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table des matières dE SYNESIUS

Synésius

CONTRE ANDRONICUS

Oeuvre numérisée et mise en page par Marc Szwajcer

 

 

 

 

CONTRE ANDRONICUS[1]

ARGUMENT.

1. Dieu se sert des fléaux pour accomplir ses volontés et châtier les hommes.

2. Mais ces fléaux, Dieu les déteste pourtant et les punit ensuite.

3. Il est de toute justice que le mal soit rendu à ceux qui font le mal: il en sera ainsi pour Andronicus.

4. Avant d’être évêque j’étais heureux; j’avais toujours partagé ma vie entre la philosophie et le repos.

5. Loin de souhaiter l’épiscopat, je ne l’al accepté qu’à regret et malgré moi.

6. Andronicus est venu achever la ruine de sa patrie. Je suis impuissant contre ses excès, et mon impuissance me désespère.

7. On a recours à moi de tous côtés; je n’ai plus aucun crédit. C’est en vain que je voudrais sauver le malheureux citoyen auquel on a volé les deniers publics, et qu’Andronicus veut faire périr.

8. Andronicus, fier de sa récente fortune, croit pouvoir, malgré la bassesse de son extraction, me mépriser; mais ses mépris s’adressent à Dieu plutôt qu’à moi.

9. Distinction du sacerdoce et de l’administration. Je ne puis unir la vie active à la vie contemplative.

10. Je ne blâme pas ceux qui font à la fois office d’évêque et de magistrat; mais cette double tâche est au-dessus de mes forces.

11. Cherchons ensemble quelqu’un qui aime à prendre en main les affaires de la cité, et qui me remplace.

12. Cruauté et impiété d’Andronicus.

13. Andronicus brave le Christ lui-même,

14. Excommunication d’Andronicus.

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1. Les fléaux qui désolent le monde accomplissent sans doute les desseins de la Providence, puisqu’ils viennent punir des coupables; mais ils n’en sont pas moins détestés et maudits de Dieu : Je susciterai contre vous, dit le Seigneur, une race qui vous fera subir toute espèce d’afflictions. Mais ces ennemis qu’il a armés, lui-même va les châtier ensuite: Car après vous avoir vaincus, ajoute-t-il, ils n’ont pas eu pitié de vous, ils vous ont traités inhumainement. Je n’ai pas présentes à ma mémoire les expressions mêmes du texte sacré; mais je puis affirmer que dans un passage des livres saints tel est le sens des paroles de Dieu. Et Dieu ne s’est pas contenté de faire la menace sans l’accomplir: le roi de Babylone renversa Jérusalem, et emmena le peuple en esclavage; mais à son tour il fut bientôt après saisi de démence; sa capitale, tel était l’arrêt divin, fut changée en désert, et l’on put se demander si dans cette solitude une ville avait jamais existé. Oserons-nous interroger Dieu, et lui dire : Pourquoi choisis-tu des hommes chargés d’exécuter tes vengeances? Et puis quand ils ont été les instruments de tes divines volontés, et qu’ils ont frappé les coupables contre lesquels tu les envoyais, pourquoi, au lieu de récompenser ces fidèles ministres, n’as-tu pour eux que des châtiments? — Ce n’est pas sans dessein que Dieu nous suggère ces questions, et voici quelle est la réponse. Quand une fois la loi divine eut été violée sur la terre, alors apparurent des maux de toute sorte : les fléaux surtout, ces terribles agents de destruction, vinrent fondre sur la race humaine. Le mal existe donc; mais Dieu, en vertu de sa sagesse, de sa bonté et de sa puissance, ne se contente pas de ne faire que le bien: c’est là, pour ainsi dire, un des ses tributs essentiels, comme le feu a la propriété de brûler et la lumière d’éclairer : le mal que produisent les volontés dépravées, il le fait tourner à l’accomplissement de ses desseins: du mal, la suprême sagesse sait tirer le bien.

2. Si Dieu veut châtier les hommes, il a, pour le servir, tantôt les démons qui dirigent les nuées de sauterelles, tantôt ceux qui propagent la peste; d’autres fois c’est une nation barbare ou un chef ennemi : en un mot toutes les puissances malfaisantes sont à ses ordres; mais il les hait cependant parce qu’elles sont malfaisantes. Dieu ne crée point lui-même ces instruments de calamités : il les trouve, et il en use. Etes-vous le digne exécuteur d’une œuvre de colère? Eh bien! c’est là précisément ce qui vous sépare de Dieu. Parmi les vases dont nous usons, il en est de vils, il en est de précieux. On estime ou on méprise un objet selon l’usage auquel on l’emploie. Ainsi la table obtient nos respects; car nous honorons Dieu quand nous la dressons pour accomplir les devoirs de l’amitié et de l’hospitalité; la générosité d’Abraham envers ses hôtes fit de Dieu son convive. Au contraire la verge qui frappe est odieuse, car elle sert à la colère, et souvent on a eu regret d’en avoir usé. Dieu prend sous sa protection particulière ceux qui sont punis; car ce n’est pas un médiocre bonheur quand nous sommes jugés dignes d’être visités par la Providence, et lavés de nos péchés par le châtiment. Mais Dieu n’en déteste pas moins les puissances ennemies qui nous punissent; car tout ce qui est doué d’une force destructive est odieux au Créateur. Ces cruels fléaux, hommes ou démons, ne songent pas en nous frappant à servir les desseins de Dieu: ils ne font qu’obéir à leur nature perverse, quand ils nous infligent les calamités. C’est ainsi que notre pays méritait sans doute les afflictions dont vous venez de l’accabler, mais vous n’en serez pas moins puni; car autrement Judas aurait pu alléguer une semblable excuse. Ne fallait-il pas en effet que le Christ fût mis en croix pour expier les péchés du monde? Sans doute il le fallait, mais pourtant malheur à l’homme par qui le scandale arrive! Mieux aurait valu pour lui ne jamais naître.[2] Le lacet fut la punition visible du traître ici-bas; mais cet autre châtiment que n’ont point vu les yeux, l’esprit ne pourrait le comprendre. Personne ne saurait se faire l’idée des supplices réservés au coupable qui a livre le Christ.

3. Avoir aidé à l’accomplissement de ce qui devait arriver, ce n’est point une justification suffisante. Aussi est-il de toute justice qu’Andronicus et les Ausuriens expient le mal qu’ils nous ont fait. Les sauterelles avaient ravagé nos campagnes, détruit nos moissons jusqu’à la racine, rongé l’écorce de arbres : un vent impétueux s’est élevé, et les a précipitées dans la mer. A cette plaie des sauterelles Dieu a opposé le vent du midi; de même contre les Ausuriens il vient de nous choisir un nouveau chef: et puisse ce chef, de tous ceux qui nous ont été donnés jusqu’ici, être le plus pieux et le plus juste! Puissé-je bientôt le voir triomphant des barbares et le proclamer heureux ! heureux, dit en effet le prophète, celui qui leur rendra tous les maux qu’ils nous ont fait souffrir! Heureux celui qui écrasera leurs petits enfants contre la pierre![3] — Et cet Andronicus, le fléau de la province, quel châtiment lui est donc réservé? Par quel supplice expiera-t-il ses crimes? De toutes les plaies envoyées par Dieu pour punir nos fautes, la plus affreuse c’est Andronicus. Je ne lui reproche pas seulement les calamités publiques: il est pour moi en particulier un ennemi dangereux; le tentateur se sert de lui pour me contraindre à déserter l’autel. Mais il faut reprendre les choses d’un peu plus haut. A ce que vous savez déjà je vais ajouter des détails que vous ne connaissez pas tous. Je dois vous raconter ce qui m’est arrivé. Cet exposé vous fera mieux comprendre ce que je veux ensuite vous dire.

4. Dès mes premières années j’ai considéré comme un bien vraiment céleste les douceurs d’une vie paisible et facile : un tel sort, a-t-on dit, est le privilège des esprits divins; l’homme assez fortuné pour goûter ici-bas cette existence calme élève son intelligence et se rapproche de Dieu. Les occupations et les amusements de l’enfance m’ont laissé indifférent, aussi bien que ceux de l’adolescence et de la jeunesse. Arrivé à l’âge viril, mes goûts et mon humeur n’ont point changé : loin du tumulte des affaires, ma vie tout entière a été comme une fête perpétuelle; mon âme se maintenait dans une heureuse quiétude. Dieu n’a pas voulu cependant que je vécusse inutile : plus d’une fois, dans leurs besoins, les particuliers et les cités ont eu recours à mes services. Grâce à la faveur divine, je jouissais de beaucoup de crédit, et je n’en usais que pour le bien. Mais c’étaient des soins que je pouvais prendre sans me détourner de la philosophie, sans m’arracher à mon doux repos. N’agir qu’avec de laborieux efforts et à contrecœur, c’est perdre véritablement son temps, et se plonger dans les ennuis et dans les tracas. Mais quand il suffit d’ouvrir la bouche pour persuader les auditeurs, quand les paroles ont par elles-mêmes une action assez efficace, et peuvent sauver des malheureux, voudrait-on se montrer avare de discours? L’homme est d’un grand prix, oui, d’un bien grand prix, car c’est pour lui que le Christ a été mis en croix. Jusqu’à présent j’avais toujours eu, grâce au ciel, la chance de persuader ceux auxquels je m’étais adressé; et les affaires dont je m’étais mêlé, quoique à regret, avaient eu une heureuse issue. Mais aujourd’hui c’en est fini de cette faveur, comme de toutes celles dont Dieu me comblait. Je vivais dans ce monde, comme dans un asile sacré, me nourrissant des plus douces espérances, libre, indépendant, partageant mon existence entre la prière, la lecture et la chasse; car, pour nous conserver la santé de l’âme et du corps, il faut qu’à nos propres efforts s’ajoute l’assistance de Dieu.

5. Voilà comment mes jours se sont tranquillement écoulés, jusqu’à l’heure où j’ai accepté le sacerdoce, avec plus de terreur que n’en ressentit jamais personne avant moi. J’en atteste ce Dieu qui nous entend tous, et dont je suis devenu le ministre pour vous, je n’ai point brigué, je n’ai point désiré cet honneur. Que de fois, seul, prosterné devant les autels, la face contre terre, j’ai supplié le ciel de m’envoyer la mort plutôt que l’épiscopat ! Car je n’estimais, je n’aimais que l’étude de la philosophie, à laquelle je voulais vouer mes entretiens, ma vie tout entière. J’ai résisté aux hommes, mais j’ai été vaincu par Dieu; et comme, suivant la croyance commune, celui qui est honoré du sacerdoce est en rapport plus intime avec Dieu, je supportai, non pourtant sans peine, ce changement de vie. J’avais songé à fuir; mais je fus retenu par l’espoir qu’ici le ciel m’accorderait ses faveurs, et par la crainte qu’ailleurs il ne me poursuivît de son courroux. Et puis des prêtres, blanchis par l’âge, m’assuraient que Dieu avait ses vues sur moi. « L’Esprit-Saint, me disait l’un d’eux, est un esprit de joie, et il communique sa joie à ceux qui le reçoivent. » Et il ajoutait : « Les démons ont disputé à Dieu votre possession; vous les désolerez en embrassant le meilleur parti. Ils pourront vous éprouver; mais Dieu n’abandonne pas le philosophe qui se consacre à son service. » Comme je n’ai pas tant de présomption, comme je ne me fais pas de moi une si haute idée, je n’accusais de mes angoisses que mon malheur, et non pas la jalousie des dénions; car je ne me crois pas assez de vertu pour exciter l’envie. Je craignais d’attirer sur moi de justes châtiments, si je touchais, quoiqu’indigne, aux mystères divins. Je pressentais l’infortune où peu à peu je suis tombé.

6. Tous les maux sont venus fondre sur moi ; Andronicus y a mis le comble, Andronicus, ce démon cruel, insatiable, qui s’acharne sur les restes de notre pairie. Hélas! on n’a plus entendu sur la place que les gémissements des hommes, les hurlements des femmes, les lamentations des enfants; la cité a présenté l’aspect d’une ville prise d’assaut. Un portique royal, qui en faisait le plus bel ornement, et où se rendait jadis la justice, est devenu le lieu des exécutions : c’est là qu’Andronicus a dressé l’autel et la table pour les bourreaux, pour les démons auxquels il s’est associé. Oh ! comme il les a rassasiés des larmes des citoyens! Les Tauroscythes, les Lacédémoniens ont-ils jamais fait couler autant de sang sous le fouet pour honorer leur Diane? Alors de tous côtés on est accouru vers moi; le récit, le spectacle de tant de calamités exigeaient mon intervention. Mes représentations n’ont pas arrêté Andronicus; mes reproches n’ont fait que l’exaspérer. Ainsi s’est manifestée mon impuissance, que jusqu’ici Dieu avait cachée à tous les yeux. La réussite dans les affaires dont j’avais été chargé m’avait fait honneur, et on me croyait dans mon pays beaucoup d’influence. Dans mes chagrins ce qui m’est le plus pénible, c’est la pensée que l’on me juge d’après l’espoir que placent en moi ceux qui se font une fausse idée de mon crédit. J’ai beau assurer que je ne peux rien, on persiste à croire que je peux tout ce qui est juste. Je reste accablé de honte et de tristesse. Je suis en proie aux agitations de l’âme, aux inquiétudes de toute espèce; j’ai mille préoccupations, et Dieu est loin de moi. Si les démons ont voulu m’éprouver en déchaînant Andronicus, ils doivent être pleinement satisfaits. Je ne sens plus, comme autrefois, de plaisir à prier; ma prière n’en est plus une. Je suis emporté par la douleur, par la colère; toutes les passions se disputent mon cœur. C’est par l’âme que nous entrons en rapport avec Dieu; la langue sert à l’homme pour communiquer avec les hommes. Si j’ai ce malheur (et la chose n’est que trop certaine) de ne plus prier avec assez de recueillement, si les soucis m’ont détourné de l’oraison, mon changement de vie m’a apporté encore d’autres infortunes: moi qui jusqu’ici n’avais pas connu le deuil, j’ai vu mourir un fils, qui devait me survivre, si mes vœux avaient été exaucés. Voilà par quelles tristesses j’ai inauguré le ministère auquel vous veniez de m’appeler. Les choses humaines sont inconstantes et mobiles comme les flots; dans leur cours elles ne nous apportent tantôt que des joies, tantôt que des peines. Après avoir perdu le plus cher de mes fils, je fus, tant était grande mon affliction, tenté de mettre fin à mes jours. Contre les autres chagrins je ne manque pas de courage, vous le savez, vous à qui je parle; ma raison prend facilement le dessus; mais quand je souffre dans mes affections, je suis si faible que je me laisse aller au désespoir.

7. Dans mon deuil je demandais en vain des consolations à la philosophie. Mais Andronicus est venu faire diversion à mes douleurs; il m’a forcé de songer surtout aux calamités publiques. Ainsi des malheurs nouveaux me font oublier les malheurs précédents; les peines sont remplacées par d’autres peines. Au sentiment amer de mes infortunes présentes se joint le regret de ma félicité passée tant de bonheur jadis! tant de tourments aujourd’hui! Ainsi je vis dans la tristesse ; j’ai tout perdu à la fois. Et ce qui met le comble à mes maux, ce qui fait surtout que l’existence m’est à charge, c’est que jusqu’ici jamais je n’avais prié Dieu en vain; et maintenant, je ne le sens que trop, les supplications que je lui adresse sont inutiles. Je suis frappé dans ma famille; ma patrie n’offre à mes regards que sujets d’affliction. Dans le poste que j’occupe, tous les infortunés viennent me raconter leurs chagrins; je suis le confident de leur désespoir, et je ne puis leur accorder qu’une vaine pitié! Mais voici surtout ce qui me couvre de confusion. On a volé, à un malheureux citoyen, les deniers publics confiés à sa garde : Andronicus réclame la somme, plus de dix mille statères; il la reçoit, presque tout entière; mais il lui faut, sans aucun délai, le remboursement intégral; il veut faire périr le débiteur, à cause de mille statères qui restent à payer, ou plutôt à cause de moi. Oui, c’est bien à cause de moi qu’il le fait enfermer dans un fort inaccessible, comme celui où les Titans furent enchaînés, au dire des poètes. Pour m’empêcher, dit-il, de faire sortir le prisonnier de son cachot, voilà cinq jours qu’il lui refuse toute nourriture; les geôliers ont défense de porter du pain aux captifs. Naguère tout le monde a pu entendre Andronicus crier qu’il trouverait moins de profit à recevoir mille statères qu’à faire mourir un fonctionnaire: aussi, quand des acheteurs se présentent pour acquérir les biens de son débiteur, il les épouvante et les éloigne par ses menaces; car ce qu’il lui faut, ce n’est pas de l’argent, mais la mort de sa victime. Pour moi, je ne suis pas assez fort pour renverser des murs aussi solides, ni assez adroit pour me glisser sans être aperçu dans le cachot, et délivrer ce malheureux. On ne peut compter, comme on dit, sur aucun des gardiens pour faire entrer personne. Quels qu’ils soient par nature, aujourd’hui tous ces geôliers se modèlent sur Andronicus, qui semble n’avoir été élevé en dignité que pour insulter l’Église.

8. Tout ce qu’il fait contre moi ne m’importe guère : je dois même lui savoir gré de sa haine; car dans les outrages que j’endure à cause de Dieu je trouve comme les honneurs du martyre. Rappelez-vous quelle considération il me témoignait! A défaut d’autre mérite, je descends d’ancêtres dont les noms, depuis Eurysthène, qui amena les Doriens en Laconie, jusqu’à mon père, sont inscrits dans les registres publics; mais lui, c’est à peine s’il pourrait citer, je ne dis pas son aïeul, mais même son père. On le croit fils d’un pêcheur : voilà d’où il est parti pour s’élever jusqu’au chair préfectoral. En considérant l’éclat de ma race, qu’il rougisse donc de la bassesse de son extraction. Jusqu’au jour où j’ai été appelé au sacerdoce, je me suis vu comblé d’honneurs; je n’ai jamais essuyé le moindre affront. Mais maintenant le respect ou le mépris dont je suis l’objet ne me font ni plaisir ni peine; car mépris et respect ne s’adressent pas à ma personne, mais à Dieu même. Voici que dans sa coupable audace, voyant que ses paroles et ses actes ne peuvent rien contre moi, cet homme veut porter plus haut ses coups; il s’attaque à Dieu. Devant une foule nombreuse il a proféré des paroles que vous connaîtrez tout à l’heure, en entendant la lecture de la lettre que j’envoie à toutes les églises de la terre. Voilà comme sont ces êtres grossiers, lorsque le pouvoir tombe entre leurs mains : ils prétendent heurter le ciel de leur tête. Soit; laissons-les jouir de leur puissance, user de leur fortune pour se livrer à leurs penchants; qu’ils enchaînent, qu’ils immolent qui bon leur semble. Pour nous, nous sommes satisfaits si nous pouvons, tout en restant dans le poste où Dieu nous a placés, éviter tout commerce avec les méchants,

De leurs propos affreux préserver nos oreilles.[4]

9. Si nous renonçons désormais à prendre en main la cause des opprimés, ne sommes-nous pas suffisamment excusés auprès de vous par l’inutilité de nos efforts? Sans doute, avant d’avoir constaté son impuissance, un homme de cœur devait essayer d’agir. J’ai attendu que l’épreuve fût faite pour vous amener aujourd’hui à reconnaître avec moi que vouloir joindre l’administration des affaires publiques au sacerdoce, c’est prétendre unir ce qui ne peut s’unir. Dans les premiers âges, les mêmes hommes étaient prêtres et juges tout à la fois. Longtemps les Egyptiens et les Hébreux obéirent à leurs pontifes; puis, quand l’œuvre divine commença à s’opérer par des moyens humains, Dieu sépara les deux existences : l’une resta religieuse, l’autre politique. Il abaissa les juges aux choses de la terre, il s’associa les prêtres: les uns furent destinés aux affaires, les autres établis pour la prière. Dieu n’exige des uns et des autres que ce qui est conforme à leur caractère. Pourquoi donc revenir aux temps anciens? Pourquoi réunir ce que Dieu a séparé? Vous voulez que nous nous mêlions des affaires publiques, dites plutôt que nous manquions à notre mission; et rien ne pourrait être plus déplorable. Vous avez besoin d’un défenseur, allez trouver le magistrat; vous avez besoin des choses de Dieu, allez trouver le prêtre. Ce n’est pas que je puisse vous donner tous les secours spirituels que vous souhaitez, mais j’y ferai du moine tous mes efforts; et mes efforts seront peut-être heureux, si l’on ne m’arrache pas à mon paisible ministère. Dès que le prêtre se dégage des occupations terrestres, il s’élève vers Dieu. La contemplation est sa fin, s’il est vraiment digne du nom qu’il porte. Mais la contemplation et l’action ne peuvent s’associer. Pour l’action, il faut un mouvement de la volonté excitée par quelque passion; mais toute passion doit être étrangère à l’âme qui veut recevoir Dieu; car à celui qui n’est pas pur, dit un ancien, il est interdit de toucher à ce qui est pur.[5] Tenez-vous en repos et sachez que je suis votre Dieu.[6] Le repos est nécessaire au philosophe chargé du ministère sacré.

10. Je ne condamne pas les évêques qui interviennent dans les affaires de la cité; mais je me connais; c’est à peine si je suffis à une seule tâche, et j’admire ceux qui peuvent soutenir un double fardeau. Je n’ai pas assez de force pour servir deux maîtres à la fois. S’il est des hommes qui peuvent descendre aux choses de la terre sans que leur âme en garde aucune souillure, qu’ils soient prêtres, et qu’ils gouvernent en même temps les cités: les rayons du soleil, même après avoir touché la boue, restent purs cependant; ils ne sont pas salis : mais moi j’aurais besoin, pour me laver, des eaux de toutes les fontaines et de la mer. S’il était possible à un ange de vivre plus de trente ans parmi les hommes sans être atteint par la contagion de la matière, aurait-il été nécessaire que le fils de Dieu descendit sur la terre? Il faut une vertu extraordinaire pour avoir commerce avec des êtres d’une nature inférieure, sans rien perdre de son excellence, sans contracter aucune de leurs misères. Ce qu’on ne saurait assez admirer en Dieu, c’est que le contact du mal ne peut rien sur lui; mais les hommes doivent fuir ce contact, s’ils ont conscience de leur faiblesse. Voilà d’après quels principes je veux régler ma vie au milieu de vous. Je me réserverai cependant le droit de juger s’il est des circonstances où je doive abaisser mon esprit aux soucis des affaires; je ne me détournerai un instant de la contemplation que par l’espoir de faire beaucoup de bien. Dieu lui-même n’agit pas autrement. Se trouver engagé dans l’action sans pouvoir en sortir, c’est un mal auquel échappe la nature divine, et que doit s’efforcer d’éviter l’homme qui prend Dieu pour modèle. Si je songeais surtout à accroître mes richesses et mes domaines, si vous me saviez occupé à faire le compte de mes dépenses de chaque jour et de chaque année, et que je fusse avare de mon temps lorsqu’il s’agit de vous servir, je ne serais pas digne d’être écouté et ne mériterais aucun pardon. Mais si j’ai été le premier à négliger mes intérêts pour rechercher la vie de l’intelligence, devez-vous être étonnés si je vous demande de faire comme moi? Mais puisque vous n’êtes pas contents de votre évêque, si vous croyez qu’il y a des hommes également aptes au sacerdoce et à l’administration, qui vous empêche de prendre une décision avantageuse à la cité et aux églises, en même temps qu’à moi? Je ne veux point me démettre de l’épiscopat; non, le pouvoir d’Andronicus n’ira pas jusque-là. Philosophe, jamais je n’ai quêté les applaudissements au théâtre; je n’ai pas ouvert d’école: je n’en étais pas moins philosophe, et plaise à Dieu que je continue de l’être! Je n’ai pas eu de prétentions à la faveur populaire; évêque, je ne veux pas en avoir davantage.

11. Tous ne peuvent pas toutes choses. Pour moi, vivant avec moi-même, et vivant aussi par la pensée avec Dieu, je puis, au sortir de la méditation, converser avec une ou deux personnes, non sans quelque profit pour elles; mais à une condition, c’est qu’elles ne soient pas du vulgaire, et qu’elles tiennent de la nature ou de l’éducation des sentiments assez élevés pour mettre l’âme au-dessus du corps. D’ailleurs, en prenant mon temps pour m’occuper d’affaires et en m’y préparant à loisir, je puis encore à l’occasion rendre des services; mais si je suis trop pressé, tout en me sacrifiant je n’arrive à rien faire de bon. Car comment bien faire une chose qui n’inspire que du dégoût? Il faut une pleine résolution pour ne pas se porter mollement à l’œuvre dont on est chargé. Mais c’est à celui qui n’aime pas le repos et qui ne peut se décider à prendre du loisir, de se vouer tout entier au service du public; il peut poursuivre beaucoup d’affaires à la fois, et soutenir à lui seul les intérêts de tous; qu’il suive ses inclinations naturelles: il trouve du plaisir aux occupations qui l’appellent, car elles lui donnent l’occasion de satisfaire ses goûts; et pour mener à bonne fin ce que l’on entreprend, il n’est rien de tel que d’aimer le travail auquel on s’applique. Tous ensemble faisons donc choix d’un homme qui puisse vous être utile; qu’il soit mis à ma place, car c’est à peine si je suis capable de me défendre moi-même... Quoi! vous vous récriez!... Parce que cela ne s’est pas encore vu, faut-il que cela ne se voie pas aujourd’hui? Les circonstances n’ont-elles pas souvent révélé et prescrit ce qu’il convenait de faire? On ne se règle pas uniquement d’après les usages du passé; il y a eu commencement à tout, et rien de ce qui s’est fait ne s’était toujours fait. Consultons nos intérêts plutôt que la coutume; donnons un exemple qui sera bon à suivre. Oui, nommez-moi un successeur, ou tout au moins un coadjuteur; maie dans tous les cas nommez quelqu’un: celui que vous aurez choisi s’entendra mieux que moi à traiter les affaires de la cité; il saura aborder et adoucir les misérables qui vous tourmentent... Si cette proposition ne vous agrée pas encore, eh bien! nous en reparlerons plus tard; nous prendrons alors le parti le plus conforme à vos intérêts et aux miens. Mais en attendant écoutez la sentence que j’ai cru devoir porter, après avoir pris l’avis de mon conseil, contre ce furieux Andronicus.

12.[7] C’est pour le malheur de la Pentapole qu’Andronicus de Bérénice est né, a été élevé, et a pu devenir, à prix d’argent, préfet dans sa patrie. Que personne ne le tienne et ne l’appelle chrétien. Maudit de Dieu, qu’il soit, avec tous les siens, chassé de l’Église. Ce n’est pas assez qu’après les tremblements de terre, après les invasions de sauterelles, après la peste, après l’incendie, après la guerre, il ait été le plus cruel de tous les fléaux de la Pentapole, en s’acharnant sur les restes de son malheureux pays, et en introduisant dans la province tout un appareil de tortures inconnues jusqu’ici (et plût à Dieu qu’il n’en eût pas enseigné à d’autres l’emploi!) instruments pour écraser les doigts, les pieds, pour comprimer les membres, pour arracher le nez, les oreilles, pour déchirer les lèvres. Voilà des horreurs que du moins n’ont pas connues ceux qui ont été assez heureux pour périr victimes de la guerre, s’écrient les infortunés survivants. Il y a plus encore : Andronicus a osé, le premier chez nous et le seul, en paroles et en actions blasphémer le Christ. Oui, en actions, car il a fait afficher aux portes de l’église un décret par lequel il défend à ceux qu’il persécute de chercher un asile au pied des autels, et menace les prêtres de Dieu comme ne l’auraient pas fait Phalaris d’Agrigente, Céphrem l’Egyptien, ni le Babylonien Sennachérib, qui envoya pourtant à Jérusalem insulter Ézéchias et Dieu. Ce jour-là le Christ a été crucifié une seconde fois; car c’était pour l’outrager qu’on avait attaché aux portes sacrées cet infâme décret. Voilà ce qu’a vu le soleil, voilà ce que lisait la foule, non plus sous ce Tibère qui avait donné le gouvernement de la Judée à un Pilate, mais sous le règne d’un pieux empereur, du fils de Théodose, qui, trompé par des intrigues, a fait un préfet de cet Andronicus aussi détestable que Pilate. Les infidèles passaient et riaient en voyant l’édit, comme autrefois les Juifs en voyant l’inscription placée sur la croix du Christ. Mais cette inscription, si peu respectueux que fût le sentiment qui l’avait dictée, était conçue du moins en termes honorables, car elle proclamait le Christ comme roi mais ici la langue était d’accord avec la pensée.

13. Mais ce qui a suivi est encore plus affreux que cet édit. Andronicus avait pris en aversion un habitant qui voulait se marier, malgré sa défense. Sous un futile prétexte il ordonne qu’on le mette à la gêne. Ah ! puissent ces instruments de torture être inconnus de la postérité! puissent-ils disparaître avec celui qui les apporta! et que ces marques du pouvoir d’Andronicus ne soient plus qu’un souvenir chez nos descendants! Ainsi, malgré sa naissance distinguée, un citoyen, innocent et malheureux, était livré aux exécuteurs, en plein midi, sous un soleil brûlant, afin que ses bourreaux fussent seuls témoins de ses souffrances. Mais Andronicus apprend que l’Église a compassion de sa victime; car, à la première nouvelle du supplice, j’étais accouru près de cet infortuné pour le consoler, pour l’encourager. Andronicus s’emporte: quoi donc! un évêque ose témoigner quelque pitié à celui que le préfet poursuit de sa haine ! Il se répand en injures et en menaces, excité par le plus audacieux de ses satellites, par ce Thoas qui lui sert d’instrument pour faire le malheur du paye. Enfin, dans sa rage, il termine par ces paroles insensées: « C’est en vain que ce misérable a fondé quelque espoir sur l’Église; non, les ennemis d’Andronicus ne lui échapperont pas, quand même ils tiendraient embrassés les pieds du Christ. » Ces blasphèmes, trois fois il les a proférés, ce furieux. Après cela qu’est-il besoin de l’avertir encore ? C’est un membre incurable qu’il faut retrancher du corps des fidèles, pour que la gangrène n’atteigne pas les parties encore saines: car le mal se communique facilement; et à toucher ce qui est impur on contracte des souillures: or il faut conserver devant Dieu la pureté de corps et d’âme.

14. L’Église de Ptolémaïs adresse donc à toutes les Églises de la terre, ses sœurs, le décret suivant: Qu’Andronicus, Thoas et leurs complices ne trouvent aucun temple ouvert; que toutes les demeures sacrées, tous les lieux saints leur soient fermés. Le démon n’a point de place dans le paradis: s’il y entre furtivement, on l’en chasse. Je prescris donc aux simples citoyens et aux magistrats de ne point partager avec eux le même toit ni la même table; je le prescris surtout aux prêtres, qui devront ne point les saluer pendant leur vie, ni leur accorder après la mort les honneurs de la sépulture. Si quelqu’un méprise notre Église particulière, à cause du peu d’importance de la ville, et recueille ceux qu’elle excommunie, comme s’il était dispensé de lui obéir parce qu’elle est pauvre, qu’il sache que c’est diviser l’Église, une, d’après la volonté du Christ. Quel qu’il soit, lévite, prêtre ou évêque, nous le mettrons au rang d’Andronicus, nous ne lui donnerons point la main, nous ne mangerons point à la même table, bien loin de nous associer dans la célébration des saints mystères à quiconque aura pris le parti d’Andronicus ou de Thoas.


 

[1] Ce discours, dans les éditions grecques, est rangé parmi les Lettres, sous les numéros 57 et 58. On ne peut cependant le considérer comme une lettre, et nous en avons donné les raisons. Voilà pourquoi nous en faisons un discours à part.

[2] Saint Luc, XVII, 1-2.

[3] Psaume CXXXVI, 8-9.

[4] J’ignore d’où est tiré ce vers.

[5] Platon, Phédon, 67.

[6] Lévitique, XIX, 3.

[7] C’est ici que commence la circulaire adressée aux évêques de la chrétienté, et qui figure, dans le recueil ordinaire des Lettres, sous le numéro 58.