au vertueux Apollonius. - Il nous l'a communiquée, répondit Dion, et elle nous semble excellente. - Aujourd'hui, mon cher Dion, nous allons raisonner ensemble sur mon entreprise, afin que tout ait un bon succès et tourne au plus grand bien des hommes. Voyons d'abord Tibère : il changea le pouvoir en une tyrannie cruelle. Après lui, Caligula fut en proie à une sorte de fureur bachique; il aimait à se vêtir d'une robe lydienne et à triompher pour des guerres imaginaires : il troubla tout l'Empire par un règne qui ne fut qu'une honteuse orgie. Ensuite vint Claude, tout débonnaire, qui se laissa dominer par des femmes au point d'oublier le soin de son Empire , le soin même de sa vie : car on dit que sa mort fut leur ouvrage. Que pourrai-je dire de Néron après les paroles si brèves et si expressives d'Apollonius? Je me rappelle ces cordes trop tendues ou relâchées qui, disait-il, ont fait la honte de Néron et de l'Empire. Que dire encore des intrigues de Galba, qui fut tué au milieu du Forum au moment où il songeait à se faire des enfants plus ou moins légitimes d'Othon et de Pison? Laisser l'Empire à Vitellius, le plus vicieux de tous, ce serait faire revivre Néron. Mes amis, voyant l'Empire avili par les tyrans que je viens de vous nommer, j'ai voulu prendre conseil de vous sur la manière de le relever dans l'estime des hommes. - Un jour, dit Apollonius, un joueur de flûte des plus habiles envoya ses élèves chez les mauvais joueurs de flûte, pour leur apprendre comment il ne faut pas jouer; vous savez maintenant, Vespasien, comment il ne faut pas régner, vos prédécesseurs vous l'ont appris. Réfléchissons maintenant à la manière de bien régner. »

XXXIII. Euphrate était déjà secrètement jaloux d'Apollonius, voyant l'empereur plus empressé auprès de lui que ne le sont auprès des oracles ceux qui les viennent consulter. Il ne put alors se contenir, et, élevant la voix plus qu'à l'ordinaire, il dit : « Il ne faut point flatter les passions, ni se laisser follement entraîner avec ceux qui leur lâchent la bride ; mais nous devons les contenir si nous voulons agir en philosophes. Nous devions, avant tout, examiner s'il fallait agir : or voici que vous nous demandez de vous indiquer la manière d'agir, et cela, avant de savoir si l'entreprise dont nous allons délibérer est juste. Pour moi, j'approuve que Vitellius soit renversé, car je sais que c'est un homme souillé de vices et de crimes : mais je ne crois pas qu'il convienne à un homme loyal et généreux comme vous de chercher à réparer le mal fait par Vitellius, et de vous ignorer vous-même. Tous les excès qu'entraîne la monarchie, je n'ai pas à vous les dire, vous même les avez rappelés. Mais, sachez-le bien, un jeune homme qui s'empare du pouvoir agit suivant son caractère; car la jeunesse aime le pouvoir, comme le vin, comme les femmes, et un jeune homme qui s'est emparé de l'autorité suprême n'est pas toujours mauvais, bien que l'exercice de cette autorité lui donne quelquefois l'occasion de paraître cruel et licencieux. Quand c'est un vieillard qui s'empare du pouvoir, tout d'abord on le blâme d'avoir de semblables désirs : il a beau être humain et modéré, ce n'est pas à lui qu'on en fait un mérite, c'est à son âge et à son expérience. De plus, on dira qu'il avait eu cette ambition de bonne heure, dès sa jeunesse, mais sans succès; et ces sortes d'insuccès sont attribuées en partie à la mauvaise fortune, en partie à la timidité. On se dit, ou bien que, peu confiant en sa fortune, il a renoncé à l'espoir de régner, ou bien qu'il a cédé l'Empire à un autre, dont il a craint le caractère énergique. Pour la mauvaise fortune, je n'en parle pas; quant à la timidité, comment vous justifier d'un tel reproche, surtout quand l'homme que vous paraîtriez avoir craint, c'est Néron, le plus lâche et le plus indolent des hommes ? L'entreprise qu'a tentée Vindex, c'est vous, par Hercule, qu'elle réclamait tout le premier. N'aviez-vous pas une armée? Et les forces que vous meniez contre les Juifs n'auraient-elles pas été mieux employées au châtiment de Néron? Il y a longtemps que les Juifs sont séparés, je ne dis pas de Rome, mais du reste du monde : en effet, un peuple qui vit à l'écart des autres peuples, qui n'a rien de commun avec les autres, ni tables, ni libations, ni prières, ni sacrifices, n'est-il pas plus éloigné de nous que les habitants de Suse, ou ceux de Bactres, ou même les Indiens? Aussi, à quoi bon châtier, pour s'être séparée de l'Empire, une nation qu'il eût mieux valu n'y pas faire entrer? Quant à Néron, il n'est pas un homme qui n'eût fait des vœux pour tuer de sa propre main un homme en quelque sorte gorgé de sang, et qui se plaisait à chanter au milieu des massacres. Pour moi, j'avais l'oreille toujours tendue vers les bruits qui venaient de vous, et quand un messager nous apprit que vous aviez fait périr trente mille Juifs dans une première bataille, et cinquante mille dans une seconde, je le pris à part et lui demandai en confidence : - Que fait Vespasien ? Ne médite-t-il pas quelque plus grand projet ? - Maintenant, puisque vous vous êtes fait de Vitellius un autre Néron, et que vous lui faites la guerre, persistez dans votre généreuse entreprise, mais que la fin réponde au début ! Vous savez combien la démocratie est chère aux Romains, et que c'est sous cette forme de gouvernement qu'ils ont conquis presque tout ce qui leur est soumis. Mettez donc fin à la monarchie, en vue de laquelle vous avez cru devoir vous justifier, rendez aux Romains le gouvernement populaire, et assurez-vous la gloire d'avoir rétabli la liberté. »

XXXIV. Tandis qu'Euphrate parlait, Apollonius regardait Dion. Celui-ci partageait l'opinion d'Euphrate, et le faisait paraître par des gestes et par des paroles d'approbation : « Dion, dit Apollonius, n'avez-vous rien à ajouter? - Je voudrais, répondit Dion, dire quelques mots, en partie pour confirmer, en partie pour combattre ce que vient de dire Euphrate. Oui, il eut été bien plus important de renverser Néron que de pacifier la Judée : moi-même, je vous l'ai déjà dit ; mais vous sembliez ne travailler qu'à consolider pour toujours son Empire : en effet, rétablir ses affaires, là où elles étaient troublées, n'était-ce pas lui donner de nouvelles forces contre tous ceux qu'il opprimait? J'approuve votre entreprise contre Vitellius, mais il est plus grand de ne pas laisser naître la tyrannie que de la détruire quand elle est établie. J'aime le gouvernement populaire : si ce gouvernement ne vaut pas l'aristocratie, il est cependant, pour les gens de bien, préférable à l'oligarchie et à la tyrannie. Mais je crains que les tyrannies qui se sont succédé n'aient corrompu les Romains, et n'aient rendu difficile un changement de ce genre. Je crains qu'ils ne puissent ni vivre en liberté, ni regarder en face le gouvernement populaire, comme les personnes qui, au sortir des ténèbres, sont exposées à une lumière vive. Il faut donc, selon moi, enlever l'Empire à Vitellius, et prendre toutes les mesures pour que cette révolution s'accomplisse le plus vite et le mieux possible. Préparez-vous comme pour une guerre, non qu'il y ait à déclarer la guerre à un tel homme : menacez-le seulement du dernier supplice s'il ne se démet de l'Empire. Quand vous serez maître de lui, et vous y arriverez sans beaucoup de peine, laissez aux Romains le choix de leur gouvernement : s'ils choisissent la démocratie, contentez-les, un tel acte sera plus glorieux pour vous que plusieurs royaumes, que plusieurs palmes olympiques ; votre nom sera partout gravé dans Rome, partout vous aurez des statues d'airain, et vous fournirez des sujets de discours incomparables : Harmodius et Aristogiton ne seront rien auprès de vous. Si les Romains acceptent la monarchie, quel autre que vous sera l'élu du peuple ? Comment ne vous donnerait-on pas, de préférence à tout autre, un bien qui aura été votre conquête, et que vous aurez volontairement mis en commun ? »

XXXV. Ces paroles furent suivies d'un profond silence. Le visage de Vespasien trahissait le combat qui se livrait dans son âme : après avoir agi et parlé en qualité d'empereur, il se voyait ainsi détourné de l'Empire. Apollonius prit enfin la parole : « Vous avez grand tort, selon moi, dit-il à Euphrate et à Dion, d'ébranler dans l'esprit de l'empereur une résolution déjà prise : de tels discours sont des déclamations de jeune homme, et supposent des loisirs que les circonstances ne nous donnent pas. Si c'était moi qui possédais le pouvoir qui est aux mains de Vespasien, et si, consultés par moi sur ce qu'il faudrait faire pour le bien des hommes, vous veniez me donner le conseil que vous venez de donner, votre discours pourrait avoir de l'effet : car les paroles dictées par la philosophie agissent sur les auditeurs qui sont des philosophes. Mais vous parlez à un consulaire, à un homme habitué à commander, et qui, s'il vient à quitter le pouvoir, peut craindre pour sa vie: pouvez-vous le blâmer s'il ne repousse pas les dons de la Fortune, s'il les accueille quand ils viennent à lui, et cela quand il demande conseil sur la manière d'en user avec modération? Je suppose que nous rencontrions un athlète grand, plein d'ardeur, le corps assoupli par l'exercice, traversant l'Arcadie pour se rendre aux jeux Olympiques, et puis, qu'après l'avoir exhorté à bien tenir contre ses adversaires, quand il a remporté la victoire, nous lui défendions de laisser proclamer son nom par le héraut, d'accepter la couronne d'olivier, on dirait que nous sommes des insensés, ou que nous nous faisons un jeu des fatigues des autres. Eh bien! songeons à l'homme qui est devant nous, à toutes les lances qui l'entourent, à toutes les armures qui étincellent autour de lui, à tous les cavaliers qui le suivent, et en même temps à sa sagesse, à sa modération, à son mérite qui le rend digne du rang où il aspire, et nous le laisserons s'élancer vers le but qu'il s'est assigné, nous ferons retentir à ses oreilles des paroles de bon augure, et nous lui ferons des promesses meilleures que celles que je viens d'entendre. Assurément vous n'avez pas réfléchi que Vespasien a deux fils, qui tous les deux commandent des armées, et que, s'il ne leur donne pas une part de l'Empire, il s'en fait deux ennemis acharnés. Et que lui reste-t-il, sinon à prendre les armes contre sa propre maison? Au contraire, qu'il accepte l'Empire, et il sera respecté de ses enfants, ils seront son appui comme il sera le leur, et il aura pour veiller à sa sûreté, non pas des mercenaires ou des gens contraints et affectant un zèle simulé, mais des satellites dévoués et affectionnés. Pour moi, tous les gouvernements sont indifférents, car je ne relève que de Dieu ; mais je ne veux pas que le bétail humain périsse, faute d'un bon et fidèle pasteur. De même, en effet, qu'un homme d'un mérite éminent fait que la démocratie devient évidemment le gouvernement d'un seul, le gouvernement du meilleur, de même le gouvernement d'un seul, lorsqu'il veille au bien de tous, c'est la vraie démocratie. Mais, objectera peut-être Euphrate, vous n'avez pas renversé Néron. Et vous, Euphrate, l'avez-vous renversé ? Et Dion? Et moi? Cependant personne ne nous en fait un reproche, personne ne nous accuse de lâcheté, parce que, tant de philosophes ayant avant nous détruit des tyrannies, nous n'avons rien fait en faveur de la liberté. Pour ce qui me concerne, je me suis un peu mesuré contre Néron : j'ai tenu contre lui plusieurs discours hostiles, j'ai réprimandé en face le cruel Tigellin; en Occident, j'ai fait cause commune avec Vindex, ce qui était élever un mur contre Néron. Cependant, je n'ai pas la prétention de dire que ce soit par moi que ce tyran a été renversé ; et, parce que vous n'avez rien fait contre lui, je ne vous ferai pas le reproche d'avoir montré moins de courage qu'il ne convient à un philosophe. Il est bon qu'un philosophe dise franchement ce qui lui vient à l'esprit; mais il doit cependant prendre garde de rien dire de contraire à la prudence et à la raison : quand un consulaire songe à renverser un tyran, il faut d'abord qu'il médite mûrement, pour pouvoir attaquer sans avoir donné l'éveil ; puis, qu'il ait un prétexte honorable, afin de ne point passer pour parjure. En effet, quand un homme va prendre les armes contre celui qui l'a investi d'un commandement, et auquel il a juré de rendre tous les services possibles, soit par l'action, soit par la parole, il doit commencer par se justifier devant les dieux, et par leur prouver qu'il n'y a rien que de juste dans son parjure ; puis il lui faut beaucoup d'amis, car il ne saurait tenter de pareilles entreprises sans être bien appuyé et bien défendu ; il lui faut beaucoup d'argent, pour se concilier les puissants, surtout quand il attaque un homme qui dispose de la terre entière. Combien tout cela demande de temps et de soins! Du reste, prenez-le comme vous voudrez; car nous n'irons pas examiner ce que, selon toute apparence, Vespasien a considéré mûrement, et ce que la fortune favorise, même sans aucun effort de sa part. Mais voici à quoi je vous défie de répondre. Hier Vespasien fut couronné empereur, devant les autels, par les députés des villes de l'Égypte, son règne s'annonce avec éclat et avec grandeur, et vous voulez qu'il fasse déclarer par la voix d'un héraut que désormais il ne sera qu'un simple particulier, et qu'en aspirant à l'Empire il a fait acte de folie. Qu'arrivera-t-il? De même que s'il persiste dans sa résolution, il peut compter sur l'élan de ses gardes, dont la fidélité connue l'a engagé dans cette entreprise, de même, s'il change d'avis, il aura pour ennemis ces hommes auxquels il aura retiré sa confiance. »

XXXVI. L'empereur fut heureux d'entendre parler ainsi Apollonius : « Quand vous verriez à nu mon cœur, lui dit-il, vous n'expliqueriez pas plus clairement mes intentions. Je suivrai donc votre avis ; car tout ce qui sort de votre bouche me paraît un oracle des dieux. Maintenant enseignez-moi tout ce que doit faire un bon prince. - Ce que vous me demandez ne s'enseigne pas: l'art de régner est ce qu'il y a de plus grand sur la terre, et l'on n'en saurait donner des leçons. Cependant je vais vous dire ce qui ne saurait manquer de vous mériter des éloges. Considérez comme richesses, non l'argent enfoui, et qui ne sert pas plus qu'un tas de sable, ni l'argent arraché à des populations gémissant sous le poids des tributs; car l'or qui vient des larmes est sans éclat et de mauvais aloi. Voulez-vous être le prince qui fasse le meilleur emploi de ses richesses? Secourez les indigents, et laissez les riches jouir en paix de leurs biens. Craignez votre pouvoir absolu ; c'est le moyen d'en user plus modérément. Gardez-vous de couper les épis qui s'élèvent au-dessus des autres, comme le conseille fort injustement Aristote; ayez plutôt soin d'enlever la haine des cœurs, comme on enlève des blés les mauvaises herbes; faites-vous craindre des fauteurs de troubles, moins en punissant qu'en laissant croire que vous allez punir. Prince, obéissez à la loi tout le premier; si vous l'observez, vous serez vous-même un législateur prudent. Respectez les dieux plus encore que par le passé ; car vous avez reçu beaucoup d'eux, et vous leur demandez beaucoup. Faites comme empereur ce qui convient à votre autorité, comme simple particulier ce qui convient à votre personne. Quant à la passion du jeu, à celle du vin ou des femmes, et du blâme qu'entraînent ces passions, je n'ai pas de conseil à vous donner, puisqu'il paraît que même dans votre jeunesse vous vous en êtes abstenu. Vous avez, prince, deux fils, qu'on dit hommes de bien. Ils doivent vous obéir plus que tous vos sujets ; car c'est sur vous que retombe l'odieux de leurs fautes. Allez jusqu'à les menacer de ne pas leur laisser l'Empire, s'ils ne restent pas bons et honnêtes : l'Empire ne doit pas être à leurs yeux une part de leur héritage, mais une récompense de leur mérite. Les plaisirs qui ont pour ainsi dire droit de cité dans Rome, et ils sont nombreux, doivent, selon moi, être contenus avec modération; il est difficile d'exiger du peuple une tempérance absolue, mais il faut peu à peu régler les âmes, en les redressant soit ouvertement soit en secret. Réprimez l'insolence des affranchis et des esclaves que votre autorité vous donne; habituez-les à être d'autant plus modestes que le maître dont ils dépendent est puissant. Je n'ai plus à vous parler que des gouverneurs de province, non pas de ceux que vous choisirez vous-même (car votre choix ne tombera que sur le mérite), mais de ceux qui devront leurs charges au sort. Ceux-là même, il faut qu'ils conviennent, autant que le sort le permet, aux provinces où ils doivent être envoyés ; que ceux qui parlent grec soient envoyés dans les pays grecs, ceux qui parlent latin chez les peuples qui parlent la même langue. Je vais vous dire ce qui me fait songer à cela. Lorsque j'étais dans le Péloponnèse, la Grèce avait pour gouverneur un homme qui ne connaissait rien aux choses de la Grèce, et qui ne pouvait se faire comprendre des Grecs. De là bien des fautes de sa part. Il était presque toujours trompé : ses assesseurs, les magistrats qui siégeaient avec lui dans les tribunaux, trafiquaient des procès et traitaient le gouverneur comme un esclave. Telles sont, prince, les recommandations qui se présentent aujourd'hui à mon esprit; s'il m'en vient d'autres, nous aurons un nouvel entretien. Pour le moment, vous devez vaquer aux affaires de l'Empire, afin que vos sujets ne vous accusent pas de négligence. »

XXXVII. « J'accède, dit Euphrate, aux résolutions prises. Car je sens que je ne gagnerais rien à proposer le contraire. Mais, Prince, il me reste un mot à dire : Respectez et aimez la philosophie conforme à la nature, gardez-vous de celle qui prétend communiquer avec les dieux ; souvent on nous transporte en nous disant sur les choses divines bien des mensonges et bien des sottises. » Ce trait était dirigé contre Apollonius, qui n'y fit pas attention, et qui, ayant dit à l'empereur tout ce qu'il voulait lui dire, se retira avec ses disciples. Euphrate se préparait à parler plus librement contre Apollonius; l'empereur s'en aperçut, et l'interrompant : « Introduisez, dit-il, ceux qui demandent à parler à l'empereur, et que le conseil s'assemble comme de coutume. » Euphrate ne vit pas qu'il s'était fait le plus grand tort auprès de l'empereur, qui le regarda comme un envieux et un insolent, et qui considéra ce qu'il avait dit en faveur de la démocratie non comme l'expression de sa pensée, mais comme un moyen de contredire Apollonius qui était favorable à la monarchie. Cependant l'empereur ne l'éloigna pas de lui, et ne lui témoigna même aucun ressentiment. Il regretta que Dion eût soutenu la même opinion qu'Euphrate; cependant, il ne cessa pas de l'aimer, parce qu'il parlait agréablement, qu'il évitait les disputes, que tous ses discours répandaient un parfum semblable à celui qui s'exhale des temples, et qu'il était le plus habile des improvisateurs. Pour Apollonius, non seulement l'empereur l'aimait, mais il l'écoutait volontiers parler des temps anciens, raconter ce qu'il savait de Phraote, décrire les fleuves et les animaux de l'Inde, et révéler tout ce que les dieux lui dévoilaient au sujet de l'Empire . Quand Vespasien quitta l'Égypte, après y avoir rétabli et renouvelé toutes choses, il voulut qu'Apollonius l'accompagnât; mais Apollonius s'excusa, parce qu'il n'avait pas encore visité toute l'Égypte et ne s'était pas encore entretenu avec les Gymnosophistes, lui qui désirait vivement comparer à la science des Indiens la science égyptienne. « D'ailleurs, ajoutait-il, je n'ai pas bu de l'eau du Nil à sa source. » L'empereur vit qu'il préparait un voyage en Éthiopie, et lui dit : « Ne vous souviendrez-vous pas de moi? - Toujours, prince, tant que vous serez un bon empereur, et que vous vous souviendrez de vous-même. »

XXXVIII. Peu après, Vespasien fit un sacrifice dans le temple, et déclara en public qu'il voulait faire des présents à Apollonius. Celui-ci parut accepter l'offre de l'empereur, et dit : « Prince, combien de grâces puis-je vous demander? - Dix maintenant; mais quand je serai arrivé à Rome, tout ce que je possède est à vous. - Il faut donc que je ménage vos richesses, comme si elles étaient à moi; il ne faut pas que je les consume maintenant, mais que je les réserve bien entières pour plus tard. Mais contentez ces hommes, qui paraissent avoir quelque grâce à vous demander, » et en parlant ainsi il montrait Euphrate et ses amis. L'empereur les engagea à énoncer sans crainte leurs désirs. « Veuillez, prince, s'écria Dion en rougissant, me réconcilier avec mon maître Apollonius, que j'ai osé contredire, moi jusqu'alors son disciple soumis. - Je ne puis que vous louer, répondit l'empereur; mais la chose est faite, je l'ai obtenue hier d'Apollonius. Demandez-moi donc une grâce. - Lasthène d'Apamée, en Bithynie, après avoir philosophé avec moi, s'est épris de la chlamyde et de la vie militaire; maintenant il voudrait reprendre le manteau du philosophe, et vous prie de lui donner son congé. Veuillez, prince, agréer sa prière. Vous m'obligerez, en me permettant de le conduire dans le chemin de la vertu, et lui, en l'autorisant à vivre à sa guise. - Dès aujourd'hui il est libre, dit l'empereur, et, puisqu'il aime la philosophie et Dion, il aura les avantages des vétérans. » Vespasien se tourna ensuite vers Euphrate, qui avait consigné par écrit ce qu'il demandait. Il présenta sa lettre à l'empereur, pour qu'il la lût en son particulier; mais l'empereur, peu désireux de protéger Euphrate contre la critique, lut tout haut sa lettre. Euphrate y demandait des grâces pour lui et pour quelques-uns de ses amis ; et ces grâces, c'étaient des dons d'argent ou des faveurs qui devaient rapporter de l'argent. Cela fit rire Apollonius, qui dit à Euphrate : « C'était bien la peine de parler en faveur de la démocratie, pour faire ensuite toutes ces demandes à un prince ! »

XXXIX. Tels sont les faits qui, à ma connaissance, firent naître l'inimitié d'Apollonius et d'Euphrate. Quand l'empereur eut quitté l'Égypte, ils parlèrent ouvertement l'un contre l'autre, Euphrate avec colère et en disant des injures, Apollonius en philosophe qui a surtout recours aux raisons. Tous les reproches qu'Apollonius faisait à Euphrate, comme à un homme dont la conduite n'était pas celle d'un philosophe, on peut les voir dans les nombreuses lettres d'Apollonius à Euphrate. Mais je ne veux pas insister sur cet homme, mon dessein n'étant pas de dire du mal d'Euphrate, mais de faire connaître à ceux qui l'ignorent la vie d'Apollonius. Quant à ce qu'on rapporte, qu'Euphrate aurait une fois menacé du bâton Apollonius dans une discussion entre eux, mais s'en serait tenu à la menace, généralement on attribue cette retenue à l'autorité d'Apollonius, pour moi j'aime mieux en faire honneur à Euphrate lui-même, qui aura vaincu sa colère au moment où elle semblait avoir triomphé de lui.

XL. Pour ce qui est de Dion, Apollonius trouvait qu'il y avait dans sa philosophie trop de rhétorique, et qu'il cherchait trop à séduire les auditeurs par les agréments de sa parole. Pour lui faire sentir ce défaut, il lui écrivit : « Puisque vous voulez charmer les oreilles, pourquoi ne pas vous servir de la lyre ou de la flûte? » En plusieurs endroits de ses Lettres à Dion il blâme cette manie de plaire.

XLI. Après le voyage de Vespasien en Égypte, Apollonius ne le revit plus et n'eut plus d'entretiens avec lui, bien que l'empereur lui ait écrit plusieurs lettres pour l'inviter à venir à Rome. Je vais dire pourquoi Apollonius ne se rendit pas à son désir. Néron, dont on n'aurait guère attendu cet acte de modération, rendit à la Grèce la liberté; les villes revinrent aux institutions attiques et doriennes, la concorde donna à toute la Grèce un aspect florissant, que depuis longtemps elle n'avait pas eu. Vespasien, ayant visité la Grèce, lui enleva cette liberté, prenant prétexte de quelques séditions et de quelques fautes qui ne méritaient pas un semblable châtiment. Cette mesure parut, non seulement à ceux qui en souffraient, mais à Apollonius lui-même, d'une dureté peu digne d'un chef d'État. Aussi écrivit-il ces lettres à l'empereur : « Apollonius à l'empereur Vespasien, salut. On dit que vous avez asservi la Grèce. Vous croyez vous être élevé au-dessus de Xerxès, vous ne voyez pas que vous êtes tombé au-dessous de Néron. Néron pouvait agir comme vous, mais il ne l'a pas voulu. Adieu. - (Au même.) Vous qui haïssez les Grecs au point de les avoir réduits en servitude, qu'avez-vous besoin de mes entretiens ? Adieu. - (Au même.) Néron a rendu la liberté aux Grecs par manière de jeu, vous, vous les avez asservis avec connaissance de cause. Adieu. » Voilà ce qui indisposa Apollonius contre Vespasien ; mais ayant su depuis qu'il administrait l'Empire avec sagesse, il ne dissimula pas qu'il était satisfait, et se sentait de la reconnaissance envers l'empereur.

XLII. Voici encore une circonstance du séjour d'Apollonius en Égypte, qui parut merveilleuse. Un homme avait un lion apprivoisé, qu'il menait en laisse comme un chien, et ce lion flattait, non seulement son maître, mais quiconque s'approchait de lui. Il s'en allait ainsi à travers les villes, où son maître vivait d'aumônes, et il était admis même dans les temples, parce qu'il était pur : il ne léchait même pas le sang des victimes, il ne se jetait pas sur leurs chairs écorchées et dépecées, mais il se nourrissait de galettes de miel, de pain, de gâteaux et de viandes cuites : il buvait quelquefois du vin, sans que son naturel en fût changé. Un jour qu'il était entré dans le temple d'Alexandrie, il y vit Apollonius assis : aussitôt il se coucha à ses pieds, en faisant entendre un murmure caressant, et resta auprès de lui beaucoup plus longtemps qu'auprès des autres. Tout le monde crut qu'il faisait ces caresses pour avoir quelque chose. Mais Apollonius dit aux assistants : « Ce lion me prie de vous nommer l'homme dont l'âme est passée en lui. C'est ce fameux Amasis, roi d'Égypte dans le nome de Saïs. » Quand le lion eut entendu ces paroles, il rugit d'une manière touchante et plaintive, et, pliant les genoux, il poussa des gémissements et versa de vraies larmes. Apollonius le caressa et ajouta : « Je suis d'avis que ce lion soit envoyé à Léontopolis, pour y être gardé dans le temple. Car il n'est pas convenable qu'un roi, dont l'âme est passée dans le corps de ce royal animal, erre ainsi comme les mendiants. » Les prêtres s'assemblèrent, offrirent un sacrifice au roi Amasis, ornèrent l'animal d'un collier et de bandelettes, et le conduisirent solennellement dans l'Égypte intérieure, en jouant de la flûte et en chantant des hymnes et des cantiques.

XLIII. Quand Apollonius connut suffisamment Alexandrie, il partit pour aller dans l'Égypte intérieure et dans l'Éthiopie visiter les Gymnosophistes. Comme il avait reconnu en Ménippe un disciple déjà capable de discuter et qui ne craignait pas de dire librement son avis, il le laissa dans cette ville pour observer Euphrate. D'un autre côté, voyant que Dioscoride n'était pas assez robuste pour supporter les fatigues du voyage, il l'en détourna. Puis il rassembla ses autres disciples, dont le nombre s'était grossi depuis que quelques-uns l'avaient abandonné auprès d'Aricie, et leur annonça ainsi son projet : « Mes amis, leur dit-il, j'ai à vous faire une allocution comme on en fait aux lutteurs qui doivent concourir dans les jeux Olympiques. Quand le temps des jeux est arrivé, les Éléens font faire dans l'Eliade même, des exercices à trente athlètes; et comme, à l'époque des jeux Pythiques, les Delphiens, et à l'époque des jeux Isthmiques, les Corinthiens rassemblent les athlètes, et leur disent : « Entrez dans le stade et faites en sorte d'être vainqueurs ; » de même les Éléens, lorsqu'on part pour Olympie, disent aux athlètes : - « Si vous avez travaillé de manière à vous rendre dignes de venir à Olympie, si la mollesse et la lâcheté vous sont inconnues, allez sans crainte en avant; mais si vous n'êtes pas assez exercés, allez-vous-en où vous voudrez. » Ses disciples comprirent ce qu'il voulait leur dire; vingt d'entre eux environ restèrent auprès de Ménippe; les autres, qui étaient, je crois, au nombre de dix, firent des prières aux dieux, leur offrirent des sacrifices comme on en offre avant un embarquement, puis s'en allèrent directement vers les pyramides. Ils voyageaient à dos de chameau, laissant le Nil à droite. Souvent aussi ils montaient en bateau pour connaître tout ce que le fleuve offrait de remarquable. Leur relation ne passe sous silence aucune des villes, aucun des temples, aucun des lieux consacrés de l'Égypte ; partout ils écoutaient et faisaient entendre des discours sacrés, et le bateau sur lequel était monté Apollonius ressemblait à une théorie.

(01) L'ancienne ville de Tingis est aujourd'hui la ville de Tanger.

(02) L'île Érythie, appelée aussi l'île Junonienne, qui formait le royaume fabuleux de Géryon, est une île de l'océan, à l'embouchure du Bétis.

(03) Souvenir mythologique. Les Héliades, soeurs de Phaéton, à force de pleurer leur frère , furent changées en peupliers d'où découlait de l'or.

(04) Il s'agit du statuaire qui est célèbre pour être devenu amoureux de sa Vénus (Voy. Ovide, Métamorphoses, X, v. 247).

(05) Voyez plus haut, ch. 2.

(06) Les athlètes qui violaient quelque loi des jeux pouvaient être fouettés (Oléarius).

(07) C'étaient des joueurs de cithare fameux du temps de Néron (Voyez Athénée, liv. XIII, et Suétone, Vie de Néron, ch. 2).

(08) Il y avait sur les théâtres tragiques trois portes : la porte du milieu pour les premiers rôles ; celle de droite pour les seconds rôles; celle de gauche pour les rôles inférieurs.

(09) Cela n'empêche pas qu'ils ne se trompent sur la géographie et ne mettent en Arcadie des jeux qui se célèbrent en Élide. Peut-être est-ce une malice de Philostrate, qui s'exerce en cet endroit à la satire.

FIN DU LIVRE V DE PHILOSTRATE