E SYNESIUSSynésius DE LA ROYAUTÉ. Oeuvre numérisée et mise en page par Marc Szwajcer DE LA ROYAUTÉ.ARGUMENT.1. C’est la Philosophie qui va se faire entendre; elle s’exprimera hardiment. 2. Si la flatterie est plus agréable, la franchise est plus utile aux rois. 3. Pour n’être que l’envoyé d’une ville presque ruinée, l’orateur n’en a pas moins le droit de parler librement. Conseiller un roi, c’est aider au bien de tous. 4. L’Empereur a une puissance immense, mais il n’y a pas à l’en louer: la vertu seule est louable, et elle est nécessaire pour conserver la puissance acquise. 5. Ce n’est qu’à force de travaux que l’on peut se maintenir au rang où on a été élevé par la fortune. 6. Distinction du roi et du tyran; l’un ressemble au berger, l’autre au boucher. La tyrannie est l’excès de la royauté. 7. La puissance a besoin d’être unie à la prudence. 8. Quand on n’a pas la sagesse, il vaut mieux n’avoir pas de puissance. Le roi doit être l’imitateur de Dieu. 9. Dieu est bon: il faut que le roi soit bon. 10. Il doit aussi être pieux; il doit se commander à lui-même, et soumettre ses penchants à l’empire de la raison. 11. Il faut au roi des amis en qui il ait confiance et qui lui viennent en aide. 12. Il faut prendre garde que l’adulation n’usurpe la place de l’amitié. 13. Les soldats aussi sont des amis pour le prince; il doit aller partager leurs exercices. 14. Au milieu des camps le roi apprendra la science du commandement; il connaîtra ses soldats, et pourra ainsi mieux exciter leur courage. 15. De fatales habitudes se sont introduites dans l’Empire. Aujourd’hui le souverain vit renfermé, ne se laissant guère voir qu’à des fous et à des bouffons. Ce n’est pas ainsi que vivaient ceux qui ont fondé la grandeur des États. 16. Description du luxe de la cour. 17. Opposition de la prodigalité et de l’économie. 18. Frugalité de l’empereur Carin dans sa guerre contre les Parthes. 19. Autres exemples de princes qui ont vécu simplement. Le souverain, chez les Romains, évite le nom de roi, qui est en aversion; il aime mieux s’appeler empereur, c’est-à-dire général. Il doit se montrer bienveillant et affable pour tous. 20. Il faut renoncer au faste, si l’on veut écarter les maux qui menacent l’Empire. 21. Les citoyens négligent le service milliaire; l’armée se recrute surtout de barbares. 22. Ces barbares, quoique comblés d’honneurs, n’ont que du mépris pour l’Empire. Il est à craindre qu’ils ne se révoltent. 23. Chassés jadis par tous les peuples, naguère les Scythes ont été accueillis avec clémence par Théodose; ils n’en sont pas devenus meilleurs. Ils ouvrent le chemin à d’autres barbares. 24. Il faut refaire une armée indigène, et renvoyer les barbares dans les contrées d’où ils sont venus. 25. Tout en se tenant toujours prêt à faire la guerre, le roi doit être pacifique. Que les habitants des villes et des campagnes soient, aussi bien que les soldats, l’objet de sa sollicitude. 26. Il doit recevoir avec bienveillance les députés que lui envoient les provinces. 27. Il ne faut pas permettre que les soldats oppriment les citoyens. 28. Le roi ne doit pas écraser ses peuples d’impôts; il doit se garder avec un soin extrême de l’avarice, vice honteux. Il doit s’unir à ses sujets dans la prière. 20. Le signe distinctif d’un roi, c’est de répandre des bienfaits. Les grands, à son imitation, contribueront à la félicité publique. 30. Il faut des gouverneurs pour les Provinces; mais il est essentiel de les bien choisir; et pour cela il faut regarder, non pas à la fortune, mais à la vertu. 31. L’exemple d’un roi qui n’estime que la vertu est la leçon la plus efficace pour les sujets. 32. Puisse Arcadius être saisi de l’amour de la philosophie! Rien ne peut être souhaité pour lui qui soit plus désirable. Il aura ainsi réalisé l’idéal d’un roi. ****************** 1. Faudra-t-il, à moins d’être envoyé par une riche et puissante cité, et d’apporter de lâches et flatteurs discours, serviles produits d’une rhétorique et d’une poétique serviles, faudra-t-il, en entrant ici, baisser les yeux? Sera-t-on condamné à ne point ouvrir la bouche dans ce palais, si l’on n’est protégé par l’illustration de sa patrie, si l’on ne sait, par les grâces de son langage et les adulations ordinaires, charmer les oreilles de l’Empereur et de ses conseillers? Voici la Philosophie qui se présente : ne la recevrez-vous pas volontiers? Quand elle reparaît après une longue absence, qui pourrait se refuser à la reconnaître, à lui faire obtenir ici l’accueil hospitalier qu’elle mérite? Si elle réclame cette faveur, ce n’est pas pour elle, mais pour vous; car vous ne pourriez la dédaigner sans nuire à vous-mêmes. Dans le discours qu’elle va vous tenir, rien ne sera donné au désir de plaire; elle ne cherchera point à séduire de jeunes cœurs par des impressions vaines et passagères, par l’étalage des ornements d’une fausse éloquence; mais au contraire, à ceux qui sauront la comprendre, grave et comme inspirée par les dieux, elle fera entendre un langage digne et viril, et dédaignera de capter par de basses flatteries la faveur des grands. Dans son austère franchise, étrangère au palais des rois, elle n’ira point prodiguer au hasard et sur toutes choses des louanges à la cour impériale et à l’Empereur; mais cela ne lui suffit point; elle blessera s’il le faut; elle veut, non pas seulement froisser un peu les esprits, mais les heurter avec force, pour les redresser en les choquant. 2. Les rois doivent tenir en grande estime un discours libre et indépendant. L’adulation séduit, mais elle perd; c’est le poison contenu dans une coupe dont les bords sont enduits de miel, et que l’on offre aux condamnés. Ne sais-tu pas[1] que l’art du cuisinier, qui provoque en nous, par des mets recherchés et des assaisonnements trop délicats, des appétits factices, nuit à la santé, tandis que la gymnastique et la médecine, au prix de quelques instants de souffrance, fortifient le corps? Pour moi je veux ton salut, quand même, en voulant ton salut, je devrais exciter ton courroux. Le sel, par son amertume, empêche les viandes de se corrompre; des avertissements sincères arrêtent un jeune prince, prompt à s’égarer au gré de ses fantaisies. Ecoutez donc tous avec patience ce discours d’une nouvelle espèce; ne l’accusez point de grossièreté. Laissez la Philosophie s’expliquer; ne la condamnez pas au silence, parce qu’elle ne cherche pas à plaire, et qu’au lieu de flatter les jeunes gens en caressant leurs goûts, elle leur apporte d’austères préceptes et de graves enseignements. Si vous savez supporter sa présence, si les louanges que vous entendez tous les jours n’ont pas entièrement fermé vos oreilles, Me voici parmi vous.[2] 3. Cyrène m’envoie couronner ta tête avec de l’or, et ton âme avec la philosophie; Cyrène, ville grecque, nom antique et vénérable, jadis l’objet des chants de mille poètes: mais aujourd’hui, pauvre et désolée, amas de ruines, elle a besoin des secours d’un roi pour recouvrer un peu de son ancienne splendeur. Tu peux soulager sa misère dès que tu le voudras, et il dépend de toi que je revienne un jour, au nom de ma patrie alors heureuse et florissante, t’apporter une autre couronne. Mais aujourd’hui même, quelle que soit la fortune présente de mon pays, j’ai le droit de parler librement, en face de l’Empereur: la vérité seule ! il ne faut point à un discours d’autres titres de noblesse. Jamais la patrie d’un orateur n’a rien ajouté, rien retranché à l’autorité de sa parole. Marchons donc, avec l’aide de Dieu, et entreprenons le plus beau de tous les discours, ou, pour mieux dire, de tous les travaux. Aider à développer la vertu dans l’âme d’un seul homme, quand cet homme est le Prince, c’est assez pour accomplir une œuvre utile à toutes les familles, à toutes les cités, à toutes les nations, petites ou grandes, au loin aussi bien que de près; car tout se ressent du caractère du Prince, quel qu’il soit. Si tu le veux bien, voici ce que je vais faire d’abord, afin que tu m’écoutes jusqu’au bout; car l’habile chasseur ne commence pas par effrayer la proie qu’il poursuit. Disons ce qu’il convient qu’un roi fasse ou ne fasse pas; opposons la gloire à la honte. Et toi, attentif à ce qui va passer sous tes yeux, et prenant pour juge la Philosophie, discerne le bien pour l’aimer, le mal pour le haïr, en te promettant de toujours rechercher l’un, de toujours fuir l’autre. Mais si, dans la suite de ce discours, tu reconnais avec nous que parfois tu as failli, sache t’indigner contre toi-même, et rougir d’avoir été ce que tu ne devais pas être. La rougeur causée par le repentir est une promesse de vertu; la honte est divine, selon l’expression d’Hésiode.[3] Mais s’obstiner dans ses fautes, craindre d’avouer ses erreurs, c’est ne point accepter la leçon du repentir: les discours sont alors impuissants à procurer la guérison; le sage dira qu’il faut des châtiments. La Philosophie peut-être dès l’abord vous tient un langage rude et sévère. Je m’aperçois que parmi vous quelques-uns s’émeuvent, blessés de la liberté de ces paroles. Mais n’ai-je pas annoncé ce que j’allais faire? C’était à ceux qui le savaient de se mettre sur leurs gardes pour soutenir mes attaques. 4. Tes oreilles sont agréablement chatouillées quand tous célèbrent ta grandeur. Et moi aussi je dis que jamais à personne n’a été donné un aussi vaste empire, des monceaux d’or tels que n’en possédait point l’ancien Darius, d’innombrables chevaux, et pour les monter, des archers, des cuirassiers, auxquels rien ne peut résister, lorsqu’ils ont un chef. Des villes que l’on ne saurait énumérer te vénèrent, toi que pour la plupart elles n’ont point vu, qu’elles ne verront point, privées du plus doux de tous les spectacles. Oui, voilà ce que nous pourrions, nous aussi, dire en toute vérité. En quoi donc ne sommes-nous pas d’accord avec tes courtisans? C’est qu’ils te font de ta puissance un sujet d’éloge; ils t’appellent heureux. Pour moi, me refusant à te louer, je me contenterai de te féliciter; car la félicitation est tout autre que la louange. Les avantages extérieurs peuvent nous valoir des félicitations; la louange n’est due qu’aux mérites intérieurs, unique fondement du bonheur. Les uns sont un don accidentel de la fortune, les autres sont le bien propre de l’âme. Aussi, tandis que la vertu reste ferme et inébranlable, la prospérité est chancelante, incertaine, et souvent l’adversité prend sa place. Pour conserver la puissance, il faut la protection de Dieu; il faut de la prudence, de l’habileté; il faut des circonstances favorables; il faut une activité constante, multiple, variée, qui s’exerce dans des conjonctures souvent imprévues, et toujours difficiles. On peut trouver la puissance tout acquise, mais on ne la garde pas sans peine. Considère en effet quels sont les personnages dont la tragédie met sous nos yeux les infortunes: de simples particuliers, des indigents? Non, mais des puissants, des princes, des tyrans. L’humble toit n’est pas menacé d’une grande ruine, la médiocrité ne connaît pas l’excès des revers. Celui-là seul dont le sort est brillant sera célèbre par ses malheurs et les catastrophes de sa destinée. Mais il est souvent arrivé que le mérite appelait la prospérité; les louanges avaient justement devancé les félicitations: la Fortune sans doute aurait rougi de ne pas rendre témoignage à des vertus éclatantes. S’il faut citer des exemples, n’allons pas les chercher hors d’ici: songe à ton père, et tu verras que l’empire a été le prix de sa vertu. La Fortune ne produit pas la vertu; mais par de glorieux exploits plusieurs se sont assujetti la Fortune. Puisse-t-il en être ainsi de toi, ô Prince ! Puisse la Philosophie ne pas ici te parler en vain ! Que la royauté te soit précieuse uniquement parce qu’elle excite et anime la vertu, en lui ouvrant une vaste carrière où elle peut s’exercer mieux que dans les étroites limites d’une condition privée. 5. Il faut élever ton âme au niveau de ta puissance; il faut justifier la Fortune, et prouver qu’elle n’a pas été aveugle en t’accordant, plus qu’à ton père, ses faveurs à l’entrée de la vie. Ton père est devenu, d’illustre général, empereur; toi c’est en ta qualité d’empereur que tu es général; tu dois à la Fortune de pouvoir te signaler par des exploits. La puissance qu’il a conquise par ses travaux est venue t’échoir par héritage ; mais tu ne peux la garder sans peine. C’est là, je ne saurais trop le répéter, une tâche difficile, qui exige une singulière vigilance, si l’on ne veut pas que la Fortune tourne le dos au milieu de la route, comme un infidèle compagnon de voyage ; car c’est à de faux amis que les sages comparent cette inconstante. Vois ton père lui-même: quoiqu’il ne dût le rang suprême qu’à ses glorieux faits d’armes, l’envie n’a pas voulu que la vieillesse restât en repos : aussi Dieu lui a maintenu sa couronne. Marchant contre deux usurpateurs, il les défait l’un et l’autre, et aussitôt après son second triomphe il quitte la vie;[4] invincible dans les combats, il n’est vaincu que par la nature, à laquelle ne peuvent résister ni la vaillance ni le génie. Enseveli dans sa vertu, il vous a laissé[5] un empire incontesté : puissent votre propre vertu, et Dieu venant en aide à cette vertu, vous le conserver! Si la protection de Dieu est nécessaire à tous, elle l’est surtout à ceux qui, sans lutte et sans travaux, n’ont eu, comme vous, qu’à recevoir la fortune en héritage. L’homme que Dieu a comblé de ses faveurs, et qui, dès l’âge le plus tendre, a été honoré du titre magnifique de roi, doit accepter toutes les fatigues, renoncer au repos, se refuser le sommeil, s’imposer les soucis, s’il veut être réellement digne du nom de roi. Il est bien vrai, cet ancien proverbe, que ce qui fait la différence entre le roi et le tyran ce n’est point le nombre de leurs sujets, pas plus que le nombre de brebis ne sert à distinguer le berger du boucher, qui pousse devant lui le troupeau pour le dépecer, pour s’en rassasier et en rassasier les autres à prix d’argent. 6. Il en est de même du roi et du tyran: également favorisés par la Fortune, tous deux exercent leur autorité sur des milliers d’hommes. Mais celui qui cherche le bien de ceux qu’il gouverne, qui sacrifie son repos pour leur épargner des souffrances, qui s’expose au péril pour qu’ils vivent en sécurité, qui supporte les veilles, les soucis, afin que jour et nuit, ils soient exempts d’inquiétudes, c’est vraiment celui-là qui mérite le nom de berger, s’il conduit des troupeaux, et le nom de roi, s’il commande à des hommes. Mais pour celui qui, s’abandonnant à ses désirs déréglés, n’use de sa puissance que pour jouir; qui, se croyant le droit de satisfaire ses passions, opprime ceux qui lui sont soumis, et prétend n’avoir des sujets que pour en faire des esclaves dévoués à tous ses caprices; pour celui, en un mot, qui veut, non point engraisser son troupeau, mais s’engraisser de son troupeau, je l’appelle boucher quand son pouvoir porte sur des brebis, je le déclare tyran quand sa domination s’exerce sur des êtres doués de raison. Tel est le caractère distinctif de la royauté. Examine-toi d’après ce que je viens de dire. Si ce portrait de roi est le tien, alors tu peux justement te glorifier du titre auguste que tu portes; sinon corrige-toi pour ressembler à ce modèle. Je ne désespère pas de la jeunesse: elle peut toujours s’avancer dans le sentier de la vertu, pourvu qu’on l’aiguillonne; suivant qu’on la pousse, elle se jette aisément d’un côté ou de l’autre, comme ces fleuves qui se précipitent dans le chemin qui leur est ouvert. Un jeune prince a donc besoin que la Philosophie le tienne par la main, et l’empêche de s’écarter de la droite voie. Chaque vertu est tout près d’un vice, et l’on glisse aisément de cette vertu dans le vice qui l’avoisine. La tyrannie confine et touche à la royauté, comme la témérité au courage, et la prodigalité à la générosité. La fierté, lorsqu’elle n’est pas contenue par la Philosophie dans les limites de la vertu, devient, en s’exagérant, arrogance et présomption. La tyrannie n’est rien autre chose que l’excès de la royauté : prends-la en aversion; tu peux la reconnaître aisément aux traits sous lesquels je la représente. Mais voici surtout ce qui la distingue: le roi règle ses penchants d’après les lois; le tyran érige en lois ses penchants : mais si opposée que soit leur vie, ils ont cela de commun qu’ils possèdent l’un et l’autre tout pouvoir. 7. Il est au comble de la prospérité et de la fortune celui dont la volonté est partout obéie; mais la volonté elle-même obéit à la prudence : maîtresse des choses du dehors, elle se soumet à la direction plus élevée de sa compagne, et reçoit d’elle le signal pour agir. L’empire ne donne pas à lui seul le bonheur, et Dieu n’a pas placé la félicité dans le pouvoir suprême: il faut aussi, il faut surtout la prudence, pour bien user de la souveraineté. Je ne reconnais de vie parfaite que chez l’homme qui joint la puissance à la prudence, qui a cette double supériorité de régner et de savoir régner. Quand la force et la sagesse sont unies, rien ne peut leur résister; mais séparées, la puissance et la prudence, l’une aveugle, l’autre débile, sont aisément vaincues. Voici l’une des choses que j’ai admirées chez les sages Egyptiens: ils donnent au divin Hermès deux faces; il est tout à la fois jeune et vieux. Si l’on pénètre le sens de ce symbole, cela signifie qu’il faut joindre l’intelligence à la vigueur, et que chacune des deux, privée de l’autre, est inutile. C’est encore cette même association de qualités que représente le Sphinx sacré, placé sur le parvis des temples, bête par la force; homme par la raison. La force que ne guide pas la sagesse s’emporte, s’égare, jette partout le trouble et le désordre; et l’intelligence ne sert de rien pour l’action lorsqu’elle est privée du secours des mains. Un cortège de vertus, voilà ce qui fait la gloire d’un roi; mais la vertu royale entre toutes, c’est la prudence. Prends-la donc pour compagne: les trois autres sœurs[6] suivront leur aînée, et toutes ensemble vont habiter avec toi, combattre avec toi. 8. Ce que je vais dire semblera peut-être étrange, mais c’est l’expression même de la vérité. Quand je compare la faiblesse à la force, le dénuement à la richesse, tout ce qu’il y a de petit à tout ce qu’il y a d’élevé, si des deux côtés la prudence fait défaut, la pauvreté, l’impuissance, une humble condition valent bien mieux que le rang suprême pour ceux qui sont dépourvus de raison et de sagesse : car ils commettront moins de fautes si leur folle incapacité ne trouve pas un libre champ. Tous les avantages extérieurs, qui ne sont que des instruments, comme disent Aristote et Platon, mes maîtres, peuvent servir pour le mal comme pour le bien. Ainsi ces deux philosophes, et tous ceux qui procèdent de leur école, n’ont pas voulu employer une dénomination qui impliquât l’éloge ou le blâme: ces instruments, pour parler comme eux, sont tantôt bons, tantôt mauvais, selon le caractère de ceux qui en usent. Souhaitons de voir ces avantages échoir, non pas au méchant, il faut que sa perversité soit impuissante, mais à celui qui saura en tirer parti dans l’intérêt des particuliers et des villes; souhaitons que sa vertu ne languisse pas inutile, inactive et obscure, mais se déploie efficace pour le bonheur des hommes. Voilà comment tu dois user du pouvoir que tu possèdes, et c’est à cette seule condition que tu en jouiras véritablement. Il faut que le repos des familles, des cités, des peuples, des nations, des continents, soit assuré par la prévoyance et la sollicitude éclairée du prince, qui doit reproduire comme une image de la divine Providence. Dieu, cet archétype intellectuel de tout bien, veut que les choses d’ici-bas soient réglées à l’imitation des choses d’en haut. Il est l’ami du roi de l’univers, l’homme qui porte dans ce monde ce même nom de roi, si toutefois il est vraiment digne de ce nom; et il en est digne quand on peut lui appliquer quelqu’une des qualifications qui conviennent à Dieu. Avant d’aller plus loin, il est à propos d’exposer quelques idées philosophiques pour mettre en pleine lumière ce que je veux dire. 9. Jamais encore aucun nom n’a été trouvé qui pût faire connaître Dieu dans son essence même. Désespérant de pouvoir autrement le définir, les hommes l’ont désigné d’après ses attributs. Père, créateur, principe, cause des choses, de quelque manière qu’on l’appelle, toutes ces expressions n’indiquent que les relations de Dieu avec les êtres qui lui doivent l’existence. Quand on dit de lui qu’il est roi, on le considère par rapport à ceux sur lesquels il règne, mais on ne le saisit pas dans sa nature intime. J’arrive maintenant, suivant ma promesse, aux autres noms, dont j’ai différé un instant à parler. Quelle est la qualité dont la présence, chez le roi qui la possède ici-bas, prouve le mieux qu’il est vraiment roi, et digne d’être ainsi appelé? Dieu est bon, voilà ce que partout proclame l’universalité des hommes, sages ou ignorants ; ils n’ont tous à cet égard qu’une même pensée, qu’une même voix, quoiqu’ils ne s’accordent plus dans leurs autres opinions sur Dieu, dont l’essence pure et indivisible est l’objet de leurs controverses et de leurs disputes. Mais cette bonté, que personne ne conteste, ne se déduit pas de la nature même de Dieu; elle se révèle par ses effets: car la bonté ne s’entend pas comme quelque chose d’absolu en soi; elle n’existe que par rapport à ceux sur lesquels elle s’exerce, et qui lui doivent des jouissances. Quand nous disons que Dieu est bon, cela signifie qu’il est l’auteur de tous les biens. Les prières sacrées que nos pères nous ont appris à envoyer, dans les augustes cérémonies, à celui qui gouverne le monde, ne célèbrent pas son pouvoir; elles sont un hommage à sa providence. Tout ce qu’il y a d’excellent, c’est Dieu qui le donne, la vie, l’être, l’âme, et tous les biens assez estimables pour être regardés comme émanant du principe suprême. Pour toi, reste à la hauteur du rang élevé où tu es placé; montre-toi digne de ce nom de roi que tu portes, ainsi que Dieu; imite ce souverain maître en comblant de bienfaits toutes les villes, en répandant autant de bonheur que tu le peux sur chacun de tes sujets: alors nous pourrons en toute vérité t’appeler grand roi; ce titre, nous te le donnerons, non pour t’honorer suivant l’usage, ni pour capter ta faveur, ni pour conjurer ta colère, mais pour déclarer notre intime conviction, et notre langue ne sera que l’interprète exact de notre pensée. Écoute: pour te montrer ce que c’est qu’un roi, je vais en faire devant toi la statue; ce sera à toi d’animer ensuite cette statue, et de lui donner la vie. Pour exécuter cette œuvre, je m’aiderai, autant qu’il le faut, des idées qu’ont exprimées d’illustres anciens; et qu’elles n’aient pas à tes yeux moins de valeur que les autres; au contraire. Les qualités qu’il faut surtout rechercher, et qui, sans contestation, conviennent le mieux à un roi, sont celles que recommandent également les sages des temps passés et du temps présent. 10. Tout d’abord c’est sur la piété, comme sur un ferme piédestal, que doit être solidement placée notre statue; les tempêtes ne l’ébranleront point, établie sur ce piédestal. La piété montera avec toi sur le trône ; elle brillera à tous les regards, de ces hauteurs où elle résidera. Ainsi je dis que le roi, sous la conduite de Dieu, doit d’abord régner sur lui-même, et commander à son âme. Sache en effet que l’homme n’est pas un être simple et sans mélange; c’est un composé dans lequel Dieu a fait entrer toutes sortes de penchants et de facultés. Nous sommes, j’ose le dire, plus monstrueux que l’hydre: elle avait un moins grand nombre de têtes; car la pensée, le désir, la tristesse, la colère, la joie, la crainte n’ont pas le même siège. Ajoute la diversité qui provient des sexes, le mâle plus audacieux, la femelle plus timide. Les sentiments les plus opposés se livrent combat; mais il y a, pour servir d’arbitre, cette faculté que nous appelons la raison; c’est elle qui doit régner dans l’âme d’un roi, et asservir à son autorité la tourbe tumultueuse des passions. On apprend vraiment à régner, si l’on commence par gouverner ses penchants naturels. L’homme qui a su dompter et rendre dociles les parties déraisonnables de l’âme, qui les a soumises au joug de la sagesse, qui les a toutes contraintes d’obéir à cette maîtresse unique, cet homme-là, simple particulier ou roi, a quelque chose de divin; mais surtout s’il est roi, car alors il communique sa vertu à des nations entières, et de ses qualités il fait les qualités de tous. Son cœur doit rester calme; sur ses traits mêmes doit siéger une auguste sérénité. Qu’il est doux et magnifique le spectacle offert par un roi qui, dans sa tranquille majesté, fait l’admiration de ses amis, je veux dire des gens de bien, et l’effroi de ses ennemis et des méchants ! Le repentir ne peut entrer dans son âme, car il ne fait rien où ne concourent les différentes parties de cette âme; une autorité supérieure établit entre toutes l’harmonie; chacune remplit ses fonctions, et elles s’accordent toutes pour un but unique. Mais si on leur donne libre carrière, si on leur permet d’exercer des actions opposées, et de tirailler ainsi l’âme en sens contraires, alors vous verrez l’homme, tantôt humble, tantôt superbe, devenir tour à tour le jouet du désir, de la crainte, de la tristesse, du plaisir, et de toute espèce d’affections. Il est sans cesse en contradiction avec lui-même. Oui, je vais m’attirer des maux de toute sorte; Mais la colère en moi sur la raison l’emporte,[7] a dit un poète qui connaissait les luttes que se livrent en nous les passions. 11. La première qualité d’un roi, c’est donc de régner sur lui-même, et de subordonner à l’intelligence les grossiers penchants qui sont au fond de notre nature. Conviendrait-il que celui qui doit commander à des millions d’hommes fût l’esclave des maîtres les plus indignes, le plaisir, le chagrin, et tous les monstres de même espèce qui habitent dans l’âme? Après s’être ainsi réglé, que le prince, sortant de lui-même, fasse d’abord sa société de ses ministres et de ses amis, pour s’entretenir avec eux des affaires de l’Etat. Mais que ce nom d’amis ne soit pas donné comme par ironie, et pour dissimuler, avec des expressions douces et mensongères, la réalité d’un despotisme dur et rigoureux. Pour un prince, quoi de plus précieux qu’un ami fidèle? Est-il un compagnon plus agréable dans le bonheur, un aide plus sûr dans les revers? Qui peut louer avec plus de sincérité, blâmer avec moins d’amertume? Pour le peuple le témoignage le plus certain de la bonté d’un roi, n’est-ce pas le dévouement qu’il inspire à ceux qui l’entourent? Il s’attire ainsi l’attachement même de ceux qui vivent loin de lui, et les gens de bien n’ont pas de plus vif désir que d’être un jour honorés de son affection. C’est tout le contraire avec les tyrans; avec eux le proverbe a raison, se tenir loin de Jupiter et de sa foudre. Comme il n’y a point de sûreté dans leur commerce, une condition modeste où l’on vit en sécurité vaut mieux que les hautes dignités, exposées à trop de dangers. A peine si l’on commence à être heureux aux yeux de la foule et à jouir de la faveur du tyran, que souvent on est déjà digne de pitié pour avoir encouru sa haine. Mais le roi sait que Dieu seul se suffit à lui-même, et qu’il n’y a que cet être éternel pour dominer de bien haut tout ce qui est au-dessous de lui. Mais quand c’est un homme qui commande à une multitude d’hommes, ses semblables, il ne peut suffire à tous les soins, à tous les travaux. Pour remédier à l’infirmité de sa nature, il s’aide de ses amis, et avec leur concours il se multiplie; il voit avec leurs yeux, il entend avec leurs oreilles, il délibère avec leurs pensées qui viennent toutes n’en faire plus ainsi qu’une seule. 12. Mais il faut surtout éviter, et c’est un danger contre lequel on ne saurait être à la cour trop bien armé, que l’adulation ne vienne à se glisser sous le voile de l’amitié. A elle seule l’adulation, malgré la vigilance des gardes, peut faire du prince sa proie. Si on ne la chasse bien loin, elle pénètre jusqu’au fond du palais, elle s’attaque à ce que les souverains ont de plus précieux, à leur âme même. L’affection pour ses amis n’est pas la moindre vertu d’un prince. C’est là ce qui a fait du fameux Cyrus et d’Agésilas les rois les plus renommés chez les Barbares et chez les Grecs. Faut-il agir? Le roi délibérera d’abord, puis il arrêtera sa décision avec ses amis; mais, pour exécuter ses desseins, il a besoin de beaucoup de bras. 13. Poursuivons notre discours. Il faut que le prince sorte de son palais, qu’il aille, en quittant ses amis, se mêler aux soldats, qui sont, eux aussi, à un moindre degré, des amis. Il doit descendre dans la plaine, tout inspecter par lui-même, hommes, chevaux, équipements; il doit se livrer à l’équitation avec le cavalier, à la course avec le fantassin, partager les exercices de l’hoplite pesamment armé, du peltaste armé à la légère, lancer la flèche avec l’archer. En s’associant à leurs occupations, il leur inspire un vif attachement; s’il les appelle ses compagnons, ce n’est pas une vaine manière de parler ; et, quand il leur donne ce nom dans ses harangues, ils sont là pour attester que c’est l’expression même de la vérité. Tu écoutes peut-être avec impatience l’énumération des labeurs que je réclame de toi ; mais, crois-moi, la fatigue n’a pas de prise sur un roi: quand on a de nombreux témoins de ses fatigues on devient infatigable. Un roi ne peut s’endurcir aux rudes travaux, vivre au grand air, s’exercer au maniement des armes, sans être en spectacle à ses peuples ; tous les yeux se tournent vers lui, on ne peut se lasser de le contempler; au loin, si on ne le voit pas, on l’entend célébrer. C’est ainsi qu’en se montrant souvent aux regards de ses soldats, le roi fait naître dans leurs cœurs une profonde affection pour sa personne. Et quel empire est plus solide que celui qui est défendu par l’amour de tous? Quel particulier, dans une humble condition, est plus en sûreté contre les embûches qu’un prince qui n’est un objet de crainte pour personne, mais pour qui tout le monde a des craintes? Le soldat est naturellement simple, ouvert; il se livre aisément à ceux qui vivent avec lui. Platon donne à ceux qu’il destine au métier des armes le nom de gardiens, et il les compare au chien,[8] c’est-à-dire à l’animal qui sait le mieux discerner les amis ou les ennemis. Quoi de plus méprisable qu’un roi qui ne serait connu de ses défenseurs mêmes que par ses portraits? 14. Le roi retirera de nombreux avantages de ses rapports fréquents avec les soldats: non seulement son armée ne fera, pour ainsi dire, avec lui qu’un seul corps animé d’un même esprit; mais dans les exercices variés des camps il pourra tantôt faire l’apprentissage de la guerre, tantôt s’initier à la science du commandement: c’est une école qui le prépare et qui l’excite aux œuvres sérieuses et considérables. Il n’est pas indifférent de pouvoir, quand le jour des batailles sera venu, appeler par leurs noms un général, un commandant de légion, un chef de cohorte ou d’escadron, un porte-enseigne à l’occasion, et même quelques-uns des vétérans les plus connus, les plus estimés parmi les cavaliers ou les fantassins. C’est par là qu’on les encourage. Homère, on nous montrant l’un des dieux présent au milieu des Grecs pendant la mêlée, nous dit que d’un coup de son sceptre il donne aux jeunes guerriers ………………………..une force invincible;[9] et qu’ainsi dans leur cœur La fureur du combat plus vive encore s’allume.[10] Ils frémissent d’impatience dans tout leur corps ; car ce vers : Leur pied veut avancer, leur bras veut se lever,[11] nous marque qu’il leur tarde de se précipiter sur l’ennemi. Cette ardeur, un prince saura l’inspirer à ses soldats en les appelant par leurs noms; chez celui-là même que le son de la trompette laisserait insensible, il éveillera l’amour de la gloire, il excitera son courage. On s’expose volontiers au danger sous les yeux de son roi. Pacifique ou belliqueux, un roi ne saurait avec trop de soin entretenir cette noble émulation. Telle est la pensée du poète; comme il estime que, pour animer surtout la valeur des soldats, il faut les connaître tous, jusqu’aux derniers, il nous fait, voir Agamemnon, qui non seulement s’adresse à chaque guerrier en le nommant, mais qui recommande à son frère d’en faire autant, de rappeler les noms des pères et des ancêtres de ceux auxquels il parle, de traiter chacun avec honneur, et de se montrer affable.[12] Or on traite surtout un homme avec honneur quand on cite, pour le louer, un de ses actes de courage, un de ses succès. Vois Homère, il fait du roi le louangeur de ses sujets. Et qui donc hésitera à prodiguer son sang pour obtenir les éloges du prince? Voilà ce que tu gagneras à venir souvent au milieu des soldats. J’ajoute qu’ainsi tu connaîtras leurs caractères, leurs habitudes; tu sauras quelle place il convient d’assigner à chacun selon les circonstances. Fais encore cette réflexion: le roi est l’artisan de la guerre, comme le cordonnier est l’artisan de la chaussure; le cordonnier serait ridicule s’il ne connaissait pas les instruments de son métier: comment le roi pourra-t-il donc se servir des soldats, qui sont ses instruments, sans les connaître? 15. Si maintenant je fais l’application de ces généralités au sujet particulier que je traite, peut-être atteindrai-je le but. Qu’un Dieu vienne m’aider à toucher vos esprits ! Un sincère conseil a toujours quelque prix.[13] Rien jadis n’a été plus fatal à l’Empire que le luxe théâtral déployé autour de la personne du Prince. On prépare dans le mystère un faste pompeux, dont vous faites ensuite étalage à la manière des barbares. Mais l’ostentation cache la faiblesse sous des dehors trompeurs. Que mon langage ne te blesse point; la faute n’est pas à toi, mais à ceux qui, les premiers, introduisirent ces habitudes pernicieuses et les transmirent à leurs successeurs. Le mal n’a fait que s’accroître avec le temps. Votre majesté même, et la crainte qu’en vous laissant voir souvent vous ne soyez l’objet de moins de respect, vous retiennent enfermés dans vos palais. Là, devenus vos propres captifs, privés de voir et d’entendre, vous perdez les leçons pratiques de l’expérience; vous ne vivez plus que pour les plaisirs du corps et pour les plus grossiers d’entre ces plaisirs, ceux du goût et du toucher; votre existence est celle d’un polype. Ainsi, pour vouloir être plus que des hommes, vous tombez même au-dessous de l’homme. Tandis que vous ne laissez pas pénétrer jusqu’à vous les centurions et les généraux, pour vous égayer vous faites votre société habituelle d’êtres à tête petite, à intelligence bornée, vrais avortons, produits imparfaits de la nature, semblables à de la fausse monnaie. Un fou devient un don digne d’être offert à un roi, et plus il est fou plus ce don est précieux. Incertains entre la joie et le chagrin, ils pleurent et rient tout à la fois; leurs gestes, leurs cris, leurs bouffonneries de toute espèce vous aident à perdre le temps. L’esprit aveuglé pour n’avoir pas vécu conformément à la nature, vous cherchez un remède encore pire que le mal; de sottes idées, de ridicules propos vont mieux à vos oreilles que les sages pensées sorties de la bouche éloquente d’un philosophe. L’unique avantage de cette existence clôturée, le voici : c’est que si un citoyen se distingue par son intelligence, vous vous défiez de lui, vous ne vous laissez voir qu’à grand-peine ; mais un insensé, au contraire, vous le faites venir, vous vous révélez entièrement à ses yeux. Il ne faut pas l’oublier cependant, les mêmes moyens par lesquels un État s’est formé servent à l’agrandir. Parcours toute la terre par la pensée ; vois les empires des Parthes, des Macédoniens, des Perses, des anciens Mèdes, vois le nôtre: toujours tu trouveras que les Etats n’ont dû leur grandeur qu’à des guerriers, chers à leurs compagnons d’armes, partageant avec eux la rude vie des camps, couchant comme eux sur la dure, se soumettant aux mêmes fatigues, ne s’accordant que les mêmes plaisirs. C’est par leurs travaux qu’ils élevaient si haut leur fortune; et une fois au faîte de la puissance, ils ne s’y maintenaient que par la sagesse de leurs conseils; car la prospérité est comme un fardeau plus lourd que le plomb, on ne peut la supporter sans en être accablé, à moins d’avoir une âme forte. Pour donner à cette force d’âme, que la nature ébauche en nous, son complet achèvement, il faut une activité soutenue. La Philosophie, ô Prince, te convie à d’énergiques efforts, pour éviter de fatales conséquences. Toute chose périt sous l’influence de causes contraires à celles qui l’ont fait vivre. Je crois que l’Empereur doit respecter les institutions de la patrie. Mais n’appelons point de ce nom des habitudes de luxe introduites d’hier dans la république dégénérée: nos véritables institutions sont les règles de conduite qui servirent à établir la puissance romaine. 16. Au nom de la Divinité qui gouverne les rois, tâche de m’écouter patiemment, si dures que soient mes paroles: à quelle époque, selon toi, l’empire romain a-t-il été le plus florissant? Est-ce depuis que vous portez des habits de pourpre et d’or, depuis que des pierres précieuses, tirées du sein des montagnes ou des profondeurs d’une mer lointaine, chargent vos têtes, couvrent vos pieds, brillent à vos ceintures, pendent attachées à vos vêtements, forment vos agrafes, resplendissent sur vos sièges? Aussi, par la variété et par l’éclat de vos couleurs, vous devenez, comme les paons, un spectacle curieux à voir; et vous réalisez contre vous-mêmes cette imprécation d’Homère : Porter une tunique de pierre.[14] Encore ne vous suffit-il point de cette tunique: quand vous avez le titre de consul, vous ne pouvez plus entrer dans la salle où le sénat se réunit, soit pour nommer des magistrats, soit pour délibérer, sans être couverts d’un autre vêtement de même espèce. Alors ceux qui vous contemplent s’imaginent que seuls, entre tous les sénateurs, vous êtes heureux, que seuls vous exercez de réelles fonctions. Vous êtes fiers de votre fardeau ; vous ressemblez au captif qui, chargé de liens dorés, ne sentirait point sa misère ; séduit par l’éclat magnifique de ses chaînes, il ne regardera point comme triste la vie de la prison: et cependant sera-t-il plus libre que le malheureux dont les membres sont retenus dans des entraves du bois le plus grossier? Voici que le pavé et la terre nue sont trop durs pour vos pieds délicats; vous ne pouvez marcher que sur une poussière d’or: des chariots et des vaisseaux vous apportent à grands frais de contrées éloignées cette précieuse poussière; une nombreuse armée est occupée à la répandre : en effet il faut bien qu’un roi trouve des jouissances partout, et jusque sous ses pas. Mais quand donc surtout a-t-on vu prospérer les affaires de l’État? Est-ce maintenant, depuis que les empereurs s’enveloppent de mystère, depuis que, semblables aux lézards qui fuient la lumière dans leurs trous, vous vous cachez au fond de vos palais, afin que les hommes ne voient point que vous êtes des hommes comme eux ? N’était-ce pas plutôt quand nos armées étaient conduites par des chefs qui vivaient de la vie du soldat? Noircis par le soleil, simples et sévères dans leurs habitudes, ennemis du faste et de la pompe, ils se coiffaient du bonnet de laine des Lacédémoniens, comme les représentent encore leurs statues, qui excitent le rire des enfants, et font croire au peuple vieilli que ces héros, loin d’être heureux, menaient une existence misérable, si on la compare à la vôtre. Mais ils n’avaient pas besoin, ces guerriers, d’entourer de remparts leurs cités pour les protéger contre les invasions des barbares d’Europe et d’Asie. Par leurs exploits, au contraire, ils avertissaient l’ennemi d’avoir à défendre ses propres foyers ; souvent ils franchissaient l’Euphrate pour poursuivre les Parthes, l’Ister pour attaquer les Gètes et les Massagètes. Mais voici qu’aujourd’hui ces mêmes peuplades, jadis vaincues, après avoir changé les unes leur nom, les autres la couleur de leur teint, pour simuler des races terribles nouvellement sorties de terre, viennent à leur tour nous apporter l’épouvante; elles traversent les fleuves, et pour nous laisser en paix elles exigent un tribut. Allons, revêts la force ![15] 17. Mais laissons de côté, si vous le voulez, cette comparaison du passé et du présent. A Dieu ne plaise que sous l’apparence d’une exhortation je songe à vous tenir un langage blessant, quand j’essaie de montrer que le faste dont s’entoure un roi n’a qu’un éclat trompeur. Mais après m’être arrêté à décrire la magnificence que vous étalez, si je rappelle en quelques mots les habitudes simples ou grossières, comme on aimera le mieux, des anciens rois, nous allons voir se dresser en face l’une de l’autre la prodigalité et l’économie. En les considérant ainsi de près toutes les deux, tu dédaigneras tout ce qui n’a qu’un faux lustre, pour t’attacher uniquement à ce qui fait la véritable gloire d’un prince. La première nous apparaissait tout à l’heure peinte surtout de couleurs d’emprunt; il n’en est pas ainsi de la seconde; ses traits sont tout autres: elle n’a point de fard, elle n’en veut point; on la reconnaît à ses vertus natives. L’activité marche de pair avec une vie simple. Je vais te citer un exemple de courage et de frugalité donné par un empereur: ce court récit est à lui seul tout un enseignement. 18. L’empereur dont je parle ne vivait pas dans un siècle éloigné du nôtre; l’aïeul d’un de nos vieillards, à moins d’avoir été père de fort bonne heure, ou d’avoir eu des fils qui, de fort bonne heure aussi, l’eussent rendu aïeul, pouvait le voir et le connaître. Ce prince, dit l’histoire, allait en guerre contre un des rois Arsacides qui avait insulté l’empire romain. Il venait de franchir les montagnes de l’Arménie; avant d’entrer sur le territoire ennemi, comme il se sentait faim, l’heure du repas arrivée, il ordonna à ses soldats de sortir des bagages toutes les provisions, toutes, car ils trouveraient maintenant dans le pays de quoi se nourrir; et il montrait de la main les campagnes des Parthes. Sur ces entrefaites se présentent des ambassadeurs envoyés par l’ennemi: ils s’attendaient à être d’abord reçus par les grands de la cour, entourés de leur suite, avec tout le cérémonial d’une audience, et pensaient qu’ainsi plusieurs jours s’écouleraient avant qu’ils fussent admis en présence de l’Empereur; et voici qu’ils le rencontrent, prenant son repas. Car on ne voyait pas alors cette multitude de gardes qui forment dans l’armée une autre armée; tous choisis pour l’éclat de leur jeunesse et pour la beauté de leur taille, fiers de leur chevelure blonde et touffue, Le visage et le front ruisselants de parfums;[16] ils portent des boucliers d’or, des lances d’or; leur présence nous annonce l’apparition du prince, comme les premiers rayons du jour annoncent l’approche du soleil. Mais là, point de corps d’apparat; c’était l’armée tout entière qui gardait et l’Empereur et l’Empire. Rien n’était donné à la pompe; ce qui distinguait les grands, ce n’était point le costume, mais l’élévation de l’âme; ils ne différaient du vulgaire que par les vertus intérieures; à leur habillement on les aurait pris pour de simples soldats. Tel parut Carin[17] aux yeux des ambassadeurs. Sa tunique de pourpre était jetée sur l’herbe; pour tout mets il avait des pois cuits de la veille, avec un peu de porc salé. Sans se lever, sans changer de posture à la vue des députés, il les fait approcher. « Je sais, dit-il, que vous êtes venus pour me parler, car c’est moi qui suis Carin. Retournez de ce pas dire à votre jeune roi que s’il ne se hâte de me satisfaire il peut s’attendre à voir, avant qu’un mois soit écoulé, tout son pays ravagé et plus nu que ma tête. » Et en achevant ces mots il ôte son bonnet et leur montre sa tête aussi unie que le casque qu’il avait déposé à coté de lui. Puis il leur dit que s’ils ont faim ils peuvent, comme lui, prendre dans la marmite; sinon, qu’ils s’en aillent aussitôt, hors de l’enceinte du camp romain, car ils n’ont plus rien à faire comme ambassadeurs. Quand les députés, de retour chez eux, eurent raconté au peuple et au roi ce qu’ils avaient vu, ce qu’ils avaient entendu, tous, comme on pouvait s’y attendre, furent saisis de crainte et d’épouvante, à la pensée qu’ils auraient à combattre des hommes conduits par un empereur qui ne rougissait pas, tout empereur qu’il fût, d’être chauve, et qui invitait des convives à manger avec lui à la marmite. Ce roi orgueilleux, vaincu par la peur, vint disposé à tout céder, lui si fier de sa tiare et de sa robe magnifique, à un ennemi qui se contentait d’une tunique de laine commune et d’un méchant bonnet. 19. Tu connais sans doute un autre fait encore plus récent; car il est impossible que tu n’aies pas entendu parler de cet empereur qui, s’exposant lui-même, alla, sous les dehors d’un ambassadeur, explorer le pays ennemi.[18] Commander aux villes et aux armées, c’était remplir une dure fonction: aussi vit-on plus d’une fois refuser une souveraineté aussi laborieuse. Un prince,[19] après avoir régné de longues années, abdiqua, pour jouir au moins dans sa vieillesse des loisirs de la vie privée. Ce titre de roi, il n’y a pas longtemps que nous l’avons fait revivre; il était tombé en désuétude à Rome depuis l’expulsion des Tarquins. Maintenant, en vous parlant et en vous écrivant, nous vous qualifions de rois. Mais vous, soit avec intention, soit tout simplement par habitude, vous semblez repousser cette dénomination comme trop orgueilleuse. Jamais, dans les lettres que vous adressez à une cité, à un simple particulier, à un gouverneur de province, à un prince barbare, vous ne vous parez du nom de rois, vous ne vous appelez qu’empereurs. Empereur est le terme qui désigne un chef militaire, revêtu de pleins pouvoirs. C’est en qualité d’empereurs qu’Iphicrate et Périclès commandaient les flottes qui partaient d’Athènes. Ce titre n’avait rien qui pût choquer un peuple libre; car c’était le peuple même qui conférait par ses suffrages cette légitime autorité. Un des magistrats d’Athènes s’appelait roi; mais il n’avait que des attributions limitées et inférieures;[20] c’est par une sorte d’ironie qu’il recevait ce nom dans une république qui ne connaissait aucun maître. Empereur, eux, ne signifiait pas souverain; mais la chose, comme le nom, était ce qu’il y avait de plus élevé. Eh! veut-on un témoignage évident de la sagesse des Romains? La monarchie, qui s’est établie chez eux, a tellement en aversion les maux enfantés par la tyrannie, qu’elle s’abstient, qu’elle se fait scrupule de prendre le nom de royauté. La tyrannie fait détester la monarchie, mais la royauté la fait aimer. La royauté! Platon l’appelle un bien vraiment divin, donné aux hommes.[21] Mais le même Platon dit aussi que la simplicité convient à tout ce qui est divin.[22] Dieu n’agit pas d’une manière théâtrale, il n’étonne pas par des prodiges; mais par ………………………….ses conseils secrets Il sait, comme il convient, régler nos intérêts.[23] Toujours et partout il est prêt à se révéler à l’âme digne de le recevoir. J’estime donc que le roi doit se montrer simple et bienveillant pour tous. Les tyrans, pour mieux frapper les esprits, aiment à s’envelopper de mystère ou à n’apparaître qu’avec une pompe saisissante. N’est-il pas naturel qu’ils tâchent de se donner une majesté d’emprunt, à défaut de la vraie? Quand on ne possède en soi rien de bon, et qu’on le sait, on sent le besoin de se soustraire à la lumière pour se soustraire au mépris. Mais personne jamais n’a songé à dédaigner le soleil; et pourtant ne se montre-t-il pas tous les jours? Un roi qui ne craint pas qu’on puisse le trouver indigne de ce titre doit se montrer à tous; il ne fera par là qu’ajouter à l’admiration qu’il inspire. Agésilas, ce roi dont Xénophon fait un si grand éloge, était boiteux; jamais nul ne pensa à rire de lui, ni parmi ses soldats, ni chez les alliés, ni chez les ennemis; et pourtant, dans les villes où il s’arrêtait, on le voyait sur les places publiques; il vivait sous les yeux de ceux qui voulaient connaître le générai des Spartiates. Pénétrant en Asie à la tête d’une faible armée, pour aller combattre un roi qu’adoraient des populations innombrables, il faillit abattre son trône; il abattit du moins son orgueil. Lorsqu’il dut, rappelé par les magistrats de la cité, renoncer à poursuivre ses succès en Asie, il remporta de nombreuses victoires en Grèce; et le seul qui vainquit Agésilas sur les champs de bataille fut le seul qui pouvait l’emporter sur lui en simplicité : c’était cet Épaminondas qui, ne pouvant, en sa qualité de général, se dispenser, sans exciter le mécontentement, d’assister aux banquets où l’invitaient les villes, n’y buvait que d’une aigre piquette. « Il ne faut pas, disait-il, qu’Épaminondas oublie ses habitudes domestiques. » Un jeune Athénien riait en regardant son épée dont la poignée n’était qu’en bois grossièrement travaillé. « Quand nous combattrons, dit Épaminondas, ce n’est pas la poignée que tu sentiras, mais le fer, et tu seras bien forcé de reconnaître qu’il est d’assez bonne qualité ». 20. Si le rôle du roi c’est de commander, et si, pour commander comme il convient, il faut agir et vivre à la manière de ceux qui ont excellé dans l’art de gouverner, nous voyons que ce n’est pas en déployant un luxe extraordinaire, mais avec des habitudes sages et réglées, que l’on consolide surtout les empires. Que le roi bannisse donc le faste et la somptuosité : ce sont des ennemis avec lesquels il ne doit avoir rien de commun. C’est l’idée que j’exprimais au commencement de ce discours. Retournons donc en arrière, moi pour en revenir à mon point de départ, toi pour ramener la royauté à ses antiques vertus. Il ne s’agit que de réformer nos défauts et de reprendre des mœurs plus sévères, pour reprendre en même temps le cours de nos prospérités passées, et voir disparaître tous les maux qui nous menacent. C’est à toi, ô Prince, de faire renaître des temps heureux; donne-nous dans ta personne un souverain qui administre la chose publique : car, où nous en sommes arrivés, la mollesse ne saurait aller plus loin; tous sont sur le tranchant du rasoir. Il nous faut aujourd’hui un dieu et un vaillant empereur pour étouffer, avant qu’ils n’éclatent, les périls qui depuis longtemps déjà se préparent pour l’Empire. Tout en continuant mon discours, et en m’efforçant d’achever cette royale et splendide statue que je veux placer sous tes yeux, je vais montrer que ces périls sont tout près de fondre sur nos têtes, s’il ne se trouve un prince pourvu d’assez de sagesse et d’énergie pour les écarter. Je veux travailler de toutes mes forces à faire de toi ce prince. Toujours et partout Dieu vient en aide aux gens de cœur, et leur est propice. 21. Comment donc, laissant de côté les considérations générales à propos de l’idée que nous devons nous faire d’un roi, arrivons-nous à parler du présent état de choses? La Philosophie nous apprenait tout à l’heure qu’un roi doit venir souvent au milieu de son armée, et ne point se renfermer dans son palais; car c’est, disait-elle, en se laissant approcher familièrement tous les jours qu’un souverain obtient cette affection, qui est la plus sûre de toutes les gardes. Mais quand le philosophe qui aime le roi lui prescrit de vivre avec les soldats et de partager leurs exercices, de quels soldats entend-il parler? De ceux qui sortent de nos villes et de nos campagnes, de ceux que les pays soumis à ton autorité t’envoient comme défenseurs, et qui sont choisis pour protéger l’État et les lois auxquels ils sont redevables des soins donnés à Leur enfance et à leur jeunesse. Voilà ceux que Platon compare aux chiens fidèles. Mais le berger se garde bien de mettre les loups avec les chiens; car, quoique pris jeunes, et en apparence apprivoisés, un jour ils seraient dangereux pour le troupeau : dès qu’ils sentiraient faiblir la vigilance ou la vigueur des chiens, aussitôt ils se jetteraient sur les brebis et sur le berger. Le législateur ne doit point fournir lui-même des armes à ceux qui ne sont point nés, qui n’ont point été élevés sous l’empire des lois de son pays; car quelle garantie a-t-il de leurs dispositions bienveillantes? Il faut ou une témérité singulière ou le don de la divination pour voir une nombreuse jeunesse, étrangère à nos institutions et à nos mœurs, s’exercer chez nous au métier des armes, et pour ne point s’en effrayer: car nous devons croire, ou que ces barbares se piquent aujourd’hui de sagesse, ou, si nous désespérons d’un tel prodige, que le rocher de Tantale, suspendu au-dessus de nos têtes, ne tient plus qu’à un fil. Ils fondront sur nous dès qu’ils espéreront pouvoir le faire avec succès. Voici déjà que quelques symptômes annoncent la crise prochaine. L’Empire, semblable à un malade plein d’humeurs pernicieuses, souffre en plusieurs endroits; les parties affectées empêchent ce grand corps de revenir à son état de santé et de repos. Or, pour guérir les individus comme les sociétés, il faut faire disparaître la cause du mal : c’est un précepte à l’usage des médecins et des empereurs. Mais ne point se mettre en défense contre les barbares, comme s’ils nous étaient dévoués ; mais permettre que les citoyens, exemptés, quand ils le demandent, du service militaire, désertent en foule, pour d’autres carrières, les rangs de l’armée, qu’est-ce donc, si ce n’est courir à notre perte? Plutôt que de laisser chez nous les Scythes porter les armes, il faudrait demander à nos champs les bras qui les cultivent et qui sauraient les défendre. Mais arrachons d’abord le philosophe à son école, l’artisan à son atelier, le marchand à son comptoir; crions à cette foule, bourdonnante et désœuvrée, qui vit aux théâtres, qu’il est temps enfin d’agir si elle ne veut passer bientôt des rires aux gémissements, et qu’il n’est point de raison, bonne ou mauvaise, qui doive empêcher les Romains d’avoir une armée nationale. Dans les familles comme dans les Etats, c’est sur l’homme que repose la défense commune; la femme est chargée des soins domestiques. Pouvons-nous admettre que chez nous les hommes manquent à leur devoir? N’est-ce pas une honte que les citoyens d’un empire si florissant cèdent à d’autres le prix de la bravoure guerrière? Eh ! quand même ces étrangers remporteraient pour nous de nombreuses victoires, moi je rougirais encore de leur devoir de tels services. Mais Je le sens, je le vois[24] ……………………….. et il ne faut pour le comprendre qu’un peu d’intelligence, lorsqu’entre deux races que je puis appeler l’une virile, l’autre efféminée, il n’existe aucune communauté d’origine, aucun lien de parenté, il suffira du moindre prétexte pour que la race armée veuille asservir la race pacifique : énervée par le repos, celle-ci aura un jour à lutter contre des adversaires aguerris. Avant d’en arriver à cette extrémité vers laquelle nous marchons, reprenons des sentiments dignes des Romains; accoutumons-nous à ne devoir qu’à nous-mêmes nos triomphes; plus d’alliance avec les barbares! Qu’aucune place ne leur soit laissée dans l’Etat! 22. D’abord il faut leur fermer l’entrée des magistratures et les exclure du sénat, eux qui n’avaient que du dédain pour les honneurs que les Romains sont si fiers, et à juste titre, d’obtenir. A voir ce qui se passe aujourd’hui, le dieu de la guerre et la déesse qui préside aux conseils, Thémis, doivent souvent, j’imagine, détourner la tête de honte: des chefs, habillés de peaux de bêtes, commandent à des soldats vêtus de la chlamyde. Des barbares, dépouillant leur grossier sayon, se couvrent de la toge, et viennent avec les magistrats romains délibérer sur les affaires publiques, assis au premier rang après les consuls, au-dessus de tant d’illustres citoyens! Puis, à peine sortis du sénat, ils reprennent leurs habits de peaux, et se moquent avec leurs compagnons de cette toge, incommode vêtement, disent-ils, pour des hommes qui veulent tirer l’épée. L’étrangeté de notre conduite m’étonne souvent; mais voici surtout ce qui me confond. Dans toutes les maisons qui jouissent de quelque aisance, on trouve comme esclaves des Scythes : pour maître d’hôtel, pour boulanger, pour échanson, on prend des Scythes; les serviteurs qui portent ces lits étroits et pliants sur lesquels les maîtres peuvent s’asseoir dans les rues sont encore des Scythes, race née de tout temps pour l’esclavage, et bonne seulement à servir les Romains. Mais que ces hommes blonds et coiffés à la manière des Eubéens soient, dans le même pays, esclaves des particuliers et maîtres de l’État, c’est quelque chose d’inouï, c’est le plus révoltant spectacle. Si ce n’est pas là une énigme, je ne sais où on en pourra trouver une. Autrefois en Gaule de vils gladiateurs, Crixus et Spartacus, destinés à servir dans l’amphithéâtre de victimes expiatoires pour le peuple romain, prirent la fuite, et, s’armant pour renverser les lois, ils suscitèrent cette guerre servile, la plus terrible qu’eurent à soutenir les Romains; il fallut des généraux, des consuls, et la fortune de Pompée pour sauver la république d’une ruine imminente. Les fugitifs qui allaient rejoindre Spartacus et Crixus n’étaient pas du même pays que leurs chefs, n’appartenaient pas tous à une même nation. Mais la similitude de leur fortune et l’occasion favorable les unirent dans une même entreprise; car naturellement tout esclave est, je crois, l’ennemi de son maître, quand il espère le vaincre. Ne sommes-nous pas aujourd’hui dans des circonstances analogues? Et même combien plus désastreux encore sera le fléau que nous entretenons contre nous! Car aujourd’hui il ne s’agit plus seulement d’une révolte commencée par deux hommes, tous deux méprisés. Des armées tout entières, de même race que nos esclaves, peuplades sanguinaires reçues, pour notre malheur, dans l’Empire, comptent des chefs élevés en dignité parmi leurs compatriotes et parmi nous. Quelle erreur est la nôtre! Indépendamment des soldats qui leur obéissent, ces chefs n’auront qu’à le vouloir, n’en doute point, pour voir accourir sous leurs ordres nos esclaves les plus résolus, les plus audacieux, disposés à commettre toutes sortes de brigandages pour se rassasier de liberté. Il faut renverser cette force qui nous menace, il faut étouffer l’incendie encore caché. N’attendons point que ces étrangers laissent éclater leur haine: le mal, qu’on détruit aisément dans son germe, s’enracine avec le temps. L’Empereur doit, épurer son armée, comme on nettoie le blé, en séparant les mauvaises graines et les semences parasites qui étouffent dans sa croissance le pur froment. Si tu trouves mes conseils difficiles à suivre, c’est que tu oublies sur quels hommes tu règnes, et de quelle race je parle. Les Romains ont vaincu cette race, et le bruit de leur gloire s’en est accru ; ils triomphent, par le conseil et par la valeur, de tous les peuples qu’ils rencontrent, et, comme ces dieux dont parle Homère, ils ont parcouru le monde Pour juger les vertus et les crimes des hommes.[25] 23. Les Scythes, au contraire, sont ces peuplades dont Hérodote nous raconte et dont nous-mêmes nous voyons la lâcheté. C’est chez eux que de tous côtés on va se fournir d’esclaves errants et sans patrie, ils changent constamment de contrée; de là cette expression passée en proverbe, la solitude des Scythes. Comme l’histoire nous le rapporte, les Cimmériens d’abord, puis d’autres peuples, ensuite des femmes, plus tard nos ancêtres, et enfin les Macédoniens, les ont tour à tour mis en fuite ; renvoyés d’un côté, ils allaient de l’autre, pour être chassés de nouveau: nomades qui ne s’arrêtent que quand l’ennemi qui les poursuit les a poussés sur un autre ennemi. Jadis leurs irruptions subites effrayèrent quelquefois certains peuples, comme les Assyriens, les Mèdes, les Palestins. Mais dans leurs récentes émigrations, quand ils sont venus vers nous, c’est en suppliants, et non en ennemis. Ils trouvaient dans les Romains des hommes qu’il était facile, non pas de vaincre, mais d’émouvoir, et qui devaient se laisser toucher par leurs prières : alors, comme on pouvait s’y attendre, cette nature sauvage commença à s’enhardir et à se montrer ingrate. Aussi ton père s’arma contre eux; punis bientôt, ils vinrent se jeter à ses genoux, priant et gémissant ainsi que leurs femmes. Ton père avait vaincu dans les combats ; il céda à la compassion: il les fit relever; il leur accorda, avec son alliance, une place dans l’Etat, il leur ouvrit l’accès aux honneurs; des terres furent assignées à ces mortels ennemis de l’Empire par un prince que son courage même et sa magnanimité rendaient trop facile. Mais des barbares ne comprennent rien à la vertu: depuis ce temps-là jusqu’aujourd’hui ils n’ont cessé de rire de nous, en songeant au châtiment qu’ils méritaient et à la récompense qu’ils ont reçue. Le bruit de leur fortune a engagé leurs voisins à suivre leurs traces; et voici qu’abandonnant leurs contrées, des hordes de cavaliers armés d’arcs viennent nous demander, à nous qui sommes d’humeur trop faible, que nous les recevions en amis: et leur prétention se justifie par l’accueil que nous avons fait à la dernière des nations. Nous sommes forcés de leur faire, quoiqu’à contre cœur, bonne mine : l’expression est vulgaire; mais le philosophe, pour se faire comprendre, n’est pas difficile sur le choix des mots; il use même de locutions triviales, pourvu qu’elles rendent clairement sa pensée. 24. Comment donc ne trouverions-nous point de difficulté, aujourd’hui qu’il faut, pour reconquérir notre gloire passée, Chasser ces chiens maudits qu’amena le Destin[26]? Mais si tu veux m’en croire, cette œuvre qui paraît si difficile deviendra aisée ; il suffit d’accroître le nombre de nos soldats, et de leur rendre la confiance, Puis, quand nous aurons une armée indigène, ajoute à ta puissance une force qui lui manque aujourd’hui, et dont Homère a fait le signe distinctif des grands cœurs, quand il a dit : Terrible est le courroux des rois, enfants des dieux.[27] Ton courroux! déploie-le contre ces barbares; et bientôt, soumis à tes ordres, ils laboureront la terre, comme jadis les Messéniens, après avoir mis bas les armes, servirent d’Ilotes aux Spartiates; ou bien, reprenant la route par laquelle ils sont venus, ils fuiront, ils iront annoncer au delà de l’Ister qu’aujourd’hui les Romains ne sont plus aussi faciles, et qu’à leur tête est un prince jeune, vaillant, Sévère, et devant qui l’innocent même a peur.[28] 25. Mais assez sur ce sujet. Jusqu’ici nous avons fait l’éducation du roi belliqueux; nous avons maintenant à former le roi pacifique. Mais, disons-le d’abord, un roi belliqueux peut, mieux que tout autre, être pacifique. En effet celui-là seul conserve aisément la paix qui a la force nécessaire pour faire repentir un ennemi de ses injustes agressions. Un prince s’est assuré un règne tranquille lorsque, ne voulant attaquer personne, il s’est mis en état de repousser toutes les attaques; pour qu’on ne songe pas à le combattre, il faut qu’il soit tout prêt à se battre. La paix est de beaucoup préférable à la guerre, car on ne fait la guerre que pour avoir la paix; l’objet que l’on poursuit est plus précieux que les moyens mis en œuvre pour l’atteindre. L’empire comprend deux populations, l’une armée, l’autre sans armes: le souverain se doit à l’une et à l’autre. Après s’être mêlé aux soldats, qu’il parcoure les provinces, les cités; qu’il se montre à ceux qui peuvent, en toute sécurité, grâce à nos guerriers, vaquer aux travaux des champs et jouir des bienfaits de la vie civile; qu’il visita autant de contrées, autant de villes qu’il lui sera possible. Même les parties de l’Empire qu’il ne pourra voir devront encore ressentir les effets de sa sollicitude; voici surtout comment il peut la témoigner. 26. Les ambassadeurs ont un caractère sacré; mais de quel secours précieux ils sont en outre pour un prince! En conversant avec eux il se rendra présentes les choses lointaines; ses soins vigilants ne se renfermeront pas dans les étroites limites qui bornent ses regards; sans avoir vu de ses propres yeux les misères qu’il soulage, il relèvera tout ce qui tombe, il adoucira par ses largesses les besoins des populations souffrantes, il allégera les charges de ceux qui succombent sous le poids de l’impôt; il préviendra la guerre avant qu’elle n’éclate; ou, si elle a éclaté, il la mènera promptement à bonne fin; en un mot il prendra toutes les mesures nécessaires au bien public. Ainsi, par l’intermédiaire des ambassadeurs, il pourra, comme un dieu, ……………………….tout voir et tout entendre.[29] Qu’il se laisse aisément aborder; qu’il se montre, pour les députés des villes lointaines aussi bien que pour ceux des cités voisines, ………………… facile comme un père:[30] ce sont les expressions dont se sert Homère quand il fait l’éloge d’un roi pacifique. 27. Tout d’abord il faut habituer, obliger les soldats à épargner l’habitant des villes et des campagnes; ils doivent se souvenir que leur profession n’a d’autre objet que de le protéger; car c’est pour défendre et sauver nos cités et nos champs que le roi prend les armes et rassemble des combattants. Mais celui qui ne repousse les ennemis du dehors que pour nous traiter au gré de ses caprices me paraît ressembler au chien qui ne chasserait les loups que pour dévorer à son aise les brebis, ne se contentant plus de recevoir, pour prix de sa vigilance, le lait qui doit le nourrir. Il n’y a de véritable paix que si le soldat, accoutumé à regarder comme un frère le citoyen désarmé, n’exige rien de plus que la solde promise à ses services. 28. Un roi ne doit pas écraser ses sujets d’impôts; car pour un bon prince qu’est-il besoin de tant de richesses, quand il ne songe pas à élever, par ostentation, de somptueux édifices; quand il préfère la simplicité à l’étalage d’une ruineuse magnificence; quand il ne veut pas, jeune et avide de plaisirs, employer follement pour les jeux du théâtre le travail de beaucoup de bras? D’ailleurs, comme il n’a que rarement des ennemis à combattre, il n’est pas entraîné à ces dépenses que l’on ne peut calculer d’avance, quand il s’agit, comme disait un Lacédémonien, de nourrir la guerre.[31] Un bon roi n’a pas à craindre, nous le disions tout à l’heure, qu’on lui tende des pièges, ni qu’on l’attaque. Il faut lever des impôts pour satisfaire à de réelles nécessités, mais rien au delà. Les collecteurs qui les recueillent cessent d’être odieux quand ils font remise au malheureux de l’arriéré qu’il ne peut solder, et quand ils mesurent aux ressources de chaque citoyen la contribution qu’il doit payer. Un roi qui a l’amour de l’argent est au-dessous d’un vil trafiquant: car celui-ci cherche à pourvoir aux besoins, de sa famille; mais pour le roi cupide il n’est point d’excuse. Pour moi, quand j’observe les effets des différentes passions sur les hommes, je crois voir que, même parmi les simples particuliers, ceux qui ne songent qu’à s’enrichir se font remarquer par la grossièreté de leurs habitudes et par la bassesse de leurs sentiments; et ce n’est que dans une société déjà corrompue qu’ils peuvent échapper au mépris. Eh! ne sont-ils pas les premiers à se ravaler quand ils intervertissent l’ordre établi par la nature? En effet elle a placé au premier rang l’âme, qui gouverne le corps; au second le corps, qui doit s’assujettir les choses du dehors: mais à ces choses, inférieures en dignité, ils subordonnent, eux, et l’âme et le corps. Quand ils se sont ainsi dégradés en faisant une esclave de la partie la plus élevée de leur être; serait-il encore possible d’attendre d’eux une action, une pensée grande et généreuse? Si je dis qu’ils méritent moins d’estime, qu’ils ont moins de sens que la fourmi, je n’exagère point; car la fourmi n’amasse que pour vivre, et eux ne vivent que pour amasser. Un souverain, qui veut être vertueux et régner sur des sujets vertueux, doit repousser loin de lui, loin de ses peuples, ce fléau de l’avarice; il doit exciter l’émulation de tous pour le bien, noble lutte où il est tout à la fois chef, combattant et juge. C’est une honte, dit un ancien, qu’il y ait des jeux publics où l’on dispute d’adresse à lancer le javelot ou de force dans les exercices du corps, et que des couronnes soient décernées aux vainqueurs, tandis qu’on n’a point institué de concours de sagesse et de vertu.[32] Il est vraisemblable, plus que vraisemblable, il est certain que les hommes avaient un roi tel que je le dépeins, et le prenaient pour modèle, lorsqu’ils vivaient heureux, à cette époque reculée, appelée l’âge d’or, âge célébré par la poésie. Etrangers au mal, ils ne songeaient qu’à pratiquer le bien, et plaçaient en première ligne la piété, cette vertu dont le roi doit donner l’exemple en invoquant, avant de rien entreprendre, le secours divin. Eh! peut-on rien voir, rien ouïr de plus beau, qu’un roi s’associant à ses sujets pour lever les mains vers le ciel, et adorer le maître commun des princes et des peuples? Sans doute la Divinité se réjouit des pieux hommages que lui rend un souverain, et elle entretient avec lui une sorte de mystérieux commerce. Aimé de Dieu, le roi à son tour aime les hommes; il est pour ses sujets ce que le Roi du ciel est pour lui; et quelles faveurs n’a-t-il pas le droit d’attendre? J’en reviens au sujet que je traitais un peu plus haut. 29. Le signe distinctif de la royauté c’est, comme nous le disions, de faire des heureux. Que le prince soit généreux et libéral, et il méritera, nous l’avons reconnu, quelques-unes des qualifications que nous donnons à Dieu. Rassemblons toutes les vertus dont nous avions déjà parlé avant d’annoncer que nous allions faire la statue royale; disposons-les de manière à présenter une œuvre bien ordonnée et complète. Mais la qualité par excellence, c’est de prodiguer les bienfaits, sans jamais se lasser, pas plus que le soleil qui envoie ses rayons aux plantes et aux animaux; il brille, sans fatigue; car son essence même c’est de resplendir; il est la source de la lumière. Le roi ne voudra vivre que pour manifester, comme le soleil, son influence salutaire. Tout ce qu’il pourra faire par lui-même pour le bonheur de ses sujets, il le fera. Les grands qui l’entourent et qui tiennent au-dessous de lui le premier rang s’inspireront des sentiments dont le souverain est animé; et chacun, dans la mesure de son pouvoir, s’efforcera de contribuer à la félicité publique. Il s’établit ainsi une noble émulation entre tous ceux qui sont chargés de veiller aux intérêts des peuples. 30. Quand un empire est aussi vaste que celui-ci, il faut bien envoyer des gouverneurs dans les provinces éloignées; mais le choix de ceux qui auront mission d’appliquer les lois doit être l’objet d’un soin scrupuleux: il exige une sagesse supérieure et un discernement parfait. Vouloir connaître par soi-même toutes les bourgades, tous les habitants, toutes les contestations, c’est une tâche impossible : Denys ne put y suffire, bien qu’il n’eût asservi à son autorité qu’une seule île; encore ne régnait-il pas sur l’île tout entière. Avec le concours de quelques administrateurs habiles, le bien public est assuré. On appelle divine et universelle cette Providence qui dirige l’ensemble de l’univers sans s’occuper des détails; mais dans les moindres détails pourtant son action se fait encore sentir. Dieu donc ne prend pas un soin minutieux des choses d’ici bas; mais sans descendre des hauteurs où il réside, il fait de la nature l’exécutrice de ses conseils; et jusque dans les régions inférieures il est ainsi la cause de tous les biens, puisqu’il est la cause des causes.[33] Voilà comment le roi doit régir ses Etats : il n’a qu’à déléguer une part de son autorité aux gouverneurs qu’il pourra trouver les plus justes et les plus vertueux; il lui sera plus facile d’avoir seulement quelques hommes à connaître, et plus facile aussi de savoir s’ils s’acquittent bien ou mal de leurs fonctions. S’il s’agit de nommer aux magistratures, on doit donc regarder, non pas à la fortune, comme on le fait maintenant, mais à la vertu. Quand nous avons besoin d’un médecin, ce n’est pas au plus riche que nous nous adressons, mais au plus habile. Lorsqu’il faut choisir un magistrat, à celui qui n’a que son opulence on doit préférer celui qui connaît l’art de gouverner; car de ce choix dépend la prospérité ou le malheur des cités. Eh quoi! parce qu’un homme s’est enrichi à force de bassesses, est-il juste qu’on l’appelle aux magistratures, plutôt que le citoyen qui est resté pauvre, pour avoir toujours été fidèle aux lois et à la vertu, et qui ne rougit point de son honorable pauvreté? Mais de quelque façon qu’on ait acquis sa fortune, si l’on achète les fonctions publiques, on ne saura comment rendre la justice; on n’aura dans le cœur ni la haine de l’iniquité ni le mépris des richesses; on transformera le prétoire en un marché où se vendent les arrêts. Car comment pourrait-on regarder la fortune d’un œil de dédain? N’est-il pas naturel au contraire d’avoir de la vénération, de la faiblesse, de la tendresse enfin pour un ami précieux, auquel on doit une autorité payée comptant, et le droit de trafiquer des intérêts publics comme de toute autre marchandise? C’est grâce à l’or, en effet, que l’on se voit un personnage élevé en dignité, et que l’on attire l’attention, non seulement du vulgaire, mais aussi de ces hommes d’élite, justes et pauvres. 31. Pour toi, relève et mets en honneur la vertu, même indigente; ne permets point que la prudence, la justice, et toutes les qualités de l’âme, échappent à tes regards, cachées sous d’humbles vêtements. Aie soin de produire la vertu en public; qu’elle se révèle à tous les yeux : au lieu de rester oisive et méconnue, elle doit se montrer au grand jour, elle doit agir. N’en doute pas, si aujourd’hui tu appelles aux dignités les gens de bien, nos descendants proclameront ta gloire, car tu laisseras dans la postérité le souvenir d’un règne fortuné. N’accorde tes faveurs qu’au mérite, et bientôt tu verras la richesse devenir un sujet de honte; on recherchera volontairement la pauvreté. Les hommes reviendront à des idées plus justes, dès le jour où le prince regardera l’amour du gain comme une bassesse, et tiendra la médiocrité en grand honneur. La royauté a de magnifiques privilèges; mais le plus beau de tous, celui qu’on ne saurait trop admirer, trop célébrer, c’est le pouvoir que le souverain possède sur les âmes de ses sujets : pour changer leurs opinions et leurs habitudes les plus invétérées, il lui suffit de montrer tout le prix qu’il attache à des qualités jusque-là négligées; toutes les idées du roi sont bientôt adoptées par la foule, qui s’efforce de les mettre en pratique. 32. Arrivé au terme de mon discours, qu’il me soit permis d’exprimer un vœu pour la Philosophie que j’aime. Puisses-tu, ô Roi, ressentir un vif amour pour elle et pour ses généreux enseignements, et que cet amour soit partagé par ceux dont je parlais tout à l’heure, et que tu emploies dans les fonctions publiques. A voir comme on néglige aujourd’hui ces nobles études, n’est-il pas à redouter qu’on les laisse s’éteindre, sans conserver même une étincelle qui serve plus tard à les rallumer? Est-ce dans l’intérêt de la Philosophie elle-même que je forme ce souhait? A-t-elle besoin, pour ne pas souffrir, que les hommes lui fassent accueil? C’est auprès de Dieu qu’elle réside; même lorsqu’elle est ici-bas, c’est surtout de Dieu qu’elle s’occupe encore; et si, quand elle descend sur la terre, on ne s’empresse pas de la recevoir, elle retourne auprès de son père, et peut alors nous dire en toute vérité ………………... Cet honneur, qui m’est cher, Je l’attends, non de vous, mais du seul Jupiter.[34] La Philosophie, selon qu’elle est présente ou absente, influe en bien ou en mal sur les choses humaines; c’est par là que s’expliquent les prospérités et les revers. C’est donc pour l’Etat, et non pour la Philosophie, que je forme des vœux. Je fais les mêmes souhaits que Platon;[35] mais puissé-je, plus heureux que lui, les voir exaucés! Oui, puissé-je te voir associer la Philosophie à la royauté, et désormais personne ne m’entendra plus disserter sur les devoirs de la royauté! Mais il est temps de me taire; car ce précepte, sois philosophe, résume tout ce que j’ai dit. Si tu le deviens, j’ai accompli l’œuvre que je me proposais en commençant. Je voulais que mon discours mît sous tes yeux la statue du roi; mais le discours n’est que l’ombre de la réalité; et je te demandais de me faire voir à ton tour cette statue animée et agissante. Je la verrai bientôt; tu nous montreras dans ta personne un roi véritable; car mes paroles n’auront pas en vain frappé tes oreilles; elles vont pénétrer, elles vont se graver dans ton cœur. Si la Philosophie est venue te faire entendre ses conseils, c’est qu’elle était sans doute poussée par Dieu qui veut, nous pouvons aisément le croire, te donner un règne glorieux. Et moi, c’est à juste titre que je jouirai le premier des heureux fruits de mes leçons, quand je trouverai vivantes en toi les royales qualités que j’ai retracées, le jour où je viendrai t’entretenir des demandes que nos cités t’adressent. [1] Synésius s’adresse tantôt à l’Empereur, tantôt à la cour tout entière. Pour marquer cette différence, j’ai dû employer le tu quand il parle à Arcadius, le vous quand il parle aux grands. [2] Odyssée, XXI, 207. [3] Les Travaux et les Jours, v. 195. [4] Ces deux usurpateurs sont Maxime et Eugène, vaincus par Théodose, l’un en 388, l’autre en 394. Théodose mourut au commencement de 395, moins de cinq mois après la défaite d’Eugène. [5] A vous, c’est-à-dire à Arcadius et à Honorius. [6] Ces trois sœurs sont la force, la tempérance et la justice, qui forment, avec la prudence, les quatre vertus cardinales de la philosophie ancienne. [7] Je ne sais quel est ce poète cité par Synésius. [8] République, II. [9] Iliade, XIII, 60. [10] Id., ib., 74. [11] Id., ib., 75. [12] Iliade, X, 67 et seq. [13] Ces deux vers, à part une légère variante, sont tirés de l’Iliade, XV, 403. [14] Λάïνον ἔσσο χιτῶνα (Iliade, III, 57). — Tu aurais revêtu une tunique de pierre, c’est-à-dire tu aurais été lapidé, ou tu aurais été enseveli. [15] Iliade, IV, 221. [16] Odyssée, XV, 331. [17] Carin ne marcha jamais contre les Parthes; et de plus, loin de mériter les éloges donnés dans ce discours à sa tempérance et à son courage, c’est plutôt par les vices contraires qu’il se signala. Le véritable héros de l’anecdote que notre auteur raconte avec tant de complaisance fut Probus. [18] Synésius désigne sans doute Galère, qui, rapporte Eutrope, alla, avec deux ou trois cavaliers, explorer le pays ennemi, dans une guerre contre les Perses. [19] Dioclétien, qui abdiqua en 305. [20] Synésius exagère l’infériorité des fonctions de l’archonte-roi, qui présidait aux affaires de la religion. [21] Le Politique, vers la fin. [22] Phèdre, au commencement. [23] Euripide, Les Troyennes, 897. [24] Odyssée, XVII, 193. [25] Odyssée, XVII, 487. [26] Iliade, VIII, 527. [27] Id., II, 196. [28] Id., XI, 653. [29] Iliade, III, 277. [30] Odyssée, II, 47, 234; V, 12; XV, 152. [31] Ce Lacédémonien est Cléomène (voir dans Plutarque sa vie, ch. 27). [32] C’est à peu près la pensée que Diogène Laërce, VI, 27, attribue à Diogène le Cynique. [33] Ces idées, simplement indiquées ici, sont développées longuement dans La Providence. [34] Iliade, IX, 603. [35] République, V.
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