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table des matières de SÉNÈQUE

 

 

 

SÉNÈQUE

TRAGÉDIES

LES TROYENNES

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 


 

 

TRAGÉDIES

DE

L. A. SÉNÈQUE

TRADUCTION NOUVELLE

PAR M. E. GRESLOU

TOME PREMIER.

PARIS

C. L. F. PANCKOUCKE

 

LES TROYENNES

DE

SÉNÈQUE.

 

PERSONNAGES.

 

HÉCUBE.

ANDROMAQUE.

ASTYANAX.

HÉLÈNE.

AGAMEMNON.

PYRRHUS.

ULYSSE.

CALCHAS.

CHOEUR DE TROYENNES.

TALTHYBIUS.

UN VIEILLARD.

UN ENVOYÉ.

POLYXENE, PERSONNAGE MUET.

 

 

ARGUMENT.

 

Après la ruine de Troie, les Grecs voulant retourner dans leur patrie, sont arrêtés par les vents contraires. L'ombre d'Achille, apparue pendant la nuit, déclare qu'ils ne pourront mettre à la voile qu'après avoir apaisé ses mânes, et immolé sur son tombeau Polyxène, qui lui avait été fiancée, et qui avait servi de prétexte pour l'assassiner. Agamemnon, épris de cette jeune princesse, ne souffre pas qu'on la sacrifie. Une dispute s'élève à ce sujet entre lui et Pyrrhus ; mais Calchas, consulté, répond que le sacrifice de Polyxène est indispensable, et qu'il faut en même temps faire mourir Astyanax. Ulysse emporte cet enfant que sa mère avait caché, et le précipite du haut de la porte Scée. Polyxène, vêtue et parée comme pour la cérémonie d'un mariage, est conduite par Hélène au tombeau d'Achille, et immolée par Pyrrhus.


 

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

 

HÉCUBE.

Vous tous qui vous confiez dans la puissance, et qui, assis sur le trône au milieu des splendeurs d'une cour superbe, livrez votre âme crédule au souffle caressant de la prospérité sans craindre l'inconstance des dieux, regardez Hécube, et regardez Troie. Jamais la fortune n'a montré par de plus terribles leçons l'instabilité de la grandeur humaine.

Elle est tombée, la capitale de la puissante Asie, cette ville magnifique élevée par la main des dieux! En vain pour la défendre accoururent les peuples qui boivent les eaux glacées que vomissent les sept bouches du Tanaïs; et ceux qui, recevant les premiers rayons du jour à son réveil, voient les flots tièdes du Tigre se perdre dans la mer colorée par les feux du soleil d'Orient; et les Amazones, ces femmes sans maris, qui avoisinent les Scythes errants, et font retentir sous les pas de leurs coursiers les rivages de l'Euxin.

Le fer a détruit Pergame, et ses ruines la couvrent : ses hautes murailles et ses orgueilleuses tours gisent renversées parmi les cendres des maisons. Une ceinture de flammes entoure le palais de Priam, et l'antique séjour d'Assaracus n'est plus qu'un amas de ruines fumantes. Le feu même n'arrête pas les mains avides du vainqueur; l'incendie et le pillage se disputent la même proie; le ciel se cache derrière des flots de fumée, et la cendre d'Ilion, comme un nuage funèbre, obscurcit la clarté du jour. Le vainqueur est là, plein de colère et de vengeance; il mesure des yeux cette Troie si lente à mourir, et se console enfin de ses dix années de combats. Cette ville tombée lui fait peur encore; et même, en la voyant vaincue à ses pieds, il n'ose croire à son triomphe. Altéré de pillage, il ravit les dépouilles de Dardanus, que les mille vaisseaux de la Grèce ne peuvent contenir.

Je vous prends à témoins, dieux contraires! et vous, cendres de ma patrie! et toi, puissant maître de l'Asie, enseveli maintenant sous les ruines de Troie et sous les débris de ton royaume entraîné tout entier dans la chute! j'en atteste ici tes mânes, et les vôtres aussi, ô mes nombreux enfants! vous, après lui, les plus chers objets de ma douleur, tous les maux qui sont venus sur nous, tous ceux que, dans sa fureur prophétique, avait prédits la prêtresse aimée d'Apollon qui défendait de croire à ses oracles, moi, Hécube, je les avais prévus avant elle pendant ma fatale grossesse. Je n'ai point caché mes alarmes; j'ai parlé, et, avant Cassandre, j'ai trouvé les oreilles fermées à mes prophéties, Ce n'est point le perfide Ulysse, ni le complice de son expédition nocturne, ni le fourbe Sinon, qui ont jeté parmi vous les flammes de l'incendie; c'est de moi qu'est sorti cet embrasement; le feu qui vous dévore est le fruit de mes entrailles.

Mais pourquoi t'arrêter si longtemps à gémir sur les débris de cette ville en cendres? puisque tu as tant vécu, porte, hélas! tes regards sur des malheurs plus récents ; la chute de Troie est déjà un malheur ancien. J'ai vu le meurtre exécrable de Priam; j'ai vu le fils d'Achille commettre, au pied même des autels, ce crime dont l'horreur efface tous les autres ; je l'ai vu saisir d'une main furieuse les cheveux blanchis de ton époux, et, ramenant sa tête en arrière, lui enfoncer dans la gorge son glaive impie. Le vieux prince reçut le coup sans plainte; mais son sang était glacé par l'âge, et le fer homicide n'en fut point rougi. Rien n'a donc pu désarmer le bras du meurtrier, ni l'aspect d'un vieillard arrivé au terme de la vie, ni la présence des dieux, ni ce sanctuaire vénérable d'un empire détruit? Le père de tant de rois, Priam, est privé de sépulture, et n'a pas trouvé même un bûcher dans l'embrasement de Troie. Pourtant ce n'est pas encore assez pour le courroux des dieux: voici qu'une urne fatale va donner des maîtres aux fils et aux filles de Priam. A qui doit échoir ma vieillesse méprisée? L'un se promet à lui-même la veuve d'Hector, l'autre convoite la femme d'Hélénus, un autre enfin celle d'Anténor. Tu ne manques pas non plus de prétendants, ô Cassandre! Moi seule je suis une part du butin que chacun craint de se voir adjuger! moi seule je suis encore redoutée des Grecs!

Mais vous ne pleurez pas, tristes captives, compagnes de mes malheurs! Frappez vos seins, gémissez, célébrez les funérailles de Troie ; et que les échos de l'Ida, ce fatal théâtre du jugement de la beauté, s'éveillent au bruit de nos plaintes.

 

SCÈNE II.

CHOEUR DES TROYENNES, HÉCUBE.

 

LE CHOEUR.

Vous nous ordonnez de verser des larmes, c'est un devoir qui n'est pas nouveau pour nous. Nos pleurs n'ont jamais cessé de couler depuis le jour où, transformé en vaisseau, le pin de Cybèle conduisit à travers les mers le pasteur phrygien dans la grecque Amycla. Dix fois la neige a blanchi le sommet de l'Ida, dix fois le moissonneur a fauché en tremblant les campagnes de Sigée, depuis que nous avons cessé de connaître des jours sans douleur. Mais de nouveaux malheurs demandent des lamentations nouvelles; pleurons donc, et vous, reine, donnez-nous le signal en élevant vos mains infortunées; c'est à nous, pauvres femmes sans gloire, d'obéir à notre auguste maîtresse. Nous sommes prêtes à pleurer avec vous.

HÉCUBE.

Fidèles compagnes de mes malheurs, détachez votre chevelure; qu'elle se répande tristement sur vos épaules, souillées de la cendre chaude d'ilion. Découvrez vos bras ; laissez tomber votre robe, et paraître vos corps nus jusqu'à la ceinture. Pour quel époux, tristes captives, couvririez-vous votre sein des voiles de la pudeur? Dégagez-le donc de la robe qui l'enferme, afin que vos mains soient plus libres pour le frapper dans vos plaintes. J'aime l'état où vous êtes; oui, je l'aime; je reconnais les veuves des Troyens. Nous recommençons à pleurer nos anciens malheurs, donnons du moins à notre deuil une solennité nouvelle et plus grande. C'est Hector que nous pleurons.

LE CHOEUR.

Nous avons toutes dénoué nos cheveux, déjà cent fois lacérés en d'autres jours de deuil; nous avons brisé leurs tresses, et répandu de la cendre chaude sur nos têtes.

HÉCUBE.

Remplissez-en vos mains; c'est tout ce qui nous reste à prendre d'Ilion.

LE CHOEUR.

Nos épaules sont découvertes; nos tuniques, pendantes et seulement retenues par la ceinture, ne cachent que la partie inférieure de notre corps.

HÉCUBE.

Votre poitrine nue attend vos mains, frappez. C'est maintenant, ô douleur, que tu dois éclater dans toute ta violence : que le bruit de nos coups fasse retentir les rochers de Rhétus; que la nymphe Echo, qui habite le creux des montagnes, ne se contente pas de répéter d'une voix affaiblie nos derniers accents, mais qu'elle nous renvoie tout entiers les cris funèbres d'Ilion : que la mer et le ciel les entendent. Point de pitié, nos mains, frappez, dévastez nos poitrines. Des gémissements ordinaires ne sont pas assez pour moi; c'est Hector que nous pleurons.

LE CHOEUR.

Hector, c'est pour toi que nous déchirons nos bras, que nous meurtrissons nos épaules, que, nous frappons nos têtes; c'est pour toi que de nos mains maternelles nous déchirons notre sein. Vois, le sang coule et s'échappe avec force des blessures que nous nous sommes faites pour honorer tes mânes. Soutien de ta patrie, seul obstacle qui pouvait retarder l'accomplissement de ses destinées, tu servais de mur et de rempart aux malheureux Phrygiens. Troie demeura dix ans invincible, défendue par ton bras puissant; tu tombas, elle dut tomber avec toi ; et le dernier jour d'Hector fut aussi le dernier pour son pays.

HÉCUBE.

Changez maintenant l'objet de vos lamentations : que vos larmes coulent pour Priam ; c'est assez pleurer Hector.

LE CHOEUR.

Roi des Phrygiens, reçois nos gémissements, reçois nos pleurs, vieillard dont les royales mains ont senti deux fois les fers de l'esclavage. Sous ton règne les malheurs de Troie devaient être doubles : deux fois les murailles de Dardanus ont été assiégées par les Grecs, deux fois elles ont servi de but aux flèches d'Hercule. Père infortuné! tu fermes le convoi de tes nombreux enfants, de cette foule de rois sortis du sein d'Hécube. Maintenant, victime sacrifice au puissant Jupiter, tu n'es plus qu'un tronc informe gisant sur les sables de Sigée.

HÉCUBE.

Portez ailleurs vos larmes, filles d'Ilion. Ce n'est point la mort de mon époux qu'il faut pleurer. Répétez toutes : Heureux Priam! il descend libre encore dans le séjour des Mânes; ii ne courbera point sous le joug des Grecs sa tête assujettie. Il n'a point vu les deux Atrides; il ne voit point comme nous le perfide Ulysse; il ne sera point traîné dans Argos comme un trophée et un ornement de la victoire. Ses mains, accoutumées à porter le sceptre, ne seront point attachées derrière son dos; on ne le verra point suivre le char d'Agamemnon, et, les bras chargés de chaînes d'or, étaler aux regards du peuple de Mycènes le spectacle pompeux de sa royale infortune.

LE CHOEUR.

Oui, nous le disons toutes : Heureux Priam! en quittant la terre, il a emporté son royaume avec lui. Il erre maintenant heureux et libre sous les paisibles ombrages de l'Elisée, et cherche parmi les âmes pieuses l'ombre de son Hector. Heureux Priam! heureux le vaincu dont les yeux mourants ne voient rien survivre autour de lui!


 

ACTE SECOND.

 

SCÈNE I.

TALTHYBIUS, CHOEUR DE TROYENNES.

 

TALTHYBIUS.

Quel long retard enchaîne toujours les Grecs dans le port, soit qu'ils aillent chercher la guerre, soit qu'ils veuillent retourner dans leur patrie!

LE CHOEUR.

Dites-nous quel obstacle arrête ainsi nos vaisseaux, et quel dieu nous ferme le chemin du retour?

TALTHYBIUS.

Je tremble ; une affreuse terreur glace tous mes membres. Les prodiges ne trouvent pas de croyance; mais j'ai vu de mes yeux ce que je vais vous raconter; je l'ai vu. Déjà le soleil naissant dorait la cime des montagnes, et le jour avait vaincu la nuit, quand tout à coup un sourd mugissement sort du sein de la terre ébranlée, qui s'ouvre et laisse voir ses profondes entrailles. Les arbres de l'Ida s'agitent, la haute forêt et le bois consacré à Cybèle s'ébranlent avec un bruit terrible, et des rocs détachés roulent du haut de la montagne. La terre n'est pas seule émue. La mer elle-même, sentant la présence du fils de Thétis, s'apaise, et calme l'agitation de ses flots. Alors une vallée se forme, et laisse voir dans son sein d'immenses cavernes. La voûte de l'enfer est percée par un gouffre béant qui conduit de l'Erèbe aux portes du jour, et soulève la pierre du tombeau d'Achille. Son ombre gigantesque se dresse devant moi, tel qu'il était jadis lorsque, préludant à la ruine de Troie, il dompta les peuples de la Thrace ; ou lorsqu'il frappa le fils de Neptune, Cycnus à la blonde chevelure; ou lorsque, plein de la fureur de Mars, il arrêta le cours des fleuves par des monceaux, de cadavres, et que le Xanthe refoulé chercha son lit à travers des flots de sang ; ou tel enfin qu'on l'a vu, dans l'ivresse de son triomphe, debout sur son char orgueilleux., traîner clans la poussière Hector et Ilion. Sa voix irritée fait retentir tout le rivage : « Partez, lâches, partez; emportez avec vous les honneurs dus à ma cendre, et hâtez-vous de lancer vos ingrats vaisseaux sur le royaume de ma mère. La Grèce a déjà payé bien cher la colère d'Achille, mais elle va lui coûter plus cher encore. Il faut que Polyxène, fiancée à ma cendre, soit immolée par la main de Pyrrhus, et arrose ma tombe de son sang. » Il dit, et, disparaissant au milieu d'un sombre nuage qui obscurcit le jour, il redescend au séjour des Mânes, et la terre se referme sur lui. Une profonde paix enchaîne les flots; le bruit des vents expire; la mer ne laisse plus entendre qu'un doux murmure; et, du sein des eaux, les Tritons, en chœur, font entendre un chant d'hyménée.

 

SCÈNE II.

PYRRHUS, AGAMEMNON, CALCHAS.

 

PYRRHUS.

Au moment où tu donnas le signal du retour aux voiles joyeuses de nos vaisseaux, Achille mourut, lui dont le bras redoutable porta le coup de mort à Ilion, qui ne survécut à mon père que le temps de chercher la place où elle devait tomber. Quel que soit ton désir et ton empressement de satisfaire à ce que je te demande, tu es en retard pour t'acquitter. Tous les chefs de l'armée ont reçu le prix de leur valeur. Le grand Achille est-il moins digne de récompense? A-t-il si peu mérité de la Grèce, lui qui, malgré le conseil de fuir les combats, et d'attendre au sein de la paix une heureuse vieillesse dont la durée eût surpassé les ans du roi de Pylos, a déjoué les ruses de sa mère, et, rejetant la robe de femme qui le couvrait, trahi son sexe par le choix d'une épée? Jeune encore, son bras se teignit du sang de Télèphe, ce roi cruel d'un peuple farouche et inhospitalier, qui lui refusait l'entrée de la Mysie, et qui éprouva la double puissance de cette main à la fois terrible et secourable. Par lui Thèbes fut détruite, Eétion vaincu et dépouillé de ses états. La petite ville de Lyrnesse, bâtie au pied de la haute montagne de l'Ida, subit le même sort; la patrie de Briséis est conquise avec cette belle captive, ainsi que Chrysé, d'où sortit la fameuse querelle des deux rois ; et la célèbre Ténédos; et Syros, dont les gras pâturages nourrissent les troupeaux de la Thrace ; et Lesbos, qui s'élève au milieu de la mer Egée; et Cilla, si chère à Apollon, sans parler de toutes les villes baignées par le Caycus, qui épanche avec ses eaux toutes les richesses du printemps. Celte terreur si prompte, cette conquête rapide de tant de peuples, la dispersion de tant de villes, emportées comme dans un tourbillon, seraient le plus beau titre et la gloire éternelle d'un autre guerrier. Pour Achille, c'est l'entrée dans la carrière : c'est la marche de mon père; tant de combats ne sont pour lui que le chemin des combats; et, sans parler de ses autres exploits, la mort seule d'Hector ne suffirait-elle pas à sa gloire? Achille a vaincu Ilion, vous n'avez fait que la détruire. Fils d'un si noble père, j'aime à étaler le tableau de sa gloire et le récit de ses hauts faits. Priam a vu périr sous ses yeux son fils Hector et son neveu Memnon, dont le trépas fit monter un nuage de douleur au front brillant de l'Aurore, sa mère. Effrayé de l'exemple qu'il avait donné, le vainqueur lui-même frémit de sa victoire, qui lui prouvait que les fils des déesses n'étaient pas exemptés de mourir. Grâce à mon père, enfin, la mort de la terrible reine des Amazones te délivra d'un dernier sujet d'alarmes. Si tu sais mettre un juste prix à ses services, quand même il demanderait une victime choisie parmi les vierges de Mycènes et d'Argos, tu devrais la lui accorder. Eh quoi! tu hésites? tu repousses aujourd'hui l'idée d'un sacrifice auquel tu as autrefois consenti? Regardes-tu comme une barbarie d'immoler la fille de Priam au fils de Pelée? Mais toi, père, tu as sacrifié ta propre fille à Hélène. Ce que je te demande, pourtant, n'est pas nouveau pour toi, et tu l'as déjà fait.

AGAMEMNON.

C'est le défaut de la jeunesse de ne savoir pas régler sa fougue impétueuse. Mais cet emportement, qui chez d'autres n'est que l'effet de l'âge, Pyrrhus le tient de son père. J'ai autrefois supporté patiemment l'humeur fougueuse et les menaces du bouillant Achille; car plus on a de puissance, plus on doit montrer de modération. A quoi bon souiller d'un sang inutile les mânes généreux de ce héros? Il importe, avant tout, de savoir ce que le vainqueur doit se permettre, ce que le vaincu doit souffrir. Un pouvoir fondé sur la violence ne dura jamais longtemps; la modération, au contraire, l'affermit; et plus la fortune se plaît à exhausser le faîte de la grandeur humaine, plus l'homme qu'elle favorise doit abaisser l'orgueil de ses sentiments, redouter l'inconstance du sort, et se défier du bonheur dont les dieux l'accablent. La victoire m'a appris que les plus grandes choses s'écroulent en un moment. Est-ce la chute de Troie qui doit nous rendre si fiers et si hautains? Mais nous, Grecs, nous sommes aujourd'hui à ce haut point de puissance d'où elle est tombée. Moi-même, je l'avoue, l'orgueil du rang suprême a parfois égaré mon âme; mais les faveurs mêmes de la fortune ont corrigé en moi cette hauteur de sentiments qu'elles eussent inspirée à d'autres. Ta chute me rendrait-elle fier, ô Priam? non, mais timide, plutôt. Puis-je voir dans la puissance royale autre chose qu'un vain titre dont l'éclat nous trompe, et qu'un bandeau fragile autour des têtes couronnées? Un revers soudain nous ravira ces biens, sans que peut-être il soit besoin pour cela de mille vaisseaux et de dix années de combats. Il n'est pas donné à toutes les choses humaines un si long temps pour mourir. Je le dirai même (et que mes paroles n'offensent point la Grèce), j'ai voulu abaisser Troie et la vaincre; mais la détruire et l'effacer delà terre, c'est ce que j'aurais empêché, s'il était possible de régler la fureur d'un ennemi altéré de vengeance et victorieux dans les ténèbres. Tout ce qu'on pourrait nous reprocher de cruautés et de barbaries, il faut l'imputer à la colère, à la nuit, dont l'obscurité même est un aiguillon pour la fureur; à l'ivresse du glaive, qui, une fois abreuvé de sang, ne peut plus en boire assez. Que ce qui reste de Troie subsiste ; c'est assez et trop de vengeances. Je ne souffrirai pas qu'une vierge, la fille d'un roi, soit immolée sur une tombe; que son sang arrose des cendres insensibles, et qu'on donne le nom d'hymen à un meurtre abominable. La faute de tous retomberait sur moi seul: car ne pas empêcher un crime quand on le peut, c'est l'ordonner soi-même.

PYRRHUS.

Ainsi, aucun honneur ne sera rendu à la cendre d'Achille.

AGAMEMNON.

Au contraire, sa louange sera dans toutes les bouches, et le bruit de son grand nom retentira jusque chez les nations les plus inconnues; et s'il faut du sang pour consoler son ombre, immolons-lui de grasses victimes choisies dans les troupeaux phrygiens, et versons sur sa tombe un sang qui ne coûtera des larmes à aucune mère.

Quel est donc cet usage barbare de sacrifier l'homme vivant à l'homme qui n'est plus? Garde-toi de souiller la mémoire de ton père et de la rendre odieuse, en demandant pour lui ces sanglants honneurs.

PYRRHUS.

O roi, plein d'orgueil! tant que la fortune prospère vient enfler ton courage, mais pusillanime dès que le péril s'offre à tes regards ; tyran des rois, est-ce que le feu d'une passion soudaine, l'amour d'une nouvelle beauté aurait embrasé ton cœur? Te plairas-tu donc à multiplier sans cesse tes vols dans notre famille? Cette épée saura rendre à mon père sa victime; si tu la refuses et la retiens, je saurai la remplacer par une autre plus grande et digne de Pyrrhus. Depuis trop longtemps le sang des rois n'a point rougi ma main, et Priam demande un compagnon de son trépas.

AGAMEMNON.

Je ne prétends pas nier que le plus beau fait d'armes de Pyrrhus soit le meurtre de Priam, dont Achille pourtant avait respecté la douleur suppliante.

PYRRHUS.

Je sais quels ont été les suppliants et les ennemis de mon père : Priam, toutefois, ne craignit pas de se présenter lui-même devant lui ; mais toi, retenu par la peur qui te domine, et n'ayant pas même le courage de la prière, il faut qu'Ajax et Ulysse aillent supplier pour toi, tandis que, tout tremblant, tu te tiens caché dans ta tente.

AGAMEMNON.

J'avoue que ton père était sans crainte, alors que, pendant le massacre de nos guerriers et l'embrasement de nos vaisseaux, il se reposait, tranquille, à l'abri des combats et des alarmes, ne songeant qu'à tirer de sa lyre des sons harmonieux.

PYRRHUS.

Oui, mais ses chants inspiraient au noble Hector plus de crainte que tes armes; et dans ces moments de trouble et d'épouvante, la plus profonde paix ne cessa pas de régner sur les vaisseaux de Thessalie.

AGAMEMNON.

Soit; mais cette paix profonde, le père d'Hector, à son tour, la trouva sur ces mêmes vaisseaux.

PYRRHUS.

Parce qu'il est d'un roi magnanime d'accorder la vie à un autre roi.

AGAMEMNON.

Mais alors, pourquoi ta main la lui ravit-elle?

PYRRHUS.

Il est souvent plus humain de tuer que de laisser vivre.

AGAMEMNON.

Et c'est la même humanité qui le porte aujourd'hui à demander des vierges pour les immoler sur un tombeau?

PYRRHUS.

Est-ce que maintenant tu en serais venu à condamner ces sortes de sacrifices?

AGAMEMNON.

C'est le devoir d'un roi de préférer son pays à ses enfants.

PYRRHUS.

Il n'y a point de loi qui assure la vie des captifs et qui empêche de les punir.

AGAMEMNON.

Mais ce que la loi ne défend pas, l'honneur le défend.

PYRRHUS.

Le vainqueur n'a de règle que sa volonté même; il peut tout ce qu'il veut.

AGAMEMNON.

Plus on a de puissance, plus on doit en modérer l'usage.

PYRRHUS.

Est-ce à toi d'étaler ces maximes devant des hommes qui ont gémi dix ans sous ton joug de fer, et que moi seul j'ai tirés de leur servitude?

AGAMEMNON.

Est-ce ton île qui t'inspire cet orgueil?

PYRRHUS.

Elle est pure, au moins, du meurtre d'un frère.

AGAMEMNON.

Oui, mais prisonnière au sein des flots.

PYRRHUS.

Comme entre les bras d'une mère. Quant à la noble famille d'Atrée et de Thyeste, on la connaît.

AGAMEMNON.

Toi! le fruit illégitime d'une vierge honteusement séduite! fils d'Achille, mais d'Achille encore enfant!

PYRRHUS.

Sans doute, mais de cet Achille dont la parenté embrasse le monde, qui, uni par le sang à tous les dieux, règne sur les mers par Thétis, sur les enfers par Eaque, sur le ciel par Jupiter.

AGAMEMNON.

Et qui tomba sous les coups d'un Pâris.

PYRRHUS.

Mais aussi qu'aucun des dieux n'osa jamais attaquer en face.

AGAMEMNON.

Je pourrais bien réprimer l'audace de tes discours, et dompter cette insolence ; mais l'épée que je porte sait pardonner même aux vaincus. Adressons-nous plutôt à Calchas, l'interprète des dieux; s'ils demandent cette victime, je l'accorde.

Toi qui as ouvert la route à nos vaisseaux et levé les obstacles qui arrêtaient notre ardeur guerrière; toi dont l'art puissant découvre les secrets du ciel, explique les entrailles des victimes et le langage de la foudre; loi qui sais démêler dans une étoile à la longue chevelure enflammée les arrêts du destin, et dont les oracles m'ont déjà tant coûté, parle, dis-nous la volonté des dieux, ô Calchas, et inspire-nous par tes conseils.

CALCHAS.

Les destins mettent au départ des Grecs le prix accoutumé. « Il faut immoler cette vierge sur la tombe du roi de Thessalie, mais dans l'appareil nuptial des vierges thessaliennes, ou des fiancées de Mycènes et d’Ionie. Que Pyrrhus se charge de livrer cette épouse à son père, afin que rien ne manque à la cérémonie du sacrifice. Toutefois, ce n'est pas le seul obstacle qui arrête nos vaisseaux. Un sang plus noble que celui de Polyxène doit couler aussi; les dieux l'exigent. Le petit-fils de Priam, le fils d'Hector, sera précipité d'une tour élevée; il mourra, et notre flotte alors pourra déployer ses mille voiles sur les eaux. »

 

SCÈNE III.

CHOEUR DE TROYENNES.

 

Est-il vrai que les âmes survivent aux corps après la sépulture, ou n'est-ce qu'une fable inventée par la peur? Quand les mains d'une épouse ont fermé nos yeux, quand le dernier soleil s'est levé pour nous sans retour, et que l'urne funèbre s'est refermée sur nos cendres, faut-il reconnaître que ces derniers honneurs sont inutiles, et qu'il reste encore aux malheureux mortels une vie à vivre? ou mourons-nous tout entiers, et ne reste-t-il rien de nous, quand le souffle qui nous anime s'est échappé du corps et s'est exhalé dans l'air pour se mêler aux nuages, et que la torche funéraire a brûlé auprès de nos restes inanimés? Tout ce que le soleil levant, tout ce que le soleil couchant éclaire dans son cours; tout ce que l'océan, dans son mouvement éternel, baigne de ses eaux, bleuâtres, tout cela est la proie du temps qui s'avance à grands pas pour la saisir. Le même tourbillon qui emporte les douze signes célestes, la même vitesse qui entraîne le roi des astres et les siècles après lui, la même force qui presse Hécate dans sa course oblique, nous poussent aussi vers la mort, et une fois que nous avons touché le fleuve qui garantit les serments des dieux, rien de nous ne reste plus. Comme cette noire fumée qui se dégage du feu pour se perdre aussitôt dans l'air, comme ces nuées épaisses que le vent du nord dissipe et dérobe à nos regards, ainsi le souffle de vie qui nous anime sera dissipé.

Rien n'est plus après la mort; la mort elle-même n'est rien : c'est le dernier terme d'une course rapide. Plus de désirs, plus d'inquiétudes, là s'arrêtent l'espérance et la crainte.

Veux-tu savoir où tu seras après la mort? où sont toutes choses avant de naître. Le temps nous dévore, et l'avide chaos ressaisit sa proie. La mort est une loi fatale, inséparablement liée au corps, et qui n'épargne point l'âme. Les enfers, le royaume des Ombres et son impitoyable maître, le chien Cerbère qui en garde les portes et en défend l'entrée, ne sont que de faux bruits, des mots vides de sens, des fables aussi vaines que les illusions d'un rêve.


 

ACTE TROISIÈME.

 

SCÈNE I.

ANDROMAQUE, UN VIEILLARD, ULYSSE.

 

ANDROMAQUE.

Pourquoi, malheureuses captives, lacérer vos cheveux et vous meurtrir le sein, en arrosant vos joues d'un torrent de larmes? Nos maux sont peu de chose, s'ils nous laissent la force de pleurer. Il n'y a qu'un moment que Troie est perdue pour vous, mais elle a péri pour moi depuis le jour où le vainqueur impitoyable traîna mes membres dans la poussière, et où j'entendis l'essieu de son char crier avec un bruit affreux sous le poids de mon Hector. Abattue et accablée de ce coup, tous les malheurs venus à la suite ont trouvé mon âme endurcie et mon cœur insensible. Il y a longtemps que je me serais dérobée au pouvoir des Grecs pour suivre mon époux, si cet enfant ne me retenait sur la terre : c'est lui qui maîtrise ma douleur et me défend de mourir; c'est lui qui me force d'avoir encore quelque chose à demander aux dieux, et qui prolonge le temps de mes souffrances; c'est lui enfin qui m'ôte le plus beau privilège du malheur, celui de n'avoir plus rien à redouter. Il n'y a plus pour moi de bonheur possible, mais le malheur trouve encore une voie pour m'atteindre. Le comble de la misère, c'est de craindre encore, quand on espère plus.

LE VIEILLARD.

Quelle terreur soudaine est venue se joindre à vos douleurs?

ANDROMAQUE.

Un grand malheur en amène toujours de plus grands. Troie n'a pas rempli encore la mesure de ses cruelles destinées.

LE VIEILLARD.

Et quand les dieux voudraient ajouter à nos maux, comment le pourraient-ils?

ANDROMAQUE.

Les portes du Styx et ses profonds abîmes se sont ouverts, et nos ennemis morts sortent du sein des ténèbres infernales. Les Grecs ont-ils donc seuls le privilège de remonter vers la vie? La nécessité de mourir est pourtant la même pour tous: c'est une loi commune qui fait trembler tous les Phrygiens ; mais moi en particulier, mon âme est troublée par un songe affreux dont seule je connais les terribles images.

LE VIEILLARD.

Racontez-nous cette vision qui cause votre effroi.

ANDROMAQUE.

C'était vers la deuxième veille de la nuit, et le char brillant de l'Ourse commençait à décliner; le repos, qui me fuit depuis longtemps, est venu apporter quelque relâche à mes maux, et un court sommeil a fermé doucement mes paupières appesanties, si l'on peut appeler sommeil cet engourdissement de l'âme accablée sous le poids de ses douleurs. Tout à coup mon Hector s'est dressé devant moi, non tel qu'on l'avait vu portant la guerre au milieu des rangs ennemis, incendier les vaisseaux des Grecs ; ou bien, ivre de sang et de carnage, rentrer dans Troie après avoir pris sur un faux Achille les véritables armes du fils de Pelée. Son visage n'avait plus cet éclat majestueux et terrible qui l'animait jadis; mais la douleur, l'abattement, les larmes, l'avaient rendu tout semblable aux nôtres; ses cheveux tombaient en désordre et souillés.

Cependant, tel qu'il est, sa vue me réjouit; alors, secouant sa tête : « Réveille-toi, me dit-il, et sauve ton fils, ô ma fidèle épouse! cache-le, c'est le seul moyen d'assurer sa vie. Essuie tes larmes. Est-ce la chute de Troie que tu déplores? Plût au ciel qu'elle eût déjà péri tout entière! Hâte-toi, cache où tu pourras le faible et dernier rejeton de notre famille. » Un frisson d'horreur m'arrache toute tremblante au sommeil; je porte partout mes yeux effrayés, et, sans penser à mon fils, je cherche mon époux autour de moi ; je lui tends les bras, mais son ombre vaine échappe aux efforts que je fais pour l'arrêter.

O mon fils, enfant trop reconnaissable d'un glorieux père, unique espoir des Phrygiens, unique appui de ta famille déchue, dernier rejeton d'une race antique et d'un sang trop illustre, et trop semblable toi-même à ton père! voilà bien le visage de mon Hector, voilà bien sa démarche et tout son maintien; c'est ainsi qu'il portait ses mains courageuses, c'est ainsi qu'il levait fièrement sa noble tête et son front menaçant, ombragé d'une chevelure flottante qui tombait en boucles sur ses larges épaules. O mon fils, né trop tard pour les Troyens, mais trop tôt pour ta mère, un temps plus heureux viendra-t-il pour nous? et te verra-t-on un jour prendre en main la cause et la vengeance de ton pays, relever Pergame, et ramener de l'exil ses habitants dispersés? rendras-tu jamais à ta patrie sa gloire, et aux Phrygiens leur nom? Mais, en considérant ma position présente, je tremble de former de pareils vœux. Je suis prisonnière, il ne m'est pas permis d'espérer plus que la vie. Hélas! où trouver un endroit assez sûr pour mes alarmes? Dans quel asile te cacher, ô mon fils? Cette citadelle puissante, dont les hautes murailles, fortifiées par les dieux, excitaient partout l'admiration et l'envie, n'est plus qu'un amas de cendres; la flamme a tout détruit, et, de cette ville immense, il ne reste pas de quoi cacher un enfant! Quelle retraite choisir? Il y a le tombeau de mon époux, sanctuaire vénérable, que l'ennemi même n'oserait violer; édifice pompeux que Priam a fait construire à grands frais pour élever à sa royale douleur un monument digne d'elle. Je ne puis mieux confier mon fils qu'à son père. Malheureuse! une sueur glacée découle de tous mes membres ; je suis effrayée de l'affreux présage que m'offre ce lieu funèbre.

LE VIEILLARD.

Plusieurs ont dû la vie au mensonge qui avait répandu le bruit de leur mort.

ANDROMAQUE.

Je conserve peu d'espoir. La haute naissance de mon fils pèse d'un poids terrible sur sa tête.

LE VIEILLARD.

Pour éviter qu'on ne vous trahisse, éloignez tout témoin.

ANDROMAQUE.

Et si l'ennemi vient le réclamer?

LE VIEILLARD.

Répondez qu'il a péri dans la ruine de Troie.

ANDROMAQUE.

A quoi servira de l'avoir caché, s'il faut qu'il retombe entre leurs mains?

LE VIEILLARD.

Le vainqueur est cruel dans le premier feu de sa colère.

ANDROMAQUE.

Mais cette retraite même est loin d'être sans danger.

LE VIEILLARD.

Quand on n'a rien à craindre, on peut choisir un asile; mais dans le malheur, il faut prendre le premier qui se présente.

ANDROMAQUE.

O mon fils, dans quels lieux, dans quelle contrée inaccessible, inconnue, puis-je te déposer en sûreté? Qui protégera notre faiblesse à tous les deux? qui nous défendra? Toi qui fus toujours l'appui de la famille, Hector, défends-nous; recèle aujourd'hui le pieux, larcin de ton épouse, conserve la vie de notre enfant, je le confie à tes cendres. Viens, entre dans le tombeau de ton père, ô mon fils! Mais tu te rejettes en arrière, tu dédaignes cet asile honteux. Je reconnais ta noble nature. Tu rougis de ma peur. Laisse là cet orgueil, quitte ces sentiments de ta fortune passée, prends ceux que t'impose la nécessité présente. Regarde, et vois ce qui reste de nous : un tombeau, un enfant, une captive. Il faut se soumettre à son malheur; allons, ose entrer dans la sainte demeure où repose ton père : si le destin a pitié de nos malheurs, tu y trouveras la vie; s'il te la refuse, tu y trouveras du moins un tombeau.

LE VIEILLARD.

Les portes du monument funèbre se sont refermées sur votre précieux dépôt. De peur que vos alarmes ne le trahissent, éloignez-vous d'ici, et retirez-vous en quelque autre lieu.

ANDROMAQUE.

La crainte est plus légère quand elle a son objet plus près d'elle : cependant, puisque vous le voulez, allons-nous-en d'ici.

LE VIEILLARD.

Faites silence un moment, et contenez votre douleur. Le cruel roi d'Ithaque vient de ce côté.

ANDROMAQUE.

O terre, ouvre tes abîmes; et toi, cher Hector, perce la voûte souterraine des enfers, et cache dans le lit profond du Styx le dépôt que je t'ai confié. Voici Ulysse qui s'avance ; son air et sa démarche équivoques m'annoncent qu'il ourdit en son sein quelque trame perfide.

ULYSSE.

Ministre d'un oracle barbare, je vous supplie d'abord de croire que les paroles qui vont sortir de ma bouche ne viennent pas de moi. Je suis la voix de tous les Grecs et de leurs princes, à qui le fils d'Hector ferme le chemin tant désiré de la pairie : les destins réclament cet enfant. Jamais les Grecs ne croiront à la possession paisible de leur conquête; toujours la crainte les forcera de regarder derrière eux, et les empêchera de poser les armes, tant que votre fils, ô Andromaque, entretiendra chez les Troyens l'espoir de se relever de leurs ruines.

ANDROMAQUE.

Est-ce là encore un oracle de votre Calchas?

ULYSSE.

Quand même Calchas n'eût rien dit, Hector lui seul parlerait assez haut; son fils même nous effraie. L'héritier d'un noble père porte le cachet de sa puissante origine. Voyez le jeune compagnon d'un taureau superbe; il est faible d'abord, et ses cornes naissantes n'ont point encore brisé l'enveloppe qui les recouvre ; mais bientôt il dresse la tête, agite son front menaçant, et règne à son tour sur le troupeau dont son père lui a cédé l'empire. Un faible rameau détaché d'un grand arbre abattu s'élève en peu de temps à la hauteur delà tige maternelle, répand sur la terre la même ombre, et déploie dans les cieux le même feuillage. Ainsi se ranime souvent avec une nouvelle force la cendre mal éteinte d'un vaste embrasement. La douleur est peu propre à juger sainement des choses; cependant soyez juste, et vous trouverez nos guerriers excusables, vieillis comme ils sont par dix hivers et dix étés de combats, de craindre le retour de la guerre et des désastres nouveaux, et Troie encore menaçante, après tant d'efforts pour l'abattre. Le danger qui nous trouble est grand ; il ne s'agit de rien moins qu'un nouvel Hector ; délivrez-nous de cette crainte : c'est la seule cause qui arrête nos vaisseaux prêts à déployer leurs voiles, le seul obstacle qui enchaîne ici notre flotte. Ne me regardez pas comme un homme cruel, parce que le sort m'a choisi pour venir prendre le fils d'Hector. S'il le fallait, je demanderais Oreste même à son père; résignez-vous à souffrir ce que votre vainqueur a souffert avant vous.

ANDROMAQUE.

O mon fils! que n'es-tu dans les bras de ta mère! que ne puis-je connaître le malheur qui t'a séparé de moi, le lieu qui te dérobe à ma tendresse! Le sein déchiré de traits, les mains chargées de chaînes et meurtries par le fer, entourée de feux dévorants, je serais toujours ta mère aimante et dévouée! O mon fils, où es-tu? Quel est ton sort? tes pas se sont-ils égarés dans des lieux solitaires? ton faible corps a-t-il été consumé dans l'embrasement de Troie? le vainqueur s'est-il fait un jeu barbare de ton sang? ou mis à mort par quelque bête cruelle, sers-tu maintenant de pâture aux vautours de l'Ida?

ULYSSE.

Epargnez-vous cette feinte inutile : vous ne réussirez pas à tromper Ulysse. Plus d'une fois j'ai su déjouer ces ruses de mères, mortelles ou déesses; laissez là ce vain artifice ; où est votre fils?

ANDROMAQUE.

Où est Hector? où sont tous les Troyens? où est Priam? Vous ne vous informez que d'un seul, et moi je m'enquiers de tout un peuple.

ULYSSE.

On vous forcera bien de dire ce que vous ne voulez pas déclarer volontairement.

ANDROMAQUE.

Une femme ne craint rien, quand elle peut, doit et veut mourir.

ULYSSE.

Ce langage est fier, mais il ne tiendra pas contre les approches de la mort.

ANDROMAQUE.

Si vous voulez agir sur moi par la terreur, menacez-moi de la vie ; car je ne forme qu'un vœu, c'est de mourir.

ULYSSE.

A force de coups, de feux, de tourments et de souffrances, la douleur vous fera parler malgré vous, et arrachera du fond de votre cœur le secret que vous y cachez, la nécessité, d'ordinaire, est plus forte que l'amour.

ANDROMAQUE.

Apprêtez la flamme, les coups, tous les raffinements de la barbarie, la faim, la soif, tous les fléaux imaginables, le fer brûlant plongé dans les entrailles, l'horreur d'un cachot ténébreux et infect, tout ce qu'un vainqueur féroce et impitoyable peut inventer de supplices, rien ne pourra jamais ébranler le courage d'une mère intrépide.

ULYSSE.

Il n'y a point de sagesse à cacher un secret que vous allez être bientôt forcée de trahir. Cet amour même, dans lequel vous vous retranchez si obstinément, doit réveiller la tendresse des Grecs pour leurs enfants encore jeunes. Après une expédition si lointaine, après dix années de combats, je craindrais peu pour moi-même le danger dont Calchas nous menace. Mais je tremble pour mon fils Télémaque.

ANDROMAQUE.

Il m'en coûte de donner à Ulysse et aux. Grecs un sujet de joie, mais il le faut. Laisse échapper, ô ma douleur, le secret que tu renfermes dans mon sein. Réjouissez-vous, Atrides! et vous, Ulysse, rapportez encore cette heureuse nouvelle aux Grecs : le fils d'Hector n'est plus.

ULYSSE.

Et quelle assurance nous donnez-vous de ce que vous avancez?

ANDROMAQUE.

Puisse le plus grand mal que j'aie à craindre du vainqueur se réaliser! puissé-je bientôt mourir, comme je l'espère, et trouver un tombeau sur le sol de Troie! puisse la terre de la patrie enfermer doucement les cendres d'Hector, comme il est vrai que mon fils, privé de la lumière, habite maintenant parmi les morts, et que, reçu dans la tombe, il est entré dans le repos de ceux qui ne sont plus!

ULYSSE.

Je suis heureux de pouvoir annoncer aux Grecs, que, par le trépas du fils d'Hector, les destins sont accomplis et la paix assurée.

Que vas-tu faire, Ulysse? Les Grecs te croiront-ils? Qui crois-tu toi-même? une mère. Mais quelle mère a jamais inventé une pareille imposture, sans craindre l'effet d'un affreux présage de mort? Quand on n'a rien de plus à craindre, on redoute au moins les présages. Elle a garanti par un serment la vérité de ses paroles, s'est-elle parjurée? Mais que peut-elle craindre de plus terrible qu'un parjure? Il faut ici déployer toutes tes ressources, ô mon esprit, toutes tes ruses, tous tes moyens, montrer Ulysse tout entier. La vérité ne peut jamais se perdre. Observe ici la mère : elle s'afflige, elle pleure, elle gémit, elle porte çà et là ses pas inquiets, et prête une oreille attentive à tous les sons qui la frappent. Il y a en elle plus de crainte que de douleur. C'est ici que j'ai besoin de tout mon génie.

Avec toute autre mère, il me faudrait employer le langage de la douleur; mais vous, dans votre infortune, il faut vous féliciter d'avoir perdu un fils destiné à une mort cruelle, et qu'on eût précipité du haut de la tour qui seule subsiste encore sur les débris d'Ilion.

ANDROMAQUE.

Ah! je me sens mourir; tout mon corps tremble et chancelle; un froid glacial fige mon sang dans mes veines.

ULYSSE.

Elle a tremblé! Voilà, oui, voilà l'endroit par où je dois l'attaquer. La mère s'est trahie par cet effroi ; il faut frapper un second coup. Allez, courez, cherchez partout cet enfant caché par sa mère, ce dernier ennemi des Grecs, tirez-le de sa retraite, et l'amenez ici. C'est bien, vous le tenez, hâtez-vous de le prendre et de le faire sortir.

Pourquoi vous retourner? pourquoi trembler ainsi? Vous savez bien qu'il est mort.

ANDROMAQUE.

Plût au ciel que je craignisse en effet! Ce n'est qu'un retour de mes terreurs passées : on finit par oublier ce qu'on a eu le malheur de trop bien savoir.

ULYSSE.

Puisque la victime expiatoire qui devait être immolée sur ces murs a prévenu le sacrifice, et qu'une mort plus heureuse l'empêche d'accomplir l'oracle, il est un autre moyen d’assurer le retour de notre flotte, et Calchas nous l'a fait connaître : c'est de jeter à la mer les cendres d'Hector, et de détruire son tombeau jusqu'en ses fondements. Si donc votre fils a échappé au trépas qui l'attendait, nous allons porter nos mains sur ce monument vénérable.

ANDROMAQUE.

Que faire? Une double crainte partage mon âme: d'un coté mon fils, de l'autre la cendre de mon cher époux. Qui des deux l'emportera? J'en atteste les dieux impitoyables, et tes mânes sacrés, mes véritables dieux à moi, que je n'aime dans mon fils que toi-même, ô mon Hector! qu'il vive donc, pour me conserver ton image. Mais quoi! souffrir que ta cendre soit tirée de la tombe et dispersée! que tes os soient semés dans le vaste sein des mers! Non, meure plutôt mon fils. — Pourras-tu, malheureuse mère, supporter le spectacle de sa mort cruelle? pourras-tu le voir, lancé de si haut, tournoyer dans l'air jusqu'à ce qu'il se brise en tombant? Oui, je le pourrai, je le supporterai, je le souffrirai, pourvu que mon époux ne soit pas après sa mort le jouet d'un vainqueur outrageux. Mais cet enfant peut sentir son malheur, tandis que son père a trouvé dans le trépas un asile contre la souffrance. Pourquoi balancer? Décide-toi; lequel veux-tu sauver? Tu hésites, ingrate épouse, quand ton Hector est là devant toi! Mais non : père ou fils, c'est toujours Hector; celui-ci est vivant, et peut-être un jour il vengera la mort de son père. Tu ne peux les sauver l'un et l'autre; que veux-tu faire? Il faut conserver celui des deux que les Grecs redoutent.

ULYSSE.

Je vais accomplir l'oracle, je vais détruire le tombeau d'Hector.

ANDROMAQUE.

Après l'avoir vendu?

ULYSSE.

Je vais faire ce que j'ai dit, je vais renverser de sa base ce monument funèbre.

ANDROMAQUE.

J'en appelle aux dieux, j'en appelle à Achille. Pyrrhus, venez garantir les bienfaits de votre père!

ULYSSE.

Dans un moment les débris de cet édifice auront couvert le sol.

ANDROMAQUE.

C'est un sacrilège que les Grecs n'avaient pas encore osé commettre; vous avez profané le sanctuaire des dieux, malgré leurs bontés pour vous; mais jusqu'ici votre fureur avait respecté les tombeaux. Je m'opposerai à vos efforts impies; mes mains désarmées iront au devant de vos armes. La colère me donnera des forces. Comme l'Amazone courageuse qui renversa les bataillons d'Argos, ou comme cette Ménade qui, dans sa fureur divine, brandissant le thyrse de Bacchus, portait la terreur au fond des bois, et, dans son emportement aveugle, donna la mort sans le savoir; je m'élancerai au milieu de vous, et mourrai sur cette cendre chérie en défendant le tombeau d'Hector.

ULYSSE.

Quoi! vous n'êtes pas à l'œuvre? Les cris plaintifs et la fureur impuissante d'une femme font impression sur vous? Allons, hâtez-vous de m'obéir.

ANDROMAQUE.

Moi, c'est moi qu'il faut renverser d'abord. On me repousse, ô malheur! Brise les liens du trépas, ô mon époux! perce la terre, et délivre-moi d'Ulysse! il suffit pour cela de ton ombre. Sa main agite ses armes et lance des feux! Le voyez-vous, Grecs, mon Hector, ou suis-je seule à le voir?

ULYSSE.

Renversez tout jusqu'à la base.

ANDROMAQUE.

Que fais-tu, malheureuse? tu veux envelopper dans la même ruine ton époux, et ton fils! Tes prières peut-être attendriront les Grecs; mais certainement ton fils, caché dans ce tombeau, va périr sous la chute de cette masse énorme. Qu'il périsse plutôt, le malheureux, partout ailleurs qu'ici, où le père écraserait le fils, où le fils tomberait sur la cendre du père. Vous me voyez à vos pieds, Ulysse, et j'embrasse vos genoux de ces mains qui n'en ont jamais touché d'autres. Prenez pitié d'une mère, écoutez avec douceur et bonté ses prières timides, et mesurez à votre grandeur la compassion que vous devez à ceux que le ciel a mis à vos pieds. Toute grâce accordée à un malheureux est une avance faite à la fortune. Ainsi puissent les dieux vous garder pur le lit de Pénélope! puisse Laërte prolonger sa vie après vous avoir reçu dans ses bras! puisse voire fils vous revoir, et, comblant les vœux de ses pareils, surpasser les années de son aïeul et l'intelligence de son père! Prenez pitié d'une mère, cet enfant est la seule consolation qui me reste dans mes malheurs.

ULYSSE.

Livrez-moi d'abord votre fils, et j'écouterai vos prières.

ANDROMAQUE.

Parais, sors de ta retraite, malheureux, larcin de la mère infortunée! Voilà donc, Ulysse, la terreur de vos mille vaisseaux! Joins tes mains, pauvre enfant, et embrasse les genoux de ton maître; ne regarde point comme une honte cet abaissement où la fortune réduit ceux qu'elle accable. Chasse de ta mémoire les rois tes ancêtres, et le sceptre glorieux de ton aïeul dont le nom remplissait la terre; oublie Hector, et ne sois plus qu'un captif; plie tes genoux, et si tu ne comprends pas encore le malheur qui t'attend, pleure au moins pour imiter la mère. Troie a vu autrefois un de ses princes pleurer tout enfant, et le jeune Priam a trouvé grâce devant la colère d'Hercule. Ce héros impitoyable, dont la force a vaincu tous les monstres; qui, brisant les portes de l'enfer, s'ouvrit une voie pour- remonter du séjour des morts, s'est laissé vaincre aux larmes de son faible ennemi, et lui a dit : « Reprends les rênes de ton empire, assieds-toi sur le trône de ton père, mais sois plus fidèle et plus juste que lui. » Tel fut le sort du prisonnier d'Hercule; imitez sa douceur dans la vengeance. Voudriez-vous ne lui ressembler que par la victoire? Un suppliant non moins auguste est à vos pieds, et vous demande la vie; ne la refusez pas, et que la fortune fasse de l'empire de Troie ce qu'elle voudra.

 

SCÈNE II.

ULYSSE, ANDROMAQUE, ASTYANAX.

 

ULYSSE.

Je suis sensible sans doute à la douleur d'une mère ; mais je dois plus d'intérêt encore aux femmes de la Grèce, pour qui votre fils, en grandissant, deviendrait une source de maux.

ANDROMAQUE.

Croyez-vous qu'il relève un jour cette ville réduite en cendres? que ses faibles mains fassent sortir Ilion de ses ruines? Si Troie n'a d'espoir qu'en lui, elle n'a plus d'espoir. Nous ne sommes pas si peu abattus que nous puissions encore inspirer la moindre crainte. Son père enflerait-il son courage? Oui, traîné autour des murs, peut-être : l'excès des maux brise l'âme; Hector lui-même n'eût pas résisté à la chute de Troie. Est-ce votre vengeance, que vous voulez poursuivre sur cet enfant? Mais n'est-ce pas assez, grands dieux! qui; sa noble tête se courbe sous le joug de l'esclavage? que pouvez-vous exiger de plus? Accordez-lui la servitude, c'est une faveur qu'on n'a jamais refusée à un roi.

ULYSSE.

Ce n'est pas Ulysse, mais Calchas qui vous la refuse.

ANDROMAQUE.

O homme plein d'artifice! ô artisan de crimes, dont la valeur guerrière n'a jamais été funeste à aucun ennemi, mais dont les perfidies et les trames coupables ont coûté la vie même à des Grecs! peux-tu faire servir ainsi le nom de Calchas et des dieux de prétexte à ta barbarie? Voilà bien un exploit digne de Ion courage, soldat de nuit, qui n'as de hardiesse que pour demander la mort d'un enfant! Tu en es venu enfin à oser quelque chose tout seul, et en plein jour!

ULYSSE.

La valeur d'Ulysse est suffisamment connue des femmes de Troie, et plus encore de leurs époux. Nous n'avons pas le temps de perdre tout un jour en plaintes inutiles. On lève les ancres de nos vaisseaux.

ANDROMAQUE.

Je réclame du moins un court délai, le temps de rendre à mon fils les devoirs suprêmes, et de rassasier ma douleur dans un dernier embrassement.

ULYSSE.

Plût aux dieux que je pusse me laisser attendrir à vos plaintes! Tout ce que je puis faire, c'est de vous accorder quelques moments : que vos pleurs s'épanchent librement, les larmes répandues soulagent la douleur.

ANDROMAQUE.

O toi, le tendre gage de mon amour! l'orgueil d'une famille déchue! ô toi, la dernière mort d'Ilion, la terreur des Grecs et la vaine espérance de ta mère, qui dans son aveuglement rêvait pour toi les triomphes de ton père et les florissantes années de ton aïeul! le ciel a condamné mes vœux. Tu ne porteras point le sceptre des rois sur le trône pompeux d'Ilion. Tu ne domineras point sur les peuples, et tu ne rangeras point de nations vaincues sous ton obéissance. Tu ne verras point les Grecs fuir tremblants devant toi ; tu ne traîneras point Pyrrhus derrière ton char. On ne te verra pas exercer tes jeunes mains aux jeux guerriers de l'enfance, ni poursuivre avec ardeur les animaux fuyant à travers les bois; on ne te verra pas, le lustre accompli, célébrer la solennité sainte des jeux troyens, et commander à cheval l'élite brillante de la jeunesse. Jamais tes pas légers ne se mêleront, devant les autels, à ces danses mystiques des temples de Phrygie, dont les sons religieux de la flûte recourbée enflamment les mouvements rapides. — O genre de mort plus cruel que la mort même, et qui fera voir à ces murailles un supplice plus affreux que celui d'Hector!

ULYSSE.

Cessez vos plaintes, pauvre mère! les grandes douleurs ne savent point s'arrêter d'elles-mêmes.

ANDROMAQUE.

Ulysse, je ne vous demande qu'un moment; laissez-moi fermer de mes mains les veux: de mon fils encore vivant. Tu meurs jeune, mon enfant, mais déjà redoutable. La destinée de ton pays t'entraîne. Va, meurs libre encore; va rejoindre les Troyens qui sont morts libres aussi.

ASTYANAX.

Ayez pitié de moi, ma mère!

ANDROMAQUE.

Pourquoi t'attacher à mon sein et à mes bras? C'est un vain refuge pour ta vie. Au cri terrible du lion, le jeune taureau se serre en tremblant contre sa mère ; mais le ravisseur impitoyable repousse la mère, et, ouvrant sa large gueule, saisit le faible nourrisson, le déchire et l'emporte. Ainsi le vainqueur va te ravir de mes bras. Reçois mes baisers et mes larmes, cher enfant, et mes cheveux arrachés; prends de tout ce qui est à moi pour aller rejoindre ton père. Répète-lui cependant ce reproche de son épouse : « Si les mânes conservent encore les pensées de la vie ; si l'amour ne s'éteint pas avec les flammes du bûcher, peux-tu bien, cruel Hector, laisser ton Andromaque soumise au joug des Grecs? Tu ne te réveilles pas? tu ne sors pas de la tombe? Achille en est pourtant sorti. » Reçois encore de mes cheveux, cher enfant; reçois encore de mes larmes; prends de tout ce que la mort de mon époux m'a laissé; prends de mes baisers, pour les rendre à ton père. Laisse-moi ce vêtement, comme mie faible consolation dans ma douleur: il a touché les restes sacrés de mon Hector, et ses mânes chéris ; mes lèvres recueilleront tout ce qui s'y est attaché de sa cendre.

ULYSSE.

La douleur ne sait point se modérer. Emportez cet enfant, qui seul enchaîne ici notre flotte.

 

SCÈNE III.

CHOEUR DE TROYENNES.

 

Quel sera le lieu de votre exil, pauvres captives? Les montagnes de Thessalie et les frais ombrages de Tempe? ou Phthie, contrée féconde en guerriers courageux? ou Trachine, dont l'âpre sol nourrit de sauvages troupeaux? ou Iolchos, régnant en souveraine sur une vaste mer? ou la Crète avec ses cent villes? ou la faible Gortyne et la stérile Triccé? ou Mothone, avec ses légères forêts de houx? ou la ville qui s'élève au pied des flancs caverneux de l'Œta, et qui deux fois envoya contre Ilion ses arcs redoutables? Olènes aux maisons rares? Pleuron, odieuse à la chaste Diane? Trézène, qui borde au loin le rivage sinueux de la mer? le Pélion, domaine de l'orgueilleux Prothoüs, et le dernier degré de l'échelle des Titans? C'est dans un antre de cette montagne, creusée par le temps, que Chiron instruisait la terrible enfance de son élève, et enflammait son ardeur guerrière par des récits de combats qu'il chantait sur sa lyre. Sera-ce Caryste, célèbre par la beauté de ses marbres tachetés? Chalcis, élevée sur le bord d'une mer orageuse, et qui voit l'Euripe ronger incessamment la terre sous ses pieds? les îles Calydnes, où mènent tous les vents? Gonoesse, toujours battue parleur souffle impétueux? Enispe, qui redoute le souffle de Borée? Péparèthe, qui semble attachée aux côtes de l'Attique? Eleusis, révérée pour ses mystères ineffables? Irons-nous à la ville d'Ajax, la vraie Salamine? ou vers Calydon, connue par le monstre sauvage qui la désolait? ou vers les terres que le Titaressus arrose de ses flots paresseux avant de se perdre dans la mer? Quel sera le lieu de notre exil? Bessa et Scarphé? la vieille Pylos? Pharis? Pisa, et l'Elide, fameuse par les jeux qu'elle célèbre en l'honneur de Jupiter?

Ah! malheureuses! que le vent de l'exil nous emmène où il voudra, peu nous importe la terre qui doit nous recevoir, pourvu que nous soyons loin de Sparte, qui a nourri dans ses murs le fléau des Troyens et des Grecs; loin d'Argos, loin de Mycènes, patrie du cruel Pélops ; loin de la faible Nérite et de l'humble Zacynthe; loin d'Ithaque et de ses écueils cachés sous les flots. Et vous, malheureuse Hécube, quel est le sort qui vous attend? Quel sera votre maître, et dans quel pays vous emmènera-t-il pour vous donner en spectacle à ses peuples? Dans quel royaume étranger devez-vous mourir?


 

ACTE QUATRIÈME.

 

SCÈNE I.

HÉLÈNE, ANDROMAQUE, HÉCUBE, POLYXÈNE, PERSONNAGE MUET.

 

HÉLÈNE.

Tout hymen détestable et funeste, source de pleurs et de carnage, de douleur et de sang, mérite d'être célébré sous les auspices d'Hélène. Même après leur défaite, il faut, malgré moi, que je fasse encore du mal aux Troyens. On m'ordonne de demander la fiancée pour le prétendu mariage de Pyrrhus, de lui donner la parure et le vêlement des femmes grecques; c'est moi enfin qui suis chargée d'abuser et de conduire adroitement à la mort la sœur de Paris. Trompons-la donc : l'erreur même sera pour elle une voie plus douce. C'est un bonheur de mourir sans craindre la mort. Pourquoi différer d'accomplir ce message? Puisqu'on t'y contraint, l'odieux de ce crime doit retourner sur ceux qui l'ont ordonne.

Généreuse fille de Priam, un dieu plus doux a pris en pitié les malheurs de votre famille, et vous prépare un heureux hyménée; Troie elle-même, dans toute sa puissance, Priam, dans toute sa gloire, ne vous en offriraient pas de plus brillant. Le plus noble des enfants de la Grèce, le roi qui tient sous son empire les vastes plaines de la Thessalie, vous appelle à serrer avec lui les nœuds d'une légitime union. La grande Téthys, les divinités de sa cour, et la nymphe Thétis, déesse paisible de l'immense Océan, vous recevront dans leur alliance; femme de Pyrrhus, Pelée et Nérée vous donneront ensemble le nom de fille. Quittez ces vêtements lugubres pour des parures de fête. Oubliez votre esclavage ; ramenez ces cheveux en désordre, et souffrez qu'une main savante; les sépare autour de votre front. Troie n'est peut-être tombée que pour vous ménager l’accès d'un trône plus élevé. Souvent l'esclavage fut une source de gloire.

ANDROMAQUE.

Il ne manquait aux maux des Troyens que cette joie! Ilion renversé fume encore sous nos yeux; c'est un moment bien choisi pour la fête d'un mariage! Qui oserait refuser? Qui hésiterait à accepter un hymen proposé par Hélène? O toi le fléau, la ruine, le malheur de deux peuples! vois-tu ces tombeaux des chefs? vois-tu ces ossements épars dans ces plaines, et jetés sans sépulture? voilà les fruits de ton hymen. C'est pour toi que le sang de l'Europe et de l'Asie a coulé, pendant que tu regardais de loin tes maris combattre l'un contre l'autre, ne sachant auquel des deux tu devais souhaiter la victoire. Allons, prépare cet hymen. Il n'est pas besoin de torches, de flambeaux solennels, ni de feux : Troie seule éclairera cette union nouvelle. Troyennes! célébrez les noces de Pyrrhus ; célébrez-les dignement, c'est-à-dire par des cris et des pleurs.

HÉLÈNE.

Quoique les grandes douleurs soient aveugles et intraitables, et que souvent même elles nous fassent haïr ceux qui partagent nos peines, je puis cependant plaider ma cause devant un juge irrité, car j'ai souffert plus de maux. Andromaque pleure son Hector, Hécube regrette Priam ; seule il me faut cacher les larmes que je verse en secret pour Paris. La servitude est cruelle, affreuse, insupportable : captive moi-même, voilà dix ans que j'en porte le poids. Ilion est renversé, vos demeures détruites; mais si c'est un malheur de perdre sa patrie, c'en est un plus grand de la craindre. Vous êtes plusieurs à pleurer vos malheurs, qui deviennent ainsi plus légers. Pour moi, j'ai également à souffrir des vainqueurs et des vaincus. Les chances de votre esclavage ont été longtemps douteuses ; mais moi, mon maître m'a prise avant que le sort eût parlé. J'ai été la cause de cette guerre et du malheur des Troyens, dites-vous. Cela serait vrai, si des vaisseaux de Sparte étaient venus les premiers dans vos mers; mais si, au contraire, j'ai été ravie comme une proie sur une flotte troyenne, et donnée par une déesse au juge qui lui avait décerné le prix de la beauté, pardonnez-moi la faute de Paris. Songez que j'aurai à me défendre devant un juge sévère, et que c'est à Ménélas de prononcer sur mon sort. Maintenant, faites trêve à vos douleurs, ô Andromaque, et m'aidez à toucher le cœur de Polyxène. C'est à peine si je puis retenir mes larmes.

ANDROMAQUE.

Quel malheur, vraiment, de, voir Hélène pleurer! Mais pourquoi pleurerait-elle? Parlez, quel nouveau complot trame Ulysse? quelle nouvelle perfidie? Va-t-on précipiter Polyxène des cimes de l'Ida? ou la lancer du haut de la citadelle? ou la jeter dans la vaste mer du sommet de ces roches qui forment au dessus des eaux les flancs aigus du cap de Sigée? Parlez, dites-nous ce que vous cachez sous ce maintien hypocrite. Tout malheur nous semblera doux auprès de celui de voir Pyrrhus devenir le gendre de Priam et d'Hécube. Parlez, quel supplice préparez-vous? Faites-nous le connaître; nous ne vous demandons qu'une grâce, c'est de ne pas nous tromper. Vous voyez que nous sommes prêtes à mourir.

HÉLÈNE.

Plût au ciel que l'interprète des dieux m'ordonnât aussi de briser moi-même les liens d'une vie odieuse, ou de mourir sur la tombe d'Achille de la main barbare de Pyrrhus, en partageant votre sort, malheureuse Polyxène, vous qu'Achille réclame pour être immolée à sa cendre, et qu'il veut avoir pour épouse dans les enfers!

ANDROMAQUE.

Voyez avec quelle joie cette âme généreuse entend l'arrêt de sa mort! Elle demande avec empressement sa royale parure, et souffre la main qui dispose avec art ses cheveux sur sa tête. L'hymen que vous lui proposiez, c'était la mort, et la mort que vous lui annoncez maintenant, c'est pour elle un joyeux hyménée. Mais sa pauvre mère succombe à ce nouveau malheur, ce dernier coup l'a tuée. Relevez-vous, reprenez vos sens, malheureuse reine, et recueillez votre Aine prête à s'exhaler. Que le lien qui l'attache à la vie est faible, et qu'il faudrait peu de chose pour rendre Hécube heureuse! —-Elle respire, elle revit : la mort fuit les infortunés.

HÉCUBE.

Quoi! Achille vit encore pour le malheur des Troyens! il nous poursuit encore! Que les blessures de ta main sont légères, ô Pâris! Sa cendre même et sa tombe sont altérées de notre sang. Naguère une foule d'heureux enfants se pressait à mes côtés; je ne pouvais suffire à leurs embrassements, ni assez multiplier mes caresses de mère pour ces fruits nombreux de ma fécondité. Il ne m'en reste plus que celle-ci, dernier objet de tous mes vœux, ma consolation, ma compagne, mon appui dans le malheur. Voilà désormais tous les enfants d'Hécube; il n'y a plus que celle-ci pour me donner le nom de mère! O vie, don cruel et funeste, échappe-toi de mon sein ; fais-moi grâce au moins de ce dernier coup. — Des pleurs inondent ses joues, la douleur a vaincu sa constance et changé son visage. Réjouis-toi plutôt, ma fille, réjouis-toi; Cassandre envie ton hymen, Andromaque est jalouse de ton bonheur!

ANDROMAQUE.

C'est nous, Hécube, c'est nous, oui, nous, qui sommes à plaindre, nous que les vaisseaux des Grecs vont emporter à travers les flots et disperser en divers lieux. Polyxène, du moins, trouvera un tombeau sur la terre chérie de ses aïeux.

HÉLÈNE.

Vous seriez plus jalouse de son destin, si vous connaissiez le vôtre.

ANDROMAQUE.

Y a-t-il donc dans ma destinée un malheur que j'ignore?

HÉLÈNE.

On a remué l'urne fatale, et les noms de vos maîtres en sont sortis.

ANDROMAQUE.

Quel est le mien? dites-le moi; à qui faut-il que je donne ce nom?

HÉLÈNE.

Le premier arrêt du sort vous a mise au pouvoir du jeune roi de Scyros.

ANDROMAQUE.

Heureuse Cassandre! que sa fureur prophétique et la faveur d'Apollon préservent d'un pareil outrage.

HÉLÈNE.

Elle appartient au chef des rois de la Grèce.

HÉCUBE.

Est-il quelqu'un parmi eux qui veuille devenir le maître d'Hécube?

HÉLÈNE.

Ulysse vous a vue à regret tomber dans son partage, pour ne lui appartenir que peu de temps.

HÉCUBE.

Quel est l'homme assez cruel, assez barbare, assez impie, pour avoir ainsi partagé au sort entre les rois de royales captives? Quel dieu cruel a déterminé les chances de ce partage? Quel est cet arbitre implacable et outrageux qui, ne daignant pas choisir à chacune le maître qu'il lui faudrait, règle avec une aussi criante injustice nos destinées, et donne la mère d'Hector à celui qui possède les armes d'Achille? J'appartiens donc à Ulysse! Ah! c'est maintenant que je nie sens vaincue, prisonnière, accablée de tous les maux à la fois! C'est mon maître qui me fait horreur, non l'esclavage. Le même homme aura donc tout ensemble la dépouille d'Hector et celle d'Achille? Mais son île, misérable et prisonnière au sein d'une mer orageuse, ne suffit pas même à ma sépulture. Partons, Ulysse, emmène-moi; je suis mon maître, et ma destinée me suivra. N'espère point de calme sur les mers; des vents furieux, soulèveront les flots; tu trouveras partout la guerre et les feux; mes malheurs et ceux de Priam s'attacheront à tes pas. En attendant ces désastres, ma vengeance a déjà commencé : jetée dans ton partage par le sort, je te prive ainsi du prix meilleur que tu pouvais attendre.

Mais voici Pyrrhus qui accourt à grands pas, la fureur peinte sur son visage. Eh bien! Pyrrhus, qui t'arrête? Allons, voilà mon sein, frappe, réunis la belle-mère d'Achille à son beau-père. Toi qui tues les vieillards, achève ton œuvre. Le sang de cette vierge aussi est digne d'être versé par toi, entraîne-la donc. Allez, ô Grecs, outragez les dieux par cet horrible meurtre, et profanez la cendre des morts. Quelle vengeance faut-il appeler sur vous? J'appelle sur vous une mer affreuse comme le sacrifice que vous allez offrir. Puisse toute votre flotte, puissent vos mille vaisseaux éprouver tous les malheurs que je vais demander aux dieux pour celui qui m'emportera moi-même!

 

SCÈNE II.

CHOEUR DE TROYENNES.

 

Il est doux pour un affligé de voir la douleur de tout un peuple, et d'entendre autour de soi les cris plaintifs d'une nation entière. Nos chagrins sont moins cuisants et nos pleurs moins amers, quand beaucoup d'hommes souffrent et pleurent avec nous. Il n'est que trop vrai, la douleur nous rend cruels; c'est un bonheur pour nous de voir nos misères partagées par d'autres, et de savoir que nous ne sommes pas seuls malheureux. Nul ne se refuse à porter sa part d'une calamité générale : quoique réellement à plaindre alors, on ne croit pas l'être. Retranchez du monde les heureux, ôtez aux riches leurs amas d'or et leurs terres fécondes avec les cent bœufs qui les fertilisent, et vous verrez à l'instant le pauvre relever sa tête abattue. On n'est misérable que par comparaison. Il est doux pour l'homme plongé dans l'abîme de tous les maux de ne voir autour de lui que des visages chagrins. Celui-là se désole et accuse la destinée, qui, naviguant seul, est jeté nu par la tempête sur le rivage qu'il voulait atteindre. Mais on trouve plus de force pour supporter le naufrage quand on voit périr en même temps mille vaisseaux, et le rivage semé de leurs débris que lancent au loin les vagues soulevées par un vent furieux. Phryxus pleura la mort d'Hellé, quand le bélier à la toison d'or, emportant sur les flots le frère et la sœur, laissa tomber celle-ci dans l'abîme. Mais Deucalion et Pyrrha ne firent entendre aucune plainte lorsque la mer les entourait, et qu'ils ne voyaient plus autour d'eux que l'immense étendue, restes seuls des habitants du monde.

Hélas! cette société du malheur va cesser; la flotte des Grecs, en se dispersant, portera nos larmes eu divers lieux, lorsque la trompette aura donné aux matelots le signal pour déployer les voiles, et que les vents, secondant l'effort des rames, auront poussé les vaisseaux eu pleine mer et fait fuir derrière nous ce rivage.

Dans quel état serons-nous, malheureuses! quand nous verrons la terre s'abaisser toujours et la mer monter toujours? quand les hauts sommets de l'Ida se cacheront à nos yeux dans le lointain? quand, se montrant l'un à l'autre les lieux où fut Troie, la mère dira au fils, et le fils à la mère, le doigt tourné vers un point obscur à l'horizon : Troie est là-bas où tu vois ces nuages noirâtres et cette fumée qui monte en spirale vers le ciel. C'est à ce signe que les Phrygiens reconnaîtront le lieu de la patrie.

 


 

ACTE CINQUIÈME.

 

SCÈNE I.

UN ENVOYÉ, ANDROMAQUE, HÉCUBE.

 

L'ENVOYÉ.

O destinée cruelle, affreuse, digne d'horreur et de pitié! Les dix années de combats qui viennent de s'écouler n'ont rien vu d'égal à cet excès de barbarie. Mais par où commencer ce récit funeste? raconterai-je d'abord votre malheur, Andromaque, ou le vôtre, épouse de Priam?

HÉCUBE.

Quelque malheur que vous puissiez pleurer, c'est le mien que vous pleurerez. Les autres n'ont à porter le poids que de leur propre misère; mais moi, je suis accablée, des misères de tous. Tous les coups portent sur moi, je suis frappée dans tous les malheureux qui périssent.

L'ENVOYÉ.

Polyxène est égorgée, le fils d'Hector précipité du haut des murs; mais ces deux victimes ont subi leur sort avec un égal courage.

ANDROMAQUE.

Faites-nous le récit de ces deux meurtres, donnez-nous les détails de ce double attentat. Les grandes douleurs aiment à toucher toutes leurs blessures. Parlez, nous voulons tout savoir.

L'ENVOYÉ.

Il reste de Troie une énorme tour, au sommet de laquelle Priam avait coutume d'aller s'asseoir pour diriger du haut de ses créneaux le mouvement des batailles. C'est là que, pressant avec amour son petit-fils dans ses bras, il lui montrait Hector, qui, le fer et la flamme à la main, renversait les bataillons des Grecs, et le rendait ainsi témoin des hauts faits de son père. Cette tour, autrefois célèbre et l'ornement de nos murailles, n'est plus qu'un rocher funeste autour duquel se pressent les chefs et l'armée des Grecs. C'est là que, désertant les vaisseaux, la foule des soldats s'est rassemblée. Les uns ont pris place sur la colline, d'où la vue s'étend en liberté sur la plaine; d'autres, sur une roche élevée, du haut de laquelle ils peuvent tout voir en se dressant sur la pointe de leurs pieds. D'autres ont escaladé les pins, les lauriers et les hêtres, et toute la forêt tremble sous le poids de cette foule suspendue en l'air. Celui-ci occupe les dernières crêtes de la montagne escarpée; celui-là s'appuie sur nos toits à moitié consumés par la flamme, ou se pose sur les plus hautes pierres de la muraille en ruines. On en voit même d'assez avides de ce spectacle cruel pour oser s'asseoir sur le tombeau d'Hector.

A travers cet espace inondé de spectateurs, le roi d'Ithaque s'avance avec orgueil, tenant par la main le petit-fils de Priam, qui le suit d'un pas ferme jusqu'au plus haut des murailles. Arrivé au sommet de la tour, il porte de tous côtés ses yeux vifs et hardis, sans éprouver dans son cœur la moindre émotion. Comme un jeune lionceau, faible, et dont les dents ne peuvent faire encore aucune blessure, menace déjà néanmoins, et montre son courage par des morsures impuissantes, ainsi cet enfant, captif sous une main ennemie, étonne, par son air intrépide, l'armée, et les chefs, et Ulysse même. Lui seul ne pleure pas au milieu de cette foule que son malheur attendrit. Et pendant que le roi d'Ithaque prononce à haute voix la réponse de Calchas, et prie les dieux cruels d'agréer la victime, il se précipite de lui-même au milieu des débris de l'empire de Priam.

ANDROMAQUE.

Les peuples de Colchos et les Scythes errants ont-ils jamais fait rien de semblable? Les barbares sans lois, répandus sur les bords de la mer Caspienne, ont-ils jamais commis un pareil attentat? Non. Busiris lui-même n'était pas assez féroce pour arroser ses autels du sang d'un enfant; et jamais Diomède n'a donné une semblable pâture à ses chevaux. Qui recueillera tes membres, ô mon fils, et qui te donnera un tombeau?

L'ENVOYÉ.

Que pourrait-il rester de lui, tombé de si haut? rien que des os dispersés et broyés sur la pierre; sa lourde chute a détruit l'élégance de son corps, et défiguré ces nobles traits et cette rare beauté qu'il tenait de son père : sa tête a volé en éclats; la rencontre du roc l'a brisée et en a fait jaillir la cervelle. Ce n'est plus qu'un débris méconnaissable et sans forme.

ANDROMAQUE.

C’est une ressemblance de plus avec son père.

L'ENVOYÉ.

A peine Astyanax est-il tombé du haut des murs, que tous les Grecs, déplorant ce crime qu'ils ont commis, se hâtent de courir vers le tombeau d'Achille pour en commettre un autre. La partie postérieure de ce monument est baignée par les flots de la mer, qui vient expirer sur les flancs du cap de Rhétus ; au devant il domine une vaste plaine, dont la pente s'élève doucement et s'arrondit en amphithéâtre. Le concours des Grecs a bientôt rempli ce nouvel espace. Les uns s'applaudissent de voir lever les obstacles qui ferment la route à leurs vaisseaux; les autres se plaisent à voir couler le sang de leurs ennemis. Mais la plus grande partie de cette multitude légère et insensée maudit cette exécution cruelle, et veut cependant y assister. Les Troyens eux-mêmes se pressent pour contempler leur propre malheur, et viennent tout tremblants pour voir tomber ce dernier reste de la puissance troyenne.

Soudain le cortège s'avance, précédé de flambeaux comme pour la cérémonie d'un mariage. Triste, et la tête baissée, Hélène conduit la jeune épouse; à sa vue les Troyens souhaitent de pareilles noces à sa fille Hermione, et qu'elle-même soit rendue à Ménélas dans le même état où Polyxène doit être livrée à Achille. Les deux peuples sont glacés d'une égale terreur. La victime s'avance; la pudeur incline son front; mais ses joues brillent d'un vif éclat, et jamais sa beauté ne parut plus éblouissante qu'à ce dernier moment : comme on voit la lumière du soleil plus douce à l'heure de son coucher, lorsque les étoiles du soir vont paraître, et que les premières ombres de la nuit se mêlent aux derniers feux du jour.

Tous les cœurs sont émus à cet aspect. L'homme toujours admire davantage ce que la mort va ravir. Les uns sont attendris par les charmes de Polyxène, d'autres par sa jeunesse, d'autres enfin par la pensée des vicissitudes humaines; mais tous sont également frappés de son courage et de son mépris de la mort. Elle devance Pyrrhus. Chacun tremble; on se sent pris d'admiration et de pitié. Lorsqu’arrivé au sommet de la montagne le fils d'Achille eut monté sur le tombeau de son père, cette vierge intrépide ne fait pas un seul mouvement en arrière, mais elle se tourne vers Pyrrhus, et lui présente son sein à frapper. Ce fier courage étonne tous les assistants; mais ce qui les surprend plus encore, c'est la lenteur de Pyrrhus à consommer le sacrifice. A peine son glaive s'est-il plongé tout entier dans le sein de la victime que le sang coule à flots de la blessure profonde et mortelle : à ce moment même, Polyxène garde encore tout son courage; elle tombe, mais en s'appuyant sur la terre avec force, et de manière à la rendre pesante pour Achille.

Les deux nations pleurent sur elle : mais les Troyens ne font entendre que des sanglots timides et étouffés, tandis que les Grecs donnent une expression plus libre à leur douleur. Voilà tout le détail de ce sacrifice. Le sang de la victime n'est pas demeuré sur la terre, mais il a disparu au même instant, et le cruel tombeau l'a bu tout entier.

HÉCUBE.

Allez, Grecs, allez; retournez heureusement dans votre patrie ; déployez toutes vos voiles, et que vos vaisseaux impatiens voguent sans crainte sur les flots; vous avez mis à mort une jeune fille et un enfant, la guerre est terminée. — Mais moi, où faut-il porter mes larmes? où jeter ce faible et dernier souffle qui m'attache encore à la vie? sur qui dois-je pleurer? Sur ma fille ou sur mon petit-fils, sur ma patrie ou sur mon époux, sur tous à la fois ou sur moi-même? Il ne me reste plus de vœux que pour la mort. O toi qui tues les enfants et qui frappes les vierges, Mort, qui moissonnes si cruellement ceux que tu peux atteindre avant l'âge, il n'y a donc que moi que tu craignes et que tu évites! En vain je te cherche au milieu des épées, des glaives et des feux pendant une nuit tout entière, tu me fuis toujours. Ni l'ennemi, ni la chute de mon palais, ni l'embrasement de Troie, n'ont pu m'ôter la vie ; et j'étais si près de mon époux quand il est mort!

L'ENVOYÉ.

Hâtez-vous, pauvres captives, de courir au rivage; les voiles sont déployées, et la flotte se met en mouvement.

 


 

NOTES SUR LES TROYENNES.

 

PERSONNAGES. Dans les Troyennes d'Euripide, Polyxène ne paraît pas comme ici sur le théâtre, par la raison que sa mort ne fait pas le sujet de la pièce ; mais elle entre au moins pour un tiers dans le fond dramatique de la tragédie latine, et, sous ce rapport, il est surprenant que Sénèque l'ait traduite sur la scène comme un personnage muet. Le rôle de Polyxène, dans la pièce d'Hécube, est une des plus belles et des plus touchantes créations de la tragédie grecque ; le poète latin, qui la connaissait, ne devait pas, à notre avis, se priver volontairement d'une source aussi féconde d'émotion et d'intérêt.

 

ARGUMENT. Agamemnon, épris de cette jeune princesse. Il n'y paraît guère dans la pièce. Agamemnon, dans sa querelle avec Pyrrhus, n'en parle point; cela se conçoit assez; il est marié depuis longtemps, et, de plus, il vient de prendre avec lui Cassandre pour seconde épouse, comme le dit Euripide. On peut dire aussi, sans faire injure à la moralité du roi des rois, que, s'il était réellement épris des charmes de Polyxène, il parlerait avec plus de force encore pour sa défense. Nous n'avons point voulu rectifier l'argument, mais il nous semble vicieux sous ce rapport. Le langage d'Agamemnon, dans sa querelle avec Pyrrhus, est plein de noblesse et de gravité, les motifs qu'il fait valoir sérieux et honorables : nous ne croyons pas qu'il faille attribuer sa conduite à un amour dont la supposition ne se fonde que sur le reproche que lui en fait Pyrrhus.

Du haut de la porte Scée. Le lecteur verra plus bas qu'il n'est pas question de la porte Scée, mais d'une tour élevée où s’asseyait Priam, etc. (Voyez acte v, scène 1.) Euripide parle positivement de la porte Scée.

Acte Ier.

Vous tous qui vous confiez dans la puissance. La critique de ce long monologue d'Hécube est tout entière dans ces vers de Boileau :

Que devant Troie en flamme, Hécube désolée,
Ne vienne point pousser une plainte ampoulée,
Ni, sans raison, décrire en quels affreux pays
Par sept bouches l'Euxin reçoit le Tanaïs.
Tout ce pompeux amas d'expressions frivoles
Sont d'un déclamateur amoureux de paroles, etc.

Nous souscrivons, quant à nous, à ce jugement. Quelques beautés que renferme ce morceau, nous y voyons deux défauts contraires bien remarquables, la solennité fausse de l'ensemble et la puérilité des détails. Sénèque va toujours d'un excès à l'autre, et quand on le rencontre dans le milieu naturel, c'est une bonne fortune.

L'instabilité de la grandeur humaine. Ou si l'on veut : Combien le piédestal de l'orgueil est fragile. Nous avons traduit superbi dans le sens de potentes.

Cette ville élevée par la main des dieux. Troie avait été bâtie par Ilus ; Neptune et Apollon n'avaient travaillé qu'à ses remparts.

Les sept bouches du Tanaïs. Sénèque se trompe, dit Farnabius, il prend ici le Tanaïs pour l'Ister ou Danube. Delrio trouve cette faute de géographie très à propos dans la bouche d'Hécube. Nous ne croyons pas que l'auteur ait spéculé sur une erreur de ce genre.

Par les peuples venus des bords du Tanaïs, il faut entendre Rhésus et ses guerriers. Ceux venus de l'Orient, ce sont les Indiens conduits par Memnon, fils de l'Aurore.

Ses ruines la couvrent. Nous ne comprenons pas comment une ville peut être couverte par ses propres ruines, mais il faut traduire : incubuit sibi, elle est tombée sur elle-même.

La prêtresse aimée d'Apollon, C'est Cassandre, nommée plus bas. Elle obtint d'Apollon le don des oracles, et lui en refusa le prix. Le dieu ne pouvant lui retirer cette faveur, la rendit inutile en fermant les oreilles à ses prophéties.

Perdant ma fatale grossesse. Hécube, enceinte de Pâris, rêva qu'elle portait dans ses flancs une torche enflammée.

J'ai vu le fils d'Achille. Voyez dans Virgile, Enéide, liv. II, le récit pathétique de la mort de Priam.

Voici qu'une urne fatale. Ce serait là proprement le fond de la pièce, si l'on pouvait considérer la mort d'Astyanax et le sacrifice de Polyxène comme de simples épisodes, ce que nous ne pensons pas.

Moi seule je suis encore redoutée des Grecs. La crainte qu'elle inspire est suffisamment expliquée ; mais nous ne pardonnons pas à l'auteur un pareil abus de l'esprit.

Mais vous ne pleurez pas. Cette parole est brusque, et très peu amenée par ce qui précède. Le critique répondrait:

Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.
Les grands mots, dont alors l'acteur remplit sa bouche,
Ne partent point d'un cœur que sa misère louche.

Véritablement le langage d'Hécube jusqu'ici n'est point celui de la douleur. Mais, en revanche, tout le chœur suivant nous semble parfait sons ce rapport ; le style en est simple, les idées graves et élevées, prises dans la vérité locale et absolue. Les démonstrations extérieures même, et les formes du deuil religieusement conservées, ajoutent singulièrement au mérite de ce morceau, qui est un de ceux où l'on peut dire avec raison que Sénèque s'élève au dessus d'Euripide, le plus pathétique et le plus touchant des tragiques grecs.

Acte II.

Quel long retard. Voyez, dans Virgile, Enéide, liv. II, l’Episode de Sinon.

Sanguine placastis veutos et virgine caesa
Quum primum iliacas, Danai, venistis ad oras ;
Sanguine quaerendi reditus, animaque litandum
Argolica.....

L'exclamation de Talthybius rappelle tout d'abord le sacrifice d'Iphigénie en Aulide, au commencement de la guerre, et donne au sacrifice de Polyxène le même caractère de nécessité fatale, sans laquelle il ne serait qu'une vengeance barbare, un acte impossible à justifier.

Déjà le soleil naissant, etc. Ce récit n'est pas exempt d'enflure, ni d'une certaine obscurité qui tient à l'entassement: confus des images que le poète a prodiguées plutôt qu'il ne les a choisies; mais en général c'est un morceau bien écrit, et l'un des meilleurs en ce genre qu'on puisse rencontrer dans les tragédies de Sénèque.

Son ombre gigantesque. Nous ne croyons pas que Talthybius fasse ici allusion à la taille d'Achille, qui était de neuf coudées. C'était une croyance générale, chez les anciens, que les fantômes des morts apparaissaient avec une taille surhumaine, et plus grande que celle qu'ils avaient eue pendant leur vie. En voici quelques exemples :

......................... Errat antiquis vetus
Emissa bustis turba, et insultant loco
Majora notis monstra ...

(Seneca, Thyeste, act. iv, v. 671.)

Infelix simulacrum atque ipsius umbra Creusa?.
Visa mihi ante oculos, et nota major imago.

(Virg., Eneid., lib. ii, v. 772.)

Pulcher et humano major, trabeaque decorus
Romulus in media visus adesse via.

(Ovide. Fast., lit. ii, v. 503.)

Ingens visa duci pairïœ trepidantia imago, etc.

(Lucan., Phars., lib. i.)

Il dompta les peuples de la Thrace. C'est-à-dire les soldats envoyés au secours de Troie par Cissée, père d'Hécube, et Télèphe, roi de Mysie. Voyez la scène suivante, vers 216.

Le Xanthe refoulé. Voyez, dans Homère, le combat d'Achille contre les deux fleuves de Troie, le Xanthe et le Simoïs. Voici comment s'exprime Virgile, Enéide, liv. v, vers 803 :

.....................................Quum Troia Achilles
Exanimata sequens impingeret agmina muris,
Millia multa daret letho, gemerentque repleti
Amnes; nec reperire viam atque evolvere posset
In mare se Xanthus....

Voyez encore le récit de ce combat dans la tragédie de Briséis, acte v, scène 2, par Poinsinet de Sivry.

Le Xanthe est le même fleuve que le Scamandre. Voyez, sur la différence de ces deux noms, le Cratyle de Platon; Scamandre était le nom donné par les hommes, et Xanthe le nom divin.

Une profonde paix enchaîne les flots. Ceci n'est pas bien exact; nous venons de voir au commencement du récit, que la mer, sentant la présence du fils de Thétis, avait calmé l'agitation de ses flots.

Un chant d'hyménée. Par allusion au prétendu mariage de Polyxène et d'Achille.

Au moment où lu donnas le signal. Cette querelle d'Agamemnon et de Pyrrhus est imitée d'Homère (Iliade, liv. 1), mais surtout de Sophocle. Voyez Ajax, Dispute de Teucer et des Atrides. On peut la comparer avec celle d'Agamemnon et d'Achille, dans l’Iphigénie de Racine.

Le temps de chercher la place où elle devait tomber. C'est une image vivante et expressive tirée d'une victime qui, frappée à mort, se trouble, chancelle, et cherche réellement la place où elle doit tomber. Nous trouvons une image non tout à fait semblable, mais du même genre, dans l'Oraison funèbre d'Anne de Gonzague : « Retirés en Silésie, il ne leur restait plus qu'à considérer de quel côté allait tomber ce grand arbre ébranlé par tant de bras. »

Tu es en retard pour t'acquitter. Pyrrhus veut dire qu'Achille devait avoir la première part dans les dépouilles, et que d'ailleurs Agamemnon ne devait pas attendre qu'on lui demandât ce qu'il devait lui-même offrir.

Malgré le conseil de fuir les combats. Voyez Racine, Iphigénie, acte I, scène ii.

Les Parques, à ma mère, autrefois l'ont prédit,
Lorsqu'un époux mortel fut reçu dans son lit, etc.

La double puissance de celle main. La fable dit que c'était la lance d'Achille qui avait la double puissance de frapper et de guérir. C'est une manière de parler, pour dire qu'Achille était à la fois guerrier et médecin. Il avait appris la médecine de son maître le centaure Chiron. Voyez Plutarque, Œuv. mor. Symposiaq., liv. v, quest. 4.

Thèbes fut détruite. C'est Thèbes en Cilicie, qui avait pour roi Eétion, père d'Andromaque, épouse d'Hector.

La petite ville de Lyrnesse. Ville de la Troade.

La fameuse querelle de deux rois. Au premier chant de l’Iliade, Agamemnon refuse de rendre Chryséis à son père, et la peste se déclare dans le camp des Grecs. Achille insiste pour que la colère d'Apollon soit apaisée par le renvoi de cette captive. Agamemnon cède; mais, pour s'indemniser, il ravit Briséis, la maîtresse d'Achille.

Syros. Ce n'est point Scyros, où Achille fut élevé sous des habits de femme à la cour de Lycomède, mais une île de la mer Egée ; d'ailleurs l'orthographe n'est pas la même.

Baignées par le Caycus. Ce sont des villes de Mysie, où coule un fleuve appelé autrefois Caycus.

La dispersion de tant de villes. Sparsœ tot urbes. L'expression est plus hardie que juste ; mais elle est forte et pittoresque. Racine a presque traduit tout ce passage dans son Iphigénie :

Quels triomphes suivront de si nobles essais!
La Thessalie entière, ou vaincue ou calmée,
Lesbos même, conquise en attendant l'armée,
De toute autre valeur éternels monuments,
Ne sont, d'Achille oisif, que les amusements.

(Iphig., acte I, sc. 2.)

Vous n’avez fait que la détruire. Il faut prendre ici le mot détruire dans le sens littéral : vos diruistis « vous l'avez démolie. »

C'est le défaut de la jeunesse. Tout ce discours d'Agamemnon est plein de sens, de noblesse et de véritable grandeur ; et le roi des rois se montre ici bien plus moral que dans l’Iphigénie de Racine : il est vrai que, dans la pièce française, il veut sacrifier du sang à son ambition, le sang de sa fille. Dans Sénèque, au contraire, il se montre généreux, calme, et grand comme un roi. Il faut remarquer aussi que Pyrrhus, qui tient ici le langage d'Agamemnon dans Racine, tient à son tour, dans l'Andromaque, celui que notre auteur prête ici à Agamemnon, de sorte que Racine doit au tragique latin plus qu'on ne croit communément.

Il faut l'imputer à la colère, à la nuit. Voici comme Racine a imité et développé ce passage, Andromaque, acte I, scène 2 :

Tout était juste alors; la vieillesse et l'enfance
En vain sur leur faiblesse appuyaient leur défense.
La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitaient au meurtre et confondaient nos coups.
Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère.
Mais que ma cruauté survive à ma colère,
Que, malgré la pitié dont je me sens saisir,
Dans le sang d'un enfant je me baigne à loisir,
Non, seigneur, etc.

Sa louange sera dans toutes les bouches. Châteaubrun, dont l'œuvre est généralement faible, a cependant quelques morceaux qui ne manquent ni de force ni d'éclat. Le plaidoyer en faveur de Polyxène est bien senti et bien exprimé :

Honorez ce héros des titres les plus rares,

Mais pour mieux l'honorer faut-il être barbares?

Et, plus bas, nous voyons éloquemment et poétiquement réfutée cette opinion que les hommes, après la mort, conservaient le souvenir de leurs haines, et les passions de la vie; grande et belle idée, toute chrétienne, et qui n'a pas l'inconvénient, comme le chœur que nous trouvons à la fin de ce second acte, de renverser le dogme le plus sublime, le plus consolant, le plus propre à exalter l'âme humaine, l'espérance d'une antre vie. Ce passage nous paraît digne d'être cité.

Tous les hommes n'ont plus qu'une même patrie,
Sitôt qu'ils ont franchi les bornes de la vie.
La mort également les marque de son sceau.
La haine et l'intérêt meurent dans le tombeau;
Les folles passions n'en troublent point l'asile;
Hector sans être ému voit les mânes d'Achille.
Loin de leur imputer nos aveugles transports.
Prenons les sentiments de ces illustres morts.
Achille ne veut point la mort de Polyxène,
Et, si vous le croyez susceptible de haine,
C'est à de vils mortels que vous le comparez ;
Et, pour en faire un dieu, vous le déshonorez.

(Chateaubrun, Troyennes, acte iv, sc. 9.}

Priam, dont Achille avait respecté la douleur suppliante. C'est le reproche que Priam lui-même adresse à Pyrrhus. (Voyez Enéide, liv. II.)

J'avoue que ton père était sans crainte. Cela veut dire qu'Achille n'avait rien à craindre loin des combats, et retiré sur ses vaisseaux.

Est-ce ton île qui t'inspire cet orgueil? Il est fâcheux vraiment que la fougue de Pyrrhus fasse perdre patience au sage Agamemnon, et l'amène enfin à des personnalités si futiles et si misérables, suivies de répliques non moins puériles de la part de Pyrrhus : c'est une querelle de rois, changée en une dispute de commères.

Est-il vrai que les âmes des morts, etc. Si l'on suppose que le chœur des troyennes sait déjà que Polyxène doit être immolée sur le tombeau d'Achille, il ne faut voir ici qu'un blasphème impie, dicté par la douleur, contre la superstition qui commande un aussi barbare sacrifice. Malheureusement, cette mauvaise excuse est à peine possible ; le chœur parle comme ne sachant rien de l'exécution qui se prépare, et débite gratuitement la plus honteuse morale, celle des épicuriens, qui ne croyaient pas à une autre vie.

Un autre défaut de ce chœur, c'est qu'il met le poète en contradiction avec lui-même. Après avoir dit au premier acte que « Priam, heureux et libre sous les paisibles ombrages de l'Elysée, cherche parmi les âmes pieuses l'ombre de son Hector », il assure maintenant que rien ne subsiste après la mort, et que tout finit avec cette vie.

Une des raisons qui avaient fait attribuer cette pièce et quelques autres, à Marcus Sénèque, le rhéteur, père du philosophe, c'est que ce dernier passe généralement pour avoir suivi la doctrine des stoïciens, qui croyaient à l'immortalité de l'âme. Mais cette raison n'en est pas une, car Sénèque le Philosophe a mêlé Platon et Epicure dans ses autres ouvrages, et s'est contredit en prose comme en vers, ainsi qu'on le voit dans sa Consolation à Marcia, où, après avoir dit que nos maux finissent avec la vie : Ultra mortem mala nostra finiuntur, il fait parler Cordus comme vivant de la vie des morts : Nos quoque felices animae et œterna sortitœ. Ses Lettres fournissent encore d'autres exemples de cette contradiction.

Veux-tu savoir où tu seras après la mort? Voici l'imitation, ou, si l'on veut, la parodie de cette pensée, par Cyrano de Bergerac :

Une heure après ma mort mon âme évanouie
Sera ce qu'elle était une heure avant ma vie.

Les enfers, le royaume des Ombres, etc. Le président Claude Nicole, qui n'a jamais passé pour un athée, mais séduit sans doute par la célébrité de ce chœur, extrêmement remarquable par la beauté du style, en a publié une paraphrase qui n'est pas la plus mauvaise pièce de son recueil imprimé en 1656 : en voici la dernière strophe :

Tout ce qu'on nous dit de la Parque,
De Cerbère et de l'Achéron ;
Tout ce qu'on prône de la barque
Où passe tous les morts le vieux nocher Caron,
Ce sont de froides railleries,
Des songes creux, des rêveries ;
Et, quiconque a du jugement,
Connaît facilement qu'une telle pensée
Vient du faible raisonnement
Qu'imprime la frayeur dans une âme blessée.

Acte III.

Tout à coup mon Hector s'est dressé devant moi. Ce songe est plutôt copié qu'imité de celui d'Enée, au second livre de l'Enéide, avec lequel il peut soutenir la comparaison, grâce à la sagesse de notre auteur, qui s'est contenté de suivre fidèlement son modèle, Racine, qui a aussi imité Virgile, dans le songe d'Athalie, a introduit, dans le lieu commun des apparitions, une circonstance toute nouvelle, et qu'on n'a pas assez expliquée du point de vue de l'art et de la vérité. Dans Virgile, Hector paraît triste et changé ; dans Racine, au contraire, Jézabel se montre, comme au jour de sa mort, pompeusement parée : que faut-il penser de cette différence, et lequel a raison du poète français ou du poète romain?

Voilà bien le visage de mon Hector. Tout ce discours d'Andromaque est un modèle de grâce touchante, et de sensibilité maternelle. Si Sénèque écrivait toujours ainsi, sa gloire serait grande parmi les poètes tragiques de tous les pays. Malheureusement nous le verrons bientôt gâter ce beau rôle de mère, qui, jusqu'ici, n'a fait que s'embellir entre ses mains, et dont Racine a pris ces traits si touchants :

C'est Hector, disait-elle, en l'embrassant toujours;
Voilà ses yeux, sa bouche, el déjà son audace;
C'est lui-même, oui c'est toi, cher époux, que j'embrasse.

(Andromaque, acte III, sc. 5.)

Voici le passage d’Euripide que notre auteur a imité, mais embelli :

« O mon fils, ô doux objet de ma tendresse, tu vas périr par une main ennemie, tu vas abandonner ta mère désolée. La vertu de ton père est ta mort, cette vertu qui fut le salut de tant d'autres. C'est donc un malheur pour toi d'être né d'un héros. Funeste hymen! Sainte couche nuptiale! Lorsque j'entrai dans le palais d'Hector, aurais-je pu penser qu'en lui donnant un fils, j'offrais aux Grecs une victime, et non pas un maître à l'opulente Asie? — Mon fils, je vois couler tes pleurs, tu sens les maux qu'on te prépare. Pourquoi tes mains m'embrassent-elles? pourquoi t'attacher à ma robe, et te réfugier, comme un oiseau timide, sous l'aile de ta mère, etc. » (Eurip., Hécube, acte II, sc. 2.)

Viens, entre dans le tombeau de ton père. L'idée de cacher Astyanax dans le tombeau d'Hector, n'est point empruntée d'Euripide, dont la fable est beaucoup plus simple. Elle nous semble très-belle, et d'un grand effet dramatique. Châteaubrun doit à cette donnée les plus beaux vers de sa tragédie des Troyennes ; les voici :

Tu frémis! — Plonge-toi dans le sein de la mort :
Voici le seul asile où te réduit le sort.
O mon fils, tu naquis pour régner sur l'Asie,
Il te reste un tombeau pour y cacher ta vie.
Et toi, mon cher Hector, sois sensible à mes cris,
De tes mânes sacrés enveloppe ton fils.
Creuse jusques au Styx ta demeure profonde,
Et cache mon dépôt sous l'épaisseur du monde.
Tu me l'as confié, j'attends aussi de toi
Que ton ombre le couvre, et le rende à ma foi.

(Chateaubrun, Troyennes, acte III, sc. 4)

J'ai su déjouer ces ruses de mère. Clytemnestre, mère d'Iphigénie ; et Thétis, mère d'Achille.

Où est Hector, où sont tous les Troyens? Cette réponse d'Andromaque nous parait très belle, et prouve que Sénèque ne s'égare pas toujours en cherchant le sublime.

Cet amour même, dans lequel vous vous retranchez. Cette réflexion d'Ulysse est pleine de sens, et Châteaubrun l'a reproduite :

Madame, vos refus ne nous ont point surpris;
Mais déjà vos terreurs ont jugé votre fils :
Plus vous appréhendez ce fatal sacrifice,
Et mieux vous nous prouvez quelle en est la justice, etc.

Vous savez bien qu'il est mort. Cette scène est déchirante, et la manière dont Ulysse épie chaque mouvement d'une femme que son cœur doit trahir, cette adresse à provoquer de sa part des manifestations qui seront pour son fils des arrêts de mort, le calcul froid de ce qu'il y a de moins raisonné dans les sentiments humains, tout cela sans doute doit émouvoir, mais aussi déchirer l'âme du spectateur. Nous croyons que Sénèque eût bien fait d'abréger cette lutte affreuse entre l'oiseau craintif qui couvre ses petits, et l'oiseau ravisseur qui tourne autour de lui, et le fascine de ses regards.

Plût au ciel que je craignisse. Ce mensonge est éloquent sans doute, mais enfin c'est mi mensonge ; nous croyons que l'imitateur français a bien fait, de négliger ce trait, tout admirable qu'il puisse être en lui-même.

Puisque la victime expiatoire. Cette ruse d'Ulysse ne nous semble point naturelle ; Châteaubrun suppose que les Grecs avaient résolu, non-seulement d'immoler Astyanax, mais aussi de détruire le tombeau d'Hector: cela est plus sage, et nous épargne d'ailleurs la longue déclamation d'Andromaque, partagée entre la vie de son fils et le tombeau de son époux :

.....Tant de rois ne croient assurer leur victoire
Qu'en éteignant de lui jusques à sa mémoire.
Ils veulent l'abolir, et même son cercueil
Irrite leur colère, et blesse leur orgueil.
Madame, ces soldats viennent pour le détruire.

(Chateaubrun, Troyennes, acte III, sc. 5.)

Après l’avoir vendu? Achille n'avait pas précisément vendu le cadavre d'Hector, mais il avait reçu les présents de Priam qui était venu le réclamer. — Voyez Homère, Iliade.

Avez-vous oublié qu'un immense trésor
Fut le pris éclatant du corps de mon Hector?

A
sa cendre immortelle on vendit cet asile :
Etes-vous plus cruels ou plus puissants qu'Achille?

(Chateaubrun, Troyennes, acte III, sc. 5.)

Brise les liens du trépas. L'imitateur français a presque traduit ce passage :

Avez-vous oublié quel guerrier fut Hector?
Ses mânes furieux vous menacent encor.
Fuyez, traîtres, craignez que son ombre indignée
Ne punisse la main qui l'aurait profanée :
Les foudres qu'il lançait vont éclater sur vous.

(Troyennes, acte III, sc. 5.)

Une avance faite à la fortune. Cette idée est touchante et toute chrétienne; nous disons aussi, mais dans un sens plus large, prêter à Dieu.

Sois plus fidèle. C'est-à-dire plus fidèle à tes engagements, plus attentif à tenir tes promesses.

Croyez-vous qu'il relève un jour celle ville. Racine doit à ce passage les vers les plus touchants et les plus beaux de son Andromaque :

. . . ……………..Digne objet de leur crainte!
Un malheureux enfant qui ne sait pas encor
Que Pyrrhus est son maître, et qu'il est fils d'Hector.
Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère ;
Nous les lui promettions tant qu'a vécu son père :
Non, vous n'espérez plus de nous revoir encor,
Sacrés murs, que n'a pu conserver mon Hector!
Hélas! on ne craint pas qu'il venge un jour son père :
On craint qu'il n'essuyât les larmes de sa mère.

Oui, traîné autour des murs, peut-être. Il a fallu conserver dans la traduction le laconisme de l'original. Voici l'explication de cette pensée : « Le souvenir de son père enflerait-il son courage? Oui, apparemment, s'il se rappelle aussi que son père a été traîné autour des murs de Troie, derrière le char du vainqueur. »

Les larmes répandues soulagent la douleur. Ce conseil donné par Ulysse à Andromaque serait chez nous une froide raillerie, une amère dérision, mais il est tout à fait dans les mœurs des anciens. Sénèque le père (Controv. V, chap. 30) va jusqu'à parler de ce que Châteaubriand nomme si bien les joies de la douleur : « Nescio quomodo miscrum esse interdum in miseria juvat, et plerumque omnis dolor per lacrymas effluit. » C'est une pensée toute chrétienne, qui se retrouve dans l’Esther de Racine :

Il me faut bien souvent me priver de mes larmes.

O toi! la dernière mort d'Ilion. C'est-à-dire : Toi, en qui Troie meurt pour la dernière fois et pour toujours.

Le lustre accompli. Ces jeux troyens, appelés aussi jeux de la Jeunesse, que Virgile a décrits (Enéide, liv. v, v. 547 et suiv.), revenaient tous les quatre ans, à l'expiration du lustre :

Debita quum castae solvuntur vota Minervae
Tardaque confecto redeunt quinquatria lustro.

(Virg., Ciris, v. 24.)

Quel sera le lieu de notre exil. Il y a là tout un cours de géographie de l'ancienne Grèce ; on s'étonne, avec raison, de voir les femmes troyennes si savantes, et c'est un reproche à faire au poète : rien de plus gauche et de plus monotone que cette longue suite de noms de ville, qui tous arrivent à la file, appelés par l'interrogation, depuis le commencement du chœur jusqu'à la fin. Sénèque ajoute parfois d'heureux développements aux passages qu'il imite des poètes grecs, mais ce n'est pas ici. Le chœur d'Euripide, beaucoup plus court, l'emporte sur celui de Sénèque, de tout ce que l'imitateur ajoute à la simplicité de son modèle. — Voyez Eurip., Troyennes, v. 24i.

Ou Phthie, contrée féconde en guerriers. C'est le pays d'Achille et des Myrmidons, en Thessalie.

Ou Trachine, dont l'âpre sol. Autre ville de Thessalie, en grec Tpct.fcEivii à cause de l'âpreté de son sol.

Iolchos. Patrie de Jason, le chef des Argonautes.

Gortyne. Ville de Crète.

Triccé. Ville de Thessalie.

Mothone. Ville de la Messénie, aujourd'hui Modon.

Olènes, aux maisons rares. Ville d'Élide, sur les confins de la Béotie.

Pleuron. Ville d'Etolie, patrie de Méléagre, dont le père, Oenée, avait méprisé Diane et attiré sa colère.

Trézène. Ville maritime du Péloponnèse, et patrie de Thésée.

Le Pélion. Montagne de Thessalie, qui, avec le Pinde et l'Osa, formait ce que Sénèque appelle très-bien l'échelle des géants.

Caryste. Une des Cyclades; suivant Plutarque, elle renfermait aussi des carrières d'amiante : « Et la carrière de Caryste, il n'y a pas longtemps qu'elle a cessé de produire des pelotons de pierre mols, qui se filoient comme lin ; car je pense que quelques-uns de vous en ont peu veoir des serviettes et des rézeaux, et des coëffes qui en étoient tissues, qui ne brusloient point au feu; ains quand elles estoient ordes et salles, pour avoir servy, et qu'on les jettoit dedans la flamme, on les en retiroit toutes nettes et claires. » (Œuv. mor., des Oracles qui ont cessé, traduction d'Amyot.)

Chalcis. Ville d'Eubée, séparée de l'Aulide par le détroit de l'Euripe.

Gonoesse. Ville d'Etolie, toujours exposée au vent par la hauteur de son assiette.

Enispe. Ville d'Arcadie. — Voyez. Hom., Iliade, liv. II, v. 606.

Eleusis. Ville maritime de l'Attique, célèbre par ses mystères et son temple de Cérès.

La vraie Salamine. Ile de l'Attique, où régnait Télamon, père d'Ajax; et non la ville du même nom, bâtie par Teucer dans l'île de Crète.

Calydon. Ville d'Etolie.

Le Titaressus. Fleuve de Thessalie, qui se jette dans le Pénée. Ses eaux étaient légères et grasses, comme de l'huile, suivant les poètes. —Voyez. Hom., Iliade II ; et Lucain, liv. VI.

Bessa et Scarphé. Villes de la Locride.

La vieille Pylos. Ville de Messénie. L'auteur l'appelle vieille, à cause de son roi Nestor.

Pharis. En Laconie.

Sparte. La patrie d'Hélène.

Nérite et Zacynthe. Iles de la domination d'Ulysse.

Acte IV.

Trompons-la donc. Dans les Troyennes d'Euripide, le héraut grec, Talthybius, annonce à Hécube que sa fille Polyxène doit être consacrée au service du tombeau d'Achille. C'est sans doute cette donnée qui a fourni à Sénèque l'idée d'un mariage supposé entre Polyxène et Pyrrhus. Mais dans l’Hécube du poète grec, Ulysse vient demander la victime sans aucun détour, et la scène qui s'ouvre à ce sujet entre lui et les deux femmes, est peut-être la plus belle et la plus touchante de tout le théâtre ancien.

Plût au ciel que l'interprète des dieux. Il est difficile d'imaginer un rôle plus niais que celui d'Hélène avec sa proposition de mariage, et un mensonge plus ignoble et plus mal concerté que ce guet-apens matrimonial. C'est une grande faute, à notre avis, et qui annonce dans notre auteur peu de jugement.

Sa cendre même et sa tombe. Ces trois vers sont imités d'Ovide, Métamorph., liv. XIII, v. 503 :

... ................Cinis ipse sepulti
In genus hoc sœvit, tumulo quoque sensimus hostem:
Eacidœ fecunda fui................

Il ne m'en reste plus que celle-ci. Ce langage est, jusqu'à un certain point, naturel dans la douleur; mais il n'est pas tout à fait exact; Hécube conserve encore deux enfants, Cassandre et Polydore.

Cassandre, envie ton hymen. C'est-à-dire ta mort ; c'est une allusion au mensonge d'Hélène. —Voyez plus haut,

Le premier arrêt du sort :

Andromaque à Pyrrhus est échue en partage,
Cassandre dans Argos va suivre Agamemnon.

Ulysse vous a vue à regret : Vous vivrez dans les fers, et sous les lois d'Ulysse. (Chateaubrun, Troyennes.)

Quel est l’homme assez cruel. Ce désespoir d'Hécube est naturel ; notre auteur, du reste, l'a pris d'Euripide, mais pour le gâter par une amplification fausse et puérile.

Je le prive ainsi du prix meilleur. Il est fâcheux qu'un grand écrivain, qu'un philosophe manque de jugement, jusqu'à prêter au principal personnage de sa pièce une parole aussi destituée de convenance et de vérité morale.

La douleur nous rend cruels. Sénèque à déjà mis la même idée dans la bouche d'Hélène (voyez plus haut, page 201): « Vous êtes plusieurs à pleurer vos malheurs qui deviennent ainsi plus légers. » Quant à la justesse morale de cette pensée, il faut distinguer: si Sénèque veut dire que notre âme sympathique veut voir ses douleurs et ses joies partagées, il a raison ; mais s'il prétend que le malheur nous rend médians, il se trompe, car c'est une grande vérité morale de tous les temps, que le malheur est l'école du sage, et que lui seul nous révèle le grand mystère de la solidarité humaine. Virgile n'a-t-il pas dit :

Non ignata mali miseris succurrere diseo.

Phryxus pleura la mort d'Hellé. Phryxus et Hellé, fuyant la colère d'Athamas leur père, et d'Ino leur marâtre, voulurent passer la mer sur le dos du bélier à la toison d'or; Hellé se noya dans cette mer qui fut ensuite appelée Hellespont.

Deucalion et Pyrrha. Deucalion était fils de Prométhée, et Pyrrha fille d'Epiméthée, son frère. Suivant la fable, ils survécurent tous deux au déluge, appelé par les Grecs, déluge de Deucalion, et repeuplèrent le monde en jetant par dessus leurs épaules des pierres qui devinrent des hommes. — Voyez Ovide, Métamorph.

Dans quel état serons-nous, malheureuses! La fin de ce chœur est un chef-d'œuvre de tristesse touchante, et de sensibilité naïve. Sénèque ici ne doit rien qu'à lui-même, et se montre égal aux plus grands poètes dans l'expression des sentiments vrais.

Acte V.

Raconterai-je d'abord votre malheur? Cette question, dans la bouche de l'envoyé, choque toutes nos idées; mais la réponse d'Hécube et celle d'Andromaque sont du même ordre. Il fallait deux récits à l'auteur pour remplir son cinquième acte; il introduit tout simplement un envoyé qui sait deux histoires, et qui demande galamment par laquelle il faut commencer ; les deux mères savent très bien de quoi il s'agit, mais il leur faut absolument une description ; racontez-nous cela. Vraiment il faut se demander ce qu'était devenu le sentiment de la nature, à Home au temps de Sénèque.

En a fait jaillir la cervelle. Il est impossible de rien imaginer de plus repoussant que ce tableau. Le récit d'Euripide est affreux sans doute, mais il ne va pas au moins jusqu'à parler de cervelle répandue. « Que nos barbares murs, dit Hécube, ont défiguré cette tète charmante qui fit les délices d'une mère! Voyez ces os fracassés d'où s'échappe le sang, afin de ne pas dire une chose honteuse. » On voit bien ce qu'elle pourrait dire, mais au moins elle ne le dit pas. La délicatesse des tirées les empêchait, dit-on, de nommer le cerveau, de peur d'offrir à l'esprit une image dégoûtante ; on a cru même que ce mot leur paraissait obscène; il ne l'est pas chez nous, mais limage présentée ici par Sénèque nous paraît insupportable.

C'est une ressemblance de plus avec son père-Tout se ressemble dans ce malheureux cinquième acte. Cette réflexion de la mère à qui l'on vient de montrer la cervelle de son fils répandue, est du même goût que le reste.

Mais elle se tourne vers Pyrrhus. Ce récit vaut mieux que l'autre de beaucoup; il est imité d'Euripide, qui a le bon sens, d'insister davantage sur l'objet principal, et moins sur les accessoires :

Dans la main de Pyrrhus déjà le glaive brille ;
Ses regards m'ordonnaient de saisir votre fille.
Arrêtez, nous dit-elle, ô vainqueurs des Troyens!
Prêts à mêler mon sang avec le sang des miens,
Epargnez-moi du moins un inutile outrage.
Ma mort doit être libre, et j'aurai le courage
De présenter au glaive et ma tête et mon sein.
Sur la tille des rois ne portez point la main.
Polyxène, acceptant un trépas qu'elle brave,
Ne veut point aux enfers porter le nom d'esclave.
Elle dit : mille voix parlent en sa faveur.
Agamemnon lui-même, admirant son grand cœur.
Souscrit à sa demande, et veut qu'on se retire.
Polyxène l'entend : elle arrache et déchire
Les voiles, ornements de sa virginité,
Et de son sein d'albâtre étalant la beauté,
Elle tombe à genoux : Pyrrhus, frappe! dit-elle,
Frappe, j'attends tes coups. — Il se trouble, il chancelle ;
La victime à ses pieds, l'aspect de tant d'appas,
La pitié quelque temps semble arrêter son bras.
Mais Achille l'emporte en cette âme hautaine,
Il enfonce le fer an cœur de Polyxène,
Le relire fumant : le sang jaillit au loin.
Elle tombe expirante, et par un dernier soin,
Elle rassemble encor la force qui lui reste,
Pour n'offrir aux regards qu'une chute modeste.
Elle meurt....

(Eurip., Hécube, acte v, traduct. de La Harpe)