Synésius L’ÉGYPTIEN ou DE LA PROVIDENCE.Oeuvre numérisée et mise en page par Marc Szwajcer L’ÉGYPTIEN ou DE LA PROVIDENCE.--§--
ARGUMENT.
Préface. — Objet de cet ouvrage; circonstances dans lesquelles il a été composé. Livre I. — 1. Les âmes viennent de deux sources, l’une basse, l’autre élevée. 2. Osiris et Typhon, dès leur plus tendre jeunesse, montrent en eux le germe, l’un de toutes les vertus, l’autre de tous les vices. Haine de Typhon pour Osiris. 3. Leur conduite tout opposée dans les diverses charges qui leur sont confiées. 4. Sottise et méchanceté de Typhon. 5. Le temps arrive où on doit élire un roi. 6. Manière dont on procède à l’élection. 7. Malgré toutes les menées de Typhon, Osiris obtient l’unanimité des suffrages. 8. Les dieux engagent Osiris à bannir Typhon, qui ne cherchera qu’à susciter des troubles, Osiris s’y refuse. 9. Discours du père d’Osiris : « Hiérarchie des dieux; ce sont les divinités d’un ordre inférieur qui s’occupent du inonde: encore ne quittent-elles qu’à regret la contemplation pour l’action. 10. Elles n’interviennent que rarement. Les démons, dont ce monde terrestre est le domaine, s’efforcent de pervertir les âmes et de propager partout le mal. 11. La prudence doit être unie à la force : avec ces deux qualités l’homme peut prévenir tous les maux. 12. Félicité de l’Égypte sous le règne d’Osiris. 13. Désespoir de Typhon quand il se volt exclu de la royauté. Portrait de la femme de Typhon. — Les diverses conditions de la vie sont comme des rôles au théâtre: un bon acteur peut se distinguer dans tous les personnages. 14. Typhon et son entourage, pour se consoler, se livrent à toute sorte d’excès et de débauches. 15. La femme de Typhon, par ses artifices, séduit la femme du chef des Scythes, et parvient, secondée par elle, entraîner les Scythes dans une conjuration contre Osiris. 16. Osiris est détrôné et envoyé en exil. Infortunes de l’Égypte sous la domination de Typhon. 17. Typhon persécute tous les gens de bien attachés à Osiris. 18. Un philosophe étranger va répétant hardiment partout les louanges d’Osiris. Il sait que le temps approche où toutes choses seront rétablies dans l’ordre. Livre II. — 1. Les Scythes sont saisis de terreurs paniques. Ils se préparent à fuir de Thèbes. 2. Une vieille femme, par ses cris, dénonce leur fuite. Une bataille s’engage entre les Scythes et les Thébains. Les Thébains demeurent vainqueurs. 3. On instruit le procès de Typhon; les hommes et les dieux s’unissent pour le condamner. 4. Retour triomphal d’Osiris. 5. L’Égypte, sous le gouvernement de ce prince, voit renaître l’âge d’or. 6. Pourquoi arrive-t-il parfois que deux frères sont entièrement dissemblables? 7. Pourquoi, de deux frères dissemblables, est-ce l’aîné qui ne vaut rien? — Pourquoi voit-on se reproduire, à des époques éloignées l’une de l’autre, des événements qui présentent entre eux de frappantes analogies? 8. Il faut, dans la vie comme au théâtre, assister au spectacle des événements, sans prétendre les connaître d’avance. ********************** PRÉFACELa première moitié de ce livre a été écrite sous les fils de Taurus, et elle a été lue en public jusqu’à l’énigme du loup:[1] à ce moment-là les méchants triomphaient, grâce à la sédition. La seconde partie a été ajoutée après le retour.[2] Des personnages distingués m’invitaient à ne pas laisser mon livre incomplet je devais, pensaient-ils, ne pas rester sur le récit des malheurs publics; mais, puisqu’on avait vu l’accomplissement de toutes les prédictions de Dieu, il fallait poursuivre la narration, et la mener jusqu’au jour où la fortune était redevenue meilleure. Au lieu de m’arrêter au moment où la chute de la tyrannie se préparait, j’ai donc continué cette histoire. On ne saurait assez remarquer tout ce qu’embrasse le sujet que je traite. Dans cette œuvre j’expose et j’établis des dogmes qui n’avaient pas encore été énoncés; je mets sous les yeux du lecteur deux vies qui sont l’image, l’une de la vertu, l’autre du crime; mon livre est la représentation de notre époque; et tous les développements, dans leur variété, concourent vers un but utile. LIVRE I.1. Voici une fable Égyptienne. Les Égyptiens sont renommés pour leur sagesse. Puisque c’est d’eux que nous vient cette fable, si c’est bien une fable, elle doit cacher un sens profond. Mais si dans ce récit il faut voir, au lieu d’une fiction, la vérité même, il n’en est que plus digne d’être conservé par la tradition et par l’histoire. Osiris et Typhon étaient frères, issus du même sang; mais il n’en est point de la parenté des âmes comme de celle des corps. Il ne suffit pas que dans ce monde deux hommes doivent le jour au même père et à la même mère : ce qui fait la véritable affinité des âmes, c’est quand elles viennent d’une seule et même source. Or il y a deux sources différentes: l’une est lumineuse, l’autre obscure. Celle-ci, se frayant difficilement une route à travers les obstacles, sort des profondeurs de la terre, comme pour braver la volonté divine; l’autre descend du ciel: les âmes qui naissent de cette source sont envoyées ici-bas pour régir sagement les choses humaines; quand elles viennent pour établir l’ordre et la règle, il leur est recommandé de ne pas se laisser gâter par le contact du mal et du vice. D’après la loi instituée par Thémis, toute âme qui a pu, dans son passage sur cette terre, se garder pure de toute souillure, remontera plus tard, par le même chemin, pour aller se replonger dans la source d’où elle est sortie. Mais celles qui viennent de la terre devront rentrer, ainsi le veut la nature, dans les abîmes profonds, Noir séjour de la Haine et de l’Iniquité, Et de tous les fléaux errant avec Até.[3] 2. Les âmes, suivant leur origine, sont donc basses ou élevées : un Libyen peut être ainsi de la même famille qu’un Parthe, tandis que parfois il n’existe, entre ceux que nous appelons des frères, aucune parenté des âmes. Cette diversité de nature put se deviner, chez les deux enfants Égyptiens, dès leur naissance, et, à mesure qu’ils avancèrent en âge, elle se manifesta clairement. Le plus jeune, en qui les qualités les plus précieuses furent merveilleusement développées par l’éducation, se montra, dès ses plus tendres années, curieux d’apprendre; il aimait les fables: les fables sont en quelque sorte la philosophie des enfants. En grandissant il témoignait un désir de s’instruire bien au-dessus de son âge. Il n’était pas seulement attentif aux leçons qu’il recevait de son père : il prêtait une oreille docile à tous ceux qui pouvaient lui donner quelque enseignement; il voulait tout saisir, tout connaître à la fois.[4] C’est le signe distinctif des esprits qui font concevoir les plus belles espérances : dans leur impatience ils cherchent à devancer le temps, ils s’élancent vers le but qu’ils se promettent d’atteindre. Plus tard, bien avant l’adolescence, déjà plus posé qu’un vieillard, il écoutait avec modestie. Avait-il à parler lui-même pour faire quelque question à propos de ce qu’il avait entendu, ou sur tout autre sujet, on le voyait hésiter et rougir. Il se rangeait pour laisser passer les vieillards, et leur cédait la première, place, quoiqu’il fût le fils de celui qui commandait à toute l’Égypte. Il se montrait plein d’égards pour les enfants de son âge. Le désir d’obliger lui était si naturel, que dès lors même on aurait trouvé difficilement un Égyptien pour lequel il n’eût pas, malgré sa jeunesse, obtenu de son père quelque faveur. Son frère aîné, Typhon, n’était, pour tout dire en un mot, qu’une nature grossière. Des maîtres capables avaient été chargés par le roi d’enseigner à son fils Osiris la sagesse de l’Égypte et celle des autres nations; Typhon n’avait que de l’aversion et du dédain pour cette étude, qu’il considérait comme bonne seulement pour des cœurs lâches et serviles. Suivant lui, l’application de son frère, sa docilité, son extrême retenue, n’étaient que de la crainte, parce qu’on ne le voyait pas frapper du poing, donner des coups de pied, courir follement: non pas cependant qu’Osiris ne fût agile et dispos; son corps était comme un vêtement léger que son âme portait aisément. Jamais il n’aurait voulu boire avec excès; jamais il ne se livrait à ces bruyants éclats de rire qui secouent tout le corps. Mais Typhon n’avait point de ces scrupules; il n’y avait d’homme libre, à ses yeux, que celui qui pouvait tout faire et tout se permettre. Il ne ressemblait à personne de sa famille, ni à aucun autre homme; je dirai plus, il ne savait pas rester semblable à lui-même : c’était un assemblage des vices les plus opposés. Tantôt lourd, indolent, et de la terre inutile fardeau,[5] il ne sortait du sommeil que pour remplir son ventre, et dormir encore après s’être repu. Tantôt oubliant de prendre même la nourriture nécessaire, il ne songeait plus qu’à faire des gambades, ou à jouer de mauvais tours aux jeunes gens de son âge, et même à des personnes respectables par leurs années. Ce qu’il estimait par-dessus tout, comme la qualité par excellence, c’était la force physique; il n’usait de la sienne que pour enfoncer des portes, lancer des pierres aux passants; et quand il avait blessé les gens ou fait quelque autre méchanceté, il était alors tout content et fier de ses prouesses. Ce n’est pas tout : poussé par une lubricité précoce, il se ruait avec emportement dans la débauche. Jaloux de son frère, il était furieux contre les Égyptiens, et cela parce que le peuple admirait Osiris, vantait et célébrait ses vertus, et que partout, dans les prières privées et publiques, on demandait aux dieux de lui accorder leurs faveurs; et en effet Osiris les méritait. Aussi Typhon avait-il pris toute une bande de mauvais sujets pour camarades, non point par affection, car il n’était capable d’amitié pour personne, mais pour se faire un parti composé d’ennemis d’Osiris. Pour gagner les bonnes grâces de Typhon et obtenir de lui quelqu’une de ces faveurs auxquelles les jeunes gens sont sensibles, on n’avait qu’à venir lui dire du mal d’Osiris. On put donc prévoir de bonne heure quels contrastes offriraient ces deux existences. 3. Comme deux routes, parties du même point, s’écartent d’abord peu à peu et finissent par être fort éloignées l’une de l’autre, ainsi des enfants, que séparent d’abord quelques différences de penchants, deviennent avec le temps entièrement dissemblables. Toutefois, chez nos deux frères, ce ne fut point par degrés, mais sur-le-champ, que se manifesta l’opposition des caractères: l’un fut toute vertu, l’autre tout vice. Le temps ne fit que les fortifier dans ces dispositions contraires, comme le témoigna toute leur conduite. A peine sorti de l’enfance, Osiris prenait part aux travaux des généraux; l’âge ne lui permettait pas encore de porter les armes, qu’il avait déjà la science du commandement: il était comme la tête, et les chefs lui servaient de bras. Puis, croissant en mérites, il portait, comme un arbre généreux, des fruits de jour en jour meilleurs. Commandant de la garde, secrétaire du roi, président du sénat, toutes les fonctions qu’il avait acceptées recevaient de lui un nouvel éclat. Son frère avait été préposé à l’administration du trésor public, car le père avait voulu essayer d’abord ses fils dans les charges de moindre importance ; mais Typhon (et la honte de sa conduite rejaillissait sur celui qui l’avait appelé à ce poste) ne faisait que se montrer infidèle, cupide, et incapable dans sa gestion. Lui confiait-on d’autres emplois, dans l’espoir qu’il les remplirait convenablement, il s’y comportait plus mal encore. La province la plus heureuse, dès qu’elle était soumise à Typhon, voyait arriver pour elle une année vraiment maudite; sitôt qu’on l’appelait à gouverner d’autres Égyptiens, c’était à ceux-ci de gémir à leur tour. Tel était Typhon dans l’exercice du pouvoir. Dans la vie privée il se plaisait aux danses licencieuses, avec tout ce qu’il y avait de pis parmi les Égyptiens et les étrangers; il ne s’entourait que de gens sans vergogne, prêts à tout dire, à tout entendre, à tout subir et à tout faire: leur salle de festin n’était qu’une officine de débauche. Typhon ronflait tout éveillé, et se délectait à entendre ronfler les autres : il trouvait cette musique délicieuse, et décernait des éloges et des prix à ceux qui excellaient, dans cet ignoble concours, à produire un son plein et prolongé. Les plus distingués de la bande étaient ceux qui savaient ne plus rougir de rien, qui ne reculaient devant aucune infamie: ils obtenaient toute sorte de récompenses, et parfois même les charges publiques servaient à rémunérer leur turpitude effrontée : voilà comment vivait Typhon dans son intérieur. 4. Lorsque, revêtu des insignes de ses fonctions, il était assis sur son tribunal, sa nature vicieuse se manifestait sous divers aspects; car le vice est en désaccord, non seulement avec la vertu, mais avec, lui-même, et réunit tous les contrastes. Ivre d’orgueil et de colère, plus furieux qu’un chien de l’Épire, il s’acharnait sur un particulier, sur une famille, sur une cité tout entière, se réjouissait davantage à mesure qu’il faisait plus de mal, comme si les pleurs qu’il faisait couler lavaient les souillures de sa vie domestique. L’unique chance qu’on eût de lui échapper, c’est que souvent, lorsque sa méchanceté allait s’exercer, il oubliait sa première idée; de bizarres imaginations lui venaient à l’esprit: semblable à un fou, il discutait, à perte de vue, sur des niaiseries; pendant ce temps l’accusé se sauvait, et il n’était plus question de lui. D’autres fois, la tête appesantie, il s’endormait, incapable alors de songer à rien; puis, quand il s’éveillait, il ne gardait plus aucun souvenir de ce qui venait de se passer. Il débattait avec les intendants des finances des questions comme celles-ci: Dans un médimne combien y a-t-il de grains de blé? dans un conge combien de verres? C’est sur ces futiles et ridicules sujets qu’il étalait son savoir. Des malheureux durent leur salut à l’assoupissement qui venait à propos saisir Typhon. Souvent il serait tombé la tête la première, du haut de son tribunal, si l’un des gardes, jetant son flambeau, ne l’avait soutenu. Ainsi plus d’une fois on vit finir comiquement ces nuits tragiques; car Typhon ne voulait pas siéger pendant le jour : cette nature, ennemie du soleil et de la lumière, s’accommodait mieux des ténèbres. Comme il sentait qu’il n’y avait personne avec un peu de bon sens qui ne vît très bien sa grossière ignorance, au lieu de se reprocher son ineptie, il en voulait à tous les gens sages, comme s’ils étaient coupables d’avoir du jugement. Avec un esprit obtus, il était plein de ruse quand il s’agissait de tendre quelque piège. En lui se confondaient la sottise et la fureur, deux fléaux qui ne font que se fortifier mutuellement: il n’en est pas de pires dans la nature, ni qui puissent faire plus de mal à la race humaine. 5. Rien de tout cela cependant n’échappait aux regards ni à l’attention vigilante du père; il voulut assurer le bonheur des Égyptiens; car il y avait tout à la fois en lui un roi, un sage, et même un dieu, s’il faut en croire les Égyptiens. Ils admettent en effet que des milliers de dieux ont l’un après l’autre régné sur leur pays, avant le temps où le pouvoir vint à passer à des hommes, et où des Piromis se succédèrent comme rois de père en fils.[6] Mais quand arriva le jour où, conformément aux lois divines, ce prince devait prendre place parmi des dieux d’un ordre plus élevé, il réunit, après les avoir convoqués d’avance et fait venir de toutes les villes de l’Égypte, les prêtres de toutes les familles et tous les guerriers indigènes; la loi exigeait leur présence. Quant au reste des citoyens, ils pouvaient ne pas venir; ils n’étaient pas cependant exclus de l’assemblée, mais ils n’étaient que spectateurs du vote, sans avoir le droit de voter eux-mêmes. On ne laissait pas approcher les gardeurs de porcs, non plus que les étrangers ou fils d’étrangers, qui servaient comme mercenaires dans l’armée : il leur était interdit de paraître. Leur absence était un désavantage pour l’aîné des deux fils; car c’était parmi les gardeurs de porcs et les étrangers, foule nombreuse et grossière, que Typhon comptait des partisans: mais ils obéissaient à la coutume, sans protester, sans se plaindre de leur abjection, trouvant, puisque la loi se prononçait contre eux, la chose toute simple et leur condition toute naturelle. 6. Voici comment en Égypte les rois sont élus. Près de la grande ville de Thèbes est une montagne sacrée; en face s’élève une autre montagne, et le Nil coule entre les deux; cette seconde s’appelle la montagne Libyenne, et c’est là, ainsi le prescrit la loi, que doivent rester, pendant tout le temps de l’élection, les candidats à la royauté, afin qu’ils ne sachent rien de ce qui se passe dans l’assemblée. Sur le sommet de la montagne sacrée, qu’on nomme l’Égyptienne, est la tente du roi; tout près de lui sont les prêtres les plus éminents en sagesse, les plus distingués par leurs fonctions, placés suivant le rang qu’ils occupent dans la hiérarchie sacerdotale: autour du roi, qui est au centre, ils forment un premier cercle; immédiatement après s’étend un second cercle, celui des guerriers. Tous entourent ainsi le mamelon qui s’élève sur la montagne comme une autre montagne, et permet aux plus éloignés d’apercevoir le roi. Au bas se tiennent ceux qui ont le droit d’assister à l’élection comme témoins; mais ils ne s’associent que par leurs applaudissements à ce qui se passe. Quand arrive le moment où l’on doit voter, le roi commence, avec l’aide de ceux qui sont désignés pour ce ministère, par accomplir les cérémonies sacrées ; tout le collège sacerdotal est en mouvement: on croit que la Divinité est présente et concourt à l’élection. On propose le nom d’un des candidats à la royauté: les guerriers lèvent la main; les gardiens des temples, les sacrificateurs,[7] les prophètes apportent leurs suffrages. Quoique peu nombreux, ils ont une grande influence: car un prophète compte comme cent guerriers, un sacrificateur comme vingt, un gardien comme dix. Puis vient le tour d’un second candidat : de nouveau on lève la main et l’on vote. Si les deux partis se balancent, le roi assure la prépondérance à celui en faveur duquel il se prononce. Il lui suffit de se joindre au plus faible pour rétablir l’égalité. Dans ce dernier cas il n’y a plus d’élection: c’est aux dieux qu’on s’adresse; on les invoque sans relâche dans un religieux recueillement, jusqu’à ce qu’ils se manifestent sans voiles, et viennent, non plus par signes, exprimer leur volonté: le peuple entend ainsi de ses propres oreilles les dieux décider qui sera roi. La désignation de la royauté s’était toujours faite de l’une ou de l’autre manière; mais lorsqu’il s’agit de choisir entre Osiris et Typhon, les dieux, sans que les prêtres eussent besoin de les solliciter, apparurent aussitôt à tous les regards : ils présidèrent eux-mêmes à l’élection; chacun d’eux dirigeait les ministres attachés à son culte. Le motif pour lequel ils étaient venus ne faisait doute pour personne; du reste leur présence n’était pas nécessaire: car toutes les mains allaient se lever, toutes les voix se prononcer pour le plus jeune des deux princes. Mais dans ce monde tous les événements considérables s’annoncent par des débuts pleins de grandeur, et la divinité signale par des prodiges tout ce qui va s’accomplir d’extraordinaire, soit en bien, soit en mal. 7. Osiris, conformément à la loi, restait tranquillement à la place où on l’avait mené; mais Typhon trépignait d’impatience, furieux de ne point savoir ce qui se passait dans l’assemblée; si bien qu’à la fin, ne pouvant plus se contenir, il voulut aller à la découverte et tacher de capter les suffrages. Sans respect ni pour lui-même ni pour les lois, il se jeta dans le fleuve; luttant contre le courant, nageant, avec beaucoup d’efforts et de peine, au milieu des rires des spectateurs, il parvint à l’autre rive. Il croyait n’être vu de personne, excepté de ceux qu’il abordait pour essayer de les gagner par des promesses d’argent; mais tous savaient bien qu’il était là, et n’avaient que du mépris pour sa personne et pour ses prétentions. Nul pourtant ne se donna la peine de lui faire comprendre combien il était insensé. Aussi éprouva-t-il la plus rude déception : en sa présence et sous ses yeux tous les suffrages le repoussèrent, toutes les mains s’élevèrent contre lui; les dieux aussi lui témoignèrent leur aversion. Osiris vint, appelé par tous les vœux, et sans avoir fait aucune brigue; les dieux, les prêtres, tous, avec les guirlandes sacrées et les flûtes sacrées, allèrent à sa rencontre, jusqu’à l’endroit où devait aborder la barque ramenant de la rive libyenne le nouveau roi. Des prodiges célestes, des voix venues d’en haut, tous les signes qui servent à présager l’avenir pour les particuliers ou pour les peuples, annonçaient aux Égyptiens un règne fortuné. Toutefois il était visible que les démons ennemis ne se tiendraient pas en repos, mais que, jaloux de la félicité promise à la nation, ils allaient faire tous leurs efforts pour la troubler: leurs complots se laissaient déjà pressentir. 8. Après avoir initié Osiris aux fonctions de la royauté, son père et les dieux, en vertu de leur prescience, lui prédirent ce qui devait arriver. Le ciel lui réservait de nombreuses faveurs, disaient-ils; mais il fallait que ce frère, qui était né pour le malheur des Égyptiens et de sa famille, fût banni, si l’on ne voulait qu’il vînt jeter le désordre partout: car il ne pourrait jamais se résigner au spectacle du bonheur et de la prospérité que le règne d’Osiris allait apporter à l’Égypte; un être comme Typhon n’était-il pas l’ennemi de tout ce qui est bien? Ils rappelaient encore qu’il y a deux espèces d’âmes, les unes élevées, les autres basses, séparées entre elles par une profonde antipathie. Ils engageaient donc l’honnête, le vertueux Osiris, à purger de ce monstre sa demeure, à le retrancher de sa société, sans se laisser arrêter par de vains scrupules, au nom d’une prétendue parenté. Comme Osiris ne se laissait point persuader, ils lui annoncèrent les calamités qu’il allait attirer sur lui-même, sur les Égyptiens, sur les nations voisines, et sur les peuples soumis à l’Égypte: « Car ce serait une erreur de croire, ajoutaient-ils, que ces maux auront peu de gravité, et qu’il ne faudra que de la vigilance pour prévenir ou déjouer les machinations secrètes ou avouées de Typhon : il peut compter sur l’aide et la protection d’une race puissante de démons jaloux auxquels il ressemble, et qui l’ont fait naître pour qu’il fût l’instrument de leurs colères contre les hommes ; c’est dans ce dessein qu’ils l’ont mis au monde, qu’ils l’ont élevé, qu’ils l’ont formé sur leur modèle, lui qui devait leur rendre tant de services. Mais ils savent bien que Typhon ne réalisera pleinement leur attente que s’ils lui procurent la puissance royale : car tout ira selon leurs désirs lorsqu’il pourra faire tout le mal qu’il voudra. Pour toi, ajoutait l’un des dieux, les démons te détestent, parce que tu es né pour la ruine de leurs projets et pour le bonheur des hommes; car ces esprits malfaisants se rassasient des misères humaines. » Ils insistaient donc auprès d’Osiris pour qu’il bannit son frère et le reléguât dans des contrées lointaines. Mais, voyant que par excès de douceur et de bonté il résistait à leurs conseils, ils en vinrent à lui dire qu’il pourrait bien pendant quelque temps se préserver des embûches de Typhon, mais qu’il finirait par être surpris; qu’en succombant il entraînerait avec lui dans sa perte l’État tout entier, et que, sous ce beau prétexte d’amitié fraternelle, il préparait de grandes catastrophes. « Conservez-moi, dit Osiris, votre faveur et votre assistance, et je n’aurai rien à redouter de la présence de mon frère; le ressentiment des démons ne saura m’atteindre : si vous le voulez, ne vous est-il pas facile de porter remède aux maux causés par l’imprévoyance? » 9. Son père prenant alors la parole: « Tu es dans l’erreur, dit-il, ô mon fils. Il y a des dieux dans notre univers: tantôt ils exercent leur action, tantôt ils se rassasient de la beauté intelligible. Il en est d’autres, placés au-dessus du monde, et de qui dépendent tous les êtres jusqu’aux derniers degrés; mais jamais ils ne descendent et ne s’abaissent vers la matière. Pour ces dieux, le monde est un spectacle plein de charmes; mais ils trouvent encore plus de charme à contempler la source d’où émane tout ce qui existe. Sans sortir d’eux-mêmes, ils jouissent d’une félicité parfaite, parce qu’en eux tout est divin; mais ceux de l’ordre inférieur ne trouvent leur véritable bonheur qu’en retournant vers le Dieu souverain. Tout ce qu’il y a de bien dans l’univers ne provient pas d’une cause une et simple; les diverses parties du monde sont régies par différents dieux, qui, se détournant avec effort de la contemplation pour l’action, s’acquittent du ministère qui leur est confié. Les esprits les plus purs viennent immédiatement au-dessous de l’Essence suprême; puis, tout près d’eux, mais un peu plus bas, d’autres intelligences. Toute une série d’êtres se continue ainsi jusqu’aux extrémités de l’univers. C’est par les intermédiaires que se fait sentir dans le monde la Providence d’en haut; mais elle ne se fait pas sentir partout également, car il n’y aurait plus d’échelle des êtres: à mesure que l’on descend, les choses s’altèrent, se troublent et se corrompent, pour finir par n’être même plus rien. C’est ce qui arrive ici-bas: au dernier degré les corps qui naissent et qui sont soumis au changement n’ont qu’une existence humble et périssable; à l’autre extrémité le ciel immuable est comme l’image visible de l’âme.[8] Si là-haut résident ces nobles personnages », — et en même temps le père d’Osiris lui montrait les dieux, — « c’est parmi les éléments toujours agités que séjournent les démons, race fougueuse et brutale: trop éloignés des régions supérieures, ils sont insensibles aux charmes de l’ordre divin. La lie des êtres ne peut rien pour sa propre conservation: elle s’écoule, elle ne persiste point; elle a beau se transformer, elle n’a qu’un semblant d’existence. Comme les démons, à cause de leur affinité avec la matière, n’ont que le génie de la destruction, il faut que la Divinité tourne ses regards vers le monde, et donne une heureuse impulsion à laquelle l’univers obéit pendant un certain temps, mais dont l’effet doit s’affaiblir par degrés. Vois des poupées : même quand on cesse de tirer le fil qui les fait remuer, elles s’agitent encore; mais elles ne s’agiteront pas toujours, car elles n’ont pas en elles-mêmes le principe du mouvement: elles remuent tant que la force qui les a mises en branle continue de se faire sentir, mais elle s’épuise à la longue. Il en est ainsi du monde, ô mon cher Osiris : sache que tout ce qui est bien est divin, et tire son origine, non pas de cette terre, mais d’ailleurs: voilà pourquoi des âmes excellentes ne paraissent ici-bas que rarement; et quand les dieux s’occupent des choses humaines, le soin qu’ils prennent n’est pas sans doute contraire à leur nature, mais n’est plus d’accord avec leur vie antérieure. Ce n’est pas dans l’action que consiste leur félicité; car il y a plus de bonheur à jouir de l’ordre établi par le souverain maître qu’à bien ordonner soi-même les choses inférieures: dans le premier cas la pensée se tourne vers ta parfaite beauté, dans l’autre elle s’en détourne. Tu as vu dans les mystères cette figure symbolique avec deux paires d’yeux: ceux qui sont au-dessous sont fermés quand les autres sont ouverts; ils s’ouvrent au contraire quand les autres se ferment. C’est la contemplation et l’action qui sont désignées par là: tantôt l’une, tantôt l’autre, retient les dieux secondaires; mais ils se livrent avec plus de goût à la plus noble de ces deux occupations: ils ne se portent vers l’autre que lorsque la nécessité l’exige. Les dieux, quand il en est besoin, agissent et sauvent le monde; mais ce n’est pas là ce qui fait leur excellence. Il en est de même des hommes: tantôt ils sont retenus par des travaux domestiques, tantôt ils s’adonnent à la philosophie, et c’est alors surtout qu’ils se rapprochent de la Divinité. » 10. « Comprends donc bien, d’après cela, ce que je vais te dire. Ne demande pas aux dieux de te venir constamment en aide. Ce qui leur convient surtout, c’est la contemplation, et ils résident dans les parties les plus élevées de l’univers; habitants du ciel, à une si grande distance des hommes, ne crois pas qu’ils puissent facilement et toujours descendre sur la terre. A des époques fixes ils viennent, semblables à des machinistes, mettre en jeu les ressorts d’un État; ils lui impriment une sage direction, en envoyant, pour le gouverner, des âmes qui sont de leur famille. Dans les admirables desseins de leur providence, un seul homme suffit pour faire le bonheur de peuples nombreux. Cette œuvre une fois accomplie, ils retournent à la vie qui leur est propre. Pour toi, envoyé dans un monde qui n’est pas le tien, souviens-toi de ton origine, n’oublie pas que tu as ici une mission à remplir; il faut tendre à t’élever toi-même vers les dieux, et non pas à les rabaisser vers toi. Comme un soldat campé sur un sol étranger, tiens-toi en garde, fils d’une race céleste, contre les démons qui t’assiègent : nés de la terre, il est tout simple qu’ils menacent et détestent celui qui, dans leur région même, observe d’autres lois. Tu feras donc bien de veiller attentivement jour et nuit, pour ne point te laisser accabler, seul contre des ennemis nombreux, sur leur terrain, loin de ta patrie. Il existe ici-bas une race antique et sacrée, les génies: pleins de sollicitude pour les hommes, ils peuvent, dans les circonstances ordinaires, rendre des services; s’ils n’habitaient pas la terre, elle n’offrirait plus rien que de mauvais: ils font sentir, partout où ils le peuvent, leur bienfaisante influence. Mais quand la matière entre en lutte avec l’âme, et l’attaque avec des ennemis qu’elle enfante, elle ne rencontre qu’une faible résistance, à moins que les dieux n’interviennent; car on est bien fort quand on combat sur son propre domaine. Les démons veulent tout asservir à leur pouvoir, et voici comment ils s’y prennent. Il n’est personne qui n’ait en soi une partie déraisonnable : cette partie, la plupart des hommes la produisent au grand jour; le sage la dissimule, mais elle existe nécessairement en lui: c’est comme un allié dont usent les démons pour envahir l’âme par surprise; ils entreprennent un véritable siège. Comme il suffit de présenter la torche aux charbons pour qu’ils s’allument, parce qu’ils sont très inflammables, ainsi les démons, qui sont pleins de passions, ou plutôt qui sont la passion même et l’agitation personnifiées, n’ont qu’à s’approcher d’une âme pour émouvoir la passion qui est en elle, et mettre en branle ses penchants désordonnés: rien que par leur voisinage, ils la troublent. L’être qui subit une action devient semblable à celui qui produit cette action. Les démons excitent le désir, la colère, et toutes les autres affections mauvaises; ils s’introduisent dans l’âme à l’aide de ces auxiliaires, qui, sentant leur présence, s’enhardissent et se soulèvent, en révolte contre la raison; et il en est ainsi jusqu’à ce que les démons aient subjugué l’âme, ou renoncent à l’asservir. Quelle guerre acharnée! Toujours, et partout, et de mille manières, ils renouvellent leurs attaques; ils livrent des assauts imprévus, ils tendent des filets, ils dressent des pièges, ils allument des guerres intestines ; et cela ne finit que lorsqu’ils ont triomphé ou qu’ils désespèrent de vaincre. De là-haut les dieux contemplent ces luttes glorieuses, dont tu sortiras victorieux. Puisse dans la suite le même bonheur t’accompagner! Mais je crains qu’après avoir repoussé ces premiers périls tu ne succombes à d’autres dangers. Quand la partie divine de l’âme, au lieu de céder à la partie passionnée, l’a réprimée et soumise à son autorité, elle doit acquérir à la longue assez de vigueur pour braver toutes les attaques: pure et sereine, le souffle des démons ne peut plus la ternir. Elle présente alors les caractères d’un être divin et vraiment simple; elle est sur la terre comme un arbre céleste qui ne doit pas à la greffe les fruits qu’il porte, mais qui communique à la greffe sa propre vertu. Quand leurs premiers efforts ont été vains, les démons tentent d’autres assauts, pour abattre et détruire un adversaire qui leur est odieux. Furieux de leur défaite, ils ne peuvent supporter que, dans leur propre empire, un étranger s’avance le front haut, attestant ainsi sa victoire: c’est peu que lui-même il les humilie; il excite encore les autres à secouer leur domination; car, dès que les cœurs sont attirés par l’exemple de la vertu, le mal disparaît. Aussi les démons tâchent-ils de perdre tous ceux qui refusent, simples particuliers ou princes, d’obéir aux lois de la matière. Mais comme tu es roi, il te sera plus aisé de te défendre qu’à ceux qui vivent dans une condition privée. Si le souverain les a repoussés de son âme, les démons s’attaquent à son pouvoir extérieur, en suscitant des guerres, des séditions, et tous les maux qui peuvent affliger un État. Mais ces machinations, un roi peut les déjouer par sa vigilance. Quand la force et la sagesse[9] sont unies, rien ne saurait leur résister; mais séparées, la puissance et la prudence, l’une aveugle, l’autre débile, sont aisément vaincues. » 11. « Admire, ô mon fils, la pensée qu’ont exprimée nos pères dans les images sacrées : nous autres, Égyptiens, nous donnons au divin Hermès deux faces : il est tout à la fois jeune et vieux. Si nous pénétrons le sens de ce symbole, cela signifie qu’il faut joindre l’intelligence à la vigueur, et que chacune des deux, privée de l’autre, est inutile. C’est encore cette même association de qualités que représente le sphinx sacré, placé sur le parvis de nos temples, bête par la force, homme par la raison. La force que ne guide pas la sagesse s’emporte, s’égare, jette partout le trouble et le désordre; et l’intelligence ne sert de rien pour l’action, lorsqu’elle est privée du secours des mains. La fortune et la vertu vont rarement ensemble; parfois cependant on les voit réunies chez des natures d’élite: tu en es un exemple. N’importune donc pas les dieux, toi qui peux, si tu le veux, te sauver par tes propres forces; leur dignité ne leur permet pas de quitter à chaque instant leur séjour pour descendre dans un monde étranger et inférieur. Nous manquons au respect qui leur est dû quand nous négligeons d’employer nos facultés à maintenir l’arrangement et l’ordre qu’ils ont établi sur cette terre; car c’est les contraindre à revenir, avant l’époque fixée, s’occuper des choses d’ici-bas. Quand cette harmonie, qui est leur œuvre, s’affaiblit avec les années, ils viennent à son secours; presque expirante, ils la raniment; et c’est avec joie qu’ils s’acquittent de cet office, et apportent à l’univers leur assistance. Quand, par la faute de ceux qui gouvernent, ils voient régner partout le trouble et le désordre, ils viennent encore, si les États ne peuvent être sauvés que par leur intervention. Des choses de médiocre importance, quelque accident qui se produit, ne suffisent point pour mettre la Divinité en mouvement. Il doit être doué d’une vertu tout exceptionnelle l’homme en faveur de qui l’un des esprits bienheureux daignera descendre dans ce monde. Mais quand partout est le désarroi, quand tout menace ruine, alors ils arrivent pour remettre l’ordre dans les affaires humaines. Que les hommes ne se plaignent donc pas des maux qu’ils souffrent par leurs propres fautes; qu’ils n’accusent pas la Divinité de n’avoir pour eux que de l’indifférence. La Providence exige des hommes leur concours. Quoi d’étonnant si dans la région du mal on trouve le mal? Ce qu’il y a de surprenant, c’est de ne pas toujours l’y rencontrer; car le bien est comme un étranger égaré sur cette terre: c’est la Providence qui l’envoie. Si les hommes savent agir et user des ressources qu’elle leur offre, ils peuvent réaliser toutes les conditions de bonheur. La Providence ne ressemble pas à une mère, toujours inquiète et attentive à éloigner tout ce qui peut nuire à son nouveau-né; car, si jeune, l’enfant n’est pas encore capable de se défendre: elle est plutôt semblable à la mère qui donne à son fils adolescent des armes dont il doit se servir pour repousser le danger. Voilà les vérités qu’il faut méditer sans cesse: elles sont dignes, n’en doute pas, de toute l’attention des hommes. Croyant en la Providence, tout en s’aidant eux-mêmes, ils uniront la piété à la vigilance, et ils ne regarderont pas l’intervention de Dieu comme incompatible avec l’exercice de la vertu. Adieu. Réprime, si tu es sage, les entreprises de ton frère; préviens les maux qui menacent de fondre sur les Égyptiens et sur toi : tu le peux; mais si tu te laisses aller à trop d’indulgence et de faiblesse, tu ne dois attendre du ciel qu’un secours tardif. » 12. Il dit, et disparut en suivant le même chemin que les dieux. Osiris resta sur la terre, qui n’était pas digne de le posséder. Il s’efforçait de bannir tous les vices, sans recourir jamais à la contrainte; il sacrifiait à la Persuasion, aux Muses, aux Grâces, et amenait tous les cœurs à se soumettre volontiers à l’empire des lois. Comme les dieux lui prodiguaient, par considération pour ses royales vertus, toutes les productions de l’air, de la terre et du fleuve, il en faisait jouir la foule; il se refusait tout plaisir, il prenait pour lui-même tous les travaux, ne s’accordant que fort peu de sommeil, ajoutant sans cesse à ses fatigues, en un mot renonçant à son propre repos pour assurer le repos public. Aussi, grâce à lui, les particuliers, les familles, les villes, les provinces, tous se voyaient comblés de tous les biens de l’âme et du corps. Osiris cherchait à exciter dans tous les cœurs. L’amour de la vertu: il voulait que toutes les études, tous les travaux tendissent à ce but unique; il établissait des récompenses pour les administrateurs les plus capables et les plus honnêtes, qui savaient former à leur exemple leurs subordonnés. En toutes choses c’est à l’estime ou à l’indifférence dont elles sont l’objet que se mesurent le progrès ou la décadence. L’étude était en honneur; l’amour de la philosophie et de l’éloquence allait toujours croissant: ceux qui se distinguaient par leur talent ne restaient point confondus dans la foule; le roi leur décernait de brillantes récompenses pour encourager en eux un art qui sert à parer la pensée : car les idées ne se produisent au dehors que revêtues de la parole, et il en est des idées comme de l’homme: elles gagnent ou elles perdent suivant le vêtement qu’elles portent. Osiris attachait la plus grande importance aux premiers éléments de l’instruction; car il considérait l’instruction comme la source de la vertu. A aucune autre époque on ne vit en Égypte autant de piété. Sous le règne d’Osiris tous les cœurs étaient si honnêtes que le pays tout entier semblait une école de vertu; les enfants n’avaient qu’à regarder le prince pour prendre des leçons et régler sur ce modèle leur conduite et leur langage. Indifférent pour lui-même à la richesse, le roi cherchait à enrichir tous les citoyens; il aimait, non pas à recevoir, mais à donner. Il accordait aux villes des remises d’impôts; il prodiguait aux indigents des secours; il réparait ou prévenait la ruine des cités; il agrandissait les unes, il embellissait les autres; il en fondait de nouvelles; il envoyait des habitants dans celles qui n’étaient pas assez peuplées. C’est dans la félicité générale que chacun doit trouver sa félicité particulière; Osiris cependant ne dédaignait pas de s’occuper des individus : aussi ne voyait-on pleurer aucun de ses sujets; il n’ignorait les besoins de personne; il savait ce qui manquait au bonheur de chacun. L’un réclamait les honneurs qu’il méritait: il se les voyait accorder. Un autre, exclusivement adonné, à l’étude, avait négligé de s’assurer des moyens d’existence: il était nourri aux frais du trésor. Un troisième, étranger à toute idée d’ambition, et suffisamment pourvu des dons de la fortune, désirait être exempté des fonctions publiques: Osiris connaissait ce désir et se hâtait de l’exaucer, sans se faire prier, sans attendre la demande, mais ayant l’air de demander lui-même, par respect pour la sagesse, que ce philosophe voulût bien rester libre et indépendant, et consacré à la Divinité, comme un être supérieur. En un mot, chacun était traité suivant ses mérites, excepté toutefois les méchants : la punition qui leur était due ne leur était pas infligée; Osiris s’efforçait de ramener par sa douceur et par sa bonté même les pervers. Il pensait qu’à force de vertu il vaincrait son frère et ses complices, et changerait leur naturel: ce fut là son unique erreur; car la vertu, loin de calmer l’envie, ne fait que l’irriter; comme l’envie suit le mérite, elle s’excite davantage quand le mérite s’élève plus haut. Voilà pourquoi le règne d’Osiris fut un cruel sujet de douleur pour Typhon. 13. En voyant son frère appelé au trône, Typhon faillit mourir de désespoir; dans sa fureur il frappait le pavé de son front, heurtait sa tête contre les colonnes; il resta longtemps sans prendre aucune nourriture, malgré sa voracité, et refusant de boire, malgré sa passion pour le vin. Il aimait le sommeil, et ne pouvait plus en jouir; ses soucis, quoi qu’il fit, le tenaient éveillé, et c’est en vain qu’il fermait les yeux pour chasser de son esprit les souvenirs qui l’obsédaient; mais on a beau vouloir repousser les souvenirs, ils tiennent bon. Typhon avait à peine clos ses paupières que toutes ses infortunes se représentaient à son imagination; s’il goûtait parfois quelques instants de sommeil, en songe il était encore plus malheureux: car il voyait la montagne, les votes, toutes les mains se levant pour son frère; il quittait le lit pour échapper à cette odieuse vision; mais à ses oreilles résonnait longuement le bruit des acclamations. Ne pouvant contenir son agitation et sa colère, il sortait de sa demeure; mais au dehors d’autres chagrins l’attendaient: dans toutes les bouches il entendait l’éloge d’Osiris; ce n’étaient partout que témoignages d’allégresse, chants en l’honneur du nouveau roi: que de beauté dans ses traits ! que de sagesse dans ses paroles ! que de grandeur d’âme sans fierté ! que de douceur sans faiblesse ! Typhon rentrait alors dans son palais et s’y renfermait. Tout dans la vie lui devenait insupportable. Sa femme partageait ses regrets: elle était méchante comme lui; songeant surtout à se parer, n’aimant que le théâtre et la place publique, elle voulait et elle croyait attirer sur elle tous les regards. Aussi c’était pour elle un grand chagrin que son mari eût été écarté du trône; car elle pensait que, reine, elle aurait pu disposer de tout dans l’État, et user de son pouvoir pour satisfaire tous ses caprices. Typhon l’aimait éperdument; quoiqu’avançant déjà en âge, on eût dit que, semblable à un jeune homme, il en était à sa première passion. A sa douleur s’ajoutait la honte d’avoir promis à sa femme qu’il serait roi et qu’il partagerait avec elle son autorité. Même dans la condition privée, elle se faisait déjà remarquer par les contrastes qu’elle réunissait en elle : plus que toutes les femmes, on la voyait rechercher le luxe, prendre soin de sa beauté, donner un libre cours à toutes ses fantaisies; et plus que tous les hommes, elle était entreprenante, audacieuse, remuante, avide de nouveautés. Elle s’était entourée, pour l’exécution de ses desseins, de courtisanes et de mercenaires qui lui étaient tout dévoués, et obéissaient à ses volontés au dedans comme au dehors de son palais. Pour Osiris, on ne se souvenait qu’il avait une femme que lorsqu’on voyait son fils; encore cet enfant, le jeune Horus, paraissait-il rarement en public. Osiris estimait que la femme la plus vertueuse est celle qui se renferme chez elle, et dont le nom ne franchit point les murs de sa maison. Malgré son élévation à une si haute destinée, cette sage épouse ne changea rien à ses habitudes de modestie; dans cette éclatante fortune elle ne fit que rechercher encore plus volontiers l’obscurité. Pour avoir acquis la royauté, Osiris ne s’en estimait pas plus heureux: il l’aurait toujours été, il le savait, même sans la souveraine puissance; car à tout homme il suffit, pour être l’artisan de son propre bonheur, de ne s’attacher qu’à la vertu. Pour ceux qui pratiquent le bien, il est indifférent de rester dans une condition privée ou de s’élever aux suprêmes honneurs: ils vivent toujours dans la paix de l’âme. Il n’est point d’existence où la vertu ne puisse s’exercer. Sur la scène tragique nous voyons l’acteur, qui a formé sa voix d’après les règles de l’art, jouer également bien les rôles de Créon et de Télèphe; qu’il soit revêtu de pourpre ou couvert de haillons, peu importe, il fera retentir le théâtre de ses accents énergiques et passionnés, et tiendra les auditeurs sous le charme de sa diction; il représentera avec la même perfection un esclave et une reine: quel que soit le rôle dont il est chargé, il s’en acquittera de manière à satisfaire à toutes les exigences du chorège. Ainsi, dans ce grand drame du monde, Dieu et la fortune nous distribuent les diverses destinées comme autant de rôles à remplir; mais ils ne valent ni plus ni moins les uns que les autres : sachons seulement tirer parti de celui qui nous est attribué. L’homme de bien sait conserver toujours sa supériorité: mendiant ou monarque, il s’accommodera de tous les personnages. Ne rirait-on pas de l’acteur qui refuserait un rôle pour en demander un autre? Même sous les traits d’une vieille femme il peut se distinguer et remporter les applaudissements et les couronnes; mais il aura beau représenter un roi, s’il joue mal, il s’attire des sifflets, des huées, et même parfois des pierres. Jamais la condition qui nous est assignée ne nous appartient réellement; elle est comme un vêtement étranger qui nous recouvre : mais suivant l’usage qu’en fait cette âme qui est en nous, nous méritons, nous recevons l’éloge ou le blâme. Dans ce drame vivant dont nous sommes les acteurs, les costumes peuvent indifféremment se prendre et se quitter. 14. Osiris avait appris depuis longtemps à distinguer les biens propres des biens d’emprunt; il savait que l’âme est la mesure du bonheur. Il s’était habitué, et il avait habitué tous ceux qui l’entouraient, à ne pas trop s’inquiéter, soit dans la vie privée, soit dans les hautes fonctions, des choses extérieures. Quant aux gens du parti de Typhon, êtres abrutis qui ne vivaient que pour les sens, comme c’étaient de lâches adorateurs de la fortune, uniquement attachés aux faux biens, pleins d’une folle présomption, les regards avidement fixés sur la royauté, lorsqu’ils virent qu’elle leur échappait, désespérés, ils trouvaient que ce n’était plus la peine de vivre. On ne saurait assez le dire, l’insensé se trahit par l’impatience de ses convoitises; il est comme celui qui. n’attend pas dans un festin, pour goûter d’un mets, qu’on le fasse passer, mais qui tout d’abord jette la main sur le plat pour s’en emparer: s’il parvient à l’attirer à lui, chacun se moque de ce grossier convive, et le maître de la maison en veut au mal appris dont le déplaisant sans-gêne vient déranger l’ordonnance du festin; s’il ne peut saisir le mets désiré, il se dépite et se désole en voyant que le plat fait le tour de la table, et que son voisin en a sa part. Typhon, lui aussi, avait éprouvé une dure déception: il s’emportait contre les dieux, il se lamentait, et n’excitait par là que la risée publique. Plongé dans des regrets sans fin, il semblait toujours sur le point de mourir, mais on ne le plaignait pas; suivant que les gens étaient d’humeur sévère ou indulgente, il était l’objet de la colère des uns, de la moquerie des autres. Un nouveau proverbe avait cours; quand on voyait quelqu’un de pâle, on lui demandait: « Est-il arrivé quelque bonheur à votre frère? » Typhon se serait rendu justice à lui-même en se donnant la mort dans l’excès de sa douleur, si sa détestable épouse, qui déployait, dans les moments difficiles, toute la malice et toute la ruse de son sexe, n’eût repris et fait reprendre à son mari bon espoir. Comme elle avait sur lui beaucoup d’empire, elle parvint, en ne l’occupant que d’elle-même, à le distraire de son affliction : elle combattit ainsi une passion par une autre passion, et voulut chasser la tristesse à l’aide de la volupté. Tiraillé en sens contraires, Typhon offrait le spectacle de toutes les faiblesses; il se livrait tantôt aux accès du désespoir, tantôt aux transports des sens. Une bande nombreuse de jeunes débauchés envahit son palais. Ce n’étaient que festins et orgies pour passer le temps et pour adoucir l’amertume des regrets. On s’ingéniait surtout à oublier, par toute sorte d’excès, le bonheur d’Osiris : on faisait creuser de vastes bassins; dans ces bassins on élevait des îles, et dans ces îles on construisait des thermes, où les hommes pouvaient se montrer nus au milieu des femmes, et satisfaire librement tous leurs désirs. 15. Tout en vivant de la sorte, l’envie leur vient de s’emparer de la royauté : les démons, dans leur méchanceté, suggérant cette idée, préparaient ouvertement les voies au complot, et n’oubliaient rien pour en assurer l’exécution, à Thèbes et dans tout le reste du pays; car ils ne pouvaient assister sans colère à la ruine de Leur puissance. En effet, la sagesse était en honneur, la piété en progrès, l’injustice s’était enfuie, la concorde unissait tous les cœurs; on voyait fleurir tous les biens. Les Égyptiens ne connaissaient plus les larmes que de nom; partout régnait le bonheur, partout l’harmonie; l’État, comme un être vivant, avait une âme qui était la loi, et il lui obéissait docilement; il y avait accord complet entre le tout et chacune de ses parties. Dans leur courroux les démons veulent troubler cette félicité, et ils prennent, pour instruments, des êtres méchants comme eux. Deux femmes, dans le secret de leurs appartements, trament la conjuration. Le chef des soldats étrangers au service de l’Égypte avait une demeure dans la capitale; il était alors en campagne avec la plus grande partie de ses troupes pour soumettre quelques-unes de ses bandes qui s’étaient révoltées. Il leur faisait la guerre avec assez peu de succès ; plusieurs bourgades de l’Égypte avaient été fort maltraitées: c’était le début du drame que préparaient les démons. Souvent, la nuit aussi bien que le jour, l’épouse de Typhon venait chez la femme du chef; avec son astucieuse adresse elle persuade à cette barbare vieille et bornée qu’elle a pour elle beaucoup d’affection. « Des malheurs que j’ai prévus depuis longtemps, dit-elle, vont fondre sur vous tous, si les choses tournent au gré d’Osiris: il vous soupçonne de trahison, et s’imagine que cette guerre est concertée entre les barbares, et que c’est d’un commun accord qu’ils forment deux camps opposés. Il a donc résolu de faire revenir ton époux par force ou par ruse; et dès qu’il le tiendra désarmé, lui retirant alors son commandement, il le fera mourir avec toi et avec tes enfants; oui, ces enfants si bons, si beaux, il veut les égorger dans leur tendre jeunesse. » Et en pleurant elle embrassait ces petits innocents, avec des démonstrations de tendresse et de pitié. Alors la vieille Scythe se lamentait, se croyant déjà en présence et sous le coup de toutes ces infortunes. L’autre venait tous les jours renouveler ses craintes, en lui contant les secrets desseins formés contre eux: on voulait expulser les Scythes de toute l’Égypte ; pour assurer l’exécution de ce projet, Osiris renforçait secrètement son armée; il préparait toutes choses afin que les Égyptiens fussent seuls dans leur pays, après avoir tué ou chassé les barbares: rien ne serait plus facile; Osiris, par un édit, enlèverait au chef son commandement, et le réduirait à la condition d’un simple particulier, soumis aux lois ordinaires; après s’être ainsi débarrassé de lui, il ne doutait pas de venir aisément à bout de tous les autres. « Et maintenant, disait-elle, Typhon gémit dans son palais; car il vous aime, il a toujours usé de son autorité dans l’intérêt des barbares: si la royauté nous a échappé, c’est qu’ils n’étaient pas là au moment de l’élection; autrement vous pourriez maintenant insulter les Égyptiens, disposer de leurs biens à votre gré, et faire de vos maîtres vos esclaves. Mais alors vous n’avez pu nous être utiles, et aujourd’hui nous ne pouvons vous venir en aide. Nous n’en ressentons pas moins tous les malheurs qui viennent atteindre nos amis. » Après s’être ainsi emparée de l’esprit de la vieille, et l’avoir épouvantée par la perspective de maux inévitables, quand elle croyait l’avoir assez effrayée, alors, employant d’autres artifices, elle se mettait à rassurer la barbare, dont elle savait tourner l’esprit dans tous les sens; elle lui rendait courage et lui donnait toute sorte d’espérances. « Mais, ajoutait-elle, c’est une grande entreprise, et qui exige un singulier courage, d’établir assez notre indépendance pour qu’Osiris n’ait plus sur vous droit de vie et de mort. » Ce fut d’abord à mots couverts qu’elle parla de révolte, puis un peu plus clairement; enfin elle s’expliqua sans détours, habituant l’autre insensiblement à tout entendre, à tout oser. A la crainte elle fit succéder en elle la hardiesse, en lui persuadant que la puissance d’Osiris serait bientôt renversée, si les Scythes le voulaient. « La loi, dit-elle, et le respect qu’une longue tradition inspire dans ce pays pour la royauté, soumettent les cœurs lâches à une servitude volontaire; mais ce ne sont que de faibles obstacles pour celui qui veut secouer le joug; on est libre quand on a la force, si l’on ne se laisse pas dominer par l’empire de l’habitude. N’ayons pas de ces faiblesses. Vous êtes armés ; Osiris, lui, ne sait qu’adresser des prières aux dieux, conférer avec des ambassadeurs, juger des procès; il n’a que des occupations toutes pacifiques. Si nous unissons, pour une œuvre commune, nous notre noblesse et vous vos bras, Osiris ne pourra nuire à aucun Scythe. On dira de vous, non pas que vous avez fait une révolution, ni bouleversé l’Égypte, ni changé les lois qui régissent l’État, mais que vous l’avez au contraire affermi et réglé dans les meilleures conditions, si vous donnez le pouvoir royal à Typhon, qui, sorti de la même race qu’Osiris, est d’ailleurs l’aîné, et doit régner à plus juste titre sur l’Égypte. Aussi les Égyptiens, la chose est certaine, ne songeront même pas à vous résister, en voyant combien il y a peu de changements introduits dans l’État. Nous aurons l’apparence du pouvoir; vous en aurez, vous, la réalité, et l’Égypte vous sera livrée comme une proie à dévorer. Tâche seulement de persuader ton mari, et tu le persuaderas, j’y compte. » Elles firent donc ensemble leurs conventions. Quand on annonça le retour prochain du chef, d’habiles émissaires propagèrent de sourdes rumeurs; ils parlaient tout bas de pièges: par cette réserve calculée ils dénonçaient, plus sûrement que s’ils avaient crié bien fort, les périls qu’ils semblaient vouloir cacher. Puis on semait l’alarme par des écrits mystérieux, où l’on recommandait de se tenir en garde contre le danger. Bientôt quelques-uns dirent tout haut qu’ils voulaient se préserver des embûches; d’autres se prononcèrent encore plus ouvertement; et après eux toute la foule des partisans de Typhon, associés au complot tramé par les femmes. Ces femmes elles-mêmes, pour mettre la dernière main à leur œuvre, après avoir préparé toutes les parties du drame, vont à la rencontre des Scythes. Typhon à son tour, sous quelque faux prétexte, sort de la ville, se rend en secret auprès du chef, et conclut avec lui son marché en vue de la royauté. Il le presse d’exécuter tout de suite leur entreprise. Périsse, s’il le faut, la ville royale avec Osiris. Il y consent, lui, Typhon, car le reste de l’Égypte lui suffit: « D’ailleurs, ajoute-t-il, il faut que cette opulente cité où résident tous les grands du pays soit livrée à tes soldats, pour qu’ils y trouvent de quoi s’enrichir par le pillage. » C’est ainsi que l’excellent Typhon sacrifiait Thèbes, en haine de ses habitants trop attachés à Osiris. Mais le Scythe refusa cette offre: il avait, disait-il, trop de respect pour la majesté du sénat, pour les vertus du peuple, pour les droits des magistrats civils; ce n’était pas de son plein gré qu’il s’insurgeait, mais contraint, et contraint par Osiris ; s’il réussissait à le vaincre sans lui faire perdre la vie, sans ruiner la ville et le pays, il s’estimerait heureux de n’avoir pas été forcé de faire plus de mal. 16. Le narrateur auquel j’emprunte cette fable dit qu’il ne prolongera pas le récit de la chute d’Osiris; car le cœur souffre quand on insiste sur des détails affligeants. Des jours de larmes et de deuil, d’institution antique et sacrée, se célèbrent encore de notre temps; et ceux qui ont le droit d’assister aux cérémonies, y voient porter des images qui représentent les personnages de cette histoire.[10] Ce que tout le monde peut savoir, c’est que, par dévouement pour son pays, pour la religion, pour les lois, Osiris se livra aux mains de ceux qui menaçaient de tout détruire s’il ne tombait en leur pouvoir; il traversa le fleuve sur une barque; des gardiens devaient le suivre partout, sur terre et sur mer. Les barbares tinrent conseil pour décider de son sort: Typhon demandait qu’on le fit mourir sur-le-champ; mais les barbares, tout en croyant avoir de justes motifs de plainte contre Osiris, estimaient que ce meurtre serait odieux, et gardaient toujours du respect pour sa vertu. Ils se contentèrent donc de l’exiler; encore ne le firent-ils qu’avec un sentiment de honte. Osiris, telle fut leur volonté, s’en alla d’Égypte plutôt qu’il n’en fut banni. Ils lui permirent de conserver tous ses biens, toutes ses richesses, que Typhon leur offrait; ils refusèrent d’y toucher comme à des choses sacrées. Osiris partit, escorté par la Divinité et par des génies bienfaisants; mais il devait revenir au jour marqué par le destin: il n’était pas possible que le mal régnât en Égypte, ni qu’en un instant le trouble et la discorde envahissent toutes les parties de l’État, tant que cette grande âme resterait là présente. Pour parvenir à leurs fins, les démons, dont ces calamités étaient l’œuvre, après s’être ligués contre Osiris, avaient pour ministre le méchant que jadis ils avaient eux-mêmes mis au jour, et qu’ils venaient d’élever à la royauté. Grâce à lui ils se rassasiaient des malheurs publics: Typhon surchargeait les villes d’impôts nouveaux; il inventait des condamnations à l’amende qui n’avaient jamais été prononcées; il en faisait revivre qui, depuis longtemps, étaient prescrites; il exigeait du marin le service du laboureur, et du laboureur le service du marin, afin que personne ne pût vivre satisfait de son sort. Ces injustices étaient bien communes; mais voici d’autres iniquités, tout aussi fréquentes. Typhon envoyait, pour administrer les provinces, des gouverneurs et des préfets qui obtenaient leurs charges à prix d’argent; il leur vendait les populations. Avec une préfecture ainsi achetée, et achetée pour une seule année, l’acquéreur, si jeune qu’il fût, trouvait le moyen d’amasser, dans ce court espace de temps, des ressources pour mener jusque dans la vieillesse une existence prodigue. Sous le règne de Typhon ces marchés étaient la règle : les préfectures étaient livrées, par contrat, pour un temps déterminé, à ceux qui les payaient. Jadis au contraire les vices d’un gouverneur entraînaient sa révocation, tandis que la vertu se voyait récompenser par une dignité plus élevée, par un pouvoir plus étendu et dont la durée se prolongeait. Alors ce ne fut de tous côtés qu’un concert de gémissements; chacun avait des infortunes personnelles à raconter; les provinces et les villes étaient accablées de toute sorte de maux; et de l’Égypte tout entière il ne s’élevait vers le ciel qu’un cri pour attester la douleur universelle. Les dieux avaient pitié de ce peuple et se préparaient à le venger; mais ils voulaient attendre que l’opposition du vice et de la vertu fût mise en pleine lumière, afin que les esprits même les plus grossiers, les plus épais, pussent discerner nettement, par leurs effets contraires, le bien et le mal, pour rechercher l’un et fuir l’autre. 17. Typhon cependant essayait, par toute sorte de moyens, d’effacer dans les cœurs le souvenir du règne d’Osiris. Voici surtout comment il s’y prenait: il annulait les jugements rendus précédemment dans les divers procès; il suffisait; pour obtenir gain de cause, que l’on eût été d’abord condamné. Il changeait les instructions données aux ambassadeurs; il détestait tous ceux qui avaient joui de la faveur d’Osiris, et se vengeait en les persécutant, eux, leurs cités et leurs familles. Toutefois, dans les dangers les plus pressants, on pouvait encore se sauver de deux manières: on n’avait qu’à donner de l’argent à l’épouse de Typhon; étalant publiquement son effronterie, comme une courtisane, elle trônait, environnée de femmes perdues, de prostituées, qui servaient ses intérêts et ses caprices: aussi les Égyptiens ne disaient plus le tribunal, mais le marché aux jugements. Quand on avait pu traiter avec elle, on trouvait Typhon tout radouci; car, outre qu’il était avec le sexe d’humeur facile et accommodante, il n’oubliait pas que c’étaient les femmes qui l’avaient poussé à la royauté. On fléchissait ainsi sa colère; mais on pouvait encore détourner autrement le péril: il suffisait d’aller trouver un des misérables de la bande de Typhon, francs coquins que l’on qualifiait des titres les plus honorables, et de faire, sur le compte d’Osiris, quelque injurieuse raillerie; or l’on n’y manquait pas, quand on se souciait médiocrement de la vertu, et que l’on ne rougissait pas de chercher partout son intérêt. Aussitôt on se remettait sur un bon pied, on était traité avec faveur; car les propos du railleur étaient colportés dans le palais, ils faisaient le tour de la table: il avait plu, on voulait donc lui faire plaisir. C’est ainsi que plusieurs gagnèrent les bonnes grâces de Typhon, en s’attirant, et ils le savaient, la haine des dieux et des gens de bien. Mais la plupart des Égyptiens aimaient mieux supporter toutes les souffrances. 18. Il y avait un homme, rigide de caractère, et qui avait achevé de contracter, dans le commerce de la philosophie, des habitudes de rude franchise et de dédain pour les mœurs de la cour. Il avait été, comme tout le monde, l’objet des faveurs d’Osiris; il avait obtenu, pour lui-même l’exemption des charges publiques, et pour son pays un allégement d’impôts.[11] Naguère beaucoup de poètes et d’orateurs, dans leurs vers et dans leurs discours, célébraient les vertus d’Osiris, témoignaient leur reconnaissance à Osiris. Animé des mêmes sentiments de gratitude, il savait, lui, les exprimer mieux que personne, et comme poète et comme orateur: il chantait, en s’accompagnant de la lyre, surie mode dorien, le seul qui lui parût répondre à la gravité des expressions et de la pensée; il ne livrait pas ses vers à la foule; il ne voulait les confier qu’à des oreilles ennemies des frivoles harmonies, et ouvertes à ces mâles accents qui pénètrent jusqu’à l’âme. Il n’ignorait pas qu’Osiris savait discerner les œuvres destinées à ne durer qu’un jour de celles qui doivent vivre pendant de longs âges; jamais cependant il n’avait voulu lui faire entendre des vers à sa louange; il ne pensait pas qu’on pût, avec des paroles, s’acquitter suffisamment d’un bienfait; et d’ailleurs, dans sa rudesse, il redoutait jusqu’aux apparences de l’adulation. Mais quand il vit Typhon asservir l’Égypte à un joug tyrannique, alors il se signala encore davantage par son indépendance: il publia, il récita ses vers, au grand effroi de ceux qui l’entendaient; mais il aurait cru commettre une indignité à ne pas déclarer ouvertement son aversion pour les ennemis de son bienfaiteur. Qu’il parlât, qu’il écrivit, c’était pour accabler Typhon de malédictions; dans sa demeure, sur la place publique, ne pouvant plus se taire, lui à qui jadis on faisait reproche de son silence, il rappelait à tout propos le nom d’Osiris; il ne pouvait aller nulle part sans faire l’éloge d’Osiris; il en rebattait les oreilles même de ceux qui ne voulaient pas l’écouter. C’est en vain que ses amis et les vieillards lui recommandaient la prudence: la crainte ne le rendait pas plus circonspect; il était comme atteint de folie, mais d’une folie généreuse. Il ne fut content que lorsqu’il eut pu, admis devant le Prince, au milieu d’une assemblée nombreuse et choisie, faire tout au long le panégyrique de l’exilé, et engager Typhon à imiter les vertus de celui auquel l’unissaient les liens du sang. Typhon ne put cacher son dépit et sa colère : s’il ne se porta pas à des actes de violence, c’est qu’il ne l’osa en présence de tout ce monde; il se contint par nécessité. Mais on pouvait lire sur ses traits les sentiments divers qui l’agitaient; en quelques instants son visage changea plusieurs fois de couleur. A dater de ce jour il donna encore un plus libre cours à sa vengeance et à sa méchanceté : il détruisait tout ce qu’Osiris avait fait de bien, commettait excès sur excès, accablant de ses rigueurs les villes que son frère avait protégées, cherchant à lui faire à lui-même tout le mal possible; il voulait qu’aux tristesses d’un exil perpétuel s’ajoutât pour Osiris la douleur de voir combler de biens ceux qu’il avait le plus sujet de détester. C’est alors qu’un dieu apparut à l’étranger pour lui recommander d’avoir bon courage et d’attendre patiemment: « Car les destins, disait-il, ont fixé le nombre, non pas d’années, mais de mois, pendant lesquels le sceptre des Égyptiens doit élever les griffes des bêtes féroces et abaisser la tête des oiseaux sacrés ». Symbole mystérieux! L’étranger connaissait les caractères gravés sur les obélisques et sur les murs des temples; ce dieu Lui expliqua le sens des hiéroglyphes; il lui indiqua les signes qui annonceraient la venue des temps. « Quand ceux qui sont maintenant les maîtres, dit-il, voudront changer les cérémonies religieuses, compte que bientôt les géants » — il désignait par là les barbares — seront chassés de cette contrée, victimes de leurs propres fureurs; s’il demeure une partie de cette bande, si elle n’est pas entièrement expulsée, si Typhon habite encore le royal palais, ne va pas cependant révoquer en doute les promesses des dieux. Voici d’ailleurs un autre signe: quand nous aurons purifié, par l’eau et par le feu, l’air qui entoure la terre et que souille la respiration de ces impies, alors, crois-le bien, le reste des coupables sera puni, Typhon chassé, et aussitôt partout renaîtra l’ordre. Les flammes et les foudres nous servent pour l’expiation des prodiges sinistres. » A dater de ce jour la tristesse de l’étranger se changea en joie; il attendit, sans impatience, que le cours des événements fût accompli, puisqu’à cette condition seulement il devait être témoin de l’intervention des dieux : car, humainement, était-il possible de supposer que des bandes armées, habituées, même en temps de paix, à porter l’épée, seraient vaincues sans avoir trouvé d’adversaires? L’étranger se demandait comment s’opérerait cette révolution, et il ne pouvait le deviner. Mais bientôt, quand des rites grossiers, impurs, contraires à la religion nationale, et qu’une loi antique reléguait loin des cités, pour soustraire les populations au contact de l’impiété, eurent été introduits par Typhon, non pas de son plein gré, car il redoutait l’indignation du peuple Égyptien, mais pour contenter les barbares; quand il leur eut donné un temple dans la ville, au mépris des lois du pays, alors l’étranger pensa que c’était une des prédictions du dieu qui se réalisait, et il se dit que prochainement il allait voir s’accomplir les autres. Il attendait donc les événements qui devaient se produire, comme il l’avait appris, les uns du temps d’Osiris, les autres dans l’avenir, quand le jeune Horus songerait à prendre pour allié le loup plutôt que le lion. Que faut-il entendre par le loup? C’est un mystère qu’il n’est pas permis de divulguer, même sous les voiles d’une fable.[12] LIVRE II.1. Les dieux commencèrent à manifester leur action, quand partout le mal fut à son comble, quand déjà disparaissait la foi en la Providence; car le spectacle de tant de misères donnait raison à des doutes impies. On ne pouvait espérer aucun secours des hommes, puisque les barbares avaient fait de la ville comme leur camp. Leur chef cependant, livré la nuit à toute sorte d’agitations, était en proie aux fureurs des corybantes ; et pendant le jour des terreurs paniques saisissaient les soldats. Cela se répéta si souvent que les Scythes finirent par être atteints de vertige et de démence; ils erraient çà et là, seuls ou par bandes; dans leur frénésie ils mettaient l’épée à la main, comme s’ils allaient se battre; parfois se lamentant ils demandaient qu’on leur laissât la vie; puis, s’élançant d’une course rapide, ils semblaient tour à tour fuir ou poursuivre des ennemis cachés dans l’intérieur de la ville. Et cependant il n’y avait point d’armes; personne d’ailleurs n’aurait pu se battre: les Égyptiens étaient comme une proie offerte aux barbares par Typhon. Il est une vérité évidente, c’est que le plus fort même, pour que sa force ne lui soit pas inutile, a besoin de l’aide du ciel: à cette condition seulement il peut vaincre. Ceux qui jugent sans réflexion trouvent que le plus fort doit triompher, et méconnaissent ainsi l’influence supérieure de la Divinité. Le succès a-t-il suivi nos efforts? Alors il nous semble que Dieu n’a rien fait, et nous refusons de partager avec lui l’honneur d’une victoire que nos soins ont préparée. Mais quand toute action de l’homme est absente, quand une cause mystérieuse agit seule, nous pouvons, non plus par des paroles, mais par des faits, convaincre d’erreur les adversaires de la Providence. C’est ce que l’on vit alors. Ces audacieux, ces vainqueurs, ces soldats bien armés, dont tous les amusements, toutes les occupations n’avaient pour objet que la guerre et les combats; ces cavaliers qui s’avançaient sur la place publique en ordre et bien rangés, habitués à n’aller qu’en troupe, au son de la trompette, à ce point que ai l’un d’eux avait affaire chez le cabaretier, chez le cordonnier, chez l’ouvrier chargé du nettoyage des épées, tous les autres l’accompagnaient, pour ne point se disperser même dans les rues; ces guerriers qui n’avaient en face d’eux que des adversaires faibles, désarmés, découragés, et n’osant même pas dans leurs prières demander la victoire, prirent la fuite, à un signal donné. Ils désertèrent la ville, dérobant à l’ennemi, avec tout ce qu’ils avaient de plus précieux, leurs enfants, leurs femmes, tandis qu’ils pouvaient emmener eux-mêmes en captivité celles des Égyptiens. Le peuple, en les voyant faire leurs apprêts de départ, ne comprenait rien à ce qui se passait; mais son effroi redoublait. Ceux-ci se tenaient renfermés au fond de leurs demeures, dans l’attente de l’incendie; ceux-là, aimant mieux périr par le fer que par le feu, cherchaient à se procurer des armes, non pas pour se défendre, mais pour obtenir une mort plus prompte, en les offrant aux meurtriers quand le moment serait venu; d’autres songeaient à s’embarquer, cherchant dans quelles îles, dans quelles bourgades, dans quelles cités ils pourraient trouver un refuge, loin des frontières : car ils ne s’estimaient nulle part moins en sûreté que dans la grande ville de Thèbes, cette capitale de l’Égypte. Mais enfin persuadés par les dieux, non sans peine, ils en crurent leurs yeux; reprenant courage, ils songeaient à sauver leur vie, quand ils ouïrent ce récit vraiment merveilleux. 2. Une pauvre femme, chargée d’années, se tenait d’ordinaire à l’une des portes de la ville; dans sa misère, pour gagner sa vie, elle en était réduite à tendre la main, afin d’obtenir quelque aumône. Elle allait reprendre son poste de mendiante dès l’aurore, car il n’est rien de tel que l’indigence pour nous priver de sommeil; là elle exerçait son métier : accompagnant de ses vœux ceux qui se rendaient à leurs travaux, elle leur annonçait une heureuse journée; elle leur souhaitait, elle leur promettait les faveurs du ciel. Comme déjà il faisait clair, elle voyait de loin tout le remue-ménage des Scythes, qui, semblables à des voleurs, ne cessaient d’aller et de venir, emportant leurs bagages. Alors elle s’imagina que le dernier jour de Thèbes était arrivé; elle crut qu’ils voulaient ne rien laisser de ce qui leur appartenait dans la ville, et qu’après avoir décampé ils pourraient mettre à exécution leurs criminels projets; car ils n’auraient plus à craindre que la communauté de séjour les exposât aux mêmes dangers que leurs victimes. Alors, jetant la sébile dans laquelle elle recueillait les aumônes, elle se mit à pousser des gémissements, à implorer les dieux. « Vous n’étiez que des bannis, s’écria-t-elle, errant loin de votre patrie, quand l’Égypte vous a accueillis comme des suppliants. Comme des suppliants! non, ce n’est pas ainsi qu’elle vous a traités: elle vous a accordé le droit de cité, elle vous a donné part aux magistratures, enfin elle a fait de vous les maîtres de l’État. Aussi voit-on des Égyptiens prendre la manière de vivre des Scythes : ils trouvent profit à vous ressembler. Les usages de notre pays font place aux vôtres. Et maintenant vous partez, vous décampez avec armes et bagages! Les dieux ne vous trouveront-ils pas coupables d’ingratitude envers vos bienfaiteurs? Car ils existent, ces dieux, et ils vous poursuivront même après la ruine de Thèbes. » En achevant ces mots elle se jette la face contre terre. Un Scythe accourt, l’épée à la main, pour couper le cou à cette femme; car en même temps qu’elle les injuriait, elle dénonçait, croyait-il, leur départ nocturne. Il s’imaginait que personne ne se doutait de rien, parce que ceux-là même qui avaient bien remarqué tous leurs mouvements n’osaient parler. Cette femme allait donc périr. Mais à ce moment survient un dieu ou un homme semblable à un dieu; il apparaît, l’indignation peinte sur le visage; détournant sur lui la colère du Scythe, il soutient son attaque; il évite le coup dont il est menacé, il frappe son adversaire et le renverse. Un autre Scythe succède au premier, et a le même sort. Alors s’élèvent des cris; on accourt de toute part : d’un côté les barbares, quittant leurs bêtes de somme et leurs convois, interrompent leur départ; près de sortir des portes ou déjà sortis, ils reviennent en toute hâte sur leurs pas pour porter secours à leurs camarades; de l’autre le peuple s’attroupe. Un Thébain tombe mortellement blessé par un Scythe; le Scythe est tué à son tour, et celui qui l’a tué succombe sous les coups d’un autre Scythe. Combattants des deux partis frappent et sont frappés. Les Thébains se faisaient une arme de tout ce qui leur tombait sous la main; ils profitaient d’ailleurs des épées dont ils dépouillaient les morts ou qu’ils arrachaient aux vivants; ils avaient l’avantage du nombre, car la plupart des étrangers avaient été camper aussi loin que possible, hors des murs, afin de n’avoir pas à redouter des embûches qui n’existaient point, mais dont un dieu effrayait leur imagination, pour leur faire quitter cette ville qu’ils tenaient en leur pouvoir; les autres, une poignée d’hommes à côté de la population, étaient occupés à enlever tout ce qui leur appartenait. Les Thébains donc, beaucoup plus nombreux, étaient aux prises avec ceux des barbares qui se trouvaient déjà près des portes ou qui arrivaient pour sortir. Le tumulte allait croissant; c’est alors que se révéla la puissance des dieux. Quand la nouvelle de cette mêlée fut répandue par toute la ville et parvint jusque dans le camp des étrangers, des deux côtés on crut que c’était l’attaque depuis si longtemps redoutée. Les Thébains s’imaginèrent que c’était le jour fixé par les barbares pour ruiner l’Égypte et déposer toute honte; ils résolurent donc de ne pas succomber sans vengeance, et de s’ensevelir dans leur vertu : sauver leur vie, ils n’y pouvaient songer, même quand un dieu leur en aurait donné l’assurance; ils se précipitaient tous dans la mêlée, avec le désir de se signaler, et se trouvant suffisamment payés de leur mort s’il survivait quelques témoins de leur courage. Les barbares, qui avaient caché leur départ, se croyant surpris, ne s’inquiétaient pas des compagnons qu’ils laissaient derrière eux, et qui formaient cependant le cinquième de leur armée; ne songeant plus qu’à leur propre sûreté, et craignant d’être accablés par l’ennemi, ils prennent la fuite, et vont camper plus loin, s’estimant heureux d’échapper, pour la plupart, au danger qui les avaient tous menacés. Quant à ceux qui étaient demeurés dans les maisons, comme d’avance les dieux les avaient frappés de terreur, supposant que les Scythes avaient essuyé une grave défaite, ils se figuraient que les Égyptiens poursuivaient comme des fuyards ceux qui étaient sortis, et allaient dévaster le camp; ils crurent donc que, pour eux, ce qu’ils avaient de mieux à faire c’était de ne pas bouger, de mettre bas les armes, et d’attendre en suppliants: de la sorte ils auraient l’air d’être restés parce qu’ils étaient les seuls qui n’eussent rien à se reprocher envers les Égyptiens, tandis que les autres, craignant la juste punition de leurs méfaits, s’étaient éloignés de la ville. Les Thébains qui se trouvaient près des portes et qui avaient soutenu le combat pouvaient seuls se rendre un compte exact de la situation: ils savaient que les Égyptiens n’avaient aucune espèce de ressources militaires, qu’ils manquaient de javelots et d’armes, aussi bien que de soldats. L’idée leur vient de profiter de l’occasion, d’occuper les portes et d’appeler à eux les habitants, dispersés, comme des oiseaux, par la terreur, et si troublés qu’ils auraient, sans résistance, laissé piller la ville. Sortis victorieux de ce rude combat, les Égyptiens entonnent un chant de triomphe ; la peur des barbares redouble: ceux qui restent, comme ceux qui sont partis, croient que leurs camarades ont succombé sous les coups des habitants, et se pleurent mutuellement. Les vainqueurs s’occupaient de fermer les portes, et ce n’était pas une petite besogne dans cette grande cité de Thèbes, célèbre chez les Grecs pour ses cent portes. L’un des Scythes qui avaient pris part à la lutte, s’échappant de la mêlée, court annoncer à ses compagnons qu’ils peuvent, sans coup férir, se rendre maîtres de la ville : ils revinrent, mais inutilement, de sorte qu’ils avaient, dans le même moment, à se louer et à se plaindre de la fortune. Jusque-là ils s’étaient félicités d’avoir échappé au danger; mais ensuite c’est en vain qu’ils espérèrent trouver une brèche ouverte qui leur permît de faire irruption dans la ville. Rien ne prévaut contre la sagesse divine : toutes les armes sont impuissantes, tous les conseils sont superflus sans l’assistance de Dieu; aussi parfois nos efforts tournent contre nous-mêmes. L’homme, on l’a dit avec raison, est comme un jouet entre les mains de Dieu, qui se fait un amusement de nos destinées. Homère, je crois, est le premier qui ait eu chez les Grecs cette pensée, lorsqu’aux funérailles de Patrocle il fait célébrer des jeux de toute nature et décerner des prix. Dans tous ces jeux, ceux qui semblent devoir être vainqueurs sont vaincus. Un archer sans réputation[13] l’emporte sur Teucer. Le meilleur des cochers arrive le dernier.[14] Dans la course à pied un jeune homme est battu par un vieillard,[15] et la lutte armée se termine au désavantage d’Ajax.[16] Et cependant Homère proclame que de tous les Grecs, venus en foule sous les murs de Troie, le plus vaillant c’était Ajax, après Achille.[17] Mais, pour Homère, l’adresse, l’expérience, la jeunesse, la vigueur ne comptent pour rien sans l’aide du ciel. 3. Une fois maîtres des portes et séparés de l’ennemi par les murailles, les Égyptiens tournèrent leurs efforts contre les étrangers laissés dans Thèbes. Dispersés çà et là, tous les barbares étaient frappés; les traits, les massues, les piques leur donnaient la mort. Parvenaient-ils à gagner leurs édifices sacrés, on les enfumait dans leurs temples mêmes, avec leurs prêtres, comme des guêpes, malgré les cris de Typhon qui avait adopté la religion des Scythes. Il voulait que l’on entrât avec eux en négociations; il s’agitait pour qu’on laissât rentrer dans la ville les ennemis, comme s’ils n’avaient pas commis toute sorte d’excès. Mais le peuple n’écoutait plus personne, ne reconnaissait plus de chefs; les dieux seuls le menaient: chacun, tout à la fois capitaine et soldat, ne commandait, n’obéissait qu’à lui-même. Mais est-il rien d’impossible aux hommes quand la volonté de Dieu les excite et les presse à tout entreprendre pour leur salut? Les Thébains ne laissaient plus Typhon disposer des portes, et la tyrannie se mourait du moment où les bandes qui l’avaient établie étaient chassées de la ville. On tint une assemblée solennelle sous la présidence du grand prêtre; on alluma le feu sacré; on adressa aux dieux des actions de grâces pour le passé, des supplications pour l’avenir. Ensuite le peuple redemanda Osiris, à qui seul l’Égypte avait dû son bonheur. Le prêtre promit que les dieux allaient le ramener, et avec lui tous ceux qui avaient partagé son exil parce qu’ils étaient animés des mêmes sentiments. On pensa qu’il fallait pendant quelque temps entretenir Typhon d’illusions. Il ne fut donc pas tout de suite traité selon ses mérites (et ce qu’il méritait c’était de servir de victime expiatoire pour cette guerre, lui qui avait asservi pendant quelque temps les Égyptiens aux Scythes; mais la Justice, qui, dans sa sagesse, choisit le moment favorable, ajournait le châtiment). Il s’imagina qu’il allait échapper aux dieux. Encore revêtu des insignes de la royauté, il cherchait, avec une cupidité plus âpre et plus sordide que jamais, à grossir son trésor; il allait jusqu’à mettre deux fois à contribution même ses serviteurs. Tantôt il menaçait de faire tout le mal possible; tantôt il disait d’une voix humble et gémissante: « Oh ! laissez-moi sur le trône ». Frappé de folie et d’aveuglement, il en vint à espérer qu’il séduirait le grand prêtre à force de flatteries et de riches présents. Mais l’argent ne pouvait faire sacrifier au grand prêtre sa patrie. Ce n’est pas tout: les étrangers s’en retournaient en toute hâte dans leur pays; ils étaient déjà loin de Thèbes: Typhon leur dépêcha des envoyés; par ses dons et par ses prières il décida les barbares à revenir sur leurs pas; il voulait, tous ses actes, toutes ses manœuvres le criaient assez haut, leur livrer de nouveau l’Égypte. Il ne s’estimait vraiment en sûreté, il le témoignait assez, que sous la protection de ses Scythes bien-aimés ; ou du moins il comptait qu’avec eux il n’aurait pas, tant qu’il vivrait, le chagrin de voir Osiris, rappelé de l’exil, reprendre le pouvoir. Pour les barbares il ne s’agissait plus, comme naguère, d’introduire des changements dans l’Etat: c’était pour le bouleverser, pour imposer les lois de leur pays qu’ils s’avançaient en armes. Alors se trouvèrent réunis tous les maux que produisent et les discordes intestines et la guerre étrangère ; les discordes amènent à leur suite les lâches trahisons que la guerre ne connaît point; la guerre met tout le monde en danger, tandis que les luttes civiles, où il s’agit de faire passer le pouvoir dans d’autres mains que celles qui le tiennent, n’ont encore pour objet que le salut public. Mais à cette heure-là les Égyptiens étaient doublement malheureux: aussi n’en restait-il pas un seul qui n’eût en horreur les desseins et la conduite du tyran; les pervers même, éclairés par la crainte, pensaient comme les honnêtes gens. Il avait plu aux dieux d’attendre jusque-là; car du jour où personne, dans l’État, ne serait plus, même en secret, du parti de Typhon, la tyrannie n’aurait plus aucune excuse, sinon légitime, au moins spécieuse. Enfin, dans une assemblée des dieux et des vieillards, on fit le procès de Typhon. Tout fut révélé: les mystérieuses rumeurs jadis répandues dans le public; l’entente des deux femmes, l’égyptienne et la barbare, qui pouvaient, grâce à leur connaissance de l’une et de l’autre langue, se servir mutuellement d’interprètes, chacune auprès de leur parti; les menées de tous ces débauchés, de tous ces fourbes, associés aux complots de Typhon et de son épouse contre Osiris; leurs récentes et criminelles entreprises; les manœuvres du tyran qui faisait occuper par les ennemis les postes les plus favorables, et dirigeait presque le siège lui-même, pour que la ville sacrée fût partout menacée; ses efforts pour faire passer les Scythes sur l’autre rive, afin que les souffrances de l’investissement fussent complètes pour les Égyptiens, et que, pris de tous les côtés, ils ne pussent songer à faire revenir Osiris. Tous ces méfaits une fois constatés, les hommes décidèrent que Typhon serait gardé en prison, jusqu’au jour où un autre tribunal déterminerait la peine pécuniaire ou corporelle qui devait lui être infligée. Quant aux dieux, ils louèrent les membres de l’assemblée du jugement qu’ils venaient de rendre; puis à leur tour ils décrétèrent que Typhon, au sortir de la vie, serait livré aux Furies, et précipité dans le Cocyte; devenu l’un des affreux démons du Tartare, avec les Titans et les Géants, jamais, même en songe, il ne verrait les Champs Élysées; élevant ses regards à grand-peine, il ne ferait qu’entrevoir la lumière sacrée, que contemplent les âmes pures et les dieux bienheureux. 4. J’ai fini de parler de Typhon, et je pouvais m’exprimer sans crainte; car dans une nature terrestre est-il rien de sacré, rien qui exige un religieux silence? Mais l’histoire d’Osiris se rapporte à des mystères augustes et sacrés: les raconter c’est s’exposer à commettre une profanation. Sa naissance, son enfance, sa première éducation, les leçons qu’il reçut, les fonctions qu’il exerça, son élévation à la royauté que lui décernèrent les suffrages des dieux et des hommes les plus vénérables, son règne, le complot formé contre sa personne, la conjuration d’abord triomphante, mais plus tard vaincue, voilà le récit que toutes les oreilles peuvent entendre, et dont j’ai été le narrateur. Ajoutons que, toujours heureux, Osiris sut tirer profit de son exil même; car il consacra tout ce temps à s’initier complètement aux choses divines, à en acquérir la pleine vision : délivré des soucis du gouvernement, il put se donner tout entier à la contemplation. Disons aussi que son retour fut une fête : les Égyptiens, avec des couronnes sur la tête, s’unissaient aux dieux pour ramener l’exilé; de tous les lieux d’alentour on accourait pour lui faire cortège; c’étaient des réjouissances de nuit, des processions aux flambeaux. Puis Osiris distribua les magistratures, donna son nom à l’année; épargnant une seconde fois son indigne frère, il parvint, par ses prières, à calmer la colère du peuple, et à obtenir des dieux qu’ils feraient à Typhon grâce de la vie; en cela il fit preuve de mansuétude plutôt que de justice. 5. N’ayons pas la témérité d’aller plus loin dans l’histoire d’Osiris. « Sur le reste, il faut se taire[18] », a dit un écrivain qui ne parle des choses sacrées qu’avec une religieuse réserve; la suite ne pourrait être divulguée sans audace et sans impiété; gardons le silence sur un sujet auquel les écrivains n’ont osé toucher; n’allons pas ………………. jeter partout un profane regard. Que l’on révèle ou que l’on pénètre les secrets religieux, on encourt également l’indignation des dieux. Les Béotiens, dit-on, mettent en pièces ceux qui surviennent, témoins trop curieux, au milieu des fêtes de Bacchus. Tout ce qui s’enveloppe d’obscurité inspire plus de vénération: voilà pourquoi on réserve pour la nuit la célébration des mystères; on creuse des cavernes inaccessibles; on choisit les temps et les lieux qui peuvent le mieux cacher les cérémonies sacrées. Mais ce qu’il nous est permis de dire (et nous le disons en évitant scrupuleusement de trahir aucun secret), c’est qu’Osiris eut une vieillesse encore plus glorieuse que sa jeunesse; favorisé des dieux, il régna, sous Leurs auspices, si heureusement que les hommes semblaient n’avoir plus le pouvoir de lui nuire; cette félicité qu’il avait procurée aux Egyptiens et qu’il retrouvait détruite par la tyrannie de Typhon, il la fit renaître, mais sans comparaison bien plus brillante qu’autrefois, à ce point que le bonheur passé semblait n’avoir été que le prélude et comme la promesse du bonheur à venir. On revoyait cette époque, chantée par les poètes grecs, où la Vierge, qui est maintenant au nombre des astres, et qu’on appelle la Justice, …………………. séjournait sur la terre, Se mêlant aux humains. Age d’or, âge heureux! L’épouse vertueuse et l’époux vertueux Recevaient sous leur toit la divine immortelle.[19] Tandis qu’elle habitait au milieu des hommes, Ils ne connaissaient point les haines, les querelles, Ni les procès bruyants, ni les guerres cruelles. Tranquilles, ignorant la mer et ses dangers, Ils n’allaient rien chercher sur des bords étrangers; Aux bœufs, à la charrue ils demandaient leur vie. Comblés par la vertu de biens dignes d’envie, Voilà comment alors ont vécu nos aïeux.[20] Quand la mer n’était pas encore sillonnée par les rames, c’était l’âge d’or, et les hommes jouissaient de la société des dieux; mais du jour où l’art de diriger les vaisseaux vint occuper l’activité des mortels, la Justice s’éloigna de la terre, et c’est à peine si on l’aperçoit même par une nuit sereine; et quand elle se montre à nos yeux, c’est un épi qu’elle nous présente, et non pas un gouvernail.[21] Aujourd’hui encore elle descendrait du ciel et reviendrait habiter parmi nous, si, délaissant la navigation, nous donnions tous nos soins à l’agriculture. S’il est une époque où la Vierge divine répandait tous ces bienfaits célébrés par les poètes, ce fut assurément le règne fortuné d’Osiris. Si les dieux ne ramenèrent pas tout de suite ce prince de l’exil pour lui rendre l’autorité souveraine, n’en soyons pas étonnés: un Etat ne se relève pas aussi rapidement qu’il tombe ; les vices qui le perdent se développent tout spontanément; la vertu qui doit le sauver ne s’acquiert qu’à force de travail. Il fallait passer par diverses épreuves avant d’accomplir l’œuvre de purification; la Divinité ne voulait conduire Osiris au but marqué que lentement et pas à pas : il devait, avant de porter tout le poids des affaires, avoir beaucoup appris par les yeux et par les oreilles; car, dès que l’on est roi, que de choses on est exposé à ignorer! 6. Mais prenons garde de profaner, en les divulguant, quelques mystères; que la religion nous soit propice. Le spectacle que nous a présenté, que nous présente la diversité des frères, est fort curieux et provoque d’utiles réflexions pourquoi, lorsqu’un homme apporte en naissant des penchants qui doivent, je ne dirai pas l’attirer, mais l’entraîner impérieusement vers le bien ou vers le mal, de telle sorte que ses vertus ne soient accompagnées d’aucun vice, ou ses vices d’aucune vertu, pourquoi, tout à côté de lui, la nature produit-elle un être d’un caractère tout opposé? Ainsi une même famille présente les contrastes les plus frappants: d’une souche unique naissent des rejetons tout dissemblables. Demandons à la philosophie comment elle explique cette étrangeté; sa réponse, elle va l’emprunter à la poésie. C’est, ô mortels, que Jupiter dans l’Olympe a placé deux tonneaux; De l’un sortent les biens, et de l’autre les maux.[22] D’ordinaire les quantités de bien et de mal qui s’échappent des deux tonneaux sont égales ou presque égales, et se tempèrent dans de justes proportions. Mais quand il a coulé de l’un plus que de l’autre, quand le premier né est pour ses parents un sujet de honte ou d’orgueil, alors la part qu’il n’a pas eue, bonne ou mauvaise, revient toute au second fils: car Dieu, le souverain distributeur, établit une compensation. Les tonneaux doivent se vider également; c’est à cette double source que les mortels puisent, en naissant, ces divers penchants dont la réunion forme le fonds commun de la nature humaine. Quand par hasard un homme n’a rien retenu de ce qui sort de l’un des deux tonneaux, tout ce qui lui vient de l’autre demeure sans mélange. En nous tenant ce langage, la philosophie nous persuadera sans peine : ne voyons-nous pas que le fruit du figuier est très doux, tandis que les feuilles, l’écorce, la racine, le tronc sont amers? La raison en est toute simple: tout ce que l’arbre a de mauvais passe dans les parties qui ne se mangent point, tout ce qu’il a d’excellent reste dans le fruit. Voyez encore les jardiniers (car ne craignons point d’emprunter nos comparaisons aux objets vulgaires, si nous pouvons par là faire mieux entrer la vérité dans les esprits) : à côté de plantes suaves et douces, ils en font pousser dont l’odeur est forte, dont le goût est âcre; celles-ci, par une secrète affinité, attirent à elles tout ce que le sol renferme de malfaisant, et laissent aux meilleures plantes les sucs les plus épurés, les parfums les plus exquis: c’est ainsi que l’on purge les jardins. 7. De tout ce qui précède ressort encore cette conséquence (car c’est comme en géométrie, où les corollaires succèdent aux corollaires), que de deux frères celui qui ne vaut rien c’est l’aîné. Dans la race humaine s’opère aussi cette sorte d’expurgation, quand Dieu se prépare à produire un être d’une vertu parfaite et sans tache: alors, tout en ayant l’air d’être de la même famille, deux hommes sont en réalité entièrement étrangers l’un à l’autre. Cela ne se voit pas, il est vrai, chez les frères qui naissent dans les conditions ordinaires, c’est-à-dire à moitié bons, à moitié mauvais; mais s’ils sortent de l’ordre commun, si parmi les qualités contraires dont la nature fait en nous le mélange ils ont les unes sans avoir les autres, il serait étonnant qu’ils n’offrissent pas entre eux l’opposition dont je viens de parler. Mais assez là-dessus. Ce récit suggère encore d’autres réflexions. Souvent, dans des contrées et à des époques différentes, les mêmes événements se reproduisent; les vieillards sont témoins de révolutions dont ils entendaient, dans leur enfance, parler à leurs grands-pères, ou qu’ils lisaient dans les livres. Il y a là de quoi nous donner un profond étonnement; mais nous serons moins étonnés si nous recherchons la cause de ce phénomène; pour la rechercher, remontons un peu haut, car la question a son importance et ses difficultés. Considérons le monde comme un tout composé de parties qui se tiennent et s’accordent; nous ne comprendrons pas en effet que l’unité puisse se maintenir si les parties sont en lutte les unes avec les autres : comment formeront-elles un tout si elles ne se relient ensemble par des rapports mutuels? Il y aura donc entre elles des influences tantôt réciproquement subies et exercées, tantôt seulement exercées ou subies par certaines parties. Ces principes une fois posés, si nous en venons à la question qui nous occupe, nous trouverons que tout ce qui se produit sur la terre est dû à ce corps bienheureux qui se meut circulairement.[23] Le ciel et notre monde sont des parties de l’univers, et il existe entre eux des relations. Si la génération céleste est la cause de la génération terrestre,[24] ce qui se passe ici-bas n’est aussi que la conséquence de ce qui s’accomplit là-haut. A la possession de cette vérité si l’on ajoute cette autre connaissance que nous tenons de l’astronomie, à savoir que les astres et les sphères reviennent à leur point de départ, après avoir effectué leurs révolutions par des mouvements tantôt simples, tantôt composés, on unit à la science des Égyptiens l’intelligence des Grecs, et l’on s’élève ainsi jusqu’à la parfaite sagesse. Alors on ne se refuse pas à croire, puisque les astres recommencent leur cours, que les mêmes effets reparaissent avec les mêmes causes, et que sur la terre vivent des hommes, identiques à ceux des temps anciens par la naissance, l’éducation, le caractère et la destinée. Nous n’avons donc pas à nous étonner si nous voyons revivre l’histoire dés âges passés. C’est ainsi que nous avons pu saisir des ressemblances frappantes entre les faits qui se sont déroulés naguère, et qui continuent de se dérouler sous nos yeux, et ceux que nous connaissons pour les avoir entendu raconter. Les idées qui se cachent dans le sujet que je viens de traiter offrent des analogies nombreuses avec les mystères des mythes sacrés. Quels sont ces mystères? Il n’est pas permis de les publier; chacun pourra faire ses conjectures. Quelques-uns de ceux dont ce récit aura frappé les oreilles se pencheront sur les livres des Égyptiens, pour essayer de deviner l’avenir, en recherchant ces analogies que nous avons indiquées du passé avec le présent. Mais entre diverses époques la ressemblance n’est pas exacte de tout point. Il faut comprendre d’ailleurs que c’est une entreprise impie de prétendre découvrir ce qui doit rester profondément caché. 8. Pythagore de Samos définissait ainsi le sage : « un spectateur de l’univers placé ici-bas, comme dans un théâtre, aux représentations solennelles, pour regarder la pièce. » Demandons-nous donc ce que va faire un spectateur qui veut se tenir convenablement. N’est-il pas clair, n’est-il pas certain qu’on le verra, tranquillement assis, attendre que les divers actes du drame, le rideau une fois tiré, se produisent successivement sous ses yeux? Mais si quelque indiscret curieux, aussi effronté qu’un chien, comme dit le proverbe, veut pénétrer derrière la toile pour examiner de près tous les préparatifs de la mise en scène, les juges du théâtre le feront chasser à coups de fouet. Dût-il n’être pas découvert, il n’en sera guère plus avancé, car il ne verra rien que d’indistinct et de confus. Il est de règle cependant que le spectacle soit précédé d’un prologue, et qu’un acteur vienne exposer d’avance au public les incidents de la pièce qui va se jouer. En cela l’acteur ne manque pas à son devoir; il ne fait qu’exécuter les ordres de celui qui préside à la représentation; il tient de lui le rôle qu’il apprend, sans se montrer affairé, sans s’agiter hors de propos; ce rôle, il le sait, mais il se taira jusqu’à ce qu’on lui dise de paraître devant le public; car les acteurs ne savent pas eux-mêmes l’instant où ils doivent entrer en scène, et ils attendent, pour s’avancer, le signal qui leur est donné. Ainsi l’homme, à qui Dieu fait connaître les mystères de l’avenir qu’il prépare, doit s’incliner devant la majesté divine, et garder le silence autant et même plus que les ignorants; car ceux qui ne savent pas essaient de deviner; mais quand les conjectures sont poussées trop loin, elles ne présentent plus qu’incertitudes; on peut les discuter à perte de vue: tandis que la vérité se connaît et s’exprime sans laisser place au doute. Le sage qui la possède la tiendra cependant cachée, comme un dépôt que Dieu lui a confié. Et puis les hommes détestent l’indiscrétion présomptueuse. Celui que Dieu n’a pas daigné choisir pour l’un de ses initiés doit rester tranquille, sans chercher à surprendre un secret dont la connaissance lui est interdite, car les hommes n’aiment pas non plus la curiosité téméraire. A quoi bon d’ailleurs être si pressé, puisque bientôt on sera aussi avancé que tous les autres? Car encore un peu de temps, et chacun de nous aura sa part de cette science qui lui est aujourd’hui refusée; les événements, à mesure qu’ils s’accomplissent, tombent dans le domaine commun; ils frappent les yeux et les oreilles. Le temps, témoin incorruptible, Vient à la fin nous éclairer.[25] [1] L’allusion à l’énigme du loup, que Synésius du reste ne veut pas expliquer, par scrupule religieux, dit-il, se trouve à la fin du premier livre. [2] C’est d’Aurélien, qui revint, à la fin de l’an 400 de l’exil où l’avaient fait envoyer les Goths, qu’il est sans doute ici question. [3] Vers tirés d’Empédocle. [4] Littéralement : saisissant avec avidité, à la manière des petits chiens. [5] Iliade, XVIII, 104. [6] Sur ces Piromis qui se succèdent les uns aux autres, voir Hérodote, II, 143. [7] Ζάκοροι, ceux qui ont le soin des temples, qui veillent à l’ordre intérieur. — Κωμασταί selon les uns, ceux qui président aux banquets des sacrifices; selon les autres, ceux qui dans les fêtes portent les statues des dieux. [8] Le texte grec, dans ces dernières lignes, est assez obscur. Nous avons essayé d’en tirer le sens qui nous a paru le plus naturel. [9] Ces dernières lignes et les premières lignes du chapitre suivant se retrouvent, sans presque aucun changement, au chapitre 7 du discours sur la Royauté. [10] Sur ces jours de deuil et ces cérémonies on peut consulter le traité de Plutarque sur Isis et sur Osiris. [11] Il est difficile de ne pas croire que Synésius a voulu se représenter lui-même sous les traits de ce philosophe orateur et poète. [12] Voici le sens de ces allégories. Le sceptre des rois d’Égypte se compose d’un bâton surmonté d’une tête de quadrupède. L’un de ces sceptres a la tête de Set-Typhon. Quand Synésius dit que le sceptre des Égyptiens doit élever les griffes des bêtes féroces et abaisser la tête des oiseaux sacrés, la première partie de la phrase semble se rapporter à cette conception du dieu Typhon-Set, représenté sous forme de bête régnant et soulevant dans ses griffes le sceptre égyptien à tête de bête. La seconde partie se rapporte à Hor-épervier et à Osiris-vanneau, oiseaux sacrés, qui, vaincus par Typhon, sont forcés de baisser la tête. Le loup plutôt que le lion. Ὁ λύκος est le chacal d’Anubis. Anubis le chacal fut en effet l’allié d’Horus dans les guerres typhoniennes. Au sujet du lion, il y a dans les textes égyptiens deux données contraires. Dans certaines écoles le lion représente le soleil bienfaisant, allié et incarnation du dieu bienfaisant; dans certaines autres il représente le soleil dévorant, allié et incarnation du dieu malfaisant. La légende que Synésius résume prêtait au lion un caractère typhonien. Nous devons les explications que nous venons de donner à l’obligeance de M. Maspero, professeur de philologie et d’archéologie Egyptiennes au Collège de France. [13] Mérion (voir le tir à l’arc, Iliade, XXIII, 850-883). [14] Iliade, XXIII, 580. Ce cocher est Eumèle (voir la course des chars, Iliade, XXIII, 202-650). [15] Voir la course à pied, Iliade, XXIII, 740-797. Antiloque est battu par Ulysse. [16] Voir la lutte armée, Iliade, XXIII, 798-825. C’est Diomède qui est le vainqueur. [17] Iliade, II, 768. [18] Hérodote, 11, 171. [19] Aratus, Phénomènes, 101-104. [20] Id., ib., 108-114. [21] La constellation de la Vierge répond au mois d’août, c’ost-à-dire à l’époque des moissons. Voilà pourquoi la Vierge est représentée tenant un épi. [22] Iliade. XXIV, 526. [23] Voir Hymne, III, 275. [24] Le texte porte γένεσις ἐν τοῖς περὶ ἡμᾶς αἰτία γενέσεως ἐν τοῖς ὑπὲρ ἡμᾶς, ce qui ne donna pas un sens conforme à la pensée générale de l’auteur. Nouσ avons donc traduit comme s’il y avait. γένεσις ἐν τοῖς ὑπέρ ἡμᾶς αἰτία γενέσεως ἐν τοῖς ὑπὲρ ἡμᾶς. [25] Pindare, Olymp. I, 53.
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