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table des matières dE SYNESIUS

Synésius

LETTRES

Oeuvre numérisée et mise en page par Marc Szwajcer

 

LETTRES.

 

1. A SON FRÈRE. (En Cyrénaïque.)

Partis de Phyconte à l’aurore, vers la brune nous avons relâché au golfe d’Érythrée; là nous ne sommes restés que le temps nécessaire pour boire et faire provision d’eau : sur le rivage même abondent des sources pures et délicieuses. Comme nos Carpathiens[1] nous pressaient, nous avons repris la mer. Le vent était assez faible, mais il n’a cessé de souffler en poupe; de sorte que tout en croyant chaque jour ne faire que fort peu de chemin, nous nous sommes trouvés, sans y penser, avoir achevé le trajet. Le cinquième jour nous avons aperçu le feu allumé sur une tour pour avertir les navigateurs.[2] Nous avons débarqué en toute hâte dans l’île de Pharos, île stérile, où l’on ne voit ni arbres ni fruits, mais seulement quelques marais salants.

De l’île de Pharos, 394.

2. A LA PHILOSOPHE.[3] (A Alexandrie.)

Je ressemble à l’écho : ce que j’ai entendu, je le répète. On m’a vanté Alexandrie, et je vous le vante.

D’Alexandrie, 394.

3. AU MÉDECIN THÉODORE. (A Alexandrie.)

La sobriété est une vertu indispensable; d’autres peuvent s’en moquer, mais à vous cela n’est pas permis, car vous êtes un admirateur d’Hippocrate, et il a écrit cet aphorisme:

La diète est la mère de la santé.[4]

D’Alexandrie, 394.

4. A HERCULIEN. (A Alexandrie.)

Homère a dit qu’un des profits retirés par Ulysse de ses longues courses, c’était de connaître les villes et les mœurs de beaucoup de nations; et cependant les peuples chez lesquels abordait Ulysse n’avaient rien de civilisé: c’étaient des Lestrygons et des Cyclopes. En quels termes le poète aurait-il donc chanté notre voyage? Car il nous a été donné, à vous et à moi, de vérifier des merveilles dont le récit nous paraissait incroyable: nous avons vu, nous avons entendu celle qui préside légitimement aux mystères sacrés de la philosophie. Dans le cours ordinaire de la vie, il s’établit entre les hommes des liaisons par la communauté des intérêts: nous qui sommes rapprochés par nos âmes, c’est-à-dire par tout ce qu’il y a en nous de plus noble, nous nous devons, ainsi le veut la loi divine, une mutuelle affection. Pour moi, après avoir joui de votre société, il me semble, quoique je sois maintenant éloigné de vous, vous voir encore; votre image, gravée dans ma mémoire, m’est toujours présente; votre voix résonne à mes oreilles; je suis sous le charme de vos divines paroles. Si vous n’éprouvez pas ce que j’éprouve, c’est mal à vous; si vous l’éprouvez, c’est tout simple, car vous ne faites que me rendre l’amitié que je vous ai donnée.

Quand ma pensée se reporte sur notre commerce philosophique et sur cette philosophie à laquelle nous nous sommes voués tout entiers, alors, réfléchissant à notre rencontre, je me dis que Dieu même, qui dirige toutes choses, a voulu nous réunir. Voyez en effet si je n’ai pas cédé à une impulsion divine : moi, Synésius, qui m’impose toujours sur certains dogmes la loi du silence, moi qui, tout en comptant un assez grand nombre d’amis, me renferme avec eux dans les relations ordinaires de la vie, et ne vois rien de plus secret, parmi tous les secrets, que la philosophie, voici que tout d’un coup je me suis livré, entièrement et sans réserve, à un homme qui ne m’était encore connu que par quelques conversations. J’ai donc fait confidence de mystères que jusque-là j’avais tenus cachés; je ne me suis plus souvenu qu’il fallait prendre exemple sur l’habile et rusé Protée, rusé surtout en ce qu’il vivait au milieu des hommes à la manière, non pas d’un dieu, mais d’un simple mortel. Et comme tout cela est arrivé sans réflexion de ma part, sans délibération, à l’improviste, j’ai bien le droit de voir, dans une aventure aussi singulière, le doigt de Dieu; et nous le prierons tous les deux de mener à bonne fin ce qu’il a commencé. Qu’il nous accorde de philosopher, ensemble, si c’est possible, mais en tout cas de philosopher.

Il m’est venu à l’esprit diverses idées sur le sujet que nous traitions. J’aurais grande envie de les répandre sur le papier, mais je n’en ferai rien cependant. Plus tard, si Dieu le permet, nous pourrons nous retrouver pour reprendre de vive voix ces questions, et les reprendre avec des gens qui excellent en ces matières. Mais je ne crois pas qu’il soit bon de confier à un écrit des secrets de cette nature. Une lettre en effet ne sait pas garder le silence; elle est toute prête à causer avec le premier venu. Adieu. Philosophez; appliquez-vous surtout à déterrer l’œil enseveli en nous.[5] Une vie honnête, c’est le commencement de la sagesse : aussi les anciens sages en ont-ils fait l’objet de leurs prescriptions. Il faut être pur pour toucher aux choses pures, dit la parole divine. Mais le vulgaire ne voit pas que cette vie honnête n’est qu’une des conditions de la sagesse; il croit qu’à elle seule elle suffit, que c’est la perfection; mais il s’abuse en prenant le chemin par lequel il faut passer pour le but même qu’il s’agit d’atteindre. Parmi les animaux privés de raison il en est beaucoup qui sont tempérants et qui s’abstiennent de chair: mais c’est par instinct, et nous ne songeons pas à faire un mérite à la corneille ni à aucun autre animal d’une qualité qu’ils tiennent de la nature seule, et où la sagesse n’est pour rien. La vie selon l’esprit, voilà la fin de l’homme. Poursuivons-la; demandons à Dieu qu’il veuille bien tourner notre pensée vers les choses divines; et nous-mêmes, autant qu’il nous est possible, cherchons de tous côtés pour faire provision de sagesse.

De Cyrène, 395.

5. A HERCULIEN. (A Alexandrie.)

J’ai entendu un jour un habile parleur faire l’éloge de l’art épistolaire: c’était, pour ce sophiste, un sujet inépuisable de fort beaux discours. Voici surtout, entre autres jolies choses, ce qu’il disait : Une lettre est la consolation des amours malheureux; les absents reparaissent un instant devant nous, s’entretiennent avec nous, et le cœur est satisfait. Il célébrait donc l’inventeur de cet art merveilleux, et trouvait qu’un don si précieux ne peut nous venir des hommes, mais de Dieu seul. Pour moi je mets à profit cette faveur céleste; et quand je suis privé du plaisir de converser, comme je le voudrais, avec mes amis, j’use de la ressource qui m’est offerte, je leur écris: autant que je le puis, je vis ainsi avec eux, et je jouis de ce que j’aime. Mais vous, soit dit sans vous fâcher, vous avez l’air d’avoir changé d’affections en même temps que de lieux. Si vous continuez d’oublier ceux qui vous ont voué un véritable et sincère attachement, vous êtes comme l’hirondelle qui vient, au printemps, s’établir chez nous avec des cris de joie, et qui plus tard nous quitte en silence. C’est comme homme, en m’adressant en vous à l’homme, que j’exprime ces plaintes; mais si, en votre qualité de philosophe, vous avez uni ce qui jusqu’ici était séparé, si pour vous il n’y a d’aimable que ce qui est bien, si le bien et l’aimable ne font qu’un, suivant la parole divine que vous connaissez,[6] je cesse d’attribuer votre silence au dédain; je vous félicite de tout sacrifier à la philosophie, d’éviter les vulgaires préoccupations, d’être tout entier à ce qui vous convient, plutôt qu’à ce qui nous convient. Qu’il en soit ainsi, je le souhaite, ô le meilleur des hommes et le plus cher des frères !

De Cyrène, 395.

6. A HERCULIEN. (A Alexandrie.)

Vos lettres sont vraiment délicieuses. Quoiqu’il y manque l’expression animée et le charme de la parole, elles sont si bien une image de vous-même qu’elles ravissent tous ceux qui vous lisent, et qu’ils se sentent invinciblement attirés vers celui qui les a écrites. Pour moi, tandis que j’étais avec vous, vous me captiviez, comme une autre Sirène, par la séduction de vos discours; et cependant, je ne crains pas de le dire, je trouverais encore plus de plaisir à vous entendre une seconde fois: car on sent l’absence du bonheur, après en avoir joui, plus qu’on ne sentait sa présence. Le plaisir s’émousse en effet par la continuité de la jouissance; et sitôt que nous n’avons plus ce qui faisait notre joie, le souvenir des biens perdus excite nos regrets. Oh! que ne pouvez-vous venir, ami qui m’êtes si cher! Que ne pouvons-nous reprendre nos entretiens philosophiques, continuer ensemble l’édifice commencé, afin qu’il n’offre point seulement de belles parties, mais qu’il soit achevé et bien ordonné! Mais si, ce qu’à Dieu ne plaise, nous devons rester privés l’un de l’autre, c’est pour moi seul que sera le dommage: car là où vous êtes, l’étude est en honneur, les doctes abondent; vous ne manquerez pas d’amis qui ont autant et plus de science que Synésius. Ma patrie m’est chère, parce qu’elle est ma patrie; mais elle est devenue, je ne sais comment, insensible à la philosophie. Il n’est pas bon d’être tout seul; il faut des compagnons pour célébrer les mystères des Corybantes. Mais quand même nous serions plusieurs,

Comment donc oublierais-je Ulysse égal aux dieux[7]?

Votre âme est pour moi le foyer sacré: loin de vous où puis-je échauffer mon intelligence pour la féconder? Qui sera assez habile pour faire sortir l’étincelle profondément cachée, pour la nourrir, et produire ainsi une flamme brillante? Unis ou séparés, que Dieu soit toujours avec nous: s’il est avec nous, les questions les plus difficiles deviendront faciles. Adieu. Philosophez; ramenez à la source divine ce qu’il y a de divin en vous.[8] N’est-il pas juste que dans mes lettres je vous applique, à vous dont les sentiments sont élevés, ce que Plotin, comme on le rapporte, disait à ses amis, en parlant de lui-même, alors qu’il détachait son âme des liens du corps?

De Cyrène, 395.

7. A HERCULIEN. (A Alexandrie.)

Un mien esclave a pris la fuite : ce n’est pas un de ceux que j’ai eus par héritage ou qui ont été nourris avec moi; car ceux-là ont reçu une éducation libérale, ils sont traités presque comme mes égaux : aussi m’aiment-ils comme un chef qu’ils auraient choisi plutôt qu’ils ne me craignent comme un maître que la loi leur impose. Philorome (c’est le nom du fugitif) a été l’esclave de ma cousine, la fille d’Amélius; puis elle a désiré qu’il passât à mon service. Mais élevé sans règles et sans principes, il n’a pu se faire à l’austère maison d’un philosophe; et après m’avoir quitté pour suivre un maître d’Alexandrie, il parcourt aujourd’hui l’Egypte avec lui. Il y a, parmi les officiers d’Héraclien, un certain Harpocration; il est sous-aide, c’est du moins, si je ne me trompe, le sens du mot subadjuva.[9] C’est avec cet Harpocration qu’est aujourd’hui Philorome. Quant à moi bien volontiers je le laisserais où il est; car la jolie chose qu’un coquin puisse se passer d’honnêtes gens, et que d’honnêtes gens ne puissent se passer d’un coquin. Mais la maîtresse de ce drôle n’est pas encore assez philosophe pour dédaigner ceux qui ne tiennent pas à elle: et elle m’a pressé de faire courir après son fugitif. Aïthalès, qui est de ma maison, veut bien se charger de cette commission : je l’envoie, le confiant à la garde de Dieu, et lui promettant en outre votre aide. Que cette lettre puisse vous être remise une fois que vous connaîtrez l’affaire, je compte, pour tout le reste, sur Dieu, sur vous, et sur Aïthalès.

De Cyrène, 395.

8. A THÉODOSE, SON BEAU-FRÈRE, ET A STRATONICE, SA SŒUR.[10]

(A Constantinople.)

Pensez si j’ai été effrayé quand on a fait courir dans la ville le bruit que vous étiez atteint d’une dangereuse, fort dangereuse ophtalmie, et menacé de perdre la vue. Puis cette nouvelle s’est trouvée fausse: c’est, j’imagine, quelque alarmiste qui, sur ce mot d’ophtalmie, aura fait beaucoup d’exagérations et tourné la chose au tragique. Puisse-t-il devenir aveugle lui-même en punition de ses mensonges!

Dieu en soit loué, nous sommes maintenant rassurés à votre sujet. Exigeriez-vous que pour savoir à quoi nous en tenir sur votre compte nous allions, comme on dit, interroger les astres,[11] ou consulter la rumeur publique? Non, sans doute. Nous devrions vous posséder au milieu de nous, ou tout au moins recevoir de vos Lettres, et apprendre de vous-mêmes tout ce qui vous touche. Mais vous nous oubliez beaucoup trop : peut-être est-ce Dieu qui le veut ainsi.

De Cyrène, 395.

9. A UN AMI. (En Cyrénaïque.)

J’ai loué pour vous un navire, monté par des matelots de bonne race, et qui déploient dans leur profession une habileté surhumaine. On fait même aux vaisseaux des Carpathiens la réputation d’être doués de raison, comme l’étaient jadis ceux des Phéaciens, avant que la colère des dieux eût éclaté sur leur île.

De la Cyrénaïque, 395.

10. A SON FRÈRE. (A Alexandrie.)

Quand tu venais de lever l’ancre, j’arrivais, pressant mes mules, sur le rivage occidental. Je descends de mon char, mais déjà tu avais mie à la voile, et le vent soufflait en poupe. Mais je vous ai suivis des yeux tant que je l’ai pu; j’ai adressé des prières aux vents pour une tête si chère ; je leur ai recommandé le navire auquel est confié un si précieux fardeau. Faciles à se laisser toucher par les pures affections, ils m’ont promis pour toi un heureux voyage, un heureux retour; et comme ils sont des dieux honnêtes, il est impossible qu’ils manquent jamais à leur parole. Tu les as priés au départ; prie-les aussi quand tu reviendras : par là tu te les rendras encore plus favorables.

De Cyrène, 306.

11. A SON FRÈRE. (A Alexandrie.)

Tu es sans pitié pour moi, ô frère bien aimé ! J’ai un cœur qui se livre sans résistance, et se laisse prendre aux douces habitudes. Après m’avoir inspiré la plus vive affection pour toi et pour la fille de notre sœur, voici que tu m’as privé et de toi et de cette enfant. Quand elle était près de moi, j’avais sous mes yeux comme une double image: dans la nièce je croyais encore voir l’oncle. Maintenant j’ai perdu tout ce qui m’était cher; je me reproche d’être trop accessible au chagrin. Mais si la philosophie a vraiment quelque valeur, je me ferai un cœur plus viril; et désormais vous verrez tous comme je suis ferme et insensible.

De Cyrène, 396.

12. A SON FRÈRE. (A Alexandrie.)

Bon nombre de gens, simples particuliers ou prêtres, viennent me tourmenter de leurs songes, qu’ils appellent des révélations: ils m’annoncent que je suis menacé d’un malheur réel, si je ne visite prochainement Athènes, la ville sacrée. Quand tu verras donc un pilote partant pour le Pirée, charge-le de tes lettres pour moi, car c’est là que je les recevrai. Grâce à ce voyage, je vais échapper à mes chagrins présents, et de plus je serai désormais dispensé de révérer, pour leur science, ceux qui reviennent d’Athènes. Ce sont de simples mortels comme nous autres; ils ne comprennent pas mieux que nous Aristote et Platon ; et cependant ils se regardent parmi nous comme des demi-dieux parmi des mulets,[12] fiers qu’ils sont d’avoir vu l’Académie, et le Lycée, et le Pécile où Zénon philosophait. Mais le Pécile ne mérite plus son nom: un proconsul a enlevé tous les tableaux qui en faisaient l’ornement, et par là il a rabattu la prétention de ces faux sages.

De Cyrène, 390.

13. A SON FRÈRE. (A Alexandrie.)

Puissé-je profiter, autant que tu le souhaites, de mon séjour à Athènes ! Il me semble que je suis déjà grandi de plus de cinq doigts en fait de savoir. Veux-tu que je te donne la preuve de mes progrès? Eh bien! c’est d’Anagyre que je t’écris; j’ai visité Sphette, Thrium, le Céphise, Phalère.[13] Mais périsse le maudit pilote qui m’a amené ici ! Athènes n’a plus rien d’auguste que des noms autrefois fameux. Comme d’une victime consumée il ne reste plus que la peau, pour retracer aux yeux un être naguère vivant;[14] ainsi, depuis que la philosophie a déserté ces lieux, le voyageur n’a plus à admirer que l’Académie, le Lycée, et ce Portique qui il donné son nom à la secte de Chrysippe : encore le Portique a-t-il perdu ses tableaux, chefs-d’œuvre de Polygnote. De nos jours c’est en Egypte que se développent, grâce à Hypatie, les germes féconds de la philosophie. Athènes fut jadis la demeure des sages : aujourd’hui elle n’est illustrée que par des fabricants de miel, et par ce couple de sages Plutarchiens, qui attirent les jeunes gens au théâtre, non par l’éclat de leur éloquence, mais avec des pots de miel de l’Hymette.[15]

D’Anagyre, 396.

14. A SON FRÈRE. (A Alexandrie.)

Pæménius, qui te remettra cette lettre, a été envoyé ici par Artabazace, celui qui naguère avait été notre gouverneur. Artabazace l’avait chargé de l’administration des vastes domaines qu’il avait acquis dans notre pays. Dans cet emploi Pæménius s’est montré plein de douceur et de désintéressement. Tout autre que lui n’eût-il pas profité de l’occasion pour s’enrichir? Malgré son pouvoir, il n’a donné à personne en Libye sujet de se plaindre ; et la preuve, c’est le regret universel que cause son départ. Tu m’obligeras donc en lui faisant bon accueil, et en lui témoignant toute la considération que mérite sa probité.

De Cyrène, 396.

15. A SON FRÈRE. (A Alexandrie.)

Tu te souviens de Chilas, celui qui tenait une maison de prostitution : tout le monde le connaît, tant il s’est fait de réputation dans ce beau métier. C’est de son troupeau que faisait partie Andromaque, la comédienne, qui a été la plus jolie fille de notre temps. Après avoir passé sa jeunesse dans cette honnête profession, il s’est mis en tête qu’il finirait dignement sa carrière s’il illustrait son âge mûr par des exploits militaires. Il vient donc de nous arriver, après avoir obtenu de l’Empereur le commandement des braves Marcomans. Maintenant qu’ils ont le bonheur d’avoir un général aussi distingué, des soldats, qui étaient déjà si vaillants, ne pourront manquer de se signaler par les plus beaux faits d’armes.

Tout en causant avec Syrianus (tu le connais, c’est un médecin de notre voisinage), Chilas lui a conté, et Syrianus nous l’a redit, ce qui se passait dans le monde de la cour, quand il l’a quittée. Beaucoup de détails qu’il a donnés, et auxquels je n’ai prêté moi-même qu’une attention assez distraite, valent-ils la peine d’être rapportés? Non, assurément.

Mais en voici qui ont grandement charmé ma curiosité, et dont je veux à ton tour te régaler. Notre illustre Jean est toujours en faveur; c’est trop peu dire: pour lui la fortune se montre aussi prodigue qu’elle peut l’être, et cherche à se surpasser elle-même. Il approche du Prince, il en est écouté, et surtout il sait, en ce qui touche ses intérêts, user de l’occasion. Tout ce qu’Antiochus a de pouvoir est à la disposition de Jean; or Antiochus peut tout ce qu’il veut. Quand je parle d’Antiochus, ne le confonds pas avec le favori de Gratien, un tout petit homme, plein d’honneur, pétri de vertus, mais fort laid. Celui que je veux dire est jeune, il a du ventre; il a été en grand crédit en même temps que Narsès le Persan, et après Narsès. Depuis lors sa fortune n’a fait que croître. Voilà de fort bons soutiens pour Chilas; et il est assuré de garder son commandement pendant un temps aussi long que la vie d’une corneille, ce digne chef qui est le parent de Jean et l’ami d’Antiochus.

De Cyrène, 396.

16. A SON FRÈRE. (A Alexandrie.)

Partis du Bendidée avant l’aube, c’est à peine si après le milieu du jour nous avions dépassé le Myrmex-Pharien:[16] deux ou trois fois notre bâtiment s’était heurté à des bancs dans le port. C’était, pour commencer le voyage, un fâcheux augure : peut-être eût-il été plus sage de quitter un vaisseau qui dès le départ avait une si mauvaise chance; mais nous avions peur d’être accusés par vous de lâcheté; ainsi

Nous n’avions plus le droit de trembler et de fuir.[17]

C’est donc vous, s’il nous était arrivé malheur, qui auriez été la cause de notre perte. Après tout n’aurait-il pas encore mieux valu vous faire rire un peu à nos dépens, et ne pas nous exposer au danger? Mais à Épiméthée, comme dit le proverbe,

La prudence manqua, mais non le repentir,[18]

et à nous de même. Pour rester en sûreté nous n’avions qu’à ne pas partir; et nous voilà aujourd’hui, sur une plage déserte, à nous lamenter en chœur. Nous avons beau tourner les yeux tantôt vers Alexandrie, tantôt vers Cyrène, notre patrie: l’une, nous l’avons quittée ; l’autre, nous ne pouvons l’atteindre; et il nous arrive toutes sortes de mésaventures que nous n’avions pu prévoir, même en rêve. Ecoute: ma narration va te mettre en belle humeur.

Tout d’abord il faut que je le dise comment était composé notre équipage. Le pilote en avait assez de la vie, attendu qu’il était criblé de dettes. Les matelots, au nombre de douze (le pilote faisant le treizième), étaient, ainsi que lui, juifs pour la plupart, engeance traîtresse, et qui croit volontiers faire œuvre pie en envoyant le plus possible de Grecs dans l’autre monde; le reste, paysans ramassés au hasard, qui jamais, un an auparavant, n’avaient touché une rame : mais tous, les uns et les autres, avec quelque difformité. Aussi, quand aucun danger ne menaçait, se raillant mutuellement, ils s’appelaient, non de leurs noms, mais de quelque sobriquet tiré de leurs misères, le Boiteux, le Goîtreux, le Gaucher, le Louche. Chacun avait sa marque distinctive, et cela nous était un agréable passe-temps. Mais le péril venu, on ne rit plus; et notre équipage nous donne plutôt sujet de nous désoler.

Nous étions plus de cinquante passagers, dont un tiers à peu près de femmes, jeunes presque toutes, et des plus avenantes. Ne te hâte pas cependant d’envier notre bonheur: car nous étions séparés d’elles par un rideau, fait d’un morceau d’une voile récemment déchirée, barrière tout aussi solide, pour des gens sages comme nous, que le mur même de Sémiramis. Sages, oui vraiment: Priape lui-même l’aurait été, je crois, sur le vaisseau d’Amarante; car avec ce coquin de pilote il y avait toujours à craindre les plus extrêmes dangers.

D’abord quand nous eûmes doublé le cap sur lequel est situé, dans votre voisinage, le temple de Neptune,[19] il se mit à diriger le bâtiment, toutes voiles dehors, vers Taphosiris;[20] il allait tenter les écueils de cette Scylla dont la sinistre célébrité est un objet d’épouvante. Nous nous en apercevons, juste au moment de donner en plein sur les récifs, et nous crions de telle sorte que nous le forçons, non sans peine, à ne pas lutter contre les rochers. Il vire de bord, comme s’il rentrait dans son bon sens; il veut gagner le large. La mer était contraire; on rame vigoureusement; puis il s’élève un vent assez fort qui nous pousse; et voilà que bientôt nous perdons la terre de vue, et nous naviguons de conserve avec des bâtiments de transport à deux voiles, qui n’ont pas, comme nous, affaire en Libye, mais qui suivent une tout autre route. Nouvelles réclamations, nouvelles plaintes: pourquoi nous être si fort éloignés du rivage? Alors ce fou d’Amarante, debout sur le pont du vaisseau, de se démener, avec toutes sortes d’imprécations furieuses. « Nous ne pouvons pourtant pas voler, dit-il; comment faire avec des gens comme vous? Vous avez peur également de la terre et de la mer. —Non pas, lui dis-je; mais en tout il faut un peu de prudence, digne Amarante. Il n’était pas bon d’approcher de Taphosiris, car nous tenons à la vie; et maintenant quelle nécessité d’aller en pleine mer? Dirigeons-nous plutôt vers la Pentapole, sans nous écarter trop de la côte: s’il nous arrive un de ces accidents de mer, si fréquents, comme chacun sait, nous pourrons au moins nous réfugier dans une rade voisine ». J’eus beau dire, il faisait la sourde oreille, le drôle. Tout à coup arrive un vent du nord, violent, et qui soulève des vagues grosses et terribles. Il enfle la voile en sens contraire, et de convexe qu’elle était il la rend concave. Le navire plongeant du côté de la proue, il s’en fallut de peu qu’il fût submergé. Nous le remettons à grand-peine dans sa bonne position. Alors d’un ton superbe: « Voyez, dit Amarante, ce que c’est que de savoir son métier. Il y a longtemps que je prévoyais ce grain, et voilà pourquoi j’ai gagné le large. En m’éloignant de la terre, comme je manœuvre à mon gré, nous arriverons plus directement au terme de notre voyage. Cela aurait été tout autrement, si j’avais longé la côte: nous étions sûrs alors d’échouer ». On le croyait sur parole, tant qu’il fit clair, et que le danger était absent. Mais avec la nuit vinrent les alarmes, causées par l’agitation toujours croissante de la mer.

C’était le jour de la Préparation,[21] ainsi que l’appellent les juifs ; et comme pour eux la journée va d’un soir à l’autre soir, nous arrivions au sabbat, jour où les œuvres manuelles leur sont interdites, et qu’ils sanctifient en s’abstenant de tout travail. Notre pilote, dès qu’il estime que le soleil est couché, abandonne le gouvernail, et se jetant à terre,

Permet aux matelots de le fouler aux pieds.[22]

Nous, qui ne savons pas d’abord pourquoi il se couche de la sorte, nous nous figurons que c’est par désespoir; nous accourons vers Amarante, nous le conjurons de ne pas laisser se perdre ainsi nos dernières chances de salut : car des flots terribles nous menaçaient; la mer se déchaînait follement contre elle-même. C’est en effet ce qui arrive, quand le vent commence à se calmer : les ondes qu’il a soulevées ne s’apaisent pas tout de suite; agitées encore par la force violente qui les a poussées, elles lui cèdent et lui résistent tout à la fois; les vagues qui viennent et celles qui s’en retournent s’entrechoquent et se livrent combat. Voilà un langage bien pompeux; mais ne faut-il pas prendre un grand style pour raconter de si grands dangers?

Dans une pareille tourmente, notre vie, comme on dit, ne tenait plus qu’à un fil. Si nous avons pour pilote un docteur de la loi, à quoi ne devons-nous pas nous attendre? Comprenant enfin pourquoi il a quitté la barre, nous le supplions de nous sauver du péril: mais point, il lisait la Bible. Désespérant de le persuader, nous voulons le contraindre par force. Un brave soldat (nous avions à bord plusieurs cavaliers arabes) dégaine, et menace notre homme de lui couper la tête, s’il ne reprend le gouvernail. Mais bah ! c’était un vrai Macchabée, rigide observateur de la loi. A minuit, de lui-même il revient à son poste. « Maintenant, dit-il, cela est permis, puisque nous sommes en danger de mort ». Alors derechef grand tumulte: les hommes de gémir, les femmes de hurler, et tous de prier, d’invoquer le ciel, et d’appeler tout ce qu’ils ont de plus cher. Seul Amarante était de belle humeur, par la pensée qu’il échapperait à ses créanciers. Pour moi, dans cette triste occurrence, j’en jure par la divinité que révère la philosophie, ce qui me troublait, c’était un passage d’Homère. J’avais peur que le corps disparaissant dans les flots l’âme ne fût anéantie. Car le poète dit quelque part:

Ajax périt après avoir bu l’onde amère.[23]

Il veut dire par là que mourir dans la mer c’est périr entièrement. Pour aucun autre il n’emploie cette expression, il périt; mais pour lui, tous ceux qui meurent descendent aux Enfers. Aussi nulle part, dans les deux chants des morts,[24] ne paraît, avec les autres ombres, le second Ajax, car son âme n’est point dans les Enfers. Et Achille, ce guerrier si courageux, si intrépide, s’épouvante à l’idée de mourir dans l’eau, et qualifie de lamentable ce genre de mort.[25]

Tandis que je roule ces pensées dans mon esprit, je vois

que tous nos soldats ont mis l’épée à la main. Je leur en demande le motif: ils me répondent qu’ils aiment mieux, pendant qu’ils sont encore sur le bâtiment, jeter leur vie au vent que d’expirer dans les flots, bouche béante. « Voilà, me dis-je, des gens qui, sans avoir lu Homère, pensent comme lui », et je trouvai qu’ils avaient raison. Tout à coup on crie: « Que ceux qui ont de l’or se l’attachent au cou ! » recommandation à laquelle s’empressent d’obéir tous ceux qui ont de l’or ou des objets précieux. Les femmes se parent de ce qu’elles ont de plus riche, et distribuent, à ceux qui n’ont rien, des ornements de quelque valeur. On sait de vieille date qu’il faut en agir ainsi, et voici pourquoi: le naufragé doit porter sur lui le prix de sa sépulture; le passant, qui trouve le cadavre et qui s’enrichit de ses dépouilles, craindra de s’exposer à la colère d’Adrastée,[26] s’il ne rend pas au mort, en faisant la dépense de son inhumation, une petite partie de ce qu’il tient de lui.

Pendant que tous ces apprêts s’achevaient, moi, tristement assis, et pensant à la grosse somme que m’avait prêtée mon hôte, je me désolais à l’idée, non pas de ma mort prochaine, le dieu de l’hospitalité m’en est témoin, mais de l’argent que j’allais faire perdre à ce Thrace : même dans l’autre monde cela me serait encore un sujet de honte. Alors je me disais qu’il valait mieux périr moi-même avec l’argent, périr corps et âme, en échappant ainsi au remords.

Ce qui nous mettait à deux doigts de notre perte, c’est que le vaisseau était emporté avec ses voiles toutes déployées: pas moyen de les carguer. A plusieurs reprises nous eûmes beau tirer les cordages; il fallut y renoncer : les poulies ne voulaient point tourner. Une autre crainte nous saisit : à supposer que nous échappions à la tempête, si nous allions, avec cette impossibilité de manœuvrer, toucher terre la nuit! Heureusement le jour paraît; nous apercevons le soleil; jamais je ne le vis avec plus de plaisir. Le vent s’apaise à mesure que l’air devient plus chaud; les cordages se sèchent; nous pouvons les faire jouer et manier notre voile. Il aurait fallu la remplacer, mais nous n’en avions pas de rechange: celle que possédait Amarante, il l’avait mise en gage. Nous raccommodons notre voile le mieux que nous pouvons; et moins de quatre heures après, nous, qui nous étions crus morts, nous débarquons dans un coin, reculé, un vrai désert: point de ville dans le voisinage, point de village: nous sommes à cent trente stades environ de toute habitation. Notre vaisseau tenait toujours la haute mer, car il n’y avait point de port; et il tenait la mer appuyé sur une seule ancre : la seconde ancre, Amarante l’avait vendue; jamais il n’en avait eu une troisième. Nous touchions enfin la terre tant désirée : nous l’embrassons, comme on embrasserait une véritable mère; nous adressons à Dieu les hymnes ordinaires d’actions de grâces, en y ajoutant la mention du danger auquel nous venons d’échapper contre toute attente. Nous restons là deux jours, jusqu’à ce que la mer se soit apaisée. Puis, comme nous ne pouvions aller d’aucun côté, et que nous n’apercevions aucune figure humaine, nous nous décidons à affronter de nouveau la mer. Nous nous rembarquons à l’aurore; nous naviguons avec le vent en poupe ce jour-là, et la plus grande partie du lendemain. Vers le soir, le vent tombe complètement; la tristesse nous reprend. Mais nous allions bientôt regretter que ce calme n’eût pas été de plus longue durée.

Nous étions au 18. Un sérieux danger nous menaçait; car justement la nouvelle lune arrivait, époque redoutée pour les mauvais temps qu’elle amène : alors personne ne peut se flatter de naviguer en sûreté. Le plus sage aurait été de rester à terre, et voilà que sans y penser nous nous étions de nouveau aventurés en pleine mer. Un souffle du nord annonça La tempête, et il plut beaucoup cette nuit; les vents se déchaînaient, les flots étaient soulevés. Si nous étions effrayés, tu peux le penser; mais je ne te ferai pas derechef le récit de nos terreurs. La fureur même de la tempête nous fut utile : nous entendons craquer l’antenne; nous nous hâtons de serrer les cordages; elle se brise par le milieu, et manque de nous tuer tous. Mais au lieu de nous tuer, c’est là ce qui nous sauva : en effet, nous n’aurions pu soutenir la force du vent; car la voile résistait à nos efforts; il était impossible de la replier. Ainsi, par un bonheur imprévu, offrant moins de prise au vent, nous n’étions plus emportés avec la même vitesse. Le jour se passe de la sorte, puis la nuit. Vers le second chant du coq, tout à coup nous donnons sur un rocher qui avançait dans la mer comme une petite presqu’île. On pousse des exclamations. C’est la terre! crie quelqu’un. Aussitôt grand émoi de tous, mais avec des impressions toutes contraires : les matelots étaient effrayés; et nous, dans notre simplicité, nous battions des mains, nous nous embrassions les uns les autres, nous ne pouvions contenir notre joie. Or, au dire des gens du métier, jamais encore nous n’avions été en aussi grand péril.

Vers le lever du jour, un homme parait, vêtu en paysan. Il nous fait signe, et nous indique de la main les endroits qu’il faut éviter et ceux où nous pouvons passer. Puis il vient à nous sur une barque à deux rames, l’amarre à notre bâtiment, et prend le gouvernail : notre Syrien, Amarante, lui abandonne sans se faire prier la direction du vaisseau. Il nous fait retourner en arrière, et nous conduit à cinquante stades environ de là, dans un port tout peut, mais des plus commodes: ce lieu s’appelle, sauf erreur, Azaire.[27] Descendus, grâce à lui, sur le rivage, nous le proclamons notre sauveur, notre bon génie. Peu après il amène encore dans le port un autre navire, puis un troisième, et avant le soir nous étions là cinq bâtiments. Le digne vieillard! il ne ressemblait guère à Nauplius,[28] il n’accueillait pas de la même manière les naufragés. Le lendemain d’autres vaisseaux arrivèrent encore, parmi lesquels plusieurs partis d’Alexandrie un jour avant nous. Aujourd’hui nous sommes toute une flotte dans un havre étroit.

Les vivres commençaient à nous manquer. Peu habitués à de pareils contretemps, et ne prévoyant pas une aussi longue traversée, nous avions emporté assez peu de provisions, et de plus nous ne les avions pas ménagées. Le vieillard est encore venu à notre recours, non pas qu’il nous ait rien donné, car il n’avait rien lui-même. Mais en nous montrant des rochers: « Vous pourrez, nous dit-il, trouver là chaque jour votre déjeuner et votre diner, si vous voulez vous donner de la peine ». Nous pêchons donc, et voilà déjà une semaine que nous vivons de notre pêche. Les hommes cherchent des murènes et des langoustes; les enfants se contentent de goujons et de girelles. Pour nous soutenir nous préférons, le moine romain[29] et moi, des patelles : la patelle est un coquillage creux qui s’attache fortement aux rochers qu’il rencontre. D’abord, avec notre pêche, nous faisions assez maigre chère, chacun gardant pour lui le peu qu’il avait pris, et ne donnant rien à personne; mais aujourd’hui nous sommes dans l’abondance, et voici comment : les Libyennes font aux femmes qui sont avec nous tous les présents imaginables; elles les comblent de tous les produits du pays, fromages, farine, gâteaux d’orge, quartiers d’agneaux, poules et œufs. L’une d’elles a même donné une outarde, oiseau d’un goût exquis, et qu’un villageois prendrait pour un paon. Nos passagères, qui reçoivent ces dons, les rapportent sur le vaisseau, et en font profiter tout Je monde. Ceux qui pêchent sont généreux maintenant : ils viennent tour à tour, un enfant après un homme, un homme après un enfant, me faire quelque cadeau; c’est tantôt un poisson pris à la ligne, tantôt autre chose, mais toujours un des mets délicats que fournit la mer. Quant aux femmes, je ne veux rien accepter d’elles, et cela pour tenir la parole que je t’ai donnée : car si je me rapprochais de ce sexe, comment ensuite oserais-je le nier? Je serais vraiment trop mal à l’aise. Du reste, comme nous avons affluence de biens, qui m’empêche de m’en donner à cœur joie?

Si les Libyennes se montrent aussi libérales à l’égard de ces étrangères, tu penses sans doute que c’est pure vertu. Eh bien! pas du tout. Le motif de leur générosité, veux-tu le connaître? Il est curieux, et j’ai des loisirs de reste. Vénus, dans son courroux, a frappé cette terre, on peut le croire. Les femmes d’ici sont maltraitées par elle comme l’étaient celles de Lemnos.[30] Elles ont des mamelles si grosses, si énormes, qu’elles n’ont pas besoin de tenir leur nourrisson sous leur aisselle: elles l’allaitent par-dessus leur épaule.[31] C’est, dira-t-on peut-être, qu’Ammon et le pays d’Ammon, qui donnent aux troupeaux une si forte nourriture, ne doivent pas moins faire pour les enfants; voilà pourquoi les femmes, comme les brebis, ont reçu de la nature des sources plus abondantes de lait, et pour contenir ce lait il faut de plus larges réservoirs. Les Libyennes entendent dire à des hommes, qui ont été dans d’autres contrées, que les femmes ne sont pas partout faites de même : elles ne savent ce qu’elles doivent on croire; aussi, dès qu’elles peuvent mettre la main sur une étrangère, elles la caressent, elles la cajolent, jusqu’à ce qu’elles aient pu faire l’examen de sa poitrine. La première qui a vu la chose la raconte; elles s’appellent alors les unes les autres, comme les Cicones d’Homère.[32] Toutes accourent, avec des présents, pour avoir le droit de regarder. Nous avions parmi nous une jeune esclave du Pont, à laquelle la nature et l’art réunis ont fait une vraie taille de guêpe.[33] Il fallait voir comme elle était recherchée : aussi a-t-elle fait de fort jolis bénéfices; il y a trois jours les femmes riches des alentours la faisaient venir l’une après l’autre. Elle, passablement effrontée, se montrait dépouillée de tout vêtement.

Voilà mon histoire. La fortune y a mêlé le comique et le tragique; j’ai fait de même en te la narrant. Je sais bien que cette lettre est trop longue; maie je ne me lasse jamais de te parler, quand nous sommes ensemble, ni de t’écrire, quand je suis loin de toi. Et puis comme il n’est pas bien sûr que je pourrai encore causer avec toi, je me donne, pour le moment, autant de plaisir que j’en peux prendre. D’ailleurs cette lettre pourra me servir pour le journal que je tiens avec soin,[34] puisqu’elle renferme le récit exact de ce qui m’est arrivé dans ces derniers jours. Adieu. Embrasse pour moi ton fils Dioscore, ainsi que sa mère et sa grand’mère, que j’aime et que je considère comme si elles étaient mes propres sœurs. Mes salutations à la philosophe si chère à Dieu, et que nous ne saurions trop vénérer; mes salutations aussi au chœur de ses heureux auditeurs, qui jouissent de ses divins entretiens, et en particulier au digne et saint Théotecne, et à mon ami Athanase. Quant à Caïus, qui est si uni de sentiments avec nous, ainsi que moi tu le regardes, je le sais, comme s’il faisait partie de notre famille : ne m’oublie donc pas auprès de lui, pas plus qu’auprès de Théodose, qui n’est pas seulement un admirable grammairien, mais aussi un devin, quoiqu’il ait voulu nous en faire mystère : car il a bien fallu qu’il prévit les traverses du voyage, puisqu’il a renoncé à l’idée de partir avec moi. Mais n’importe, je l’aime et je l’embrasse. Toi, ne te fie jamais à la mer; et si à toute force tu dois t’embarquer, au moins que ce ne soit pas à l’époque où finit la lune.[35]

Du port d’Azaire, mai 397.

17. A AURÉLIEN. (A Constantinople.)

La Providence n’a pas encore jeté un regard de pitié sur l’Empire, mais elle le jettera. Ils ne mèneront pas toujours une vie retirée dans leurs demeures, ceux qui peuvent sauver l’Etat. Mais votre crédit présent suffit aux besoins de l’orateur admis dans votre intimité: qu’il soit seul aujourd’hui à jouir de ce crédit, en attendant qu’il jouisse, avec toutes les nations, de la puissance qui vous attend.

De Constantinople, 398.

18. A TROÏLE. (A Constantinople.)

L’affection et la louange ne s’expliquent pas par les mêmes motifs, et ne procèdent pas d’une même faculté de l’âme: c’est dans le cœur que siègent l’amour et l’aversion; c’est de l’esprit et de l’intelligence que proviennent l’éloge et le blâme.

De Constantinople, 390.

19. A AURÉLIEN. (A Constantinople.)

S’il y a, comme on doit le penser, des esprits divins qui veillent sur les cités, soyez certain qu’ils sont contents de vous: ils n’oublient pas combien, dans vos hautes fonctions, vous travaillez pour le bonheur de tous les peuples. Croyez que sans cesse ils se tiennent à vos côtés; ils sont vos protecteurs et vos aides, et ils demandent à Dieu de vous récompenser dignement, vous, son fidèle imitateur. Faire du bien, c’est le seul acte qui soit commun à l’homme et à Dieu. Imiter, c’est se rapprocher de celui que l’on imite, c’est avoir avec lui une sorte de parenté. Vous avez su, n’en doutez pas, vous rapprocher de Dieu, vous qui, à son exemple, n’aimez qu’à répandre des bienfaits. Vivez donc avec les douces espérances qu’il est permis à un cœur tel que le vôtre de concevoir, ô très excellent seigneur! C’est un titre qui n’appartient qu’à vous, ou que du moins personne ne mérite autant que vous. Exprimez tous mes sentiments d’affection (j’aime à les faire passer par la bouche d’un père aussi distingué) à votre fils Taurus, l’espoir de l’Empire.

De Cyrène, 400.

20. A SON FRÈRE. (Dans la Cyrénaïque.)

Quand un malade vomit avec peine, les médecins lui prescrivent des potions d’eau tiède, pour lui faire rendre, avec cette eau, tout ce qu’il a dans l’estomac; pour moi, je veux te donner les nouvelles qui m’ont été apportées du continent, afin que tu me les rendes, mais accrues de tout ce que tu sais toi-même.

De Cyrène, 401.

21. A PYLÉMÈNE. (A Constantinople.)

J’avais un grand tapis d’Egypte sur lequel on peut étendre une couverture, et qui peut même au besoin servir de couverture. Le tachygraphe Astère l’ayant vu me le demanda. C’était à l’époque où j’étais forcé de coucher devant le palais. Je promis de le lui donner quand je partirais; mais je ne pouvais alors, exposé comme je l’étais aux neiges de Thrace, faire un pareil cadeau. A mon départ je n’ai pas laissé ce tapis; maintenant je l’envoie; vous voudrez bien le remettre de ma part, avec mes excuses que vous saurez faire agréer, car vous vous souvenez des circonstances dans lesquelles je me suis éloigné précipitamment de la ville. Plusieurs fois par jour la terre tremblait; la population épouvantée se jetait à genoux pour prier, car le sol était violemment agité. Croyant alors la mer plus sûre que la terre, je courus au port, sans parler à personne, excepté à Photius, d’heureuse mémoire, et encore je me contentai de lui crier de Loin et de lui faire signe que je partais. Si j’ai quitté, sans lui dire adieu, Aurélien, le consul, qui m’honorait de son amitié, je suis bien excusable d’avoir agi de même avec Astère, le tachygraphe.[36] Voilà comment la chose s’est alors passée. Depuis mon retour c’est la troisième fois que ce vaisseau part d’ici pour la Thrace; mais c’est aujourd’hui seulement que je peux en user pour mes commissions. Je vous charge donc d’acquitter ma dette. Faites-moi le plaisir de chercher notre homme; je vous ai dit comment il s’appelle et ce qu’il fait: mais comme peut-être on en trouverait d’autres du même nom et de la même profession, je vais vous donner quelques renseignements de plus; il est bien difficile que deux personnes se rencontrent auxquelles le signalement puisse s’appliquer dans tous ses détails. Astère est Syrien, teint brun, visage maigre, moyenne taille; il demeure près du palais impérial, non pas le palais qui appartient à l’Etat, mais celui qui est derrière, qui appartenait à Ablavius, et qui appartient maintenant à Placidie, la sœur de nos princes. Si Astère a changé de logement (car la chose est possible), vous n’aurez qu’à voir Marc; c’est un personnage bien connu, un des fonctionnaires de la préfecture; il était alors à la tête de la compagnie de tachygraphes dont Astère faisait partie; et par lui vous pourrez savoir quelle est cette compagnie. Astère n’en était pas le dernier, mais le troisième ou Le quatrième: peut-être maintenant est-il le premier. Vous lui remettrez cet épais tapis, en lui expliquant, d’après ce que je vous dis, ce qui a retardé l’exécution de ma promesse; et même vous pourrez, si vous le voulez, lui lire ma lettre : car les occupations militaires ne me laissent pas le loisir de lui écrire; mais quant à tenir notre parole, qui peut nous en empêcher? A Dieu ne plaise que jamais la guerre ait sur nous une aussi fâcheuse influence!

De Cyrène, 401.

22. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

On voit les mêmes hommes, qui font les braves en temps de paix, se montrer lâches à l’heure du combat: ils ne savent jamais tenir la conduite convenable. Aussi la guerre, il faut l’avouer, a parfois du bon: elle fait voir au moins de quelle qualité est le sang qui fait battre Le cœur de chacun de nous; plus d’un matamore est mis par elle à la raison. A l’avenir nous ne verrons plus, j’imagine, Jean le terrible parader fièrement sur la place publique, et se ruer à coups de pied et à coups de poing sur les gens d’humeur paisible. Hier s’est vérifié le proverbe, ou plutôt l’oracle, car c’est un oracle que certainement tu connais:

Porteurs de cheveux longs sont tous francs débauchés.[37]

Voilà plusieurs jours qu’on signalait l’approche des ennemis. Je trouvais qu’il fallait marcher à leur rencontre. Le chef des Balagrites dispose sa troupe et sort avec elle. Nous nous avançons dans la plaine, et nous attendons. Point d’ennemis : le soir nous revenons, après être convenus que le lendemain nous irons reprendre notre poste d’observation. Pendant tout ce temps Jean le Phrygien ne paraît nulle part; il est invisible. Les on dit circulent à son sujet : tantôt il s’est cassé la jambe et il a fallu la lui couper; tantôt il est pris d’un asthme; tantôt il lui est arrivé un grave accident. Ces bruits étaient colportés par des nouvellistes, qui venaient de différents côtés, à ce qu’ils disaient, sans doute afin que l’on ne pût savoir dans quelle retraite était caché notre homme. Et il fallait les entendre déplorer, en larmoyant, ce malheureux contretemps. « Ah ! c’est maintenant que nous aurions besoin d’un chef résolu comme lui, d’un soldat brave comme lui ! Comme il aurait fait merveille! Comme il se serait montré! » Et après avoir ainsi, bon Dieu! débité toutes leurs histoires en se frappant les mains, ils disparaissaient. Tous étaient de cette bande que Jean nourrit à sa table, pour des services qui n’ont rien de bon, gens à longue chevelure comme lui, vrais vauriens,

Effrontés ravisseurs d’agneaux et de chevreaux,[38]

et parfois même de femmes. Voilà la troupe qu’il a préparée de longue main: mais pour marcher à sa tête et tenir une conduite virile, c’est une autre affaire, car la chose serait périlleuse. Comme il est habile, il cherche à se faire adroitement passer pour un homme auprès de ceux qui le sont réellement. Mais la fortune a joliment déjoué tous ses calculs.

Il y avait déjà cinq jours que nous allions, en armes, à la découverte. Les ennemis étaient toujours sur la frontière, qu’ils dévastaient. Alors, persuadé qu’ils n’oseront venir plus avant dans le pays, Jean apparaît, et fait aussitôt grand bruit. Lui, malade! jamais! Il se moque même de ceux qui ont pu le croire: il revient de loin, d’où, je ne sais: on l’avait appelé pour porter secours ailleurs, et il a été chez ceux qui l’appelaient; il n’en a pas fallu davantage pour sauver leurs champs, car les ennemis ne se sont pas montrés, effrayés à la seule nouvelle de l’arrivée de Jean. Maintenant que tout est tranquille par là, il est accouru vers le canton menacé; il attend les barbares qui vont paraître d’un moment à l’autre : pourvu seulement qu’on leur laisse ignorer sa présence, et que l’on ne colporte pas son nom. Et le voilà se mêlant de tout, à tort et à travers; il fait le général; il promet qu’en rien de temps il va enseigner tout ce qu’il faut pour vaincre. Il crie : Front! Phalange! Aile! Carré! Bref, il emploie tous les termes du métier, au hasard. Beaucoup le trouvaient vraiment capable, vantaient ses talents, et se félicitaient d’être à si bonne école.

Le soir approchait; il était temps de nous mettre en marche. Descendus de la montagne nous nous avancions dans la plaine. Là, quatre jeunes gens, des paysans, comme l’indiquent leurs vêtements, accourent vers nous à toutes jambes, en criant tant qu’ils pouvaient: il n’était pas difficile de deviner qu’ils avaient peur des ennemis, et qu’ils venaient se réfugier au milieu de notre troupe. Avant qu’ils aient eu le temps de nous dire que les ennemis sont là, nous apercevons des cavaliers d’aspect chétif et misérable, qui ont bien la mine d’être poussés au combat par la faim, et tout disposés, pour s’emparer de nos biens, à risquer leur vie. Dès qu’ils nous voient, comme nous les voyons nous-mêmes, avant d’être à la portée du trait, ils sautent à bas de leurs montures, selon leur coutume, pour s’apprêter au combat. Moi j’étais d’avis qu’il fallait faire comme eux, car pour des manœuvres à cheval l’endroit n’était pas commode. Mais à cette proposition la fierté de notre Jean se révolte. « Moi, que j’aille à pied! dit-il, que je déroge! Non, je ne me battrai qu’à cheval. » Alors tournant court, il s’enfuit, ventre à terre, bride abattue; il met sa bête en sang; il la presse de l’éperon, du fouet, de la voix. Qui des deux faut-il le plus admirer, du cheval ou du cavalier? Je ne sais; car si le cheval galopait dans les descentes, sur les montées, à travers les haies, aussi hardiment qu’en rase campagne, s’il bondissait par-dessus les fossés, s’il franchissait les collines, le cavalier, lui, se tenait toujours ferme en selle et inébranlable. Si je trouvais ce spectacle plaisant, les ennemis le trouvaient aussi, et voudraient en avoir souvent de semblables. Nous ne leur avons pas donné cette satisfaction; mais tu penses si beaucoup d’entre nous étaient déconcertés, après avoir pris au sérieux les promesses de ce beau chevelu. Nous nous rangeons en bataille, pour recevoir l’ennemi, s’il nous attaque; mais nous ne voulons pas engager nous-mêmes le combat: après ce qui vient de se passer, le plus courageux se défie de son voisin; honnis soient ceux qui ont de longues chevelures: on voit déjà en eux des déserteurs. Les ennemis ne paraissent pas non plus pressés d’en venir aux mains; car ils se mettent en ligne et nous attendent, pour nous repousser, si nous les attaquons. Des deux côtés on reste à se regarder. A la fin ils tirent à gauche, nous à droite, mais sans hâter le pas, en bon ordre, pour que la retraite n’ait pas l’air d’une fuite.

Malgré les préoccupations du moment, nous nous enquérons de ce qu’est devenu Jean. Jean avait couru tout d’une haleine jusqu’à Bombée, et il s’était caché dans le rocher, comme un rat des champs dans son trou. Bombée est un mont caverneux: l’art et la nature se sont unis pour en faire une forteresse imprenable. Depuis longtemps il était célèbre à juste titre, et souvent on le comparait aux souterrains de l’Egypte.[39] Mais aujourd’hui, tout le monde en convient, il n’est point de murailles, point de remparts derrière lesquels on puisse être plus en sécurité qu’à Bombée, puisque c’est là que le plus prudent de tous les hommes (je m’abstiens, par politesse, de dire le plus lâche, ce serait pourtant le mot propre) est venu se réfugier comme dans l’asile le plus sûr. Dès qu’on y entre, on est dans un véritable labyrinthe, dont les nombreux détours offrent toute facilité pour se cacher: Jean ne pouvait trouver rien de mieux.

De Cyrène, 401.

23. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

Quoi donc! pendant que ces misérables pillards bravent si facilement la mort pour ne point abandonner les dépouilles qu’ils viennent de nous ravir, nous autres, quand il s’agit de défendre nos foyers, nos autels, nos lois, notre fortune, tant de biens dont nous jouissons depuis tant d’années, craindrons-nous le danger? N’oserons-nous exposer notre vie? Mais nous ne serions point des hommes. Pour moi, tel que je me sens, je veux marcher contre ces barbares, je veux voir ce que valent ces audacieux ennemis, ce qu’ils sont, pour oser insulter des Romains. Un chameau galeux, dit le proverbe, porte encore plus de fardeaux que plusieurs ânes. D’ailleurs, dans de telles extrémités, je vois que ceux qui ne songent qu’à sauver leur vie succombent d’ordinaire, tandis que ceux qui ont fait le sacrifice de leurs jours échappent au péril : je veux être du nombre de ces derniers. Je combattrai comme si je devais mourir, et, je n’en doute point, je survivrai. Je descends des Lacédémoniens, et je me souviens des paroles qu’adressaient les magistrats à Léonidas: « Que les soldats aillent au combat comme s’ils étaient condamnés à périr, et ils ne périront point. »

De Cyrène, 401.

24. A LA PHILOSOPHE (HYPATIE). (A Alexandrie.)

Nul souvenir ne reste aux morts dans les Enfers,

Mais je m’y souviendrai pourtant[40]

de ma chère Hypatie. Je vis au milieu des malheurs de ma patrie; ses désastres me remplissent de douleur : chaque jour je vois les armes ennemies; je vois des hommes égorgés comme de vils troupeaux; je respire un air corrompu par l’infection des cadavres, et je m’attends moi-même à subir le même sort que tant d’autres; car comment garder quelque espoir quand Le ciel est obscurci par des nuées d’oiseaux de proie qui attendent leur pâture? N’importe, je ne quitterai point ces lieux: ne suis-je pas Libyen? C’est ici que je suis né, c’est ici que je vois les tombeaux de mes nobles ancêtres. C’est pour vous seule que je négligerais ma patrie; et si jamais je puis la quitter, ce ne sera que pour aller auprès de vous.

De Cyrène, 401.

25. A AURÉLIEN. (A Constantinople.)

Je pense que votre âme divine a été envoyée du ciel sur la terre pour le bonheur des hommes: vous savez gré à ceux qui vous signalent de justes demandes, parce qu’ils vous fournissent, suivant vos désirs, une occasion de faire du bien. Ce n’est point parce que le jeune Hérode est mon parent que je viens vous le recommander, mais parce qu’il réclame à bon droit. Sorti d’une famille distinguée, il a hérité d’un patrimoine qui le soumettait aux charges sénatoriales; ensuite il a été magistrat;[41] et voici qu’on veut l’imposer comme les nouveaux sénateurs, et lui faire payer une double contribution, l’une pour sa fortune, l’autre pour les fonctions qu’il a occupées.

De Cyrène, 401.

26. A PYLÉMÈNE. (A Constantinople.)

Des lettres, datées du printemps, viennent de m’arriver de Thrace; j’ai bouleversé tout le paquet, cherchant si j’en trouverais une sur laquelle fût le nom cher entre tous de Pylémène ; je me serais reproché de ne pas lire tout d’abord celle-là. Mais il n’y en avait point. Si vous n’êtes pas encore revenu, je vous souhaite un prompt et heureux retour. Mais si vous étiez là quand toutes mes connaissances ont chargé Zosime de leurs lettres, je m’étonne vraiment que d’autres aient pu se souvenir de moi mieux que Pylémène.

De Cyrène, 401.

27. A PYLÉMÈNE. (A Constantinople.)

J’embrasse Pylémène, je presse mon cœur contre son cœur. Je manque de paroles pour exprimer la vivacité de mon affection; ou plutôt je ne peux m’expliquer la nature du sentiment que j’éprouve pour vous. Mais il y a eu un homme versé dans la science de l’amour : c’est Platon, l’Athénien, fils d’Ariston; nul ne saisit avec plus de pénétration, ne décrit avec plus d’éloquence le caractère de l’amant et l’objet de ses désirs; il va donc penser et parler pour moi. « Celui qui aime, dit-il, voudrait être fondu par l’art de Vulcain, et tellement uni avec celui qu’il aime, que de deux ils ne fissent plus qu’un.[42] »

De Cyrène, 402.

28. A NICANDRE. (A Constantinople.)

Je suis le père de plusieurs livres : j’ai eu les uns de l’auguste philosophie et de la poésie qui habite avec elle dans le temple, les autres de la rhétorique qui vit sur la place publique avec la foule. Mais il est facile de reconnaître qu’ils sont tous nés d’un même père, à l’humour tour à tour grave et badine. Est-il sérieux, est-il plaisant l’ouvrage que je vous envoie[43] ? C’est à lui-même de vous l’apprendre; mais je me sens un faible pour lui : je dirais volontiers qu’il a la philosophie pour mère. Je voudrais le faire inscrire parmi les enfants de bonne race; mais par malheur les lois mêmes de la cité s’y opposent; car elles sont les gardiennes attentives des droits réservés aux fils légitimes. Je lui ni fait du moins, en secret, autant d’avantages que j’ai pu, et je lui ai donné tout le sérieux qu’il comportait. Si vous trouvez qu’il mérite cet honneur, présentez-le à vos Hellènes; s’il est mal reçu par eux, qu’il revienne vers celui qui vous l’a envoyé. Les guenons, dit-on, lorsqu’elles ont des petits, les considèrent avec admiration, comme de vrais chefs-d’œuvre, ravies qu’elles sont de leur beauté tant il est naturel d’aimer sa progéniture. Mais s’agit-il des petits des autres, elles voient en eux ce qu’ils sont réellement, c’est-à-dire des enfants de guenon. Laissons donc aux autres le soin d’apprécier nos ouvrages; il n’y a rien comme l’affection paternelle pour nous aveugler: aussi Lysippe et Apelle se faisaient-ils mutuellement les juges de leurs tableaux.[44]

De Cyrène, 402.

29. A PYLÉMÈNE. (A Constantinople.)

Je viens de vous adresser une œuvre écrite à la manière attique, et pour laquelle je n’ai pas épargné ma peine. Si elle obtient l’approbation de Pylémène, le plus délicat de tous les juges, cela suffit pour la recommander à la postérité. Mais si mon livre paraît trop peu sérieux, rappelez-vous qu’il est permis de badiner dans un sujet badin.[45]

De Cyrène, 402.

30. A PYLÉMÈNE. (A Constantinople.)

Voici cet Anastase dont je vous ai fait si souvent l’éloge. Si je vous présentais à lui, je vous louerais comme je le loue. Vous vous êtes donc, en quelque sorte, trouvés ensemble, et depuis longtemps, dans mon cœur: que votre rencontre soit une reconnaissance, pour ainsi dire; embrassez-vous l’un l’autre, et voyez à vous deux au moyen de me faire un peu de bien. Or le repos n’est-il pas précieux entre tous les biens? C’est comme une terre fertile qui produit en abondance tous les fruits dont se nourrit l’âme du philosophe. Mais je ne goûterai le repos que lorsque j’aurai pu m’affranchir des soucis de l’administration. Pour cela il faut que je sois exempté de ces maudites fonctions curiales. L’Empereur m’en avait accordé l’immunité ; mais je me suis fait scrupule, je peux me le reprocher aujourd’hui, de retirer de ma légation un profit personnel. Maintenant c’est ma propre cause qu’il faut plaider. Si vous parlez pour moi, j’aurai l’air d’entreprendre une nouvelle mission; on croira que c’est encore moi que l’on entend. Ils ne contrediront point ce que je dis là, ceux qui louent cette maxime de Pythagore, qu’un ami est un autre nous-même.

De Cyrène, 402.

31. A HERCULIEN. (A Alexandrie.)

Parmi les amours il en est qui n’ont rien que de terrestre et d’humain: éphémères et grossiers, ils ne durent, encore à grand-peine, que si l’objet aimé est présent. Mais il en est d’autres auxquels préside le ciel lui-même: suivant la parole divine de Platon, il unit par un art si merveilleux ceux qui s’aiment que de deux ils ne font plus qu’un.[46] Ce sont là les amours qui triomphent du temps et de la distance. Rien n’empêche en effet deux âmes qui se recherchent de se rapprocher par des voies secrètes et de s’unir. Voilà de quelle nature doit être notre affection, si nous voulons ne pas démentir les enseignements que nous avons reçus de la philosophie. Ne soyons pas tellement esclaves des sens, que, faute de pouvoir jouir l’un de l’autre par les yeux et par les oreilles, nous renoncions à tout commerce entre nos deux âmes.

Pourquoi vous désoler, et mouiller vos lettres de larmes? Si c’est que vous regrettez que nous ne soyons pas encore vraiment philosophes, quoique nous en prenions l’apparence et le nom, je reconnais que votre tristesse est légitime. Mais si vous ne vous plaignez que du sort jaloux qui nous a séparés (car c’est là, ce me semble, ce que veulent dire vos lettres), c’est une faiblesse, pardonnable tout au plus chez une femme ou citez un enfant, d’avoir de ces attachements que le hasard peut troubler en contrariant tous nos projets. Pour moi j’estimais que ce noble esprit, Herculien, devait, regardant le ciel, et livré tout entier à la contemplation des êtres et du principe des choses mortelles, s’être élevé, et depuis longtemps, au-dessus des vertus ordinaires qui suffisent pour ce bas monde. Aussi, d’après l’idée que je me suis faite de vous, en vous écrivant je mets à la fin de mes lettres ayez la sagesse, et non pas portez-vous bien, ou réussissez dans ce que vous faites, formule trop peu digne de vous. Car l’esprit qui préside aux actes est d’un ordre inférieur, et ce n’est point celui-là qui doit résider en vous.

Je vous développais assez longuement cette idée dans deux de mes premières lettres; mais ceux auxquels je les avais confiées ne vous les ont pas remises. Je vous en écris donc aujourd’hui une cinquième, et puissé-je ne pas vous l’adresser en vain : ce ne sera pas en vain, d’abord si elle vous parvient; ensuite, et ceci est bien plus important, si elle peut vous avertir et vous conseiller utilement, si elle vous décide à chercher moins la vigueur du corps que la force de l’âme. Je parle non de cette force qui fait partie du quaternaire des vertus humbles et élémentaires, mais de celle qui tient sa place parmi les vertus du troisième et du quatrième degré.[47] Vous serez entré en possession de cette force, quand vous saurez ne plus vous étonner de rien ici-bas. Peut-être ne comprenez-vous pas encore très bien la distinction que je viens d’établir entre les vertus supérieures et les vertus communes; mais si vous arrivez à ne plus gémir sur rien, et à ne ressentir qu’un juste dédain pour les choses de ce monde, tenez alors pour certain que vous êtes parvenu au faite; et je pourrai vous redire encore dans mes lettres, ayez la sagesse. Vivez en bonne santé; que la philosophie vous maintienne en paix et en joie, ô maître bien cher ! Une âme vraiment philosophe sait écarter loin d’elle toutes les passions; une âme ordinaire n’en admet que de médiocres; mais à quel rang placerons-nous celle qui se laisse agiter et abattre par toute espèce de passions? Ne la déclarerons-nous pas étrangère à la philosophie, dont nous avons souhaité voir en vous le prêtre? N’ayez point de faiblesse, ô le plus cher de tous les hommes! Montrez que notre ami a un cœur ferme. Ma famille tout entière me charge de vous saluer; je vous salue donc au nom de tous, et c’est de tout cœur que chacun vous adresse ses vœux. Vous, de votre côté, je vous prie, saluez pour nous l’archer à cheval.

De Cyrène, 402.

32. A HERCULIEN. (A Alexandrie.)

Ne soyez pas surpris si je remets deux lettres pour vous au même messager : d’abord je veux vous punir ainsi de votre injuste reproche, et vous fatiguer de mon bavardage; ensuite ma seconde missive a un autre objet que la précédente. Je viens vous redemander le petit ouvrage, écrit en ïambes, où l’auteur s’adresse à son âme.[48] J’avais pensé pouvoir le reproduire de mémoire; mais il est fort probable que, si je l’essayais, j’aurais ainsi une œuvre qui ne ressemblerait guère à la première; en voulant écrire, je composerais au lieu de me souvenir. Serait-ce pis, serait-ce mieux? Je ne sais; mais il est inutile de me mettre au travail pour refaire ce que j’ai fait, quand je peux rentrer en possession de mon œuvre. Envoyez-moi donc une copie du quaternaire,[49] au nom même de l’âme, à qui est offerte la dédicace de mon hymne. Mais que ce soit le plus tôt et le plus sûrement possible; et pour cela il faut promptement faire choix d’un messager fidèle. Car la copie ne me sera pas remise si votre messager tarde trop (il ne me trouverait plus ici), ou s’il n’est pas exact à s’acquitter de sa commission.

De Cyrène, 402.

33. A HERCULIEN. (A Alexandrie.)

A la lecture de votre lettre j’ai reconnu Ulysse: beaucoup de traits rappellent ce héros; mais je n’ai pas reconnu Protée. Un homme tel que vous peut aller de pair avec les demi-dieux; mais pour moi, qui ne suis pas tout à fait étranger à la sagesse, et qui surtout me connais moi-même, comme le prescrit l’inscription de Delphes, j’avoue hautement la faiblesse de ma nature. Je ne prétends pas avoir quoi que ce soit de commun avec les héros; toute mon ambition serait d’imiter leur silence. Mais semblable au roi de Sparte, Ménélas, vous m’avez déjà forcé de parler; de sorte que ce n’est plus à Ulysse tout seul, mais à deux héros qu’il faut vous comparer.[50]

Assez là-dessus. Vous n’avez pas du tout, à ce que vous dites, de goût à écrire. Pourquoi donc alors voulez-vous que je vous adresse de longues lettres, qui ne pourraient que vous fatiguer? J’abrège celle-ci, pour ne pas vous donner trop de peine à me lire. Portez-vous bien, et vivez content; philosophez, ami bien cher : c’est la voie qui conduit à Dieu.

Saluez le noble comte;[51] je n’ose me permettre de le saluer moi-même. Nous lisons dans Homère:

Commencez, vous êtes le plus jeune.[52]

S’il s’agit de lettres et de batailles, oui, c’est aux plus jeunes de commencer; mais s’il s’agit de politesse, c’est aux aînés. Le comte est l’objet de mon estime et de ma vénération. Les lettres et les armes semblaient à tout jamais séparées : seul de nos jours il a su les réconcilier, et il a retrouvé la vieille parenté qui les unit. Jamais homme de guerre n’a montré un plus fier courage, et ce courage, contre l’ordinaire, est exempt de toute forfanterie. Aussi, sans écrire à cet illustre comte, je l’aime, et, sans le courtiser, je l’honore.

De la Cyrénaïque, 402.

34. A PYLÉMÈNE. (A Constantinople.)

Un homme de Phyconte (Phyconte est un port de la Cyrénaïque) m’a apporté une lettre écrite par vous : je l’ai lue, avec quels sentiments de plaisir et d’admiration! De plaisir, car vous me témoignez tant de tendresse! d’admiration, car il y a tant de charmes dans votre style! Vite j’ai réuni en votre honneur un auditoire, tout ce qu’il y a d’Hellènes en Libye, en leur annonçant qu’ils entendraient la lecture de pages ravissantes. Et maintenant la renommée répand, dans nos cités, le nom de Pylémène, le créateur de cette lettre divine.[53] Une seule chose a paru singulière et vraiment étrange : vous me demandez mes Cynégétiques, comme si elles méritaient votre attention. Vous aviez l’air en cela de rire et de railler; car les Cyrénéens ne pouvaient croire que celui dont ils connaissaient la profonde incapacité eût rien écrit qui fût digne d’être goûté de vous. J’ai dit que vous n’étiez pas homme à vous moquer, qu’entre autres qualités vous étiez surtout indulgent jusqu’à prodiguer les éloges; qu’ainsi vous aviez voulu, non pas vous amuser à mes dépens, mais me combler de joie, fier, comme je le serais, d’être loué par un juge tel que vous. Écrivez-moi donc souvent; donnez aux Cyrénéens le régal de vos discours: rien ne peut leur être plus agréable que la lecture de vos lettres, maintenant qu’ils sont alléchés par cet échantillon. Et ce ne sont pas les occasions qui vous manqueront pour m’écrire: si vous n’en avez pas d’autres, n’avez-vous pas les gens que l’on envoie occuper la petite ou la grande préfecture, ici ou en Egypte[54]? Et il est facile de les reconnaître au cortège de créanciers qui les accompagnent.

Vous désirez savoir comment je vis. Nous philosophons, mon cher ami, et pour nous y aider nous n’avons que la solitude, sans aucun compagnon. Jamais en Libye je n’ai entendu de parole philosophique, excepté quand l’écho répétait ma voix. Mais, comme dit le proverbe, il faut savoir arranger son nid.[55] Pour moi je saurai me contenter de ma destinée et l’embellir, en consacrant ma vie et mes efforts à la philosophie aujourd’hui si délaissée. Si je n’ai pas d’autre témoin, toujours est-il que Dieu me verra, Dieu de qui descend l’intelligence donnée à l’homme. Les astres mêmes semblent me regarder avec amour, moi qui seul dans ces vastes campagnes les contemple d’un œil intelligent.

Faites des vœux pour vous et pour moi. Puissé-je rester ce que je suis ! Puissiez-vous quitter les occupations maudites du barreau! Oh! vous ne savez pas user des dons que vous avez reçus. Combien je désirerais vous voir renoncer aux biens du dehors pour les biens du dedans! Laissez là vos succès; cherchez plutôt la félicité de l’âme: ce sera échanger du cuivre contre de l’or. Pour moi je me réjouis quand on me raille de ce que je ne suis rien, tandis que tous mes proches poursuivent les fonctions publiques. J’aime mieux donner à mon âme un cortège de vertus que de voir mit personne entourée d’une escorte de gardes armés, aujourd’hui surtout que l’administration est incompatible avec la philosophie.

Dans votre profession même quels sont vos succès? Je n’en sais rien, mais je vous ai toujours tenu en assez haute estime pour croire que vous ne démentirez pas votre caractère, et que vous ne serez pas semblable à ces scribes (car je ne veux pas leur donner le nom d’orateurs) auxquels on fuit une réputation. Mais dans votre métier d’avocat pour s’enrichir il faut n’avoir aucun souci des lois divines et humaines, et perdre tout sentiment élevé pour prendre l’esprit de chicane. Si donc vos occupations ne vous procurent même pas la fortune, revenez avec encore plus d’empressement à la philosophie. Si vous rencontrez un homme vraiment philosophe (et pour le chercher ce n’est pas trop de parcourir la Grèce et les pays barbares), hâtez-vous de me faire part de votre trouvaille. Mais dans les temps de disette on se contente de peu : si je puis vous suffire, venez; je me mets, avec tout ce que j’ai, à votre disposition: entre nous, pour parler comme les Spartiates, communauté pleine et entière.[56]

Présentez toutes mes salutations au vénérable Marcien. Si je disais de lui, pour employer le langage d’Aristide, qu’il ressemble au dieu de l’éloquence venu parmi les hommes, je ne le Louerais pas assez dignement, car il fait plus que ressembler à Mercure. Je voudrais lui écrire, mais je n’ose, car j’aurais à rendre compte de toutes mes expressions à des savants qui épluchent toutes les syllabes. Ce n’est pas peu de chose en effet d’envoyer une lettre qui sera lue dans l’assemblée générale de la Grèce. J’appelle ainsi le lieu où souvent j’ai été, avec un respect religieux, me joindre aux esprits distingués qui s’y réunissaient pour entendre la voix sacrée du vieillard dont les recherches embrassent et le passé et le présent. Mes compliments à mon ami Eucharistius, et à toux ceux au souvenir desquels vous croirez devoir me rappeler.

De la campagne, en Cyrénaïque, 402.

35. A PYLÉMÈNE. (A Constantinople.)

Non, j’en atteste la divinité qui préside à notre amitié, non, mon cher Pylémène, je n’ai jamais songé à me moquer de votre affection pour votre pays : est-ce que je n’ai pas, moi aussi, une patrie et un foyer? Vous avez mal compris ma lettre, et vous m’imputez un tort que je n’ai pas. Vous aimez Héraclée, vous voulez être utile à votre ville natale: je vous approuve. Ce que je voulais dire, c’est que vous devez préférer la philosophie aux occupations du barreau. Vous semblez croire que vous pouvez surtout servir Héraclée comme avocat, et non comme philosophe : en effet, pour expliquer comment vous persistez dans vos idées, vous alléguez votre amour pour votre patrie. Je me suis permis de rire, non de cet amour, mais de La raison que vous donnez. Vous vous trompez si vous pensez qu’en vous attachant au barreau vous allez faire quelque bien à la cité que vous aimez. Certes, si je disais que la philosophie suffit pour relever les villes, Cyrène me convaincrait d’erreur, Cyrène qui est tombée plus qu’aucune des villes du Pont. Mais ce que je ne crains pas d’affirmer, c’est que la philosophie, mieux que la rhétorique, mieux que toutes les sciences et tous les arts, car elle est leur reine à tous, rend celui qui la possède utile aux individus, aux familles, aux états. Sans doute à elle seule elle ne peut faire le bonheur des peuples; car voici ce qu’il y a de vrai, mon cher Pylémène: les occupations même les plus nobles ne font que développer une force, une aptitude de l’esprit; elles nous préparent à tirer des occasions le meilleur parti : mais c’est de la fortune et des circonstances que dépendent surtout l’élévation et l’abaissement des cités, aujourd’hui prospères, demain misérables, parce qu’ainsi le veut leur condition mortelle.

Vous aimez votre patrie, j’aime aussi la mienne. Vous cultivez la rhétorique; je veux que vous vous attachiez, non pas à celle du barreau, mais à cette rhétorique honnête et généreuse que Platon lui-même, à mon avis, ne songe pas à proscrire. Pour moi j’estime surtout la philosophie, et je la place au-dessus de tous les biens de ce monde. Mais l’un et l’autre, avec nos travaux, quel bien pourrons-nous faire à nos villes, à moins que de favorables conjonctures ne viennent en aide à notre bon vouloir? Pour toute œuvre il faut un temps opportun, il faut des instruments convenables aux mains de l’ouvrier: or tout cela, c’est la fortune qui le donne.

Si vous pensez que votre art tout seul, c’est-à-dire la rhétorique, suffira pour vous faire arriver à une préfecture ou à quelque autre fonction, pourquoi n’attribuez-vous pas à la philosophie le même crédit? Mais si les chances de parvenir sont les mêmes avec la philosophie qu’avec la rhétorique, ni plus ni moins nombreuses, pourquoi ne choisissez-vous pas ce qu’il y a de meilleur en soi? Or vous aussi vous reconnaissez que la philosophie, par elle-même, vaut mieux que la rhétorique: mais comme vous voulez, dites-vous, être utile à votre patrie, c’est la moins bonne des deux sciences qui vous devient la plus nécessaire. Ainsi, selon vous, l’orateur peut compter sur la fortune; mais le philosophe aura tous les dieux pour ennemis, et le sort lui sera tellement contraire qu’il ne gardera aucune espérance. Pour moi jamais jusqu’ici je n’ai entendu dire que le ciel et assigné à la sainte philosophie la misère en lot. Sans doute il est bien rare que la puissance et la sagesse se trouvent ensemble chez un mortel; mais enfin Dieu les réunit quelquefois. Reconnaissez donc avec moi, c’est d’ailleurs céder à l’évidence, que l’homme dévoué à la philosophie l’est en même temps à sa patrie, qu’il ne doit pas désespérer de la fortune, et qu’il a d’autant plus le droit de compter sur une destinée prospère qu’il en est plus digne. Car si la vertu, comme dit un vieux proverbe, l’emporte sur le vice, c’est surtout parce qu’elle peut concevoir de légitimes espérances. Quoi ! admettrons-nous donc que la moins bonne condition soit celle des gens de bien? C’est pourtant ce qu’il faut dire, si nous nous rangeons à une opinion qui vous a trompé jusqu’à vous faire soutenir que vous devez persévérer dans votre art par amour pour votre pays. Car j’ai bien envie de vous accuser à mon tour, après m’être justifié du reproche de raillerie, reproche que je ne méritais pas, quoi que vous ayez pu croire. Mais vous ne le croyez plus, j’espère. Savez-vous que je risque fort de me brouiller avec ma chère Cyrène, et cela par votre faute, vous pour qui j’ai tant d’affection? Car si on persuade aux cités que la rhétorique seule peut améliorer leur sort, et qu’il ne faut attendre de vrais services que de ceux qui viennent en aide aux gens engagés dans des procès, on nous en voudra à nous qui nous occupons de tout autre chose que de plaidoiries. Voici ce que je peux vous dire, à vous et à toutes les cités, au nom de la philosophie : si la fortune le veut, si les circonstances appellent la philosophie à se mêler d’administration, aucune science, ni même toutes les sciences ensemble ne pourront, aussi bien qu’elle, régler la chose publique, l’améliorer, servir les intérêts des citoyens. Mais tant que la destinée le permet, il est plus sage de rester chez soi, de ne pas se jeter à tort dans le tracas des affaires. Il n’est pas bon de se pousser aux magistratures, à moins que la nécessité ne l’exige : mais la nécessité, comme on dit, fait la loi même aux dieux. Pour nous nous poursuivons un but plus élevé; quand l’esprit ne s’attache pas aux choses d’ici-bas, il se tourne vers Dieu. Il y a deux parties dans la philosophie, la contemplation et l’action; à l’une préside la sagesse, à l’autre la prudence la prudence besoin d’être secondée par la fortune; mais la sagesse se suffit à elle-même, et rien ne peul l’empêcher de s’exercer librement.

De campagne, en Cyrénaïque, 402.

36. A PYLÉMÈNE. (A Constantinople.)

Je vous demande votre amitié et votre protection pour Soséna. C’est un esprit distingué; de bonne heure il s’est adonné aux lettres. Mais avec tout son mérite il n’a pas réussi jusqu’aujourd’hui. Il s’en prend à son pays, où tout va mal, et se figure qu’en changeant de lieu il pourra changer de sort. Il se prépare donc à partir pour la royale cité, persuadé que là où réside l’Empereur habile aussi la Fortune, et que s’il approche d’elle, elle va le reconnaître. Si vous le pouvez, venez-lui en aide autant qu’il le désire. Rien n’est plus digne de vous que d’avoir du crédit, et d’en user en faveur de ceux qui réclament vos bons offices, pour les recommander à la bonne Fortune. Si Soséna a besoin de vos amis, je vous prie de les mettre à sa disposition.

De Cyrène, 402.

37. A ANASTASE. (A Constantinople.)

Soséna s’est imaginé (est-ce un Dieu, est-ce la raison, ou son bon génie qui lui a donné cette conviction?) qu’aux lieux s’attache une influence secrète qui attire ou éloigne la faveur de la Divinité. Comme rien ne lui a réussi parmi nous, évincé d’ailleurs de son patrimoine,

Il part, car il espère, en allant dans la Thrace,

Qu’auprès de la Fortune il va rentrer en grâce.[57]

Si vous êtes en bons termes avec la déesse, recommandez-lui donc ce jeune homme; qu’elle lui ménage quelque occasion de s’enrichir: pour le pouvoir, elle n’a qu’à le vouloir.

Il lui a été facile de faire passer à d’autres les biens de Nonnus, le père de Soséna: qu’elle fasse de Soséna l’héritier d’un autre père; ainsi une injustice réparera l’autre.

De Cyrène, 402.

38. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

Il y avait trois jours qu’Eschine était inhumé quand sa nièce est venue pour la première fois voir la tombe; car la coutume ne permet pas aux fiancées de suivre les funérailles. Mais pour cette visite à la tombe, quelle toilette ! Robe de pourpre, résille étincelante, bijoux et pierreries sur sa tête et sur toute sa personne; elle voulait que rien ne fût de mauvais augure pour son futur. Portée sur une chaise garnie de coussins des deux côtés, et à pieds d’argent, elle se lamentait sur ce deuil arrivé si mal à propos, juste à l’époque fixée pour le mariage: l’oncle aurait bien fait de mourir plus tôt ou plus tard, et elle nous en voulait du malheur que nous éprouvons. Elle attend avec impatience que le septième jour soit venu;[58] et après le repas funèbre elle monte avec sa nourrice, cette vieille bavarde, sur son char attelé de mules, traverse la place pleine de monde, et couverte de tous ses atours se dirige en grande pompe droit vers Teuchire.[59] Elle va, la semaine prochaine, ceinte de bandelettes, promener, comme Cybèle, sa tête couronnée de tours.[60]

En tout cela sans doute il n’y a pas de quoi nous plaindre, à part le désagrément d’avoir, dans sa parenté, au su de tous, des gens dépourvus de sens. Mais je plains Harmonius, le père de celui qui fait le mariage.[61] Sage d’ailleurs et d’habitudes simples, quand il s’agit de sa noblesse il prétendrait l’emporter sur Cécrops;[62] et voilà que la petite fille de cet aïeul, plus noble que Cécrops, mariée par son oncle Hérode, est livrée à des Sosies, à des Tibius. Mais du côté maternel au moins, dit-on, le futur est d’une naissance distinguée; il remonte, par sa généalogie, jusqu’à la célèbre Laïs. Laïs, raconte un historien, était d’Hyccaricum, en Sicile; elle fut achetée comme esclave. C’est d’elle que descend l’heureuse mère de ce beau fiancé. Elle a commencé par avoir pour amants les deux maîtres auxquels elle a successivement appartenu, un pilote et un rhéteur; ensuite elle s’est livrée à un de ses compagnons d’esclavage; après cela elle a fait dans la ville métier de prostitution, d’abord en secret, puis ouvertement, et s’est distinguée dans sa profession; et depuis, quand il a fallu y renoncer à cause des rides de l’âge, elle forme des élèves qui la remplacent auprès des étrangers. Son fils le rhéteur invoque la loi, pour se dispenser de l’obligation de nourrir sa mère, puisqu’elle était courtisane.[63] Fi d’une telle loi ! Ceux qui sont nés dans ces conditions, s’ils ne peuvent connaître leur père, savent au moins quelle est leur mère. Tous les soins qui sont dus, par des enfants légitimes, aux deux auteurs de leurs jours, doivent être reportés, par ceux qui n’ont pas de père, sur leur mère.

De Cyrène, 402.

39. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

Athanase a trouvé le chemin le plus court pour arriver à la fortune. Il s’est dit qu’il fallait fondre sur les mourants, et bon gré mal gré tirer d’eux quelque chose. Un officier public est-il appelé pour un testament? Athanase le sait, et il accourt aussitôt.

De Cyrène, 402.

40. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

Le désir de te voir et la nécessité m’appellent près de toi. Je viens te demander si je te trouverai à ta maison.

De Cyrène, 402.

41. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

J’avais acheté aux héritiers de Théodose un maître de gymnase. Mais je ne le connaissais point: esclave de nom et d’inclination, c’est, d’ancienne date, un méchant garnement. Vicieux par nature, il a reçu juste l’éducation qu’il fallait pour devenir un fieffé vaurien. Dès son enfance il passait son temps à faire battre des coqs, à jouer aux dés, à fréquenter les tavernes. Aujourd’hui, comme dirait Lysias, il est achevé, parfait; il n’y a pas de pire coquin. De Mercure et d’Hercule, les patrons de la palestre, il n’a nul souci; mais il est le fidèle servant de Cotytto et de toute sa suite,[64] et de toutes les divinités de même acabit: elles sont à lui, et il est à elles. Je ne songe pas à le punir autrement: le vice est une punition suffisante pour le vicieux. Mais comme un maraud de cette espèce est déplacé chez un philosophe, car la mauvaise réputation des serviteurs va déconsidérer au loin la maison, qu’il s’en aille hors de la ville où j’habite. A voir cet effronté libertin passer, la tête haute, sur la place publique, couronné, parfumé, ivre, se livrant à tous les excès de la débauche et de l’orgie, chantant des chansons en rapport avec ces jolies habitudes, tout naturellement on accusera son maître. Fais-le donc embarquer pour qu’il retourne dans son pays, car c’est à sa patrie de le supporter, cela est de toute justice. Mais pendant la traversée qu’il soit attaché sur le pont: si on le laisse descendre dans l’intérieur du navire, ne sois pas étonné si l’on trouve bientôt beaucoup d’amphores à moitié vides; pour peu que le voyage se prolonge, il avalera jusqu’à la lie la liqueur parfumée, et il excitera Les gens de l’équipage à en faire autant; car il est fort persuasif, le scélérat, quand il s’agit d’entraîner les autres à de pareilles fêtes. Quel est le matelot assez renfrogné pour ne pas éclater de rire à la vue de ce drôle dansant la cordace[65] tout en versant à boire à la ronde? Il est passé maître en fait de tours bouffons, et le capitaine fera bien de se tenir sur ses gardes. Ulysse, afin de ne pas succomber à l’attrait de la volupté, se fit enchaîner pour passer devant le rivage des Sirènes : si l’on ne veut pas que ce mauvais sujet débauche l’équipage, le plus sûr moyen c’est de le garrotter.

De la campagne, en Cyrénaïque, 402.

42. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

On dit qu’il est venu d’Athènes un marchand de chaussures: c’est le même, je crois, à qui tu as acheté pour moi, l’an dernier, des brodequins à œillets. Maintenant, à ce qu’on assure, il a étendu son commerce: il a des vêtements fabriqués en Attique, des chapeaux légers qui feront ton affaire, et des manteaux légers comme je les aime pour la saison d’été. Avant qu’il ait vendu tous ses articles, ou du moins les plus beaux (car les premiers acheteurs choisissent ce qu’il y a de meilleur, sans s’inquiéter de ceux qui se présenteront après eux), fais venir le marchand, et prends pour moi trois ou quatre de ces manteaux : je t’en rembourserai le prix avec les intérêts.

De la campagne, en Cyrénaïque, 402.

43. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

Voici des livres que je t’adresse: ce sont les deux Denys;[66] je t’envoie l’un, je te renvoie l’autre.

De la campagne, en Cyrénaïque, 402.

44. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

Je me ferai du tort avec la rusticité de mon caractère; car l’habitude de dire trop facilement ce que je pense me suit jusqu’aux extrémités de la Libye.

De la campagne, en Cyrénaïque, 402.

45. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

J’ai demandé au jeune homme, qui m’a apporté du silphium[67] de ta part, si tu l’avais récolté toi-même, ou si c’était un présent que tu avais reçu et dont tu me faisais profiter. J’ai su que c’est ton jardin, dont tu t’occupes avec tant de soin, qui te donne, avec toute espèce de fruite, l’excellente plante. Je me suis doublement réjoui et de la beauté de ce produit et de la réputation de ton domaine. Continue donc de tirer le meilleur parti d’un sol aussi fertile. Ne te lasse pas d’arroser tes plates-bandes, et qu’elles ne cessent point d’être en plein rapport: tu auras ainsi de quoi te contenter toi-même, et me faire ensuite des cadeaux suivant les saisons.

De la campagne, en Cyrénaïque, 402.

46. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

Tu t’étonnes, quand tu habites un lieu brûlant comme Phyconte, de frissonner, d’avoir la fièvre. Mais ce qui serait plus étonnant, c’est que ton corps pût résister à cette chaleur. Mais viens ici, tu pourras recouvrer la santé, une fois que tu seras loin de l’air infect des marais, loin de ces eaux saumâtres, tièdes et stagnantes, autant dire mortes. Quel charme peut-on trouver à se coucher sur le sable du rivage? Vous n’avez pas d’autre passe-temps, car où pourriez-vous porter vos pas? Ici tu peux te reposer à l’ombre des arbres, passer de l’un à l’autre, d’un bosquet à un autre bosquet. Tu peux franchir un ruisseau qui coule à travers la prairie. Combien est agréable le zéphyr qui agite doucement les branches ! Rien ne manque à nos plaisirs, ni le gazouillement des oiseaux, ni les tapis de fleurs, ni les arbustes des prés. A côté des travaux du laboureur, les dons spontanés de la nature. L’air est embaumé de parfums, la terre riche en sucs généreux. Et cette grotte, qu’habitent les Nymphes, comment la louer dignement? C’est ici qu’il faudrait un Théocrite. Et ce n’est pas tout encore.

De la campagne, en Cyrénaïque, 402.

47. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

Je n’ai en ce moment à ma disposition ni ânes, ni mulets, ni chevaux; j’ai tout envoyé au vert, si bien que, malgré toute mon affection pour toi, je ne puis aller te voir. Je voulais, et je l’aurais pu peut-être, faire le chemin à pied. Mais tous ceux qui m’entourent s’y sont opposés : je donnerais à rire aux passants, disent-ils. Les passants, quels qu’ils soient, sont la sagesse même, à ce qu’il paraît; ils ont tant de sens qu’ils savent bien mieux que moi ce qui me convient. Que de juges nous imposent ceux qui veulent nous soumettre à l’opinion ! Enfin j’ai cédé, non pas à la persuasion, mais à la force: au moment où je partais, on m’a retenu, en me saisissant par le manteau. Il ne me restait donc qu’une chose à faire, t’écrire; tu auras une lettre à défaut de ma personne. Je t’envoie toutes mes amitiés, et je te demande ce que tu as rapporté de Ptolémaïs, je veux dire les nouvelles que tu as dû apprendre à la préfecture; dis-moi surtout ce qu’il faut penser des mystérieuses rumeurs venues d’Occident, car tu n’ignores pas combien je suis intéressé à savoir au juste ce qu’il en est. Si tu m’écris pour me donner tous les détails que je réclame, je reste ici; sinon; toi aussi tu me reprocheras d’avoir fait un voyage à pied.

De Cyrène, 402.

48. A HERCULIEN. (A Alexandrie.)

Le désir que j’ai de fortifier votre âme sacrée m’a fait, il y a longtemps déjà, vous écrire pour blâmer le regret excessif que vous ressentiez de notre séparation. Mais il y a dans vos lettres des charmes si puissants qu’à mon tour je me sens amollir, et me voilà aujourd’hui tel que je vous reprochais d’être. Quel si grand bien m’a donc fait l’illustre Herculien pour tenir ainsi mon âme captive et la faire descendre des hauteurs de la philosophie? Si la poésie a mal parlé des Sirènes, c’est uniquement, je pense, parce que leur voix mélodieuse n’attirait le crédule voyageur que pour le faire périr. Je me souviens d’avoir entendu un sage donner l’explication de cette allégorie: « Les Sirènes, disait-il, ne sont autre chose que la volupté dont l’appas nous séduit et nous entraîne pour nous perdre bientôt. » Eh ! ne sont-ce pas de vraies Sirènes que vos lettres si ravissantes ? Elles me font perdre la raison; j’appartiens tout entier à Herculien. Dieu m’en est témoin, il ne faut pas voir dans ce que je vous dis là un exercice de style épistolaire; mais parmi les trois lettres que m’a remises Ursicinus, celle qui tient le milieu pour l’étendue m’a touché jusqu’au fond de l’âme, et il est si peu en mon pouvoir de vous flatter que je rougis de mon incapacité.

Vous deviez remettre à votre frère Cyrus une lettre, relative au sujet dont vous m’aviez parlé, pour le comte de la Pentapole. Je vous ai su gré de l’intention que vous aviez de me recommander; mais vous avez oublié que je ne veux être que philosophe: aucun honneur n’a de prix pour moi en dehors de la philosophie. Grâce à Dieu, je n’ai besoin de rien; je ne fais de mal à personne, personne ne me fait de mal. Il pouvait être convenable que le comte me témoignât quelque considération : il n’est pas convenable que je la sollicite. Si je dois désirer des lettres, je demanderai qu’on m’en adresse (ce sera ainsi m’honorer), et non pas qu’on en adresse à d’autres pour moi.

Portez-vous bien; vivez en joie; soyez le fidèle servant de la philosophie. Toute ma maison, Dieu le sait, vous salue, jeunes et vieux, et les femmes aussi. Mais peut-être détestez-vous les femmes, même dans leurs compliments. Voyez ce que vous avez fait : j’étais en route, vous me retenez et ne me lâchez plus. Les Egyptiens étaient des enchanteurs; Homère le dit, et il ne ment pas, puisque vous-même vous m’envoyez d’Égypte des lettres pleines de charmes. Un breuvage qui fait oublier les chagrins fut à Hélène

Versé par Polydamne, épouse de Thonis.[68]

Mais où avez-vous pris ce philtre qui éveille les soucis, et dont vous avez comme imprégné la lettre que vous m’avez envoyée?

De la Cyrénaïque, 402.

49. A HERCULIEN. (A Alexandrie.)

Vous n’avez pas tenu, mon cher ami, la promesse que vous m’aviez faite de ne point révéler des mystères qui doivent rester cachés. J’ai vu des gens qui venaient de converser avec vous; ils avaient retenu quelques phrases, et me priaient de leur en expliquer le sens. Mais moi, selon mon habitude, j’ai répondu que ce langage n’était pas à ma portée, que je ne le connaissais pas. Ce n’est pas à moi de vous reprendre, mon cher Herculien; car qui suis-j e pour vous donner des avis? Mais cherchez la lettre que Lysis le Pythagoricien adresse à Hipparque, et quand vous l’aurez trouvée, faites-moi le plaisir de la relire souvent; alors vous regretterez d’avoir été indiscret. « Exposer la philosophie à la foule, dit Lysis dans son dialecte dorien, c’est provoquer chez les hommes le mépris des choses divines.[69] » Que de fois j’ai rencontré, jadis et naguère encore, des gens qui, pour avoir saisi au passage quelques saintes paroles, ne se croyaient plus ce qu’ils étaient, des ignorants. Bouffis de morgue, ils dénaturaient des dogmes sacrés, et se posaient en docteurs sans avoir même jamais été disciples. Ils avaient, pour se faire admirer, trois ou quatre auditeurs aussi épais d’intelligence que des manœuvres, et dépourvus de toute instruction préparatoire. Rien d’insupportable comme le charlatanisme de ces prétendus sages, qui prennent un ton d’oracle parmi ceux qui ne savent rien, et osent à l’aventure aborder toutes les questions : car quoi de plus présomptueux que l’ignorance? Race outrecuidante, vrais frelons de la philosophie, ils n’ont point de science et ne se mettent pas en peine d’en acquérir : je ne puis les rencontrer sans mauvaise humeur. Voulez-vous savoir ce qui les a faits ce qu’ils sont? C’est qu’on a eu la sottise de les appeler avant le temps (les maîtres valaient sans doute les disciples) à des leçons sur des sujets trop relevés. Pour moi je veux être, et je vous engage à l’être aussi, un gardien attentif des mystères de la philosophie. Herculien était digue de l’initiation, je le sais; mais si c’est à juste titre que vous avez été admis aux secrets de la philosophie, il faut éviter la société de ceux qui ne lui sont pas fidèles, et qui compromettent sa majesté par d’illégitimes prétentions.

Au nom du Dieu qui préside à l’amitié, ne montrez pas ma lettre à certaines personnes; car si vous la laissiez voir, ce portrait du faux philosophe mécontenterait ceux qui croiraient qu’on a voulu les représenter, eux ou leurs amis. A mécontenter les gens il peut y avoir du courage et de la franchise philosophique, mais à une condition, c’est qu’on leur parle en face. N’oser critiquer que par lettres, c’est le fait d’un petit esprit. Mais ce que Synésius se dit à lui-même, il vous le dit à vous, qui lui êtes si cher, à vous son seul ami, ou du moins, car il en compte deux autres encore, son meilleur ami. En dehors de cette triade que vous formez, rien ici-bas ne m’est précieux; en m’y joignant, je complète le quaternaire d’une amitié sacrée. Nous pouvons parler de ce quaternaire; mais silence sur la nature de cet autre en qui sont les principes des choses.[70]

A propos du nombre quatre, dans la tétrade de mes ïambes j’ai trouvé à la fin douze vers qui se suivent comme s’ils ne formaient qu’une seule épigramme.[71] Comme il est probable que vous avez un exemplaire de ces pièces, sachez qu’il y a là deux épigrammes, et de deux auteurs: les huit premiers vers, où la poésie se mêle à l’astronomie, sont de votre ami; les quatre derniers, pur jeu d’esprit poétique, sont d’un ancien auteur. Or à mes yeux c’est un plus grand sacrilège de voler les vers des morts que leurs vêtements, comme font ceux qu’on appelle fouilleurs de tombeaux.

Portez-vous bien. Attachez-vous avec une religieuse exactitude à la philosophie. Je promets de vous attendre jusqu’au 20 de méson;[72] ensuite, avec la permission de Dieu, je me mettrai en route. Tous mes compliments à votre excellent compagnon; je l’aime pour toute l’affection qu’il vous porte.

De la Cyrénaïque, 402.

50. A HERCULIEN. (A Alexandrie.)

Phœbammon, qui vous remet cette lettre, est un honnête homme, de mes amis, et il est victime d’une injustice. Voilà bien des raisons pour que vous lui veniez en aide, l’affection que j’ai pour lui, son mérite personnel, le tort qu’on lui fait. J’espère donc que vous l’assisterez : lui-même semble compter beaucoup sur l’amitié qui nous unit; car, dans le besoin qu’il a de vous, c’est à moi qu’il a recours, se tenant pour assuré d’obtenir par mon intermédiaire votre appui. Ainsi, comme je l’ai promis, il pourra, grâce à Synésius, disposer d’Herculien, et, grâce à cet Herculien, si noble et si distingué, triompher de ses adversaires.

Dans la lettre que vous aviez remise pour moi à Ursicinus, vous me parliez du comte, j’entends celui qui est chargé du commandement militaire dans cette province; vous me proposiez de faire écrire par vos amis les plus influents au comte et au préfet ordinaire. Tout en vous sachant alors gré de cette intention, je vous ai prié de ne pas y donner suite, ne voulant être rien que philosophe. Mais aujourd’hui plusieurs de mes amis, militaires ou autres, qui se voient lésés, veulent à toute force que j’aspire à devenir un personnage dans la cité. Je sais que je ne suis pas né pour ce rôle, et ils le savent aussi bien que moi: n’importe, il faut que, dans leur intérêt, bon gré mal gré je sois quelque chose. Si vous voulez donc agir en ce sens, j’y consens.

Saluez de ma part votre religieux compagnon, le diacre; qu’il lutte contre le cavalier, son antagoniste. Recevez les compliments de toute ma famille, à laquelle s’est joint Ision, que vous désiriez avoir pour secrétaire.[73] Si je viens de m’abaisser à des sentiments indignes d’un philosophe en vous priant d’écrire pour moi au chef de la province, c’est Ision qui en est cause j’ai cédé aux instances qu’il m’a faites de vive voix au nom de beaucoup d’amis, ainsi qu’aux lettres nombreuses qu’il m’apportait. Lui aussi vous attend jusqu’au jour que je vous ai déjà indiqué, c’est-à-dire le 20.

De la Cyrénaïque, 402.

51. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

Le seize du mois d’athyr,[74] Castricius est mort, après avoir eu et raconté un rêve affreux.

De la Cyrénaïque, 402.

52. A LA PHILOSOPHE (HYPATIE). (A Alexandrie.)

Je suis assez malheureux pour avoir besoin d’un hydroscope.[75] Faites-m’en donc faire un, je vous prie. C’est un tube cylindrique, de la forme et de la grandeur d’une flûte. Tout le long de l’instrument, sur une ligne droite, sont des entailles qui servent à indiquer la pesanteur des eaux. L’une des extrémités est formée par un cône, si justement adapté au tube que ce cône et le tube n’ont qu’une seule et même base : l’appareil se trouve de la sorte lesté. Quand on le plonge dans l’eau, il prend donc une position verticale; on peut compter aisément les entailles, et calculer ainsi la pesanteur du liquide.

De la Cyrénaïque, 402.

53. A HÉLIODORE. (A Alexandrie.)

Puisse-t-il avoir toutes sortes de prospérités, cet homme qui garde un si bon souvenir de vous et de vos mérites, et qui a rempli toutes les oreilles des louanges qui vous sont dues pour votre cœur d’or et votre bouche d’or ! Du reste il est bien payé de l’éloge qu’il fait de vous; car cela lui attire à son tour les louanges de vos innombrables amis, à la tête desquels je prétends être placé pour l’affection que je vous porte. Du reste cette place, je n’ai plus à y prétendre, car elle m’est accordée de l’aveu de tous.

De la Cyrénaïque, 402.

54. A HÉLIODORE. (A Alexandrie.)

Je sens mon affection croître avec les années. S’il en est de même de vous, et que vos nombreuses occupations ne vous laissent pas le temps d’honorer d’une seule lettre vos meilleurs amis, en dérobant aux affaires publiques juste les quelques instants nécessaires pour m’écrire, au moins faites-le-moi savoir. Mais si vous reconnaissez que l’on peut avec quelque raison vous soupçonner d’oubli, hâtez-vous de réparer votre tort et de vous rendre à nous.

De la Cyrénaïque, 403.

55. A HÉLIODORE. (A Alexandrie.)

La renommée raconte que vous jouissez de beaucoup de crédit auprès du préfet actuel d’Egypte, et elle dit vrai. Vous êtes digne de ce crédit, vous qui savez si bien en user. Voici une belle occasion de signaler votre bienveillance et votre pouvoir. Mon cher Eusèbe a besoin d’appui; il vous exposera son affaire, et vous verrez que c’est un orateur que je vous recommande.[76]

De la Cyrénaïque, 403.

56. A URANIUS. (A Nysse.)

Je viens de vous envoyer, en présent, un cheval qui a toutes les qualités que l’on peut exiger d’un cheval: vous le trouverez excellent pour les courses, excellent pour la chasse et pour la guerre, et pour la pompe triomphale que vous promet votre victoire de Libye. Je ne sais vraiment pour quoi il a le plus de prix, pour la poursuite des animaux ou pour les jeux de l’hippodrome, pour la bataille ou pour les cérémonies d’apparat. S’il est moins beau de forme que les chevaux de Nysse, s’il a le front trop bombé et les flancs un peu décharnés, c’est que pas plus aux chevaux qu’aux hommes la perfection n’a été donnée par Dieu. Du reste c’est peut-être une qualité de plus chez lui d’avoir les parties molles du corps moins développées que les parties dures: les os valent mieux que les chairs pour résister à la fatigue. Vos chevaux sont plus en chair, les nôtres plus en os.

De la Cyrénaïque, 403.

57. A OLYMPIUS. (A Alexandrie.)

Je vous laisse à penser avec quel plaisir j’ai lu votre charmante lettre, et comme à chaque ligne mon cœur se fondait. J’ai ressenti toutes sortes d’impressions, et j’espère bien n’être pas longtemps sans revoir cette Alexandrie, où est encore un ami qui m’est si cher. Que ne vous dois-je pas? En vous intéressant à Sécundus vous m’avez honoré, et en m’adressant une lettre si gracieuse vous avez fait que je suis à vous, que je vous appartiens. Comme je suis de ceux qui ne sont rien, je dois avouer que j’ai été traité au-delà de mes mérites, quand vous me faites le double honneur de m’écrire des choses si flatteuses, et d’agir, par égard pour moi, avec tant d’obligeance.

J’ai déjà écrit plusieurs fois au comte, mon seigneur; mais comme, dans les lettres que vous avez remises pour moi au jeune homme, vous me reprochez de ne lui avoir pas écrit, j’ai chargé mon frère d’une lettre pour lui.

Portez-vous bien; soyez heureux; donnez-vous tout entier à la philosophie, comme il convient à celui qui s’est approché d’elle poussé par un amour divin. C’est de mon lit que je vous écris, et je n’ai de force que juste ce qu’il en faut pour faire cette lettre. Souhaitez pour moi ce qu’il y a de meilleur: en quoi consiste le meilleur, Dieu en décidera. Si je me rétablis, je partirai tout de suite pour Alexandrie.

De Cyrène, 403.

58. A OLYMPIUS. (A Alexandrie.)

Voici qu’en vous écrivant j’ai un dessein tout particulier. Ma lettre a pour objet, non pas de vous recommander celui qui vous la remettra, mais de vous procurer la connaissance d’un homme avec lequel vous aurez tout à gagner, vous et votre cher Diogène. N’allez pas m’en vouloir si je crois, si je dis qu’il y aura plus à gagner pour vous avec Théotime que pour Théotime avec vous. C’est la vérité; car entre tous les poètes de nos jours Théotime est le plus divin; et rien ne peut, aussi bien que la poésie, nous illustrer dans la postérité et nous faire connaître au loin. Les grandes actions, quand il manque un chantre pour les célébrer, disparaissent de la mémoire des hommes et s’ensevelissent dans l’oubli; elles ne brillent que juste le temps pendant lequel elles s’accomplissent, et seulement aux yeux de ceux qui en sont les témoins. Quand on a l’heureuse fortune de rencontrer un poète, il faut l’honorer, lui faire fête, à part même tout intérêt personnel. Car si l’on vénère les Muses, il convient d’entourer d’égards leurs prêtres, et de ne pas les mettre au-dessous de ceux qui sont habiles dans l’art de courtiser les rois. Il y a encore un troisième motif pour que vous témoigniez de la considération à Théotime : c’est que Synésius admire en lui toutes les qualités qui sont chez les hommes un sujet d’estime et de louange. Portez-vous bien, vous que j’ai mille raisons de révérer. Tous ceux qui habitent ma maison, et surtout votre Ision, saluent votre personne sacrée. Moi je salue tous ceux qui sont avec vous, et surtout mon Abramius. Vous jugerez si vous devez ou non remettre au comte ma lettre.

De Cyrène, 403.

59. A OLYMPIUS. (A Alexandrie.)

En lisant la lettre où vous me parliez de votre maladie, j’ai été, d’abord saisi, et puis je me suis rassuré; car après m’avoir fait peur avec le danger que vous couriez, vous me tranquillisez en m’annonçant votre rétablissement. Quant aux choses que vous me priez de vous envoyer ou de vous apporter, je vous les promets, toutes celles du moins qu’il est en mon pouvoir de vous envoyer ou de vous apporter. Mais quelles sont celles-là? Il est inutile de vous en donner l’énumération; vous le saurez quand vous les recevrez. Vivez en joie et en bonne santé, et que Dieu vous comble de ses faveurs, ami trois fois cher. Puissions-nous bientôt nous retrouver ensemble, jouir l’un de l’autre. N’allez pas partir avant que nous nous soyons revus; mais si le ciel en décide autrement, du moins, malgré l’éloignement, souvenez-vous de moi. Vous rencontrerez bien des gens qui valent plus que Synésius, mais vous n’en rencontrerez pas qui vous aiment mieux.

De Cyrène, 403.

60. A PYLÉMÈNE. (A Constantinople.)

Dans Platon nous voyons Socrate, déjà avancé en âge, rechercher les jeunes gens. « Ne vous étonnez pas, leur dit-il, si, m’étant mis avec peine à l’amour, j’y renonce aussi avec peine.[77] » J’éprouve quelque chose de semblable avec vous, et je dois aussi demander mon pardon, moi qui ai passé une année tout entière, je ne dirai pas sans vous écrire, ce serait contraire à la vérité, mais à vous écrire inutilement, puisque mes lettres me sont revenues. Aujourd’hui donc je vous les adresse de nouveau toutes à la fois. En causant longuement avec vous, non seulement je solde le reliquat de ce qui vous est dû, mais je vous paie même des intérêts. J’en atteste le Dieu qui préside à notre amitié, je suis descendu à votre intention vers la mer, à pied; j’ai fait marché avec des matelots de Phyconte, que je chargeais de vous remettre et mes lettres et.... Mais à quoi bon énumérer les présents que j’envoyais à Pylémène, et qui sont allés s’égarer à Alexandrie, détournés par un fâcheux coup de vent. J’en suis contrarié, à cause de vous sans doute; mais quoique Pylémène me soit cher entre tous les amis que j’ai là-bas, j’en suis contrarié, je le jure par vous-même que je vénère, plus encore à cause de beaucoup d’autres amis, et surtout de l’admirable Proclus et de Tryphon, les seuls dont vous m’ayez transmis les salutations. Je vous envoie dix pièces d’or, et à Proclus, comme le prescrit Hésiode,[78] un tiers de plus qu’il ne m’a prêté. Voici la chose : au moment de revenir dans mon pays, j’ai fait à Proclus un emprunt de soixante pièces d’or; sur le billet il en a écrit soixante-dix, et je lui en envoie quatre-vingts. Il aurait même eu davantage, si vous aviez reçu mes lettres et si le vaisseau vous était arrivé avec mes présents. Maintenant les circonstances m’ont amené à Alexandrie; j’avais pensé que nous aborderions à vos ports; mais des vents contraires nous ont insensiblement poussés des côtes de la Crète dans la mer Egyptienne. Sans cela qui vous empêcherait de nourrir aujourd’hui, au milieu de vos poules, des autruches? Demandez, comme il est juste, au vénérable Proclus ma reconnaissance, quand il aura reçu les quatre vingt pièces d’or; et priez mon ami Troïle de me renvoyer le plus tôt possible tes livres que vous lui avez rendus, Nicostrate et Alexandre d’Aphrodise. Si, grâce à vous, ceux qui doivent venir nous gouverner nous témoignent de la bienveillance, vous aurez, en ce qui nous touche, fait autant de bien à la philosophie que lui fait de mal, au jugement de Platon, le mépris dont elle est l’objet.[79]

D’Alexandrie, 403.

61. A PENTADIUS, AUGUSTAL. (A Alexandrie.)

Si je viens fréquemment vous importuner, ne vous en prenez qu’à vous-même. Me témoigner, comme vous le faites, une extrême considération, c’est envoyer chez moi tous ceux qui ont besoin de quelque recommandation aussi tous ont recours à moi. Savez-vous ce qu’il faut faire pour que je ne sois plus pressé par les solliciteurs, et que je ne vous presse plus à leur sujet? Quoique celui pour lequel je vous écris ne demande rien que de juste et de raisonnable, et qu’il mérite tout à fait, de l’aveu de tous, de voir accueillir sa supplique, renvoyez-le, comme si c’était un malhonnête homme qui vous demandât des choses malhonnêtes. Faites plus encore : si je vais chez vous pour vous adresser quelque requête, dites à vos gens de me fermer la porte au nez. Quand on aura vu, quand on aura raconté ma déconvenue, alors vous et moi nous serons tranquilles; personne désormais ne viendra plus m’apporter ses doléances. Mais si cette résolution vous coûte, si vous ne voulez pas faire jaser le public, résignez-vous à répandre tous les jours vos bienfaits sur ceux qui viennent vous supplier en mon nom et an nom de Dieu. Du reste, je le sais, nous ne cesserons jamais, vous d’exercer votre bonté, et moi de vous fournir des occasions de déployer votre généreuse nature.

D’Alexandrie, 403.

62. A PENTADIUS, AUGUSTAL. (A Alexandrie.)

Je prends à cœur vos intérêts à tous les deux, à vous comme à lui, si je puis empêcher qu’une injustice soit faite par vous ou reçue par lui. Si vous pensez avec Platon[80] que c’est un plus grand mal de commettre une injustice que de la subir, j’estime que c’est à vous, plus encore qu’à lui, que je rends service, quand je viens vous prier de ne pas lui infliger la punition de fautes qu’il n’a point commises.[81]

D’Alexandrie, 403.

63. A LA PHILOSOPHE (HYPATIE). (A Alexandrie.)

J’ai composé cette année deux ouvrages, l’un pour obéir à une inspiration divine, l’autre pour répondre aux propos malveillants de certains censeurs.[82] Parmi ces gens qui portent le manteau blanc ou noir, plusieurs allaient répétant que j’étais infidèle à la philosophie; et pourquoi? C’est que je recherchais l’élégance et l’harmonie du style, c’est que je citais Homère et que je parlais des figures oratoires; à leurs yeux pour être philosophe il faut détester les lettres, et ne jamais s’occuper que des choses divines. Il est à croire qu’ils se sont élevés, eux, à la contemplation de l’intelligible; moi je ne le puis sans doute, attendu que je prends sur mes loisirs quelques heures pour m’exercer à la parole et pour égayer mon esprit. Ce qui les a surtout excités contre moi et leur a fait dire que je n’étais propre qu’aux bagatelles, c’est que mes Cynégétiques s’étant échappées, je ne sais comment, de ma maison, ont été accueillies avec grande faveur par les jeunes gens, amoureux d’atticisme et de grâce; quelques autres essais poétiques ont paru aussi l’œuvre d’un artiste qui fait de l’antique, comme on dit en parlant des statuaires. Mais parmi ces critiques quelques-uns, chez qui l’ignorance va de pair avec la présomption, sont toujours prêts à pérorer sur Dieu; vous ne pouvez les rencontrer sans qu’ils dissertent sur les syllogismes illogiques; ils se répandent en un flux de paroles inutiles, mais où ils trouvent, je crois, leur profit. C’est de cette race que sortent tous ces discoureurs publics que l’on voit dans nos villes; ils ont en main la corne d’Amalthée, et ils en usent. Vous reconnaissez, je crois, ces gens au verbiage frivole, disposés à décrier toute étude sérieuse. Ils veulent m’avoir pour disciple; ils prétendent qu’en un rien de temps je pourrai hardiment discourir sur Dieu tout un jour et toute une nuit.

Les autres, plus recherchés dans leurs vêtements, sont des sophistes plus malheureux; ils voudraient se distinguer par la même faconde, mais ils n’ont même pas la chance d’y pouvoir atteindre. Vous en connaissez quelques-uns qui, dépouillés par le fisc ou contraints par quelque nécessité, se font philosophes au midi de leur vie : cela consiste tout simplement, quand ils nient ou quand ils affirment, à prendre, comme Platon, Dieu à témoin; d’un mort, plutôt que d’eux, on pourrait attendre un sage discours. Mais il faut voir les airs qu’ils se donnent! Oh! quels fiers sourcils! Leur barbe est si épaisse qu’ils doivent la soutenir avec la main; ils se tiennent plus graves dans toute leur personne que les statues de Xénocrate. Ils prétendent nous imposer une loi toute à leur profit: ils ne veulent pas qu’il soit permis de montrer ce que l’on sait; c’est leur faire offense que de passer pour philosophe et de savoir parler. Ils pensent cacher sous cet extérieur austère leur ignorance, et donner à croire qu’au dedans ils sont pleins de sagesse.

Voilà les deux espèces d’hommes qui vont me décriant, et répètent que je m’occupe de futilités, les uns parce que je n’imite pas leur bavardage, les autres parce que je ne reste pas silencieux, et que je n’ai pas comme eux la langue pesante. C’est contre ces ennemis qu’a été dirigé l’ouvrage où je réponds tout à la fois et à ces parleurs et à ces muets. Quoique ce soit surtout à ces derniers, gens envieux, qu’il s’adresse (et peut-être avec un assez grand bonheur d’expressions), il a pu aussi dire aux autres leur fait: il se pique d’être tout à la fois un éloge et un spécimen des qualités littéraires. Loin de protester contre les critiques dont j’étais l’objet, je me suis fait un point d’honneur de les mériter encore davantage, pour chagriner mes adversaires. Puis mon livre cherche quel est le genre de vie qu’il convient de choisir: il trouve que rien ne vaut mieux que la philosophie. Mais quelle idée faut-il se faire de la philosophie? Vous le verrez en lisant ces pages. Enfin il justifie ma bibliothèque, accusée, elle aussi, parce qu’elle renferme, disent-ils, des exemplaires incorrects: car voilà jusqu’où va leur sotte malveillance. Si dans mon ouvrage chaque chose est à sa place, si la matière est traitée avec élégance, si les diverses parties se relient entre elles par d’heureuses transitions, si la question est considérée sous plusieurs points de vue, comme dans ce livre divin, le Phèdre, où Platon parle des différentes espèces du beau, et si cependant tous les développements tendent à un but unique; si les preuves se glissent sous l’apparente négligence de la composition, et si de ces preuves résulte la démonstration, telle que la comporte le sujet, tout cela ne peut être que le fruit de la nature et de l’art réunis. Celui qui sait découvrir une figure céleste cachée sous un masque grossier, comme cette Vénus, ces Grâces, et les divinités charmantes que les artistes athéniens renfermaient dans des statuettes de Silènes et de Satyres, celui-là devinera tout ce que mon livre dévoile de dogmes mystérieux; mais le vulgaire ne les saisira point, parce qu’ils ont l’apparence de hors-d’œuvre, jetés dans le discours à l’aventure et sans dessein. Les seuls épileptiques ressentent les froides influences de la lune ; seules aussi les âmes saines, que n’aveugle pas la matière, perçoivent la lumière spirituelle: Dieu fait briller pour elles une clarté spéciale, sans laquelle l’intelligence ne peut comprendre, ni l’intelligible être compris. De même aussi cette autre lumière, qui éclaire les objets terrestres, fait communiquer l’œil avec les couleurs: supprimez-la, l’œil perd la faculté de voir.

Sur tout cela j’attendrai que vous décidiez. Si vous êtes d’avis que je publie mon livre, je l’offrirai aux orateurs et aux philosophes: il plaira aux uns, il sera utile aux autres, j’en réponds, si un aussi bon juge que voue ne le condamne pas. Mais s’il ne vous semble pas digne de l’attention des Hellènes, si, comme Aristote, vous préférez la vérité à un ami, mon ouvrage va rentrer dans la nuit du néant: personne n’en entendra parler.

Assez sur ce sujet. Quant à l’autre livre, c’est Dieu lui-même qui m’a fait le composer et l’écrire, et je l’ai offert comme un hommage à l’imagination. Ce sont des recherches sur l’âme et sur les images qu’elle reçoit, et sur quelques points qui n’ont jamais été traités par aucun philosophe grec. Mais pourquoi m’appesantir là-dessus? Ce livre a été composé tout entier dans une seule nuit, ou plutôt dans une fin de nuit, après l’ordre que je venais de recevoir dans une vision. Il y a deux ou trois passages où il me semblait qu’étranger à moi-même j’étais un de mes auditeurs. Et maintenant encore cet ouvrage, quand je le relis, produit sur moi un effet merveilleux: une voix divine, comme celle qu’entendent les poètes, résonne à mes oreilles. Je saurai bientôt par vous si d’autres doivent ressentir les mêmes impressions. C’est vous qui la première après moi connaîtrez cette œuvre.

Ces deux livres que je vous envoie sont inédits. Pour que le nombre soit parfait, j’y joins mon discours sur le don d’un astrolabe: il y a longtemps (c’était à l’époque de mon ambassade) que je l’ai composé pour un des grands de la cour impériale. Le discours et le don ne furent pas sans utilité pour la Pentapole.

D’Alexandrie, 404.

64. A SON FRÈRE. (En Cyrénaïque.)

Garde-toi de l’aspic, du crapaud, dit le sage,

Du Laodicéen, du chien saisi de rage,

Du serpent, mais surtout du Laodicéen.[83]

Après l’excellent et honnête Pentadius, c’est un Laodicéen, Euthale, qui vient d’obtenir la préfecture d’Egypte. Tu l’as connu jeune; car, si je ne me trompe, il a servi en même temps que nous, et il ne pouvait passer inaperçu, à cause de ses tours d’adresse et du surnom qu’il portait. Tu te souviens d’un certain La Bourse, auquel ce joli nom n’était pas venu de son père, par héritage, mais qui se l’était acquis lui-même. Préfet du temps de Rufin, en Lydie, je crois, il pressura si bien les Lydiens, que Rufin, irrité, le condamna à une amende de quinze livres d’or, en chargeant quelques-uns de ceux qu’il estimait, parmi ses soldats, les plus énergiques et les plus fidèles, d’aller exiger la somme et de la lui rapporter. Que fait notre Sisyphe? Je ne m’amuserai pas à narrer longuement une histoire sue de tous. Il prépare deux bourses plus semblables entre elles que les cavales d’Eumèle;[84] il remplit l’une de cuivre, l’autre d’or; il cache la première, montre la seconde; on compte, on pèse, on appose le sceau public; puis il fait subtilement l’échange des deux bourses, et n’envoie ainsi, au lieu de pièces d’or, que des oboles. Nos gens cependant avaient donné, sur les registres publics, quittance de la somme qu’ils devaient rapporter.

Daphnie est depuis lors le premier des pasteurs.[85]

Voilà comment Euthale s’est poussé à sa haute fortune. Personne ne songea, tant on riait, que l’Etat était volé: oncques n’avait été plus habile homme; il y avait plaisir le voir. On l’a fait venir. En grande pompe, comme un bienfaiteur de l’Empire, il fait son entrée dans les villes, sur un char triomphal. Il est plus bavard, je le sais, que les désœuvrés qui passent leur temps sous le vestibule du sénat. Et voilà celui qui va remplacer notre cher Pentadius !

D’Alexandrie, 404.

65. A JEAN. (A Cyrène.)

Bien souvent déjà je suis venu à votre aide; je vous ai assisté de tout mon pouvoir, soit en paroles, soit en actions, dans des circonstances difficiles. Aujourd’hui, dans la situation où vous vous trouvez, je veux vous donner un conseil, puisque je ne puis faire davantage. Synésius, tant qu’il vivra, se doit tout à ses amis pour leur être utile. Ecoutez donc les vérités que je crois à propos de vous exposer.

Si la Renommée est une déesse, comme le dit un de nos poètes, c’est vous qui avez tué Emile; non pas que vous ayez accompli vous-même le meurtre, mais vous l’avez ordonné; vous avez tout disposé pour ce drame affreux; vous avez aposté un assassin, le plus scélérat de la bande qui vous obéit. Voilà ce que conte la Renommée, et elle ne peut mentir, si elle est déesse. Mais si Hésiode se trompe en lui donnant ce nom, si beaucoup de choses se disent à tort, et s’il en est ainsi en particulier de ce qu’on dit de vous (combien je le voudrais! car j’aimerais mieux perdre ma fortune qu’un ami), si vous êtes étranger au crime dont on vous accuse, vous n’êtes que malheureux sans être coupable.[86] Malheureux, plût à Dieu que vous ne le fussiez pas! Mais coupable, vous seriez digne de haine; et malheureux, digne de pitié. Quant à moi, telle est mon affection pour vous, que je vous plaindrais, même criminel, tout en détestant votre forfait. Mais il faut secourir, autant que l’on peut, celui que l’on plaint, et chercher à lui rendre service. Innocent ou non, je dois vous dire ce qui me semble le plus dans votre intérêt; vous pouvez, dans les deux cas, mettre à profit le même conseil.

Allez vous soumettre à la vindicte des lois; livrez-vous au juge, avec tous vos gens, si vous prenez d’eux quelque soin. Si vous êtes l’auteur du meurtre, priez, suppliez, conjurez, jetez-vous à genoux, jusqu’à ce que la sentence du juge vous ait remis au bourreau, pour recevoir votre châtiment. Ce sera un bonheur pour vous, mon cher Jean, quand vous paraîtrez devant le tribunal de l’autre monde, d’avoir été purifié avant de sortir de cette vie. Et ne croyez pas que cette exhortation soit un propos en l’air, une plaisanterie. J’en atteste et la philosophie et mes enfants, si vous n’étiez pas mon ami, je ne vous conseillerais pas ce remède, et je souhaite que mes ennemis ne s’en avisent point: puissent-ils ne jamais se mettre dans l’esprit qu’il vaut mieux pour le coupable subir volontairement l’expiation! Que leurs crimes les laissent tranquilles, afin que chargés de plus d’iniquités ils encourent dans les enfers des tourments affreux!

Voici des vérités dont je veux, car je vous aime, ne pas vous faire mystère. Entre les châtiments du corps, qui n’est que matière, et ceux de l’âme, il n’y a point de parité. Dieu est plus puissant que l’homme, et les choses de ce monde ne sont que l’ombre de l’ordre surnaturel. L’office que le bourreau, ce bras de la justice, remplit dans la cité, des divinités vengeresses le remplissent dans l’univers. Il y a des démons chargés de faire expier les crimes; ils traitent les âmes comme le foulon traite les étoffes souillées. Si l’étoffe était douée de sentiment, quelles seraient ses souffrances, je vous le demande, lorsqu’elle est battue, lessivée, cardée? Quelles douleurs avant que les taches invétérées aient pu disparaître! Encore souvent ces taches sont si profondes qu’on ne saurait les enlever; l’étoffe s’en irait plutôt en lambeaux que de reprendre son premier éclat; elle ne peut plus se nettoyer parce que les souillures sont trop anciennes et trop considérables. Il serait heureux pour l’âme coupable qu’elle aussi pût se détruire. Mais s’il en est de certains péchés comme des taches qu’on ne peut laver, l’âme n’est point comme l’étoffe salie dont la trame ne résiste plus : éternelle, elle supporte un éternel supplice, quand elle s’est couverte de crimes ineffaçables. Mais si l’on reçoit sa punition dans le temps où l’on a péché, l’âme où la faute n’a pas encore profondément pénétré, mais qui n’a été touchée qu’à la surface, pour ainsi dire, est aisément purifiée. Il faut donc courir au-devant du châtiment, et avoir affaire aux bourreaux plutôt qu’aux démons. On dit, et je le crois, que dans l’autre vie le sort des coupables est remis à la discrétion de leurs victimes, qui prolongent ou abrègent le supplice à leur gré. Que l’on ait fait beaucoup de mal à une seule personne ou un peu de mal à beaucoup de gens, la conséquence sera donc à peu près la même; car chacun réclame sa part de vengeance, et il faut donner satisfaction à tous. Si l’on peut être guéri, la peine déjà subie adoucit le juge, en disposant à la pitié même les victimes. Que faut-il donc pour que l’âme d’Emile vous soit clémente? Je pense, ou plutôt je sais qu’on doit épargner le suppliant qui s’est puni lui-même. Sur la terre que de fois un accusé, pour s’être reconnu coupable et digne du châtiment, n’a-t-il pas obtenu son pardon ! Mais jouir de ses attentats, c’est faire que celui à la fortune ou à la vie de qui on a attenté demeure inexorable. Eh ! que deviendrez-vous quand la mort, violente ou douce, sera venue vous atteindre? Quand votre âme, au sortir du corps, rencontrera l’âme d’Emile, que ferez-vous? Vous n’aurez plus de langue pour nier, et votre forfait sera empreint sur votre front. Quel trouble! Où vous réfugier? Muet, vous êtes entraîné; vous comparaissez devant le tribunal où nous sommes attendus, et vous, et moi, et tous ceux qui ne se sont pas purifiés par une pénitence publique. Allons, montrons du cœur, mon courageux ami, car je veux compter sur votre courage; renonçons aux jouissances que nous avons achetées par des crimes. Il faut, sans crainte des hommes, tout avouer au juge, et conjurer, par un prompt châtiment, les peines de l’enfer. Après l’innocence, le premier de tous les biens c’est le retour à la vertu. Le coupable qui est resté longtemps sans être puni doit être regardé comme le dernier des malheureux, abandonné de Dieu et des hommes. Voyez en effet: si l’impunité passe pour un mal, la punition est un bien; car les contraires, c’est la raison qui le déclare, ont des effets contraires.

Si j’étais auprès de vous, vous n’auriez pas la peine de surmonter la honte pour aller vous dénoncer; moi-même je viendrais à votre aide en vous conduisant au juge comme à un médecin. Quelque insensé dirait peut-être: « Synésius se fait l’accusateur de Jean ». Mais vous comprendriez que, si je vous accuse, c’est par intérêt, par sollicitude pour vous, et pour soulager votre infortune. Oui, voilà ce que je ferais, si vous étiez coupable; et plaise à Dieu que vous ne le soyez pas! Je le souhaite et pour vous et pour la cité; car une cité où un frère a été l’assassin de son frère est souillée tout entière par ce sang versé. Mais si vous êtes pur et d’acte et de pensée (et puissiez-vous l’être!) maudits soient ceux qui vous ont mensongèrement accusé : ils sont réservés aux peines de l’enfer; car Dieu déteste par-dessus tout ces calomniateurs qui blessent dans l’ombre. Ce sont des lâches qui font beaucoup de mal; ils se trouvent surtout, on a raison de le dire, parmi ces infâmes débauchés, passés maîtres en fait d’inventions; car il leur faut, pour leur métier, tant d’adresse et de subtilité ! Trouvez-vous quelqu’un qui répande des bruits calomnieux? Cet homme (la chose est certaine, n’en doutez point), fût-il d’apparence mâle et vigoureuse, est à moitié femme; c’est un vrai suppôt de Cotys.

Vous pouvez confondre ceux qui vous incriminent faussement: vous n’avez qu’à vous livrer au juge, avec vos gens. Allez lui dire: « Il en est qui m’accusent, sans oser se montrer; ils se donnent un démenti à eux-mêmes en se cachant; mais enfin je suis de leur part l’objet des inculpations les plus graves; et ils obtiendront peut-être quelque créance, tant ils sont habiles à nuire et à propager des rumeurs diffamatoires ». Puis abordez les faits qu’on vous impute, le mariage et cet horrible assassinat. Et puisqu’on prétend que c’est un certain Spatalus, suborné par vous, qui a été l’exécuteur du crime, produisez-le; priez, suppliez le tribunal qu’on ne le relâche point sans l’avoir soumis à un interrogatoire en règle, qu’on ne le condamne pas par défaut. « O le plus digne des magistrats, direz-vous personne sans doute n’ose me dénoncer ouvertement, mais vous devez cependant recourir à tous les moyens pour chercher, pour découvrir la vérité. On parle beaucoup de Spatalus : le voici, il est entre vos mains; mettez-le à la question; qu’il soit aujourd’hui, s’il a pris part au meurtre, son propre accusateur et le mien. » Et si le juge ne se rend pas à votre prière, du moins vous vous serez justifié devant l’opinion publique. S’il défère à votre demande, s’il vous accorde cette enquête, alors votre innocence éclatera au grand jour, et les calomniateurs seront confondus et réduits au silence. Il ne s’agit pas de laisser Spatalus tranquille; il faut qu’on le garrotte, qu’on le suspende, qu’on lui déchire les flancs. Les bourreaux sont admirables pour contraindre un coupable à se démasquer; ils ont inventé des ongles de fer qui valent autant que de savants syllogismes, et qui arrachent des aveux que l’on peut considérer comme l’expression de la vérité même. Si après cette épreuve vous êtes absous, vous revenez du tribunal la tête haute et triomphant, pur de tout crime, et jugé tel par tous.

Je viens de vous donner les conseils qui m’ont paru les meilleurs; si vous ne les suivez pas, si vous ne vous présentez pas devant le juge, tout ce qui s’est passé n’en reste pas moins connu de l’éternelle Justice. L’œil de la déesse pénètre partout; elle regardait la Libye; elle a vu et la vallée, et ce combat vrai ou supposé; elle a vu Emile courir; comment et par qui a-t-il été frappé, ce qu’il a pu dire, ce qu’il a pu entendre, elle sait tout. Elle sait aussi que, même en admettant que vous soyez innocent devant Dieu et que vous n’ayez ni commis ni préparé ce forfait, vous n’êtes pas innocent à nos yeux, tant que vous ne vous serez pas justifié. Aussi nous ne voudrons plus vous donner la main, ni manger à la même table que vous; car nous craignons les Furies vengeresses d’Emile. Qu’avons-nous besoin d’attirer sur nous la peine de votre crime? hélas! n’avons-nous pas assez de nos propres souillures, sans nous charger encore de celles des autres?

D’Alexandrie, 404.

66. A SON FRÈRE. (A Cyrène.)

Jean, dit l’un, a tué Emile. Non, dit l’autre, c’est une imputation mensongère que font courir ses ennemis politiques. — Où est la vérité? Dieu le sait, et le temps nous la fera connaître. Pour moi, sans pouvoir me prononcer sur l’accusation, j’estime que tous ces gens-là sont également détestables. Jean, s’il n’a pas commis le crime, était homme à le commettre, et sa vie autorise tous les soupçons. Quant à ses ennemis, s’ils n’ont pas inventé à plaisir, ils en sont du moins capables; ils savent fort bien calomnier. Ayez une vertu irréprochable: tous les méchants propos du monde n’entameront pas votre réputation. Soutenir par exemple qu’Ajax avait des habitudes infâmes serait chose souverainement ridicule; tandis qu’Alexandre, pour avoir été de mœurs, sinon dépravées, du moins légères, a pu être accusé avec quelque vraisemblance. Pour Sisyphe et Ulysse, je les déteste: même quand ils disaient par exception la vérité, ils étaient toujours menteurs par nature. Dans mes chagrins je me trouve encore trop heureux d’être délivré d’amis et d’ennemis de cette espèce. Je veux rester éloigné d’eux, n’avoir plus de rapports avec aucun d’eux. Je vivrai plutôt étranger sur une terre étrangère. J’étais séparé d’eux par le cœur avant de l’être par les distances.[87] Je pleure sur le sort de mon pays: Cyrène, autrefois le séjour des Carnéade et des Aristippe, est livrée maintenant aux Jean, aux Jules, dans la société desquels je ne puis vivre. Toi, dans tes lettres, ne me dis rien de ce qui se passe là-bas, ne me recommande aucun de ceux qui ont des procès, car je ne veux plus m’intéresser à personne. Je serais bien malheureux si, après m’être privé des jouissances que me faisait goûter ma chère patrie, je ne prenais part qu’à ses divisions et à ses peines; il me faudrait ainsi renoncer à la paix que je trouve dans la philosophie. Moi qui croirais tout gagner si j’obtenais le repos même avec la pauvreté, irais-je m’imposer pour autrui d’inutiles tracas?

D’Alexandrie, 404.

67. A SON FRÈRE. (A Cyrène.)

Le sénateur que voici est de la ville où ai eu mes enfants : aussi devons-nous considérer et traiter tous les habitants d’Alexandrie comme des concitoyens. D’ailleurs c’est un parent de ce Théodore, aujourd’hui mort, mais dont nous gardons un si vif souvenir; et il est tenu en grande estime par ceux qui ont ici le premier rang dans la cité. Comme il va porter l’argent qui doit être distribué à vos troupes, on me l’a amené; on m’a prié d’écrire pour vous le recommander; on a pensé que tout irait au mieux pour lui si je vous le présentais, à toi et à quelques autres personnes. J’ai fait ce qui m’était demandé : c’est à vous maintenant de faire voir si j’ai auprès de vous quelque crédit.

D’Alexandrie, 404.

68. A HÉRODE ET A MARTYRIUS. (A Cyrène.)

Vous ne m’en voudrez pas, je l’espère, si je vous écris à tous les deux à la fois. Unis comme vous l’êtes par le cœur, si ma lettre séparait vos deux noms, c’est alors que vous auriez le droit de me faire des reproches. Recevez tous mes vœux, mes nobles amis. Cette missive vous sera remise par un sénateur que le trésor envoie porter de l’argent. Faites-lui le meilleur accueil possible. Il m’a été recommandé par le sénat tout entier: je souhaite donc l’obliger, et je ne connais personne sur qui je puisse compter plus que sur vous pour m’aimer et seconder mes désirs.

D’Alexandrie, 404.

69. A DIOGÈNE. (A Cyrène.)

Théodore, jusqu’à la fin de sa vie, a fait l’accueil le plus hospitalier à tous les habitants de la Pentapole. Il s’était attaché surtout nos parents par son empressement à leur rendre toutes sortes de services, et par les grâces et la distinction de son langage. Le souvenir de ses qualités nous fait un devoir d’obliger aujourd’hui Ammonius, son cousin. Je m’acquitte pour ma part de ce devoir; car, absent, je ne puis que recommander Ammonius aux gens qui demeurent dans la Cyrénaïque. C’est à vous de lui procurer de l’agrément tout le temps qu’il va rester là-bas.

D’Alexandrie, 404.

70. AU GOUVERNEUR (DE LA CYRENAÏQUE). (A Ptolémaïs.)

Si vous gardez encore, noble seigneur, le souvenir de Théodore (et comment ne pas le garder?) daignez honorer sa mémoire et ses vertus dans la personne de son cousin. Vous aurez, du même coup, obligé le sénat de la grande Alexandrie et bien traité un honnête homme. Ses collègues sont venus me le présenter, en me priant de lui donner des lettres de recommandation. J’ai fait ce que je devais en vous écrivant; mais lui aura-t-il servi que je vous écrive? Cela dépend de vous.

D’Alexandrie, 404.

71. A TROÏLE. (A Constantinople.)

Oui, quand même les morts oublieraient dans l’Enfer,

Moi je m’y souviendrai d’un compagnon si cher.[88]

Ces vers d’Homère, je peux me les appliquer, car je ne sais si Achille aimait Patrocle autant que je vous aime, vous qui méritez toute ma tendresse et toute ma reconnaissance. J’en atteste le Dieu que révère la philosophie, votre image, douce et sacrée, est toujours présente à mon cœur; je la porte partout avec moi; mes oreilles sont encore sous le charme de la sagesse qui s’exprime par votre bouche. Quand je suis revenu de l’Egypte dans ma patrie et que j’ai lu vos lettres des deux dernières années, je les ai arrosées de mes larmes. Ces pages, que vous aviez écrites et qui me faisaient jouir de vous, auraient dû sans doute me combler de joie; mais j’étais triste quand je me rappelais, en vous lisant, ces jours heureux passés avec vous. De quel ami, de quel père, sans que la mort me l’ait ravi, je me sens aujourd’hui privé! J’accepterais volontiers l’obligation de me dévouer encore pour ma patrie, si je pouvais ainsi m’en aller aux lieux où vous êtes. Aurai-je le bonheur de vous revoir jamais, ô le meilleur des pères, d’embrasser votre tête sacrée, de me joindre à cet auditoire que captive votre parole? Si cette joie m’est donnée, je ferai voir, par mon exemple, que ce que les poètes racontent d’Ison, le Thessalien, n’est pas une fable: déjà vieux, il reprit, dit-on, une seconde jeunesse.

De Cyrène, 404.

72. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

Est-ce assez triste de n’avoir que de mauvaises nouvelles à nous envoyer l’un à l’autre? Les ennemis ont occupé Battia, attaqué Aprosylis; ils ont brûlé les récoltes, ravagé les champs, réduit les femmes en esclavage; pour l’autre sexe, point de quartier. Jadis ils emmenaient vivants les petits garçons; mais maintenant sans doute ils se trouvent trop peu nombreux pour garder tant de captifs et suffire en même temps ê toutes les nécessités de la guerre. Et personne de nous ne s’indigne ! Et nous restons inactifs dans nos foyers! Pour nous défendre, nous nous attendons à nos soldats (on peut si bien compter sur eux!) et nous leur reprochons la solde qu’ils reçoivent et les avantages dont ils jouissent pendant la paix, comme si c’était le moment de leur intenter procès, et non pas de repousser les barbares. Quand donc en finirons-nous avec notre inutile bavardage? Quand agirons-nous sérieusement? Ramassons nos robustes paysans pour courir à l’ennemi, pour assurer le salut de nos femmes, de nos enfants, de notre pays, et même, on peut l’ajouter, des soldats. Comme il sera plaisant, quand la paix sera revenue, de pouvoir dire que nous entretenons des troupes et que nous les sauvons! C’est presque à cheval que je dicte cette lettre. J’ai organisé, avec les ressources que j’avais sous la main, des compagnies; elles ont des chefs. Il se forme à Asusamas un corps considérable, et j’ai donné aux Dioëstes rendez-vous à Cléopâtra. Quand nous nous serons mis en marche, quand on saura que nous avons une troupe nombreuse, j’espère que beaucoup viendront d’eux-mêmes se joindre à nous; on accourra de tous côtés, les braves pour s’associer à notre courageuse entreprise, les lâches pour avoir quelque butin.

De la Cyrénaïque, 405.

73. A OLYMPIUS. (En Syrie.)

Tout dernièrement, à la fin du consulat d’Aristénète et de..., j’ignore le nom de son collègue,[89] j’ai reçu une lettre qui portait votre sceau, et signée de votre nom sucré. Mais je vois qu’elle est déjà bien ancienne, car elle est mangée des vers et en grande partie illisible. Je voudrais bien que vous ne vous contentiez pas de m’envoyer, en manière de tribut, une seule lettre par an, et que vous ne preniez pas pour unique courrier l’ami Syrus; car de la sorte rien ne m’arrive dans sa fraîcheur, tout sent le moisi. Faites comme moi: aucun messager impérial ne part sans que son paquet ne soit grossi de quelque lettre à l’adresse de votre éloquence. Si l’on vous remet toujours ou parfois seulement mes envois, que ceux qui vous les remettent exactement soient bénis, ce sont de braves gens. Mais s’ils ne s’acquittent point de leur commission, vous êtes alors plus avisé que moi, vous qui ne vous fiez point à ces infidèles porteurs. Mais pour ne pas fatiguer inutilement mon secrétaire à lui dicter des lettres que vous ne recevez point, je veux être certain d’abord qu’elles vous parviendront. Je vais donc m’arranger autrement, et désormais je ne me confierai qu’à Pierre. Je pense que Pierre remettra fidèlement ce qu’il aura reçu par l’intermédiaire d’une main sacrée, car cette lettre je l’expédie de la Pentapole à notre commune maîtresse;[90] celle-ci choisira l’homme par qui elle veut la faire porter, et son choix, j’en suis sûr, se fixera sur le porteur qu’elle sait être le plus exact.

Je ne sais, ô mon cher Olympius, si nous pourrons encore jamais nous revoir. La lâcheté des chefs livre sans combat notre pays aux barbares; il n’y a parmi nous de survivants que ceux qui ont pu se réfugier dans des lieux fortifiés; quant aux autres, surpris dans la campagne, ils ont été égorgés comme des troupeaux. Nous craignons, si l’ennemi nous tient longtemps assiégés, de nous voir forcés, par la soif, à rendre la plupart de nos places. Voilà pourquoi je n’ai pas répondu à vos reproches au sujet des présents que vous voulez m’envoyer. Je n’avais pas un instant à moi, occupé que j’étais d’une machine que je construis pour lancer, à de grandes distances, de grosses pierres. Mais je vais vous laisser libre de me faire des présents, car il faut bien que Synésius consente à ce que veut Olympius; toutefois j’y mets une condition, c’est que dans ces dons rien ne soit pour le luxe; j’ai blâmé le luxe de vos réceptions quand je vivais avec vous. Envoyez-moi des objets qui servent pour la guerre, des arcs, des flèches, et ces flèches avec leurs pointes. Pour des arcs, je puis à la rigueur en acheter ailleurs, ou réparer ceux que j’ai; mais il n’est pas facile de se procurer des flèches, de bonnes, s’entend. Celles que nous avons, en bois d’Egypte, sont pleines de nœuds et raboteuses, ce qui les fait dévier: elles sont comme les coureurs qui dès le départ s’embarrassent et trébuchent; mais celles que l’on fait chez vous sont longues, bien lisses et parfaitement cylindriques: aussi volent-elles en ligne droite. Voilà ce qu’il faut m’envoyer, en même temps que des freins pour les chevaux. Ce cheval italien, dont vous me faites un si magnifique éloge, avec quel plaisir je l’aurais vu arriver, surtout s’il doit nous donner, comme vous le promettez, d’excellents poulains. Mais au bas de votre lettre, en post-scriptum, j’ai lu qu’il a fallu le laisser à Séleucie, parce que le capitaine de vaisseau n’a pas voulu s’en charger, à cause du mauvais temps. Mais comme je n’ai reconnu ni votre style, ni votre main, ni votre écriture si nette, je crois qu’il est bon de vous prévenir: ce serait grand dommage si un cheval de cette valeur était perdu pour vous et pour moi.

De Cyrène, 403.

74. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

Que les femmes poussent des cris, se frappent la poitrine, ou s’arrachent les cheveux, quand on voit ou quand on annonce l’ennemi, cela peut à la rigueur s’admettre: encore Platon ne l’admet-il point : « Car, dit-il, en ne sachant pas, comme les poules, braver toutes sortes de dangers pour défendre leurs petits, elles donnent à notre espèce, par leur manque de courage, la triste réputation d’être la plus lâche de toutes.[91] » Mais que tu sois pusillanime, toi, comme les femmes, que tu t’épouvantes la nuit, que tu te précipites hors de ton lit et que tu ailles criant que les ennemis sont aux portes de la citadelle (car voilà ce que j’entends conter de toi), n’est-ce pas intolérable? Et comment se peut-il faire que mon frère soit si poltron? Pour moi, dès l’aurore, je monte à cheval, je m’aventure au loin dans la campagne, regardant, écoutant, pour découvrir ces brigands; car je ne puis donner le nom d’ennemis à des pillards, à des voleurs (je voudrais trouver des expressions plus énergiques encore), qui ne tiennent jamais contre des adversaires résolus, et ne s’attaquent qu’aux peureux pour les égorger comme des troupeaux et les dépouiller. La nuit, avec une escorte de jeunes gens, je fais des rondes autour de la colline; et les femmes dorment tranquillement, grâce à nous, en sachant que nous veillons à leur sûreté. J’ai de plus avec moi quelques Balagrites. Avant que Céréalius n’eût le commandement de la province, ils étaient archers à cheval; mais depuis l’arrivée de ce chef, on leur a retiré leurs chevaux; ils ne sont plus que de simples archers; mais même à pied ils rendent de grands services : leur arc nous est très utile pour la garde des puits et du fleuve; car à l’intérieur de la place l’eau manque. Si nous en avions, qui nous empêcherait de passer le siège en joie et en festins? Mais il nous faut vaincre en combattant, ou succomber sous les coups de l’ennemi, si nous ne voulons mourir de soif; et quoi de plus triste que de mourir ainsi? La nécessité nous force donc à montrer du cœur. Toi, de ton côté, fais comme nous; encourage ceux qui t’entourent. Tu as là deux chevaux, grands mangeurs, que tu nourris pour l’Etat:[92] dis qu’on te les amène. A l’heure qu’il est, rien ne vaut un cheval : fuit-il faire des courses, aller à la découverte, porter rapidement des nouvelles, avec un cheval rien de plus facile. Si tu as besoin d’archers, tu n’as qu’à en demander: il en viendra. Quant aux rameurs de Phyconte, je ne compte pas plus sur eux, pour faire œuvre de soldats, que sur mes jardiniers. Je ne veux qu’un petit nombre d’hommes, mais que ce soient vraiment des hommes: si j’en trouve (puisse Dieu m’entendre!) je suis rassuré. S’il faut mourir, eh bien! grâce à la philosophie, je ne regarderai pas comme un trop grand malheur l’obligation de sortir de cette enveloppe de chair. Mais que je quitte ma femme et mon fils sans verser une larme, voilà ce que je n’oserais promettre. Ah! Si le pouvoir de la philosophie allait jusque-là! Mais puisses-tu ne jamais me soumettre à cette épreuve, non, jamais, ô Dieu sauveur! ô Dieu libérateur

De Cyrène, 405.

75. A SIMPLICIUS. (A Constantinople.)

En chargeant Céréalius de nous apporter vos félicitations, vous lui avez rendu le service de nous faire ignorer pendant cinq jours combien il était méprisable. Eh! comment nos villes n’auraient-elles pas mis leur espoir dans un personnage que Simplicius daignait connaître? Mais il s’est hâté de déshonorer, non pas vous, car à Dieu ne plaise que votre réputation dépende d’autrui! mais lui-même, et sa charge, et, pour tout dire, l’Empire romain; vénal au delà de toute expression, ne faisant pas de compte de l’estime publique, sans aucune qualité militaire, vrai fléau pendant la paix, dont il n’a guère joui du reste, car il ne lui a pas fallu longtemps pour mettre partout le trouble et le désordre. Comme si l’avoir des soldats revenait de droit au général, il leur prend ce qu’ils ont, et leur donne en échange congés, exemptions de service, les laissant libres d’aller là où ils espèrent trouver de quoi vivre. Après avoir ainsi traité les indigènes (car pour les étrangers il n’y avait pas moyen d’en tirer de l’argent), il s’est mis à rançonner les cités, en conduisant et en établissant ses troupes, non pas où la sûreté publique l’exigeait, mais où il y avait plus de profits à faire : pour se débarrasser de ces hôtes si incommodes, les villes finançaient. Tout cela a été bientôt su des Macètes; les demi-barbares en faisaient des récite aux barbares,[93] et ceux-ci sont venus

Nombreux, comme au printemps les feuilles et les fleurs.[94]

Hélas ! hélas! nous avons vu tomber notre jeunesse, nous avons vu détruire nos espérances de moissons! Nous n’avons ensemencé nos champs que pour les flammes ennemies! Nos richesses, à la plupart d’entre nous, c’étaient notre bétail, c’étaient nos troupeaux de chameaux, de chevaux qui paissent dans les prairies. Tout est perdu, tout est ravi. Je sens que je ne suis pas maître de ma douleur; mais pardonnez-moi. Je vous écris, enfermé dans des remparts, assiégé; à chaque instant je vois luire les torches qui servent de signaux, et j’en allume moi-même. Où sont maintenant les chasses qui nous entraînaient au loin, et dont nous jouissions jadis en toute sécurité, grâce surtout à vous? C’est en gémissant que nous nous rappelons

Ces jeunes ans, ces pensées et ces joies.[95]

Mais aujourd’hui l’on n’entend partout que le pas des chevaux; tout le pays est occupé par l’ennemi; et moi, placé en sentinelle entre deux tours, je lutte contre le sommeil.

A ma lance je dois mon pain,

A ma lance je dois mon vin;

Je bois appuyé sur ma lance.

Je ne sais si cela était aussi vrai pour Archiloque que pour moi. Périsse Céréalius, s’il n’a pas déjà péri avant mes imprécations ! Il méritait bien de disparaître dans la dernière tempête, lui qui, à la vue des périls où il a jeté la province, n’a pas osé demeurer à terre; il a transporté toutes ses richesses sur des vaisseaux, et il reste au large. Une petite barque nous apporte ses lettres pour nous prescrire, quoi? ce que nous faisons déjà, nous tenir dans l’enceinte des murs, ne tenter aucune sortie, ne pas livrer combat à des ennemis invincibles: si nous ne lui obéissons pas, il proteste qu’il n’aura à répondre de rien. Puis il recommande d’établir des gardes de nuit, distribuées en quatre veilles, comme si toutes nos espérances résidaient dans la privation de sommeil. Ne dirait-on pas, à l’entendre, qu’une vie rude lui est familière? Il a eu soin cependant de ne pas partager nos fatigues. Au lieu d’être sur les remparts, comme Synésius le philosophe, il se tient, lui, le général, sur un navire.

Vous m’avez demandé mes vers. Je n’y vois rien d’heureux que le sujet; mais si vraiment sous désirez les avoir, souhaitez que la guerre laisse respirer un peu les Cyrénéens. Mais dans l’état où nous sommes, comment songer à produire ses écrits?

De Cyrène, 405.

76. A NICANDRE. (A Constantinople.)

Cette inscription qui me fait honneur (je puis le dire, puisque le grand Nicandre a bien voulu la louer),

C’est ou Vénus ou Stratonice,

vous savez pour qui je l’ai composée? Pour ma sœur, et le vers même l’indiquait assez. Cette sœur, pour qui j’ai la plus vive tendresse, et à qui j’ai élevé une statue, au bas de laquelle j’ai mis ce vers, a épousé Théodose, un des gardes du corps de l’Empereur. Si l’on ne tenait compte que de la durée et de l’excellence des services, Théodose depuis longtemps serait monté en grade; mais on accorde plus à la faveur qu’à l’ancienneté. Tâchez de lui venir en aide, soit pour son avancement, soit pour les procès qu’il pourrait avoir à soutenir devant Anthémius. Puisse-t-il obtenir la protection du grand Nicandre !

De Cyrène, 405.

77. A TROÏLE. (A Constantinople.)

Si vous avez connu de son vivant Maximinien (il est resté assez longtemps à la cour), vous savez que c’était un très honnête homme. Son fils est mon cousin, et c’est lui qui vous remettra cette lettre. D’autres peut-être honoreront surtout en lui sa position; car il est de ceux qui ont occupé des charges assez importantes. Mais Troïle est philosophe; il ne verra dans ce jeune homme que ses qualités personnelles, et il l’estimera pour lui-même. Je suis certain que vous viendrez en aide à mon parent; il est poursuivi par les délateurs qui désolent Cyrène: mais

………………. revêtez votre force.[96]

Tout ce qu’Anthémius, ou l’un de ses pairs, pourra faire, à votre prière, pour nous et pour la vérité, c’est à vous que nous en serons redevables; c’est vous qui serez l’auteur de tout ce qui nous adviendra. A propos d’un seul homme et d’une seule affaire, vous pouvez, et faites-le, je vous en prie, nous délivrer de cette engeance de bêtes féroces: car le succès qu’obtiendraient les premiers délateurs engagerait bien des gens à suivre leur exemple.

De Cyrène, 406.

78. A TRYPHON.[97] (A Constantinople.)

En agissant pour Diogène avec la bienveillance qui vous est naturelle, vous ne ferez que continuer et achever votre œuvre. Il est de Cyrène, et si cette ville existe encore, c’est à vous et à vos amis qu’elle le doit. Ce n’est pas seulement la cité, c’est aussi chaque citoyen qui peut réclamer vos bons offices. L’affaire pour laquelle Diogène a besoin d’amis qui lui viennent en aide vous sera par lui contée de vive voix, mieux que je ne vous l’exposerais par écrit; car rien de tel que de souffrir pour être éloquent. Saluez de ma part Marcien le philosophe, l’ex-préfet de Paphlagonie: s’il peut quelque chose (et je crois qu’il peut beaucoup), je le prie d’empêcher que mon parent, mon cousin germain, ne devienne la victime des délateurs qui sont la plaie du pays. Je le remets, avec cette lettre, entre vos mains; traitez-le comme un fils: car si nous ne sommes que deux frères par le sang, Evoptius et moi, avec Diogène nous sommes trois par l’affection.

De Cyrène, 406.

79. A PYLÉMÈNE. (A Constantinople.)

Tenez les propositions de la géométrie pour certaines: aussi les autres sciences sont-elles fières quand elles peuvent, pour leurs démonstrations, faire quelque emprunt à la géométrie. Or voici un de ses axiomes : deux choses semblables à une troisième sont semblables entre elles. Je suis lié avec vous par le caractère, avec Diogène par la nature; tous les deux vous avez un même ami. Il faut donc vous attacher l’un à l’autre, par mon intermédiaire, comme vous m’êtes attachés. Je vous unis par cette lettre; en vous la donnant l’excellent Diogène se donnera aussi tout à vous; et du même coup, j’en suis sûr, il conquerra toute l’affection de mon cher Pylémène; en vous appelant ainsi je ne dis rien, je crois, dont nous ayons à rougir ni l’un ni l’autre. Grâce à vous, il obtiendra aussi l’amitié de tous ceux qui m’aiment, et, s’ils ont quelque crédit, leur aide : je vous ferais injure si j’en doutais. Or il a besoin, plus que personne, d’amis qui lui viennent en aide.

Voici en peu de mots son affaire. Diogène est un jeune homme loyal, honnête, plein tout à la fois de douceur et de courage, tel que Platon en eût voulu faire un des gardiens de sa République.[98] Il a servi, encore presque enfant; au sortir de l’adolescence, il a commandé les troupes dans notre pays, et en s’exposant au danger il n’a recueilli que l’envie; car voilà comme on est disposé chez nous pour ceux qui se distinguent. Mais il s’est élevé au-dessus de la malveillance. D’autres peuvent faire de lui un grand éloge; moi je n’aime pas plus de prodiguer des louanges que Diogène n’aime d’en recevoir. Bref, il a vaincu les ennemis par ses armes et les méchants par sa vertu. Malgré sa jeunesse et sa puissance, il s’est toujours montré, dans sa vie, le digne parent d’un philosophe.

Tel que je vous le dépeins, Diogène a d’ennuyeuses affaires sur les bras, précisément parce qu’il est honnête homme. Les gens de bien sont, pour les fripons, une bonne aubaine, et les coquins tirent leur revenu le plus clair de ceux qui ne leur ressemblent pas. Un délateur donc essaie d’extorquer de l’argent à Diogène; après avoir échoué dans sa tentative, il lui intente un procès. Comme il ne réussit pas davantage à lui rien arracher (car nous avons la loi pour nous), il se tourne d’un autre côté, et l’attaque cette fois au criminel, en lui imputant je ne sais quel méfait plus ancien que lui. Diogène n’attend pas qu’on le cite en justice; car il ne faut pas que nous cédions à un misérable calomniateur, ni que nous lui abandonnions, avec notre honneur, les biens que nous tenons de nos pères et de nos ancêtres. Diogène a donc besoin d’amis sincères, dévoués, capables, tels que vous. Il pourra compter (Dieu m’entende!) sur vous d’abord, grâce à moi, et, grâce à vous, sur nos amis communs. En rendant service à Diogène, chacun d’eux acquerra des titres à ma reconnaissance personnelle.

De Cyrène, 408.

80. A PYLÉMÈNE. (A Constantinople.)

J’ai reçu votre lettre. Vous accusez de nouveau la fortune qui ne vous traite pas mieux que par le passé. Vous avez tort, ô mon bien cher ami! Laissez de côté les plaintes; ayez bon courage. Dans vos ennuis vous pouvez venir chez moi; vous serez dans la maison d’un frère. Je ne suis pas riche; mais ce que je possède peut suffire pour Pylémène et pour moi. Si nous habitions ensemble peut-être même serions-nous dans l’opulence. D’autres, avec un héritage comme le mien, ont joui d’une grande aisance; mais moi je m’entends assez mal en économie domestique. Cependant, malgré mon insouciance, mon patrimoine subsiste encore, assez considérable pour les besoins d’un philosophe; et s’il était administré avec soin, vous ne l’estimeriez pas si médiocre. Rendez-vous donc à mon invitation, à moins que vous ne trouviez la fortune plus favorable, et que vous ne vouliez encore relever Héraclée de son abaissement.

Le temps ne me permet pas d’écrire aujourd’hui à mes correspondants habituels; du reste tout dernièrement je leur ai écrit à tous. J’ai donné à Diogène tout un paquet de lettres; Diogène est mon cousin ; il vous a cherché sans aucun doute, et s’il vous a trouvé, le paquet a dû vous être remis, car c’est à vous que je l’adressais. Si vous ne l’avez pas reçu, priez le pilote de vous faire savoir où est le jeune homme; et quand vous aurez les lettres, chargez-vous de les distribuer. Il y a plusieurs personnes que je vous prierai de saluer en mon nom, le vénérable Proclus; Tryphon, qui a gouverné notre province; Simplicius, digne homme, excellent magistrat, et mon ami : puisque vous aurez à lui porter ma lettre, profitez de l’occasion pour entrer avec lui en relations : un soldat qui cultive la poésie est une connaissance charmante.

Nous avions de grandes autruches prises dans le temps où la paix nous permettait le plaisir de la chose Mais nous n’avons pu, car le pays est infesté d’ennemis, les envoyer jusqu’à la mer, ni mettre sur le vaisseau rien de ce qui se trouve près du rivage. Il n’y a qu’un chargement de vin; pour de l’huile, mon cher ami, on n’en a pas embarqué une seule goutte, que je sache. Recevez donc du vin; pour le recevoir, vous n’aurez qu’à remettre à Jules l’ordre que je joins à cette lettre de peur qu’il ne s’égare. J’ai écrit aussi à Proclus, en lui faisant le même envoi : que ma lettre lui soit remise par vous, et le vin par Jules. Pour le digne Tryphon nous avions préparé des présents délicats,[99] beaucoup de silphium (vous savez, du silphium de Battus) et de l’excellent safran, car c’est encore là un des produits renommés de Cyrène. Mais il n’est pas possible, à l’heure qu’il est, de faire cet envoi. Nous attendrons un autre vaisseau pour expédier les autruches et l’huile.[100]

De Cyrène, 406.

81. A ANASTASE. (A Constantinople.)

Grande a été ma joie, bien grande, vous n’en pouvez douter, quand j’ai appris que les nobles enfants de l’Empereur devenaient, par sa volonté, les vôtres.[101] Je m’en suis réjoui, d’abord parce que vous avez toute mon affection, et qui la mérite mieux que vous? ensuite parce que je déteste ces vils intrigants dont les secrètes espérances viennent d’être trompées. Heureux nos jeunes princes qui leur échappent !

De Cyrène, 408.

82. A PYLÉMÈNE. (En Isaurie et à Constantinople.)

Les uns vous disent en Thrace, les autres en Isaurie, j’écris donc dans les deux pays à la fois; afin que vous puissiez recevoir l’une ou l’autre lettre. Ce que je dis dans toutes les deux, c’est que j’ai une vive affection pour mon cher ami, Pylémène le philosophe: car pour philosophe il l’est, bon gré mal gré; jamais il ne pourra chasser entièrement son naturel; il ne parviendra pas à éteindre le feu sacré; mais un jour, revenu de ses vaines préoccupations, il ne songera plus qu’à le rallumer.

De Cyrène, 406.

83. A PYLÉMÈNE. (A Héraclée.)

Je pense que dans votre Héraclée on n’ignore pas le nom de notre compatriote le philosophe Alexandre, qui se fit dans ses voyages une grande réputation.

Seuls les muets ne parlent point d’Hercule.[102]

Son fils, mon cousin germain, vous remettra cette lettre. Il veut marcher sur les traces de son père, en le rappelant, non par le costume, mais par le caractère. Il s’en va donc en guerre contre les méchants, pour en purger sa patrie, comme un autre Hercule. Pour exterminer les monstres, il fallait la protection de Dieu et le bras d’Hercule; mais il fallait aussi l’aide et l’assistance d’Iolas. Quant à la faveur de Dieu, mon cousin ne négligera rien pour l’obtenir, et il la gagnera par sa vertu et sa piété; en fait d’ami, j’essaie, et tel est l’objet de ma lettre, de lui procurer en vous un autre Iolas. Vous serez avec lui comme vous êtes avec moi. Quand vous aurez admis ce jeune homme dans votre intimité, vous reconnaîtrez que je n’ai pas eu tort de faire son éloge.

De Cyrène, 407.

84. A PYLÉMÈNE. (A Héraclée.)

Puis-je espérer que vous restez fidèle à la philosophie? Retrouverai-je le Pylémène que j’ai laissé, tout récemment purifié par les augustes initiations, et naissant aux choses divines? Je crains le temps qui s’est écoulé depuis notre séparation ; je crains surtout que le tumulte du barreau, que les circonstances et le tracas des affaires ne viennent souiller ce temple sacré, je veux dire votre âme sainte, digne entre toutes de servir de sanctuaire à la Divinité. Je me souviens qu’un de mes vœux les plus chers c’était de pouvoir célébrer avec vous les mystères de la philosophie. Mais puisque l’amour de la patrie l’emporte dans votre cœur, je souhaite au moins que partout où vous serez vous cultiviez la philosophie autant que vous le pourrez. J’embrasse votre tête chérie; je l’embrasse encore et toujours, que je me taise ou que je parle, que j’écrive ou que je n’écrive point.

De Cyrène, 407.

85. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

J’ai déjà trois cents lances et autant de cimeterres; pour des épées à double tranchant, je n’en ai jamais eu plus de dix; on ne fabrique pas chez nous de ces armes allongées. Je crois qu’avec le cimeterre on porte à l’ennemi des coups plus terribles: nous en userons donc. Au besoin nous aurons même des massues faites avec l’excellent bois de nos oliviers sauvages. Quelques-uns des nôtres portent à la ceinture une hache : en brisant avec la hache les boucliers de nos adversaires, nous les forcerons à combattre à chances égales contre nous qui n’avons point d’armes défensives. Demain, je crois, nous en viendrons aux mains. Une bande d’ennemis a rencontré quelques-uns de nos éclaireurs, les a vivement poursuivis; puis, voyant que nos gens étaient trop bien montés pour être pris, les barbares leur ont crié qu’ils étaient résolus à rester là: nouvelle fort agréable pour nous, puisque nous n’aurons plus à errer pour chercher des ennemis qui s’enfoncent dans les profondeurs du désert. Ils ont donc annoncé qu’ils nous attendraient, qu’ils voulaient savoir quelle sorte d’hommes nous faisons, nous qui n’avons pas hésité à quitter, depuis tant de jours, nos demeures, pour aller combattre des peuplades belliqueuses, nomades, habituées à vivre en tout temps comme nous vivons quand nous sommes en expédition. J’espère donc que demain, avec l’aide de Dieu, nous vaincrons l’ennemi, ou que du moins (car je ne voudrais rien dire qui fût de fâcheux augure) nous le vaincrons dans une seconde rencontre. Je te recommande mes enfants; tu es leur oncle, et tu dois reporter sur eux l’affection que tu as pour moi.

De Cyrène, 407.

86. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

Vraiment tu plaisantes de vouloir nous empêcher de fabriquer des armes, tandis que l’ennemi ravage la contrée, égorge chaque jour des populations entières, et que nous n’avons pas de soldats même pour la montre. Quoi! dans cette extrémité, tu viendras encore soutenir que de simples particuliers ne peuvent prendre les armes! Si c’est un crime d’essayer de nous sauver, nous pourrons mourir pour apaiser le courroux de la loi. Eh bien! alors même j’emporterai du moins la satisfaction de ne céder qu’à la loi, et non à d’infâmes brigands. De quel prix n’achèterai-je point le bonheur de voir la paix refleurir, le peuple s’empresser autour des tribunaux, d’entendre le héraut ordonner le silence ! Oui, je veux bien mourir dès que ma patrie aura recouvré sa tranquillité passée.

De Cyrène, 407.

87. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

Bénis soient les prêtres des Axomites ! Tandis que les soldats se blottissaient dans les creux des montagnes pour ménager leur précieuse vie, ces prêtres, appelant autour d’eux les paysans, les conduisent, au sortir du saint sacrifice, droit à l’ennemi, et, après avoir invoqué Dieu, élèvent un trophée dans le Val-aux-Myrtes. C’est une gorge longue, profonde et toute boisée: les barbares, ne trouvant de résistance nulle part, s’étaient engagés hardiment dans ce dangereux défilé. Mais ils allaient rencontrer le vaillant diacre Faustus. Celui-ci, qui marchait en avant, se trouve, sans armes, en face d’un ennemi armé de pied en cap : il saisit une pierre, non pour la lancer, mais, la tenant en main, il en frappe vigoureusement l’autre à la tête; il l’abat, le dépouille, et tue plusieurs de ces barbares. Beaucoup de nos gens ont, dans ce combat, fait preuve de courage; mais c’est à Faustus que revient l’honneur de la journée, et pour sa bravoure personnelle et pour les ordres qu’il a donnés pendant toute l’affaire. Pour moi, je couronnerais volontiers tous ceux qui ont pris part à la bataille, et je ferais proclamer leurs noms par la voix du héraut; car, en se distinguant par leurs exploits, ils sont les premiers qui aient fait voir aux peureux que les barbares ne sont point des Corybantes, ni des démons serviteurs de Rhée,[103] mais comme nous de simples hommes, vulnérables et mortels. Pour nous, avec plus d’énergie nous aurions pu acquérir encore de l’honneur, même au second rang; peut-être même aurions-nous mérité le premier, si au lieu d’être quinze fourrageurs tout au plus, embusqués dans la vallée pour risquer un engagement heureux, nous avions pu livrer une bataille rangée, dans toutes les règles, armée contre armée.

De la Cyrénaïque, 407.

88. A SON FRÈRE. (A Phyconte.)

Tu trouves que je suis docile à tes recommandations; voilà du moins ce que tu m’écris. Tu as grandement raison d’avoir de moi cette opinion; combien je t’en sais gré, car en pensant ainsi tu te montres reconnaissant, si tant est qu’un frère aîné doive de la reconnaissance au cadet pour sa docilité, ce que je ne crois point. Mais pour te remercier je n’ai qu’une chose à te dire, c’est que je t’appartiens tout entier, à toi seul.

Tu es sûr, dis-tu, que Jules a le désir de se rapprocher de moi. Je ne puis être de ton avis : je ne dirai pas que tu veux me tromper, mais tu te trompes; car en même temps que je lisais ta lettre, une personne en lisait une de Jules, et cette personne m’a parlé tout autrement que toi: elle sait, pour l’avoir lu, pour l’avoir ouï dire, que Jules s’exprime sur mon compte en termes très malveillants. Comme c’est un fort honnête homme qui me faisait ce rapport, il m’était impossible de n’y pas croire; mais tout en y croyant, j’en atteste la divinité qui préside à notre affection fraternelle, je ne regrettais point d’avoir rendu service à Jules: ta veille encore je l’avais sauvé de l’accusateur qui le poursuivait comme coupable de lèse-majesté, pour avoir outragé la maison de l’Empereur. Tu peux m’en croire, j’ai eu bien de la peine à me donner avec le juge et l’accusateur: le premier, craignant de paraître trop indulgent dans une affaire de cette nature, n’admettait point qu’il fût tenu compte à l’accusé de ce qu’il avait renoncé à son dessein; le second, avec une audace désespérée, comme s’il y était contraint par la nécessité, se montrait résolu à faire et à souffrir tout le mal possible. L’affaire aurait eu de terribles conséquences, non seulement pour la femme et les enfants de Jules, mais aussi pour beaucoup de ses parents et de ses amis, riches et pauvres. Toutes sortes de calamités allaient fondre sur notre ville, par le fait d’un furieux qui se perdait. Jules aurait pu gagner sa cause, mais dans des conditions telles que la vie lui fût devenue insupportable. Pour toutes ces raisons je devais agir comme j’ai agi. J’ai le caractère si facile que mes ennemis mêmes peuvent user de moi; j’aime bien mieux rendre service à des gens qui n’en sont pas dignes que de laisser des malheureux en butte à des maux immérités, quand je peux les en préserver. Je n’ai pas sujet d’en vouloir à la femme de Jules qui est de bonne naissance, ni à ses jeunes enfante. Lui-même d’ailleurs a beau se répandre sur moi en méchants propos, ce n’est pas une raison, tant s’en faut, pour chercher à me venger. Sans doute c’est un homme détestable; il parle de moi avec la pensée de me nuire, et n’ouvre la bouche que pour me mordre ; ses intentions sont mauvaises et coupables. Il devrait cependant savoir... — en fait j’aime mieux qu’il ne le sache pas, car je n’aurais plus à attendre de lui un certain genre de services; —mais toi tu dois savoir que l’expérience démontre la vérité de ce vieux proverbe, les ennemis ont leur utilité. En effet, si j’ai bonne réputation, n’en suis-je pas grandement redevable à Jules? Quand on veut dire du bien de moi, si l’on ne sait plus comment me louer, le plus bel éloge, l’éloge par excellence consiste dans ce peu de mots: Jules le déchire tant qu’il peut. N’est-ce pas là un panégyrique complet? Car être l’adversaire du vice, c’est faire preuve de vertu. Je n’avais pas de moi si bonne opinion; mais Jules m’apprend ce que je suis; en cherchant à me dénigrer il montre ce que je vaux, et je lui en suis reconnaissant. Je le jure par ta tête sacrée et par la vie de mes enfants, Jules ne peut rien faire de mieux pour moi que de m’outrager; c’est le meilleur titre que je puisse avoir à l’estime de Dieu et des hommes. Jules finira par être puni de sa méchanceté: ce n’est pas que je me vengerai, non; quand même je le pourrais je ne le voudrais pas, et si je le voulais je ne le pourrais pas. Quel crédit en effet peut avoir auprès du préfet actuel un malheureux comme moi, chassé de sa demeure, errant, sans espoir de retour, puisque les barbares campent sur mes terres et se font de ma maison comme une citadelle contre Cyrène? Qui donc punira Jules? Qui? La Justice elle-même; je l’affirme, j’en suis sûr. Elle le frappera pour ses offenses envers moi et envers notre commune patrie; car c’est en suivant des partis opposés dans l’administration des affaires publiques que nous sommes devenus ennemis, lui et moi. Que j’aie jamais songé à mes intérêts particuliers, lui-même n’oserait le dire; mais d’abord je voyais l’armée et le sénat tomber sous la dépendance des mercenaires, et je m’y opposais; l’ambassade avait été entre nous une autre cause de division. Je ne parle point de l’affaire de l’ami Dioscoride: certes j’y ai mis la plus grande modération, et je n’ai pu mériter le courroux ni de Dieu ni des hommes; car je ne veux pas m’attirer la colère de cette Némésis, que nous chantons sur la lyre dans les vers qui suivent

Tu viens, en silence, pas lents;

Tu courbes les fronts insolents;

A tout mortel ta loi s’impose.[104]

A l’époque où il s’agissait de porter un décret, j’étais d’avis, moi, ne voyant que le bien du pays, de ne pas admettre les étrangers dans l’armée; mais Jules me combattait, dans l’intérêt d’Hellade et de Théodore. Qui ne sait cependant que les officiers, même les plus zélés, désapprennent leur profession par leur contact avec les étrangers, et se transforment en véritables trafiquants? Une autre fois je proposai d’abolir chez nous le commandement militaire; car le seul remède à nos maux, tout le monde est d’accord là-dessus, c’est que nous soyons rattachés à notre ancienne préfecture, en d’autres termes que la Libye rentre dans le gouvernement d’Égypte; mais Jules s’y oppose, pour garder ses profits, et il ose dire qu’il est bon de faire des soldats avec des gens de la pire espèce.

Eh ! mon ami, pourras-tu lui dire, si l’on vous déteste, c’est que vous faites tourner les choses pour vous autrement que pour le public. Votre fortune croit avec la misère des autres; mais moi je souffre avec mes concitoyens. Sachez-le cependant, c’est une loi de la nature que les parties soient affectées comme le tout. Que par suite d’une maladie la rate vienne à grossir, tant que le corps résiste, elle augmente, elle engraisse ; mais quand le corps périt, elle périt aussi. A l’heure présente tout vous réussit; mais vous ne voyez pas que votre politique sera fatale à votre pays et à vous-même. Lasthène s’appelait l’ami de Philippe jusqu’au jour où il livra Olynthie. Et quand on n’a plus de patrie, comment peut-on être heureux?

De Cyrène, 407.

89. A JEAN. (A Cyrène.)

Il faut user de l’amitié des grands, mais ne pas en abuser.

De Cyrène, 407.

90. A JEAN. (A Cyrène.)

Ne demandez pas trop; car vous vous exposez à n’être qu’un fâcheux, si vous obtenez, ou à revenir fâché, si vous n’obtenez pas.

De Cyrène, 407.

91. A JEAN. (A Cyrène.)

Pour être exempt de crainte il faut craindre les lois; vous toujours vous avez rougi de paraître les craindre. Mais redoutez vos ennemis; redoutez aussi les juges, s’ils sont incorruptibles; et s’ils se laissent corrompre, tenez-vous encore pour bien compromis, à moins que vous ne soyez le mieux donnant: car ils sont les rigides gardiens des lois, lorsqu’on achète leur sévérité.

De Cyrène, 407.

92. A THÉOTIME. (A Constantinople.)

Simonide a été pour Hiéron un ami plus précieux qu’Hiéron pour Simonide. J’en atteste le Dieu qui préside à notre affection, je ne vous félicite pas de votre intimité avec le grand Anthémius plus que je n’en félicite le grand Anthémius lui-même. En effet, pour un des puissants de ce monde est-il rien qui vaille la possession d’un ami vrai et sincère? Tel est Théotime, l’homme le meilleur que je connaisse, et bien cher à Dieu. Toutefois voici en quoi vous êtes supérieur à Simonide: Simonide avouait qu’il composait ses vers pour de l’argent; mais où vous lui ressemblez, c’est que Simonide a recommandé Hiéron à la postérité, et que vos poésies, Théotime, tant qu’il existera des Grecs, perpétueront le souvenir d’Anthémius. Puissent toujours s’accroître, grâce à lui, la prospérité de l’Empire, et, grâce à vous, la renommée d’Anthémius! Car le ciel a fait de vous autres, poètes, les dispensateurs de cette gloire dont l’éclat rejaillit en même temps sur vous.

De Cyrène, 407.

93. A OLYMPIUS. (En Syrie.)

Je suis en retard avec vous; mais comment faire? Aucun des Grecs qui habitent la Libye n’envoie de bâtiment dans votre mer.[105] Je vous tiens quitte à votre tour, car vos Syriens ne songent guère à venir aux bords de la Cyrénaïque, et s’il en venait je l’ignorerais. En effet je ne demeure point près de la mer, et je viens rarement au port. Je me suis fixé à l’extrémité méridionale de la Cyrénaïque, et j’ai pour voisins des hommes tels qu’en cherchait Ulysse, partant de nouveau d’Ithaque, avec sa rame sur l’épaule, pour conjurer, suivant la prescription de l’oracle, la colère de Neptune; des mortels

………. qui, toujours vivant loin du rivage,

Du sel pris la mer ne savent point l’usage.[106]

Et je n’exagère pas, soyez-en certain; nos gens ne connaissent pas la mer, même pour en tirer du sel. N’allez pas croire cependant que nos viandes et notre pain soient fades et sans assaisonnement. Nous avons, je le jure par Vesta, à une distance moindre, au sud, que celle qui nous sépare de la mer, au nord, un sel terrestre que nous appelons sel ammoniac. Il se forme sous une croûte de pierre friable; lorsqu’on a enlevé cette croûte qui le cache, il est facile de labourer le sol avec la main ou avec la herse; et les mottes que l’on soulève ainsi sont du sel agréable à la vue comme au goût. Ne supposez pas que ce soit un sentiment de vanité qui me pousse à vous conter des merveilles de notre sel: des campagnards n’ont pas tant de prétention. Mais vous me demandez de vous faire connaître tout ce qu’il y a chez nous; ne vous en prenez donc qu’à vous de mon bavardage: c’est la punition de votre curiosité. Il est assez difficile de faire croire aux gens ce qu’ils n’ont jamais vu. Un Syrien n’admettra donc pas aisément qu’il existe du sel fossile, tout comme ici on se montre incrédule quand je parle vaisseaux, voiles et mer. Vous souvenez-vous qu’un jour, du temps où je philosophais avec vous, je regardais la mer et ce grand lac salé qui s’étend de Pharos à Canope? Certains navires étaient remorqués; d’autres allaient à la voile; d’autres étaient mus par les rames: on riait de moi quand je comparais ces derniers à des animaux à cent pieds. Nos paysans sont comme nous, quand on nous parle des régions au delà de Thulé, de cette Thulé qui permet aux voyageurs de faire à plaisir des récits fabuleux. S’ils admettent à la rigueur, quoique non sans peine, ce qu’on leur dit des vaisseaux, ils se refusent obstinément à croire que la mer puisse donner des aliments: c’est un privilège qui, d’après eux, n’appartient qu’à la terre, cette mère nourrice. Comme ils se montraient incrédules sur l’article des poissons, je pris un vase que j’avais apporté d’Égypte et qui contenait des poissons salés; je le brisai contre une pierre : mes gens, s’imaginant que c’étaient de dangereux reptiles, s’enfuirent par crainte des arêtes, qu’ils se figuraient venimeuses comme le dard empoisonné d’un serpent. Alors le Nestor et l’oracle de la troupe dit qu’il lui semble impossible que l’eau salée produise rien de bon à manger, puisqu’il ne vient dans les eaux de sources, excellentes pourtant à boire, que des sangsues et des grenouilles, dont personne, à moins d’être fou, ne voudrait goûter. Leur ignorance s’explique aisément:

Jamais, pendant la nuit, la mer ne les éveilla.

Rien ne vient interrompre leur sommeil que les hennissements des chevaux, les cris bruyants des troupeaux de chèvres, les bêlements des brebis et les mugissements des taureaux. Puis, au premier rayon de soleil, le bourdonnement des abeilles, aussi doux à entendre que les plus agréables concerts.

Ne vous semble-t-il pas que je décris le pays d’Anchémachus,[107] quand je parle de ces champs où nous vivons loin de la ville, loin des routes, loin du commerce et de la fraude? Nous pouvons philosopher tout à l’aise, nous n’avons pas de loisir pour faire le mal. On se réunit pour s’entraider; tout est en commun, les travaux rustiques, la garde des troupeaux, la chasse aux animaux de toute espèce que produit la terre. Nul, homme ou cheval, ne peut prendre sa nourriture qu’après l’avoir gagnée par sa sueur. Nous déjeunons d’une bouillie qui se mange ou se boit, comme vous aimez le mieux, mais délicieuse, et semblable à celle que préparait Hécamède pour Nestor.[108] Quand on est bien fatigué, en été, il n’y a rien de meilleur à prendre pour se remettre de la chaleur. Nous avons encore des gâteaux de froment, les fruits des arbres cultivés ou sauvages, qui naissent d’eux-mêmes dans notre pays, grâce à l’excellence du sol; nous avons le miel de nos abeilles, le lait de nos chèvres, car ce n’est pas l’usage de traire ici les vaches. La chasse, à l’aide des chiens et des chevaux, nous procure aussi des mets abondants. Je ne sais pourquoi Homère n’appelle point la chasse un exercice glorieux, qui illustre ceux qui s’y livrent: il a bien fait l’éloge de la place publique;[109] et qu’en sort-il cependant? Des effrontés sans conscience, sans honneur, qui ne savent que diffamer et tendre des pièges. Viennent-ils chez nous, ils sont vraiment risibles; ils frissonnent à la vue du gibier qui sort du four. Que dis-je? le gibier! ils goûteraient plutôt du poison que de n’importe lequel de nos mets. Il leur faut le vin le plus fin, le miel le plus épais, l’huile la plus légère et le blé le plus lourd. Ils vantent les lieux où s’obtiennent ces produits renommés, Cypre, l’Hymette, Phénice et les Barathres.[110] Mais si d’autres pays l’emportent par la qualité d’une de leurs productions, nous l’emportons par la réunion de toutes. Au second rang pour chaque chose, nous sommes au premier pour l’ensemble, comme Pélée et Thémistocle, qui furent estimés les plus remarquables entre tous les Grecs. Admettons, si l’on veut, que notre miel ne vaille pas celui de l’Hymette : il est cependant d’une qualité qui ne nous laisse pas regretter le miel étranger. Quant à notre huile, elle est certainement la meilleure de toutes, si l’on ne s’en rapporte pas aux gens dont le goût est dépravé. Ils jugent de l’huile au poids; la moins pesante est celle qu’ils estiment le plus. Chez nous on ne fait point de balances à huile; mais si nous en avions, je dis qu’il faudrait préférer celle qui est la plus lourde. Leur huile si vantée, et qui coûte si cher, quand on la met dans la lampe est tellement faible qu’elle éclaire à peine; la nôtre est si bonne qu’elle donne une grande flamme: au lieu d’une simple lumière, c’est la clarté même du jour. Rien de meilleur encore pour pétrir la pâte des gâteaux, ou pour assouplir les membres des athlètes.

Nous avons aussi une musique qui n’appartient qu’à nous. Nos Anchémachites se servent d’une petite lyre, rude, agreste et sans art, mais qui n’est point cependant sans charme; elle a un caractère mâle, tel que le demande Platon pour l’éducation des enfants; elle est un peu monotone et ne se prête pas à toute espèce d’airs; mais avec un petit nombre de cordes elle suffit à nos chanteurs. Ce ne sont point des sujets tendres et langoureux que nous choisissons : l’éloge du bélier vigoureux, du chien hardi qui ne craint point l’hyène et qui étrangle le loup, du chasseur qui assure la sécurité de nos campagnes et couvre nos tables de mets, voilà souvent l’objet de nos chants. Nous n’oublions pas la brebis féconde qui deux fois par an a des agneaux; nous célébrons aussi nos figuiers et nos vignes bien alignées. Mais surtout nous chantons pour prier le ciel, pour lui demander de répandre ses faveurs sur les hommes, sur les troupeaux et sur les plantes. Voilà à chaque saison nos fêtes, telles que nous les tenons de nos pères, et qui charment notre pauvreté. Mais quant à l’Empereur, quant aux favoris de l’Empereur, et à tous ces jouets de la fortune, qui, semblables à des météores, brillent un instant pour bientôt s’évanouir, nul n’en parle ; nos oreilles sont ailleurs. Qu’il y ait un Empereur, sans doute on le sait bien, car chaque année le collecteur d’impôts prend soin de nous le rappeler; mais quel il est au juste, personne ne le sait. Il en est chez nous qui s’imaginent que le prince régnant est Agamemnon, fils d’Atrée, un grand, un excellent roi qui a fait le voyage de Troie. Dès l’enfance on n’entend désigner le souverain que par ce nom. Il a pour ami, disent nos braves bouviers, un certain Ulysse, homme chauve, fort habile à se tirer des pas les plus difficiles. Et ils racontent en riant l’histoire du cyclope, dont il a crevé l’œil l’année précédente; comment le vieillard s’est accroché sous le ventre du bélier pour sortir de la caverne, tandis que le brigand se tenait posté à la porte, ne se doutant pas de la charge qu’à l’arrière-garde emportait le bélier, chargé seulement,[111] pensait-il, de douleur ainsi que son maître.

Ma lettre vous a fait passer en esprit quelque temps avec nous; vous avez contemplé nos campagnes, et vu la simplicité de nos habitudes et de notre vie; et sans doute vous vous serez dit : « C’est ainsi qu’on vivait sous Noé, avant que le genre humain trouvât dans la servitude le châtiment de ses fautes ».

De la Cyrénaïque, 408.

94. A OLYMPIUS. (A Séleucie, en Syrie.)

Absent, vous êtes toujours présent à ma pensée; quand même je le voudrais, je ne pourrais vous oublier, vous la douceur et la franchise même, et qui êtes pour moi vraiment un frère. Rien ne peut m’être plus précieux que votre souvenir, rien, si ce n’est la bonne fortune de vous embrasser encore. Que Dieu m’accorde cette faveur! Je serais si heureux de vous revoir et de vous entendre! Vous m’avez fait le plus grand plaisir avec vos présents; je les ai tous reçus: pourtant ils éveillent en moi la tristesse, quand je songe de quel ami je suis privé, sans que la mort nous ait séparés. Puisse venir le jour où nous serons réunis ! Puisse Dieu vous rendre à mes vœux!

De la Cyrénaïque, 408.

95. A SIMPLICIUS. (A Constantinople.)

Convenait-il que la fortune changeât vos sentiments? Et deviez-vous croire qu’il était au-dessous de votre dignité de vous souvenir de vos anciens amis? Voilà bien longtemps que vous nous oubliez: pouvais-je m’y attendre, quand je me rappelle la tendre affection qui nous unissait?

De la Cyrénaïque, 408.

96. A DIOGÈNE. (En Syrie.)

Quoi! les plaisirs de la Syrie vous font oublier vos parents et vos amis! Voilà cinq mois que vous ne m’avez écrit, et cependant vous avez reçu de la nature un si admirable talent pour composer, je ne dis pas seulement des lettres d’affaires, mais des lettres destinées à être montrées et applaudies. Enfin, si vous êtes tous bien portants, vous, vos aimables enfants et leur heureuse mère, je suis satisfait.

De Cyrène, 408.

97. A PYLÉMÈNE. (A Constantinople.)

Vous avez bien fait de revenir dans la cité où réside l’Empereur. J’admets que dans vos montagnes de l’Isaurie la fortune se fût montrée favorable; toujours est-il qu’il y a des faveurs auxquelles les lieux enlèvent tout leur prix. Et puis j’ai quelque intérêt à ce que vous vous plaisiez dans la capitale: en y séjournant, vous pourrez me servir d’intermédiaire pour recevoir mes lettres, et me faire passer celles que l’on m’écrit, produits précieux entre tous ceux qui me viennent de Thrace.

De Cyrène, 408.

98. A SON FRÈRE. (A Alexandrie.)

Ecrire une longue lettre n’est-ce pas dire que celui qui la porte est un étranger? Mais en fait de nouvelles qui t’intéressent, Acace en sait autant que moi; il t’en dira même plus qu’ii n’en sait, parce qu’il t’aime et qu’il s’entend à amplifier les choses. Je t’écris donc pour me rappeler à ton souvenir, plutôt que par nécessité. Mais si je t’apprends que ton fils Dioscore se porte bien, qu’il lit et qu’il aime les livres, ma lettre sera pour toi de quelque prix. Je viens de donner à Dioscore des compagnons d’études, mes deux fils: voilà de nouveaux élèves pour Hésychius. Que Dieu bénisse tous ces enfants ! Je le souhaite, pour eux d’abord, puis pour leurs parents, pour leur famille tout entière, et pour leur patrie.

De la Cyrénaïque, 409.

99. A SON FRÈRE. (A Alexandrie.)

Tu demandes combien de vers Dioscore récite chaque jour? Cinquante. Il les dit sans hésiter, sans se reprendre, ne s’arrêtant jamais pour chercher ses souvenirs. Une fois qu’il a commencé, il continue sans interruption, et ne se tait que quand sa récitation est achevée.

De la Cyrénaïque, 409.

100. A SON FRÈRE. (A Alexandrie.)

A qui est due ton estime toute particulière et celle de tes pareils? A qui? A des gens honnêtes, spirituels, instruits, religieux, en un mot à ceux qui sont comme Géronce. Je te l’adresse avec cette lettre. Quand tu le connaîtras, tu diras que j’ai eu raison de faire son éloge.

De Cyrène, 409.

101. A CHRYSE. (A Alexandrie.)

L’estimable Géronce est le parent de mes enfants: cette raison, quoiqu’elle soit sérieuse, n’est pas la seule pour laquelle je le recommande à votre amitié; mais Géronce est une nature d’or, comme la vôtre.[112] Pour tout dire en quelques mots, si vous avez toutes les vertus, nul, plus que celui qui vous remettra cette lettre, n’est digne de votre amitié.

De Cyrène, 400.

102. A UN AMI.[113] (A Alexandrie.)

On ne charge qu’un étranger d’une longue lettre. Mais pour Géronce il sait aussi bien que moi tout ce qui me touche, et, s’il n’avait le mensonge en aversion, je crois qu’il en dirait sur moi plus encore qu’il n’en sait, parce qu’il m’aime et qu’il s’entend fort bien à exprimer ses sentiments. En lui faisant bon accueil vous m’obligerez beaucoup,

De Cyrène, 409.

103. A UN AMI. (A Alexandrie.)

Recevez à la fois avec une lettre inanimée une lettre animée; l’une, c’est le billet que je vous adresse, l’autre c’est l’estimable Géronce. Je vous écris pour me conformer à l’usage plutôt que pour causer avec vous. Votre souvenir m’est toujours présent : voilà ce que Géronce vous dira mieux que ne pourraient le faire toutes mes lettres.

De Cyrène, 409.

104. A UN AMI. (A Alexandrie.)

En remettant à Géronce une lettre pour un ami aussi cher que vous, j’ai voulu lui procurer l’occasion de faire votre connaissance. Sur ma recommandation recevez-le bien ; plus tard, quand vous l’aurez apprécié, lui-même à son tour sera pour d’autres une recommandation suffisante.

De Cyrène, 409.

105. A DOMITIEN L’AVOCAT.[114] (A Alexandrie.)

Je sais, et j’en ai des preuves nombreuses, que votre plus grand plaisir c’est de faire du bien, et que vous êtes toujours prêt à tendre aux infortunés une main secourable. Eh bien! c’est à une bonne œuvre que je vous invite; je viens exciter, comme on dit, un cheval à courir. Voici, mon cher ami, une occasion plus belle que jamais de montrer combien vous êtes humain; car la personne pour laquelle je sollicite votre pitié est des plus malheureuses: c’est une femme que l’on tourmente, une femme veuve, chargée d’un enfant en bas âge. Qui la persécute, en quoi, et comment, elle-même vous l’apprendra. Je vous en prie donc, venez-lui en aide; c’est un acte de charité ; vous serez ainsi fidèle à vous-même, et en même temps vous m’obligerez ; car tout ce que vous ferez pour elle, vous le ferez pour moi : elle est ma parente, elle a été élevée dans ma famille, et formée à la vertu sous l’œil d’une mère respectable.

De Cyrène, 409.

106. A DOMITIEN L’AVOCAT.[115] (A Alexandrie.)

Le bon droit a besoin d’appui, et ceux qui Le font triompher sont heureux de pouvoir travailler pour une cause juste. C’est donc vous que, dans la circonstance présente, j’ai choisi comme défenseur; je compte sur votre cœur et sur votre talent. Je n’ai pas de plus grand plaisir que de rendre service, quand je le peux: donnez-m’en l’occasion. Vous me mettrez ainsi à l’épreuve ; jamais vous ne pourrez vous plaindre de mon amitié, pas plus que personne n’en pourra douter.

De Cyrène, 409.

107. A CONSTANT. (……)

Si vous honorez la philosophie, vous honorerez les philosophes, les morts aussi bien que les vivants. Le divin Amyntianus, notre compatriote, passé depuis longtemps à une vie meilleure, me semble toujours présent, quoiqu’il nous ait quittés. Son ami, son parent, est en butte aux injustes attaques de votre Sotérichus. Témoignez de l’intérêt pour Denys, et Sotérichus cessera immédiatement de le tourmenter.

De la Cyrénaïque, 409.

108. A PYLÉMÈNE. (A Constantinople)

Chaque année il m’arrive une lettre de vous; c’est une production de la belle saison; et j’estime ce fruit préférable à ceux qu’apportent les divers mois et le travail des champs. N’êtes-vous pas bien dur en me privant d’une jouissance à laquelle vous m’aviez accoutumé! Allons, soyez généreux, et que cette aimée il me vienne de vous de lettres en abondance.

De Cyrène, 409.

109. A TROÏLE. (A Constantinople.)

Vous êtes philosophe et humain ; je puis donc déplorer auprès de vous les malheurs de ma patrie: vous aurez pour cite de la considération, parce qu’elle est la mère du philosophe qui vous écrit, et de la pitié, parce que vous avez un cœur généreux; et à ce double titre vous vous efforcerez de la relever de son abaissement. Vous le pouvez, puisque Anthémius a tout ce qu’il faut pour être le sauveur des cités, bonté, puissance, génie. Dieu, entre autres faveurs, lui a donné des amis; et le meilleur de tous ces amis, c’est Troïle. Lisez, je vous en prie, non pas seulement avec vos yeux, mais avec votre cœur, cette lettre que j’ai mouillée de mes larmes.

Un Phénicien ne peut gouverner la Phénicie; un Célésyrien la Célésyrie; un Egyptien peut être préfet partout, excepté en Egypte : comment se fait-il donc qu’à un Libyen seul il soit permis d’administrer son propre pays? Les Libyens sont-ils donc supérieurs aux autres hommes, et se croient-ils le droit d’enfreindre les lois? Contre ceux qui osent transgresser ces lois des châtiments ont été établis; mais ils ne font qu’exciter la criminelle audace des pervers. La Pentapole Cyrénaïque était condamnée à périr. La famine et la guerre n’ont pu la détruire assez vite; elles vont lentement, et ne la consument que peu à peu. Mais voici que nous avons trouvé le moyen de l’anéantir promptement: nous n’avons eu qu’à nous souvenir du vieil oracle qui annonçait comment finirait la Pentapole. Nos pères, qui le tenaient de nos ancêtres, nous redisaient : « La Libye périra par la méchanceté de ses chefs. » Ces expressions sont de l’oracle même. Tel est l’arrêt du destin; mais tâchons pourtant d’ajourner notre perte : la médecine ne peut affranchir les hommes de la mort qui nous attend tous; du moins elle retarde la fatale nécessité. Eh bien ! nous demandons à l’habileté des gouvernants d’en faire autant; qu’ils viennent en aide à la nature contre le mal dont nous souffrons; qu’ils ne hâtent pas notre fin. De grâce, qu’il ne soit pas dit que, du temps du grand Anthémius, une des provinces de ce diocèse a été perdue pour l’Empire. Dites-lui, je vous en conjure au nom des lettres, dites-lui: « N’est-ce pas vous qui par une loi nouvelle avez remis les anciennes prescriptions en vigueur, et menacé des peines les plus rigoureuses ceux qui prétendraient au gouvernement de leur pays? Comment votre colère ne tombe-t-elle pas sur ceux qui veulent mettre à néant vos décrets? S’ils vous sont connus, vous faites douter de votre justice; inconnus, de votre vigilance. Un homme d’État ne doit pas ainsi donner prise à la critique; son premier devoir est de choisir pour administrateurs les plus dignes. Quoi de plus magnifique et de plus divin qu’une sagesse qui s’emploie à chercher les gens de bien? On veille ainsi aux intérêts de tout un peuple. Il faut surtout écarter les hommes qui bravent les lois, lorsqu’ils veulent, malgré ces lois, gouverner leur pays, et nous offrir comme gage à ceux qui leur prêtent de l’argent. Mettez fin à ce fâcheux état de choses. »

Envoyez-nous des magistrats, comme le veut la loi, que nous ne connaissions point, qui ne nous connaissent point, et qui règlent nos affaires d’après un examen sérieux, et non suivant leurs passions. A l’heure qu’il est il nous vient un maître, mêlé naguère aux luttes qui divisent la Cyrénaïque, et que nous retrouverons sur son tribunal homme de parti. Et que d’autres maux encore! La réunion de quelques convives devient chose suspecte; des citoyens sont sacrifiés au caprice d’une femme; la délation est encouragée; si l’on ne veut pas dénoncer, on se fait condamner, à moins que l’on n’ait déjà subi, avant même d’être condamné, toutes les peines qu’entraîne une condamnation. J’ai vu jeter en prison un citoyen, parce qu’il ne voulait pas accuser de péculat l’honnête préfet qui vient de sortir de charge. Je me trompe quand je dis que j’ai vu: on m’avait interdit d’approcher, comme si j’étais un scélérat, un ennemi de l’Empereur. On a pu torturer autant qu’on a voulu cet infortuné; il n’a pu revoir la lumière qu’à la condition d’accuser Gennadius. Notre Pentapole doit beaucoup à Gennadius le Syrien: exerçant son pouvoir avec douceur, il a, par la seule persuasion, fait entrer insensiblement dans le trésor public plus d’argent que tous ses prédécesseurs, même les plus durs et Les plus cruels, et cet argent n’a coûté de larmes à personne; nul, pour payer, n’a été contraint de vendre son champ : c’étaient là, pourrait-on dire, de pieuses offrandes, puisqu’elles n’étaient point arrachées par la rigueur et par la violence. O citoyens doublement malheureux, et par le souvenir du passé et par l’expérience du Présent ! Que demandons-nous? Bien d’extraordinaire; nous supplions seulement Anthémius de faire respecter les lois, ces lois dont il est le gardiens et qui sont vénérables par leur antiquité (c’est surtout l’antiquité qui donne à la loi un caractère auguste); ou, si l’on aime mieux, de faire respecter les nouveaux décrets, qui sont là, devant nous, avec leur autorité, pour ainsi dire, dans toute la force de la jeunesse.

De la Cyrénaïque, 409.

110. A SON FRÈRE. (A Alexandrie.)

J’aurais tort de ne pas me montrer reconnaissant envers les habitants de Ptolémaïs, qui me jugent digne d’un honneur auquel je n’aurais jamais osé prétendre. Toutefois je dois considérer, non pas l’importance des fonctions que l’on veut me confier, mais mon aptitude à les remplir. Se voir appelé, quand on n’est qu’un homme, à une charge presque divine, c’est, si l’on a un vrai mérite, une grande jouissance; mais si l’on est inférieur à sa position, à combien d’ennuis doit-on s’attendre ! Ce n’est pas d’aujourd’hui seulement, c’est de tout temps que j’ai redouté les honneurs que j’obtiendrais des hommes en déplaisant à Dieu. Quand je m’examine, je ne me trouve pas du tout les qualités nécessaires pour m’élever à la hauteur du sacerdoce. Je veux te dire toutes les pensées qui m’agitent, car je ne puis choisir un plus sûr confident que le frère bien-aimé qui connaît toute ma vie. N’est-il pas tout naturel que tu partages mes soucis, que la nuit tu veilles avec moi, et que le jour nous cherchions ensemble ce qui peut m’apporter de la joie ou détourner loin de moi le chagrin? Ecoute-moi donc, quoique tu saches d’avance presque tout ce que je vais te dire.

J’ai pris un fardeau léger, et jusqu’ici je crois l’avoir assez bien supporté : c’est la philosophie. Comme je ne suis pas resté trop au-dessous des obligations qu’elle m’imposait, on m’a donné des éloges; puis on a estimé que je pouvais faire mieux encore; mais on s’exagère les efforts dont je suis capable. Si par excès de présomption j’accepte la dignité qui m’est offerte, j’aurai déserté la philosophie, sans m’élever jusqu’à l’excellence de l’épiscopat. Vois en effet : tous mes jours se partagent entre le plaisir et l’étude; aux heures d’étude, surtout quand je m’occupe de choses divines, je me retire en moi-même; aux heures de plaisir je m’abandonne à tout le monde; car, tu le sais, quand je ne regarde plus mes livres, personne n’est plus disposé que moi à prendre joyeusement ses ébats. Quant aux affaires publiques, je m’en tiens éloigné par humeur autant que par raison. Mais l’évêque doit être au-dessus des faiblesses de l’humanité; étranger, comme Dieu même, à toute espèce d’amusements, il faut qu’il garde sans cesse sa gravité; tous les yeux le surveillent, et on ne l’estime que s’il s’est fait une âme austère et inaccessible au plaisir. Dans l’exercice du ministère sacré il ne s’appartient plus à lui-même; il est tout à tous, en sa qualité de docteur de la loi, chargé d’expliquer les préceptes. Ajoute qu’à lui seul il a autant d’occupations que tous les autres ensemble; car il faut qu’il se charge des affaires de tous, s’il ne veut s’exposer à toutes sortes de critiques. A moins d’être un esprit rare et supérieur, comment soutenir le poids de tant de soucis sans en être accablé? Comment garder en soi la flamme divine sans qu’elle s’éteigne au souffle des vents les plus contraires? Sans doute il est des hommes, je les admire et je les déclare vraiment divins, qui suffisent à cette double tâche de se mêler aux choses humaines sans se laisser détourner des choses de Dieu. Mais moi je me connais ; je vais, je viens, esclave à la ville et à la campagne de préoccupations vulgaires et basses, et couvert de plus de souillures que personne ne pourrait se l’imaginer. En effet, j’ai tant à me reprocher! Pour peu qu’à mes misères ordinaires vienne s’ajouter quelque nouvelle faute, la mesure est comble. Je manque de force : malade au dedans, faible au dehors, je ne puis être en paix avec ma conscience. Si l’on me demande quelle idée je me fais d’un évêque, je n’hésite pas à dire qu’il doit être sans tache, plus que sans tache, lui qui est chargé de purifier les autres.

En écrivant à mon frère j’ai encore autre chose à lui dire. Tu ne seras pas seul à lire cette lettre: en te l’adressant, je veux surtout faire savoir à tous dans quelles dispositions je suis: quoi qu’il arrive ensuite, on n’aura le droit de m’accuser ni devant Dieu, ni devant les hommes, ni surtout devant le vénérable Théophile. En lui soumettant toutes mes pensées, je m’en remets à sa décision: en quoi donc pourrais-je être coupable? Or Dieu lui-même et la loi m’ont donné une épouse de la main sacrée de Théophile. Je le déclare donc hautement, je ne veux point me séparer d’elle; je ne veux point non plus m’approcher d’elle furtivement, comme un adultère; car de ces deux actes l’un répugne à la piété, l’autre est une violation de la règle. Je désire, je veux avoir un grand nombre d’enfants vertueux. Voilà ce qu’il ne faut pas laisser ignorer à celui de qui dépend la consécration : à cet égard Paul et Denys pourront le renseigner; car j’apprends qu’ils viennent d’être députés auprès de lui par le peuple.

Enfin il est un point sur lequel on n’a rien à apprendre à Théophile, mais qu’il est bon cependant de lui remettre en mémoire: là-dessus je dois insister un peu plus; car à côté de cette difficulté toutes les autres ne sont rien. Il est malaisé, pour ne pas dire impossible, d’arracher de notre esprit les convictions que la science y a fait entrer. Or tu sais que la philosophie repousse beaucoup de ces dogmes admis par le vulgaire. Pour moi je ne pourrai jamais me persuader que l’âme soit d’origine plus récente que le corps; jamais je ne dirai que le monde et les parties qui le composent doivent périr. Cette résurrection, objet de la commune croyance, n’est pour moi qu’une allégorie sacrée et mystérieuse, et je suis loin de partager les opinions de la foule. Le philosophe, contemplateur du vrai, est obligé de faire quelques concessions à l’erreur; car la vérité est à l’esprit ce que la lumière est à l’œil:[116] l’œil ne peut supporter sans dommage une lumière trop vive, et l’obscurité convient mieux à ceux qui ont la vue faible. Il en est ainsi de l’erreur; elle est utile au peuple, tandis que la vérité nuit à ceux qui ne peuvent fixer leurs regards sur la splendeur des choses éternelles. Je pourrai bien accepter l’épiscopat, si les obligations qu’il m’impose me permettent de faire chez moi de la philosophie, d’exposer ailleurs des mythes; si je puis, sans détruire, sans édifier aucune croyance, laisser chacun dans ses idées préconçues. Mais si l’on me dit qu’il y a d’autres exigences à subir, qu’il faut que l’évêque soit du peuple par ses opinions, je me trahirai vite et me ferai voir tel que je suis. que peut-il y avoir de commun entre le vulgaire et la philosophie? Les vérités divines doivent rester cachées; mais le mystère ne convient pas au vulgaire. Je ne cesserai de le répéter, j’estime que le sage, tant que la nécessité ne l’y contraint pas, ne doit ni imposer ses sentiments, ni se laisser imposer ceux d’autrui. Non, si je suis appelé à l’épiscopat, je n’irai point, j’en prends à témoin Dieu et les hommes, prêcher des dogmes auxquels je ne croirai pas. Dieu est la vérité même, et je ne veux pas l’offenser. Mes doctrines sont le seul point où je ne pourrai me faire violence. Je me sens beaucoup de goût pour le plaisir; depuis mon enfance j’ai aimé passionnément les armes et les chevaux, on m’en a même fait un reproche; je serai donc accablé de douleur: de quel œil en effet pourrai-je voir mes chiens chéris sans les mener à la chasse, et mes arcs rongés par les vers? Je me résignerai cependant, si Dieu l’ordonne. Je déteste les soucis des affaires; pourtant, quoi qu’il doive m’en coûter, je supporterai les procès et les tracas de toute espèce, pour m’acquitter, selon la volonté de Dieu, de mon laborieux ministère. Mais jamais je ne consentirai à dissimuler mes convictions; ma langue ne sera pas en désaccord avec ma conscience.

En pensant, en parlant ainsi, je crois plaire à Dieu ; je ne veux pas faire dire que j’ai par surprise saisi l’épiscopat. Il faut que le vénérable Théophile sache à quoi s’en tenir sur mon compte, et quand il sera parfaitement renseigné, qu’il décide de moi. Il me permettra de continuer ma vie et de philosopher comme je l’entends; ou s’il veut que je sois évêque, il n’aura plus le droit de me juger et de me déposer. Toutes les raisons que l’on m’opposera ne sont que bagatelles; car il n’est rien qui soit plus agréable à Dieu que la sincérité. Je le jure par ta tête sacrée, mieux encore, je le jure par le Dieu de vérité, je souffre (et peut-il en être autrement?) à la pensée qu’il faudra changer d’existence. Enfin, après les déclarations que je viens de faire, si celui qui tient ce pouvoir du ciel persiste à me mettre au nombre des évêques, je me soumettrai, et j’accepterai le poste où Dieu m’appelle. Je me dis que si l’Empereur ou même un simple augustal donne un ordre, on est bien forcé de l’exécuter; et je ne m’empresserais pas d’obéir quand c’est Dieu lui-même qui commande! Mais s’il ne veut pas de moi pour son ministre, eh bien ! j’aurai du moins aimé par-dessus tout la vérité, et je ne me serai pas glissé dans le sacerdoce par les voies obliques du mensonge. Fais en sorte que mes amis[117] connaissent bien mes sentiments, et que par eux Théophile en soit instruit.

De Ptolémaïs, 409.

111. A OLYMPIUS. (En Syrie.)

J’en prends à témoin la divinité qui préside à la philosophie et à l’amitié, je préférerais de beaucoup la mort à l’épiscopat. Mais Dieu m’a imposé, non point ce que je désirais, mais ce qu’il voulait; je le prie de me guider dans cette vie nouvelle où il me fait entrer: puissé-je ainsi, non pas descendre des hauteurs de la philosophie, mais en atteindre les plus hauts sommets! Si quelque bonheur m’était advenu, je m’empresserais de vous en faire part comme à l’ami qui m’est le plus cher: il est donc juste que vous soyez le confident de mes chagrins, pour les ressentir avec moi. Vous me connaissez; voyez ce qu’on exige de moi: selon vous que faut-il que je fasse? Je m’essaie à distance. Depuis sept mois que je lutte, je vis loin du pays où je dois exercer le ministère épiscopal; j’attends que je sache exactement à quoi ce ministère m’engage. S’il est compatible avec la philosophie, je l’accepterai; mais s’il ne peut se concilier avec mes principes et mes idées, qu’aurai-je à faire de mieux que de fuir en Grèce? Car si je repousse l’épiscopat, je ne peux plus songer à revenir dans ma patrie : je n’y trouverais que haine et mépris : est-ce vivre que d’être en butte à l’aversion publique?

D’Alexandrie, 410.

112. AUX PRÊTRES. (En Cyrénaïque.)

Si je n’ai pu vous résister, quoique j’aie employé toutes mes forces, toutes les ruses pour éviter l’épiscopat, ce n’est pas vous cependant qui m’avez vaincu; il a fallu la volonté de Dieu pour que je sois aujourd’hui ce que je n’étais point naguère. J’aurais préféré cent fois la mort aux fonctions sacerdotales, car je ne me sentais pas assez de force pour supporter une charge aussi lourde. Mais puisque Dieu m’a imposé, non point ce que je désirais, mais ce qu’il voulait, je le prie de me diriger dans cette vie nouvelle où il me fait entrer.[118] J’ai passé ma jeunesse dans l’étude de la philosophie et dans la tranquille contemplation des êtres ; je n’ai connu que les soucis auxquels nous soumettent les nécessités de l’existence et l’accomplissement des devoirs de citoyen comment donc pourrai-je suffire aux travaux qui se succéderont sans relâche? Et si je me livre au tracas des affaires, pourrai-je encore élever mon esprit vers les beautés intelligibles, qu’un heureux loisir peut seul goûter? Sans ce doux repos, la vie, pour moi et pour ceux qui sont comme moi, n’a rien de supportable. De quoi serai-je capable? Je l’ignore; mais à Dieu, comme on dit, tout est possible, même l’impossible. Élevez donc pour moi vers le ciel vos mains suppliantes; ordonnez pour moi des prières publiques et privées dans toutes les églises des villes, des villages, des hameaux. Si Dieu ne m’abandonne point, alors je reconnaîtrai que le sacerdoce, loin de me faire descendre des hauteurs de la philosophie, m’a élevé encore plus haut.

D’Alexandrie, 410.

113. A AUXENCE. (En Cyrénaïque.)

Homère relègue

Sur la cime des monts, au soin des flots bruyants,[119]

la discorde et les maux qu’elle enfante; le philosophe ne leur permet même pas d’approcher de son âme. Nous sommes trop faibles, moi du moins, pour être philosophes; mais nous ne voulons pas cependant nous conduire moins bien que les soldats dont parle le poète. J’emprunte donc à Homère cet autre vers:

A vous de commencer, vous êtes le plus jeune.[120]

Loin de nous la lutte; mais s’il faut lutter, que le plus jeune commence. Telle est la pensée de Neptune, lorsqu’il invite un dieu moins âgé que lui à porter les premiers coups. Le rôle de l’aîné c’est de provoquer au bien: or rien de meilleur que la concorde. Pour moi non seulement je l’emporte sur vous par l’âge, mais je suis même avancé en âge: on le voit à ma peau, comme dit Phérécyde.[121] C’est donc à moi de faire les avances. Celui qui a eu les premiers torts doit être le premier à revenir : si vous voulez que ce soit moi, j’y consens, pour vous faire plaisir; car, puisque je recherche votre amitié, il est tout simple que je commence par vous accorder tout ce que vous voulez.

De Ptolémaïs, 410.

114. A AUXENCE (En Cyrénaïque.)

Si je vous accusais d’avoir manqué à l’amitié, je gagnerais ma cause au tribunal de Dieu et des gens de bien: car pourquoi votre ressentiment contre mon frère s’est-il étendu jusque sur moi? Mon frère, quoi que je pusse lui dire, s’était mis du parti de Phaüs, aujourd’hui mort, contre Sabbatius: vos raisons n’ayant pu le faire changer d’opinion, vous avez tourné contre moi votre colère, et vous m’avez fait tout le mal possible. Moi, provoqué par vous, j’ai accepté la guerre: alors cela m’était permis; mais aujourd’hui je n’en ai plus ni le droit ni la volonté. L’âge étouffe en moi l’esprit de contention, et la loi de Dieu nous interdit la haine. D’ailleurs je me rappelle notre commune enfance: nous avons grandi, nous avons vécu ensemble à Cyrène; ces souvenirs ne doivent-ils pas être plus puissants sur nous que tous les démêlés à propos de Sabbatius? Laissez-vous aller aux charmes de l’amitié, ce bien précieux. Je reviens à vous; je regarde comme perdu tout le temps que j’ai passé sans vous écrire. J’en souffrais vivement, vous pouvez le croire; mais je dévorais ma peine. Oh ! que les querelles sont donc chose déplorable !

De Ptolémaïs, 410.

115. A ATHANASE L’HYDROMICTE.[122] (……)

Ulysse demandait à Polyphème de le laisser sortir de son antre. « Je suis magicien, lui disait-il, et je puis vous aider à gagner le cœur de la nymphe que vous aimez. Je connais des paroles, des enchantements, des charmes amoureux, qui vaincront promptement la résistance de Galatée. Soulevez seulement la porte, ou plutôt ce roc, qui me semble une montagne. Je reviendrai, tout de suite après avoir soumis la jeune fille. Que dis-je? après l’avoir soumise ! Je saurai, par mes procédés magiques, l’amener ici; elle-même viendra vous prier, vous supplier. Vous pourrez à votre tour faire le difficile et le dédaigneux. Mais un point m’inquiète : l’odeur des toisons offensera peut-être cette nymphe délicate, habituée à se plonger souvent dans les flots. Vous feriez donc bien de balayer, de parfumer votre demeure; mieux encore, préparez des couronnes de lierre et de smilax, pour en parer votre tête et celle de votre bien aimée. Mais que tardez-vous? Quoi ! vous n’avez pas déjà ouvert la porte? » Alors Polyphème de rire aux éclats en battant des mains. Ulysse croyait que c’étaient des transports de joie causés par l’espoir de posséder bientôt celle qu’il aimait. Mais le géant lui caressant le menton: « O Personne, dit-il, tu m’as bien l’air d’un homme adroit et plein de ressources; mais cherche un autre artifice, car tu ne t’en iras pas d’ici ». Ulysse, injustement retenu, pouvait recourir à la ruse pour se sauver; mais vous êtes, vous, plus audacieux que Polyphème, plus entreprenant que Sisyphe. C’est la justice qui vous a saisi; c’est la loi qui vous a emprisonné: puissiez-vous ne pas leur échapper. S’il faut à toute force que vous vous mettiez au-dessus des lois, moi je ne vous aiderai toujours pas à les fouler aux pieds; je ne briserai pas les portes du cachot. Si les prêtres avaient à régir les cités, ils devraient châtier les coupables; car le glaive du bourreau purifie les villes aussi bien que l’eau lustrale placée à l’entrée des temples.

C’est ainsi que jadis les héros s’illustraient.[123]

Il était bon à leurs yeux qu’au même homme fût confié le soin de prier pour le bonheur public et d’agir pour assurer ce bonheur. Pendant longtemps les Egyptiens et les Hébreux furent gouvernés par leurs prêtres; plus tard les fonctions furent séparées: d’un côté le sacerdoce, de l’autre le pouvoir civil ; les magistrats furent destinés aux affaires; nous sommes, nous, établis pour la prière. La loi nous défend de prêter main-forte à la justice et de mettre à mort un scélérat: comment nous permettrait-elle de prendre parti pour un criminel contre la justice ? Je puis au moins, comme prêtre, et j’use de ce droit dans mes prières particulières comme dans les sacrifices publics, demander à Dieu que l’équité triomphe de la violence, et que la cité ne soit plus souillée par le crime: c’est lui demander de perdre tous les méchants, vous et vos pareils. Combien je serais empressé à vous punir, si cela m’était permis ! Jugez-en, puisque, ne pouvant vous punir, je vous maudis.

De Ptolémaïs, 410.

116. A THÉOPHILE. (A Alexandrie.)

Puisse une longue et heureuse vieillesse vous être réservée, très saint, très docte prélat! Que de biens nous pouvons nous promettre de la prolongation de vos jours ! Et quel magnifique enseignement de la doctrine chrétienne nous apportent ces lettres pascales dont le nombre s’accroît avec les années! Celle que vous venez de nous envoyer a instruit et charmé tout à la fois nos diocèses par la force des pensées et par la grâce du langage.

De Ptolémaïs, 411.

117. A SON FRÈRE. (A Alexandrie.)

Vous saviez, tu ne prétendras pas le contraire, que le porteur des lettres pascales allait se mettre en route ; et pourtant vous l’avez tous laissé partir sans daigner vous souvenir de moi, sans lui remettre le moindre billet pour m’apprendre comment vous allez et ce que vous faites. Tout ce qui vous touche m’intéresse grandement, et comme je n’ai chez moi que des sujets de chagrin, je voudrais au moins avoir à me réjouir à votre sujet; mais vous me privez de cette consolation. Vous avez bien tort. Quand nous ne serions pas sortis du même sang, nous avons été nourris ensemble, élevés ensemble; entre nous tout n’a-t-il pas été commun? Que de liens donc nous unissent! L’adversité, on a bien raison de le dire, est chose terrible; les mauvais jours, lorsqu’ils arrivent, mettent surtout à l’épreuve l’affection des amis et des frères. Que j’aie de vos nouvelles, même par des étrangers, et je serai content, pourvu que Dieu vous prodigue ses faveurs ; car c’est là surtout ce que je désire apprendre.

De Ptolémaïs, 411.

118. A UN AMI.[124] (……….)

Cette lettre si distinguée, si charmante, si spirituelle dans sa brièveté, ce chef-d’œuvre que vous avez composé, je l’ai entre les mains; j’en suis doublement ravi, car celui qui me l’écrit est un ami bien cher, et dans ce qu’il écrit quelle grâce délicate ! Votre lettre m’a fait venir à l’esprit une pensée audacieuse; et si l’amitié qui rapproche les extrêmes et réunit les contraires ne me promettait le pardon, je m’exposerais fort à vous fâcher. Mais en quoi consiste donc cette audace? demanderez-vous. Le voici : plus que personne vous êtes le favori des Muses; Démosthène dirait, s’il vous voyait parmi nous, que vous semblez le dieu de l’éloquence descendu sur la terre; et j’ose vous donner de ma prose, moi qui n’ai jamais pu atteindre à l’élégance du langage, et qui suis d’ailleurs devenu si rustique, qu’à peine si je sais encore qu’une barque s’appelle une barque ! Je me gâte; le mal dont je suis atteint, et que je vous avoue tout bas, gagne tous les jours ; il finira, je le crains, par m’envahir tout entier. Il faut donc, non pas me féliciter, mais me plaindre, moi qui n’ai même pas le bonheur de rencontrer ici un esprit distingué, tel que vous, au contact duquel je puisse me dépouiller un peu de ma barbarie et me défaire de ma crasse.

Mais ce qui me chagrine plus encore, c’est que la requête que vous m’adressez m’est arrivée trop tard. L’huile que vous me demandez, et que je voudrais, ou plutôt que je désirais donner à un homme tel que vous, est restée dans le pays (ainsi l’ont voulu les circonstances), et elle a eu son emploi. Tous les oliviers, si vous me permettez d’user d’une locution faite, ont reçu leur greffe; il n’en est plus sur lequel je puisse enter mon ami; ils sont tous en culture, et commencent déjà à donner des fruits. Je n’en dis pas plus; le porteur de ma lettre vous exposera le reste, et vous expliquera comment l’occasion m’a manqué pour satisfaire vos désirs. Adieu; continuez de vous porter avec ardeur à la philosophie.

De Ptolémele, 411.

 

119 A CLÉDOINE. (A Constantinople.)

Un de mes parents se plaint d’une injustice: vous êtes mon ami et son juge; vous pouvez donc me donner satisfaction en même temps qu’aux lois. Qu’Asphalius rentre en possession de ses vases, et que le testament de son père soit confirmé par votre sentence. Que l’accusation n’empêche pas de faire appeler immédiatement sa cause. Et quel temps plus convenable pour rendre la justice que celui où nos supplications s’élèvent avec le plus de ferveur vers Dieu?

De Ptolémaïs, 411.

120. A THÉOTIME. (A Constantinople.)

Comptez Pierre au nombre de ceux qui s’attirent la juste haine de la Pentapole. C’est un homme qui brave ouvertement les lois. Du reste ceux qui les enfreignent hypocritement ne sont pas pour moi l’objet d’une moindre aversion: Dieu le sait, et Dioscoride aussi. Mais Pierre est bien autrement effronté que Dioscoride: qu’une chose excite sa convoitise, il commence par mettre la main dessus; après s’en être emparé, il intente procès au propriétaire; s’il perd, il en appelle à la violence. C’est ainsi qu’il vient d’agir. Il avait pris un vase : on le traduit devant les tribunaux; il est condamné, mais il ne rend pas l’objet, et menace de coups les agents de la justice. Cela m’irrite; car la vie ne serait pas tenable dans une ville où des particuliers seraient plus puissants que les lois. Je décide d’honnêtes citoyens à se réunir pour faire exécuter le jugement et venir au secours de la cité; car si notre homme n’avait pas eu le dessous, bientôt nous aurions vu des Pierres en foule. L’excellent Martyrius surtout (et je lui en suis très reconnaissant) a partagé mon indignation et m’est venu en aide de tout son pouvoir: puisse-t-il en être récompensé par Dieu! Mais qu’il n’en éprouve aucun préjudice auprès d’Anthémius, à qui Pierre menace d’en appeler. Je vous en prie, et je prie en même temps par votre intermédiaire l’illustre et sage Troïle, faites en sorte tous les deux qu’Anthémius ne se laisse pas surprendre, et qu’un misérable ne puisse abuser des lois contre les lois. Ce sont les intérêts de la Pentapole que je défends, et je ne voudrais pas qu’un de mes amis se trouvât à cause de moi dans un mauvais cas. Comment peuvent être déjouées les manœuvres de ce coquin, ce n’est pas à moi de le chercher, mais à vous, ô le plus ingénieux des hommes, lorsqu’il s’agit de trouver tout ce qui est bien!

De Ptolémais, 411.

121. A TROÏLE. (A Constantinople.)

Jadis, quand je parlais, quand j’écrivais à mes amis, ce n’était point pour les entretenir d’affaires ; je vivais avec mes livres, étranger aux choses de l’administration. Mais aujourd’hui dans le poste où Dieu m’a établi, j’ai des devoirs publics qui me sont imposés, j’ai des relations avec des hommes de toutes les classes. Je voudrais donc être utile à ceux qui m’entourent, faire le plus de bien possible aux particuliers et à la cité; en un mot, dans cette traversée de la vie, aimer mes compagnons et m’en faire aimer. J’ai écrit pour vous recommander Martyrius: si j’ai pu le servir, sachez que c’est moi que vous obligez en vous montrant bienveillant pour un de mes intimes; il m’est si attaché, j’en atteste les lettres qui nous sont chères à vous et à moi, que souvent pour me tenir compagnie il reste jusqu’à une heure avancée de la nuit.

De Ptolémaïs, 411.

122. A THÉOPHILE. (A Alexandrie.)

Je viens vous soumettre une difficulté, mais je dois vous donner quelques explications préalables. Un Cyrénéen, Alexandre, de l’ordre des sénateurs, s’engagea, encore jeune, dans la vie monastique; avec l’âge, il fut élevé aux fonctions ecclésiastiques, diacre d’abord, et puis prêtre. Une affaire l’appelle à la cour; il est recommandé à Jean,[125] d’heureuse mémoire (ne parlons qu’avec respect de celui qui n’est plus, car toute haine doit expirer devant le tombeau); grâce à cette recommandation (c’était avant que les églises fussent en lutte les unes avec les autres), il est, par les mains de Jean, sacré évêque de Basinopolis, en Bithynie. Peu de temps après la discorde éclate; Alexandre reste l’ami de celui auquel il doit l’épiscopat, et l’un de ses partisans. Même quand le synode se fut prononcé, l’accord ne se rétablit pas encore tout de suite. Mais qu’ai-je besoin de vous raconter ce que vous savez mieux que personne? N’est-ce pas à vous d’ailleurs qu’on a dû les mesures prises pour ramener l’union? Je me rappelle même avoir lu un traité plein de sens que vous adressiez, si je ne me trompe, au bienheureux Atticus, pour l’inviter à recevoir à la communion les anciens adversaires. Jusque-là Alexandre ne se distingue en rien des gens de son parti; mais voici en quoi, seul ou presque seul, il tient une conduite toute particulière. Depuis trois ans qu’à la suite de l’amnistie[126] la paix a été faite, il n’est pas retourné en Bithynie, il n’a pas repris possession de son siège; il reste au milieu de nous, comme s’il lui était indifférent de ne pas être traité en évêque. Pour moi, que ma vie antérieure laissait étranger à l’étude des lois sacrées, je ne puis encore beaucoup les connaître, depuis moins d’un an que je suis admis dans les rangs du sacerdoce. Si je m’adresse aux vieux prêtres, ils ne me cachent point qu’ils n’en savent guère plus que moi; mais comme ils redoutent surtout d’enfreindre, sans le vouloir, quelque canon de l’Eglise, ils traitent Alexandre avec rigueur: on peut hésiter à qualifier sa faute; ils n’hésitent pas à lui infliger un affront en refusant de l’admettre sous leur toit. Pour moi je ne veux ni les blâmer ni les imiter. Vous plaît-il de savoir à quel parti je me suis arrêté, ô père très vénérable? Je n’ai pas voulu recevoir Alexandre à l’église, ni le laisser prendre place à la sainte table; mais chez moi je l’accueille sans songer à ses torts, et j’ai pour lui les mêmes égards que pour les évêques de la province. Quand l’un d’eux vient me visiter, je lui donne partout, pour lui faire honneur, la première place, et je ne m’inquiète pas du reproche que l’on m’adresse de faire ainsi trop bon marché de mes droits de métropolitain. Métropolitain, je le suis, quand il s’agit de me charger de tous les soucis, et de veiller seul pour le repos de tous : Dieu me saura gré de rechercher les fatigues sans réclamer les privilèges. Quand je vais à l’église, je voudrais ne jamais rencontrer Alexandre dans la rue; si je l’aperçois, je détourne les yeux, et je me sens rougir; mais dès qu’il a franchi le seuil de ma maison et qu’il est sous mon toit, je le reçois du mieux que je puis. Quand me serai-je mis d’accord avec moi-même? Ni en particulier ni en public je n’agis de manière à me satisfaire : tantôt j’obéis à la loi, tantôt je cède à ma nature qui me porte à la bienveillance. Mais je ferais violence à ma nature, si je savais exactement à quoi m’oblige la loi. Je viens donc vous consulter, vous le successeur de l’évangéliste sur le siège éminent que vous occupez;[127] vous me ferez savoir d’une manière nette et précise si je dois ou non traiter Alexandre en évêque.

De Ptolémaïs, 411.

123. A THÉOPHILE. (A Alexandrie.)

Je veux et je dois, c’est Dieu qui l’exige, regarder comme une loi sacrée toutes les prescriptions qui me viennent de votre trône. Aussi, pour vous obéir, quittant les occupations funèbres,[128] et forçant à la fatigue ce corps brisé de douleur, j’ai parcouru des lieux suspects, comme s’ils étaient sûrs; et traversant un pays infesté par l’ennemi, je me suis rendu à Palébisque et à Hydrax : ce sont deux bourgs de la Pentapole, sur les confins de la Libye aride. Là je réunis les habitants; je remets la lettre que vous leur avez adressée, et je donne lecture de celle que vous m’avez écrite sur le même sujet; puis je leur tiens un discours sur la nécessité de procéder à une élection. J’espérais les amener, soit de leur plein gré, soit après quelque résistance, à faire choix d’un évêque; mais je n’ai pu parvenir à vaincre leur attachement pour le très religieux Paul. Vous pouvez m’en croire : je ne voulais pas avoir fait un voyage inutile; j’ai mécontenté des gens qui jusque-là me tenaient en grande considération. Parmi les principaux habitants, les uns protestaient avec des exclamations de colère; d’autres, montant sur des pierres pour pérorer, haranguaient l’assistance. Les traitant alors comme des vendus et des factieux, j’ordonnais aux huissiers de les arrêter et de les chasser de l’assemblée. Je m’efforçais d’apaiser, de réprimer l’agitation tumultueuse de la foule; j’employais toutes sortes d’arguments; j’invoquais la soumission due à votre haute dignité : vous mépriser ou vous honorer, c’est mépriser ou honorer Dieu lui-même, alors leurs lèvres ne prononçaient votre nom qu’avec respect: se prosternant, ils vous suppliaient, comme si vous aviez été présent, avec des cris et des gémissements. L’émotion des hommes éclatait plus vive que je ne m’y étais attendu; mais ce n’était rien encore: les femmes (ce sexe ne veut rien écouter) tendaient leurs bras en l’air, levaient vers le ciel leurs nourrissons, fermaient les yeux pour ne point voir le trône épiscopal veuf de son pontife accoutumé. Enfin peu s’en fallut, malgré mes résolutions contraires, que leur douleur ne me gagnât. Craignant de ne pouvoir résister, car je me sentais troubler, je pris le parti de remettre l’assemblée à quatre jours plus tard, non sans avoir d’abord prononcé de terribles malédictions contre ceux qui, par vénalité, par intérêt personnel, par complaisance, ou toute autre cause semblable, tiendraient un langage en désaccord avec la volonté de l’Église.

Au jour fixé, le peuple arrive, opiniâtre et animé comme la première fois. Je n’avais encore eu le temps de rien dire que toutes les voix s’élèvent ensemble, formant un bruit confus, étourdissant. Les huissiers sacrés commandent le silence : aux cris succèdent les pleurs; rien de triste comme d’entendre les gémissements des hommes, les lamentations des femmes, les sanglots des enfants. « C’est un père, c’est un fils, c’est un frère que nous regrettons », disaient-ils, chacun, suivant son âge, donnant à Paul un de ces noms si chers. Je me préparais à parler: du milieu de la foule on me fait passer une supplique; on me prie de la lire à haute voix. C’était pour m’adjurer de ne plus les contraindre, d’ajourner toute décision jusqu’à ce qu’ils aient pu vous envoyer un messager pour vous faire connaître les vœux de la cité; ils me prient même de vous écrire pour plaider auprès de vous leur cause, en vous faisant part de tout ce que je sais. Or voici Les faits tels que je Les ai appris dans Le synode des prêtres, dans L’assemblée du peuple, et tels qu’ils se trouvent consignés dans la supplique. Conformément à la tradition religieuse, constamment observée, les églises de Palébisque et d’Hydrax ressortissaient à celle d’Erythre; mais elles s’en séparèrent du temps où Orlon était évêque : trop avancé en âge, on lui reprochait de La faiblesse de caractère; c’était un tort inexcusable aux yeux de ceux qui veulent que le pontife s’occupe des choses de la terre et prenne en main les intérêts de tous. Ce digne Orion vivant trop longtemps, on n’eut pas la patience d’attendre sa mort; on fit choix, pour le remplacer, de Sidérius, homme jeune, actif; il avait servi sous les ordres de l’empereur Valens, et il revenait de l’armée pour administrer un domaine qu’il avait obtenu ; il pouvait nuire à ses ennemis et servir ses amis. A cette époque l’hérésie était triomphante;[129] elle avait pour elle la multitude; l’habileté était de mise alors et pouvait être réputée sagesse. On ne voulut donc que Sidérius pour évêque de Palébisque. Mais le fut-il légitimement? Non: les canons étaient violés, d’après ce que m’ont dit les anciens, puisqu’il ne fut sacré ni en Egypte par le patriarche, ni en Cyrénaïque par trois évêques, quoique la permission en fût venue d’Alexandrie. Philon prit sur lui de sacrer tout seul Sidérius: c’était Philon l’ancien, évêque de Cyrène, oncle de Philon le jeune. Dans tout le reste scrupuleux observateur de la loi chrétienne, quand il s’agissait de commander ou d’obéir il prenait assez facilement certaines libertés avec la règle. Je demande pardon de cette réflexion à l’âme de ce saint personnage. Il vint donc, et à lui seul il sacra Sidérius et le plaça sur le trône épiscopal. Mais dans les temps mauvais il faut se relâcher un peu de la rigueur de la loi : le grand Athanase fit la part des circonstances; et bientôt, comme il voulait ranimer et relever dans la Ptolémaïde la foi orthodoxe presque expirante, et que Sidérius lui paraissait convenir à un poste important, il le transféra sur le siège de Ptolémaïs, l’appelant ainsi à la dignité de métropolitain. Plus tard la vieillesse ramena Sidérius à sa première église; en quittant la vie il n’eut point de successeur dans ces bourgades, pas plus qu’il n’avait eu de prédécesseur. Palébisque et Hydrax revinrent, comme par le passé, sous la dépendance d’Erythre, et cela, affirme-t-on, d’après votre décision.

Les habitants insistaient sur ce point qu’il ne convient pas qu’un de vos actes pontificaux soit abrogé. Je leur ai demandé la pièce originale : ils n’ont pu me la représenter; mais ils ont produit comme témoins quelques-uns des évêques de la province. Ceux-ci déclarent que, pour obéir à une lettre reçue de vous, ils avaient proposé au peuple Paul pour évêque; le peuple l’avait agréé; ils vous en avaient alors référé, et d’autres avaient procédé à l’intronisation. Si vous me permettez de vous le dire, père très vénérable, vous étiez libre alors de prendre tel parti que vous auriez voulu: il est moins dur de refuser que de retirer après avoir accordé. Du reste qu’il soit fait comme il plaira à votre autorité paternelle. Ce que vous aviez décidé semblait juste, et c’est ce qu’on allègue; mais si vous changez d’avis, ce qui semblait juste cesse de l’être. Ainsi votre volonté fera loi pour le peuple; car l’obéissance c’est la vie, et la désobéissance c’est la mort. Ils ne songent donc pas à vous résister; mais ils vous prient, ils vous conjurent de ne pas les rendre orphelins du vivant de leur père ; je répète leurs propres expressions. Faut-il louer Paul, faut-il le féliciter de l’attachement que les habitants lui témoignent? Car à moins de se recommander par de rares qualités, ou d’être tout particulièrement favorisé de Dieu, comment aurait-il gagné l’affection de tous et les aurait-il charmés, à ce point qu’ils déclarent ne pouvoir vivre sans lui? Traitez-les avec la bonté qui fait le fond de votre caractère. Je vais retourner à Ptolémaïs, où j’attendrai vos instructions.

Je dois vous raconter tout ce que j’ai fait pendant les quatre jours que j’ai passés ici, et comment j’ai réglé différentes affaires. Ne vous étonnez pas s’il m’arrive de louer et de blâmer le même homme: c’est que ses actes auront été divers; l’éloge et le blême s’appliquent aux choses plutôt qu’aux personnes. Entre ceux qui sont frères en Jésus-Christ il est bon que jamais la discorde ne se produise; et si elle vient à se produire, il est bon qu’on la fasse disparaître promptement. Dans cette pensée, et pour obéir d’ailleurs à vos recommandations, j’ai jugé comme arbitre, après avoir entendu les deux parties, la querelle que je vais vous exposer. Dans le bourg d’Hydrax, sur une colline, s’élevait anciennement une forteresse, aujourd’hui en ruines à la suite d’un tremblement de terre. Jusqu’ici on faisait servir à divers usages ce qui restait de cette forteresse; mais la guerre survenant, comme on peut, en réparant l’édifice, le rendre à sa première destination, voilà qu’à la possession de ces murs s’attache un intérêt sérieux. Entre nos vénérables frères Paul et Dioscore, comme entre leurs prédécesseurs, il y avait une vive contestation au sujet de la propriété de ce fort. L’évêque de Dardanis reprochait à celui d’Erythre d’avoir usé de fraude; car, pour s’emparer d’un terrain qui ne lui appartenait pas, il l’avait d’abord consacré, et prenant ainsi les apparences de la religion, il prétendait maintenir son usurpation par la violence. A cela Paul opposait différentes raisons: il était le premier occupant; d’ailleurs le fort avait servi d’église avant que Dioscore le possédât. En examinant l’affaire avec soin, j’ai démêlé bientôt la vérité. Les dires de Paul n’avaient rien de sérieux: que les habitants des campagnes, chassés par la crainte de l’ennemi, aient fait leur prière dans le lieu où ils s’étaient réfugiés, cela ne suffit point pour que ce lieu soit consacré; car autrement toutes les montagnes, toutes les vallées seront églises; il n’y aura point de forteresse qui ne soit un temple; car on s’y retire en cas d’invasion, et l’on est bien forcé d’y prier, d’y célébrer les saints mystères. Combien de maisons, du temps où l’impiété arienne triomphait, ont offert un asile au culte! Les Ariens étaient aussi des ennemis qui mettaient les fidèles en fuite; elles n’en sont pas moins des demeures privées.

Mais il y a eu un fait de consécration. J’ai dû m’enquérir si c’était du consentement et avec l’autorisation du maure de ce fort. Pas le moins du monde, comme j’en ai eu la prouve. L’un des deux évêques demandait le fort; celui qui en était le possesseur refusait net. Enfin, un jour que Dioscore était parti avec les clefs, Paul s’introduit dans l’édifice; il apportait avec lui un autel, et il consacre sur la colline une petite chapelle. Mais pour arriver à cette chapelle il fallait traverser toute la colline : Paul avait fait ce calcul qu’il pourrait ainsi réclamer comme sien le plateau tout entier. Pour moi je trouvais le procédé indigne, plus qu’indigne, et je m’irritais de cette violation des lois religieuses et des lois civiles. Où en sommes-nous en effet si l’on invente un nouveau genre de confiscation, si l’on abuse des choses sacrées pour exécuter une œuvre détestable, si la prière, si la table sainte, si le voile mystique deviennent des instruments de violence et de spoliation? C’est ainsi que déjà la chose avait été jugée dans la ville; car nous avions eu à Ptolémaïs une réunion de presque tous les évêques de la province, venus pour délibérer sur une question d’intérêt public. Je leur avais conté l’affaire; ils blâmaient fort la conduite de Paul; mais ils n’osaient le déposséder. Quant à moi, j’ai voulu séparer la superstition de la piété; c’est un vice qui se couvre du masque de la vertu, et la philosophie ne peut y voir qu’une troisième espèce d’irréligion. A mes yeux il n’y a rien de saint et de sacré que ce qui est juste et légitime. Aussi je ne m’effrayais point de cette consécration, dont on ne me parlait qu’avec terreur. Non, le véritable christianisme n’admet point que des cérémonies, que des chants aient la vertu matérielle d’attirer la Divinité: tout au plus pourrait-on ainsi évoquer des esprits mondains. Dieu ne descend que dans les âmes exemptes du trouble des passions, et qui lui sont entièrement soumises comment l’Esprit-Saint descendrait-il dans un cœur où règnent la colère et l’aveugle obstination, lui que ces passions feraient fuir d’une âme où il habiterait déjà?

J’allais donc interdire la chapelle, quand j’ai acquis la preuve que Paul avait promis de l’interdire lui-même, et s’y était engagé par serment. Heureux d’échapper ainsi à l’obligation de prononcer une sentence, j’invitais Paul à être son propre juge, je le pressais de tenir sa parole. Mais il revenait sur sa promesse; la chose traînait en longueur. Comme je me trouvais dans le pays pour l’affaire relative à l’évêché de Palébisque, je résolus de me rendre sur les lieux pour vider ce différend. Là se joignent à moi les évêques du voisinage, venus pour diverses causes. On nous fit voir à tous les bornes qui délimitaient le territoire de Dardanis; en outre les vieillards affirmaient, et leur témoignage n’était plus contredit par la partie adverse, que le terrain disputé appartenait bien à Dioscore. Sur les instances de Dioscore, il fallut donner publiquement lecture d’un écrit injurieux que Paul avait composé, en forme de lettre à vous adressée, satire grossière et violente dirigée contre son confrère; mais l’insulteur avait à en rougir plus que l’insulté. Après l’innocence il n’y a rien de plus estimable que la honte de la faute commise:

Dieu seul a le privilège de ne jamais faillir; mais pour l’homme qui a péché, le repentir c’est déjà le retour vers le bien. Paul manifesta les plus vifs regrets; aucun discours n’aurait été aussi expressif que le sincère aveu qu’il fit de ses torts; il se montra si affligé, si contrit de la conduite qu’il avait tenue, que nous lui rendîmes du même coup notre estime et notre amitié. Nous n’avions pas à cela grand mérite. Mais le vénérable Dioscore, en faveur de qui les juges se prononçaient, céda volontairement à son adversaire, en le voyant revenir à de meilleurs sentiments. Il laisse Paul libre de garder ou de rendre, à son choix, la colline; il est le premier à lui proposer divers arrangements, dont il n’aurait même pas voulu entendre parler avant le repentir de Paul.

Celui-ci désirait-il acheter l’emplacement de la chapelle? Préférait-il acquérir, moyennant échange, la colline tout entière? Dioscore était prêt à tout; il s’ingéniait à faire de ces offres qui témoignent un vif désir d’obliger. Mais l’autre ne voulait qu’une chose, avoir le domaine à prix d’argent, aux mêmes conditions où Dioscore en était devenu propriétaire. Paul aujourd’hui possède donc, outre la colline, des vignes, des plants d’oliviers. Quant à Dioscore, s’il ne lui reste plus de champs, il lui reste, ce qui est plus précieux, sa générosité de sentiments et l’honneur d’avoir été fidèle à la loi évangélique, qui fait de la charité le précepte par excellence. Il eût peut-être été plus convenable de me borner à vous dire que l’union et la concorde étaient rétablies entre les frères, sans parler des faits antérieurs, ni des torts qu’a pu avoir un évêque; car il vaut mieux laisser tomber dans l’oubli des fautes qu’on aurait dû ne jamais commettre. Mais Dioscore voulait garder au moins votre estime; il m’a prié de vous écrire en détail, de vous exposer toute l’affaire: il attache un grand prix à ce que vous sachiez que le bon droit, dans cette contestation, était de son côté. J’ai pour lui beau coup de considération et de sympathie; mais j’admire surtout de quel respect il est pénétré pour votre haute dignité. Je le jure par votre tête chère et sacrée, vos pauvres d’Alexandrie doivent de la reconnaissance à Dioscore, qui fait cultiver leurs champs, qui se multiplie pour en tirer un revenu même dans les mauvaises années, et sait mettre à profit toutes les circonstances favorables.

Voilà comment s’est terminé le démêlé entre les deux évêques. Vous m’aviez aussi ordonné d’ouïr la plainte du prêtre Jason, qui accuse un de ses confrères de l’avoir outragé; et la chose en effet est certaine. Jason établissait que Lamponien l’avait maltraité: celui-ci, sans attendre que la preuve soit faite contre lui, avoue sa faute : il en est puni par l’excommunication, malgré son repentir et ses larmes, et quoique le peuple ait demandé son pardon. Mais je n’ai pas cru pouvoir revenir sur ma décision; j’ai renvoyé le droit de faire grâce à l’autorité patriarcale. Seulement j’ai pris sur moi de permettre que, dans le cas où Lamponien se trouverait gravement malade et en danger de mort, tout prêtre l’admît à la communion; car, autant qu’il dépend de moi, je ne veux pas que personne meure sous le coup des interdictions de l’Eglise; mais s’il revient à la santé, il encourra de nouveau sa peine; votre divine bonté pourra seule l’absoudre. Du reste Jason n’est pas non plus sans reproche : il a la langue assez prompte, et il s’est attaqué à un homme dont la main est encore plus prompte; et, comme on dit, pour une chose légère, rien que des propos,[130] il a reçu une lourde correction.

Quant à la somme dont j’ai parlé, Lamponien reconnaît qu’il la doit; bien que la reconnaissance signée de sa main ait disparu dans un naufrage, il n’entend pas s’affranchir par là de sa dette; il demande seulement qu’on lui permette d’attendre le moment favorable pour vendre sa récolte. Il n’a rien plus à cœur, dit-il, que de rembourser promptement l’argent des pauvres. La somme s’élève à cent cinquante-sept pièces.

Si je vous signale maintenant une habitude fâcheuse trop répandue dans ce pays, c’est avec l’espoir que vous la ferez cesser. Des prêtres souvent accusent d’autres prêtres; en supposant que ces dénonciations ne soient pas calomnieuses, toujours est-il qu’elles partent d’un esprit jaloux et malveillant; car on veut ainsi, non pas faire punir des coupables, mais procurer aux chefs militaires des gains illicites. C’est sur moi que retombe la responsabilité de toutes les fautes. Ecrivez donc, je vous en prie, et faites défense à tous d’agir de la sorte. Par là, vous m’obligerez, en même temps que vous viendrez en aide aux honnêtes gens qui se voient tourmentés; enfin vous rendrez surtout service aux dénonciateurs, cor on est d’autant plus heureux qu’on est délivré d’un plus grand mal; et il y a plus de mal à commettre l’injustice qu’à la subir; car dans le premier cas on souffre de sa propre faute, et dans le second de celle d’autrui. Je n’ai voulu désigner personne ; vous, de votre côté, quand même vous sauriez les noms, n’en citez aucun, en exprimant votre blâme. Je ne veux pas m’attirer l’animadversion de mes frères. Si dans le tête-à-tête je fais de sévères objurgations, Dieu ne me le reprochera pas. Mais dans la lettre que vous m’adresserez, contentez-vous de faire voir combien vous réprouvez les dénonciations ; je saurai, le ciel aidant, sans blesser personne, mettre un terme, je ne dirai pas à la honte de l’Eglise, mais à notre honte.

Encore un point à traiter, et je finis ma lettre. Dans notre pays nous voyons courir un certain nombre de vaguants;[131] je vous demande pardon de ce mot assez barbare; c’est le terme, assez expressif, admis ici pour désigner ceux qui désertent leur résidence ecclésiastique. Ils ne veulent plus sans doute avoir de résidence nulle part, eux qui, délaissant celle qui leur était assignée, ont changé de pays non pur nécessité, mais par caprice. Ils vont chercher des honneurs, et se rendent partout où ils peuvent trouver plus de profit. Voici, selon moi, vénérable père, la conduite à tenir à leur égard: il faut interdire toute église à ceux qui ont quitté leur église; qu’ils y retournent, sinon on ne les recevra plus à l’autel ; on ne les invitera plus à prendre les premières places; on les laissera confondus avec la foule sur les derniers bancs quand ils viendront dans nos temples. Ils iront vite reprendre leurs fonctions, dès qu’ils ne se verront plus entourés de respect. Sans doute ils cherchent à se faire honorer partout plutôt que dans leur légitime église; mais mieux vaut encore chez eux que nulle part. Nous les traiterons en public comme de simples particuliers, si tel est votre avis. Mais dans la vie privée, chez nous, comment faudra-t-il les recevoir ? J’attends la réponse à la question que je vous ai posée il y a quelque temps au sujet d’Alexandre le Cyrénéen, évêque d’une des églises de Bithynie : chassé de son siège dans des temps de trouble, maintenant qu’il y peut retourner, il ne va pas l’occuper, il reste ici. En vous écrivant, je vous contais son histoire en détail, et je vous demandais comment je devais en user avec lui. Comme vous ne m’avez pas répondu, je ne sais si ma lettre vous est parvenue, si elle ne s’est pas égarée. J’ai causé de toute cette affaire avec Dioscore, ce digne évêque; et il a ordonné aux tachygraphes de reproduire l’exposé des faits, tel que je vous l’avais adressé. En recevant cette pièce, à défaut de ma lettre, vous pourrez juger et me rendre réponse.

Surtout priez pour moi, oui, priez, car je reste seul, abandonné de tous ; j’ai besoin de votre assistance. C’est à peine si j’ose implorer Dieu pour moi : toutes choses tournent contrairement à mes vœux; n’est-ce pas la punition de ma coupable témérité? Chargé de péchés, nourri hors de l’Eglise, étranger à ses enseignements, je n’ai pas craint de toucher les autels du Seigneur.

De Palébisque, 411.

124. A ANASTASE. (A Constantinople.)

Je n’ai rien pu pour le prêtre Evagrius, rien, pas plus que pour aucun autre opprimé. Nous avons pour préfet Andronicus, de Bérénice, un scélérat, dont l’âme et la langue sont également détestables. Qu’il me méprise, cela n’a pas d’importance; mais il semble avoir honte de respecter Dieu. Dans son orgueil, il s’attaque au ciel même. Je le jure par votre tête chère et sacrée, il a mis la Pentapole en deuil ; il a inventé des instruments de torture pour les doigts, pour les pieds, et introduit toutes sortes d’appareils de supplices, destinés, non pas aux coupables, car on a maintenant toute liberté pour faire le mal, mais à ceux qui ont à payer des impositions pour leur fortune, ou qui doivent de l’argent à quelque titre que ce soit. Il s’entend admirablement à battre monnaie, avec l’aide de Thoas, un geôlier chargé par lui de ramasser les sommes qu’il exige pour la levée des troupes; il en exige aussi pour les besoins de la cour;[132] avec lui, c’est impôt sur impôt; il en écrase la population. On a beau être riche, avoir de quoi payer; on n’échappe pas au fouet. Parfois, tandis que l’esclave court à la maison chercher la rançon du maître, le maître est battu, et risque d’avoir quelques doigts mutilés. Lorsqu’Andronicus n’a plus d’autres victimes pour rassasier sa cruauté, il revient à Maximin et à Clinias; il les tient en réserve pour se donner toute satisfaction. Un méchant comme lui doit être le favori des démons qui prodiguent les honneurs et les richesses aux âmes perverses, dont elles usent comme d’instruments pour faire le malheur des cités: Andronicus est pour eux une nature d’élite; ils favorisent donc son élévation.

Voyez cette étrangeté : le même homme qui se fait humble avec les superbes se montre superbe avec ceux qui sont humbles. Est-on d’humeur simple et douce? Pour Andronicus on est moins que rien. Les seuls qui soient tout-puissants auprès de lui sont Zénas et Jules. Zénas est celui qui a extorqué cette année aux citoyens un double impôt, et qui menace de poursuivre et de faire condamner mon cher Anastase,[133] coupable, à ce qu’il prétend, de prévarication dans son ambassade; il doit tout son crédit à l’affection d’Andronicus. Jules au contraire obtient tout par la violence et la brutalité; il n’en use avec personne aussi rudement qu’avec Andronicus. Déjà dans deux ou trois circonstances il s’est emporté contre lui, avec des apostrophes injurieuses;[134] il lui a reproché toutes ses indignités comme je voudrais l’avoir fait moi-même; si bien qu’il a rendu ce misérable, qui ressemblait à un lion furieux, plus timide qu’un rat; et depuis lors il le traite en esclave: mais les esclaves peuvent au moins murmurer contre leur maître, et Andronicus ne l’ose pas ; il n’en a point la permission. Un insensé n’est jamais courageux; il est tour à tour lâche ou téméraire, mais toujours également méprisable.

Héron vous racontera lui-même ce qui lui est arrivé, si toutefois il peut se remettre; car il a tant souffert de sa liaison avec ce méchant homme, toutes les horreurs qu’il a entendues, qu’il a endurées, l’ont tellement brisé, qu’il espère à peine revenir à la vie, quoique délivré aujourd’hui de cette fatale société. Il a pu s’échapper, car Thoas n’était pas encore de retour de son fameux voyage; mais une fois rentré, Thoas s’est mis en travers[135] pour empêcher les gens distingués de s’éloigner: il rapportait un songe mystérieux du préfet,[136] et ce songe prescrit de faire mourir certains citoyens, d’en jeter d’autres en prison. Ainsi, à cause d’un rêve, ceux-ci sont plongés dans les fers; ceux-là, sans qu’on ait rien à leur reprocher, périssent: du moins, s’ils n’ont pas encore succombé, ils périront bientôt. Autant qu’on l’a pu, on les a fait expirer sous les verges; s’ils vivent encore, à l’heure où je vous écris, c’est la vigueur de leur constitution qui seule les a sauvés. « Le grand Anthémius, l’illustre préfet du prétoire, ne pourra recouvrer la santé, ni se guérir de la fièvre, si Maximin et Clinias ne sont mis à mort. » Voilà l’histoire que Thoas conte à l’oreille des gens. Maximin offre de l’argent pour sortir de prison : Andronicus se refuse à rien entendre; il ne veut pas non plus que Leucippe puisse vendre ses biens. « Il ne s’agit pas, dit-il, de remplir le trésor public, mais de rendre au préfet la santé. Le préfet a fait venir Thoas, et, sans autre témoin de leur entretien que le sophiste,[137] il a raconté le songe qu’il avait eu; puis l’ordre a été donné, Thoas en fait le serment, de fermer tous les ports, jusqu’à ce que lui-même soit revenu à Ptolémaïs, et ait mis Andronicus au courant de la chose: car il ne faut laisser échapper aucun de ceux qui doivent mourir pour assurer le salut d’Anthémius. » Ainsi, pour un rêve qu’a fait le préfet, ou plutôt pour un rêve qu’on lui attribue, la Pentapole essuie des afflictions qui ne sont que trop réelles.

Andronicus, qui a reçu ces confidences, se montre animé d’un zèle sans bornes pour la vie du ministre.

Dans ses fougueux transports il obéit.

à Thoas; il ne sait plus respecter

Les hommes ni les dieux; la fureur le possède.[138]

Dans le triste état où est tombé notre pays, Evagrius n’avait pas besoin d’aller consulter un prophète pour être sûr qu’il perdrait, si son affaire passait devant le tribunal. Andronicus s’en était expliqué d’avance, non pas avec des indifférents, mais avec Evagrius lui-même. « Soumettez-vous sans résistance, lui avait-il dit; payez, cela vaut mieux ;[139] sinon je suis bien décidé à vous condamner. »

Quant à moi, ma justification est toute prête. Dieu, Dioscoride et les hommes ne peuvent m’en vouloir si je n’ai rien fait : j’étais considéré, je ne le suis plus, du moins en tout ce qui se rapporte aux choses humaines ; j’avais du crédit, je n’en ai plus. Tandis que j’étais loin de Ptolémaïs, Andronicus professait pour moi beaucoup de vénération; à Alexandrie, je l’avais deux fois sauvé de la prison. Je reviens, il se montre tout outre à mon égard. Quand j’ai eu le malheur de perdre celui de mes enfants qui m’était le plus cher, un instant j’ai songé à quitter la vie; j’étais vaincu par le chagrin: le chagrin m’a toujours trouvé trop faible, vous le savez. Si j’ai fini par surmonter ma douleur, ce n’a pas été par un effort de raison; mais Andronicus a changé le cours de mes idées, et m’a contraint de ne plus penser qu’aux malheurs publics. Les calamités ont fait diversion aux calamités; de nouvelles peines ont chassé les peines anciennes; la tristesse que je ressentais de la mort de mon fils a fait place à une autre tristesse mêlée de colère.

On m’avait prédit, vous le savez, le jour où je mourrais. C’est ce jour-là que j’ai été fait évêque. Ma vie jusque-là s’était écoulée dans la joie, elle avait été comme une fête perpétuelle : estime publique, jouissances du cœur, les biens du dehors comme les satisfactions de l’âme, tout se réunissait pour me rendre plus heureux que ne le fut jamais philosophe. Aujourd’hui de tout ce bonheur il ne me reste plus rien. Mais la plus cruelle de toutes mes afflictions, celle qui me fait désespérer de la vie, c’est qu’habitué jusqu’ici à voir mes prières exaucées, je sens maintenant que je m’adresse en vain à Dieu. Le deuil est entré dans ma maison; j’habite une patrie désolée; tous viennent vers moi pour pleurer et gémir; Andronicus met le comble à toutes mes misères, et ne me laisse plus jouir d’un seul moment de repos. Comme je ne puis assister ceux qui recourent à moi, je suis condamné à les entendre me reprocher mon impuissance.

Je vous en supplie donc tous les deux,[140] mais je vous supplie surtout, vous qui m’êtes si cher, Anastase, mon frère; on prétend que ce furieux est votre protégé : il est juste que vous usiez de votre crédit pour Synésius plutôt que pour Andronicus. Délivrez de tant de misères Ptolémaïs, la cité dont je suis l’évêque. Je ne voulais pas l’être, le ciel le sait. Qu’ai-je donc fait pour être si durement puni? Si j’ai attiré sur moi, comme on dit, la colère de quelque Dieu, n’ai-je pas assez expié mes fautes? N’en peut-on pas dire autant de Maximin et de Clinias? Les plus cruels démons auraient pitié de ces infortunés: mais Thoas et Andronicus sont des démons implacables.

De Ptolémaïs. 411.

125. A ANYSIUS. (En Cyrénaïque.)

Jean, que j’aime beaucoup, parce qu’il vous aime, vient d’être fort malade; mais il souffrait moins encore de sa maladie que du déplaisir d’être éloigné de vous; son état ne lui permet pas encore de vous rejoindre. Ce qui achève de le désoler, c’est qu’il désire se distinguer par quelque exploit; et il ne supporte qu’avec impatience l’inaction à laquelle il se voit condamné.

De Ptolémaïs, 411.

126. A ANYSIUS. (En Cyrénaïque.)

Tout dernièrement la nouvelle m’arrivait de Cyrène que l’ennemi approchait; je songeais à envoyer tout de suite à Teuchire pour vous le faire savoir; mais un messager est venu nous apprendre que vous occupiez déjà avec vos soldats les hauteurs du pays. Vous avez donc été averti avant nous. Puisse Dieu vous récompenser de votre diligence et maintenant et plus tard. Mais je vous ai adressé mes félicitations, en même temps que je m’informais de vos affaires; elles sont en bon état, je l’espère. J’ai à cœur, fort à cœur (et peut-il en être autrement?) le bonheur de la Pentapole, la mère de ma mère, comme disent les Crétois, et je n’ai pas moins souci de vous et de votre gloire: aussi à chacune de vos victoires tout le monde vient me faire compliment. Intéressé comme je le suis à vos succès, ô le meilleur des hommes et des généraux, j’ai donc le droit de savoir ce que vous faites. J’ai exhorté Jean à se signaler: vous trouverez en lui, Dieu aidant, un vaillant soldat. Accordez-lui votre protection,[141] à cause de son frère qui vous rendra à lui seul autant de services que plusieurs. Moi qui connais à fond ces deux jeunes gens, et qui sais combien ils tiennent à l’estime l’un de l’autre, je vous donne le conseil qui me semble le meilleur : si vous le suivez, rien de mieux. Saluez de ma part les compagnons qui servent sous vos ordres. Je désire voir bientôt mon ami de retour, et il me rapportera de bonnes nouvelles de cette guerre: quoiqu’il ne soit pas bien intrépide, il s’est mis hardiment en route, comptant que les chemins étaient sûrs, grâce à vos armes. Rendez à Cyrène les deux frères; ils combattront pour la patrie qui les a élevés et nourris.

De Ptolémaïs, 411.

127. A ANYSIUS. (A Ptolémaïs.)

La lumière et les ténèbres ne sauraient habiter ensemble il est dans leur nature de rester séparées. Nous revenions de vous faire cortège, quand nous avons rencontré Andronicus.

De Ptolémaïs, 411.

128. A ANYSIUS. (En Cyrénaïque.)

Rien ne serait plus utile à la Pentapole que d’avoir des Unnigardes, soldais vaillants et honnêtes, plutôt que des troupes indigènes, et même que tous les auxiliaires qui ont été envoyés dans notre pays. En effet ceux-ci, même quand ils étaient supérieurs en nombre, n’ont jamais livré bataille avec confiance; mais les Unnigardes, dans deux ou trois affaires, sans être plus de quarante, en sont venus aux mains avec plus de mille ennemis; aidés par Dieu et commandés par vous, ils ont remporté les plus grandes et les plus belles victoires. Les barbares se sont à peine montrés, que les uns sont tués, les autres chassés; puis les Unnigardes reviennent, parcourant les hauteurs, toujours au guet pour arrêter les incursions de l’ennemi, comme ces fidèles chiens de garde qui errent à l’entour du troupeau, pour le protéger contre les attaques du loup. Mais je rougis quand je vois ces braves gens ne retirer que de la peine pour prix des services qu’ils nous ont rendus. Je n’ai pu lire sans tristesse la lettre qu’ils m’ont écrite, et je crois que vous ne devez pas rester indifférent à leur prière. Ils désirent (cette demande est trop juste et nous ne devions pas attendre qu’ils nous la fissent) que j’intercède auprès de vous et que vous intercédiez auprès de l’Empereur pour qu’on ne les inscrive pas, eux qui sont des soldats d’élite, au rôle des troupes indigènes. Ce sera une grande perte, pour eux et pour nous, s’ils se voient retirer les grâces impériales, s’ils sont privés de leurs chevaux, de leur armement, de la solde qui leur est nécessaire. Je vous en prie, vous qui vous êtes distingué à leur tête, ne laissez pas infliger à vos compagnons d’armes cette dégradation; mais qu’ils gardent leur rang et les avantages dont ils jouissaient. Il en sera ainsi si vous faites savoir à notre clément Empereur combien ils sont utiles à la Pentapole. Priez en outre l’Empereur d’ajouter cent soixante de ces soldats aux quarante que nous avons déjà: car n’est-il pas certain que, Dieu aidant, deux cents Unnigardes, tous animés du même esprit et du même courage que ceux dont je loue les bonnes qualités, en auront bientôt fini, commandés par vous, avec les Ausuriens? Qu’est-il besoin de lever tant de troupes, et de tant dépenser chaque année pour leur entretien? N’ayons que peu de soldats, mais que ce soient de vrais soldats.

De Ptolémaïs. 411.

129. AUX ÉVÊQUES (Dans les pays chrétiens.)

Andronicus a trompé l’Église; il apprendra qu’elle ne menace pas en vain. Naguère, hier encore, il outrageait Dieu, il insultait les hommes. Aussi, lui fermant notre église, nous vous avions écrit, vénérables frères, pour vous faire connaître la sentence rendue contre lui.[142] Avant que la lettre partît, Andronicus est venu, en suppliant, et témoignant du repentir: tous ont été d’avis de l’admettre à la pénitence, moi seul excepté; car je croyais connaître à fond cet homme, capable de tout dire et de tout faire. Je pressentais, je prédisais qu’à la première occasion il reviendrait à son naturel; j’estimais qu’il serait moins audacieux sous le coup des condamnations ecclésiastiques que s’il était affranchi de toute peine. Je voulais donc maintenir la décision prise à son égard, et je pensais me montrer ainsi fidèle observateur de la loi de Dieu et gardien zélé des intérêts de la cité. Mais n’est-ce pas de la présomption que de prétendre résister seul à plusieurs, moi surtout qui suis encore jeune, à ces vénérables vieillards dont la vie s’est écoulée dans le sacerdoce, tandis qu’il n’y a pas un an que j’exerce le saint ministère? J’ai donc cédé à leurs instances; j’ai consenti à ne pas envoyer la lettre; j’ai reçu les excuses d’Andronicus, mais à la condition que désormais il renoncerait à traiter cruellement des citoyens d’une condition égale à la sienne, et qu’il prendrait pour guide la raison, et non plus la passion. « Si vous restez, lui disais-je, dans les limites que vous vous êtes tracées vous-même, non seulement nous prierons pour le pardon de vos péchés, mais nous vous admettrons encore à prier avec l’Eglise. Mais si vous manquez à votre promesse, la sentence qui reste suspendue sera publiée; la peine n’aura été ajournée que le temps nécessaire pour faire voir à tout le monde qu’il ne faut attendre de vous aucun amendement. » Andronicus acceptait ces conditions; il assurait que bientôt il donnerait des preuves de son changement. Des preuves! oui, il nous en a donné, nous en avons eu, mais de son impénitence.

Combien de nouveaux motifs d’excommunication! Jusqu’à présent il avait reculé devant la confiscation et le meurtre. Aujourd’hui que de proscrits! que de malheureux, riches naguère, réduits par lui à la mendicité! Mais tout cela n’est presque rien, si l’on songe au supplice du noble Magnus qu’il a fait périr si cruellement. Il a été mis à mort ce fils d’un citoyen distingué; après avoir prodigué sa fortune dans les charges publiques, il a péri victime de la haine dont un autre était l’objet. On exigeait de lui de l’or: s’il n’en donnait pas, il était frappé de verges; s’il en donnait, il était encore frappé pour en avoir trouvé: en effet il avait vendu sa terre non pas à ses amis, mais au préfet. Je pleure cette jeunesse si cruellement traitée, et ces espérances tranchées dans leur fleur. Mais plus malheureux encore que ce jeune homme est sa vieille mère: elle avait deux fils; l’un a été exilé par Andronicus, et elle ne sait où il trame sa vie errante; pour l’autre elle sait où il a été inhumé. Et les lois? Les lois, hélas! sont foulées aux pieds par ces préfets qui gouvernent leur propre pays, qui empruntent pour acheter leurs charges. Dieu veut pour ces lois d’autres gardiens. Quant à nous il nous suffit de rester purs parmi les purs. Tenons-nous renfermés dans l’enceinte sacrée, et interdisons aux coupables l’accès des saints autels.

De Ptolémaïs, 411.

130. A HÉSYCHIUS. (A Cyrène.)

Les Athéniens louaient Thémistocle, fils de Néoclès, de ce qu’étant le plus ambitieux de tous les hommes de son temps, il refusait cependant toute charge où il n’aurait pu rendre à ses amis plus de services qu’à des étrangers. Votre mérite reconnu a fait créer pour vous un emploi, nouveau dans la cité de nom comme de fait. Je m’en suis réjoui: c’était tout naturel, vu notre ancienne affection : la géométrie sacrée ne nous a-t-elle pas liés l’un à l’autre? Mais quand je vous vois inscrire mon frère au nombre des sénateurs, et ne pas effacer de cette liste maudite sa belle-mère, malgré les revers qu’elle a éprouvés, je dis que ce n’est pas agir en imitateur de Thémistocle ni en géomètre : car il fallait traiter Evoptius en frère, s’il est vrai que deux choses égales à une troisième sont égales entre elles. Si vos occupations trop nombreuses vous ont fait commettre une erreur, faites droit à ma réclamation, ô mon cher ami; et après avoir reçu ma lettre, déclarez la belle-mère d’Evoptius affranchie pour l’avenir et pour le passé de cette injuste contribution. Rendez-moi aussi mon frère. Est-ce pour échapper à des charges aussi lourdes qu’il s’est éloigné de notre pays? Dieu le sait; mais c’est la seule raison que me donne Evoptius, quand il n’est pas là pour m’apporter les consolations qui me seraient si nécessaires dans les malheurs dont vous avez entendu parler.

De Ptolémaïs, 411.

131. A TROÏLE. (A Constantinople.)

Cyrène et les villes voisines vous doivent de la reconnaissance pour la lettre qu’elles ont reçue d’Anastase; mais vous pouvez en outre compter sur la faveur de Dieu, dont vous vous montrez l’imitateur par votre empressement à faire du bien. Soyez heureux, ô le meilleur des philosophes! J’aime, en m’inspirant des circonstances, à vous donner ce nom.

De Ptolémaïs, 444.

132. A THÉOPHILE. (A Alexandrie.)

Il n’y a plus de justice parmi les hommes; naguère Andronicus était inhumain; aujourd’hui on le traite avec inhumanité. Mais l’Eglise aime à relever les humbles, à humilier les orgueilleux. Elle détestait Andronicus à cause de ses crimes; aussi a-t-elle précipité sa chute : mais maintenant qu’il est accablé de plus misères que nous n’en avions appelé sur sa tête, nous le prenons en pitié, et par là nous avons offensé les puissants du jour. Mais faut-il s’étonner si jamais nous n’habitons avec les heureux, si nous pleurons toujours avec ceux qui pleurent? Nous l’avons donc arraché au tribunal, nous avons adouci ses calamités. Si votre piété juge cet infortuné digne de quelque intérêt, ce sera pour moi la preuve évidente que Dieu ne l’a pas encore entièrement délaissé.

De Ptolémaïs, 411.

133. A SON FRÈRE. (A Alexandrie.)

Celui à qui j’ai remis cette lettre est le questeur et l’intendant de la légion des Dalmates. J’aime tous les Dalmates, comme mes enfants; car ils sont de la ville dont je suis devenu l’évêque.[143] Voilà tout ce que j’avais à te dire; c’est à toi maintenant de faire accueil à ceux qui me sont chers comme à tes propres amis.

De Ptolémaïs, 411.

134. A THÉOPHILE. (A Alexandrie.)

Celui que j’ai chargé de cette lettre se rend à Alexandrie pour une affaire sur laquelle il ne m’est pas permis de m’expliquer. Mais je peux dire, et c’est la vérité même, qu’il a toujours été fidèle à la vertu. Vous le traiterez donc avec la considération à laquelle un honnête homme a droit. Quant à l’accusation qu’il a intentée, il en arrivera ce qu’il pourra; car à Dieu ne plaise que vous participiez jamais, si peu que ce soit, même à la mort d’un coupable.

De Ptolémaïs, 411.

135. A THÉOPHILE. (A Alexandrie.)

Les Olbiates (ce sont les habitants d’un bourg voisin) avaient à élire un évêque en remplacement du bienheureux Athamas, mort après une longue vie passée dans le sacerdoce. Ils m’ont appelé pour prendre part à leur délibération. J’ai fait compliment au peuple d’avoir à choisir entre beaucoup de candidats, tous fort méritants; mais j’ai fait surtout compliment à Antoine de ses vertus, qui l’ont fait juger le plus digne entre tous; car c’est sur lui que se sont portées toutes les voix. Le choix de la multitude a ou le plein assentiment de deux vénérables évêques, avec lesquels Antoine avait été élevé, et c’est par l’un d’eux qu’il a été ordonné prêtre. Je le connaissais par moi-même assez peu; mais tout ce qui me revenait de lui me l’a fait prendre en grande estime. Après tout ce que j’avais vu et entendu à l’honneur d’Antoine, je n’ai pas hésité à lui donner, moi aussi, mon suffrage. Je serai heureux de l’avoir pour collègue dans l’épiscopat. Il ne manque plus, mais c’est le point essentiel, que votre approbation : les Olbiates vous la demandent, et moi je réclame vos prières.

De Ptolémaïs, 411.

136. AU PRÊTRE PIERRE. (A Ptolémaïs.)

Que Dieu conduise toujours ma main et ma langue. Je vous envoie la lettre solennelle qui fixe la fête de Pâques au dix-neuvième jour de pharmuthi;[144] la nuit qui précède ce jour doit être aussi consacrée au mystère de la Résurrection. Ayez pour le porteur de cette lettre toutes sortes d’égards, à son passage et à son retour; fournissez-lui chaque fois les chevaux dont il peut avoir besoin: c’est de toute justice; car, pour ne pas laisser se perdre l’antique coutume de nos églises, il s’expose à tomber entre les mains des ennemis, en traversant un pays qu’ils infestent. Dans cette lettre je demande aussi à la ville des prières pour moi. Elle doit maintenant comprendre l’imprudence qu’elle a commise en m’appelant à l’épiscopat, moi qui, loin d’oser prier pour le peuple, ai plutôt besoin que le peuple veuille bien prier pour mon salut. Un synode, où se réunissent beaucoup de prêtres, convoqués pour traiter des affaires présentes, me permet à peine de vous écrire. Si je n’ai pu vous tenir un langage comme celui que vous êtes habitué à entendre, il faut me pardonner, et n’accuser que vous-mêmes; car vous avez préféré à ceux qui connaissent les saintes Ecritures un homme qui les ignore.

D’Alexandrie, 412.

137. A ANYSIUS. (Dans la Cyrénaïque.)

Carnas est bien lent à s’exécuter; ni de gré ni de force il ne peut se décider à devenir honnête. Il faut pourtant qu’il paraisse devant nous, que nous sachions ce qu’il dit, et s’il osera me regarder, lui qui veut m’acheter malgré moi le cheval qu’iL m’a volé: car sans cheval, dit-il, il ne peut être soldat. Le prix qu’il m’offre est dérisoire; comme je ne l’accepte pas, il refuse de me rendre le cheval, et croit en être légitime possesseur. Quand on est un Agathocle ou un Denys, on peut, avec le pouvoir despotique dont on jouit, se permettre impunément toutes sortes de méfaits; mais un Camas de Cappharodis devra rendre des comptes à la justice. Si on l’amène devant vous, faites-le-moi savoir, afin que je fasse venir de Cyrène des témoins qui le confondent.

De Ptolémaïs, 412.

138. A ANYSIUS. (En Cyrénaïque.)

Vous avez agi pour moi comme un fils pour son père; je voue en remercie. Carnas m’a supplié, et Dieu lui-même appuyait ses supplications: car un prêtre peut-il, dans les jours de jeûne, permettre qu’à cause de lui un homme soit arrêté? Celui qui a amené Camas ne l’a point relâché, on le lui a enlevé. Si la contrainte qu’il a subie lui attire un châtiment de votre part, j’aurai le regret d’avoir, par mon indulgence à l’égard d’un coupable, fait du tort à un innocent.

De Ptolémaïs, 412.

139. A CHRYSO....[145] (…….)

Le printemps plaît aux autres hommes parce qu’il embellit la terre en la revêtant de fleurs, et fait de la campagne une verdoyante prairie; si je l’aime, moi, c’est qu’il me permet de converser avec vous, mes chères fleurs. Je voudrais reposer sur vous mes yeux. Puisque cette joie m’est refusée, je me donne toute la satisfaction que je peux me donner; en vous écrivant, je suis en quelque sorte avec vous. Les matelots et les navigateurs ne ressentent pas autant de plaisir à traverser la mer, à cette époque de l’année, que j’en éprouve à prendre la plume, le papier et l’encre, pour causer avec des amis si charmants. En hiver, quand la glace couvre les champs, quand la neige obstrue les chemins, personne n’ose venir nous voir du dehors, personne n’ose s’en aller d’ici. Renfermés dans nos demeures comme dans une prison, et condamnés, faute de messagers, à nous taire, nous avons, quoiqu’à regret, gardé un long silence. Mais aujourd’hui que la saison plus douce rouvre les routes et nous rend la parole, nous avons dépêché vers vous le prêtre qui demeure avec nous, pour qu’il nous rapporte des nouvelles de vos santés. Faites-lui donc, excellent seigneur, l’accueil qu’il mérite; regardez-le d’un œil bienveillant; et quand il reviendra, faites-nous dire, je vous prie, comment vous vous portez: car vous n’ignorez pas combien nous tenons à le savoir.

De Ptolémaïs, 412.

140. A CHRYSO.... (…….)

Le fils de Laërte, le prudent Ulysse, après avoir reçu d’Eole les outres pleines de vent, voyait déjà les sommets d’Ithaque; le chant des oiseaux arrivait à son oreille, quand, par la faute de ses compagnons, il fut rejeté en pleine mer, loin de sa patrie. Nous aussi, quand déjà nous entendions le chant des oiseaux, les aboiements des chiens, la voix de nos amis à quelque distance de nous, nous avons dû revenir, privés de ceux que nous aimons et qui nous aiment; nous nous résignons aux rigueurs de la fortune qui nous poursuit sans relâche; nous cédons au temps, et nous obéissons aux événements, qui sont plus forts que notre vouloir, et soumettent l’âme à l’empire de la nécessité. Adieu, cher ami, qui connaissez notre affection pour vous, et qui nous rendez en retour la vôtre.

De Ptolémaïs, 412.

141. AUX PRÊTRES. (En Cyrénaïque.)

Il faut mettre sa confiance en Dieu plutôt que dans les hommes. J’apprends que les sectateurs de l’indigne hérésie d’Eunome,[146] s’appuyant du nom de Quintianus et du crédit qu’ils se vantent de posséder à la cour, veulent attenter de nouveau à la pureté de l’Église. Des pièges sont tendus aux âmes simples par de faux docteurs, débarqués tout récemment ici avec les émissaires de Quintianus. Leur procès n’est qu’un prétexte pour masquer leur impiété, ou plutôt n’est que l’occasion cherchée pour soutenir leur impiété. Veillez donc à ce que ces prêtres illégitimes, ces apôtres d’un nouveau genre envoyés par le démon et par Quintianus, ne se jettent à votre insu sur le troupeau confié à votre garde, ou ne sèment l’ivraie avec le bon grain. On connaît leurs retraites; vous savez quelles campagnes les recueillent; vous savez quelles demeures sont ouvertes à ces brigands. Poursuivez ces voleurs à la piste; efforcez-vous de mériter la bénédiction donnée par Moïse aux Israélites fidèles qui dans le camp armèrent leur cœur et leur bras contre les adorateurs des idoles. Voilà les exemples que je dois mettre sous vos yeux, mes frères. Faites bien ce qui est bien; laissez de côté les viles préoccupations d’intérêt; dans toutes vos œuvres n’ayez en vue que Dieu. Le vice et la vertu ne peuvent avoir le même objet; c’est pour la religion que vous luttez; c’est pour les âmes qu’il faut combattre; ne permettez pas que l’erreur les enlève à l’Eglise, comme elle ne l’a fait déjà que trop. Mais celui qui ne se donne comme le défenseur de l’Eglise que pour s’enrichir, qui spécule, pour s’élever, sur les services qu’il peul rendre dans des circonstances qui réclament une énergique activité, celui-là nous le repoussons de la société des chrétiens. Dieu ne veut pas d’une vertu intéressée; il n’a pas besoin de serviteurs vicieux: il aura toujours assez de soldats dignes de l’Église; il trouvera des combattants qui cherchent leur récompense, non point ici-bas, mais dans le ciel. Soyez ces élus de Dieu. Je dois bénir les bons et maudire les méchants. Ceux qui par lâcheté trahiront la cause du Seigneur, ou qui ne poursuivront ses ennemis que pour s’emparer de leurs biens, sont coupables devant Dieu. Voici quel est votre devoir: déclarez la guerre à ces dangereux marchands,[147] qui altèrent les dogmes sacrés pour en faire comme une fausse monnaie; faites voir à tous ce qu’ils sont. Qu’ils s’en aillent, chassés honteusement de la Ptolémaïde, mais emportant avec eux tout ce qui leur appartient. Maudit soit devant Dieu celui qui enfreindra ces prescriptions. Si quelqu’un,, en voyant ces assemblées impies, en entendant les discours qui s’y tiennent, reste indifférent, ou se laisse corrompre par l’appât du gain, nous ordonnons qu’il soit considéré comme un de ces Amalécites dont il n’était pas permis de prendre même les dépouilles. Saül garda une part de ce butin : Je me repens, dit le Seigneur, d’avoir établi Saül roi d’Israël.[148] Qu’il n’ait pas à se repentir de vous avoir pour ministres. Pour que Dieu jette sur nous un regard favorable, soyez tous dévoués à son service.

De Ptolémaïs, 412.

142. A OLYIMPIUS. (En Cyrénaïque.)

Des impies, venus du dehors, menacent notre église; sachez leur résister: un clou chasse l’autre.

De Ptolémaïs, 412.

143. A SIMPLICIUS. (A Constantinople.)

Dieu nous commande d’être généreux envers nos débiteurs: or si les uns nous doivent de l’argent, les autres nous doivent satisfaction pour les offenses commises envers nous. Pardonner les offenses, c’est donc obéir à Dieu.

De Ptolémaïs, 4t.

144. A JEAN. (En Cyrénaïque.)

Je vous trouve heureux au delà de toute expression, vous qui nous avez quittés, nous autres hommes,

Errants dans le séjour triste et sombre d’Até,[149]

et plongés dans les terrestres pensées. Dès à présent, dégagé des vulgaires soucis, vous venez d’entrer dans la vie heureuse. Ganus, votre ami, en nous racontant votre existence nouvelle, s’est bien gardé sans doute de rien dire qui ne fût l’exacte vérité, quoique par amitié quelquefois on altère la vérité. Ganus donc raconte que vous vivez dans un monastère; que si vous venez encore à la ville, c’est uniquement pour consulter les livres et acquérir la science théologique. Il ajoute que vous avez pris le manteau brun: le manteau n’en vaudrait pas moins s’il était blanc; car cette couleur, nette et brillante aux yeux, convient mieux à la pureté des âmes. Mais si vous préférez le brun, pour imiter vos devanciers, je vous approuve de vouloir plaire à Dieu: car c’est l’intention qui fait le mérite de nos actes; c’est dans l’intention que réside la vertu. Je vous félicite donc, vous qui avez atteint tout de suite le but que nous poursuivons à grand-peine. Priez pour nous afin que nous arrivions aussi. Puissions-nous n’avoir pas perdu le temps que nous consacrons à la philosophie, et ne point user inutilement notre vie sur les livres. Recevez les vœux que je forme pour votre santé et pour votre bonheur.

De Ptolémaïs, 412.

145. A UN ÉVÊQUE.[150] (……..)

Le caractère sacré que vous avez reçu ne vous a pas été enlevé. Les impies ont beau vous repousser; pour les gens de bien vous restez toujours évêque. Vous êtes banni de l’Égypte; réjouissez-vous, et croyez que c’est à vous que s’adresse le prophète quand il crie: « Qu’y a-t-il de commun entre vous et la terre d’Égypte? Qu’avez-vous besoin de boire l’eau du Géon?[151] » Cette race est depuis longtemps rebelle envers Dieu et ennemie des saints pères.

De Ptolémaïs, 412.

146. A SON FRÈRE. (A Alexandrie.)

Jusqu’ici j’avais été heureux; mais par un triste retour du sort je ne vois plus que sujets d’affliction et dans ma patrie et dans ma famille. Je vis dans un pays en proie à tous les maux de la guerre : évêque, je dois ressentir les infortunes de tous; il n’y a pas de semaine où je n’aie à courir souvent aux remparts, comme si mes fonctions m’appelaient à combattre plutôt qu’à prier. J’avais trois fils; il ne m’en reste plus qu’un seul. Mais si le ciel te sourit et t’accorde ses faveurs, je ne me trouverai pas encore tout à fait maltraité par la fortune.

De Ptolémaïs, 442.

147. A THÉOPHILE. (A Alexandrie.)

Vous aimez, oui, vous aimez la Pentapole. Vous lirez donc les dépêches; mais les calamités qu’elles font prévoir sont bien au-dessous de celles qui nous accablent, comme vous l’apprendrez de la bouche de notre messager. Il est parti pour aller demander qu’on nous envoie du secours; mais il n’était pas encore en route, que déjà les ennemis s’étaient répandus dans tout le pays. Tout est perdu, détruit, il ne reste plus que les villes, au moment où je vous écris, rien que les villes; mais subsisteront-elles encore demain? Dieu seul le sait. Combien nous avons besoin de vos prières, de ces prières par lesquelles le Seigneur se laisse fléchir! Quant à moi, c’est en vain que dans la solitude ou à l’église j’implore le ciel; que dis-je? en vain ! Tout se tourne contre moi: telle est la punition réservée à des péchés trop nombreux.

De Ptolémaïs, 412.

148. A ANYSIUS. (A Constantinople.)

Celui à qui j’ai remis cette lettre est philosophe de cœur, mais avocat de profession. Il pouvait, tant qu’Anysius a été chez nous et qu’il y a eu une Pentapole, exercer ici son métier. Après votre départ, nous avons été livrés aux ennemis; plus de tribunaux: il s’est décidé à chercher une autre cité, où il puisse tirer parti de sa parole pour vivre, et se faire connaître comme avocat. Tâchez de lui procurer la faveur de quelqu’un de ceux qui gouvernent les provinces. J’en atteste la Divinité qui préside à notre amitié, ceux auxquels vous l’aurez recommandé vous seront eux-mêmes reconnaissants, quand ils auront fait l’épreuve de ce qu’il vaut.

De Ptolémaïs, 412.

149. A ANASTASE. (A Constantinople.)

Amasis se conduisit assez mal le jour où il prit ses précautions pour n’avoir pas à pleurer sur les infortunes sans doute prochaines de Polycrate.[152] Mais comme Polycrate était encore heureux au moment où Amasis lui fit savoir par un héraut qu’il renonçait à son amitié, c’était lui dire qu’on aurait partagé ses peines si l’adversité était venue avant que l’amitié fût dénoncée. Vous m’êtes resté fidèle, vous, tant que la fortune ne m’a pas tourné le dos; puis vous vous êtes éloigné avec elle. Ceux qui viennent de Thrace racontent que de sentiments et de langage vous vous montrez bien dur pour moi. Agir ainsi ce n’est pas seulement me signifier que vous n’êtes plus mon ami, c’est vous déclarer mon ennemi. C’était assez, c’était trop déjà de ne pas vous associer à mes chagrins; mais ajouter encore à ces chagrins c’est combler la mesure, c’est faire pis qu’Amasis; ce n’est pas digne d’un homme. Mais vous avez sans doute consulté vos intérêts: soit, agissez comme vous l’entendrez; puissiez-vous seulement vous en trouver bien. Je ne serai qu’à moitié malheureux si les chagrins que je souffre peuvent servir mes amis.

De Ptolémaïs, 412.

150. A THÉOPHILE. (A Alexandrie.)

Après les recommandations que vous m’aviez faites, vous pouviez compter sur ma bonne volonté et sur mes démarches. Mais en vérité je ne crois pas que jamais. Ampélius ait été aussi soigneux d’arrondir sa fortune que Nicée d’amoindrir la sienne. Pourquoi en effet Nicée est-il parti naguère, puis revenu, puis reparti, je n’en sais rien, car je ne l’ai pas vu, et personne n’a pu me renseigner exactement à son sujet. Un autre que lui m’a apporté la lettre que vous m’aviez écrite, et se charge de reporter la réponse. Nicée s’était déjà rembarqué. Mais si je ne l’ai pas vu, moi, vous croyez peut-être que le préfet l’a vu ou a entendu parler de lui? Pas le moins du monde; ni vu ni entendu. Comment donc Nicée pourra-t-il gagner son procès, s’il vit au loin, à la campagne, s’il néglige son affaire, pour goûter les plaisirs que les diverses saisons apportent aux laboureurs? Mais ces plaisirs, comme il en jouirait mieux, s’il ne s’était pas laissé enlever l’héritage maternel.

De Ptolémaïs, 412.

151. A CYRILLE. (En Cyrénaïque.)

Retournez, mon frère Cyrille, à l’Église, votre mère. Vous en avez été, non pas retranché, mais éloigné pour un temps proportionné à vos fautes. Je suis certain que déjà vous auriez obtenu votre grâce de notre père commun, de mémoire sacrée, si la mort ne l’avait prévenu: limiter la peine, c’était promettre le pardon. Croyez donc que c’est lui, ce saint prêtre, qui vous permet aujourd’hui de revenir; rapprochez-vous de Dieu avec un cœur purifié; oubliez vos misères passées; mais souvenez-vous avec reconnaissance de l’auguste et pieux vieillard qui vous a mie à la tête du peuple: vous ne le trouviez pas alors trop dur.

De Ptolémaïs, 413.

152. A ASCLÉPIODOTE. (En Cyrénaïque.)

Hélas ! je souffre autant qu’un mortel pout souffrir.[153]

Le troisième de mes fils, le seul qui me restait, vient de mourir. Je continue de penser pourtant qu’il n’y a ni bien ni mal dans les choses placées en dehors de notre volonté. Cette vérité, que j’admettais jadis sur la foi des philosophes, j’y crois maintenant de toutes les forces de mon âme, après les épreuves que j’ai subies. Je devais être frappé des coups les plus rudes: aussi le démon, qui s’acharne à ma ruine, a pris soin, avant d’exercer ses dernières rigueurs, que vous ne fussiez plus là, vous qui m’êtes si cher. Puissiez-vous venir enfin, ô le meilleur, le plus cher des amis!

L’excellent Ménélas a pour vous une vive affection, je peux vous l’attester. Aussi j’ai plaisir à le voir souvent, parce qu’il garde de vous un souvenir plein de vénération. Quoique tout entier au soin de son âme, et s’abandonnant aujourd’hui à la direction de ceux qui l’emmènent à Teuchire, c’est du grand Asclépiodote qu’il parle surtout avec des sentiments de reconnaissance, et comme de celui auquel il doit le plus.

Je cherche, pour y conserver de l’eau fraîche, une aiguière, une cuve en marbre : si cette cuve est grande, elle n’en vaudra que mieux. Je la mettrai dans l’Asclépius. Je bâtis un couvent sur le bord de ce fleuve, et je prépare l’ameublement nécessaire. Que Dieu m’aide dans mon entreprise!

De Ptolémaïs, 413.

153. A PROCLUS. (A Constantinople.)

Pendant l’année qui vient de s’écouler je n’ai reçu aucune lettre de vous, et je compte cette privation au nombre des malheurs qui m’ont éprouvé; car l’année a été pour moi remplie de douleurs, et cet hiver vient de m’enlever, avec le seul fils qui me restait, ma dernière consolation. C’était ma destinée sans doute d’être heureux auprès de vous, et de ne connaître loin de vous que l’infortune. Puisse au moins me venir une lettre de vous qui adoucisse mon chagrin! La Thrace ne saurait rien m’envoyer de plus précieux.

De Ptolémaïs, 413.

154. A LA PHILOSOPHE (HYPATIE). (A Alexandrie.)

Si la fortune ne peut tout m’enlever, elle m’enlève du moins tout ce qu’elle peut, elle

Qui m’a ravi des fils excellents et nombreux.[154]

Mais ce qu’elle ne m’ôtera point, c’est l’amour de la justice et le désir de venir en aide aux opprimés. A Dieu ne plaise qu’elle puisse jamais changer mon cœur! Je déteste l’iniquité, cela est toujours en mon pouvoir; je voudrais l’empêcher, mais j’ai perdu tout mon crédit, même avant de perdre mes enfants.

Jadis il fut puissant l’habitant de Milet.[155]

Il y a eu un temps où je pouvais être utile à mes amis; vous m’appeliez même le bien d’autrui; j’usais, pour rendre service, de la faveur que m’accordaient les grands; ils étaient en quelque sorte mes bras. Mais aujourd’hui je n’ai plus aucune influence, aucune, excepté la vôtre; je vous compte comme l’unique bien qui me reste, avec la vertu. Vous pouvez beaucoup, et vous ferez bon emploi de ce pouvoir. Je vous recommande Nicée et Philolaüs, jeunes gens excellents et unis par des liens de parenté: ils cherchent à rentrer dans leur patrimoine. Procurez-leur l’appui de tous vos amis, simples particuliers ou magistrats.

De Ptolémaïs, 413.

155. AU GENERAL.[156] (A Constantinople.)

La louange est le salaire de la vertu. Marcellin a droit à vos éloges, aujourd’hui qu’il est sorti de charge, aujourd’hui que nous ne pouvons plus être soupçonnés de flatterie. En venant ici il trouvait nos villes désolées par deux fléaux : au dehors la fureur des bandes barbares, au dedans l’indiscipline des soldats et l’avidité des chefs. Marcellin est apparu comme un Dieu : avec un seul jour de combat il a vaincu les ennemis; avec sa vigilance de tous les instants il a ramené ses subordonnés à la règle: il a ainsi rendu la paix et l’ordre à nos cités. Il n’a pas voulu de ces profits que la coutume semble autoriser; il n’a pas essayé de spolier les riches, il n’a pas maltraité les pauvres; il s’est montré pieux envers Dieu, juste envers les citoyens, humain envers les suppliants. Aussi, prêtre philosophe, je le loue sans rougir, moi qui jamais ne me suis laissé arracher un témoignage intéressé. Nous voudrions voir ici les juges de Marcellin : ensemble ou séparément, tous, habitants de Ptolémaïs, nous essaierions de nous acquitter envers lui dans la mesure de notre pouvoir, mais non de son mérite; car aucun éloge ne peut être à la hauteur de ses actions. Alors je parlerais volontiers au nom de tous; mais puisqu’aujourd’hui il est loin de nous, nous voulons du moins, solliciteurs et non sollicités, lui rendre témoignage par lettre.

De Ptolémaïs, 413.

156. A LA PHILOSOPHE (HYPATIE). (A Alexandrie.)

Je vous salue et je vous prie de saluer de ma part vos bienheureux compagnons, ô vénérable maîtresse ! Depuis longtemps je vous reprochais de ne pas m’écrire; mais aujourd’hui je vois que tous vous me délaissez. Ce n’est point que j’aie des torts envers vous; mais je suis malheureux, aussi malheureux qu’on peut l’être. Si du moins j’avais pu recevoir des lettres de vous, savoir comment vous allez tous, apprendre que vous n’avez pas de chagrins et que le sort vous sourit plus qu’à moi, je ne me trouverais plus qu’une demi-infortune, puisque je jouirais de votre bonheur. Mais votre silence ajoute encore à tous mes maux. J’ai perdu mes enfants, mes amis, l’affection de tous ; je regrette surtout la vôtre, qui m’était si précieuse. J’avais espéré cependant qu’elle me resterait fidèle, et qu’elle résisterait aux injures de la fortune et aux coups de la destinée.

De Ptolémaïs, 413.

157. A LA PHILOSOPHE (HYPATIE). (A Alexandrie.)

C’est du lit où me retient la maladie que j’ai dicté pour vous cette lettre; et puisse-t-elle vous trouver en bonne santé, ô ma mère, ma sœur, ma maîtresse, vous à qui je dois tant de bienfaits et qui méritez de ma part tous les titres d’honneur! Pour moi les chagrins m’ont amené à leur suite la maladie. La pensée de mes enfants morts m’accable de douleur. Synésius aurait dû prolonger son existence jusqu’au jour seulement où il a connu l’affliction. Comme un torrent longtemps contenu, le malheur est venu tout d’un coup fondre sur moi; ma félicité s’est évanouie. Plaise à Dieu que je cesse ou de vivre ou de me rappeler la perte de mes enfants! Pour vous, portez-vous bien, et saluez de ma part vos bienheureux compagnons, le vénérable Théotecne d’abord et mon cher Athanase, puis tous les autres. Si leur nombre s’est accru de quelque nouveau venu qui mérite votre affection, je dois lui savoir gré de la mériter: c’est un ami pour moi; qu’il reçoive aussi mes salutations. Me portez-vous encore quelque intérêt? je vous en suis reconnaissant; m’avez-vous oublié? je ne vous oublierai pas cependant.

De Ptolémaïs, 413.


 

APPENDICE.

J’ai essayé de classer dans un ordre chronologique les lettres de Synésius. Faute d’indications plus précises, souvent la comparaison des noms, des faits, le rapprochement de certains détails, quelquefois même des allusions, m’ont servi à fixer la date au moins approximative de chaque lettre. J’ai dû tenir compte aussi des différentes dispositions d’esprit que me paraissaient révéler quelques parties de cette correspondance. Je n’ai point la prétention d’avoir toujours bien deviné: mais j’espère que si toutes les dates ne sont pas certaines, elles sont au moins vraisemblables. Les lettres se suivent assez régulièrement, je crois, dans l’arrangement que je propose : le lieu n’en est plus brisé à chaque instant; et si l’ordre dans lequel je les ai distribuées peut en faciliter la lecture, je me tiens pour satisfait.

Ce travail comprend cinq colonnes dans lesquelles j’indique:

1° le nouveau numéro que je propose de substituer pour chaque lettre à l’ancien; 2° le numéro d’ordre qui y correspond dans l’édition de M. Hercher, qui a reproduit du reste l’ordre adopté par le P. Pétau; 3° le nom de la personne à laquelle écrit Synésius; 4° le lieu d’où il écrit; et 5° le lieu où réside la personne à laquelle il écrit. Pour ces deux dernières colonnes, quand je n’ai que des probabilités, je place le signe d’interrogation (?) à côté du nom du pays. Enfin, dans les notes mises au bas de la page, j’explique, aussi succinctement que possible, les raisons sur lesquelles j’appuie mon opinion.

L’édition de M. Hercher comprend 159 lettres, 3 de plus que celle du P. Pétau. Ce sont les lettres 118, 139 et 140. — Nous ne comptons cependant que 157 lettres, parce qu’il y en a deux, dont nous avons fait le discours contre Andronicus.

**********************

1. Lettre écrite de l’île de Pharos, dans un voyage que Synésius fait de Cyrène à Alexandrie. Je suppose que c’est quand il allait, pour la première fois, assister aux leçons d’Hypatie. Car, plus tard, quand il se rendit en Egypte, en 403, pour y demeurer pondant deux ans, et vers 409, quand il venait d’être nommé évêque, son frère habitait Alexandrie : Synésius ne pouvait donc lui adresser ses lettres dans la Cyrénaïque. D’ailleurs la description qu’il lui fait de l’île de Pharos eût été inutile, si son frère l’avait connue, comme il ne pouvait manquer de la connaître, après un séjour à Alexandrie.

2.-3. La brièveté de ces deux lettres permet de n’y voir que de simples billets, comme s’en écrivent les habitants d’une même ville. — Je rapporte la lettre à Hypatie au premier voyage que Synésius fit en Egypte, parce que, vers 407, il parle à Pylémène (L. 83) d’un Alexandre qui semble mort depuis plusieurs années, et que cet Alexandre est sans doute celui dont il est question ici. — Dans les lettres 67, 69 et 70, écrites vers 404, il est question d’un Théodore, d’Alexandrie, mort depuis assez longtemps sans doute : peut-être est-ce de celui-ci qu’il s’agit.

4.-5.-6. Ces trois lettres, par l’analogie des idées, paraissent dater de la même époque. Synésius semble avoir écrit la première au retour du voyage d’Alexandrie, où il venait de connaitre la célèbre Hypatie. Nous avons vu, nous avons entendu celle qui préside aux mystères de la philosophie (L. 4). Cet Herculien, avec lequel Synésius entretenait un commerce de lettres philosophiques, n’était point d’Alexandrie, comme nous le prouve l’expression τὲν σὲν ἀπιδεμίαν Nous ne voyons nulle part de quoi pays il était. Quoi qu’il en soit, il se fixa plus tard à Alexandrie. Y demeurait-il déjà quand Synésius lui adressa ces lettres? Je le suppose, d’après ce que dit Synésius des doctes qui abondent aux lieux où vit Herculien.

7. Héraclien, dont il est question, fut comte d’Égypte, en 395.

8. Cette lettre, où respire une vive tendresse, est adressée à Stratonice, sœur de Synésius, et à son mari, garde du corps de l’empereur. Point d’indication précise ni de date ni de lieu pour cette lettre. Je suppose qu’elle est écrite de Cyrène d’après l’expression κατὰ τὴν πολιν. Il n’est pas encore question de la fille de Stratonice, dont Synésius parle plus tard (L. 11), et qu’il chérissait beaucoup.

9. Aucune indication, si ce n’est que Synésius habite au bord de la mer; car il vient de louer un vaisseau pour son ami. Je place cette lettre avant le temps de son ambassade, parce qu’après son retour du Constantinople Synésius semble avoir résidé ordinairement plus au midi de la Pentapole.

10. Evoptius alla, à différentes reprises, s’établir à Alexandrie. Auquel de ces voyages se rapporte cette lettre? Les idées mythologiques qu’elle renferme me font croire que c’est au premier.

11. Synésius se plaint qu’Evoptius ait emmené leur nièce. Vous partis, dit-il, j’ai perdu tout ce que j’aimais. Ce langage ne s’expliquerait guère, s’il avait été marié et père. Ainsi la lettre a dû être écrite peu de temps après le premier départ d’Evoptius.

12. Evoptius était allé s’établir à Alexandrie, où il resta assez longtemps. C’est là sans doute que Synésius lui écrit, au moment où il va partir pour Athènes. Ce voyage à Athènes doit avoir été fait avant l’ambassade de Constantinople: car Synésius, jeune et avide de science, désirait visiter les écoles de philosophie; et après 400, époque où il revint de Constantinople, nous suivons assez bien sa vie, et nous ne voyons point en quelle année on pourrait placer ce voyage. Synésius parle de s’affranchir des maux présents. Peut-être s’agit-il de la guerre : dans ce cas cette lettre devrait être de la fin de 395, ou du commencement de 396; car à cette époque les Ausuriens et les Macètes, au rapport de Philostorge, firent des incursions en Libye.

13. Synésius écrit de l’Attique. Ce voyage est postérieur sana doute à son premier séjour à Alexandrie, car il paraît connaitre Hypatie. De nos jours c’est en Egypte que se développent, grâce à Hypatie, les germes féconds de la philosophie.

14.-15. Pæménius emporte les regrets de la Cyrénaïque (L. 44). — Chilas vient d’être mis à la tête des Marcomans (L. 45). — Nous ne voyons aucune mention ni de l’un ni de l’autre dans les nombreuses lettres écrites après l’an 400, lettres si pleines de faits pour l’histoire de la Cyrénaïque. Je conclus donc que Synésius dut écrire ces lettres avant 397, année où il se rendit à Constantinople, pour n’en revenir qu’en 400.

10. Synésius charge son frère de saluer pour lui Hypatie : la lettre a donc été adressée à Alexandrie. Pour trouver l’époque où elle a été écrite, suivons le récit de notre auteur. Il s’embarque un vendredi, aborde à un havre le samedi, quatre heures après le lever du soleil. Ils y restent deux jours, lui et ses compagnons. Puis ils se rembarquent au lever du soleil; le lendemain soir le vent les quitte : ce jour-là, dit Synésius, était le treizième du mois finissant. Et de plus la nouvelle lune allait arriver cette nuit même.

D’après ces données, voici le calcul du P. Pétau. Il suppose d’abord que le samedi n’est point compris dans les deux jours de relâche, et que Synésius est resté le dimanche et le lundi dans le havre où il avait abordé. Il en repart donc le mardi, et comme c’est le lendemain soir que le vent tombe, un peu avant la nouvelle lune, il suit de là que c’est dans la nuit du mercredi au jeudi que cette nouvelle lune a dû arriver. Quant au treizième du mois finissant, le P. Pétau l’explique en disant qu’il s’agit d’un mois égyptien, et que c’est le treizième jour avant la fin, c’est-à-dire le 18, les mois égyptiens étant de trente jours. Or il y a eu nouvelle lune le mercredi 14 septembre 410, dans la soirée; et de plus, si l’on fait commencer la journée au coucher du soleil, le 18 du mois de thoth égyptien commençait ce jour-là, mercredi, au soir. C’est donc au mois de septembre 410 que cette lettre a été écrite. Et le P. Pétau attache à cette date une grande importance car il trouve dans quelques expressions de la fin de cette lettre, expressions assez vagues, du reste, et qu’il interprète arbitrairement, la preuve que Synésius, en entrant dans l’épiscopat, déclare renoncer à sa femme.

Ce calcul n’a point convaincu Tillemont, qui le rejette d’après les raisons suivantes (Histoire ecclésiastique, t. XII, P. 687) : 1° Le jour où Synésius est sorti du havre où il était descendu ne peut s’entendre que du lundi : or le P. Pétau veut que ce soit un mardi; sa supposition se trouve donc fausse d’un jour, ce qui la ruine entièrement. 2° La journée égyptienne ne commence point au coucher du soleil; Synésius même remarque, comme une chose particulière aux Juifs, qu’ils joignent la nuit au jour suivant. 3° Il est difficile d’admettre τρισκαιδεκάτη φθίνιντα soit le 18 du mois; car on a peine à se persuader que les Grecs comptassent à rebours comme les Latins, et qu’ils commençassent la fin du mois φθίνιντα  avant le 21, puisqu’ils avaient μῆνα ἱστάμενον qui était le milieu du mois depuis le 11 jusqu’au 24 (Tillemont se trompe μῆνα ἱστάμενον est la première décade du mois; la seconde s’appelle μῆνα μεσοῦντα de sorte que τρισκαιδεκάτη φθίνιντα devrait être le 31 du mois, ce qui peut se dire en joignant au dernier mois appelé mésori les cinq jours intercalaires que les Egyptiens ajoutaient pour faire l’année complète de trois cent soixante-cinq jours; et ainsi ce treizième jour du mois finissant sera le 26 d’août, qui se rencontrait le mardi, vers ce temps-là, en 396, 402 et 413.

Pour que cette supposition de Tillemont eût quelque valeur, il faudrait que, vers le 26 août des trois années qu’il indique, il y ait eu une nouvelle lune, ce qui n’est point. La plus rapprochée de cette date du 26 est celle du mois d’août 396, qui a dû arriver le 21. La conjecture de Tillemont tombe ainsi d’elle-même. Quant à cette objection que les Grecs ne comptaient point à rebours, comme les Latins, elle n’est point fondée. Le scolastique d’Aristophane (Ad nubes, v. 1131) explique l’emploi de cette interversion chez les Grecs peur la dernière décade du mois, et indique même ἐνδεκάτη φθίνοντος comme signifiant le 20. Que si l’usage n’était pas à Athènes de remonter ainsi jusqu’au 18, on conçoit cependant qu’au ive siècle il ait pu en être autrement des Grecs d’Alexandrie, qui avaient adopté la réforme de Jules César. En empruntant aux Romains leur calendrier (à part quelques différences peu essentielles), ils avaient pu aussi leur emprunter la manière de compter les jours du mois. — Quant à l’expression δύο ἑξῆς ἡμέρας ἐπιμείναντες, le P. Pétau l’a bien comprise : il s’agit évidemment des deux jours pleins qui suivent le samedi.

Tillemont nous semble donc dans l’erreur sur ces divers points : mais la seconde objection qu’il adresse au P. Pétau nous paraît sana réplique. Il y a eu nouvelle lune le mercredi 14 septembre; mais ce mercredi, jour où les voyageurs se virent en péril un peu après le coucher du soleil, était le 17, et non le 18 du mois de thoth Egyptien.

Il faut donc chercher une autre époque, et trouver un jour qui soit à la fois un mercredi, le 18 d’un mois Egyptien (car Synésius compte toujours par mois égyptiens, voir L. 54 et 136), avec une nouvelle lune dans la nuit du mercredi au jeudi. Or de l’an 390 à l’an 410, le mercredi 13 mai 397, dix-huitième jour du mois de pachon, est le seul où ces trois conditions se trouvent réunies. C’est donc à cette date que je rapporte la lettre 16.

J’ai dû m’étendre un peu sur ce sujet: car quand il s’agit d’un P. Pétau ou d’un Tillemont, qui font autorité en matière de chronologie, on ne doit point rejeter leur opinion à la légère. Mais quoi qu’il en soit de tous ces calculs, le ton général de la lettre me paraît prouver, indépendamment de toute autre considération, qu’à l’époque où Synésius l’écrivit il ne pouvait être évêque. Tillemont l’a justement remarqué: « L’air en est trop gai et trop enjoué pour un homme qui vient de recevoir un ministère que Synésius ne regardait qu’avec frayeur. » Ses plaisanteries, au moins légères, sur les femmes, sur Priape, plaisanteries d’un goût que nous ne trouvons dans aucune autre lettre, témoignent, ce me semble, de la jeunesse de notre auteur, raison de plus de rapporter cette lettre au temps que j’ai indiqué.

17. C’est à Constantinople que Synésius connut Aurélien. Ce dernier sans doute avait été sur les rangs pour occuper une haute dignité que Synésius, dans l’intérêt de l’Empire, regrette de lui voir échapper. Or Aurélien fut préfet du prétoire en 399 et en 402, et consul en 400. Est-ce du consulat qu’il s’agit ici? Je ne le pense point: le consulat, titre purement honorifique, ne conférait plus de pouvoir réel. C’est donc à la préfecture du prétoire que Synésius fait allusion. Aurélien, très probablement, n’avait encore jamais été chargé de ces importantes fonctions, comme semblent l’indiquer ces mots : La Providence n’a pas encore jeté un regard de pitié sur l’Empire, mais elle le jettera. Ils ne mèneront pas toujours une vie retirée dans leurs demeures, ceux qui peuvent sauver l’État. C’est donc à l’année 398, pendant le séjour de Synésius à Constantinople, qu’il convient de rapporter cette lettre.

18. Simple billet comme s’en écrivent les habitants d’une même ville.

19. Lettre de remerciements écrite sans doute vers la fin de 400, au nom des villes de la Pentapole, pour les services qu’Aurélien venait de leur rendre en aidant Synésius dans l’accomplissement de sa mission. Nouvellement rentré, je pense, dans la Cyrénaïque, Synésius charge Aurélien de saluer pour lui son fils Taurus.

20. Evoptius habite sans doute la Cyrénaïque; car il n’est fait aucune mention de personnages d’Alexandrie.

21. On est en guerre. Depuis le retour de Synésius, c’est le troisième vaisseau qui part pour Constantinople.

22.-23.-24. Lettres écrites dans la Cyrénaïque, mais sans indication précise ni de temps ni de lieu. Je crois toutefois qu’il faut les rapporter à la guerre que Synésius retrouva à son retour. Il n’était pas alors encore marié; ainsi quand il énumère les objets pour lesquels il doit se battre, il ne parle ni de femme ni d’enfants: Il s’agit de défendre nos foyers, nos autels, nos lois, notre fortune (L. 23).

La lettre 22 ne respire aucune crainte sérieuse; l’ennemi paraît encore éloigné. Le danger semble ensuite plus pressant (L. 23 et 24).

25. Point d’indication de date, mais assez peu de temps, je suppose, après le retour de Synésius, qui recommande à Aurélien son cousin Hérode.

26. Aucune indication de date. Synésius dit seulement qu’il vient de recevoir de Constantinople des lettres du printemps, tout un paquet. Ces lettres ont-elles été écrites au printemps qui suivit son retour? Je le suppose, d’après cette idée que c’est à l’époque la plus rapprochée de son voyage à Constantinople qu’il dut recevoir le plus de lettres d’habitants de cette ville.

27. Lettre philosophique qui semble, par les protestations d’amitié qu’elle renferme, dater des premières années de la liaison de Synésius avec Pylémène. Cette liaison se forma à Constantinople; et il semble bien que la lettre 21 est la première que Synésius adressa à Pylémène après son retour on Cyrénaïque.

28.-29. Synésius annonce, dans ces deux lettres, l’envoi d’un ouvrage qui est l’Éloge de la Calvitie. Peut-être le composait-il ou l’avait-il déjà communiqué à son frère quand il écrivait la lettre 22, car il fait des allusions à la chevelure. Porteurs de cheveux longs sont tous francs débauchés... Honnis soient ceux qui ont de longues chevelures. Nicandre et Pylémène habitaient tous deux Constantinople, comme on le voit par les lettres qui leur sont adressées.

30. Cette lettre, dans laquelle Synésius vante et recommande Anastase à Pylémène, doit être antérieure à celles qui nous montrent Anastase on crédit à la cour (L. 37 et 81). Synésius se plaint de n’avoir pas encore joui des immunités que lui avait accordées l’Empereur

31.-32.-33. Ces lettres, où se retrouvent des idées et des sentiments analogues, peuvent se rapporter à peu près à la même époque : d’ailleurs les deux premières ont été écrites et envoyées en même temps:

Ne soyez pas surpris si je remets deux lettres pour vous au même messager (L. 32). Dans cette même lettre Synésius réclame à Herculien un ouvrage qu’il lui a envoyé, ouvrage écrit en iambes, où l’auteur s’adresse à son âme. Cet ouvrage paraît être l’hymne troisième, qui commence ainsi : Ἀγε μοι ψυχά. Or comme dans cet hymne Synésius parle de sa récente ambassade à Constantinople, il est clair que la lettre 44 a été écrite après son retour. La date probable de la composition de l’hymne peut encore servir d’indication.

34.-35. Lettres écrites à peu près dans le même temps. Synésius vit dans la solitude. Il engage Pylémène à se livrer à la philosophie et à abandonner le barreau (L. 34). Pylémène accueille mal sans doute ces conseils, et lui dit que s’il s’applique à l’éloquence c’est pour se rendre utile à sa patrie. — Synésius se justifie (L. 35) du reproche d’avoir voulu, dans la lettre précédente, se jouer de son ami.

36.-37. Lettres du même temps, car dans l’une et dans L’autre Synésius recommande le même Sosena Anastase commence sans doute à acquérir du crédit.

38.-39.-40.-41.42.43.44.-45.46. Quoiqu’on ne puisse déterminer exactement la date de ces lettres, on peut les rapporter cependant à pou près toutes à la même époque. Synésius paraît vivre tranquille, d’abord à Cyrène, puis à la campagne. Evoptius habite encore Phyconte, d’où il alla bientôt s’établir à Alexandrie. Dans la plupart de ces Lettres, qui ne sont presque toutes que de simples billets comme on s’en adresse entre voisins, Synésius charge son frère de quelques commissions, ou lui donne quelques nouvelles souvent très courtes. Nulle part il ne paraît marié, et il n’est point question de guerre.

47. Synésius demande à son frère les nouvelles qu’il a rapportées de Ptolémaïs. Même date que pour les lettres précédentes, et pour les mêmes raisons.

48.-49.-50. Ces trois lettres ont dû être écrites à dates assez rapprochées: même tour d’esprit, mêmes idées. Ici encore Synésius paraît entièrement livré à la philosophie. Il n’est pas marié: En dehors de vous trois (Herculien et deux autres amis) rien de ce qui est ici-bas ne m’est précieux (L. 40). Dans la lettre 48 il fait allusion à une autre lettre qu’il a écrite antérieurement pour blâmer les regrets excessifs qu’Herculien éprouve de leur séparation. Dans la lettre 40 il est question de l’épigramme qui se trouve à la fin du discours à Pæonius, preuve incontestable que c’est après l’ambassade à Constantinople que la lettre a été écrite. — Dans les lettres 48 et 50 on voit qu’Ursicinus venait d’apporter plusieurs lettres d’Herculien. Enfin (L 48) Synésius refuse l’offre que lui faisait Herculien d’écrire en sa faveur au chef militaire; puis il se ravise (L. 50), et accepte cette offre.

51. Billet écrit à une époque incertaine, mais si court, qu’il semble bien que les deux frères habitent dans le voisinage l’un de l’autre.

52. Cette lettre, par laquelle il demande un hydroscope, semble avoir été écrite dans le temps où il vivait en repos à la campagne, uniquement occupé de science et de philosophie.

53.-54.-55. Ces trois lettres ne portent absolument aucune indication de date. Je conjecture toutefois, d’après le style, que Synésius ôtait encore philosophe. Héliodore paraît avoir été un homme en crédit. Il habitait sans doute Alexandrie, à l’époque où Synésius vivait dans la Cyrénaïque : La renommée raconte que vous êtes eu grand crédit auprès du préfet d’Égypte (L 55).

56. Synésius vit tranquille dans les champs : il envoie un cheval qu’il a élevé à Uranius, de Nysse; car il compare les chevaux de ce pays avec ceux de La Libye.

57.-58.-59. Ces trois lettres datent à peu près de la même époque. Evoptius venait de partir, chargé d’une lettre pour le comte (Pæonius, sans doute), et Synésius se proposait d’aller lui-même à Alexandrie dès que sa santé le permettrait (L. 57). — Dans la 58e, il suppose que la lettre qu’il a écrite pour le comte est entre les mains d’Olympius. Enfin, d’après la 59e, Il semble qu’il est tout prés de faire ce voyage, qu’il annonçait comme un simple projet. — La lettre 57 est certainement postérieure à la 33e, dans laquelle il dit qu’il n’a pas encore écrit au comte. — Et la 58e a été écrite après la 50e; car dans l’une nous voyons qu’un certain Ision vient d’arriver chez Synésius, et dans l’autre, Ision est nommé comme une des personnes de la famille.

60. Synésius est à Alexandrie depuis quelque temps: Maintenant les circonstances m’ont amené à Alexandrie.

61.-62. Lettres écrites la première année du séjour de Synésius à Alexandrie. Il était déjà dans cette ville, car il dit à Pentadius : Si je suis importun, fermez-moi votre porte (L. 61). L’année suivante, il fut témoin de l’entrée d’Euthale, Augustal à la place de Pentadius (voir L. 64).

63. Synésius se maria à Alexandrie et y devint père, comme il nous l’apprend lui-même en plusieurs endroits (L. 67 et 110). Il dut aussi y composer son Dion, puisque dans cet ouvrage il s’adresse au fils qui va lui naitre. — Or il communique maintenant à Hypatie ses deux écrits, récemment achevés, Dion et le Traité des Songes.

64. Evoptius était retourné à Cyrène. Synésius lui écrit pour lui annoncer qu’Euthale vient de succéder à Pentadius, on qualité de préfet d’Égypte, vers 404 apparemment.

65.-66. Ces deux lettres se rapportent au même fait, au meurtre d’Émile, que la voix publique attribuait à Jean. Or, à cette époque, Synésius était absent: Je vous éviterais la honte de vous dénoncer vous-même, si j’étais près de vous (L. 65). Et en écrivant à son frère, il se félicite d’être éloigné de Cyrène (L. 66). Dans la lettre à Joan il parle de ses enfants. Ailleurs (voir plus loin, L. 67), il dit formellement qu’il avait eu plusieurs enfants à Alexandrie; et cependant, dans une lettre écrite après son retour (L 74), il ne parle que d’un seul fils. Comment résoudre cette difficulté? Je l’explique en supposant que de ses deux fils l’un était né, l’autre près de naître. Synésius considérait déjà comme vivant celui qui vint au monde vraisemblablement à Cyrène, mais qu’il attendait déjà dès Alexandrie. C’est ainsi que dans son Dion il parle à l’un de ses enfants qui n’a pas encore vu le jour.

67.-68.-69.-70. Lettres écrites pour recommander, au nom du sénat d’Alexandrie, un sénateur qui se rend dans la Cyrénaïque pour y porter l’argent destiné aux troupes. Comme il est question des enfants de Synésius (L. 67), ces quatre lettres, ainsi que les deux précédentes, doivent dater des derniers temps du séjour de Synésius à Alexandrie, c’est-à-dire de la fin de 404, puisque, d’après notre supposition, le second de ses fils naquit dans la Pentapole.

71. Synésius revient d’Alexandrie, où il a passé deux ans; on lui remet plusieurs lettres de Troïle.

72. Les barbares renouvelèrent leurs attaques vers la fin de 404 ou le commencement de 405. C’est de cette invasion, et non de celle de l’an 400, qu’il est ici question; car Synésius paraît maintenant marié : Assurons le salut de nos femmes, de nos enfants. Cette lettre semble dater du début de la guerre : Synésius annonce l’approche de l’ennemi, dont on n’a pu encore arrêter les progrès; car rien n’est organisé pour résister. Plus tard, il énumère les moyens de résistance.

73. Aristénète fut consul en 404. Cette lettre, écrite peu de temps après son consulat, date donc des premiers mois de 403. Olympius est en Syrie, comme nous le voyons d’après la fin de la lettre. Cyrène est assiégée.

74.-75. Cyrène continue d’être assiégée. Synésius gourmande son frère, qui se cache à Phyconte. Il a un fils (L. 74). — Les griefs contre Céréalius vont croissant. Après avoir signalé des changements assez fâcheux introduits par ce général dans l’organisation des troupes (L 74), Synésius dénonce plus tard sa lâcheté et son incapacité (L 75).

76.-77.-78.-79. Point de date précise pour ces quatre lettres. Les trois dernières ont dû être écrites on même temps; car il recommande dans toutes les trois son cousin Diogène, en faveur duquel il prie Troïle d’agir auprès d’Anthémius. Dans la 70e, il invoque aussi pour son beau-frère la bienveillance du même Anthémius. Or, comme Anthémius ne fut préfet du prétoire qu’on 405, ces lettres n’ont pu être écrites plus tôt. Je ne pense pas non plus qu’il faille les reculer au delà de 408 ou de 407; car Diogène, sans doute après avoir obtenu justice à Constantinople, semble avoir été dans la suite chargé de fonctions en Syrie, et c’est là que Synésius lui écrit pour lui reprocher de le laisser des mois entiers sans aucune nouvelle (L. 98). Cette dernière lettre paraît antérieure à l’épiscopat de Synésius elle daterait donc au plus tard du commencement de 400. Or il me paraît difficile de ne pas mettre un intervalle d’à peu près deux ans entre l’époque où il recommande Diogène à ses amis de Constantinople et le moment où il lui écrit en Syrie.

80. Lettre écrite un peu après les précédentes, car il parle de Diogène, qu’il a recommandé peu de temps auparavant.

81. Il comble qu’Anastase venait d’être nominé précepteur des enfants de l’Empereur. Il ne peut être question que des enfants d’Arcadius, mort en 408. Ainsi cette lettre daterait au plus tard du commencement de 408, époque où Théodose le Jeune avait environ neuf ans; mais il convient de la reporter un peu plus haut.

82. On vient d’annoncer à Synésius que Pylémène est parti pour l’Isaurie, où il se proposait d’aller. Comme la nouvelle ne paraît pas encore bien certaine, Synésius écrit à la fois à Constantinople et en Isaurie.

83.-84. Pylémène est à Héraclée : Dans votre Héraclée on n’ignore pas le nom d’Alexandre (L.83). — L’amour de la patrie l’emporte dans votre cœur (L. 84). Dans la lettre 80, Synésius avait invité Pylémène à venir habiter avec lui en Cyrénaïque; il fait allusion au désir qu’il avait ou de partager avec lui sa demeure et ses études (L 841.

85.-86. La guerre venait sans doute de recommencer. Synésius a plusieurs enfants; il les recommande à son frère. Il prépare des armes (L. 85). — Son frère, on lui répondant, blâme sans doute ces préparatifs; car Synésius se justifie dans la lettre 86.

87. La guerre continua toujours. Synésius rend compte d’un engagement qui vient d’avoir lieu. Faute d’indications plus précises, nous rapportons à cette guerre, plutôt qu’aux précédentes, la lettre 87, parce que le ton nous en paraît déjà respectueux à l’égard des prêtres, comme il convenait à un homme qui de jour en jour se rapprochait du christianisme.

88. La guerre n’est point finie. Synésius dit que ses terres sont occupées par l’ennemi, qui s’en sert comme d’une citadelle contre Cyrène. Il a plusieurs enfants : Je le jure par la vie de mes enfants. Il est en querelle, pour l’administration de la cité, avec Jules et les hommes de son parti.

89.-90,-91. Ces lettres, extrêmement courtes, ne portent aucune indication de date, Le Jean dont il est question me semble être celui qu’on accusait d’avoir tué son frère. Il était lié avec Jules (L. 66), et ce Jules avait pour lui (L. 88) l’appui du gouverneur. Or comme Synésius venait de se brouiller avec les gens de ce parti, je suppose qu’après avoir engagé Jean à ne point abuser de la faveur du gouverneur (L. 89, 90), il lui tient un langage plus sévère, et fait allusion aux craintes qu’une conscience troublée devait lui inspirer (L. 91).

92, Synésius félicite Théotime d’avoir obtenu l’amitié d’Anthémius. Anthémius, comme nous l’avons déjà dit, avait été nommé préfet du prétoire en 405. Il semble qu’il en exerçait les fonctions depuis un certain temps déjà quand Synésius écrit cette lettre.

93.-94. Aucune data précise. Nous voyons seulement (L. 93) qu’Olympius était en Syrie. Or il ne paraît y avoir été qu’après le voyage de Synésius à Alexandrie, puisqu’un peu avant de partir Synésius lui écrivait: Ne partez point avant que je ne vous aie vu (L. 59). Je pense donc que la lettre 93, où Synésius raconte sa vie à la campagne, a été écrite dans un des intervalles de paix que laissaient les barbares. La 94 me semble un peu postérieure; car d’après les expressions que nous venons de citer (L. 93), Synésius paraît n’avoir encore rien reçu de son ami, tandis que dans la lettre suivante il le remercie de ses dons,

95. Synésius reproche à Simplicius de l’oublier depuis qu’il est dans les honneurs. Cette lettre semble donc postérieure à la lettre 80, où il l’appelle magistrat distingué, son ami.

96. Synésius se plaint à Diogène, qui depuis cinq mois ne lui a pas écrit. Diogène était en Syrie : Les plaisirs de la Syrie vous fout oublier vos parents et vos amis.

97. Pylémène, qui était allé on Isaurie (L. 82, 83, 84), vient de revenir à Constantinople : Dans la cité où réside l’Empereur. Cette lettre paraît avoir été écrite de Cyrène: Vous me servirez à Constantinople d’intermédiaire pour recevoir les lettres que j’y enverrai et me faire passer celles qui me seront adressées.

98.-99. Evoptius était sans doute retourné se fixer à Alexandrie, où il habitait, quand Synésius fut élevé à l’épiscopat. Son fils Dioscore ou Dioscure (car la différence des deux noms semble bien venir d’une erreur de copiste), ne l’avait point suivi en Egypte : il était resté chez son oncle, qui l’élevait. Dans ces deux lettres Synésius rend compte de ses progrès, et il ajoute (L. 98) qu’il vient d’associer ses propres fils aux études de leur cousin: ils étaient donc déjà d’un certain âge, et ces lettres peuvent se reporter vers la fin de 408 ou le commencement de 409.

100.-101.-102-103.-104. Ces lettres sont toutes écrites pour recommander un certain Géronce, parent de mes enfants, dit Synésius (L. 101). C’était, je suppose, un parent de la femme de Synésius.

105.-106.-107. Pour ces trois lettres, dont les deux premières semblent n’en faire qu’une veule, je ne trouve aucune indication de date. Cependant, comme le ton ne paraît pas encore celui d’un évêque, et comme, d’un autre côté, un peu avant l’élévation de Synésius à l’épiscopat, il se commettait beaucoup d’injustices dans la Cyrénaïque, je suppose assez volontiers que ces lettres ont été écrites vers 409.

108. Je reçois de vous une lettre tous les ans, dit Synésius à Pylémène. Donc leur liaison est ancienne déjà. Point d’autre indication.

109. Gennadius vient de quitter la Pentapole, et Andronicus le remplace comme gouverneur. Synésius se plaint à Troue de cette nomination, faite au mépris de la loi.

110. Lettre écrite peu de temps après l’élection de Synésius comme évêque. Il charge son frère d’exposer ses scrupules au patriarche d’Alexandrie (automne de 409).

111. Lettre écrite d’Alexandrie sept mois après l’élection de Synésius, c’est-à-dire vers l’été de 410. Je m’essaie à distance. Depuis sept mois que je lutte, je vis loin du pays où je dois exercer le ministère épiscopal.

112. Dans la lettre précédente Synésius paraissait encore indécis. Dans celle-ci nous le voyons accepter l’épiscopat. Je pense que c’est d’Alexandrie qu’il écrivit, pour se recommander aux prières des chrétiens de la Cyrénaïque.

113.-114. Synésius ôtait brouillé depuis longtemps avec Auxence : Il cherche à se réconcilier avec lui. Nonobstant quelques souvenirs païens dans la lettre 113 (et on sait que Synésius n’en purgea jamais complètement son style), je suppose que ces deux lettres datent des premiers temps de son épiscopat. En entrant dans le ministère sacré, Synésius voulut sans doute se conformer au précepte chrétien, qui ordonne l’oubli des ressentiments. Ce qui me confirme dans cette opinion, c’est qu’il parle de son âge déjà avancé (L 113). — Dans la lettre 114, son langage est encore plus explicite, et l’allusion à ses nouvelles fonctions me paraît évidente.

115. J’ignore absolument quel était cet Athanase, et pour quelle faute Synésius s’indigne contre lui; mais on voit qu’il était déjà évêque. Les souvenirs mythologiques qu’il mêle à ses invectives me font croire que cette lettre date des premiers temps de son épiscopat.

116. Synésius remercie Théophile de l’envoi d’une lettre pascale: « Ce n’était pas pour l’an 413, dit Tillemont, puisque Théophile était mort dès le mois d’octobre 412; et il semble peu probable que ce fût celle qui était pour l’an 414. Car c’eût été la première que Synésius eût reçue, ce qui ne paraîtrait pas s’accorder avec ce qu’il dit dans son remerciement, que ces lettres de Théophile se multipliaient avec les années. » Un point cependant embarrasse Tillemont : c’est d’expliquer comment Synésius peut, d’un côté, avoir envoyé lui-même d’Alexandrie la lettre pascale pour 412, puisque, comme nous le verrons (L. 136), Il était dans cette ville au moment où s’envoyait cette lettre pascale, et, de l’autre, remercier Théophile de la lui avoir envoyée. La difficulté est en effet sérieuse. N’est-il pas plus simple d’admettre qu’il est question de la lettre pascale de 411? Quand Synésius parle des lettres pascales qui se multiplient, il n’entend pas celles qu’il a lui-même reçues (il ne put, dans tous les cas, en recevoir jamais que deux de Théophile), mais de toutes celles qu’a écrites Théophile pendant la durée de son patriarcat.

117. Synésius se plaint que son frère ne lui ait point donné de ses nouvelles par le porteur des lettres pascales. Ces lettres pascales, écrites pour annoncer aux fidèles le jour où tombait la fête de Pâques, étaient, selon Tillemont, publiées solennellement le jour de l’Epiphanie, et devaient, par conséquent, être envoyées vers la fin de l’année précédente. Synésius dit qu’il est dans la douleur de tous les côtés. Je suppose qu’il fait allusion à la mort d’un de ses enfants, et aux chagrins que lui faisait éprouver Andronicus. Cette lettre aurait donc été écrite vers la fin de 410 ou le commencement de 411.

118. J’ai (cf. note de la lettre n° 118) exprimé mes doutes sur cette lettre. Si à toute force elle est de Synésius, et de Synésius évêque, le ton général ne permet pas de la reporter aux derniers temps de son épiscopat.

119.-120. Ces deux lettres sont probablement de la même date; car il est question, dans toutes les deux, d’un même fait, d’un vol de vases. Synésius est déjà évêque, car il dit qu’il veille sur la Pentapole (L. 120). Il fait en même temps l’éloge de Martyrius, et prie qu’on le recommande auprès d’Anthémius.

121. Cette lettre a dû être écrite peu de temps après les deux précédentes; car Synésius dit qu’il sera heureux d’apprendre que l’éloge qu’il a fait de Martyrius (L. 120) ait pu servir à celui-ci. Il n’y a pas longtemps qu’il est évêque, et il ne paraît pas encore éprouver les peines qu’il eut plus tard à supporter.

122.-123. Lettres écrites à peu d’intervalle l’une de l’autre; car dans la seconde Synésius rappelle une question qu’il avait posée dans la première. — Il n’y a pas encore longtemps qu’il est évêque : Je suis admis depuis moins d’un an dans les rangs du sacerdoce (L. 122). — Il vient de perdre un de ses fils et la campagne est infestée par l’ennemi (L. 123).

124. Après la mort de son fils, Synésius raconte à Anastase les actes tyranniques et cruels d’Andronicus. Toutefois, comme il garde le silence sur quelques-uns des faits les plus graves, je pense que cette lettre est antérieure à la sentence d’excommunication, amenée par les derniers excès du gouverneur.

125. Lettre écrite pendant la guerre: la date n’en est pas bien certaine. Il semble cependant qu’Anysius, le nouveau chef dont Synésius, dans son Discours contre Andronicus, ch. 3, avait annoncé la prochaine arrivée, n’avait pas encore remporté la victoire dont Synésius le félicite plus tard (L. 126).

126. Anysius vient de se porter en toute hâte au-devant des barbares, qu’il a repoussés.

127. Pour célébrer la victoire remportée par Anysius, on l’avait, j’imagine, escorté en triomphe à son retour à Ptolémaïs. En rentrant chez lui, Synésius rencontre Andronicus. La brièveté de cette let.tro ne permet point de croire qu’il s’agisse du départ d’Anysius, quand il quitta la Cyrénaïque.

128. Lettre qui paraît avoir été adressée à Anysius dans les derniers temps du séjour de ce général dans la Pentapole. Synésius le prie de faire valoir les services rendus, sous son commandement, par les Unnigardes.

129. Andronicus, menacé d’excommunication, avait promis de s’amender, et la sentence avait été suspendue. Après de nouveaux crimes du gouverneur, Synésius se décide à la publier: J’avais cru, dit-il, devoir céder aux sollicitations des prêtres vieillis dans le ministère, moi qui n’avais pas encore un an d’épiscopat. Quoique élu vers la fin de 409, il n’accepta ces fonctions que plus de sept mois après, c’est-à-dire vers le milieu de 410.

130. Synésius se plaint de l’absence de son frère: il aurait besoin de l’avoir auprès de lui pour se consoler dans les malheurs dont Hésychius a entendu parler. Je suppose qu’il fait allusion à la mort de son fils et à ses démêlés avec Andronicus. — Cet Hésychius était sans doute un magistrat de Cyrène, chargé de dresser la liste des sénateurs.

131. Lettre qui sembla écrite pour remercier Troïle au nom de la Pentapole : mais le remercier de quel service? D’avoir, je pense, fait enlever à Andronicus le pouvoir dont il abusait. Nous avons vu plus haut (L. 109) que Synésius avait recours à l’influence de Troïle. Il ne peut être question d’un appui prêté aux réclamations des villes de la Cyrénaïque en 400: car à cette époque Anastase, qui paraît ici un personnage en crédit, n’avait point encore d’autorité. D’ailleurs c’est à la faveur d’Anthémius que Troïle dut surtout l’importance dont il jouit : or Anthémius ne fut préfet du prétoire qu’en 405.

132. La chute d’Andronicus suivit sans doute d’assez près son excommunication. Synésius le recommande à la pitié de Théophile.

133. Synésius est évêque, λαχιύσης με πολεως, expressions qu’il emploie souvent après son élévation à l’épiscopat, pour désigner Ptolémaïs. Point d’autre indication. — Comme il paraît assez tranquille, je suppose que cette lettre a été écrite à peu près à l’époque où Anysius, par sa victoire, avait rendu un peu de repos à la Cyrénaïque.

134-l35. Je ne trouve dans ces deux lettres aucune allusion ni aux chagrins privés de Synésius, ni aux malheurs qui désolèrent de nouveau la Pentapole après le départ d’Anysius. Je suppose donc qu’elles ont été écrites pendant le court intervalle de paix dont on Jouit vers la fin de 411.

136. Synésius annonce que la fête de Pâques tombe le 19 du mois de pharmuthi : le 19 du mois de pharmuthi correspond au 14 avril, qui fut le jour de Pâques en 412. C’est donc au commencement de 412 que cette lettre a été écrite. Le P. Pétau suppose que Synésius était alors à Alexandrie; et Tillemont partage cette opinion, parce que la lettre, dit-il, « est écrite d’un lieu où beaucoup d’évêques s’assemblaient alors, et ce grand nombre d’évêques ne convient point aux conciles que Synésius pouvait assembler de sa province. » Cette opinion semble en effet fort probable. Pierre était sans doute un prêtre chargé de l’administration ecclésiastique pondant l’absence de Synésius.

137.-138. Ces deux lettres ont été écrites à peu près on même temps; car dans la première il se plaint de Carnas qui lui a enlevé un cheval; dans la seconde nous voyons qu’Anysius avait fait droit à sa plainte. Cette dernière lettre date du carême, ἐν νηστίμοες ἡμέραις, et du carême de 412; car en 411, dans le discours qu’il prononçait contre Andronicus, Synésius annonçait (ch. 3) la prochaine arrivée d’Anysius.

139.-140. Cas deux lettres, écrites au même personnage, semblent être à peu près du même temps. A supposer qu’elles soient vraiment de Synésius, ce qui me porte à les faire dater du temps de son épiscopat, c’est qu’il parle (L. 139) du prêtre qui demeure avec lui. Du reste aucune autre indication.

141.-142.-143.-144.-145. Je ne trouve aucune date pour ces cinq lettres. Je les rapporte cependant eux dernières années de Synésius. La gravité soutenue du langage et les préoccupations plus exclusivement religieuses indiquent, ce me semble, une époque plus avancée de sa vie comme évêque. Dans la lettre 141, Il recommande aux prêtres de poursuivre l’hérésie des Eunomiens. C’est encore des Eunomiens qu’il s’agit, je crois, dans la lettre à Olympius (L. 142). — En écrivant à Simplicius, il prescrit, selon le précepte divin, le pardon des injures (L 143). — Jean (celui, je pense, dont il vante les qualités dans ses lettres à Anysius, et non point cet autre Jean qu’on avait soupçonné du meurtre d’Émile), Jean vient d’entrer au couvent: il le félicite d’avoir pris cette détermination (L. 144). — Enfin (L. 145), son style reproduit le langage des Ecritures, quand il écrit à un évêque chassé de son siège pour n’avoir point voulu souscrire à l’hérésie des Ariens.

146. La guerre désole la Cyrénaïque; Synésius a perdu son second fils.

147. Les barbares font chaque jour de nouveaux progrès; tout a péri, il ne reste plus que les villes.

148. Lettre qui a dû être écrite après les malheurs causés dans la Cyrénaïque par les barbares Tant qu’il y a eu une Pentapole, dit Synésius.

149. Synésius se plaint qu’Anastase l’abandonne dans le malheur. Rien n’indique la date de cette lettre : toutefois elle semble postérieure à la lettre 124, dans laquelle il parle à Anastase comme à un ami fidèle.

150. Point d’indication de date pour cette lettre. Toutefois elle ne peut avoir été écrite au delà de 412, puisque Théophile mourut le 15 octobre de cette année. D’un autre côté, comme dans une lettre écrite plus tard à Hypatie (L. 154). Il est encore question de l’affaire d’un certain Nicée, dont Synésius parle ici, Je croirais assez volontiers que cette lettre est une des dernières adressées à Théophile.

151. Cette lettre semble écrite à un évêque privé de son siège par Théophile. Tillemont suppose qu’il s’agit d’un simple prêtre que le prédécesseur de Synésius aurait séparé de l’Église. Mais l’expression, ὀ κοινὸς ἡμᾶν πατήρ, me paraît s’appliquer bien mieux à Théophile, le consécrateur de Synésius, qu’à l’évêque de Ptolémaïs, mort avant que Synésius fût lui-même baptisé. Le P. Pétau croit aussi qu’il est question du patriarche d’Alexandrie. Ce père commun vient de mourir : la lettre a donc été écrite au plus tôt vers la fin de 412.

152. Synésius vient de perdre son troisième fils.

153. L’hiver précédent (celui de 412 à 413, je suppose), Synésius a perdu son dernier fils.

154. Synésius parle de la mort de ses enfants qui ne semble plus tout à fait récente. Il recommande ce Nicée dont nous avons vu qu’il est question (L. 150). Mais tandis qu’en écrivant à Théophile il disait ne point savoir pourquoi Nicée partait, ici il paraît au courant de ses intérêts.

155. Marcellin avait commandé dans la Cyrénaïque. Il sortait de charge : Synésius écrit pour attester l’excellence de son administration.

156.-157. Ces deux lettres paraissent dater des derniers jours de Synésius; il est plongé dans la douleur, il n’a plus d’enfants, ses amis l’oublient (L. 156). — Il est malade, c’est de son lit qu’il écrit; le souvenir de ses enfants le consume; il est temps qu’il meure, après avoir tout perdu (L. 157).


 

[1] Les habitants de Carpathos, aujourd’hui Scarpanto, étalent surtout adonnés à la navigation. C’est parmi eux que se recrutaient la plupart des marins. Synésius vante leur habileté dans la lettre 9.

[2] Il s’agit ici du premier phare qui fut établi, et qui prit son nom de l’île de Pharos.

[3] C’est Hypatie que Synésius désigne ainsi.

[4] Cette lettre est attribuée aussi à Libanius. Elle figure, dans sa correspondance, sous le n° 1156. Elle a pour suscription : A Hypatius.

[5] Expression métaphorique. Cet œil, c’est l’âme humaine, qui est comme enfouie dans le corps, et qu’il faut dégager de la matière, affranchir des passions. Il y a une expression semblable dans l’Hymne III, v. 579. Synésius, en parlant de l’âme tombée dans le corps, l’appelle la prunelle cachée qui est en nous.

[6] La sentence citée par Synésius est de Théognia. Le ponte la mot dans la bouche des Muses: peut-être est-ce pour cola qu’il dit que c’est l’intelligence (divine), ?oc, qui parle ainsi; ou peut-être, plus simplement, veut-il par là vanter l’excellence de cette maxime.

[7] Odyssée, I, 65.

[8] Allusion aux paroles de Plotin mourant : « Je fais mon dernier effort pour ramener ce qu’il y a de divin en moi à œ qu’il a de divin dans l’univers. »

[9] Subadjuva. Godefroy (Code Théodosien, Prosopographie, art. Héraclien) donne la liste des dignitaires qui avaient de ces sous-aides.

[10] C’est sans doute par erreur que la suscription porte Θειδώρῳ, à Théodore; car dans la lettre 76 Synésius donne le nom de Théodose au mari de cette sœur.

[11] L’astrologie était un grand honneur; on y recourait fréquemment.

[12] Demi-dieux, demi-ânes, le grec joue sur les mots, ἐν ἡμιόνοις ἡμίθεοι. — Un peu plus bas, autre jeu de mots, que Synésius reproduit encore, lettre 43. Le Pécile, ποικιλῆ στόα, littéralement portique varié, avait été ainsi appelé parce qu’on l’avait orné de différentes pointures, qu’un proconsul romain lit enlever plus tard. C’était sous ce portique que Zénon réunissait ses disciples d’où leur vint le nom de stoïciens, ceux qui fréquentent le portique.

[13] Anagyre, Sphette et Thrium, bourgs de l’Attique; le Céphise, rivière qui coule près d’Athènes; Phalère, un des ports d’Athènes.

[14] Les Mémoires d’outre-tombe nous fournissent une comparaison semblable. M. de Chateaubriand raconte la prospérité passée de Venise et son abaissement actuel; il fait la description de ses monuments et des tombeaux qu’ils renferment. Ces dépouilles illustres, dit-il, inspirent un grand et pénible sentiment; Venise elle-même, magnifique catafalque de ses magistrats guerriers, double cercueil de leurs cendres, n’est plus qu’une peau vivante (t. XI, p. 158). »

[15] Voir, sur ce passage, l’Étude sur la vie de Synésius, chap. I, page 16.

[16] Le Bendidéc port d’Alexandrie. — Myrmex veut dire rocher: le Myrmex-Pharien, dont il est ici question, et qu’il ne faut pas confondre, comme l’a fait Pétau, avec un autre Myrmex, dont parle Ptolémée, situé sur les côtes de la Cyrénaïque, était sans doute un rocher, ou petite île, dans le voisinage de Pharos.

[17] Iliade, VII, 217.

[18] D’où est tiré ce vers iambique que cite Synésius, je l’ignore.

[19] Strabon, liv. XVII, parle de ce petit cap, qui s’avançait, on forme de coude, vers le port, et qui s’appelait Posidion, à cause du temple de Neptune qui le dominait.

[20] Taphosiris (tombeau d’Osiris, suivant Plutarque, de Iside et Osiride), ou Taposiris comme l’écrit Strabon, était, à une petite distance du rivage, un écueil dangereux. Voilà pourquoi Synésius emploie, pour le désigner, le terme de Scylla.

[21] Parce que l’on se prépare à la fête religieuse du lendemain. C’est le vendredi.

[22] Sophocle, Ajax, 1140.

[23] Odyssée, IV, sII.

[24] Ce sont Les chants XI et XXIV de l’Odyssée. Dans l’un Ulysse évoque les âmes des morts; dans l’autre les âmes des prétendants qu’il vient de tuer arrivent aux Enfers, et s’entretiennent avec les Imos qui s’y trouvent déjà

[25] lijade, XX!, 281.

[26] Adrastée est la déesse qui punit l’ingratitude.

[27] Ptolémée parle d’un mont Azar en Libye, et Pline (liv. VI, 33) fait mention des Azariens. — Azaire semble avoir été située sur les côtes de la Libye Marmarique.

[28] Nauplius, roi d’Eubée père de Palamède, afin de venger la mort de son fils, allumait de grands feux pour attirer les vaisseaux et les faire échouez sur les rochers.

[29] Ce moine romain est évidemment le vieillard.

[30] Vénus, pour se venger des Lemniades qui avaient négligé son culte, leur donna une odeur désagréable, qui les rendait odieuses à leurs maris.

[31] Les mêmes difformités se reproduisaient chez des peuplades entières; Juvénal en parle comme d’un fait bien connu:

Quis timidum guttur miratur in Alpibus? Aut quis

In Merœ crasso majorem infante mamillam? (XIII, 162.)

[32] Peuple de Thrace, sur l’Hèbre. Quand Ulysse aborde chez eux, tous accoururent pour le voir, en s’appelant les uns les autres. (Odyssée, IX. 47.)

[33] Ceci semble indiquer que les Grecs ne se faisaient plus des conditions de la beauté la même idée qu’au temps de Phidias et d’Apollo.

[34] On voit par là que Synésius tenait un journal de sa vie, ou espèce d’éphémérides, comme il l’appelle. On serait tenté de croire, d’après un passage de son Traité sur les Songes (chap. 24), qu’il prenait note aussi de ses songes.

[35] A la fin du mois, dit le texte; mais il faut évidemment entendre à la fin du mois lunaire, puisque dans le cours de sa lettre Synésius parle de la nouvelle lune comme d’une époque dangereuse pour les navigateurs.

[36] ῾Υπηρέτην, littéralement simple employé, commis, homme en sous-ordre.

[37] J’ignore d’où est tiré ce vers iambique.

[38] Iliade, XXIV, 262.

[39] Héliodore, dans son roman de Théagènes et Chariclée (I, 28-29), parle de ces souterrains faits par la main des hommes.

[40] Iliade, XXII, 389.

[41] ἡγεμών, dit le texte. Il s’agit évidemment d’une magistrature municipale.

[42] Cette citation est tirée du Banquet, discours d’Aristophane.

[43] Cet ouvrage est l’Éloge de la Calvitie.

[44] Lysippe était sculpteur, et non peintre. Synésius le confond sans doute avec Protogène.

[45] C’est encore de l’Éloge de la Calvitie qu’il est ici question.

[46] Déjà, dans la lettre 27, Synésius avait cité ce passage du Banquet.

[47] Par ce quaternaire de vertus, Synésius désigne évidemment les quatre vertus qui doivent régler notre conduite, la force, la tempérance la justice et la prudence. Mais dans ce qui suit un ἐπ τὴν ἀνάλογον ἐν τρίταις καὶ τετάρταις (littéralement celle qui correspond dans tes troisième et quatrième vertus), il y a une obscurité calculée, et un air de mystère que Synésius affecte assez souvent dans sa correspondance philosophique; lui-même remarque qu’Herculien ne va peut-être pas bien le comprendre. Il y a pour lui, nous l’avons déjà vu, comme une échelle de vertus, et au degré le plus bas sont les vertus actives. Nous voyons par divers témoignages qu’au-dessus de ces vertus Ammonius Saccas, Jamblique, et leurs successeurs, établissaient des vertus politiques, purificatives, théorétiques, paradigmatiques, hiératiques. C’est sans doute à quelqu’une de ces classes que se rapportent ces vertus du troisième et du quatrième degré auxquelles Synésius fait allusion.

[48] Il est sans doute ici question de l’hymne III qui commence par ces mots ἄγε μοι ψυχ.

[49] Qu’est-ce que ce quaternaire dont il réclame une copie ? Il est assez difficile de le deviner. S’agirait-il de trois autres hymnes qu’il demanderait en même temps? Je ne sais; mais cette conjecture me paraîtrait encore la plus probable.

[50] Dans le quatrième livre de l’Odyssée, Ménélas raconte comment lia contraint Protée à parler. Ce passage a été imité par Virgile dans l’épisode d’Aristée.

[51] Ce comte, d’après Pétau, serait Pæonius.

[52] Iliade, XXI, 439.

[53] Ὁ δημιουργὸς τῆς θεσπεσίας ἐπιστολῆς.

[54] Le diocèse d’Égypte, à la tête duquel était un préfet, était subdivisé en provinces qui formaient autant de petites préfectures, l’Égypte proprement dite, l’Heptanomide, la Thébaïde, l’Augustamnique, les deux Libyes.

[55] Littéralement, orner la Sparte que le sort vous a donnée.

[56] Ἐπὶ τὰ ἴσα καὶ τὰ ὅμοια, formule employé par le Lacédémoniens dans les traités.

[57] Nous ignorons de quel poète sont tirés les deux vers cités par Synésius.

[58] Le repas des funérailles se faisait ordinairement chez les païens le neuvième jour; sous l’influence des idées juives et chrétiennes, il se fit plus tard le septième jour.

[59] Teuchire, appelée aussi Arsinoé, est une des cinq villes de la Pentapole.

[60] Allusion à une mode du temps. Les femmes portaient sur leur tête tout un édifice de cheveux. Tertullien attaque cette mode dans son livre De cultu feminarum. — Un ponte grec dit : Femmes, n’élèves pas des tours sur vos têtes avec des cheveux empruntés.

[61] Pour parler comme Sapho, dit le texte. Τοῦ θυρωροῦ, littéralement le portier, celui qui ouvre la chambre nuptiale, ou, d’après Julius Pollux (Onomasticon, III, 42), celui qui veille à cette porte pour empêcher les jeunes filles de venir au secours de la nouvelle mariée.

[62] Noble comme Cécrops était une expression passée en proverbe, même chez les Latins (voir Juvénal, VIII, 44). — Un peu plus loin, des Sosies, des Tibius, noms d’esclaves, de gens de basse extraction.

[63] Nous n’avons pu trouver aucune trace de cette loi. Elle était peut-être particulière à la Cyrénaïque elle est du moins étrangère à la législation romaine. Car nous lisons dans le Digeste, liv. XXV, tit. iii, fr. 5, ce texte tiré d’Ulpien : Ergo et matrem cogemus, præsertim vulgo quæsitos liberos alere; nec non ipsos eam.

[64] Cotytto, déesse de la débauche. — Conisalus, Priape, Orthana divinités impures, sont celles que Synésius désigne sous le nom de Conisales athéniens.

[65] Danse bouffonne et indécente.

[66] Il y a eu dans l’antiquité beaucoup d’écrivains de ce nom, entre autres Denys d’Halicarnasse. Quels sont les deux dont li est ici question? Rien ne l’indique.

[67] Le silphium était une des richesses de la Cyrénaïque; la meilleure espèce et la plus vantée était le silphium de Battus. Synésius en parle encore dans une autre lettre (Lett. 80). Le silphium, qui était considéré comme quelque chose de rare et de précieux, donnait une liqueur employée en médecine et pour les tables délicates. Nous renvoyons ceux qui voudront plus de détails sur cette plante, et sur le prix qu’on y attachait, aux Observations sur une améthyste, Histoire de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, XXXVI, p. 48.

[68] Odyssée, IV, 228.

[69] Nous avons une lettre de Lysis à Hipparque. Bien qu’elle s’accorde pour le sens général avec les idées qu’exprime Synésius, la phrase même qu’il cite ne s’y trouve pas.

[70] Allusion au quaternaire des Pythagoriciens. Ces théories, dans lesquelles les nombres jouent un si grand rôle, avaient été reprises par l’école alexandrine.

[71] Ces quatre pièces sont l’épigramme qui se lit à la fin du Don d’un astrolabe à Pæonius (ch. 6 et 7), et probablement les trois premiers hymnes. Dans le discours à Pæonius les douze vers ne sont pas réunis les huit qui sont de Synésius se trouvent à la fin; les quatre autres, qui sont de Ptolémée, se lisent un peu plus haut.

[72] Méson, douzième et dernier mois de l’année égyptienne, commençait le 11 de notre mois d’août.

[73] Ἐπόθεις ἀπὸ διηγημάτων, expression assez obscure, à laquelle j’ai donné le sens qui a paru le plus probable.

[74] Athyr, le troisième mois de l’année égyptienne. Le premier jour d’athyr correspond au 28 octobre.

[75] Cet hydroscope qu’il demande est un instrument dont il avait besoin, soit pour faire quelque expérience, soit, comme le suppose Pierre de Fermat, qui en a donné la description, pour connaître le poids de l’eau dont il devait se servir étant malade. Le Journal des savants (20 mars 1679), dans un article sur les œuvres de Fermat, explique ainsi ce passage de Synésius: « Comme nous avons perdu la figure et l’usage de cet instrument avec une infinité d’autres belles choses que les anciens avaient inventées, nos savants et nos curieux se sont donné beaucoup de peine pour comprendre quel était cet instrument dont parle Synésius. Le P. Pétau pour ne rien dire de tous les autres qui ont donné chacun leur explication, avoue qu’il ne le comprend pas; il soupçonne pourtant que c’était un instrument qui servait à niveler les eaux, ce qui n’est pas l’affaire d’un malade. Mais M. Fermat a sans doute trouvé le véritable sens de Synésius, lorsqu’il dit que c’était un instrument fait en cylindre, pour examiner et connaître le poids des différentes eaux; car, en le mettant dans l’eau, il y enfonce plus ou moins (ce que l’on connait par les lignes horizontales qui sont marquées le long du cylindre), suivant que les eaux sont plus ou moins légères. »

[76] Cette lettre figure, dans le recueil des lettres de Libanius, sous le n° 1573. Elle porte la même suscription : A Héliodore.

[77] Synésius cite sans doute de mémoire, et ses souvenirs ne sont pas toujours exacts; car la seule phrase de Platon (du moins je n’en ai pas trouvé d’autre) qui offre quelque analogie avec la citation de cette lettre est ce début du Premier Alcibiade: « Tu es surpris qu’ayant été le premier à t’aimer je te reste seul fidèle, quand tous mes rivaux t’ont quitté ».

[78] Les Travaux et les Jours, 349-350.

[79] La République, liv. VII.

[80] Voir le Gorgias.

[81] Cette lettre, comme deux autres que nous avons déjà signalées, se trouve dans le recueil des lettres de Libanius. Elle porte le n° 1188, et est adressée à un anonyme.

[82] C’est du Traité des Songes et du Dion qu’il est ici question.

[83] J’ignore quel est le poète dont Synésius cite les vers.

[84] Sur les merveilleuses cavales d’Eumèle, voir l’Iliade, II, 763-767.

[85] Théocrite, VIII, 91.

[86]τυχεῖς οὐκ ἀδικεῖς, un de ces jeux de mots qu’affectionne Synésius

[87]  Ὁ τρόπις πρὸ τοῦ τόπου ἡμᾶς διῴκισεν, jeu de mots.

[88] Iliade. XXII, 389.

[89] Ce collègue d’Aristénète, que Synésius ne connait point, est l’empereur Honorius.

[90] C’est d’Hypatie qu’il est ici question.

[91] C’est dans les Lois, liv. VII, 814, que se trouve le passage auquel Synésius fait allusion.

[92] Il s’agit évidemment ici d’un impôt en nature, exigé des propriétaires pour les besoins de l’Etat.

[93] Par ces demi-barbares Synésius entend sans doute les soldats étrangers.

[94] Iliade, II, 468.

[95] J’ignore d’où est tiré le vers iambique que cite Synésius.

[96] Iliade, IV, 221.

[97] Les manuscrits portent pour suscription : à Tryphon. C’est donc par erreur que M. Hercher a mis : à Troïle. Cette lettre d’ailleurs ferait double emploi avec la précédente, écrite déjà à Troïle pour recommander Diogène.

[98] République, liv. II, 375.

[99] Il y a ici un intraduisible jeu de mots, dont Synésius s’excuse lui-même, sur le nom de Tryphon, Τρύφωνι, et sur les présents délicats, τρυφῶντα δῶρα. Littéralement: pour le digne Tryphon (je peux bien, en pareille matière, faire un jeu de moie à la manière de Gorgias), nous avions préparé, etc.

[100] Il y a quelque obscurité dans la fin de cette lettre. Nous enverrons, dit Synésius, μετ αὐτοῦ μν τὰς στρουθούς, καταμόνας δὲ τολαιον. Cela veut-il dire: J’enverrai pour Tryphon et pour vous des autruches, et pour vous en particulier de l’huile? Ou bien : De moitié avec lui j’enverrai les autruches, et à moi seul l’huile? Mais je ne vois pas à qui se rapporterait cet avec lui. J’incline donc pour le premier sens.

[101] Anastase venait sans doute d’être nommé précepteur des enfants d’Arcadius.

[102] Pindare, Pythiq.. IX, 90.

[103] Dans leur fanatisme les Corybantes et les adorateurs de Rhée se faisaient des blessures et des incisions auxquelles ils semblaient insensibles.

[104] J’ignore de quel poète sont les vers cités par Synésius.

[105] Au lieu de ἡμῖν, je lis ὑμῖν, que nécessite le sens et que donnent d’ailleurs plusieurs manuscrits.

[106] Odyssée, XI, 121.

[107] J’ignore ce que sont cet Anchémachus et les Anchémachites dont il est parlé plus loin.

[108] Iliade, XΙ, 630.

[109] Ibid., Ι, 600.

[110] Le vin de Cypre et le miel de l’Hymette sont assez connus. Phénice était une ville de l’Epire. Les plaines humides et fertiles en blé qui s’étendaient autour de Péluse, en Egypte, avaient reçu le nom de Barathres.

[111] Οὐκ ἀχθόμενον τῷ φιρτίῶ, τ συμφορ συναχθόμενον , jeu de mots.

[112] Il y a ici un jeu de mots intraduisible sur le nom de Chryse, qui veut dire d’or. Aussi Synésius ajoute: « s’il m’est permis de faire un jeu de mots à la manière de Gorgias ». Nous avons déjà vu pareille excuse, L. 80.

[113] Cette lettre, et les deux qui suivent portent, ainsi que la précédente, la suscription à son frère. Mais il y a là évidemment une erreur de copiste. De ces quatre lettres, qui ont toutes le même objet, une seule devait être pour Evoptius, les trois autres pour divers amis.

[114] Le texte dit scholastique. Ce mot est pris quelquefois dans le sens, bien justifié ici, d’avocat. (Voir sur les scholastiques le Code Théodosien. liv. VIII, tit. X, 2.)

[115] Cette lettre et la précédente ne doivent, selon toute apparence, en faire qu’une seule.

[116] Synésius établit une véritable proportion à la manière des mathématiciens: lumière: vérité :: œil : esprit; ou, en intervertissant l’ordre des antécédents et des conséquents, vérité : esprit : : lumière : œil.

[117] Le texte dit scholastique. Ce mot, qui veut dire ailleurs avocat (voir lettre 105), semble signifier ici les gens instruits, les savants, avec lesquels Synésius s’était lié à Alexandrie, et qui avaient sans doute des relations avec Théophile.

[118] Synésius répète ici littéralement ce qu’il a déjà dit dans la lettre précédente, à Olympius. Il lui arrive assez fréquemment de se copier ainsi lui-même. Sa lutte contre Andronicus nous offre plusieurs exemples de ces répétitions.

[119] Iliade, VI, 347.

[120] Iliade, XXI, 439.

[121] Voir note 107.

[122] D’autres éditions portent la suscription: A Anastase l’hydrocomête.

[123] Iliade, IX, 520.

[124] Cette lettre, qui ne se trouve point dans l’édition du P. Pétau, a été tirée d’un manuscrit du Vatican, où elle figure sous ce titre : A tua ami qtd lui avait demandé un évêché après le rétablissement des évêques. J’avoue que ce titre me laisse des doutes; la réponse à cette demande se trouverait seulement dans la seconde partie de la lettre; maie les expressions en sont bien cherchées, et même assez énigmatiques. Synésius trop souvent manque de simplicité male en général il set clair, qualité que nous ne trouvons pas Ici. D’ailleurs d’un bout à l’autre de cette loUre le langage est si affecté, si pénible, on y sent si peu l’évêque, que j’ai peine à croire c1uo la lettre soit vraiment de Sy -Jrtout de Synésius métropo

[125] Il s’agit ici de saint Jean Chrysostome, dont Théophile avait été l’un des adversaires les plus acharnés. Voilà pourquoi Synésius semble s’excuser de parler avec respect d’un ennemi du patriarche d’Alexandrie.

[126] « On ne sait, dit Fleury, Histoire ecclésiastique, XXII, 42, ce que c’est que cette amnistie et cet accommodement de Théophile avec le parti de saint Chrysostome. »

[127] Littéralement, vous qui avez l’autorité de la succession évangélique. Saint Marc, l’évangéliste, avait été le premier évêque d’Alexandrie.

[128] Synésius venait de perdre un de ses fils.

[129] L’hérésie arienne.

[130] Platon, Les Lois, XI, 935.

[131] Βασκαντίβοι:. D’où vient ce mot? Est-ce du Latin vacare ou vagari ? de vagari probablement ? d’après les habitudes de ceux auxquels Synésius applique ce nom.

[132] Χρυσίου τιρωνικοῦ, expression tirée du latin, argent pour la lεvée ou pour l’entretien des troupes. — Αὐλαναία, j’ai donné à œ mot le sens qui m’a semblé le plus plausible.

[133] Cet Anastase n’est point le même que celui auquel cette lettre est adressée. Ce doit être l’Anastase dont il est question lettre 30.

[134] Littéralement avec des injures du haut du char, comme les injures que lançaient dans les fêtes de Bacchus ceux qui étaient montés sur le char.

[135] Littéralement il a élevé un mur de Décélie. Pendant la guerre du Péloponnèse, les Spartiates, qui avaient pris Décélie, s’y étaient fortifiés, pour qu’on ne pût en approcher.

[136] Ce préfet est le préfet du prétoire, comme on va le voir.

[137] Ce sophiste cet sans doute Troïle, l’ami d’Anthémius.

[138] Iliade, IX, 238.

[139] Il s’agit ici des charges curiales, charges ruineuses, qu’Andronicus voulait imposer à Evagrius.

[140] Cet autre auquel il fait allusion est sans doute Troïle.

[141] Δὸς χεῖρα, dit le texte. Peut-être cela signifie-t-il donnez-lui une troupe (à commander).

[142] Cette lettre, écrite aux évêques, forme la dernière partie du discours contre Andronicus (ch. xii, xiii et xiv).

[143] Il ressort de ce passage que cette légion se recrutait parmi les habitants de la Ptolémaïde.

[144] Le 19 de pharmuthi correspond au 14 avril.

[145] Ce nom se trouve incomplet dans le manuscrit, d’où la lettre est tirée. Cette lettre et la suivante ne se trouvent point dans l’édition du P. Pétau. Sont-elles réellement de Synésius? Je ne puis m’empêcher d’avoir à cet égard quelques doutes, comme pour la lettre 118, et pour les mêmes raisons.

[146] Eunome, évêque de Cyzique, hérésiarque du ive siècle, niait que le fils de Dieu se fût fait homme, et enseignait que le Saint-Esprit était produit par le Fils seul. Ceux qui professaient cette doctrine, disait-il, ne pouvaient perdre la grâce, quels que fussent leurs péchés.

[147] Τραπεζίτας dit le texte. Il s’agit sans doute de banquiers, de changeurs d’argent, venus sous prétexte d’affaires, mais on réalité pour propager l’Eunomianisme. Ce qui suit est une allusion leur profession.

[148] Livre des Rois, I, xv, 11.

[149] Ce vers est d’Empédocle.

[150] Le titre assez long porte: A un évêque chassé de son siège pour n’avoir pas voulu souscrire à l’hérésie des Ariens. Mais Tillemont soupçonne qu’il y a là quelque erreur: « Car, dit-il, les Ariens n’avaient point alors assez de crédit pour faire chasser injustement d’Egypte un prélat, et Synésius n’aurait pu se résoudre à mal parler de Théophile, ou de saint Cyrille, neveu et successeur de Théophile.

[151] Jérémie, II, 18.

[152] Hérodote, Thalie, 43.

[153] Fragments tragiques.

[154] Iliade, XXII, 144.

[155] Aristophane, Plutus, 4002.

[156] Quel est ce général? Je suppose que c’est un chef militaire duquel dépendait Marcellin.