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table des matières de SÉNÈQUE

 

 

 

SÉNÈQUE

TRAGÉDIES

HIPPOLYTE

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 


 

 

TRAGÉDIES

DE

L. A. SÉNÈQUE

TRADUCTION NOUVELLE

PAR M. E. GRESLOU

TOME PREMIER.

PARIS

C. L. F. PANCKOUCKE

 

 

HIPPOLYTE

DE

L. A. SÉNÈQUE.

 

 

 

 

PERSONNAGES.

 

HIPPOLYTE.

PHÈDRE.

THÉSÉE.

LA NOURRICE DE PHÈDRE.

UN MESSAGER.

CHOEUR D'ATHÉNIENS.

TROUPE DE VENEURS.

 

ARGUMENT.

 

Thésée avait eu d'Antiope l'Amazone un fils nommé Hippolyte; ce jeune prince, livré tout entier au plaisir de la chasse, préférait le culte de Diane à celui de Vénus, et avait résolu de passer toute sa vie sans épouse. Phèdre, sa belle-mère, éprise de ses charmes, profite de l'absence de Thésée, descendu aux enfers, pour essayer de vaincre, par ses prières et ses caresses, la chasteté de son beau-fils. Hippolyte repousse les sollicitations de cette femme impudique. Furieuse de voir sa passion découverte, son amour se change en haine ; et, Thésée revenu, elle accuse Hippolyte d'avoir voulu la déshonorer par violence. Le jeune prince avait fui la présence de cette femme adultère ; mais dans sa fuite, voici qu'un taureau marin, envoyé par Neptune à la prière de Thésée, venant à se jeter au devant de son char, épouvante ses chevaux. Indociles à la voix de leur maître, ils le renversent du char, et mettent tout son corps en pièces, en le traînant à travers les rochers et les buissons. A. la nouvelle de sa mort, Phèdre déclare la vérité à son époux, et se perce d'une épée sur le corps déchiré de son beau-fils. Thésée déplore le malheur de ce fils innocent, maudit sa colère précipitée et son vœu funeste. Il réunit les membres sanglants d'Hippolyte, et donne la sépulture à ces tristes restes.


 

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

HIPPOLYTE, TROUPE DE VENEURS.

 

HIPPOLYTE.

 

Allez, répandez-vous autour de ces bois épais, et parcourez d'un pas rapide les sommets de la montagne de Cécrops, les vallées qui s'étendent sous les roches de Parnes, et les bords du fleuve qui coule à flots précipités dans les gorges de Thrie. Gravissez les blanches cimes de ces collines neigeuses. Vous autres, tournez-vous du côté de cette forêt d'aunes élevés ; marchez vers ces prairies que le Zéphyr caresse de sa fraîche haleine, et sème de toutes les fleurs du printemps ; allez dans ces maigres campagnes où, comme le Méandre à travers ses plaines unies, serpente lentement le mol Ilissus dont les faibles eaux n'effleurent qu'à peine des sables stériles. Vous, dirigez vos pas vers les sentiers étroits des bois de Marathon, où les femelles des animaux sauvages, suivies de leurs petits, vont chercher la nuit leur pâture. Vous, tournez vers l'Acharnie que réchauffent les vents tièdes du midi. Qu'un autre s'élance à travers les rochers du doux Hymette, un autre sur la terre étroite d'Aphidna. Trop longtemps nous avons négligé le rivage sinueux que domine le cap de Sunium. Si quelqu'un de vous aime la gloire du chasseur, qu'il aille vers les champs de Phlyéus; là se tient un sanglier terrible, l'effroi des laboureurs, et connu par ses ravages. Lâchez la corde aux chiens qui courent sans donner de la voix, mais retenez les ardents molosses, et laissez les braves crétois s'agiter avec force pour échapper à l'étroite prison de leur collier. Ayez soin de serrer de plus près ces chiens de Sparte : c'est une race hardie, et impatiente de trouver la bête. Le moment viendra où leurs aboiements devront retentir dans le creux des rochers. Maintenant ils doivent, le nez bas, recueillir les parfums, chercher les retraites en flairant, tandis que la lumière est encore douteuse, et que la terre humide de la rosée de la nuit garde encore les traces. Que l'un charge sur ses épaules ces larges toiles, qu'un autre porte ces filets. Armez l'épouvantail de plumes rouges dont l'éclat, troublant les bêtes sauvages, les poussera dans nos toiles. Toi, tu lanceras les javelots; toi, tu tiendras des deux mains le lourd épieu garni de fer pour t'en servir au moment; toi, tu te mettras en embuscade, et tes cris forceront les bêtes effrayées à se précipiter dans nos filets ; toi enfin, tu achèveras notre victoire, et plongeras le couteau recourbé dans le flanc des animaux.

Sois-moi favorable, ô déesse courageuse, toi qui règnes au fond des bois solitaires, toi dont les flèches inévitables atteignent les bêtes féroces qui se désaltèrent dans les froides eaux de l'Araxe, et celles qui s'ébattent sur les glaces du Danube. Ta main poursuit les lions de Gétulie, et les biches de Crète. D'un trait plus léger tu perces les daims rapides. Tu frappes et le tigre, à la robe tachetée, qui vient tomber à tes pieds, et le bison velu, et le bœuf sauvage de la Germanie au front orné de cornes menaçantes. Tous les animaux qui paissent dans les déserts, ceux que connaît le pauvre Garamante, ceux qui se cachent dans les bois parfumés de l'Arabie, ou sur les pics sauvages des Pyrénées, ou dans les forêts de l'Hyrcanie, ou dans les champs incultes que parcourt le Scythe nomade, tous craignent ton arc, ô Diane. Chaque fois qu'un chasseur est entré dans les bois le cœur plein de ta divinité, les toiles ont gardé la proie; aucune bête, en se débattant, n'a pu rompre les filets ; les chariots gémissent sous le poids de la venaison; les chiens reviennent à la maison la gueule rouge de sang, et les habitants des campagnes regagnent leurs chaumières dans l'ivresse d'un joyeux triomphe.

Allons, la déesse des bois nous favorise, les chiens donnent le signal par des cris aigus, les forêts m'appellent, hâtons-nous, et prenons le plus court chemin.

SCÈNE II.

PHÈDRE, LA NOURRICE.

PHÈDRE.

O Crète, reine puissante de la vaste mer, dont les innombrables vaisseaux couvrent tout l'espace que Neptune livre aux navigateurs jusqu'aux rivages de l'Assyrie, pourquoi m'as-tu fait asseoir comme otage à un foyer odieux? Pourquoi, associant ma destinée à celle d'un ennemi, me forces-tu de passer ma vie dans la douleur et dans les larmes? Thésée a fui de son royaume, et me garde en son absence la fidélité qu'il a coutume de garder à ses épouses. Compagnon d'un audacieux adultère, il a pénétré courageusement dans la profonde nuit du fleuve qu'on ne repasse jamais; il s'est rendu le complice d'un amour furieux, pour arracher Proserpine du trône du roi des enfers. La crainte ni la honte ne l'ont pas arrêté ; le père d'Hippolyte va chercher jusqu'au fond du Tartare la gloire du rapt et de l'adultère. Mais un autre sujet de douleur pèse bien autrement sur mon âme. Ni le repos de la nuit ni le sommeil ne peuvent dissiper mes secrètes inquiétudes. Un mal intérieur me consume ; il s'augmente et s'enflamme dans mon sein, comme le feu qui bouillonne dans les entrailles de l'Etna. Les travaux de Minerve n'ont plus de charme pour moi, la toile s'échappe de mes mains. J'oublie d'aller aux temples présenter les offrandes que j'ai vouées aux dieux, et de me joindre aux dames athéniennes pour déposer sur les autels, au milieu du silence des sacrifices, les torches discrètes des initiées, et honorer par de chastes prières et de pieuses cérémonies la déesse de la terre. J'aime à poursuivre les bêtes féroces à la course, et à lancer de mes faibles mains les flèches au fer pesant. Où t'égares-tu, ô mon âme? quelle fureur te fait aimer l'ombre des forêts? Je reconnais la funeste passion qui égara ma mère infortunée. Les bois sont le théâtre de nos fatales amours. O ma mère, combien tu me parais digne de pitié! Tourmentée d'un mal funeste, tu n'as pas rougi d'aimer le chef indompté d'un troupeau sauvage. Cet objet d'un amour adultère avait le regard terrible ; il était impatient du joug, plus furieux que le reste du troupeau; mais au moins il aimait quelque chose. Mais moi, malheureuse, quel dieu, quel Dédale pourrait trouver le moyen de satisfaire ma passion? Non, quand il reviendrait sur la terre, cet ingénieux ouvrier qui enferma dans le labyrinthe obscur le monstre sorti de notre sang, il ne pourrait apporter aucun secours à mes maux. Vénus hait la famille du Soleil, et se venge sur nous des filets qui l'ont enveloppée avec son amant. Elle charge toute la famille d'Apollon d'un amas d'opprobres. Aucune fille de Minos n'a brûlé d'un feu pur ; toujours le crime s'est mêlé à nos amours.

LA NOURRICE.

Epouse de Thésée, noble fille de Jupiter, hâtez-vous d'effacer de votre chaste cœur ces pensées abominables : éteignez ces feux impurs, et ne vous laissez pas aller à une espérance funeste. Celui qui, dès le commencement, combat et repousse l'amour, est toujours sûr de vaincre à la fin et de trouver la paix. Si, au contraire, on se plaît à nourrir et à caresser un doux penchant, il n'est plus temps ensuite de se révolter contre un joug que l'on s'est imposé soi-même. — Je connais l'orgueil des rois ; je sais combien il est dur, combien difficilement il plie devant la vérité, et se soumet à de sages conseils : mais n'importe; quelles que soient les conséquences de ma hardiesse, je m'y résigne. Le voisinage de la mort qui délivre de tous les maux, donne plus de courage aux vieillards. Le premier degré de l'honneur, c'est de vouloir résister au mal et ne point s'écarter du devoir ; le second, c'est de connaître l'étendue de la faute qu'on va commettre. Où allez-vous, malheureuse? voulez-vous ajouter au déshonneur de votre famille, et surpasser votre mère? car un amour criminel est pire qu'une passion monstrueuse ; une passion monstrueuse est un coup du sort, un amour criminel est le fruit d'un cœur pervers et corrompu. Si vous croyez que l'absence de votre époux descendu aux enfers puisse assurer l'impunité de votre crime, et dissiper vos alarmes, vous vous trompez : en supposant que Thésée soit caché pour jamais dans les profonds abîmes de l'enfer, et ne doive jamais repasser le Styx, n'avez-vous pas votre père qui règne au loin sur les vastes mers, et tient cent peuples divers sous son sceptre paternel? Un pareil forfait restera-t-il invisible, à ses yeux? Le regard d'un père est difficile à tromper. Mais admettons même qu'à force d'adresse et de ruse nous puissions cacher un si grand crime, le déroberons-nous aux regards de votre aïeul maternel dont la lumière embrasse le monde? échappera-t-il au père des dieux, dont la main terrible ébranle l'univers en lançant les foudres de l'Etna? L'œil de vos aïeux embrasse toutes choses, comment pourrez-vous éviter leurs regards?

Mais, quand les dieux consentiraient à fermer complaisamment les yeux sur cet horrible adultère, et à jeter sur vos criminelles amours un voile favorable qui a toujours manqué aux grands crimes, comptez-vous pour rien le supplice affreux d'un esprit troublé par le remords, d'une conscience bourrelée, toujours pleine du forfait qu'elle se reproche, et effrayée d'elle-même? Le crime peut être quelquefois en sûreté, mais il n'est jamais en repos.

Éteignez, je vous en conjure, éteignez la flamme de cet amour impie : c'est un forfait inconnu aux nations les plus barbares, et qui ferait horreur aux Gètes vagabonds, aux habitants inhospitaliers du Taurus, aux peuples errants de la Scythie. Épurez votre cœur, et chassez-en le germe de ce crime horrible ; souvenez-vous de votre mère, craignez cet amour nouveau et monstrueux. Vous pensez à confondre la couche du père et celle du fils! à mêler le sang de l'un et de l'autre dans vos flancs incestueux! poursuivez donc, et troublez toute la nature par vos détestables amours. Pourquoi ne pas prendre plutôt un monstre pour amant? pourquoi laisser vide le palais du Minotaure? Il faut que le monde voie des monstres inconnus, il faut que les lois de la nature soient violées, à chaque nouvel amour d'une princesse de Crète.

PHÈDRE.

Je reconnais la vérité de ce que tu dis, chère nourrice; mais la passion me pousse dans la voie du mal: mon esprit voit l'abîme ouvert, et s'y sent entraîné ; il y va, il y retourne, et forme en vain de sages résolutions. Ainsi, quand le nocher pousse en avant un vaisseau pesamment chargé, que repoussent les flots contraires, il s'épuise en vains efforts et le navire cède au courant qui l'entraîne. La raison dispute vainement une victoire acquise à la passion ; et l'Amour tout-puissant domine ma volonté. Cet enfant ailé règne en tyran sur toute la terre ; Jupiter même est brûlé de ses feux invincibles. Le dieu de la guerre a senti la force de son flambeau ; Vulcain, le forgeron de la foudre, l'a également sentie, et ce dieu, qui entretient les ardents fourneaux de l'Etna, se laisse embraser aux flammes légères de l'Amour. Apollon, même le maître de l'arc, succombe aux traits, plus inévitables que les siens, lancés par cet enfant qui, dans son vol, frappe le ciel et la terre avec la même puissance.

LA NOURRICE.

C'est la passion qui, dans sa lâche complaisance pour le vice, a fait de l'amour un dieu, et paré faussement d'un nom divin sa fougue insensée pour se donner une plus libre carrière. On dit que Vénus envoie son fils se promener par le monde; et que cet enfant, dans son vol à travers les airs, lance de sa faible main ses flèches impudiques; l'on donne ainsi au moindre des dieux la plus grande puissance parmi les Immortels. Vaines créations d'un esprit en délire qui invoque à l'appui de ses fautes l'existence d'une Vénus déesse, et l'arc de l'Amour! C'est l'enivrement de la prospérité, l'excès de l'opulence, le luxe, père de mille besoins inconnus, qui engendrent cette passion funeste, compagne ordinaire des grandes fortunes : les mets accoutumés, la simplicité d'une habitation modeste, les aliments de peu de prix deviennent insipides. Pourquoi ce fléau, qui ravage les somptueux palais, ne se trouve-t-il que rarement dans la demeure du pauvre? pourquoi l'amour est-il pur sous le chaume? pourquoi le peuple garde-t-il des goûts simples et de saines affections? pourquoi la médiocrité sait-elle mieux régler ses désirs? pourquoi les riches, au contraire, et surtout ceux qui ont pour eux la puissance royale, sortent-ils des bornes légitimes? celui qui peut trop, veut aller jusqu'à l'impossible. Vous savez quelle doit être la conduite d'une femme assise sur le trône; tremblez donc, et craignez la vengeance de votre époux dont le retour est proche.

PHÈDRE.

L'Amour m'accable de toute sa puissance, et je ne crains pas le retour de Thésée. On ne remonte plus vers la voûte des cieux, quand on est une fois descendu dans le muet empire de la nuit éternelle.

LA NOURRICE.

Ne le croyez pas. Quand même Pluton aurait fermé sur lui les portes de son royaume, quand le chien du Styx en garderait toutes les issues, Thésée saura bien s'ouvrir une voie interdite au reste des mortels.

PHÈDRE.

Peut-être que mon amour trouvera grâce devant lui.

LA NOURRICE.

Il a été sans pitié pour la plus chaste des épouses. Antiope l'Amazone a éprouvé la rigueur de sa main cruelle. Mais en supposant que vous puissiez fléchir votre époux irrité, comment fléchirez-vous le cœur insensible de son fils? Il hait tout notre sexe, le seul nom de femme l'effarouche; cruel envers lui-même, il se dévoue à un célibat perpétuel, il fuit le mariage, et vous savez d'ailleurs qu'il est fils d'une Amazone.

PHÈDRE.

Ah! je veux le suivre dans sa course rapide au sommet des collines neigeuses, à travers les roches hérissées qu'il foule en courant, je veux le suivre au fond des bois épais et sur la crête des montagnes.

LA NOURRICE.

Croyez-vous qu'il s'arrête, qu'il s'abandonne à vos caresses, et qu'il se dépouille de son chaste vêtement pour favoriser d'impudiques amours? Pensez-vous qu'il dépose sa haine à vos pieds, quand c'est pour vous seule qu'il hait toutes les femmes?

PHÈDRE.

Sera-t-il impossible de l'attendrir par des prières?

LA NOURRICE.

Son cœur est farouche.

PHÈDRE.

Nous savons que les cœurs les plus farouches ont été vaincus par l'amour.

LA NOURRICE.

Il fuira.

PHÈDRE.

S'il fuit, je le suivrai, même à travers les mers.

LA NOURRICE.

Souvenez-vous de votre père.

PHÈDRE.

Je me souviens aussi de ma mère.

LA NOURRICE.

Il hait tout notre sexe.

PHÈDRE.

Je ne crains point de rivale.

LA NOURRICE.

Votre époux reviendra.

PHÈDRE.

Oui, complice de Pirithoüs.

LA NOURRICE.

Votre père aussi viendra.

PHÈDRE.

Il fut indulgent pour ma sœur.

LA NOURRICE.

Vous me voyez suppliante à vos genoux; par le respect dû à ces cheveux blanchis par l'âge, par ce cœur fatigué de soins, par ces mamelles qui vous ont nourrie, je vous en conjure, délivrez-vous de cette passion furieuse, et appelez la raison à votre secours. La volonté de guérir est un commencement de guérison.

PHÈDRE.

Tout sentiment de pudeur n'est pas encore éteint en moi, chère nourrice, je t'obéis. Il faut vaincre cet amour qui ne veut pas se laisser conduire. Je ne veux pas souiller ma gloire. Le seul moyen de me guérir, l'unique voie de salut qui me reste, c'est de suivre mon époux: j'échapperai au crime par la mort.

LA NOURRICE.

Ma fille, calmez ce transport furieux, modérez vos esprits. Vous méritez de vivre par cela seul que vous vous croyez digne de mort.

PHÈDRE.

Non, je suis décidée à mourir; il ne me reste plus qu'à choisir l'instrument de mon trépas. Sera-ce un fatal lacet qui terminera mes jours, ou me jetterai-je sur la pointe d'une épée? ou vaut-il mieux me précipiter du haut de la citadelle de Minerve? C'en est fait, prenons en main l'arme qui doit venger ma pudeur.

LA NOURRICE.

Croyez-vous que ma vieillesse vous laisse ainsi courir à la mort? Modérez cette fougue aveugle.

PHÈDRE.

Il n'est pas facile de ramener personne à la vie; il n'est aucun moyen d'empêcher de mourir celui qui en a pris la résolution, surtout quand la mort est dans son devoir comme dans sa volonté.

LA NOURRICE.

O ma chère maîtresse, vous la seule consolation de mes vieux ans, si cette ardeur qui vous possède est si forte, méprisez la renommée ; elle ne s'attache pas toujours à la vérité ; elle est souvent meilleure ou pire que les actions. Essayons de fléchir cet esprit dur et intraitable. Je prends sur moi d'aborder ce jeune homme farouche, et d'émouvoir son âme insensible.

SCÈNE III.

LE CHOEUR.

Déesse qui naquis au sein des mers orageuses, et que le double Amour appelle sa mère, combien sont redoutables les feux et les flèches de ton fils, et combien les traits qu'il lance en se jouant, avec un sourire perfide, sont inévitables! la douce fureur qu'il inspire se répand jusque dans la moelle des os; un feu caché ravage les veines; il ne fait point de larges blessures, mais le trait invisible pénètre jusqu'à l'âme et la dévore.

Ce cruel enfant ne se repose jamais, ses flèches rapides volent incessamment par le monde. Les pays qui voient naître le soleil et ceux qui le voient mourir, les climats brûlés par les feux du Cancer, et ceux qui, dominés par la grande Ourse du nord, ne connaissent pour habitants que des hordes vagabondes, tous sont également échauffés par l'amour. Il attise le feu brûlant des jeunes hommes, et ranime la chaleur éteinte aux cœurs glacés des vieillards ; il allume au sein des vierges des ardeurs inconnues, il force les dieux mêmes à descendre du ciel, et à venir habiter la terre sous des formes empruntées. C'est par lui qu'Apollon, devenu berger des troupeaux d'Admète, quitta sa lyre divine, et conduisit des taureaux au son de la flûte champêtre. Combien de fois le dieu qui gouverne l'Olympe et les nuages a-t-il revêtu des formes plus viles encore? Tantôt c'est un oiseau superbe, aux blanches ailes, à la voix plus douce que celle du cygne mourant. Tantôt c'est un jeune taureau au front terrible, qui prête son dos complaisant aux jeux des jeunes filles, s'élance à travers l'humide empire de son frère, et, imitant avec les cornes de ses pieds les rames des navires, dompte les flots avec sa large poitrine, et nage en tremblant pour la douce proie qu'il emporte. Blessée par les flèches de l'Amour, la reine des nuits déserte son empire, et confie à son frère la conduite de son char brillant, qui suit un autre cours que celui du soleil. Le dieu du jour apprend à conduire les deux coursiers noirs de sa sœur, et à décrire une courbe moindre que la sienne. Cette nuit se prolongea au delà du terme ordinaire, et le jour ne se leva que bien tard à l'orient, parce que le char de la déesse des ombres avait marché plus lentement, chargé d'un poids inaccoutumé. Le fils d'Alcmène, vaincu par l'Amour, a jeté son carquois et la dépouille effrayante du lion de Némée; il a laissé emprisonner ses doigts dans des cercles d'émeraudes, et parfumer sa rude chevelure. Il a noué autour de ses jambes le cothurne d'or, et la molle sandale aux rubans couleur de feu. Sa main, qui tout à l'heure encore portait la pesante massue, tourne entre ses doigts les fuseaux légers. La Perse et l'opulente Lydie ont vu avec orgueil la peau terrible du lion laissée à terre, et ces fortes épaules, qui avaient porté le poids du ciel, revêtues d'une tunique efféminée de pourpre tyrienne. Le feu de l'amour (croyez-en ses victimes) est un feu sacré, qui brûle et qui dévore. Depuis les profondeurs de la mer jusqu'à la hauteur des astres lumineux, le cruel enfant règne en maître absolu ; ses traits brûlants vont chercher les Néréides au fond des eaux bleuâtres, et la fraîcheur des mers ne peut éteindre les feux qu'ils allument. Les oiseaux brûlent des mêmes flammes. Les taureaux, en proie à la fureur de Vénus, se livrent entre eux des combats horribles pour la possession d'un troupeau tout entier; s'il craint pour sa compagne, le cerf timide se précipite avec rage sur son rival, et sa colère éclate dans ses cris. Les noirs habitants de l'Inde se troublent à la vue des tigres saisis d'une fureur amoureuse; le sanglier aiguise ses défenses, et se couvre d'écume; les lions d'Afrique secouent leur crinière avec violence, et les bois retentissent de cris épouvantables. Les monstres de la mer et les taureaux de Lucanie cèdent à l'aiguillon de l'Amour. Rien ne se dérobe à son empire, tout cède à sa puissance, tout, jusqu'à la haine; oui, les inimitiés les plus enracinées ne tiennent pas contre sa flamme victorieuse, et, pour tout dire en un mot, le cœur même des marâtres se laisse aller à sa douce influence.


 

ACTE SECOND.

SCÈNE I.

LE CHOEUR, LA NOURRICE, PHÈDRE.

LE CHOEUR.

Parlez, ô nourrice, quelle nouvelle apportez-vous? où est la reine? dites-nous si le feu cruel qui la consume est apaisé?

LA NOURRICE.

Nul espoir d'adoucir un mal si grand ; cette flamme insensée n'aura point de fin. Une brûlante ardeur la dévore intérieurement; malgré ses efforts pour la cacher, cette passion concentrée s'échappe de son sein et se montre sur son visage. Le feu brille dans ses yeux, et ses paupières, abaissées fuient la lumière du jour. Capricieuse et troublée, rien ne lui plaît longtemps. Elle s'agite en tous sens et se débat contre le mal qui la ronge. Tantôt ses genoux se dérobent sous elle comme si elle allait mourir, et sa tête s'incline sur son cou défaillant ; tantôt elle se remet sur sa couche, et, oubliant le sommeil, passe la nuit dans les larmes. Elle demande qu'on la soulève sur son lit, puis qu'on l’étende ; elle veut tour à tour qu'on dénoue sa chevelure, et qu’on en répare le désordre ; toutes les positions lui sont également insupportables; elle ne songe plus à prendre des aliments ni à entretenir sa vie ; elle marche à pas mal assurés, et se soutient à peine. Plus de forces ; la pourpre qui colorait la neige de son teint s'est effacée. Le feu qui la consume dessèche ses membres ; sa démarche est tremblante, la fraîcheur et l'éclat de son beau corps ont disparu; ses yeux brillants, où luirait un rayon du soleil, n'ont plus rien de cette vive lumière qui rappelait sa glorieuse origine ; des larmes s’en échappant et coulent sans cesse le long de ses joues, comme ces ruisseaux formés par les neiges du Taurus quand une pluie d'orage vient à les fondre. — Mais le palais s'ouvre à nos yeux; la voici elle-même, étendue sur les coussins de son siège doré; dans son fatal égarement, elle veut se délivrer de sa parure et de ses vêtements accoutumés.

PHÈDRE.

Débarrassez-moi de ces robes de pourpre et d’or : loin de moi cette vive couleur de Tyr, et ces riches tissus recueillis sur les arbres de la Sérique. Je veux une étroite ceinture qui presse mon sein sans gêner mes mouvements; point de colliers à mon cou ; ne changez point mes oreilles de ces blanches pierres, don précieux de la mer des Indes. Laissez mes cheveux, et n'y versez point les parfums d'Assyrie : je veux qu'ils soient épars et tombent en désordre sur mes épaules ; dans ma course rapide, ils flotteront au gré des vents. Je porterai le carquois dans ma main gauche, et dans ma main droite l'épieu de Thessalie ; ainsi marchait la mère de l'insensible Hippolyte. Je parcourrai les bois dans le même appareil où l'on vit cette reine du Tanaïs ou des Palus-Méotides fouler le sol de l'Attique, à la tête de ses bataillons d'Amazones qu'elle avait amenés des rivages glacés de l'Euxin. Un simple nœud rassemblait ses cheveux et les laissait tomber sur ses épaules ; un bouclier en forme de croissant couvrait son sein. Je serai comme elle.

LA NOURRICE.

Laissez là ces tristes plaintes; la douleur ne soulage point les malheureux. Ne songeons qu'à fléchir le courroux de la chaste déesse des bois. Reine des forêts, la seule des immortelles qui vous plaisiez à habiter les montagnes, la seule aussi qu'on y adore, écartez de nous les malheurs que nous annoncent de sinistres présages. Grande déesse des forêts et des bois sacrés, ornement du ciel, et flambeau des nuits, vous qui partagez avec le dieu du jour le soin d'éclairer le monde, Hécate aux trois visages, rendez-vous favorable à nos vœux. Domptez le cœur de l'insensible Hippolyte ; qu'il apprenne à aimer, qu'il ressente les feux d'une ardeur partagée; qu'il écoute la voix d'une amante. A vous de vaincre son cœur farouche et de le faire tomber dans les filets de l'amour ; à vous de ramener sous les lois de Vénus cet homme si fier, si dur et si sauvage ; consacrez toute votre puissance à ce grand changement ; et puisse votre visage briller toujours d'un vif éclat, votre disque n'être jamais offusqué de nuages ; que jamais, quand vous tiendrez les rênes de votre char nocturne, les chants des magiciennes de Thessalie ne vous forcent, à descendre sur la terre ; que jamais berger ne se glorifie de vos faveurs. Soyez propice à nos vœux. Mais déjà vous les avez entendus. Je vois Hippolyte lui-même; il s'apprête à vous offrir un solennel sacrifice ; il est seul. Pourquoi hésiter? le hasard m'offre le moment «t le lieu favorables ; il faut user d'adresse. Je tremble. Il est pénible d'avoir à exécuter un crime ordonné par un autre. Mais, quand on craint les rois, il faut renoncer à la justice, il faut bannir de son cœur tout sentiment honnête ; la vertu serait un mauvais instrument des volontés souveraines.

SCÈNE II.

HIPPOLYTE, LA NOURRICE.

HIPPOLYTE.

Quel motif conduit en ces lieux vos pas appesantis par l'âge, fidèle nourrice? pourquoi ce trouble sur votre visage, et cette tristesse dans vos yeux? les jours de mon père ne sont point menacés? ni ceux de Phèdre, ni ceux de ses deux enfants?

LA NOURRICE.

Soyez tranquille à cet égard ; l'état du royaume est prospère, et la florissante famille de Thésée jouit d'un bonheur parfait. Mais vous, pourquoi ne partagez-vous pas cette félicité? Votre sort m'inquiète, et je ne puis que vous plaindre, en voyant à quels maux vous vous condamnez vous-même. On peut pardonner le malheur à l'homme que le destin poursuit de ses rigueurs; mais celui qui va au devant des disgrâces, et qui se tourmente volontairement lui-même, mérite de perdre les biens dont il ne sait pas jouir. Souvenez-vous de votre jeunesse, et donnez à votre esprit les distractions qu'il demande. Allumez le flambeau des nocturnes plaisirs; sacrifiez à Bacchus, et noyez dans son sein vos graves inquiétudes. Jouissez de la jeunesse, elle s'écoule avec rapidité. A votre âge le cœur s'ouvre facilement, le plaisir est doux ; livrez-vous à son empire. Pourquoi votre couche est-elle solitaire? Quittez cette vie austère qui convient mal à votre âge; livrez-vous aux voluptés, donnez-vous une libre carrière, et né perdez pas sans fruit vos plus beaux jours. Dieu a tracé à chaque âge ses devoirs, et marqué les différentes saisons de notre vie. La joie sied bien au jeune homme, la tristesse au vieillard. Pourquoi vous comprimer ainsi vous-même, et fausser la plus heureuse nature? Le laboureur a beaucoup à espérer d'une moisson qui, jeune encore, s'élance avec force et couvre les sillons de ses jets hardis. L'arbre qui doit élever au dessus de tous les autres sa tête puissante est celui dont une main jalouse n'a point coupé les rameaux. Les âmes nobles se portent plus facilement jusqu'au faîte de la gloire, quand la liberté favorise et active leur développement. Sauvage et solitaire, vous ignorez les plus doux charmes de la vie, et vous consumez tristement votre jeunesse dans le mépris de Vénus. Croyez-vous que le seul devoir des hommes de cœur soit de se soumettre à une vie dure et laborieuse, de dompter des coursiers fougueux, et de se livrer tout entiers aux sanglants exercices de Mars? Le souverain maître du monde, voyant les mains de la mort si actives à détruire, a pris soin de réparer les pertes du genre humain par des naissances toujours nouvelles. Otez de l'univers l'amour qui en répare les désastres, et comble le vide des générations éteintes, le globe ne sera plus qu'une solitude effrayante et confuse ; la mer sera vide et sans flottes qui la sillonnent; plus d'oiseaux dans les plaines du ciel, plus d'animaux dans les bois; l'air ne sera plus traversé que par les vents. Voyez que de fléaux divers détruisent et moissonnent la race humaine; la mer, l'épée et le crime! mais, en écartant même cette destruction nécessaire et fatale, n'allons-nous pas nous-mêmes au devant de la mort? Que la jeunesse garde un célibat stérile, tout ce que vous voyez autour de vous ne vivra qu'une vie d'homme, et s'éteindra pour jamais. Prenez donc la nature pour guide, fréquentez la ville, et recherchez la compagnie de vos concitoyens.

HIPPOLYTE.

Il n'est pas de vie plus libre, plus exempte de vices, ni qui rappelle mieux les mœurs innocentes des premiers hommes, que celle qui se passe loin des villes, dans la solitude des bois. Les aiguillons brûlants de l'avarice n'entrent point dans le cœur de l'homme qui se garde pur au sommet des montagnes; il ne rencontre là ni la faveur du peuple, ni les caprices de la multitude toujours injuste envers les hommes de bien, ni les poisons de l'envie, ni les mécomptes .de l'ambition; il n'est point l'esclave de la royauté, ne la désirant pas pour lui-même; il ne se consume point dans la poursuite des vains honneurs et des richesses périssables; il est libre d'espérance et de crainte ; il ne redoute point les morsures empoisonnées de la sombre envie. Il ne connaît point ces crimes qui naissent dans les villes et dans les grandes réunions d'hommes. Sa conscience bourrelée ne le force point de trembler à tous les bruits qu'il entend. Il n'a point à déguiser sa pensée. Pour lui point de riche palais appuyé sur mille colonnes, point de lambris incrustés d'or. Sa piété ne verse point le sang à longs flots sur les autels ; cent taureaux blancs parsemés de farine ne viennent point offrir la gorge au sacrificateur. Mais il jouit du libre espace et de la pureté du ciel, il marche dans son innocence et dans sa joie. Il ne sait tendre de piège qu'aux animaux sauvages; épuisé de fatigues, il repose ses membres dans les claires eaux de l'Ilissus. Tantôt il suit dans ses détours le rapide Alphée, tantôt il parcourt les bois épais qu'arrose la fraîche et limpide fontaine de Lerna. Il change de lieux à son gré : ici, il entend le chant plaintif des oiseaux mêlé au murmure des arbres agités par le vent, et aux frémissements des vieux hêtres. Tantôt il aime à s'asseoir sur les bords d'une onde, errante, ou à goûter un doux sommeil sur de frais gazons, auprès d'une large fontaine aux eaux rapides, ou d'un clair ruisseau qui s'échappe avec un doux murmure entre des fleurs nouvelles. Des fruits détachés des arbres lui servent à apaiser sa faim, et les fraises cueillies sur leur tige légère lui fournissent une nourriture facile; ce qu'il veut fuir surtout, c'est le luxe ambitieux des rois. Que les puissances du monde boivent le vin en tremblant dans des coupes d’or ; il aime, lui, à puiser l'eau des sources dans le creux de sa main. Son repos est plus tranquille sur cette couche dure, où il s'étend avec sécurité. Il n'a point besoin d'une retraite obscure et profonde pour y cacher ses intrigues coupables, la crainte ne le force pas de s'enfermer dans les détours d'une demeure impénétrable à tous les yeux. Il cherche l'air et la lumière, et il se plaît à vivre sous la voûte du ciel. Telle fut sans doute la vie des premiers hommes reçus au rang des demi-dieux. L'ardente soif de l'or n'était point connue dans ces âges d'innocence ; nulle pierre sacrée ne déterminait alors les droits de chacun et la borne des champs, les vaisseaux ne sillonnaient point encore les mers; chacun ne connaissait que son rivage. Les villes ne s'étaient point encore enfermées d'une vaste ceinture de murailles et de tours. La main du soldat n'était point armée du fer homicide, et la baliste ne lançait point d'énormes pierres contre les portes ennemies pour les briser; la terre assujettie ne gémissait point sous les pas du bœuf attelé au joug; mais les campagnes fertiles nourrissaient d'elles-mêmes l'homme qui ne leur demandait rien; il trouvait sur les arbres, il trouvait au fond des antres obscurs des richesses et des demeures naturelles. Mais cette alliance de l'homme avec la nature fut brisée par la fureur d'acquérir, par la colère aveugle, par toutes les passions qui bouleversent les âmes. La soif impie de commander se fit sentir dans le monde, le faible devint la proie du puissant, la force fut érigée en droit. Les hommes se firent la guerre, d'abord avec leurs seules mains; les pierres, et les branches des arbres furent leurs armes grossières. Ils ne connaissaient point encore la flèche légère de cornouiller à la pointe acérée, ni l'épée à la longue lame qui pend à la ceinture du soldat, ni le casque à la crête ondoyante. La colère s'armait de ce qui lui tombait sous la main. — Bientôt le dieu de la guerre inventa des moyens nouveaux de se combattre, et mille instruments de mort : le sang coula par toute la terre, et la mer en fut rougie. Le crime ne s'arrêta plus, il entra dans toutes les demeures des hommes, et se multiplia sous toutes les formes possibles. Le frère mourut de la main du frère, le père sous la main du fils; l'époux tomba sous le fer de l'épouse, et les mères dénaturées s'armèrent contre la vie de leurs propres enfants. Je ne dis rien des marâtres : les bêtes sauvages sont moins cruelles. Mais la perversité de la femme est au dessus de tout; c'est elle qui est dans le monde l'ouvrière et la cause de tous les crimes ; c'est elle qui, par ses amours adultères, a réduit tant de villes en cendres, armé tant de nations les unes contre les autres, amené la ruine de tant de royaumes. Sans parler des autres, Médée seule, l'épouse d'Egée, suffit pour rendre ce sexe abominable.

LA NOURRICE.

Pourquoi faire peser sur toutes les femmes le crime de quelques-unes?

HIPPOLYTE.

Je les hais toutes, je les abhorre, je les déteste, je les fuis. Soit raison, soit nature, soit colère aveugle, je veux les haïr. L'eau s'unira paisiblement au feu ; les Syrtes mouvantes offriront aux navires une passe commode et sans péril, le matin brillant se lèvera sur les ondes occidentales de la mer d'Hespérie, et les loups caresseront avec amour les daims timides, avant que mon cœur se dépouille de sa haine, et s'apaise envers la femme.

LA NOURRICE.

Souvent l'amour subjugue les âmes les plus rebelles, et triomphe de leurs antipathies. Voyez le royaume de votre mère; les fières Amazones se soumettent aussi à la puissance de Vénus, vous en êtes la preuve, vous l'unique enfant mâle conservé dans cette nation.

HIPPOLYTE.

La seule chose qui me console de la perte de ma mère, c'est le droit qu'elle me donne de haïr toutes les femmes.

LA NOURRICE.

Comme une roche dure et de tous côtés inabordable, qui résiste au mouvement des mers, et repousse au loin les vagues qui viennent l'assaillir, le cruel méprise mes discours..... Mais voici Phèdre qui accourt à pas précipités, dans sa brûlante impatience. Que va-t-il arriver? quelle sera l'issue de ce fatal amour? — Elle est tombée par terre ; plus de mouvement ; la pâleur de la mort s'est répandue sur tous ses traits. Relevez-vous, ma fille, ouvrez les yeux, parlez, c'est votre Hippolyte lui-même qui vous tient dans ses bras.

SCÈNE III.

PHÈDRE, HIPPOLYTE, LA NOURRICE, SERVITEURS.

PHÈDRE.

Oh! qui me rend à la douleur, qui ranime dans mon sein le mal qui me dévore? J'étais heureuse dans cette défaillance qui m'ôtait le sentiment de moi-même. Mais pourquoi fuir cette douce lumière qui m'est rendue? Du courage, ô mon cœur; il faut oser, il faut accomplir toi-même le message que tu as donné. Parlons avec assurance; demander avec crainte, c'est provoquer le refus. Il y a longtemps que mon crime est plus qu'à moitié commis. La pudeur n'est plus de saison : c'est un amour abominable sans cloute; mais, si j'arrive au terme de mes désirs, je pourrai peut-être plus tard cacher sous des nœuds légitimes cette satisfaction criminelle. Il est des forfaits que le succès justifie. Il faut commencer. Ecoutez-moi, je vous prie, un moment sans témoin; et faites retirer votre suite.

HIPPOLYTE.

Parlez, nous sommes seuls, et personne ne peut nous entendre.

PHÈDRE.

Les mots, prêts à sortir, s'arrêtent sur mes lèvres; une force impérieuse m'oblige à parler, mais une force encore plus grande m'en empêche: soyez-moi témoins, dieux du ciel, que ce que je veux, je ne le veux pas.

HIPPOLYTE.

Est-ce que vous ne pouvez exprimer ce que vous êtes pressée de me dire?

PHÈDRE.

Il est facile d'énoncer des sentiments vulgaires, mais les grands sentiments ne trouvent point de paroles.

HIPPOLYTE.

Ne craignez pas, ô ma mère, de me confier vos chagrins.

PHÈDRE.

Ce nom de mère est trop noble et trop imposant; un nom plus humble convient mieux à mes sentiments pour vous. Appelez-moi votre sœur, cher Hippolyte, ou votre esclave : oui, votre esclave plutôt; car je suis prête à faire toutes vos volontés. Si vous m'ordonnez de vous suivre à travers les neiges profondes, vous me verrez courir sur les cimes glacées du Pinde. Faut-il marcher au milieu des feux et des bataillons ennemis, je n'hésiterai pas à exposer mon sein nu à la pointe des épées. Prenez le sceptre que m'a confié votre père, et recevez-moi comme votre esclave. A vous de commander, moi de vous obéir. Ce n'est point affaire de femme de régner sur les villes. Mais vous, qui êtes dans la force et dans la fleur de l'âge, prenez en main le sceptre paternel. Ouvrez-moi votre sein comme à une suppliante, protégez-moi comme votre esclave, ayez pitié d'une veuve.

HIPPOLYTE.

Que le maître des dieux écarte ce triste présage! mon père vit et nous sera bientôt rendu.

PHÈDRE.

Le dieu qui règne sur le sombre empire, et sur les rives silencieuses du Styx, ne lâche point sa proie, et ne laisse remonter personne vers le séjour des vivants. Renverra-t-il le ravisseur de son épouse? il faudrait le supposer bien indulgent pour les fautes de l'amour.

HIPPOLYTE.

Les dieux du ciel plus favorables nous rendront Thésée; mais, tant que nous resterons dans l'incertitude de son retour qu'appellent tous nos vœux, je garderai pour mes frères l'amitié que je leur dois, et mes tendres soins vous feront oublier votre veuvage. Moi-même je veux tenir auprès de vous la place de mon père.

PHÈDRE.

O crédule espérance d'un cœur passionné! ô illusions de l'amour! en a-t-il assez dit? je vais employer maintenant les prières. Prenez pitié de moi; entendez mon silence, et les vœux cachés dans mon cœur; je veux parler et je n'ose.

HIPPOLYTE.

Quel est donc le mal qui vous tourmente?

PHÈDRE.

Un mal que ne ressentent pas souvent les marâtres.

HIPPOLYTE.

Vos paroles sont obscures et couvertes ; parlez plus clairement.

PHÈDRE.

Un amour furieux, un feu dévorant, me consument. Cette ardeur cachée pénètre jusqu'à la moelle de mes os, elle circule avec mon sang, brûle mes veines et mes entrailles, et parcourt tout mon corps comme une flamme rapide qui dévore les poutres d'un palais.

HIPPOLYTE.

C'est l'excès de votre chaste amour pour Thésée qui vous trouble à ce point.

PHÈDRE.

Oui, cher Hippolyte, j'aime le visage de Thésée, je l'aime tel qu'il était jadis, paré des grâces de la première jeunesse ; quand un léger duvet marquait ses joues fraîches et pures, au temps où il visita la demeure terrible du monstre de Crète, et prit en main le fil qui devait le conduire à travers les mille détours du Labyrinthe. Qu'il était beau alors! Un simple bandeau retenait sa chevelure, une aimable rougeur colorait ses traits blancs et délicats : des muscles vigoureux se dessinaient sur ses bras mollement arrondis; c'était le visage de Diane que vous aimez, ou celui d'Apollon, père de ma famille, ou plutôt c'était le vôtre, cher Hippolyte. Oui, oui, Thésée vous ressemblait quand il sut plaire à la fille de son ennemi. C'est ainsi qu'il portait sa noble tête; cette beauté simple et naïve me frappe encore plus en vous; je retrouve sur votre visage toutes les grâces de votre père, auxquelles néanmoins un certain mélange des traits de votre mère ajoute un air de dignité sauvage. Vous avez dans une figure grecque la fierté d'une Amazone. Si vous aviez suivi Thésée sur la mer de Crète, c'est à vous plutôt qu'à lui que ma sœur eût donné le fil fatal. O ma sœur, ma sœur, quelle que soit la partie du ciel que tu éclaires de tes feux, je t'invoque aujourd'hui ; notre cause est la même ; une seule famille nous a perdues toutes deux; tu as aimé le père et j'aime le fils. — Hippolyte, vous voyez suppliante à vos pieds l'héritière d'une royale maison; pure et sans tache, et vertueuse jusqu'à ce moment, c'est vous seul qui m'avez rendue faible. Je m'abaisse jusqu'aux prières, c'est un parti pris, il faut que ce jour termine ma vie ou mon tourment; prenez pitié de mon amour.

HIPPOLYTE.

Puissant maître des dieux, tu n'as pas encore vengé ce crime! tu le vois sans colère! Quand donc tes mains lanceront-elles la foudre, si le ciel reste calme en ce moment? Que l'Olympe tout entier s'ébranle, et que d'épaisses ténèbres cachent la face du jour. Que les astres reculent dans leur cours, et retournent en arrière ; toi surtout, roi de la lumière, peux-tu bien voir d'un œil tranquille ce forfait monstrueux de l'un de tes enfants? Dérobe-nous la clarté du jour, et cache-toi dans la nuit. Pourquoi ta main n'est-elle pas armée, roi des dieux et des hommes? pourquoi ta foudre aux trois carreaux n'a-t-elle pas encore embrasé l'univers? Tonne sur moi, frappe-moi, que tes feux rapides me consument; je suis coupable, j'ai mérité de mourir. Je suis aimé de la femme de mon père : elle m'a cru capable de partager sa flamme adultère et criminelle! Seul donc je vous ai semblé une proie facile? c'est mon indifférence pour votre sexe qui m'a valu ce fatal amour? O la plus coupable de toutes les femmes! ô fille plus déréglée dans vos passions que votre mère qui a mis un monstre au jour! Elle ne s'est souillée du moins que par l'adultère; son crime longtemps caché s'est découvert dans les deux natures de l’être quelle avait conçu, et le visage horrible de cet enfant monstrueux manifesta la honte de sa mère. C'est le même sein qui vous a porté. O trois et quatre fois heureux les mortels que le crime et la perfidie ont perdus, détruits et plongés dans la tombe! Mon père, je vous porte envie; Médée, votre marâtre, fut meilleure pour vous que la mienne ne l'est pour moi.

PHÈDRE.

Je connais assez le destin cruel qui pèse sur notre famille : nos amours sont horribles : mais je ne suis pas maîtresse de moi. Je te suivrai à travers les flammes, à travers les mers orageuses, à travers les rochers et les torrents impétueux; où que tu ailles, ma passion furieuse m'emportera sur tes pas. Pour la seconde fois, superbe, tu me vois à tes genoux.

HIPPOLYTE.

Ne me touchez pas; retirez vos mains adultères qui font outrage à ma pureté. Mais quoi? elle m'embrasse! Où est mon épée? qu'elle meure comme elle le mérite. J'ai plongé ma main dans ses cheveux, je tiens relevée cette tête impudique; jamais sang n'aura coulé plus justement sur tes autels, ô déesse des forêts!

PHÈDRE.

Hippolyte, vous comblez tous mes vœux; vous me guérissez de ma fureur. Mourir par vos mains en sauvant ma vertu, c'est plus de bonheur que je n'en demandais.

HIPPOLYTE.

Non, retirez-vous, et vivez, car vous n'obtiendrez rien de moi. Ce fer, qui vous a touchée, ne doit point rester à ma ceinture. Le Tanaïs pourra-t-il me purifier assez? Les eaux méotides qui vont se perdre dans la mer de Pont, sous des climats glacés, laveront-elles ma souillure? Oh! non, l'Océan lui-même avec tous ses flots n'effacerait pas la trace d'un pareil crime. O bois! ô bêtes des forêts!

LA NOURRICE.

Pourquoi hésiter? c'est à nous de rejeter sur lui cet odieux attentat et de l'accuser lui-même d'une flamme incestueuse. Couvrons une accusation par une autre : le plus sûr, quand on craint, c'est de faire le premier pas, et d'attaquer. Tout s'est passé dans le secret, nul témoin ne viendra dire si nous sommes les auteurs ou les victimes de cet attentat. Athéniens, accourez; au secours, fidèles serviteurs. Un infâme séducteur, Hippolyte, presse et menace la femme de Thésée; il tient le fer en main, et veut effrayer cette chaste épouse par l'image de la mort. Il s'échappe d'un pas rapide, et, dans le trouble de sa fuite précipitée, son glaive est tombé; le voici; je tiens la preuve de son crime. Secourez d'abord sa victime infortunée. Ne touchez point à sa chevelure en désordre et lacérée par les mains du ravisseur, laissez-la comme un monument de sa violence cruelle. Répandez cette nouvelle dans la ville. — Et vous, chère maîtresse, reprenez vos sens. Pourquoi déchirer votre sein et fuir tous les regards? C'est la volonté qui rend une femme coupable, et non le malheur.

SCÈNE IV.

LE CHOEUR.

Il a fui comme l'orage, comme le vent du nord qui chasse les nuages devant lui, comme ces étoiles qui glissent dans l'espace en laissant derrière elles une longue traînée de feu. Que la renommée, qui vante les héros des vieux âges, compare leur gloire à la tienne, tu les effaceras tous par l'éclat de tes vertus, comme la lune efface toutes les étoiles, dans la plénitude de sa lumière, quand elle réunit les extrémités de son croissant, et se hâte de s'emparer du ciel qu'elle doit éclairer toute la nuit de ses vives clartés. Ta vertu brille comme la lumière d'Hespérus, messager de la nuit qui s'élève du sein des mers pour amener les premières ombres du soir, et qui, le matin, les dissipe pour allumer, sous le nom de Lucifer, les premiers feux du jour.

Et toi, conquérant de l'Inde soumise à ton thyrse vainqueur, dieu à l'éternelle jeunesse et à la flottante chevelure, qui conduis avec la lance entrelacée de feuilles de vigne les tigres attelés à ton char, et pares ton front de la mitre orientale, la chevelure négligée d'Hippolyte n'est pas moins belle que la tienne.

Ne sois point trop fier des charmes de ton visage. La renommée a répandu par le monde le nom du héros que la sœur de Phèdre avait aimé avant toi. Beauté, don périssable que les dieux font aux mortels, et qui ne dures qu'un moment, avec quelle vitesse, hélas! tu te flétris! moins promptement se fane la fleur printanière des prairies sous les feux brûlants de l'été; quand le soleil au solstice répand toute l'ardeur de ses rayons du haut du ciel el amène la nuit derrière son char rapide, les blanches feuilles du lis perdent leur beauté, la rose qui pare les plus nobles têtes, se fane et se décolore. Ainsi le doux incarnat de la jeunesse passe en un moment, chaque jour détruit quelqu'une des grâces d'un beau corps. La beauté est chose passagère : quel homme sage pourrait se confier en ce bien fragile? il faut en jouir tant qu'on la possède. Le temps nous détruit en silence, et chaque heure nouvelle vaut moins que celle qui l'a précédée. Pourquoi chercher la solitude, ô Hippolyte? la beauté ne court pas moins de danger dans les déserts. Si tu te reposes à midi au fond d'un bois solitaire, tu seras la proie des Naïades agaçantes, qui entraînent et retiennent dans leurs eaux les jeunes hommes dont la beauté les charme : les Dryades lascives et les Faunes des montagnes te dresseront des embûches pendant ton sommeil. On bien la reine des nuits, moins ancienne que les habitants de l'Arcadie, te contemplera du haut de la voûte étoilée, et oubliera de tenir en main les rênes de son char. Dernièrement nous l'avons vue rougir, sans qu'aucun nuage obscurcît la blancheur de son visage. Effrayés de cette lumière trouble et décomposée, nous avons cru que les enchantements des magiciennes de Thessalie l'avaient fait descendre sur la terre', et nous avons fait retentir l'airain bruyant. C'était toi qui l'arrêtais, c'était toi qui causais cette défaillance ; la déesse des nuits, pour te regarder, avait ralenti sa marche.

Expose moins souvent ton visage aux injures de l'hiver et aux ardeurs du soleil, et il surpassera la blancheur du marbre de Paros. Que de grâces dans la mâle fierté de ta figure, que de dignité dans ce front sévère! tu peux comparer ta tête à celle d'Apollon ; ce dieu aime à laisser flotter les longs cheveux en désordre qui couvrent ses épaules; toi, tu te plais à ne point parer ta tête, et à laisser ta courte chevelure se répandre au hasard. Les demi-dieux guerriers et habitués aux combats n'ont pas plus de force ni de vigueur que toi. Jeune encore, tes bras égalent déjà la puissance de ceux d'Hercule, et ta poitrine est plus large que celle de Mars. Quand tu veux monter sur un coursier généreux, ta main, plus habile que celle même de Castor, pourrait conduire le cheval célèbre du dieu de Lacédémone. Si tu veux tendre l'arc, et lancer le javelot de toutes tes forces, la flèche légère des archers de la Crète n'ira pas aussi loin que la tienne. Ou si tu veux, comme les Parthes, décocher des traits contre le ciel, aucun ne retombe sans ramener un oiseau frappé au cœur ; tes flèches vont chercher la proie jusqu'au sein des nuages. Mais hélas! rarement la beauté fut heureuse pour les hommes, les siècles passés te l'apprennent. Puisse la divinité favorable écarter les périls qui te menacent, puisse ta noble figure te laisser franchir le seuil de la triste vieillesse!

Il n'est point de crime que l'aveugle fureur de Phèdre ne puisse oser. Elle prépare en ce moment une accusation terrible contre son beau-fils. La perfide! elle cherche des témoignages dans le désordre de ses cheveux; elle détruit la beauté de son visage, et laisse couler un torrent de larmes sur ses joues. Ce dessein criminel est conduit avec toute la ruse dont ce sexe est capable.

Mais quel est ce guerrier qui porte sur son front le noble éclat du diadème, et lève avec orgueil sa tête majestueuse? Comme il ressemblerait au jeune Pirithoüs, sans la pâleur de ses joues, et le désordre de ses cheveux hérissés.....C'est Thésée lui-même, c'est Thésée revenu sur la terre.


 

ACTE TROISIÈME.

SCÈNE I.

THÉSÉE, LA NOURRICE.

THÉSÉE.

Enfin je me suis échappé du sein de la nuit éternelle, et j'ai franchi la voûte souterraine qui couvre les mânes enfermés dans leur vaste et sombre prison. Mes yeux peuvent à peine soutenir l'éclat du jour tant désiré. Quatre fois Eleusis a recueilli les dons de Triptolème, quatre fois la Balance a égalisé la durée des nuits et des jours, depuis qu'un destin bizarre me retient entre la vie et la mort. Pendant tout ce temps, je n'ai conservé de la vie que le sentiment de l'avoir perdue. C'est à Hercule que je dois la fin de mes malheurs; il a forcé la porte du sombre empire, et m'a ramené sur la terre en même temps que le chien du Tartare. Mais mon courage abattu ne retrouve plus sa vigueur première; mes genoux tremblent sous moi. Oh! que la route est pénible, des abîmes du Phlégéthon au séjour de la lumière! Que de maux pour franchir cet espace, échapper à la mort et suivre les pas d'Alcide! Mais quel gémissement lugubre a frappé mes oreilles? Parlez, quelqu'un. Les soupirs, les larmes, la douleur, m'attendaient au seuil de mou palais; cet accueil lamentable était bien dû à un mortel échappé des enfers.

LA NOURRICE.

Phèdre s'obstine, seigneur, dans la pensée de mourir; elle se montre insensible à nos pleurs, et veut trancher le fil de ses jours.

THÉSÉE.

Pourquoi ce dessein funeste? d'où vient qu'elle veut mourir quand son époux lui est rendu?

LA NOURRICE.

C'est votre retour même qui précipite son trépas.

THÉSÉE.

Ces paroles obscures cachent je ne sais quel grand mystère; parlez ouvertement; quel est le chagrin qui pèse sur son cœur?

LA NOURRICE.

Elle ne l'a dit à personne : c'est un mystère qu'elle cache au fond de son âme, résolue qu'elle est d'emporter avec elle au tombeau le secret douloureux qui la tue. Hâtez-vous de l'aller trouver, je vous en conjure ; les moments sont comptés.

THÉSÉE.

Ouvrez à votre roi les portes de son palais.

SCÈNE II.

THÉSÉE, PHÈDRE, SERVITEURS, LA NOURRICE, qui ne parle pas.

THÉSÉE.

Femme de Thésée, est-ce ainsi que vous accueillez le retour de votre époux si longtemps et si impatiemment attendu? Jetez donc cette épée ; tirez-moi du trouble où je suis, et apprenez-moi la cause qui vous force à mourir.

PHÈDRE.

Ali! plutôt, noble Thésée, par votre sceptre de roi, par l'amour de nos enfants, par votre retour, par le trépas où je touche, permettez-moi de mourir.

THÉSÉE.

Mais quel est le motif qui vous y porte?

PHÈDRE.

Vous dire le motif de ma mort, ce serait en perdre le fruit.

THÉSÉE.

Nul autre que moi au monde ne le connaîtra.

PHÈDRE.

Quand il n'y aurait point d'autre témoin, une femme pudique doit respecter les oreilles de son époux.

THÉSÉE.

Parlez, je serai pour vous un discret confident.

PHÈDRE.

Il faut garder son secret, si l'on ne veut pas qu'il soit divulgué par un autre.

THÉSÉE.

On vous ôtera tout pouvoir d'attenter sur vous-même.

PHÈDRE.

Quand on veut mourir, on en trouve toujours le moyen.

THÉSÉE.

Mais, dites-moi, quelle est la faute que vous voulez expier en mourant?

PHÈDRE.

Ma vie même.

THÉSÉE.

Mes larmes ne vous touchent-elles pas?

PHÈDRE.

C'est un bonheur de mourir digne d'être pleuré par les siens.

THÉSÉE.

Elle persiste dans son silence. Mais ce qu'elle ne veut pas dire, sa vieille nourrice le dira ; les chaînes et les tortures vont l'y contraindre. Allons, que la force des tourments lui arrache ce fatal secret.

PHÈDRE.

Non, je vous le dirai moi-même, arrêtez.

THÉSÉE.

Pourquoi détourner tristement vos yeux? pourquoi ces larmes soudaines qui coulent sur vos joues, et que vous me dérobez sous le voile dont vous cachez votre front?

PHÈDRE.

Père des dieux immortels, je te prends à témoignage, et toi aussi, roi du jour, Soleil, auteur de ma famille ; j'ai résisté aux prières du séducteur, son épée et ses menaces n'ont rien pu sur mon cœur, mais mon corps a souffert violence; et je veux par mon trépas laver cet outrage fait à ma pudeur.

THÉSÉE.

Dites-moi, quel est le perfide qui m'a déshonoré?

PHÈDRE.

C'est l'homme que vous en soupçonneriez le moins.

THÉSÉE.

Son nom?

PHÈDRE.

Cette épée vous l'apprendra : effrayé du bruit, le ravisseur l'a laissé tomber, en fuyant le concours des citoyens venus pour me défendre.

THÉSÉE.

Oh! quel crime affreux j'entrevois! quel forfait monstrueux! Cet ivoire porte les insignes royaux de ma famille; je reconnais sur cette poignée l'emblème glorieux du peuple athénien...... Mais où s'est-il échappé?

PHÈDRE.

Vos serviteurs l'ont vu s'enfuir éperdu, et courir d'un pas rapide.

SCÈNE III.

THÉSÉE.

O saintes lois de la nature! ô maître de l'Olympe, ô Neptune, roi des mers, où un pareil monstre a-t-il pris naissance? Est-ce la Grèce qui l'a porté, ou le Taurus inhospitalier, ou le Phase de Colchide? Le naturel des aïeux se retrouve dans leurs enfants, et rien de pur ne peut sortir d'une source corrompue. C'est bien là le sens dépravé de ces guerrières Amazones ; mépriser les nœuds de l'hymen, et se garder chaste longtemps pour ensuite se prostituer à tous. O sang infâme, que l'influence d'un climat plus doux ne saurait purifier! Les bêtes elles-mêmes ne connaissent point ces criminelles amours, et une pudeur instinctive leur fait respecter les saintes lois de la nature. Fiez-vous donc à ce visage sévère, à cette gravité fausse et menteuse, à ce maintien négligé qui rappelait la vie austère de nos aïeux, à cette rigidité de mœurs digne d'un vieillard, à ce langage froid et sérieux! O hypocrisie du visage de l'homme! La pensée demeure invisible au fond du cœur; tes vices de l'âme se cachent sous la beauté du corps ; l'impudique se revêt de pudeur, l'audacieux prend un extérieur tranquille, la vertu devient le masque du crime, la vérité celui du mensonge, et la débauche affecte les dehors d'une vie sombre et austère. O toi, farouche habitant des forêts, toi si pur, si plein d'innocence et de pudeur naïve, c'est contre moi que tu prenais tous ces détours? c'est en souillant ma couche, c'est par un inceste abominable que tu voulais commencer ta vie d'homme? Ah! je dois aujourd'hui rendre grâces aux dieux de ce qu'Antiope a déjà péri sous ma main, et de ce que, au moment de descendre aux rivages du Styx, je n'ai point laissé ta propre mère auprès de toi. Va cacher ta honte parmi des peuples inconnus : quand même tu serais séparé de ce pays par toute l'étendue des mers ; quand même tu habiterais le point de la terre opposé à celui que nous occupons ; quand tu t'exilerais aux dernières limites du monde, et franchirais la barrière du pôle septentrional ; quand tu pourrais, t'élevant au delà du séjour des neiges et des frimas, laisser derrière toi le souffle orageux et glacial de Borée, tu n'éviteras jamais le châtiment de tes crimes. Ma vengeance obstinée te suivra partout. Je visiterai les lieux les plus lointains, les mieux défendus, les plus cachés, les plus divers, les plus inabordables ; aucun obstacle ne m'arrêtera, tu sais d'où je reviens : le but que mes traits ne pourront atteindre, mes prières l'atteindront : le dieu des mers m'a promis d'exaucer trois vœux formés par moi, et a pris le Styx à témoin de cette promesse. Accorde-moi cette faveur, ô Neptune! Que ce jour soit le dernier pour Hippolyte, et que ce coupable fils aille trouver les Mânes irrités contre l'auteur de ses jours. Rends-moi ce funeste service, ô mon père! Je ne réclamerais point aujourd'hui la dernière faveur que tu me dois, sans un malheur affreux : dans les sombres cavernes de l'enfer, sous la main terrible de Platon, quand j'avais tout à craindre de sa colère, je me suis retenu de former ce troisième vœu; c'est maintenant, à mon père, qu'il faut accomplir ta promesse. Tu hésites? pourquoi ce silence qui règne encore sur tes ondes? Déchaîne les vents, et que leur souffle, amassant de sombres nuages, répande partout la nuit et nous dérobe la vue du ciel et du jour. Epanche tous tes flots, fais monter tous les monstres de: la mer, et soulève les vagues qui dorment au sein de tes plus profonds abîmes.

SCÈNE IV.

LE CHOEUR.

O Nature, puissante mère des dieux immortels, et toi souverain maître de l'Olympe, qui fais tourner d'un mouvement rapide les astres nombreux qui brillent à la voûte étoilée, qui presses leur marche vagabonde, et les forces d'accomplir leurs révolutions, pourquoi ce soin que tu prends de maintenir l'éternelle harmonie du monde céleste? Nos bois, dépouillés de leur feuillage par les neiges glacées de l'hiver, reprennent au printemps leur verdure; aux rayons brûlants du soleil d'été qui mûrit les dons de Cérès, succède une saison plus douce. Mais toi, qui présides à cet ordre admirable, et qui règles ce mouvement prodigieux des corps célestes, ou ne sent plus ta présence dans le gouvernement des choses humaines. On ne te voit point récompenser les vertus et punir les crimes. C'est l'aveugle fortune qui règne sur la terre ; sa main capricieuse répand ses faveurs au hasard, et presque toujours sur les médians. L'ignoble débauche opprime la chasteté. Le crime règne dans les palais des rois. Le peuple accorde les faisceaux à des hommes déshonorés, et passe de l'amour à la haine. La vertu gémit et la justice ne recueille que le malheur: la triste indigence est le partage des hommes purs, et l'adultère, que le vice élève, s'assied sur le trône. O justice! ô vertu! vous n'êtes que de vaines idoles.

Mais quelle nouvelle apporte ce messager qui accourt d'un pas rapide? la douleur est peinte sur son visage, et des larmes coulent de ses yeux.


 

ACTE QUATRIÈME.

SCENE I.

LE MESSAGER, THÉSÉE.

LE MESSAGER.

O dure et cruelle condition d'un serviteur! pourquoi faut-il que je sois contraint d'apporter une aussi affreuse nouvelle!

THÉSÉE.

Ne crains rien ; annonce-moi hardiment le malheur que je dois apprendre; mon cœur est préparé d'avance aux plus rudes coups.

LE MESSAGER.

L'excès de la douleur m'empêche de trouver des paroles.

THÉSÉE.

Parle, dis-moi quel malheur accable ma triste famille.

LE MESSAGER.

Hippolyte, hélas! a péri d'une mort cruelle.

THÉSÉE.

Je sais depuis longtemps que je n'ai plus de fils. Maintenant c'est un vil séducteur qui cesse de vivre ; apprends-moi les détails de sa mort.

LE MESSAGER.

A peine eut-il quitté la ville d'un pas rapide, que, pour rendre sa fuite encore plus prompte, il attela sur-le-champ ses superbes coursiers et prit en main les rênes de son char. Alors il se parla quelque temps à lui-même, maudit le lieu de sa naissance, prononça plusieurs fois le nom de son père, et lâcha les rênes en excitant la marche de ses coursiers. Tout à coup la vaste mer se soulève, monte et se dresse jusqu'au ciel. Aucun vent ne souffle sur les flots, l'air est calme et silencieux, la mer est tranquille au dehors, c’est d'elle-même qu'est sortie la tempête : jamais l'Auster n'en excita de semblable dans le détroit de la Sicile, jamais le Corus ne souleva avec plus de fureur la mer d'Ionie, dans ces tempêtes effrayantes où l'on a vu le mouvement des flots ébranler les rochers, et leur blanche écume couvrir le promontoire de Leucate. — La mer monte et se dresse comme une montagne humide, qui, chargée d'un poids monstrueux, vient se briser sur le rivage. Ce n'est point contre les vaisseaux qu'est envoyé ce fléau, c'est la terre qu'il menace. Les vagues roulent avec violence ; on ne sait quel est ce poids que la mer porte dans ses flancs, quelle terre inconnue va paraître sous le soleil. Sans doute c'est une nouvelle Cyclade. Les rochers où s'élève le temple du dieu d'Epidaure ont disparu sous les flots, et avec eux le pic célèbre par les brigandages de Sciron, et la terre étroite que les deux mers embrassent. — Pendant que nous contemplons ce spectacle plein d'horreur, la mer fait entendre un mugissement terrible répété par les roches d'alentour. L'eau découle du sommet de la montagne humide, l'écume sort de cette tête effrayante qui absorbe et renvoie les vagues. On croirait voir le terrible souffleur bondir au milieu des flots, et lancer avec force l'eau qu'il a reçue dans ses vastes flancs. — Enfin cette masse énorme s'ébranle, et, se brisant à nos yeux, jette sur le rivage un monstre plus effroyable que tout ce que nous pouvions craindre: la mer se précipite en même temps sur la terre à la suite du monstre qu'elle a vomi. — La terreur nous glace jusqu'aux os.

THÉSÉE.

Quelle forme avait cette masse effrayante?

LE MESSAGER.

C'était un taureau furieux à la tête azurée ; une crête superbe domine son front verdâtre : ses oreilles sont droites et hérissées; ses cornes sont de deux couleurs: l'une conviendrait aux taureaux superbes qui marchent à la tête des troupeaux, l'autre est celle des taureaux marins. Ses yeux lancent des flammes et des étincelles bleuâtres. Son cou monstrueux est sillonné de muscles énormes, et ses larges naseaux se gonflent avec un bruit terrible. L'algue verte des mers s'attache à sa poitrine et à son fanon ; ses flancs sont parsemés de taches d'un jaune ardent. L'extrémité de son corps se termine en une bête monstrueuse; c'est un immense dragon hérissé d'écaillés, qui se traîne en replis tortueux, et semblable à ce géant des mers qui engloutit et rejette des vaisseaux tout entiers. — La terre a tremblé : les troupeaux éperdus fuient en désordre à travers les campagnes, et le pasteur oublie de suivre ses bœufs dispersés. Tous les animaux des bois prennent la fuite, le chasseur glacé d'effroi demeure immobile et privé de sentiment. Hippolyte seul ne tremble pas; il serre fortement les rênes, arrête ses coursiers et calme leur frayeur en les encourageant de sa voix qui leur est connue. — Sur le chemin d'Argos est un sentier taillé dans le roc, et côtoyant la mer qu'il domine. C'est là que le monstre se place et prépare sa fureur. Après s'être assuré de lui-même, et avoir éprouvé sa colère, il s'élance d'un bond rapide, et, touchant à peine la terre dans la vivacité de sa course, vient s'abattre furieux sous les pieds des chevaux épouvantés. Votre fils alors lève un front menaçant, et, sans changer de visage, crie d'une voix terrible : « Ce vain épouvantail ne saurait ébranler mon courage; vaincre des taureaux, c'est pour moi une tâche et une gloire héréditaires. » Mais, au même instant, les chevaux, rebelles au frein, entraînent le char : ils s'écartent de la route ; et, dans l'emportement de leur frayeur, ils courent au hasard devant eux, et se précipitent à travers des rochers. Hippolyte fait comme un pilote qui cherche à retenir son vaisseau battu par une mer orageuse, et emploie toutes les ressources de son art pour empêcher qu'il ne se brise contre les écueils : tantôt il tire fortement les rênes, tantôt il déchire leurs flancs à coups de fouet. — Le monstre s'attache à ses pas ; tantôt il marche à côté du char, tantôt il se présente à la tête des chevaux et les effraie de toutes les manières. Impossible de fuir plus longtemps, le taureau marin dresse devant eux ses cornes menaçantes. Alors les coursiers éperdus ne savent plus obéir à la voix qui leur commande ; ils s'efforcent de briser le joug qui les arrête, et, se dressant sur leurs pieds, précipitent le char : Hippolyte renversé tombe sur le visage, et son corps s'embarrasse dans les rênes ; il se débat, et ne fait que resserrer davantage les nœuds qui le pressent. Les chevaux s'aperçoivent du succès de leurs efforts, et, libres enfin de leurs mouvements, entraînent le char vide partout où l'effroi les conduit. C'est ainsi que les coursiers du Soleil, ne sentant point dans son char le poids accoutumé, et croyant traîner un usurpateur, s'emportèrent dans leur course, et renversèrent Phaéton du haut des airs. Le sang d'Hippolyte rougit au loin les campagnes; sa tête résonne et se brise contre les rochers; ses cheveux sont arrachés par les ronces, les pierres insensibles déchirent son noble visage, et sa beauté, cause de tous ses malheurs, disparaît sous mille blessures. — Le char continue de fuir avec la même vitesse et d'entraîner sa victime expirante. Enfin il donne contre un tronc d'arbre brûlé dont la pointe aigüe et dressée arrête le corps d'Hippolyte et lui entre dans les entrailles; ce triste incident tient le char quelque temps immobile ; mais les chevaux, un moment entravés, font un effort qui rompt l'obstacle et brise le corps de leur maître. Il a cessé de vivre ; déchiré par les ronces et par les pointes aiguës des buissons, tout son corps devient une proie dont chaque arbre de la route accroche un lambeau. — Ses tristes serviteurs parcourent la campagne avec des cris funèbres, et suivent pas à pas les traces que le sang de leur maître a laissées ; ses chiens gémissants cherchent partout ses membres épars. Ces soins empressés n'ont pu réunir encore tous les débris de son corps. Est-ce donc là tout ce qui reste de cette beauté merveilleuse? Hélas! ce jeune prince qui tout à l'heure partageait le trône et la gloire de son noble père dont il devait sans doute posséder l'héritage, et qui brillait comme un astre aux yeux des hommes, le voilà maintenant! C'est lui dont on rassemble les membres pour le bûcher, c'est lui dont la dépouille attend les honneurs du tombeau.

THÉSÉE.

O nature, nature! combien sont forts ces liens du sang qui attachent le cœur des pères à leurs enfants! Malgré moi-même, il faut plier sous ta puissance. J'ai voulu le tuer coupable, mort je dois le pleurer.

LE MESSAGER.

Il ne convient pas de déplorer un accident qu'on a soi-même appelé de tous ses vœux.

THÉSÉE.

Je regarde comme le plus grand malheur ce soin que prend la fortune de réaliser des souhaits impies.

LE MESSAGER.

Si vous gardez votre colère contre votre fils, pourquoi ces larmes qui coulent de vos yeux?

THÉSÉE.

Si je pleure, ce n'est pas pour l'avoir perdu, mais pour l'avoir tué.

SCÈNE II.

LE CHOEUR.

Que de révolutions terribles dans la vie humaine! les rangs inférieurs de la société sont moins exposés aux coups de la fortune, et moins maltraités par les caprices du sort. On trouve le repos dans une vie obscure, et l'humble cabane laisse aller ses hôtes jusqu'à la vieillesse : mais le faîte aérien des palais est en butte à tous les vents, aux fureurs de l'Eurus et du Notus, aux ravages de Borée et du Corus pluvieux. Rarement la foudre tombe au sein de l'humide vallée, tandis que les carreaux de Jupiter ébranlent le superbe Caucase et la montagne de Phrygie où s'élève le bois de Cybèle. Le roi du ciel, craignant pour son empire, frappe tout ce qui s'en approche. Ces grandes révolutions ne peuvent trouver place dans l'étroite enceinte d'une maison plébéienne, mais elles grondent à l'entour des trônes; le temps, dans son vol incertain, les amène sur ses ailes rapides, et jamais la fortune changeante ne tient ses promesses.

Un héros échappe à la nuit éternelle et remonte à la clarté des cieux ; à peine arrivé sous le soleil, il s'attriste et maudit son retour. Sa patrie et le palais de ses pères lui deviennent plus insupportables que les insupportables que les gouffres de l'enfer. Chaste Minerve, révérée dans l'Attique, le retour de Thésée remonté sur la terre et sorti des prisons infernales n'est point une faveur dont tu doives remercier ton oncle avare : le nombre de ses victimes est toujours le même.

Mais quelle voix lamentable sort du fond de ce palais? et que veut Phèdre éperdue avec un glaive dans ses mains?


 

ACTE CINQUIÈME.

SCÈNE I.

THÉSÉE, PHÈDRE.

THÉSÉE.

Quel est ce transport furieux, et cette douleur qui vous égare? pourquoi cette épée? pourquoi ces cris et ces gémissements lugubres sur le corps de votre ennemi?

PHÈDRE.

C'est contre moi qu'il faut tourner ta fureur, ô Neptune ; c'est contre moi qu'il faut déchaîner les monstres de la mer, ceux que Téthys cache dans les derniers replis de son sein profond, ceux que le vieil Océan nourrit dans ses plus sombres abîmes. O cruel Thésée, que les liens n'ont jamais revu que pour leur malheur, et dont il faut que le retour soit acheté par la mort d'un père et d'un fils! tu détruis ta famille, et c'est toujours la haine ou l'amour d'une épouse qui te rend coupable. — Hippolyte, est-ce ainsi que je te revois? est-ce ainsi que je t'ai fait? Quel cruel Sinis, quel barbare Procuste a déchiré tes membres? ou quel Minotaure, quel monstre mugissant dans la prison bâtie par Dédale, t'a frappé de ses cornes terribles et mis en pièces? Hélas! qu'est devenue ta beauté? que sont devenus tes yeux, astres brillants pour les miens? es-tu bien mort? Ah! viens et prête l'oreille à mes paroles. Je puis le dire sans honte; cette main vengera ton trépas, j'enfoncerai ce glaive dans mon sein coupable ; je me délivrerai tout ensemble de la vie et du crime : amante insensée, je veux te suivre sur les bords du Styx, et sur les brûlantes eaux des fleuves de l'enfer. Chère ombre, apaise-toi : reçois ces cheveux dont je dépouille ma tête, et que j'arrache sur mon front. Nos cœurs n'ont pu s'unir, nos destinées du moins s'uniront. Chaste épouse, meurs pour ton époux; femme infidèle, meurs pour ton amant. Puis-je partager la couche de Thésée, après un si grand crime? il ne te manquerait plus que d'aller dans ses bras comme une femme irréprochable dont on a vengé l'honneur. — O mort, seule consolation qui me reste dans la perte de mon honneur, je me jette dans tes bras, ouvre-moi ton sein! — Athènes, écoute-moi, et toi aussi, père aveugle, et plus cruel que ta perfide épouse. J'ai menti : le crime affreux que j'avais moi-même commis dans mon cœur, je l'ai rejeté faussement sur Hippolyte. Tu as frappé ton fils innocent, toi, son père, et sa vertu a subi le châtiment d'un inceste dont elle ne s'était point souillée. Homme chaste, homme pur, reprends la gloire qui t'est due. Cette épée fera justice, et, ouvrant mon sein coupable, fera couler mon sang pour apaiser ton âme vertueuse. Ton devoir, après ce coup fatal, la marâtre de ton fils te l'enseigne, ô Thésée ; apprends d'elle à mourir.

SCÈNE II.

THÉSÉE, LE CHOEUR.

THÉSÉE.

Tristes profondeurs de l'Érèbe, et vous, cavernes du Ténare, eau du Léthé si chère aux malheureux, et vous, flots dormants du Cocyte, je suis un coupable, entraînez-moi dans vos abîmes et me dévouez à des tourments éternels. Monstres affreux de l'Océan, que Protée cache dans les gouffres les plus profonds de la mer, accourez, et précipitez dans vos noires demeures un misérable qui, tout à l'heure encore, s'applaudissait du plus grand des crimes. Et toi aussi, mon père, toujours si prompt à servir mes vengeances, arme-toi pour me punir ; n'ai-je pas mérité la mort? J'ai livré mon fils à un trépas horrible et inconnu, j'ai semé par les campagnes ses membres dispersés, et, en poursuivant la vengeance d'un forfait imaginaire, je me suis souillé moi-même d'un forfait véritable. Le ciel, la mer et les enfers sont pleins de mes crimes, il ne me reste plus de place pour en commettre d'autres, j'ai souillé le triple héritage des enfants de Saturne. Si je veux remonter sur la terre, je n'en trouve la route que pour être témoin de deux morts déplorables, pour perdre à la fois mon épouse et mon fils, pour rester seul dans le monde, après avoir allumé à la fois les bûchers qui doivent consumer ces deux êtres si chers à ma tendresse. — O toi qui m'as rendu ce jour que je déteste, ô Alcide, rends à Pluton la victime que tu lui avais arrachée, rends-moi l'enfer que tu m'as ôté. Hélas! c'est en vain que j'invoque la mort dont j'ai déserté l'empire. Homme cruel et violent qui as inventé des supplices terribles et inconnus, sois juste et inflige-toi à toi-même le châtiment que tu as mérité. Ramène jusqu'à terre la cime d'un pin sourcilleux, et qu'en se redressant vers le ciel il déchire ton corps en deux parties, ou lance-toi du haut des rochers de Scyron. J'ai vu de mes yeux les tourments plus affreux encore que les victimes du Phlégéthon subissent enfermées dans ses vagues de feu. Je connais le supplice et le séjour qui m'attendent. Faites-moi place, ombres coupables; repose tes bras fatigués, fils d'Eole, ma tête va se courber sous le poids éternel du rocher qui t'accable. Que le fleuve de Tantale vienne se jouer autour de mes lèvres trompées. Que le cruel vautour de Tityus le quitte pour s'abattre sur moi, et que mon foie, renaissant toujours, éternise mon supplice. Repose-toi, père de mon cher Pirithoüs, et que le branle de ta roue qui ne s'arrête point, brise mes membres dans le tourbillon des cercles qu'elle décrit. O terre, entrouvre-toi! laisse-moi descendre dans tes abîmes, sombre Chaos ; cette fois, mieux que la première, j'ai le droit de pénétrer dans la nuit infernale : c'est mon fils que je veux y chercher. Ne crains rien, dieu du sombre empire, je ne viens vers toi qu'avec de chastes pensées, reçois-moi dans ta demeure éternelle pour n'en plus sortir. Les dieux sont sourds à mes prières : si mes vœux étaient criminels, qu'ils seraient prompts à les exaucer!

LE CHOEUR.

Thésée, le temps ne manquera pas à vos plaintes, l'éternité tout entière vous reste. Maintenant il faut rendre à votre fils les derniers devoirs, et ensevelir au plus tôt les tristes débris de son corps indignement déchiré.

THÉSÉE.

Oui, oui, qu'on apporte les restes de cet enfant chéri, et cette masse qui n'a plus de forme, et ces membres rassemblés au hasard. Est-ce là Hippolyte? Ah! je reconnais mon crime. C'est moi qui l'ai tué, c'est moi ; et pour n'être pas seul coupable, ni coupable à demi, père, j'ai appelé mon père à seconder mon crime, et voilà le fruit de ses faveurs paternelles. O coup funeste qui ravit un fils à mes vieux ans! —-Embrasse du moins ces membres déchirés, malheureux père; presse et réchauffe contre ton cœur ce qui reste de ton enfant; recueille les débris sanglants de ce corps mis en pièces; rétablis l'ensemble de cet être brisé, remets chaque membre en son lieu. Voici la place de sa main droite ; voici où il faut replacer sa main gauche si habile à tenir les rênes de ses coursiers. Je reconnais le signe empreint sur son flanc gauche. — Combien de parties manquent encore à mes regrets! affermissez-vous, à mes mains tremblantes, et poursuivez jusqu'au bout cette douloureuse recherche; arrêtez-vous, mes larmes, laissez un père compter les membres de son enfant, et rétablir l'ensemble de son corps. Quelle est cette masse informe, défigurée par mille blessures? Je ne sais laquelle, mais c'est une partie de toi-même. Remettez-la donc ici, non pas à sa place, mais à cette place qui est restée vide. Est-ce ce visage tout brillant d'un feu céleste, et qui désarmait la haine? est-ce là ce qui reste de ta beauté divine? O destinée fatale, ô cruelle bonté des dieux! c'est en cet état que mon vœu paternel devait te ramener à moi! Reçois de ton père ces derniers dons, ces offrandes funèbres, ô toi qu'il faut ensevelir en plusieurs fois : livrons d'abord aux flammes ce que nous avons de lui, en attendant le reste. Ouvrez ce palais, triste séjour de mort : remplissez Athènes tout entière de vos cris lugubres. Vous, apprêtez la flamme qui doit allumer ce royal bûcher ; vous, parcourez la plaine et recueillez ceux des membres de mon fils qui nous manquent encore. Quant à cette coupable épouse, creusez-lui un tombeau, et que la terre pèse lourdement sur elle.

 


 

NOTES SUR HIPPOLYTE.

Acte Ier.

Allez, répandez-vous autour de ces bois épais. Ce début marque la différence du théâtre antique et du théâtre moderne : rien de plus simple que l'intrigue de cette pièce dans Euripide et dans Sénèque ; l'amour incestueux de Phèdre pour son beau-fils forme à lui seul toute l'action. Racine, pour se conformer au goût et aux exigences de son époque, a fait Hippolyte amoureux, et mêlé des intérêts politiques à sa donnée principale. Sous ce rapport, il n'a pas été plus heureux que Pradon, qui fait dire par Hippolyte à son amante :

Depuis que je vous vois, j'abandonne la chasse.

Notre poète n'a point eu les mêmes nécessités à subir, et sa pièce nous semble s'ouvrir très heureusement par ce discours d'Hippolyte à ses veneurs, qui offre un spectacle agréable, et tout à fait conforme aux habitudes, aux goûts et aux mœurs de ce chaste héros.

Les sommets de la montagne de Cécrops. C'est une montagne située près d'Athènes, appelée la ville Cécropienne, de Cécrops, son fondateur.

Les roches de Parnes. Autre montagne de l'Attique, près du mont Hymette, pleine d'ours et de sangliers.

Les bords du fleuve qui coule dans les gorges de Thrie. Ce fleuve est le Céphise. Thrie était un bourg de l'Attique dans la tribu Œnoa. Voyez Thucydide, I, 114, et Strabon, IX.

Des bois de Marathon. Une des villes de la tétrapole attique, et célèbre par la victoire de Miltiade sur les Perses.

Tournez vers l'Acharnie. Le texte dit : qua tepidis subditus austris frigora mollit durus Acharneus. Il y a deux sens : il s'agit du bourg d'Acharnie, situé dans la partie méridionale de l'Attique, ou d'une montagne qui garantissait du froid un bourg du même nom.

Les rochers du doux Hymette. Cette montagne est appelée douce, à cause de l'excellent miel qu'on y recueillait.

La terre étroite d’Aphidna. Aphidna, bourg athénien dans la tribu Antiochide.

Le cap de Sunium. Promontoire de la mer Egée, célèbre par le tombeau de Thémistocle et les promenades de Platon. Voyez Pomponius Mela, liv. II.

Les champs de Phlyéus. Bourg de la tribu Ptolémaïde, suivant Hésyche, ou de la tribu Cécropide, suivant Harpocration. Voyez Aristophane, les Guêpes, acte I, sc. 3, v. 5.

Les ardents molosses. Chiens d'Epire, aussi renommés pour leur courage que ceux de Sparte relaient pour la rapidité de leur course.

Les braves crétois. Bien entendu que ce sont des chiens crétois, et non des hommes.

Armez l’épouvantail de plumes rouges. L'épouvantail était une espèce de filet, garni de plumes d'une couleur vive, et légèrement roussies, qui, par leur odeur et leur aspect, forçaient les bêtes à se précipiter dans les pièges et dans les toiles.

Les froides eaux de l’Araxe. Fleuve d'Arménie, dont Virgile a dit : .......Pontem indignatus Araxes.

Les biches de Crète. Virgile en parle ; mais Heyne, dans sa note sur ces vers :

.........Qualis conjecta cerva sagitta
Quam procul incautam nemora inter cressia fixit
Pastor agens talis,

dit que c'est une erreur, qu'il n'y avait point de biches en Crète, mais beaucoup de chèvres sauvages, suivant Solin, ch. xvii. Pline dit la même chose, liv. viii, chap. 58, § 3.

Pourquoi m as-tu fait asseoir comme étage à un foyer odieux? On ne voit point dans la fable que Phèdre ait été remise en otage à Thésée ; Plutarque ne le dit pas. Notre poète suppose sans doute que Thésée, vainqueur des Crétois, en avait exigé la dernière fille de Minos, soit comme gage de leur fidélité, soit parce qu'il l'aimait.

La fidélité qu'il a coutume de garder à ses épouses. Thésée avait eu beaucoup de femmes avant Phèdre, et « tous ces mariages, dit Plutarque, n'ont eu ni des commencements honnêtes, ni des fins heureuses. Il enleva une Trézénienne nommée Anaxo ; et, .après avoir tué Sinnis et Cercyon, il fit violence à leurs filles. Il épousa Péribée, mère d'Ajax, Phérébée et Jopé, fille d'Iphiclès. Son amour pour Eglé, fille de Panopéus, lui fit abandonner, avec autant de lâcheté que d'ingratitude, Ariadne, à qui il avait de si grandes obligations. Enfin, l'enlèvement d'Hélène, qui alluma dans l'Attique le feu de la guerre, fut la cause de son exil et de sa mort. » Plutarque, Vie de Thésée, ch. xxvii.

Sa foi partout offerte et reçue en cent lieux :
Hélène à ses parents dans Sparte dérobée,
Salamine témoin des pleurs de Péribée,
Tant d'autres dont les noms lui sont même échappés,
Trop crédules esprits que sa flamme a trompés;
Ariadne aux rochers contant ses injustices,
Phèdre enlevée enfin sous de meilleurs auspices, etc.
(Racine, Phèdre, acte I, sc. 1.)

Pour arracher Proserpine du trône du roi des enfers. Suivant Plutarque, il était allé avec Pirithous pour enlever l'épouse d'Aidoneus, roi des Molosses, qui avait donné à sa femme le nom de Proserpine, à sa fille celui de Coré, et à son chien celui de Cerbère. Voyez Vie de Thésée, ch. XXX.

Racine fait parler Phèdre comme elle parle dans Sénèque : Qui va du dieu des mers déshonorer la couche.

Mais au troisième acte, sc. 5, Thésée dit simplement qu'il est allé avec Pirithoüs pour ravir la femme du tyran de l'Epire :

Je n'avais qu'un ami : son imprudente flamme
Du tyran de l'Epire allait ravir la femme ;
Je servais à regret ses desseins amoureux .etc.

La toile s'échappe de mes mains. Voilà ce que la Phèdre grecque et latine pouvaient dire sur la scène, mais ce que Racine s'est bien gardé de mettre dans la bouche de la sienne.

Tous les sujets, vieux ou modernes, sont empreints de la couleur du temps où ils sont représentés, et tout admirateur des anciens qu'était Racine, il est toujours de son siècle, par ce qu'il dit et par ce qu'il ne dit pas. La cour de Louis XIV eût trouvé Phèdre souverainement ridicule de venir dire sur la scène que depuis son amour elle ne sait plus ni coudre ni broder. C'est la même Phèdre néanmoins que celle d'Euripide et de Sénèque. Sans doute, mais dix-huit siècles l'ont un peu changée; et pour qui sait voir au fond des choses, Racine est moderne dans son imitation de l'antiquité.

Quelle fureur te fait aimer l'ombre des forêts ? Racine doit à Sénèque plus qu'on ne pense ; nous eu donnerons la preuve par quelques citations.

Dieux ! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts !
Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussière,
Suivre de l'œil un char fuyant dans la carrière !
(Racine, Phèdre, acte I, sc. 3.)

On remarquera toutefois la différence de la femme antique et de la femme moderne. Phèdre, dans Sénèque, parle de poursuivre les bêtes féroces à la course, de lancer des traits de ses propres mains ; elle veut se faire chasseresse. Dans Racine, elle, veut seulement s'asseoir à l'ombre des forêts pour suivre de l'œil Hippolyte, ou le voir voler sur son char.

Je reconnais la funeste passion qui égara ma mère.

Je reconnais Vénus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables.
(Acte I, sc. 3.)

O ma mère, combien tu me parais digne de pitié! Voyez Euripide, Hippolyte, acte II, sc. 2, v. 337 ; et Racine, Phèdre, acte I, sc. 3 :

O haine de Vénus ! ô fatale colère !
Dans quels égarements l'amour jeta ma mère!

Le chef indompté d'un troupeau sauvage. Virgile n'en fait pas un portrait aussi terrible :

Pasiphaen nivei solatur amore juvenci :
Ah ! virgo infelix, quae te dementia cepit!
..........................................................................
Ah ! virgo infelix, tu nunc in montibus erras.

(Virgile, Eclog. VI.)

Mais au moins il aimait quelque chose.

L'insensible Hippolyte est-il connu de toi ?
(Racine,
Phèdre, acte II, sc. 1.)

Attaque un ennemi qui te soit plus rebelle.
Hippolyte te fuit, et, bravant ton courroux,
Jamais à tes autels n'a fléchi les genoux.
(Acte III, sc. 2.)

Ce farouche ennemi qu'on ne pouvait dompter,
Qu'offensait le respect, qu'importunait la plainte,
Ce tigre que jamais je n'abordai sans crainte, etc.
(Acte IV, sc. 5.)

Vénus hait la famille du Soleil. Depuis les filets de Vulcain, à qui le Soleil avait découvert l'infidélité de son épouse.

Celui qui, dès le commencement, combat et repousse l'amour. Cette pensée, infiniment sage, est prise dans Lucrèce, qui l'a énergiquement exprimée :

......Vitare plagas in amoris ne laciamur
Non ita difficile est, quam captum retibus ipsis
Exire, et validos Veneris perrumpere nodos.

(Lucret.,
de Rerum natura, lib. iv, v. 1137.)

Si … on se plaît à nourrir et à caresser un doux penchant.

Tous ceux qui, comme toi, par de lâches adresses,
Des princes malheureux nourrissent les faiblesses,
Les poussent au penchant où leur cœur est enclin, etc.
(Racine, Phèdre, acte IV, sc. 6.)

Le second, c'est de connaître l'étendue de la faute qu'on va commettre. Ceci n'est pas très clair. La nourrice veut dire que le premier degré de l'honneur, c'est d'être arrêté par la nécessité de ne commettre aucune faute ; et le second, de savoir reculer devant certaines actions par trop criminelles.

L'œil de vos aïeux embrasse toutes choses. Racine a tiré un parti merveilleux de ces vers de notre poète :

Misérable ! et je vis ! et je soutiens la vue
De ce sacré Soleil dont je suis descendue !
J'ai pour aïeul le père et le maître des dieux ;
Le ciel, tout l'univers est plein de mes aïeux :
Où me cacher? etc.

(Racine,
Phèdre, acte IV, sc. 6.)

Le supplice affreux d'un esprit troublé par le remords. Racine a reproduit ces idées sous une autre forme, et les a mises dans la bouche de Phèdre elle-même :

…………………............... Je sais mes perfidies,
Œnone ; et ne suis point de ces femmes hardies
Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais :
Je connais mes fureurs, je les rappelle toutes, etc.
(Acte III, sc. 3.)

Pourquoi laisser vide le palais du Minotaure? Le Minotaure était le fruit monstrueux des amours de Pasiphaé et de son taureau. Thésée l'avait tué; la nourrice conseille ironiquement à Phèdre de le remplacer par quelque autre monstre, fruit d'un amour semblable.

Jupiter même est brûlé de ses feux invincibles. Phèdre joue ici le rôle d'Œnone au quatrième acte de la pièce de Racine, elle plaide contre sa nourrice la même cause que défend Œnone dans la tragédie française :

Hé ! repoussez, madame, une injuste terreur ;
Regardez d'un autre œil une excusable erreur.
Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée.
Par un charme fatal vous fûtes entraînée.
Est-ce donc un prodige inouï parmi nous ?
L'amour n'a-t-il encor triomphé que de vous?
La faiblesse aux humains n'est que trop naturelle :
Mortelle, subissez le sort d'une mortelle ;
Vous vous plaignez d'un joug imposé dès longtemps :
Les dieux mêmes, les dieux, de l'Olympe habitants,
Qui d'un bruit si terrible épouvantent les crimes,
Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes.

(Racine,
Phèdre, acte IV, sc. 6.)

Omnia vincit amor, et nos cedamus amori.
(Virgile, Eclog. III.)

C'est l'enivrement de la prospérité. Rien de plus juste que ces idées, rien de plus philosophique que cette impiété. Un poète grec avait dit, contre cette idée d'attribuer ses vices à la colère de certains dieux, et particulièrement contre l'amour :

Οὐ γὰρ ρως θεός ἐστι, πάθως δ' αδηλον πάντων.

(Phocylides, v. 177.)

Euripide a exprimé la même idée dans son Antigone :

Τὸ μαίνεσθαι δ' ἄρ' ἦν ρως βροτοῖς.

Juvénal ne traite pas mieux la fortune :

.................Nos te
Nos facimus, fortuna, deam.

(Sat. X, v. 365.)

Je ne crains pas le retour de Thésée, etc.

On ne voit pas deux fois le rivage des morts,
Seigneur. Puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu'un dieu vous le renvoie,
Et l'avare Achéron ne lâche point sa proie.
(Racine, Phèdre, acte II, sc. 5.)

Antiope l'Amazone a éprouvé la rigueur de sa main. Ovide et Hygin rapportent la même chose ; Plutarque ne parle pas de la mort d'Antiope.

Vous savez d'ailleurs qu'il est fils d'une Amazone.
Songez qu'une barbare en son sein l'a porté.
 (Acte III, sc. 1.)

Les cœurs les plus farouches ont été vaincus par l'amour.

Quoique Scythe et barbare, elle a pourtant aimé.
(Racine,
Phèdre, acte III, sc. 1)

Il hait tout notre sexe. — Je ne crains point de rivale.

ŒNONE.

Il a pour tout le sein une haine fatale.

PHÈDRE.

Je ne me verrai point préférer de rivale.

Complice de Pirithoüs. C'est-à-dire adultère, et ravisseur de l'épouse du roi des morts. Voyez plus haut le commencement de cette scène.

Volage adorateur de cent objets divers.
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche, etc.

J'échapperai au crime par la mort. Ce mouvement soudain change les rôles; c'est la nourrice maintenant qui va prier Phèdre de céder à son amour.

Mourons ; de tant d'horreurs qu'un trépas me délivre ;
Est-ce un si grand malheur, que de cesser de vivre ?

Mais Racine a donné à Phèdre plus de délicatesse encore et de pudeur ; elle parle comme une chrétienne qui craint d'avouer ses tentations :

Je t'en ai dit assez, épargne-moi le reste.
Je meurs pour ne point faire un aveu si funeste.

Mourez donc, s'écrie Œnone; et c'est Phèdre qui cède à ses instances, au lieu que, dans Sénèque, c'est la nourrice qui se rend complaisante à l'amour de sa maîtresse pour ne pas la voir mourir.

Déesse qui naquis au sein des mers orageuses. Vénus est appelée en grec Aphrodite, née de l'écume des mers. Quelques auteurs pensent que ce nom lui fut donné plutôt pour exprimer le trouble des passions qu'elle inspire : « Beauté plus terrible aux mortels que l'élément où l'on t'a fait naître malheureux qui se livre à ton calme trompeur! c'est toi qui produisit les tempêtes qui tourmentent le genre humain. » (J.-J. Rousseau, Nouvelle Héloïse, partie VI, lettre VII.)

Le double amour. Ερως et ἀντέρως, chez les Grecs; l'amour divin et l'amour terrestre. Voir au deuxième volume les notes sur Médée.

Le feu de l'amour est un feu sacré. — Sacer ignis, feu exécrable ; dans la vieille langue religieuse du Latium : sacer esto, qu'il soit dévoué aux dieux, dit la loi des Douze Tables. Voyez le comte de MAISTRE, Éclaircissement sur les sacrifices.

Ses traits brûlants vont chercher les Néréides au fond des eaux bleuâtres. Un poète, je ne sais lequel, a dit:

L'humide sein des mers, où Vénus prit naissance,
Défend mal des feux de l'amour.

Voir, sur la puissance de l'amour, l'invocation à Vénus, au premier livre du poème de Lucrèce.

Acte II.

Malgré ses efforts pour la cacher, etc.

Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée,
C'est Vénus tout entière à sa proie attachée.
(Racine, Phèdre, acte I, sc. 3.)

Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs.
(Ibid.)

........................Je m'égare,
Seigneur ; ma folle ardeur malgré moi se déclare.
(Acte II, sc. 5)

Capricieuse et troublée, rien ne lui plaît longtemps, etc.

Comme on voit tous ses vœux l'un l'autre se détruire !
Vous-même, condamnant vos injustes desseins,
Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains ;
Vous-même, rappelant votre force première,
Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière, etc.
(Acte I, sc. 3.)

Oubliant le sommeil.

Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux,
Depuis que le sommeil n'est entré dans vos yeux.
(Ibid.)

Elle ne songe plus à prendre des aliments

Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure,
Depuis que votre corps languit sans nourriture.

(Racine,
Phèdre, acte i, se. 3.)

Débarrassez-moi de ces robes de pourpre, etc. Racine a encore imité ce passage, mais il ne prête pas à Phèdre le même sentiment ; il la fait parler comme une femme qui souffre de tout et partout, pleine de malaise et d'ennui. Dans Sénèque, elle ne se plaint pas des vêtements qui la gênent, mais elle veut en prendre d'autres plus conformes à son désir de parcourir les forêts sur les pas d'Hippolyte.

Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent!
Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,
A pris soin, sur mon front, d'assembler mes cheveux ? etc.
(Acte I, sc. 3.)

Quand on craint les rois, il faut renoncer à la justice. Cette parole est terrible, mais injuste. Samuel a fait de la royauté un tableau bien sombre et bien dur, mais ce trait ne s'y trouve pas. Il semble qu'une pièce où de pareils mots se rencontrent n'ait pu être écrite à Rome que sous la république, ou composée plus tard sous les empereurs, à la condition expresse de n'être jamais représentée ni publiée.

Il n'est pas de vie plus libre. Sénèque développe ici un thème banal et propre à ces époques malheureuses où l'homme, égaré dans la civilisation, veut revenir en arrière, et s'entoure de toutes les images d'une vie simple et primitive. Ce malaise et ces regrets sont communs aujourd'hui parmi nous, et lotis nos grands littérateurs les ont exprimés. Les lettres de Sénèque sont remplies de ces plaidoyers contre la civilisation. Du reste, il est inutile de dire que ce long discours d'Hippolyte ne convient point à la tragédie ; c'est un fragment de poème, une élégie brillante et passionnée, tout ce qu'on voudra, mais non pas une partie de dialogue.

Mais la perversité de la femme est au dessus de tout. Il y a dans ce jugement, porté contre la femme, plus que la haine personnelle de notre chaste héros : on y reconnaît la violence des doctrines antiques. La femme, disait Hippocrate, est perverse par nature, et incapable de bien; Salomon la déclarait « plus amère que la mort. » Caton la poursuivait de ses invectives, et Metellus dit un jour, et très sérieusement, en plein sénat, qu'il serait à souhaiter qu'on n'en eût pas besoin pour la propagation de l'espèce. On peut croire encore que Sénèque est inspiré ici par son époque, où les femmes valaient bien peu sans doute ; mais les hommes valaient-ils davantage?

Les fières Amazones se soumettent aussi à la puissance de Vénus.

Vous-même où seriez-vous, vous qui la combatte?,
Si toujours Antiope, à ses lois opposée,
D'une pudique ardeur n'eût brûlé pour Thésée ?

(Racine,
Phèdre, acte I, sc. 1.)

C'est votre Hippolyte lui-même qui vous tient dans ses bras. Nous n'approuvons point ce mensonge de la nourrice ; il nous semble indécent, et de nature à n'être pas supporté sur notre scène.

Les mots, prêts à sortir, s'arrêtent sur mes livres. Le lecteur qui voudra comparer la déclaration de Phèdre dans Sénèque, avec celle de la pièce de Racine, y trouvera la démonstration de ce que nous avons dit plus haut, que Racine n'est Grec ou Romain qu'en la forme, et que l'esprit de ses tragédies est à vingt siècles de distance de celles des pièces d'Euripide et de Sénèque.

Appelez-moi votre sœur, cher Hippolyte. Phèdre parle ici comme Byblis à son frère Caunus, dont elle est amoureuse, et à qui elle veut faire oublier le lien qui les unit :

Jam dominum adpellat, jam nomina sanguinis odit;
Byblida jam mavult quam se vocet ille sororem.
(Ovide, Metam., lib. IX, v. 465.)

Je veux tenir auprès de vous la place de mon père. Cette parole pourrait échapper à tout le monde dans la position d'Hippolyte ; mais le poêle ne devait point la lui mettre dans la bouche, à cause de l'équivoque et du double sens qu'une femme, dans la position de Phèdre, doit nécessairement saisir avec avidité.

C'est l'excès de votre chaste amour pour Thésée. Oui, cher Hippolyte, j'aime le visage de Thésée, etc. Il suffit de citer cette partie de la déclaration de Phèdre, dans la tragédie française, pour montrer tout ce que Racine doit à notre auteur :

HIPPOLYTE.

Je vois de voire amour l'excès prodigieux, etc.

PHÈDRE.

Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée :
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu'on nous peint les dieux, ou tel que je vous voi.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage ;
Celte noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des filles de Minos.

Si vous aviez suivi Thésée sur la mer de Crète :

Que faisiez-vous alors? Pourquoi, sans Hippolyte,
Des héros de la Grèce assembla-t-il l'élite?
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Monter sur le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite,
Pour en développer l'embarras incertain,
Ma sœur, du fil fatal, eût armé votre main.

Tout le reste de ce morceau admirable appartient à Racine : lui seul a eu l'idée de faire dire à Phèdre :

Mais non, dans ce dessein je l'aurais devancé,

Lui seul pouvait terminer cette déclaration pathétique par ce trait sublime :

Et Phèdre, au Labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

Ne me touchez pas..... Mais quoi! elle m'embrasse.

Ici le poète français n'a eu rien de mieux à faire que de s'écarter le plus possible de notre auteur. Le sentiment de la dignité de la femme, telle que le christianisme l'a faite et telle que les hommes immoraux eux-mêmes la conçoivent du point de vue de l'art et de l'idéal poétique, ne peut soutenir l'image de Phèdre qui se jette brutalement sur l'homme et lui fait violence. Dans la pièce latine, c'est Hippolyte qui veut tuer Phèdre pour s'affranchir de ses atteintes hardies; dans la pièce française, elle se condamne elle-même à mourir par la force de sa honte et de ses remords. Grande et notable différence entre la femme païenne, au temps de Néron, et la femme chrétienne, sous Louis XIV.

C’est à nous de rejeter sur lui cet odieux attentat. Il est possible que ces paroles s'adressent à Phèdre ; mais on peut croire aussi qu'elle ne les entend pas, et qu'elle n'a jusqu'ici qu'une part toute passive dans le dessein de la nourrice. La pièce de Racine est autrement riche d'incidents, de ressorts et de combinaisons : l'attention du spectateur n'est pas uniquement fixée sur l'accusation que Phèdre et sa confidente dirigent contre Hippolyte : d'ailleurs l'héroïne, aussi malheureuse que coupable, a dans son crime une raison plus forte, qu'Euripide et Sénèque ne lui ont pas donnée, le tourment d'un amour méprisé, et la jalousie qui, selon l'expression de l'Ecriture, est cruelle comme le sépulcre.

Et toi, conquérant de l'Inde. — Voyez au second volume, Œdipe, passim, les louanges de Bacchus.

Le nom du héros que la sœur de Phèdre avait aimé avant toi. C'est Thésée. Les auteurs ne s'accordent pas sur le sort d'Ariadne après la trahison de Thésée. Racine a suivi l'opinion de ceux qui disent qu’elle se pendit de désespoir :

Ariadne ma sœur, de quel amour blessée,
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée.

D'autres prétendent que, conduite par des matelots dans l'île de Naxos, elle y épousa Onaras prêtre de Bacchus. Voyez Plutarque, Vie de Thésée, ch. XVIII.

La reine des nuits, moins ancienne que les habitants de l'Arcadie. Les Arcadiens se vantaient d'être nés avant la Lune. Lycophron les appelle προσέληνοι, antilunaires.

ρκαδες, οἱ καὶ πρόσθε σεληναίης ὑδέονται.

(Apollonius, Argonaut., IV.)

Voyez aussi SÉNÈQUE, Hercule Œtéen, v. 1883 et suiv.

Comme il ressemblerait au jeune Pirithoüs. « Voici quelle fut, dit Plutarque, l'occasion de l'amitié que Thésée contracta avec Pirithoüs. Comme sa force et son courage étaient célèbres dans toute la Grèce, Pirithoüs, qui voulait s'en assurer et se mesurer avec lui, enleva de Marathon un troupeau de bœufs qui lui appartenait, et, lorsqu'il sut que Thésée venait à lui bien armé, loin de prendre la fuite, il revint sur ses pas et alla droit à lui. Mais à peine ils se furent vus, que, frappés réciproquement de leur bonne mine et de leur fermeté, ils ne pensèrent plus à se battre. » (Vie de Thésée, ch. XXIX.)

Acte III.

Depuis qu'un destin bizarre me retient entre la vie et la mort. C'est-à-dire que, vivant, il était retenu dans le séjour des morts: destin bizarre, en effet, et peu croyable :

Croirai-je qu'un mortel, avant sa dernière heure,
Peut pénétrer des morts la profonde demeure ?
(Racine, Phèdre, acte II, sc. 1.)

C'est à Hercule que je dois la fin de mes malheurs. — Voyez plus haut, Hercule furieux, acte III.

Les soupirs, les larmes, la douleur, m'attendaient au seuil de mon palais. — Voyez RACINE, Phèdre, acte III, sc. 5 :

Que vois-je? quelle horreur, dans ces lieux répandue,
Fait fuir devant mes yeux ma famille éperdue ?
Si je reviens si craint et si peu désiré,
O ciel, de ma prison pourquoi m'as tu tiré ?
Je n'ai pour tout accueil que des frémissements ;
Tout fuit, tout se refuse à mes embrassements :
Et moi-même, éprouvant la terreur que j'inspire,
Je voudrais être encor dans les prisons d'Épire, etc.

Vous dire le motif de ma mort, ce serait en perdre le fruit.

Je meurs pour ne pas faire un aveu si funeste.
(Racine, Phèdre, acte I, sc. 3.)

Il faut garder son secret, si l'on ne veut pas qu'il soit divulgué par un autre. « Toute révélation d'un secret est la faute de celui qui l'a confié. » (LA BRUYÈRE, de la Société et de la Conversation.)

L'emblème glorieux du peuple athénien. Cet emblème glorieux était une cigale d'or. Les Athéniens se prétendaient autochtones, ou enfants de la terre qu'ils habitaient. La cigale d'or était le symbole figuratif de cette origine.

Ergo omnis caro residebat cura capillo (Nisi);
Aurea solemni comptum quoque fîbula ritu,
Mopsopiœ tereti nectebat denie cicadae.

(Virgile, Ceiris, v. 126.)

O hypocrisie du visage de l'homme! etc.

.............. A ce noble maintien,
Quel œil ne serait pas trompé comme le mien ?
Faut-il que sur le front d'un profane adultère,
Brille de la vertu le sacré caractère ?
Et ne devrait-on pas, à des signes certains,
Reconnaître le cœur des perfides humains !

(Racine,
Phèdre, acte IV, sc. 2.)

C'est contre moi que tu prenais tous ces détours.

Oui, c'est ce même orgueil, lâche! qui te condamne.
Je vois de tes froideurs le principe odieux :
Phèdre seule charmait tes impudiques yeux, etc. (Ibid.)

Le dieu des mers m'a promis d'exaucer trois vœux formés par moi

Et toi, Neptune…………………..
Souviens-toi que, pour prix de mes efforts heureux,
Tu promis d'exaucer le premier de mes vœux.
Je t'implore aujourd'hui. Venge un malheureux père, etc.
(Ibid.)

Dans les sombres cavernes de l'enfer retenu déformer ce troisième vœu.

Dans les longues rigueurs d'une prison cruelle
Je n'ai point imploré ta puissance immortelle;
Avare du secours que j'attends de tes soins,
Mes vœux t'ont réservé pour de plus grands besoins.

(Racine,
Phèdre, acte IV, sc. 2.)

O nature, puissante mère des dieux immortels, etc. On peut comparer ce chœur avec le début du premier livre contre Rufin. Des deux côtés, c'est le langage d'un homme qui a perdu la trace d'une providence régnant sur le monde, et qui oppose l'ordre et la régularité des phénomènes naturels avec le désordre qui l'afflige dans les choses humaines. Claudien, plus heureux que Sénèque, trouve au moins la justification des dieux dans le châtiment de Rufin.

L'adultère, que le vice élève, s'assied sur le trône. Ceci n'est peut-être pas très clair. Vitio potens regnat adulter, « l'homme adultère puissant par le vice, » littéralement. Nous croyons que, par le vice, il faut entendre l'immoralité générale qui, dans les siècles de corruption, devient le plus sur moyen de parvenir.

O justice, ô vertu! vous n'êtes que de vaines idoles. C'est le cri d'une âme païenne qui, faible et facile à séduire, se détermine souvent par le succès ou le malheur. Le bonheur des médians et le malheur des justes est la tentation la plus forte à laquelle un homme puisse résister, mais celle aussi à laquelle il résiste le plus rarement. Le psalmiste, plus savant et plus affermi dans la foi, ne succombait pas, mais chancelait : « Pene moti sunt pedes mei, quum pacem peccatorum viderem. » — « Le pied a failli me glisser à la vue du bonheur des méchants. »

Acte IV.

A peine eut-il quitté la ville d'un pas rapide. Le récit de Théramène, dans la Phèdre de Racine, morceau de poésie brillante, mais déplacée dans une tragédie, est presque tout emprunté de Sénèque. Il semble que Racine, d'un goût si pur, ait été séduit par la beauté de ce passage de la tragédie latine. Sans doute il écrit mieux que Sénèque; mais, tout en admirant la perfection de son récit, nous sommes fâchés qu'il ait négligé quelques traits plus convenables que d'autres qu'il a conservés, comme ceux-ci : « Alors il se parla quelque temps à lui-même, maudit le lieu de sa naissance, prononça plusieurs fois le nom de son père, etc. » Robert Garnier, le meilleur de nos vieux poètes tragiques, a presque traduit le récit de notre auteur. En voici les premiers vers :

Si tost qu'il fut sorti de la ville, fort blesme,
Et qu'il eust attelez ses limoniers luy mesme,
Il monte dans le char, et de sa droite main
Lève le fouet sonnant, et de i'amre'te frein
Les chevaux sonne-pieds, d'une coursé esgalée,
Vont galopant au bord de la plaine salée
La poussière s'élève, et le char balancé
Voile dessus l'essieu comme un trait eslancé, etc.

La mer monte et se dresse comme une, montagne humide.

Cependant sur le dos de la plaine liquide
S'élève à gros bouillons une montagne humide ;
L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
Parmi des flots d'écume, un monstre furieux, etc.
(Racine, Phèdre, acte V, sc. 6.)

C'était un taureau furieux à la tête azurée. Racine fait très bien de ne pas faire demander par Thésée « quelle forme avait cette niasse effrayante. » Du reste la description du monstre est à peu près la même :

Son front large est armé de cornes menaçantes ;
Tout son corps est couvert d'écaillés jaunissantes ;
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux, etc.
(Ibid.)

Hippolyte seul ne tremble pas, etc.

Hippolyte lui seul, digne fils d'un héros,
Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,
Pousse au monstre, etc.
(Ibid.)

Alors les coursiers éperdus ne savent plus obéir à la voix gui leur commande.

La frayeur les emporte, et, sourds à cette fois,
Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix
En efforts impuissants leur maître se consume ;
Ils rougissent le mors d'une sanglante écume, etc.
(Racine, Phèdre, acte V, sc. 6.)

Hippolyte renversé tombe sur le visage.

...................................L'intrépide Hippolyte
Voit voler en éclats tout son char fracassé ;
Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé, etc.
(Ibid.)

Citons encore le vieux poète Garnier, non pour en rire, mais pour juger le progrès du style et du goût.

Il est contraint de choir, et de malheur advient
Qu'une longue lanière en tombant le retient :
Il demeure empestré ; le nœud toujours se serre,
Et les chevaux ardents le traînent contre terre,
A travers les huiliers et les buissons touffus,
Qui le vont deschirant avec leurs doigts griffus.
La teste lui bondit et ressaulte, et sanglante,
De ses membres saigneux la terre est rougissante;
Comme on voit un limas qui rampe adventureux
Le long d'un sep tortu laisser un tract glaireux,
Son estomac ouvert d'un tronc pointu, se vuide
De ses boyaux traînés sous le char homicide;
Sa belle âme le laisse et va conter là-bas,
Passant le fleuve noir, son angoisseux trespas.
De ses yeux éthérés la luisante prunelle,
Morte, se va couvrant d'une nuit éternelle.

Tout son corps devient une proie dont chaque arbre de la route accroche un lambeau.

De son généreux, sang la trace nous conduit,
Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.
(Racine, Phèdre, acte V, sc. 6.)

Est-ce donc là tout ce qui reste de cette beauté merveilleuse ?

...............................................Ce héros expiré.
N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré:
Triste objet où des dieux triomphe la colère,
Et que méconnaîtrait l'œil même de son père.
(Racine, Phèdre, acte V, sc. 6.)

Acte V.

Hippolyte, est-ce ainsi que je te revois? Ce discours de Phèdre est bien différent de celui que lui prêle Racine dans la même circonstance. Nous en avons déjà dit la cause. La Phèdre française est dévorée du même amour que celle de Sénèque, mais il y a seize siècles de l'une à l'autre, et le souffle de la morale chrétienne. La Phèdre ancienne éprouve aussi des remords, mais ils ressemblent plus à la douleur d'une amante qu'au repentir d'une femme coupable qui veut mourir pour expier, non seulement les conséquences de son amour, mais encore son amour même.

O destinée fatale, o cruelle bonté des dieux!

O mon fils, cher espoir que je me suis ravi !
Inexorables dieux qui m'avez trop servi !
A quels mortels regrets ma vie est réservée !
(Ibid.)

Livrons d'abord aux flammes ce que nous avons de lui, en attendant le reste. Nous ne savons pas quelle pouvait être la mise en scène de ce que Thésée vient de dire jusqu'ici dans cet inventaire des membres ou plutôt des chairs de son fils. C'est ce que nous appellerions presser l’horreur pour en faire sortir le dégoût. La délicatesse des Grecs n'eût point permis un pareil spectacle. On a conservé le titre d'une tragédie d'Euripide., 'Ιππόλυτος καλυπτόμενος, dans laquelle le corps d'Hippolyte était apporté sur le théâtre, mais voilé, comme le titre l'indique.