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table des matières dE SYNESIUS

Synésius

CATASTASE

Oeuvre numérisée et mise en page par Marc Szwajcer

 

 

 

 

CATASTASE I.

ARGUMENT.

1. Synésius, à cause de ses fonctions, doit, plus que tout autre, taire l’éloge des défenseurs de la cité.

2. Avec quarante Unnigardes seulement, Anysius a défait les barbares; qu’on lui donne deux cents de cas braves soldats, il ira châtier les ennemis dans leur propre pays.

3. Il faut demander la prolongation des pouvoirs d’Anysius, qui unit aux qualités militaires les vertus civiles.

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1. La philosophie que j’ai embrassée n’étouffe pas les affections du citoyen; la religion, en nous rapprochant de nos semblables, nous invite à nous associer aux joies publiques: aussi me suis-je empressé de répondre à votre appel, et je suis heureux de savoir pourquoi, venus de toutes les villes d’alentour, vous vous êtes ici réunis. J’estime en effet qu’il est de notre intérêt présent et futur d’avoir et de témoigner de la reconnaissance pour ceux qui nous ont rendu de grands services. Je ne suis que l’écho de la population tout entière et de chacun de vous, en faisant l’éloge de tous nos défenseurs. D’ailleurs c’est un hommage que je dois personnellement leur rendre: plus que tous les autres je suis le représentant de la cité; interprète des sentiments de tous, je viens donc, au nom de la ville, au nom de chaque citoyen, payer à nos bienfaiteurs une dette de remerciements. N’est-ce pas à moi, dont la mission est de prier pour le peuple, qu’il appartient d’exprimer notre gratitude envers celui dont la valeur et le dévouement ont relevé ce peuple ? Pourrai-je jamais assez louer celui qui, par ses fatigues, m’a donné la joie de voir mes vœux exaucés? Je demandais à Dieu la destruction de ces méchants, de ces affreux barbares : le bras d’Anysius, soutenu par Dieu, les a détruits.

2. Naguère ces cavaliers, qui envahissaient notre pays, étaient au nombre de plus de mille. Il n’en reste plus la cinquième partie, nous disent ceux qui, après avoir tant souffert des incursions de l’ennemi, survivent et ont pu compter les cadavres étendus sur le champ de bataille. Pour vaincre, Anysius n’a pas eu besoin d’une armée; il n’avait avec lui que quarante combattants. Je ne veux pas dire de mal de la cavalerie et de l’infanterie que nous entretenons; mais enfin Anysius n’a recours qu’aux Unnigardes; il a laissé en arrière ces autres soldats bien plus nombreux; ils n’ont même pas assisté aux exploits de cette troupe choisie. Avec un chef tel qu’Anysius de quoi ne sont pas capables les Unnigardes? Il est leur capitaine et leur commandant, leur compagnon et leur général; armé comme eux, il parcourt avec eux la contrée; il va partout, et partout la victoire le suit. Si nous avions deux cents Unnigardes de plus, avec l’aide de Dieu notre courageux défenseur porterait, j’ose le dire, la guerre jusque chez nos ennemis. Nous demanderons l’envoi de deux cents Unnigardes : conduits par Anysius, ils iront délivrer nos compatriotes prisonniers chez les barbares. Puissé-je voir ces hordes sauvages dépouillées à leur tour et captives, et leurs chefs devenus nos esclaves ! Voilà ce que nous pouvions souhaiter naguère, ce qu’il nous est aujourd’hui permis d’espérer. Car les faits d’armes dont: nous sommes les témoins nous répondent assez de l’avenir. Mais il faut qu’Anysius ait à sa disposition deux cents Unnigardes. Comme il sait tirer bon parti de ces braves soldais ! Il les lance comme il lui plaît sur l’ennemi, il les tient dans sa main. Avec Anysius les Unnigardes sont invincibles. Sans Anysius nos quarante Unnigardes (je ne crains pas de le dire devant eux) auront toujours la même intrépidité; mais je n’ose garantir qu’ils seront aussi sûrs de vaincre.

3. Il faut adresser à l’Empereur une relation exacte de tout ce qui se passe, lui demander d’envoyer des renforts, et de prolonger les pouvoirs d’Anysius. Quel chef admirable! Un fléau, plus terrible encore que la guerre avec les barbares, nous désolait pendant la paix, je veux dire l’insolence des soldats et l’avidité des généraux: n’est-ce pas Aiypius qui nous en a délivrés? Seul entre tous ceux qui nous ont commandés, il permet aux citoyens opprimés d’élever la voix plus haut que les soldats. N’est-il pas incorruptible? Ne dédaigne-t-il pas même les profits licites? N’est-il pas profondément religieux, lui qui, dans tous ses discours, dans tous ses actes, a d’abord présente à l’esprit la pensée de Dieu? Adressons donc au ciel d’unanimes prières, pour qu’Anysius obtienne une longue suite de jours heureux, et que ses vertus agissent avec ses années.


 

CATASTASE II[1]

ARGUMENT.

1. Il faut faire connaître à la cour les malheurs de la Pentapole, qui bientôt n’existera plus pour l’Empire.

2. Du temps d’Anysius les barbares étalent repoussés. Maintenant ils envahissent librement notre pays, et mettent nos soldats en fuite.

3. Ils pénètrent partout; rien ne peut leur résister; ils emmènent en captivité nos femmes et nos enfants.

4. Partout ils portent la profanation et le pillage.

5. Il faut fuir, chercher un refuge dans les îles. Mais quelle douleur quand le moment du départ sera venu ! Il le faut pourtant, car nous n’avons plus ici de repos, d’espérance.

6. Nos maux sont sans relâche. L’assaut sera bientôt livré; je mourrai à mon poste, dans l’église.

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1. Je ne sais que dire des calamités que nous avons sous les yeux, car peut-on parler quand on est plongé dans la douleur? Où trouver des expressions qui soient en rapport avec nos infortunes? Parfois même l’excès du mal tarit les larmes, Dieu voit nos afflictions : puissent aussi les connaître ceux qui gouvernent l’État! Ecris[2] donc à tous ceux qui peuvent faire entendre nos plaintes dans le conseil de l’Empereur. Qu’on le sache au plus tôt: la Pentapole, naguère florissante, comptait parmi les provinces, sinon les plus considérables, du moins les plus dévouées à l’Empereur. Ils ne l’ignorent pas tous ceux qui ont donné leurs soins aux affaires publiques. Le premier de tous, on le dit et je le crois, c’est le grand Anthémius. Il sait qu’à toutes les époques, et surtout quand des tyrans voulaient établir leur domination, nous avons été, sans hésitation, les fidèles sujets de l’Empereur. Jusqu’ici la Pentapole faisait partie du monde romain; mais voici qu’elle est perdue pour l’Empire; on ne la comptera plus parmi les provinces. Oui, c’en est fait maintenant de la Pentapole, c’en est fini d’elle : cruellement éprouvée depuis sept ans, mais prolongeant son agonie, elle rassemblait, elle rappelait tout ce qui lui restait encore de souffle.

2. Béni soit Anysius! Il nous a fait vivre une année de plus, en armant les citoyens pour la défense de leurs foyers, en conduisant les Unnigardes contre l’ennemi. Il a retardé notre ruine. Les barbares n’envahissaient point en masse notre pays; ils en étaient réduits à nous harceler seulement par leurs brigandages, fuyant et reparaissant tour à tour. Vaincus dans trois rencontres ils n’osaient plus combattre; maintenant leurs chevaux foulent nos campagnes; nos soldats sont renfermés dans les villes; dispersés çà et là, et le mal date du temps de Céréalius, ils ne peuvent se soutenir mutuellement, faute d’être réunis. Aussi comme les ennemis triomphent! Eux qui, l’an dernier, presque sans armes, étaient toujours prêts à tourner le dos, aujourd’hui ils nous assiègent; aujourd’hui, après avoir détruit nos bourgs, ils viennent en troupes nombreuses investir nos cités. Et que manque-t-il à leurs succès? Les Ausuriens ont revêtu les cuirasses arrachées aux cavaliers thraces; ce n’est pas qu’ils aient besoin de ces dépouilles, mais ils s’en parent pour nous insulter; ils portent des boucliers enlevés aux Marcomans il ne reste plus de la légion romaine que les soldats armés à la légère; encore est-ce à la pitié de l’ennemi qu’ils doivent leur salut. Je plains leur malheur à tous, je ne leur en fais pas un reproche. Car contre des adversaires bien supérieurs en nombre et ramassés que pouvaient les Unnigardes divisés en plusieurs escouades? Avec l’aide de Dieu, et grâce à leur expérience militaire, ils ont pu échapper au péril; mais comment auraient-ils infligé des désastres à l’ennemi, quand on ne les envoyait combattre qu’à regret? Dès qu’ils s’élançaient sur les barbares, comme sur une proie, leurs chefs les arrêtaient dans leur course, et les rappelaient, sans les laisser se rassasier de carnage. D’ailleurs il faudrait, derrière les Unnigardes, des troupes de réserve. Une phalange, semblable à une bonne épée dont la pointe acérée s’appuie sur une lame large et solide, voilà ce qu’il nous faudrait. Avec cela on porte à l’ennemi des coups terribles. Mais nous avons trop peu de ressources pour soutenir la guerre; non, nous ne pouvons même pas la soutenir dans notre propre pays. Si l’on n’envoie pas les Unnigardes faire des incursions sur le territoire même des barbares, il nous faut, pour résister, quatre cents soldats; ou plutôt c’est naguère qu’il nous fallait quatre cents soldats et un général, avant que nous ne fussions vaincus, avant que les ennemis n’eussent remporté tant de succès. Voici que leurs femmes mêmes se mêlent aux combattants. J’en ai vu beaucoup, oui, je les ai vues, porter le glaive tout en allaitant leurs enfants.

3. Et comment n’aimeraient-ils pas une guerre où ils trouvent si peu de danger? Craindre pour moi-même, pour mes contemporains, pour la province, quelle honte! Qu’êtes-vous devenue, fierté des temps anciens ? Jadis conquérants des nations, les Romains réunissaient sous leurs lois les terres les plus éloignées; mais aujourd’hui ils sont menacés de se voir arracher, par une race nomade et misérable, les villes de la Grèce, de la Libye, et même en Egypte Alexandrie ! Ce n’est pas tout de nous voir ruinés, ne sommes-nous pas aussi avilis? Rougissons, si nous avons encore quelque sentiment d’honneur. Sont-ils assez audacieux ces barbares qui portent la désolation dans toute la contrée? Pour eux, il n’est point de montagne inaccessible, point de forteresse imprenable; ils parcourent, ils fouillent, ils dépeuplent nos campagnes. J’ai lu, dans je ne sais plus quel historien grec, ces lignes: Les ennemis laissaient les femmes et les enfants pour attester les ravages de la guerre. Tout autre est le sort de la Pentapole. Des femmes et des enfants, n’est-ce pas un précieux butin pour les Ausuriens? Les femmes mettront pour eux au monde des auxiliaires; les enfants, quand ils auront grandi, iront avec eux au combat ; car nous nous attachons à ceux qui nous ont nourris plus qu’à ceux qui nous ont donné le jour. O douleur ! Nos fils vont accroître ces hordes étrangères; emmenés captifs, ils seront un jour pour nous d’autres ennemis; ils reviendront en armes contre leur patrie; ils ravageront le champ que dans leurs premières années-ils aidaient leurs pères à cultiver. Oui, à l’heure où je parle, toute notre jeunesse s’en va loin de nous; elle nous est enlevée, elle est prisonnière. Personne ne veut ni ne peut venir à notre secours. Le général, dit-on, était tout prêt à se dévouer pour nous; mais il en est empêché par ces gens d’Alexandrie, qui, pour le malheur de la Pentapole, occupent chez nous des commandements militaires. Et puis serait-il juste de tomber sur un vieillard que son âge avancé et sa longue maladie excusent suffisamment?

4. Il était cependant bien facile, si nous avions eu de bons chefs, de rabaisser l’insolence et de punir l’impiété de ces barbares. Temples sainte, objets sacrés, est-il rien qu’ils aient respecté? N’ont-ils pas, dans le territoire de Barca, fouillé les tombes récentes? N’ont-ils pas, dans toute l’étendue de l’Ampélitide, incendié et détruit les églises? N’ont-ils pas pris les tables saintes pour leurs festins? Les vases mystiques, consacrés aux cérémonies de la religion, ne vont-ils pas, emportés aujourd’hui dans une contrée ennemie, servir au culte des démons? Pour des oreilles pieuses n’est-ce pas un supplice que le récit de pareilles horreurs ? La destruction de nos forteresses, le pillage de nos biens, l’enlèvement du reste de nos brebis et de nos bœufs que nous avions en vain cachés dans les vallons les plus reculés, tant de maux ne peuvent se décrire ; nos plaintes resteront toujours au-dessous de la réalité. Nos ennemis ont chargé cinq mille chameaux de leur butin; ils s’en retournent trois fois plus nombreux qu’ils n’étaient venus, tant ils emmènent de captifs.

5. La Pentapole a succombé, elle a péri; elle est finie, elle est tuée, elle est morte; elle n’existe plus ni pour nous ni pour l’Empereur; car pour l’Empereur une province qui ne lui rapportera plus rien est une province perdue: et que pourra-t-on retirer d’un désert? Pour moi je n’ai plus de patrie, puisque je m’exilerai. Si j’avais un vaisseau, déjà je serais en mer, je chercherais une île où me réfugier. Car l’Égypte ne m’offre point un sûr asile; monté sur un chameau, le soldat ausurien peut nous y poursuivre. Porté par les vents, j’irai donc vivre dans les îles, de riche devenu pauvre, fugitif. Je serai moins qu’un habitant de Cythère; car, quand je me demande où j’irai, je vois que Cythère est en face de la Pentapole: c’est là sans doute que me porteront les vents du midi ; j’y vivrai, étranger, errant. Si j’ose parler de la noblesse de ma race, on ne me croira point, ô Cyrène, dont les archives font remonter mon origine jusqu’aux Héraclides ! Ici je puis gémir librement parmi ceux qui connaissent l’illustration de ma famille. Tombeaux doriens, où je ne trouverai point de place! Infortunée Ptolémaïs, dont j’aurai été le dernier évêque! Tant de calamités pèsent trop sur mon âme: je ne puis en dire davantage ; les larmes étouffent ma voix. Je n’ai plus qu’une seule pensée, c’est que je vais être contraint d’abandonner le sanctuaire. Il faut s’embarquer, il faut fuir. Mais quand on m’appellera sur le vaisseau, je demanderai que l’on attende: j’irai d’abord au temple du Seigneur; je ferai le tour de l’autel, j’arroserai le pavé de mes larmes; je ne me retirerai qu’après avoir baisé le seuil et le tabernacle. Oh! combien de fois, en appelant Dieu, je retournerai la tête! Combien de fois je m’attacherai aux barreaux du sanctuaire! Mais la nécessité est inflexible et sans pitié. Je voudrais accorder à mes yeux un sommeil que ne vienne point troubler le son des trompettes. Combien de temps encore faudra-t-il me tenir debout sur les remparts, et défendre les passages de nos tours ? Je succombe à la fatigue de placer des sentinelles nocturnes, et de garder à mon tour ceux qui viennent de me garder moi-même. Moi qui souvent ai passé des nuits sans sommeil à contempler le lever des astres, je suis brisé par les veilles que je supporte pour observer les mouvements de l’ennemi. Nous ne dormons que quelques instants mesurés par la clepsydre : encore ce court repos est-il souvent interrompu par le signal d’alarme. Si je ferme un instant les yeux, oh! dans quels rêves horribles me jettent les inquiétudes de la journée! Mes peines cessent, mais pour faire place à d’autres peines. Nous fuyons, nous sommes pris, blessés, enchainés, vendus. Que de fois je me suis réveillé, heureux de sortir ainsi de l’esclavage ! Que de fois je me suis réveillé, haletant, couvert de sueur ! La fin de mon sommeil était aussi la fin de ma course précipitée pour fuir un ennemi armé. C’est pour nous seul qu’il n’y a plus de vérité dans ces vers où Hésiode nous dit que l’espérance reste au fond du tonneau.[3] Non, nous n’espérons plus, nous sommes sans force.

6. S’il est une vie qui, suivant une expression proverbiale, ne soit plus une vie, n’est-ce pas la nôtre, ô mes auditeurs? Notre perte peut-elle se retarder? Qu’attendre de l’avenir? Dieu ne jette sur la Pentapole que des regards de colère; nous subissons de cruels châtiments. L’invasion des sauterelles nous a déjà durement éprouvés, moins toutefois que l’incendie qui, avant la venue des ennemis, a ravagé trois de nos cantons. Quel sera donc le terme de nos maux? Si les îles sont exemptes de tant d’infortunes, dès que la mer sera plus calme, je m’embarquerai. Mais je crains que le malheur ne m’en laisse pas le temps. Car il avance, le jour fixé pour l’assaut, comme nous en menace, dit-on, le courrier qui précède l’armée ennemie. Voici l’heure suprême où les prêtres, en face de si pressants dangers, devront courir au temple de Dieu. Pour moi, je demeurerai à mon poste dans l’église; je placerai devant moi les vases sacrés qui renferment l’eau lustrale ; j’embrasserai les colonnes qui supportent la sainte table : je m’y attacherai vivant, j’y tomberai mort. Je suis le ministre du Seigneur : je lui dois peut-être le sacrifice de ma vie. Dieu jettera sans doute un regard de pitié sur l’autel an tache arrosé du sang du pontife.

Agis pour nous, viens à notre secours,

Thalélæus, maître en l’art des discours.

 


 

[1] Après ce titre Catastase, plusieurs manuscrits ajoutent : prononcée à l’époque de la grande invasion des barbares, quand Gennodius était gouverneur, et Innocentius duc. A Thalélæus.

[2] C’est à Thalélæus que Synésius s’adresse.

[3] Les Œuvres et les Jours, 96.