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table des matières de SÉNÈQUE

 

 

 

SÉNÈQUE

TRAGÉDIES

HERCULE FURIEUX

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 


 

 

TRAGÉDIES

DE

L. A. SÉNÈQUE

TRADUCTION NOUVELLE

PAR M. E. GRESLOU

TOME PREMIER.

PARIS

C. L. F. PANCKOUCKE

 


 

INTRODUCTION.

 

Il n'y a point de peuple moderne qui puisse être bien venu à reprocher aux Latins leur imitation presque servile de la littérature et des arts de la Grèce. Nous avons tous fait la même faute, si c'en est une, ou nous avons subi les mêmes conditions de l'existence humaine, si c'est une loi fatale pour les peuples nouveaux de traduire en leurs langues et d'approprier à leurs époques les monuments des littératures antérieures. Sous ce rapport même nous sommes en quelque sorte plus étonnants que les premiers imitateurs de la Grèce. Depuis l'âge de Thésée jusqu'au siècle d'Auguste, aucun principe nouveau n'avait été mis dans le monde; Rome adorait les mêmes dieux qu'Athènes, et lorsque, après avoir achevé son œuvre de guerre et de conquête, elle voulut recueillir aussi l'héritage intellectuel des peuples vaincus, rien ne s'opposait à ce qu'un théâtre païen prît place dans la ville éternelle à côté des temples païens. Nous, au contraire, nous sommes tombés dans cette contradiction remarquable, d'être chrétiens à la messe et païens à l'Opéra, comme l'a dit Voltaire. Nous aussi nous nous sommes parés des dépouilles du paganisme vaincu : la même puissance qui avait plié le génie conquérant des Romains sous le génie plastique des Grecs, a soumis notre foi, notre science, notre morale chrétiennes à l'adoration de ce qu'elles devaient détruire, au culte de ce qu'elles avaient remplacé. Il nous a fallu percer la couche épaisse de civilisation que dix-sept siècles avaient formée sur les débris de l'ancien monde, pour en exhumer des richesses qui ne l'ont pas empêché de périr; et comme ces Romains qui allaient demander l'initiation des arts, de la philosophie et des lettres à une ville que Sylla avait presque noyée dans le sang de ses habitants, nous nous sommes mis à l'école de ces Grecs et de ces Romains que la science juive et le glaive des Barbares avaient dépossédés en même temps du double empire qu'ils exerçaient sur les idées et sur les choses.

Et si cette manie de refaire ce qui a été fait nous semble surtout préjudiciable en ce que, ramenant sans cesse l'esprit humain sur un thème usé, elle remplace nécessairement les créations nouvelles qui pourraient surgir par des contrefaçons ou des copies des anciens modèles, le mal est encore bien plus grand chez nous que chez les Romains. Nous ne croyons pas sans doute, pour ne parler que du théâtre, que les tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, les comédies d'Aristophane et de Ménandre, n'aient été traduites ou imitées qu'une seule fois dans la langue romaine ; mais il est sûr au moins que jamais elles ne l'ont été aussi souvent que chez nous : Rome alors était le monde ; ce n'était qu'à Rome, et dans la langue de Rome, que l'on traduisait le théâtre des Grecs : aujourd'hui que les royaumes ont germé sur les débris de l'unité païenne, et que la poussière du grand empire a produit de tous côtés une moisson de peuples nouveaux et vivants de leur vie propre, des centres nombreux se sont formés, les langues sont arrivées à l'âge littéraire, et, par suite, les traductions, les imitations, les reproductions plus ou moins serviles des littératures anciennes se sont multipliées, non plus dans une seule capitale, comme autrefois à Rome, non plus dans une seule langue, mais dans toutes les capitales et dans toutes les langues de l'Europe moderne. Le mal, comme on voit, s'est agrandi dans une effrayante proportion.

Que l'Italie donc ait pris aux Grecs leurs sciences, leurs arts et leur littérature, c'est une vérité certaine ; mais cette vérité ne peut être un reproche adressé par nous aux Latins, puisque nous les avons imités nous-mêmes dans leur imitation ; et ce qu'il y a de plus curieux à observer dans ce rapprochement, c'est que ni de leur part ni de la nôtre ce joug d'une influence étrangère ne fut volontairement accepté. Mêmes efforts à Rome et à Paris pour échapper à cette étreinte fatale, même protestation du génie moderne et du génie romain contre l'envahissement du génie antique et du génie grec, même résistance et même inutilité dans la résistance.

Ce fut vers le temps de la seconde guerre contre Carthage, que Rome sentit les premières atteintes de la Grèce.

« Rome alors, dit M. Michelet,[1] recevait docilement en littérature le joug de la Grèce, comme en politique celui de l'aristocratie protectrice des Grecs, celui des Metellus, des Fabius, des Quintius, des Emilius, des Marcius, des Scipions surtout. Ces nobles orgueilleux qui foulaient si cruellement la vieille Italie, dont les armes leur soumettaient le monde, accueillaient avec faveur les hommes et les mœurs étrangères. Ils fermaient Rome aux Italiens pour l'ouvrir aux Grecs. Peu à peu s'effaçait le type rude et fruste du génie latin. On ne trouvait plus de vrais Romains que hors de Rome, chez les Italiens, par exemple à Tusculum en Caton, et plus tard dans ce paysan d'Arpinum qui fut Marius. »

Cette invasion des idées étrangères avait pour chef politique le premier Scipion, pour chef littéraire le vieil Ennius, qui tous deux poussaient à l'hellénisme, l'un par ses mœurs, par son langage, par l'autorité de son nom, l'autre par ses écrits. Le génie du vieux Latium se leva pour défendre son originalité compromise, et leur suscita deux puissants adversaires, un homme d'état et un poète, Caton et Névius. Caton se déclara l'ennemi personnel des Grecs, et des Scipions qui les avaient pris sous leur patronage; Névius attaqua les uns et les autres dans ses vers mordants et pleins de sel, mais rudes comme le génie latin qu'il représentait. La lutte fut longue et les succès balancés. Le parti national sembla un moment vaincu : Névius, banni par la cabale victorieuse des Scipions, s'exila de Rome en prédisant à ses concitoyens que, lui mort, ils n'auraient plus personne pour leur apprendre à parler leur langue : mais le génie persévérant de l'homme d'état vint au secours du poète ; Caton vengea l'exil forcé de Névius par l'exil volontaire de Scipion, qui, en mourant, déclara sa patrie ingrate, et la déshérita de ses os parce qu'elle avait repoussé dans sa personne les mœurs, les idées et les arts de la Grèce.

Mais ce triomphe du génie latin ne fut pas de longue durée ; il semble même que la Grèce ne fut un instant repoussée de Rome que grâce au zèle immodéré de ses patrons qui voulaient l'y faire entrer avec trop de puissance et de fracas ; naturellement et sans violence, elle devait s'emparer de cette terre vers laquelle un certain vide attirait tous les souffles de l'Orient. Caton lui-même, le plus ardent défenseur du génie latin, finit par reconnaître l'inutilité de sa résistance ; il étudie les lettres grecques avant de mourir, et, tout en maudissant le génie corrupteur et la perversité des Grecs, il déclare à son fils qu'il est peut-être bon d'effleurer leurs arts. Après lui, Rome n'eut plus qu'à se laisser aller tout ouvertement dans cette voie, où une puissance mystérieuse l'entraînait ; et cent ans plus tard les compatriotes d'Ennius avaient mérité l'épithète que ce poète calabrais leur avait donnée : ils étaient Grecs autant qu'ils pouvaient l'être, c'est-à-dire autant qu'un peuple qui adopte les idées d'un autre peut cesser d'être lui-même.

La même chose est arrivée chez nous, avec la même résistance du génie national ou plutôt de l'esprit moderne. « Si les Latins, dit La Harpe, ont tout emprunté des Grecs, nous avons tout emprunté des uns et des autres. » Mais ce qui nous semble n'avoir pas été assez remarqué, c'est que  nous  devons  plus  aux  premiers qu'aux seconds, et que notre imitation de la littérature grecque est avant tout une imitation de la littérature latine. Il suffit de comparer attentivement les trois littératures pour s'en convaincre. C'est en copiant nous-mêmes les premiers copistes que nous avons reproduit les originaux ; c'est à Rome que nous avons pris Athènes, c'est par l'Italie que la Grèce nous est venue.

L'imitation des Romains et la nôtre une fois placées sur la même ligne, il s'agit de les qualifier toutes deux, et d'en trouver la raison : elle est tout entière, selon nous, dans les conditions mêmes de l'existence humaine, qui, considérée d'un point de vue élevé, se résume toujours en une œuvre synthétique, en une majestueuse unité; trame savante qui se développe à travers le temps sous la main des générations. Sous d'autres rapports, cette unité du travail de l'homme est peut-être plus sensible; en politique, par exemple, et en morale, on découvre plus facilement cette liaison des faits qui nous montre l'œuvre d'un peuple se poursuivant chez un autre peuple, la vie des anciens continuée par les modernes. Mais la même loi n'agit pas moins dans la littérature et dans l'art. La distraction seule empêche de l'y voir, et sans doute aussi l'erreur commune, qui, ramenant l'art pour ainsi dire à lui-même, prétend lui donner je ne sais quelle existence absolue et indépendante de la vie réelle des sociétés.

Séparé de toutes les circonstances qui l'inspirent et le modifient, retiré du temps et de l'espace, l'art n'a plus qu'une existence abstraite, vague et idéale. Mais, considéré comme l'expression  d'une œuvre et d'une pensée, il acquiert une valeur plus positive, une forme plus saisissable; il devient pour ainsi dire actif, et se mêle à la vie humaine. Debout sur le faîte d'une société parvenue à la complète expression de son principe, il reprend les idées générales au point où le dernier peuple, avant de s'éteindre, les a laissées, et les augmente ou les modifie de tout le travail qui s'est accompli dans la société qu'il représente.

De ce point de vue, l'imitation des Grecs par les Romains, celle des anciens par les modernes, s'offrent à nous comme la continuation d'une œuvre éternelle qui se déroule dans le temps, qui se poursuit toujours et ne se recommence jamais; ancienne parce qu'elle se fait dès le commencement; nouvelle parce qu'elle se fait encore aujourd'hui; toujours même et toujours autre, comme dirait Platon. Tout se suit, tout s'enchaîne dans cette œuvre merveilleuse des peuples et des siècles : les premiers hommes avaient seine; d'autres, plus lard, sont entrés dans leurs travaux; et, après avoir recueilli ce qui n'était point venu par leurs soins, ils ont dû semer eux-mêmes pour transmettre à leurs successeurs l'héritage qu'ils avaient reçu.

Si les Romains n'avaient fait que traduire eu leur langue les chefs-d'œuvre littéraires de la Grèce, les Romains n'auraient point de littérature : il faudrait eu dire autant des modernes, s'ils s'étaient bornés à une reproduction stérile de l'antiquité; mais il n'en est point ainsi; dans la littérature latine, ou reconnaît l'empreinte du génie romain, et dans toutes nos littératures le cachet du génie moderne. Le peu d'étendue de cette notice ne nous permet pas de donner à cette idée les développements nécessaires, ni de l'exposer avec détail. Mais tout ce que nous pourrions dire ne serait que la justification de ce principe évident par lui-même, que chaque peuple, placé dans des conditions particulières de temps et de lieu, a une physionomie propre, une personnalité distincte, un caractère sien, qui se retrouvent nécessairement dans la part qu'il a prise à l'œuvre humaine.

Il semble jusqu'ici que, dans le jugement porté sur la littérature latine, on ait pris au pied de la lettre ce nom de Grecs donné aux Romains par Ennius, peu de temps après la seconde guerre punique. On a oublié que l'imitation des formes n'a rien de commun avec le fond des idées. En admettant que, dans les lettres et les arts, la Grèce ait découvert le beau, et nous ait transmis des modèles qui ne nous ont guère laissé que le mérite de les imiter, il faut toujours comprendre que le beau dans l'art n'est que la meilleure manière d'exprimer des idées quelconques, et que ces modèles ne se rapportent qu'à la forme et à la manifestation de ces idées. Que Rome ait tout pris à la Grèce, il faut en convenir; mais s'ensuit-il qu'elle n'y ait pas ajouté? qu'elle ne nous ait transmis exactement que ce qu'elle avait reçu? il n'est pas permis de le croire. En principe, l'œuvre humaine ne demeure pas stationnaire d'un peuple à l'autre, d'un siècle à l'autre; en fait, la comparaison des deux littératures marque la différence et le progrès. Dans Virgile, par exemple, le poète romain, nous trouvons trois poètes grecs résumés en un seul, Homère, Hésiode et Théocrite; mais toutes les différences de temps et de lieu sont parfaitement observées. La description des enfers dans l’Enéide n'est point la servile copie de celle de l’Odyssée; les Géorgiques sont romaines ; et si le poète bucolique reste Grec dans quelques églogues, il ne l'est point dans Gallus, il est presque chrétien dans Pollion. Ainsi de toute la littérature vraiment latine: Horace n'a pas seulement reproduit les idées de Pindare, de Stésichore et d'Alcée; il a mis dans la forme grecque l'esprit de son temps, il a touché l'avenir en s'appuyant sur le passé. Il faut en dire autant de Lucrèce, de Catulle, d'Ovide et des poètes latins qui n'ont pas écrit seulement pour écrire, et qui ont pensé que le premier point pour faire de l'art, c'était d'avoir une idée à exprimer.

Voilà comment nous croyons qu'il faut comprendre l'imitation littéraire. Cette manière n'a pas l'inconvénient de stériliser l'art en l'isolant de tout ce qui peut lui prêter une valeur positive. Envisagé comme l'expression des idées et des faits de chaque époque, il devient le témoin du passé? le représentant des peuples dont il éternise la mémoire et les œuvres ; il marque le rapport des temps et la succession des idées. De ce point de vue, les questions d'art sont vraiment utiles, et servent à résoudre d'autres questions plus graves et plus profondes ; au lieu qu'en séparant l'art de ce qui le fait vivre, de manière à ne lui laisser d'autre but et d'autre fin que lui-même, on se perd dans un abîme de divagations stériles, et de questions mal posées, sans fruit et sans sagesse, comme celle qui fut agitée au dix-septième siècle sur le mérite relatif des anciens et des modernes.

Il ne s'agit donc plus de s'enquérir si les Romains ont une littérature propre, si cette littérature est inférieure à celle des Grecs. On a déjà trop dit de paroles inutiles sur ce texte. Les Romains ont dû prendre des idées générales au point même où la Grèce les avait laissées, et c'est ce qu'ils ont fait. Au temps d'Ennius et de Scipion, l'âge littéraire n'était pas venu pour l'Italie; à cette époque, le génie d'Athènes eût étouffé celui de Rome, et déjà, sans l'opposition vigoureuse du parti national, la langue latine allait être sacrifiée à la grecque, parce qu'eue était faible encore pour les œuvres de l'art, comme au treizième siècle l'italien fut méprisé par Pétrarque, et faillit coder au latin l'épopée catholique du moyen âge. C'est qu'une littérature est pour ainsi dire le testament de mort d'une société qui, avant de commencer à mourir, doit avoir fini de vivre. Rome, au temps de Scipion, n'était point encore arrivée à ce point culminant où l'on ne peut plus que descendre; il lui restait encore quelque chemin à faite pour atteindre la plénitude et remplir le cadre de sa destinée. Ni la langue, ni les idées n'étaient mûres, pas plus que le cercle politique n'était complet; dans les vagues et flottantes limites de l'empire. Ce ne fut que plus tard, au temps de César et d'Auguste, que Rome devait trouver une littérature au bout de ses conquêtes.

A ce moment, elle put imiter la Grèce impunément, et sans compromettre l'originalité de son génie; elle avait en elle-même tous les éléments de sa littérature, elle était sûre d'exprimer ses propres idées dans la forme étrangère qu'elle empruntait. De plus, cette forme de venait sienne par l'emploi. Le monde oriental, à cette époque, était épuisé de sève et de vie; la forme s'affaissait, n'étant plus soutenue par l'esprit; l'art, après avoir tout dit, tout exprimé, ne savait plus où se prendre: il était temps que le monde occidental ou barbare vînt remplir le moule sans le briser. C'est ce que firent les Latins. Homère avait fermé les temps héroïques et ouvert l'âge de l'histoire : Virgile à sou tour ferma le inonde païen, et annonça les siècles nouveaux, comme Dante, après treize siècles de catholicisme, vint fermer le moyen âge, et marquer le point de départ de ce qu'on nomme les temps modernes. L'épopée d'Homère est grecque, celle de Virgile est romaine, celle du Dan le est catholique: mais au fond ces trois poèmes n'en font qu'un. C'est la même épopée qui se déroule et se continue, comme l'œuvre humaine dont elle est l'expression croissante et progressive.[2] Les Grecs avaient localisé dans leur pays les faits obscurs des premiers âges, et donné la forme de leur génie à ce que l'Orient leur avait transmis des traditions primitives. La science et l'antiquité se résumaient en eux, quoique Bacon leur reproche d'avoir ignoré tout ensemble et l'antiquité de la science et la science de l'antiquité. Pour continuer l'œuvre humaine, il fallait, au temps d'Auguste, continuer l'œuvre des Grecs, de même qu'au quatorzième siècle il fallut continuer celle des Romains. Voilà comment Virgile fut le poète universel après Homère, et Dante le poète catholique après Virgile. Rome avec l’Enéide reçut les origines de Troie et son berceau dans l'Orient. Par le poète florentin, la vie des peuples modernes se rattache à celle de l'ancien monde, en traversant l'Italie pour arriver à la Grèce, et la Grèce pour atteindre au commencement de toutes choses.

Ainsi une littérature considérée du point de vue le plus élevé, n'est que l'expression de la vie d'un peuple: d'où il s'ensuit que tout peuple a sa littérature propre, imitée sans doute, en la manière que nous avons dite, mais originale encore et tout empreinte des conditions spéciales de temps et de lieu qu'elle doit réfléchir. Due littérature est un fruit du temps qui suppose toujours une longue existence antérieure, et qui, comme les fruits de la terre, ne garde qu'un moment les couleurs et les parfums de la maturité. L'âge heureux où l'homme sent en lui toute sa vie, suppose l'enfance et la jeunesse dans le passé, la vieillesse et la décrépitude dans l'avenir. La virilité d'un peuple, c'est cette époque de force et d'accomplissement, de calme et de plénitude, qui marque l'entier développement des facultés. Telle fut pour les Romains l'époque d'Auguste, où Rome avait touché tous les points du cercle qu'elle devait remplir, et où il ne restait plus qu'à poser les bornes de toutes choses. Ces bornes furent en effet posées, dans la littérature comme dans la politique, pour un seul moment; car le sommet d'une montagne n'est qu'un point presque sans étendue entre deux longues pentes, l'une qu'il faut monter, l'autre qu'il faut descendre. En gravissant la pyramide romaine, ou rencontre, avant d'arriver au faîte, Ennius et Scipion; au faîte même, Virgile et Auguste; au dessous du côté de la descente, Sénèque et Néron, le commencement, la force, la décadence, la jeunesse, la virilité, la vieillesse, trois âges qui résument la vie des sociétés comme celle des individus.

C'est à ce dernier âge de la littérature latine qu'appartient le poète dont nous avons à parler, l'auteur, quel qu'il soit, du Théâtre qu'on attribue à Sénèque. La tragédie est regardée généralement comme la partie faible de cette littérature; Boileau, Racine, La Harpe en ont porté ce jugement. Nous ne voulons certes pas y contredire; mais il est juste d'observer que cette sentence, rendue contre la tragédie latine en général, ne doit frapper que les restes de ce genre de littérature qui sont parvenus jusqu'à nous ; le siècle d'Auguste échappe nécessairement à cette décision, puisqu'aucune tragédie de cette époque n'a été soumise à l'appréciation des critiques. Leur jugement ne porte donc que sur le Théâtre de Sénèque, débris de la décadence. Reste à examiner si le génie romain dans sa force pouvait enfanter des œuvres comparables à celles du temps de Périclès, et si la tragédie, qui n'est après tout qu'une forme à exprimer des idées, trouvait à Rome les mêmes conditions d'existence et de succès qu'elle avait trouvées dans Athènes. Virgile, Varius, Ovide, à n'en pas douter, avaient composé des tragédies dont nous connaissons même les titres ; c'étaient les premiers génies de l'époque et les plus capables de lutter contre les modèles de la Grèce. Horace parle aussi d'un certain Titius, dont il demande avec intérêt, «s'il se livre en vers pompeux à de tragiques fureurs.[3] »

Dans un autre endroit,[4] cet excellent juge se plaît à reconnaître aux écrivains de son époque d'heureuses dispositions pour ce genre de poème : « Le génie romain, dit-il, ne manque naturellement ni d'élévation, ni de force; il a l'accent tragique et montre une heureuse audace. » Il est vrai qu'il ajoute : « Nos auteurs craignent trop les ratures et les corrections. » Mais que penser de cette parole? Elle s'applique évidemment à tous les écrivains de l'époque en général, et cependant ceux de ces auteurs dont les œuvres nous sont parvenues, ne nous semblent en rien inférieurs aux plus grands d'entre les Grecs. On peut croire qu'il en serait de même des poètes tragiques, si le temps les avait épargnés.

Cette erreur, de voir toute la tragédie latine dans le Théâtre de Sénèque, a fait chercher dans la nature même du génie romain, dans les institutions, dans les mœurs, des raisons à l'appui du jugement abusif qu'on en a porté. Ce qu'on a pu dire dans ce sens, Horace l'avait déjà dit. Il ne cache pas le peu de goût des Romains pour la tragédie, ou plutôt leur préférence pour d'autres spectacles moins nobles et moins dignes de leur attention. «Ce qui effraie, dit-il, et chasse de la scène le poète le plus hardi, c'est de voir la multitude ignorante et stupide, sans mérite et sans dignité, mais fière de la puissance du nombre, et prête à fermer le poing si les chevaliers la contrarient, demander au milieu de la pièce un ours ou des lutteurs. C'est là ce qui charme la populace. » Mais de ce que la foule grossière et brutale ne savait point goûter ces nobles jeux du théâtre, il ne s'ensuit pas que les œuvres qu'elle dédaignait fussent indignes de plaire à de meilleurs juges. Horace lui-même en fait un éloge que ne méritent point à notre avis les tragédies de Sénèque, et qui devait nécessairement s'adresser à quelque chose de mieux. Il déclare en propres termes que la tragédie latine est ce qu'elle doit être, quum recte tractent alii. « J'admire, dit-il encore, le poète qui tourmente mon cœur pour des maux imaginaires, qui l'irrite ou l'apaise à son gré, et le remplit de fausses terreurs; qui, comme un magicien, me transporte tantôt à Thèbes, et tantôt dans Athènes.[5] » La conséquence que nous voulons tirer de ce passage s'appuie encore sur le témoignage de Quintilien, qui, après avoir avoué la faiblesse de la comédie latine, cite avec éloge quelques tragédies romaines, et surtout la Médée d'Ovide,[6] il donne même à entendre que le Thyeste de Varius était comparable à tout ce que les Grecs avaient laissé de plus parfait en ce genre.

Après avoir montré que le jugement porté sur la tragédie latine ne regarde que les tragédies de Sénèque, nous demanderons quelle est au fond la valeur d'un pareil jugement? Aujourd'hui qu'il n'y a plus de questions purement littéraires, il est difficile de savoir précisément ce que c'est qu'une bonne tragédie. La Harpe le savait; mais on ne le sait plus guère depuis lui. La tragédie est chose humaine et suit le mouvement des sociétés. Si les hommes du siècle de Louis xiv voyaient dans la tragédie grecque le type et la perfection du genre, pourquoi ne l'ont-ils pas mieux imitée? pourquoi même sont-ils plus redevables au tragique romain, pour lequel assurément ils ne cachaient pas leur mépris? C'est que, dans ce dernier, il y avait à la fois décadence et progrès, et que, tout en exaltant la belle simplicité du théâtre d'Athènes, nos grands poètes sentaient profondément la différence des temps et les conditions particulières de leur époque : Corneille, Racine, Voltaire ont imité Sénèque en mille endroits, sans en rien dire, taudis qu'ils parlaient beaucoup de Sophocle et d'Euripide, qu'ils n'imitaient pas. Un examen comparé de la Phèdre grecque, de l’Hippolyte latin et de la Phèdre de Racine, mettrait cette vérité dans tout son jour. En retranchant de la dernière tout ce qui est moderne, tout ce qui est français, on y trouvera la pièce latine, comme, en ôtant de celle-ci tout ce qui est romain, tout ce qui est du siècle de Néron, il n'en restera plus que les éléments primitifs de la tragédie grecque. Voilà comment nous concevons la difficulté d'établir un jugement juste en cette matière, et de prononcer en dernier ressort et d'une manière absolue sur le mérite des trois tragédies dont il s'agit. Ce qu'il y a de mieux à dire, c'est que chacun d'eux a été le- meilleur en son temps, puisqu'il en exprimait la vie et les idées. Nous concevons la supériorité de la Phèdre de Racine sur celle de Pradon, celle de l’Antigone de Sophocle sur l'œuvre de quelque mauvais poète du même temps; nous concevons que les pièces d'un théâtre puissent être classées suivant leur mérite relatif, parce que la raison de ce jugement est prise dans les conditions mêmes de l'époque; mais qu'on doive abaisser un siècle pour en élever un autre, en les jugeant du point de vue d'un idéal qu'on ne connaît pas encore, c'est à quoi nous ne pouvons souscrire.

Le Théâtre de Sénèque, nous l'avons déjà dit, représente, pour nous, toute la tragédie latine. Le temps ne nous a rien laissé des poèmes de ce genre qui furent écrits au siècle d'Auguste, et de tous ceux des temps antérieurs il ne nous reste que de très-courts fragments. Ce fut l’an de Rome 514, que Livius Andronicus donna, pour la première fois, ce spectacle aux Romains : ses tragédies étaient des traductions du grec. Après lui vint Névius, dont Horace[7] disait qu'on ne lisait pas les ouvrages, mais qu'on les savait par cœur ; il fut suivi d'Ennius, le plus chaud partisan des Grecs au temps de la seconde guerre punique ; de Pacuvius, à qui Cicéron paraît accorder le premier rang dans ce genre;[8] d'Accius enfin ou Attius, dont Horace[9] vante la profondeur. On parle aussi d'un Afranius, poète comique, mais qui composa quelques tragédies. Ce fut le premier âge du théâtre latin.

Plus tard, on dit que Varron, le plus savant des Romains, Jules César, Quintus Cicéron,  frère du grand orateur; Virgile, Auguste, Turanius, et Aristius Fuscus, ami d'Horace, écrivirent pour la scène tragique. Quintilien parle avec éloge d'une Médée d'Ovide; mais rien ne reste de ces compositions, qui seules pourraient nous donner une juste idée de la tragédie latine. Cicéron lui-même avait traduit, à ce qu'il paraît, un grand nombre de pièces du théâtre grec; en général, presque tous les écrivains latins, mais surtout les orateurs, avaient traité ce genre comme un exercice utile pour l'éloquence.

Après Auguste, sous les règnes de Caligula et de Claude, peu de temps avant Sénèque, fleurit un auteur de tragédies, le meilleur de l'époque, au jugement de Quintilien:[10] c'est Pomponius Secundus. Tacite parle d'un décret impérial tendant à réprimer l'irrévérence du peuple envers ses ouvrages, et l'auteur du Dialogue sur la corruption de l'éloquence le cite comme un exemple de la vie honorable et glorieuse que donne le culte des Muses; mais il ne nous est rien resté de ses ouvrages, non plus que de ceux de Maternus, l'un des interlocuteurs du même Dialogue, homme de talent, qui avait aussi composé quatre tragédies, Médée, Thyeste, Caton et Domitius. Ces deux dernières étaient tirées de l'histoire romaine, comme leur titre même l'indique ; mais en général les sujets des tragédies latines étaient empruntés à la tragédie grecque. Horace parle avec éloge des écrivains qui avaient osé mettre sur la scène des faits tirés de l'histoire nationale, celebrare domestica facta.

Mais ce n'était guère qu'une exception, comme chez nous; et cela doit être, par la raison que l'actualité n'est jamais poétique : tandis que la distance et le temps donnent aux hommes et aux choses une réalité plus grande, une forme plus arrêtée, et que le poète, au lieu de créer ses personnages, fait mieux de les prendre tout faits dans la mémoire des hommes, et vivant d'une vie plus forte que celle qu'il pourrait leur communiquer.

L'appréciation du Théâtre de Sénèque par La Harpe nous paraît pleine de justesse et de mesure : il fait la part des beautés et des défauts avec une sage impartialité. « On y trouve en général, dit-il, peu de connaissance du théâtre, et du style qui convient à la tragédie. Ce sont les plus beaux sujets d'Euripide et de Sophocle, traduits en quelques endroits, mais le plus souvent transformés en longues déclamations du style le plus boursoufflé. La sécheresse, l'enflure, la monotonie, l'amas des descriptions gigantesques, le cliquetis des antithèses recherchées, dans les phrases une concision entortillée, et une insupportable diffusion dans les pensées, sont les caractères de ces imitations maladroites et malheureuses, qui ont laissé leurs auteurs si loin de leurs modèles.

« Il ne faut pas pourtant croire que les pièces de Sénèque soient absolument sans mérite il y a des beautés, et les bons esprits, qui savent tirer parti de tout, ont bien su les apercevoir. On y remarque des pensées ingénieuses et fortes, des traits brillants, et même des morceaux éloquents et des idées théâtrales. Racine a bien su profiter de l’Hippolyte, qui est ce qu'il y a de mieux dans Sénèque.

 « Les heureux larcins qu'on a faits à Sénèque font voir que, comme poète, il n'est pas indigne d'attention ni de louange; mais le peu de réputation qu'il a laissé en ce genre, et le peu de lecteurs qu'il a eu, sont la preuve de cette vérité, toujours utile à mettre sous les yeux de ceux qui écrivent, que ce n'est pas le mérite de quelques traits semés de loin en loin qui peut faire vivre les ouvrages, et qu'il faut élever des monuments durables, pour attirer les regards de la postérité. »

On peut reprocher néanmoins à cet habile critique de ramener à un point de vue moderne le jugement qu'il porte sur un écrivain de l'antiquité, quand il parle de connaissance du théâtre et du style qui convient à la tragédie. Qu'est-ce que le théâtre? est-ce quelque chose dont on connaisse le type nécessaire, éternel, invariable? Non, certes. Cette parole de La Harpe ne signifie donc rien autre chose, sinon que le tragique latin ne concevait pas la tragédie comme les modernes l'ont conçue plus tard. Les Grecs non plus ne la concevaient pas comme nous, et sous ce rapport ils méritent de la part du critique la même condamnation. Il faut en dire autant sur le style qui convient à la tragédie. Racine admirait certainement celui de Sophocle, mais il ne l'imitait pas; s'il eût fait dire, par exemple, à quelqu'un de ses personnages ce que le prince des tragiques grecs a mis dans la bouche de Déjanire:[11] « Hercule m'a donné plusieurs enfants; mais à leur égard il est tel qu'un laboureur qui, devenu possesseur d'un champ dans une terre éloignée, n'y paraît qu'au temps des semences et de la moisson, » la justesse de la comparaison n'eût pas empêché le public français d'en rire et de trouver que l'auteur n'entendait rien au style qui convient à la tragédie. Autre temps, autre goût. Cent ans avant Racine, un de nos vieux poètes, Robert Garnier, ne craignait pas de comparer la trace du sang d'Hippolyte à celle d'un limaçon :

Comme on voit un limas qui rampe adventureux

Le long d'un sep tortu laisser un tract glaireux.

Sa pièce était reçue avec enthousiasme : on trouvait que c'était là le vrai style de la tragédie ; Ronsard, l'aristarque du temps, proclamait la gloire immortelle de l'auteur, et le docte Amyot le félicitait en vers latins.

Ce n'est pas certes que nous ne trouvions rien à redire au style de Sénèque, il s'en faut même beaucoup. Mais, pour le juger, nous le comparons avec celui de Virgile ou d'Horace, et, sans prétendre définir le langage propre à la tragédie, nous disons que l'auteur est homme de la décadence, et qu'il écrit comme on écrit à ces époques. Son style est une ombre qui fait ressortir la lumière du grand siècle, comme celui de nos écrivains du jour met en relief la gloire de nos grands maîtres. Parvenue à son plus haut degré de puissance et d'unité, la pensée humaine s'affaiblit et se divise; un certain trouble se répand dans les idées, et les esprits défaillants ne savent plus rien concevoir avec cette netteté, cette plénitude, cette puissance de vue, dont la condition première est le calme intellectuel. C'est un malheur dont il n'est pas besoin d'aller chercher l'exemple dans Sénèque ; mais on le trouve chez lui à un degré très remarquable. Ce défaut peut n'être pas uniquement la faute du siècle, si ces tragédies sont réellement l'ouvrage de Lucius Annéus Sénèque le philosophe. On sait qu'il était de cette famille espagnole des Annéus, chez qui l'emphase et le mauvais goût semblent un don naturel, un privilège héréditaire. Lucain et Florus prouvent, avec lui, cette vertu du sang. De plus, il paraît certain que, même au temps d'Auguste, le langage et le ton de la tragédie n'étaient rien moins que simples et naturels. Horace parle, dans son Art poétique, des phrases ampoulées et de l'orgueil des grands mots, que Télèphe et Pelée doivent rejeter dans le malheur et à cause de leur malheur ; ce qui prouve que, dans une position plus heureuse, ils pouvaient se les permettre :

Projicit ampullas, et sesquipedalia verba.

Dans un autre endroit,[12] voulant savoir si un de ses amis, dont il estime le talent, s'occupe de quelque tragédie, il demande en propres termes s'il se livre à la fureur et à l'emphase du vers tragique,

Tragica desaevit et ampullatur in arte.

Du reste, ce poète, d'un goût si pur, ne voit point, dans cette pompe et dans cette élévation du style, un défaut général de la tragédie latine. Elle pouvait être plus grandiose et plus imposante que la tragédie grecque, sans être pour cela plus mauvaise. Le génie romain le permettait, l'exigeait même. Ce qui nous choque dans Sénèque, c'est l'excès d'un esprit vigoureux, mais souvent faux et déréglé, qui ne sait pas garder une juste mesure. La grandeur des théâtres romains, la multitude des spectateurs, le besoin de frapper l'attention d'un peuple affamé de fortes émotions, et surtout de répondre à la magnificence de l'appareil théâtral,[13] de sorte que l'oreille fût remplie comme les yeux, avaient dû nécessairement introduire dans la tragédie romaine une pompe et une élévation de style inconnues sur les théâtres grecs et sur les nôtres. Le malheur de notre poète, c'est que chaque pensée qu'il veut exprimer le domine ; il court après elle, et souvent il ne l'atteint pas; il monte, il s'élève, et ne trouve plus ce qu'il a cherché dans les nuages.

Au reste, les défauts qu'on peut lui reprocher sont trop connus et trop célèbres pour qu'il soit nécessaire de nous y arrêter longtemps. Le passage du Cours de littérature que nous avons cité plus haut les résume tous. Seulement, la critique du dix-huitième siècle, plus littéraire que philosophique, s'est trop exclusivement renfermée dans la question d'art, toujours vaine et toujours stérile, comme nous l'avons dit, quand on l'isole de toutes les circonstances de temps et de lieu qui seules peuvent lui donner une véritable importance. Les tragédies de Sénèque sont surtout une peinture fidèle et souvent hideuse de la société romaine, sous les règnes de Claude et de Néron. C'est un sombre tableau dans lequel l'auteur semble avoir jeté précipitamment les débris du vieux monde qui s'éteignait sous ses yeux ; nuls principes arrêtés, beaucoup de regrets, et plus encore de doutes ; des lambeaux de morale et de poésie, disparates brillantes, jetées par intervalles pour l'effet.[14] On sent que l'auteur écrit comme il voit vivre, c'est-à-dire, au hasard, sans règle, sans mesure et sans conviction. La vertu, sous sa plume, perd toute réalité; le crime acquiert des proportions monstrueuses; il affirme et nie l'immortalité de l'âme, d'une page à l'autre; parle des dieux pour dire qu'ils n'existent pas, de la vie humaine comme d'une chose à laquelle il ne trouve pas de sens; mêle toutes les doctrines, toutes les opinions, comme un homme qui sait beaucoup et qui ne croit à rien.

La haine de la tyrannie, l'instabilité des grandeurs humaines, le regret de la vie primitive, et l'éloge de la médiocrité, reviennent souvent sous sa plume. Le premier de ces thèmes favoris est toujours, comme on le conçoit, le moins développé; maison expression, pour être plus brève, n'en devient que plus forte, comme si, plus que toute autre, elle était le cri du cœur, témoin ces vers fameux et souvent cités :

..................Victima haud ulla amplior

Potest, magisque opima mactari Jovi,

Quam rex iniquus.

(Hercul. fur., v. 923 et ss.)

Mais rien ne peint mieux l'état violent de la société romaine que certaines descriptions que nous n'oserions citera cause de l'horreur et du dégoût qu'elles inspirent. On se demande, en les lisant, quel devait être ce peuple qui avait besoin de pareilles images pour se sentir vivre et s'émouvoir. Le supplice volontaire d'Œdipe, le festin d'Atrée, l'inventaire des membres d'Hippolyte fait sur le théâtre par son père, etc., nous semblent marquer le dernier terme de la dégradation romaine, ou plutôt de la corruption de l'ancien monde. De tels spectacles supposent un endurcissement des fibres du cœur si difficile à concevoir, qu'on croirait que le peuple romain, comme ce roi d'Asie qui s'était ôté la ressource du poison par l'usage du poison même, avait épuisé en lui, par l'abus, la source des émotions de tout genre. On dit que la délicatesse des Grecs avait trouvé la coupe d'Eschyle parfois trop pleine et trop enivrante ; celle où les tragiques latins versaient le crime et la douleur était bien d'une autre mesure et d'un autre goût ; il fallait une nourriture plus forte pour assouvir la sensualité grossière et dépravée du peuple-roi, qui s'asseyait au théâtre comme Vitellius à table; il fallait des malheurs étranges, des crimes démesurés, pour exciter quelque émotion dans ces âmes durcies, que des images vraies n'eussent pas seulement effleurées ; il fallait remplacer la terreur par l'horreur, outrer les proportions de toutes choses, fausser la nature et la vérité pour leur offrir un spectacle qu'elles pussent aimer et comprendre. C'est surtout dans les rôles de femmes que l'époque se reconnaît. Les vertus de ce sexe ont disparu sur la scène, comme elles avaient disparu dans Rome, et sont remplacées par je ne sais quoi qui ne peut avoir de nom. Rien ne rappelle mieux les mœurs de ces femmes dont Sénèque le Philosophe a si bien parlé dans ses lettres, de ces matrones romaines qui en étaient venues à ne plus compter leurs années par les consuls, mais par le nombre de leurs maris; qui avaient la goutte comme des hommes, chose étrange qui ne s'était jamais vue que dans ce siècle, dit le moraliste; mais juste punition de leurs débordements, puisqu'en prenant tous les vices de l'autre sexe elles avaient mérité d'en prendre aussi toutes les maladies. Dieu avait livré ce peuple à son sens dépravé.[15]

Toutefois, il reste une vérité qu'il est impossible de méconnaître : c'est que ce théâtre, malheureux fruit d'une époque de décadence, a puissamment influé sur le nôtre. Il n'en est pas que nos meilleurs écrivains aient copié plus commodément et moins remercié. On dirait qu'ils ont choisi la tragédie grecque pour l'exalter sans en rien prendre, et la tragédie latine pour en dire le plus de mal possible, tout en l'imitant. Ils ont fait deux parts de Sénèque; ils ont mis d'un côté les beautés pour se les approprier sans en rien dire, et de l'autre les défauts pour décrier, en les montrant, l'homme qu'ils avaient dépouillé. C'est ainsi que les bons esprits qui savent tirer parti de tout, dit La Harpe, ont profité du bien et du mal qu'ils ont rencontré dans ses tragédies. Rotrou, Corneille, Racine, Voltaire, Crébillon, Le Mercier, Alfieri et beaucoup d'autres, ont largement puisé dans cette source commune et publique. Il nous a été impossible d'enregistrer tous les larcins plus ou moins heureux qu'on a faits à notre auteur, mais ceux que nous avons indiqués dans nos notes suffisent pour établir la preuve de ce que nous avançons.

La première question qui se présente quand on veut parler du Théâtre de Sénèque, c'est de savoir quel en est le véritable auteur; il est beaucoup de questions plus importantes que celle-là, mais il n'en est point de plus controversée. Heureusement que nul grave intérêt ne dépend d'un article de foi positif sur cette matière; car, après tant d'efforts pour l’éclaircir, nous serions plus embarrassés que les premiers critiques de formuler aucune assertion précise. Il nous semble même que cette question, si vivement débattue à une autre époque où elle devait exciter plus de sympathie, par des hommes bien plus savants que nous et qui y attachaient bien plus d'importance, est demeurée plus obscure que jamais. Les plus habiles critiques n'ont fait que l'embrouiller en voulant l'éclaircir, et les savantes mains de Juste-Lipse, des deux Scaliger, de Nicolas et de Daniel Heinsius, d'Isaac Pontanus, de Klotsch et de Jacobs, etc., au lieu de faire briller la lumière, ont assemblé plus de nuages.

La crainte de nous égarer dans ce dédale, faute d'un fil assez fort pour nous conduire, surtout après les traces décevantes que les commentateurs ont laissées derrière eux, nous fait une loi de nous arrêter à l'entrée :

......................................Quia me vestigia terrent,

Omnia te adversum spectantia, nulla retrorsum.

(Horace, Epist., lib. I, ép. 1.)

Il nous suffira de montrer le résultat de leurs efforts, pour en faire sentir l'impuissance et la stérilité. Le plus grand nombre s'accorde à laisser à L. A. Sénèque le Philosophe, quatre de ces dix tragédies connues de tout temps sous son nom, Œdipe, Hippolyte, les Troyennes et Médée, comme les meilleures. Nous ne contesterons point cette paternité qu'on lui attribue ; il nous semble même assez juste de lui faire bonne part dans ces dix pièces orphelines que son nom seul peut-être a sauvées du naufrage, et portées à travers les siècles; mais la raison qui les a fait déclarer siennes existe-t-elle vraiment, et les tragédies dont on lui fait hommage ont-elles sur les autres une supériorité réelle? Ce serait encore une nouvelle question à décider, et presque aussi difficile que la question principale, à en juger par les contradictions des critiques à cet égard. Juste-Lipse, par exemple, exalte comme une œuvre sublime, incomparable et digne du siècle d'Auguste, les Phéniciennes, que Daniel Heinsius et beaucoup d'autres avec lui, notamment Racine, flétrissent de tout leur mépris. Même contradiction pour les Troyennes, la meilleure des tragédies de Sénèque, suivant Heinsius, la plus mauvaise au jugement de Juste-Lipse. Quand on voit deux critiques d'une autorité si grande et si respectable se heurter ainsi de front, avant de songer soi-même à rectifier ce que leurs sentiments peuvent avoir de faux et d'exagéré, ou apprend à se défier des lumières que l'examen de ces tragédies semble offrir pour déterminer l'auteur soit de toutes, soit de quelques-unes. Ce seul exemple donne une assez juste idée de la manière dont les commentateurs ont procédé dans leurs recherches : toutes leurs hypothèses se sont détruites les unes par les autres; le dernier venu la prouvé l'erreur de ses devanciers, jusqu'à ce qu'un autre vînt lui prouver la sienne, et ainsi de suite. L'un a cru trouver dans les principes des stoïciens, qui se rencontrent à tous moments dans ces tragédies, une raison péremptoire pour les attribuer à Sénèque le Philosophe ; mais un autre est venu qui a démontré, par beaucoup de passages, qu'elles étaient évidemment l'œuvre de quelque partisan des doctrines d'Epicure. L'hypothèse du premier se trouvait ainsi renversée, quand un troisième les a mis d'accord en produisant une foule de témoignages tirés des Lettres à Lucilius, et des traités philosophiques de Sénèque, par lesquels il est facile de voir que le philosophe, éclectique par excellence, allait et revenait d'Epicure à Zénon, et qu'à ce double titre il pouvait être ou n'être pas l'auteur des tragédies dont on cherchait le père.

Ainsi tous les fils qui devaient conduire les critiques jusqu'à la vérité se sont trouvés courts, ou se sont brisés dans leurs mains ; tant d'efforts ne les ont menés qu'au doute, qui sera pour nous la science de Socrate, et dans lequel nous nous reposerons très volontiers en reconnaissant l'impossibilité d'en sortir. Voici du reste les diverses conjectures hasardées par les critiques :

Pétrarque, Pierre Crinitus et Daniel Caïétau reconnaissent les dix tragédies pour être de L. A. Sénèque le Philosophe.

Erasme adopte la même opinion ; mais il retranche Octavie, dans laquelle Sénèque joue un rôle, et qui ne peut sérieusement lui être attribuée.

Le P. Brumoi soutient que ce Théâtre n'est point de Sénèque le Philosophe, ni d'aucun autre membre de sa famille, mais d'un anonyme qui aura mis son œuvre sous un nom fameux alors dans la littérature latine.

Vulcanius, Delrio, Scriverius, Borrichius, n'hésitent pas à accorder à Sénèque le Philosophe la plus grande partie des pièces de ce Théâtre.

Suivant un des derniers, traducteurs, l'abbé Coupé, Sénèque est l’auteur de toutes, moins Octavie; dans cette hypothèse, il les aurait composées pour l'instruction de son élève, mais il ne les aurait pas publiées ni reconnues pour siennes, par crainte de la jalousie de Néron, que ses doctes leçons n'auraient pas guéri de la manie poétique dont il était dominé jusqu'à faire mourir ceux qui composaient de meilleurs vers que lui.

Le dernier traducteur, Levée, pense au contraire que si Sénèque le Philosophe avait composé ces tragédies pour ramener son siècle à la vertu, comme on l'a dit (à tort, selon nous, car ce n'en était guère le moyen), il devait au contraire les publier pour appliquer le remède au mal, et qu'en tout cas il ne pouvait se défendre de les avouer pour siennes, vu que Néron n'aurait pas manqué de le reconnaître à son style.

Le même critique ajoute qu'il doute fortement que Sénèque soit l'auteur de ces tragédies. Il soupçonne qu'elles pourraient bien être de Pomponius Secundus, qui certainement avait composé des tragédies, dont aucune ne nous est parvenue, au moins sous son nom.

Puis il propose Mela, frère de Sénèque et père de Lucain, homme capable, exclusivement livré à l'étude de l'éloquence et des lettres, et que son père, M. Ann. Sénèque, mettait au dessus de ses deux frères, Luc. Ann. Sénèque et Gallion.

Puis il déclare qu'il abandonne la discussion et laisse aux savants du premier ordre le soin de résoudre ce problème : « Si Sénèque le Philosophe n'est point l'auteur des tragédies publiées sous son nom, ces tragédies sont-elles l'ouvrage d'un écrivain bien postérieur à Sénèque, ou celui d'un poète contemporain, ou parent du précepteur de Néron? » Ce problème n'est pas nouveau, c'est précisément la question que les savants du premier ordre s'étaient faite et qu'ils n'ont pu résoudre avec certitude.

Puis enfin, et c'est par où peut-être il aurait du commencer, il dit que « son intention ne fut jamais d'opposer son sentiment personnel à l'opinion la plus accréditée, qui attribue toutes les tragédies à Sénèque le Philosophe. » Conclusion fâcheuse, et qui réduit à rien tout ce qu'il a dit jusque-là. Son exemple serait bien propre à nous guérir de la velléité d'avoir une opinion personnelle en pareille matière. Cependant nous adoptons, comme conjecture et non comme certitude, le sentiment de Scaliger, de D. Heinsius et de quelques autres commentateurs, qui attribuent à Sénèque le Philosophe les quatre meilleures pièces du Théâtre qui porte son nom (nous les avons citées plus haut), sans prétendre au reste désigner l'auteur ou les auteurs de celles qui ne lui sont pas attribuées.

N. B. Sénèque le Tragique n'étant point pour nous un personnage réel et distinct du Philosophe, nous renvoyons le lecteur à la Vie de Sénèque, publiée en tête du premier volume de ses œuvres, par M. Ch. Du Rozoir.

 

E. GRESLOU.

 


 

HERCULE FURIEUX,

PERSONNAGES.

JUNON.

HERCULE.

LYCUS.

MÉGARE.

AMPHITRYON.

THÉSÉE.

CHOEUR DE THEBAINS.

 

 

ARGUMENT.

**********************

 

Hercule avait épousé Mégare, fille de Créon, roi de Thèbes ; mais tandis qu'il descend aux enfers, par ordre d'Eurysthée, un Eubéen nommé Lycus excite une sédition, s'empare du trône, et fait mourir le roi avec ses fils. Cela fait, il offre à Mégare de l'épouser, et, sur son refus, se dispose à l'y contraindre par la force. Mais Hercule, revenant à propos, dissipe la faction de Lycus, et le tue lui-même. Junon, irritée de ces glorieux succès, jette dans son âme une fureur qui le porte à égorger sa femme et ses enfants. Revenu à lui-même, il reconnaît son crime. Sa douleur est si forte, que les prières d'Amphitryon et de Thésée ne peuvent qu'à peine l'empêcher de se donner la mort. Il part pour Athènes, avec Thésée, pour s'y purifier.


 

HERCULE FURIEUX

DE

L. A. SÉNÈQUE.

 

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

JUNON.

Sœur du dieu de la foudre, car c'est le seul nom qui me reste, j'ai fui cet époux toujours infidèle, et, me bannissant moi-même des demeures éthérées, j'ai quitté l'Olympe, et cédé la place à mes indignes rivales. Il faut bien habiter la terre, puisque les courtisanes ont pris le ciel. Là, sur la partie la plus élevée du pôle glacial, je vois l'astre brillant de Calisto, qui conduit les flottes d'Argos. Là, du côté où se font sentir les tièdes haleines du printemps, je vois le taureau qui ravit Europe la Tyrienne. D'un autre côté, dans ces astres errants et redoutés des navigateurs, je reconnais les nombreuses filles d'Atlas. Ici, Orion, qui étale son effrayante chevelure, et les étoiles d'or de Persée. Là, brillent les Gémeaux brillants, fils de Tyndare, et les enfants de Latone, dont la naissance rendit à l'île de Délos son ancienne stabilité. Ce n'était pas assez de Bacchus et de sa mère dans le séjour des dieux; pour qu'il n'y ait aucune partie du ciel exemple de cette profanation, la couronne d'Ariadne y trouve aussi sa place.

Mais ce sont là d'anciens outrages. Combien de fois la malheureuse Thèbes, féconde en femmes adultères et impies, n'a-t-elle pas donné à mon époux des enfants dont je n'étais que la marâtre! Que la mère d'Alcide monte au ciel, et triomphe à ma place; que les honneurs divins soient accordés à son fils, dont la naissance prit au monde un jour tout entier, le soleil ayant dû ralentir sa marche pour obéir à Jupiter, et retenir sa lumière captive au sein des flots; je ne resterai pas sans vengeance. Mon cœur se remplira d'une haine implacable et vivante; point de paix entre nous, mais une guerre cruelle comme mon ressentiment. La guerre? — Mais tous les fléaux qu'une terre ennemie peut enfanter, tout ce que l'air et les flots peuvent produire de terreurs, de monstres, de pestes, de bêtes cruelles et sauvages, il a tout soumis, tout dompté. Il triomphe et se fortifie par les dangers même. Il jouit de ma colère, et trouve dans ma haine l'élément de sa gloire. Les travaux surhumains que je lui impose ne servent qu'à prouver sa haute origine; je suis moi-même l'ouvrière de sa renommée. Aux lieux où le soleil, éteignant ou rallumant ses feux, noircit l'Ethiopien rapproché de ces deux points extrêmes, son indomptable courage lui fait dresser des autels, et l'univers tout entier le révère comme un dieu. Les monstres manquent à ma vengeance, et il est moins difficile à Hercule d'exécuter mes ordres, qu'à moi d'ordonner. Il reçoit mes commandements avec joie; et certes, que pourraient contre ce jeune et puissant guerrier les arrêts du tyran le plus barbare? Ses armes, ce sont maintenant les monstres qu'il a redoutés et qu'il a vaincus. L'hydre de Lerne et le lion de Némée font sa force dans les combats. La terre n'est déjà plus assez grande pour lui. Il a brisé les portes du Jupiter souterrain ; il est remonté vers les vivants chargé des dépouilles opimes du roi des morts. C'est peu même d'en revenir ; il a rompu le pacte que le ciel avait fait avec les ombres. Je l'ai vu moi-même, je l'ai vu tirer le voile qui recouvre les abîmes des enfers, triompher du roi des morts, et venir étaler aux yeux de Jupiter les trophées ravis à son frère. Qui l'empêche de charger de chaînes et d'emmener captif ce dieu même, dont la puissance est égale à celle du maître des dieux? Qui l'empêche de garder les enfers comme sa conquête, et de briser pour jamais les barrières du Styx? Il a bien pu trouver une voie pour remonter du séjour des mânes, et profaner, en les exposant à tous les yeux, les profondeurs mystérieuses de la mort. Tout fier d'avoir brisé les portes du séjour des ombres, il triomphe de ma puissance, et traîne insolemment le chien du Ténare à travers les villes de l'Argolide : j'ai vu le jour défaillir à l'aspect de Cerbère, et le soleil trembler; moi-même j'en ai pâli, et, à la vue des trois têtes de ce monstre vaincu, je me suis repentie de l'ordre que j'avais donné. Mais ce sont là de faibles sujets de plainte : il faut craindre pour le ciel même. Vainqueur des divinités infernales, il pourrait triompher aussi de celles d'en haut, il ravira le sceptre à son père : au lieu de s'élever lentement jusqu'au ciel, comme Bacchus, il voudra s'en ouvrir la roule à travers des ruines, et régner seul dans l'univers après en avoir chassé tous les dieux. C'est l’épreuve de sa force qui lui donne cet excès d'audace; en portant le ciel, il s'est reconnu assez fort pour le vaincre. Sa tête s'est tenue ferme sous le monde, et ses épaules n'ont point fléchi sous cet immense fardeau. Le firmament tout entier, avec tous ses astres et moi-même qui le pressais de tout mon poids, a reposé sur Hercule sans l'ébranler. Maintenant il cherche à envahir le ciel. Poursuis, ô ma colère ! poursuis ; frappe-le au milieu de ces vastes projets. Dresse-toi en bataille contre lui ; déchire-le de tes propres mains. Pourquoi chercher ailleurs l'instrument d'une haine si forte? Laisse là tous les monstres ; laisse là Eurysthée, il n'a plus de force pour commander. Déchaîne contre ton ennemi les Titans, qui osèrent attaquer Jupiter lui-même; lâche le prisonnier que presse le volcan de Sicile ; que le géant monstrueux soulève sa tête effroyable, enchaînée sous le poids de la terre de Doris ; que la lune, du haut des cieux, laisse tomber de nouveaux monstres qu'elle aura conçus.

Mais tous ces fléaux, il les a surmontés : veux-tu trouver un rival à Hercule? il n'en peut avoir d'autre que lui-même : qu'il se fasse donc la guerre à lui-même. Il faut appeler du fond des enfers les terribles Euménides; qu'elles viennent en agitant leur chevelure de flammes, et en brandissant dans leurs mains cruelles leurs fouets de serpents enlacés.

Va maintenant, superbe ; porte jusqu'au ciel tes vœux hardis, et méprise la terre. Tu crois avoir échappé au Styx, et à la puissance des divinités infernales? sur la terre même tu vas retrouver l'enfer. Je ramènerai sur toi la Discorde affreuse des lieux profonds et ténébreux qu'elle habite au dessous du Tartare, sous l'épaisseur d'une montagne énorme qui l'enferme dans ses flancs ; avec elle, je susciterai ce qui reste encore de monstres dans le royaume de Pluton. Viennent donc le Crime odieux, l'Impiété farouche, qui lèche son propre sang, l'Egarement, et la Fureur toujours armée contre elle-même.

La Fureur ! oui, c'est elle qui sera le ministre de mon ressentiment. Hâtez-vous, filles d'enfer; secouez vos torches ardentes ; que Mégère conduise la troupe effroyable des Furies, et que sa main funèbre s'arme d'une poutre brûlante, prise dans les flammes d'un bûcher ! Allons, punissez les profanateurs du Styx; frappez vos seins ; que vos cœurs s'embrasent de plus de feux que n'en peuvent contenir les forges de l'Etna ! Pour mieux bouleverser l'âme d'Hercule, et la transporter de fureur, il faut d'abord me rendre moi-même furieuse. Je suis trop calme encore. C'est moi, fières sœurs, c'est moi dont vous devez premièrement troubler la raison, si vous voulez allumer en moi toute la rage d'une marâtre. Donnons à ma haine un autre cours. Je veux qu'il revienne ici victorieux, et qu'il ait la joie de revoir ses enfants. Le jour est venu où son courage abhorré doit enfin trouver grâce à mes yeux. Qu'il triomphe de moi, qu'il triomphe de lui-même ; qu'il souhaite de mourir après être remonté des enfers, et qu'alors je ne regrette plus qu'il soit né de Jupiter. Je me tiendrai à ses côtés, et pour que ses flèches ne manquent pas leur but, je conduirai moi-même sa main ; je dirigerai les coups qu'il frappera dans sa fureur ; pour la première fois, je lui prêterai mon secours dans ses combats. Le crime commis, je consens à ce que Jupiter l'admette enfin dans le ciel avec des mains si pures. Allons, il faut se mettre à l'œuvre : le jour commence à paraître, et le char brillant du Soleil s'avance déjà sur les pas de l'Aurore.

SCENE II.

CHOEUR DE THÉBAINS.

Déjà les étoiles, moins nombreuses, commencent à pâlir; la nuit, vaincue, rassemble ses feux épars; la lumière renaît, et l'astre brillant du matin chasse devant lui le cortège lumineux des astres nocturnes. Les sept constellations de l'Ourse d'Arcadie, qui brille au sommet du pôle glacé, retournent le timon du Chariot, et appellent le jour. Déjà, traîné par ses coursiers d'azur, le Soleil dore la cime de l'Œta ; déjà les bruyères du Cithéron, théâtre des fêtes de Bacchus, se colorent des premiers feux du jour, et la sœur d'Apollon s'en va pour revenir encore.

Avec la lumière le travail aussi renaît, éveillant toutes les inquiétudes, ouvrant toutes les demeures des hommes. Le berger tire ses troupeaux des étables, et les lâche dans les prairies, toutes blanches de la fraîche rosée du matin. Le jeune taureau, dont le front n'est pas encore armé, s'élance en liberté dans les pâturages, tandis que les mères remplissent leurs mamelles épuisées. Errant et folâtre, le chevreau bondit sur l'herbe tendre. La triste Philomèle, suspendue au sommet d'une branche, redit sa chanson au dessus de sa couvée bruyante, et brûle de déployer ses ailes au soleil nouveau. Les oiseaux en chœur mêlent confusément leurs voix à la sienne, et saluent de concert le réveil du jour. Le nocher développe et livre au souffle des vents sa voile aventureuse. Là, sur des roches creusées par le temps, c'est un pêcheur qui remet un appât à l'hameçon trompé, ou qui, penché sur les eaux, suit de l'œil et d'une main attentive la proie qu'il va saisir, et qui, en se débattant, courbe la ligne.

Voilà pour les hommes heureux qui goûtent la paix d'une vie simple et paisible, qui se contentent de ce qu'ils possèdent, et bornent leur espérance à la mesure de leurs champs.

Mais les soucis inquiets et les tristes alarmes s'agitent au sein des villes en noirs tourbillons. L'un se dérobe au sommeil pour aller assiéger, l'entrée du palais des rois, et frapper à ces portes si lentes à s'ouvrir; l'autre s'amasse des trésors sans fin, se consume à contempler ses richesses, et reste pauvre sur des monceaux d'or; un autre boit jusqu'à l'ivresse le doux poison de la faveur populaire, et se repaît des vains applaudissements d'une multitude plus inconstante que les flots de la mer. Un autre enfin trafique des luttes orageuses du barreau, et se fait un revenu honteux de ses paroles et de ses emportements oratoires. Il en est peu qui connaissent le prix du repos, et qui, songeant à la brièveté de notre vie, sachent profiter d'un temps qui ne doit plus revenir.

Pendant que les destins le permettent, vivez heureux; la vie s'écoule avec vitesse, et le cercle du jour entraîne rapidement celui de l'année. Les cruelles sœurs travaillent sans relâche, et ne ramènent point en arrière leurs fuseaux. Cependant la race humaine va d'elle-même au devant de sa destinée, dans l'égarement qui l'aveugle. Oui, nous allons chercher volontairement les eaux du Styx avant l'appel du destin.

O Hercule ! pourquoi ton noble cœur t'a-t-il entraîné si tôt vers le ténébreux séjour des Mânes? Les Parques ont leur jour marqué d'avance. Il n'est donné à aucun mortel de prévenir ce terme fatal, ni de le devancer; la mort ne reçoit que ceux qu'elle appelle.

Qu'un autre porte bien loin la gloire de son nom, et remplisse la terre du bruit de ses exploits; qu'un autre s'élève jusqu'au ciel sur les ailes de la gloire, et marche au dessus des hommes sur un char triomphal ; pour moi, je ne demande qu'un asile obscur et tranquille, sur la terre qui m'a vu naître. Le repos seul mène jusqu'à la plus longue vieillesse, et ce n'est que sous un humble toit que se rencontre l'heureuse médiocrité d'une fortune obscure mais assurée. Le courage qui s'élève doit aussi tomber de plus haut.

Mais voici Mégare qui s'avance, triste, les cheveux en désordre, et suivie de ses jeunes enfants. Le vieux père d'Hercule vient derrière elle à pas pesants.


 

 

ACTE SECOND.

SCÈNE I.

MÉGARE.

Puissant maître de l'Olympe, et roi du monde, mets enfin un terme à mes cruelles disgrâces, une borne à mes malheurs ! Jamais un jour tranquille ne s'est levé sur moi. La fin d'un malheur n'est pour moi que le commencement d'un autre. A peine mon époux revient-il vainqueur d'un ennemi, qu'un ennemi nouveau se lève; avant qu'il ait pu toucher le seuil de sa maison, joyeuse de son retour, il reçoit l'ordre de marcher à d'autres combats. Point de relâche pour lui, point de repos que le temps nécessaire pour lui imposer de nouveaux périls. La colère de Junon le poursuit dès le berceau; son enfance même ne fut pas à l'abri de cette persécution; il a vaincu les monstres avant de les pouvoir connaître. Deux serpents dressaient contre lui leurs crêtes menaçantes; Hercule enfant s'est traîné à leur rencontre; il a soutenu d'un œil calme et serein les regards enflammés de ces reptiles ; leurs nœuds, étroitement serrés autour de son corps, n'ont fait monter aucun trouble à son visage; il a pressé de ses tendres mains leurs terribles anneaux, et préludé par cette victoire à ses combats contre l'hydre. La biche du mont Ménale, si légère et si orgueilleuse de ses cornes d'or, fut par lui vaincue à la course, et saisie comme une proie. Le lion terrible de la forêt de Némée expira sous l'étreinte des bras d'Hercule, avec un profond rugissement. Parlerai-je des sanglantes étables des chevaux de la Thrace, et de ce roi cruel livré lui-même à ces monstres qu'il nourrissait du sang des hommes? Rappellerai-je l'affreux sanglier qui, descendu des sommets touffus d'Erymanthe, désolait les bocages de l'Arcadie? et le taureau de Crète, qui seul faisait trembler cent peuples différents? Sur les bords lointains de l'Hespérie, le berger de Tartesse, aux trois corps, a péri sous le bras d'Hercule au milieu de ses troupeaux, que le vainqueur emmena des rivages de la mer Occidentale jusqu'aux prairies du Cithéron. Sommé de s'ouvrir, un chemin à travers ces régions brûlées que le soleil du midi consume de ses feux, il sépare deux montagnes, et livre une large voie à l'Océan, en brisant cette barrière qui divisait ses eaux. Plus tard, il attaque les riches jardins des Hespérides, trompe la vigilance du dragon, et s'empare des pommes d'or. N'a-t-il pas aussi entouré de flammes et fait périr le monstre de Lerne, ce fléau renaissant et multiple? Ses flèches n'ont-elles pas atteint au milieu des nues les oiseaux cruels du lac de Stymphale, dont les sombres ailes déployées cachaient la lumière du soleil? La reine des vierges guerrières du Thermodon, cette femme sans époux, n'a point prévalu contre lui ; et ses mains, si ardentes aux plus hautes entreprises, n'ont point dédaigné la tâche ignoble qu'il fallut remplir dans les étables d'Augias.

Mais quel est le prix de tant de travaux? Il ne jouit pas de ce monde qu'il a défendu, La terre sent aujourd'hui l'absence du héros qui lui a donné la paix. Le crime heureux et triomphant s'appelle vertu ; les bons obéissent aux médians, la force fait le droit, et la terreur fait taire toutes les lois. J'ai vu de mes yeux des fils de rois, nobles soutiens du trône paternel, périr sous une main sanglante, et les derniers rejetons de la noble race de Cadmus indignement égorgés. J'ai vu ravir la tête et le bandeau royal de mon père. Où trouver assez de larmes pour les malheurs de Thèbes? Terre si féconde en dieux, sous quel maître trembles-tu maintenant? toi dont le sein fertile et les fortes campagnes firent croître une valeureuse moisson de guerriers en armes; toi dont le fils de Jupiter, Amphion, bâtit les murs aux sons de sa lyre qui commandait aux pierres mêmes ; toi pour qui le père des dieux a plus d'une fois déserté le ciel ; toi qui as reçu des dieux dans ton sein, qui en as produit, et qui peut-être en produiras encore, tu rampes sous un joug avilissant. Race de Cadmus, cité d'Amphion, en quel abîme de misères êtes-vous retombées! Vous tremblez devant un fugitif sans cœur, chassé de son pays, et le fléau du nôtre! et le héros qui, sur terre et sur mer, poursuit la vengeance des crimes, qui de ses justes mains brise les sceptres de fer, il est maintenant esclave pendant sou absence, et souffre lui-même les maux dont il délivre les autres. Lycus, le banni, règne en souverain dans Thèbes, la ville d'Hercule; mais il n'y régnera pas longtemps : Hercule va revenir, il va nous venger; il remontera tout à coup vers la lumière, et s'il ne trouve pas une voie, il s'en fera une lui-même. Oh! reviens, cher époux, reviens, reparais vainqueur au milieu de ta famille vaincue; remonte vers nous, et brise la prison de ténèbres qui te retient. Si l'enfer s'est refermé sur toi, si tu ne trouves point d'issue pour revenir, entrouvre le monde même, et laisse paraître avec toi tous les trésors que la nuit éternelle cache dans son sein. Comme on t'a vu cherchant à creuser un lit aux flots impétueux du Pénée, l'affermir sur tes pieds, et former tout à coup la profonde vallée de Tempe, d'un seul effort de ta poitrine, qui sépara violemment deux montagnes, et ouvrit une issue nouvelle au torrent de la Thessalie; ainsi, pour remonter vers tes parents, tes enfants, ta patrie, il te faut trouver une voie, et ramener avec toi les entrailles mêmes du monde ; rends à la vie tout ce que l'action destructive du temps a plongé dans l'ombre de la mort, depuis tant de siècles; chasse devant toi les générations éteintes qui ont bu dans les eaux du Léthé l'oubli de l'existence, et tous ces morts que la lumière du soleil effrayera. Il serait indigne de toi de ne rapporter de dépouilles que celles qu'on t'a demandées.

Mais je m'égare en des vœux insensés, ignorant le sort qui nous attend. Qui me fera voir ce jour heureux où je t'embrasserai, cher Hercule? où je baiserai tes mains puissantes? où je te reprocherai ta longue absence et l'oubli de ton épouse? J'immolerai au maître des dieux cent taureaux indomptés; j'offrirai à la déesse des moissons de secrets sacrifices; j'irai dans la silencieuse Eleusis, avec la discrétion qu'exigent les mystères, jeter de longs flambeaux sur ses autels. Le jour où mon époux reviendra, je croirai voir tous mes frères rendus à la vie, et mon père lui-même assis plein de gloire sur son trône. Si une puissance invincible t'enchaîne là-bas, je vais te suivre; reviens ici pour nous sauver tous, ou entraîne-nous tous après toi. Ah! tu nous entraîneras tous dans ta ruine, et aucune divinité ne viendra nous relever de l'abaissement où nous sommes.

SCÈNE II.

AMPHITRYON, MÉGARE.

AMPHITRYON.

Epouse de mon fils, chaste gardienne de la couche et des enfants du magnanime Hercule, ouvrez votre âme à de meilleures espérances, et ranimez votre courage abattu. Il reviendra, soyez-en sûre, et vous le verrez, comme au retour de toutes ses entreprises, plus grand que vous ne l'avez quitté.

MÉGARE.

Les malheureux croient facilement ce qu'ils désirent.

AMPHITRYON.

Ils sont encore plus portés, quand ils craignent, à ne point espérer de remède ni de fin à leurs maux. Toujours là peur met les choses au pire.

MÉGARE.

Descendu dans les entrailles de la terre, enseveli sous elle, écrasé sous le poids du monde, quelle voie trouvera-t-il pour remonter à la vie?

AMPHITRYON.

Celle qu'il a trouvée dans les plaines brûlantes de l'Afrique, à travers ces sables mou vans comme les flots de la mer orageuse qui deux fois les couvre de ses vagues, et deux fois les laisse à découvert; et lorsque, ayant quitté son navire échoué dans les sables, au milieu des écueils étroits des deux Syrtes, il franchit à pied cette mer furieuse.

MÉGARE.

Rarement l'injustice du sort épargne les plus nobles courages': nul mortel ne peut impunément braver tant de fois de si grands périls; le malheur finit toujours par atteindre celui qui longtemps avait échappé à ses coups.

Mais voici venir Lycus, portant en ses mains un sceptre usurpé; son visage cruel respire la menace, et son déportement annonce tout ce qui se passe dans son âme.

SCÈNE III.

LYCUS, MÉGARE, AMPHITRYON.

LYCUS.

Roi de l'opulent territoire de Thèbes, de tout le fertile pays qu'entoure obliquement la Phocide, de toutes les terres que l'Ismène arrose, de celles que le Cithéron découvre de sa cime orgueilleuse, jusqu'à l'Isthme étroit qui sépare deux mers, je ne suis point assis sur le trône comme un lâche héritier de rois, qui règne en vertu de droits antiques et transmis par ses pères. Je n'ai point de nobles aïeux, et je ne puis montrer dans ma famille de titres éclatants; mais j'ai la gloire que donne le courage. Vanter son origine, c'est exalter le mérite d'un autre. Toutefois un sceptre usurpé tremble toujours dans la main qui le porte : il n'a de salut que dans la force. Quand on sait que les sujets n'obéissent qu'en frémissant, il faut tenir le glaive levé sur eux, pour assurer ses droits. Rien de moins stable qu'un trône où l'on s'assied à la place d'un autre. Mais il est un moyen de fortifier ma position; il suffit pour cela que Mégare me soit unie par les liens d'un royal hymen. La noblesse de sa naissance rehaussera l'éclat de ma gloire nouvelle. Je ne pense pas qu'elle refuse, et qu’elle ose rejeter mon alliance : mais si elle s'obstine dans un refus superbe, je suis résolu d'avance à exterminer toute la famille d'Hercule; cet acte soulèvera la haine et les murmures du peuple : le premier point de l'art de régner, c'est de savoir braver la haine. Essayons donc ; le hasard me favorise : voici Mégare elle-même, triste et voilée, debout auprès de ses dieux protecteurs, et le véritable père d'Hercule est à ses côtés.

MÉGARE.

Quel nouveau dessein médite ce monstre, le fléau et la ruine de notre maison? quel attentat?

LYCUS.

O vous, noble héritière du sang des rois, plaignez pour un moment prêter à mes paroles une oreille favorable. S'il faut que les hommes nourrissent entre eux des haines éternelles, que la fureur, une fois entrée dans leur sein, n'en sorte plus, mais que le vainqueur ait toujours la main à l'épée pour maintenir sa victoire, et le vaincu pour réparer sa défaite, cet état de guerre ne laissera rien subsister : les campagnes ravagées resteront sans culture, les cités seront la proie des flammes, et les peuples disparaîtront sous des monceaux de cendres. Ramener la paix, c'est l'intérêt du vainqueur et le besoin des vaincus. Partagez avec moi l'autorité suprême, unissons nos cœurs; voici le gage de ma foi, touchez la main que je vous présente. Pourquoi ce silence, et ces regards irrités?

MÉGARE.

Moi, que je touche une main couverte du sang de mon père, et souillée par le meurtre de mes deux frères! On verra plutôt le jour s'éteindre au lever du soleil, et renaître à son coucher; la flamme s'unir fraternellement à la neige, Scylla joindre la côte de Sicile aux rivages d'Ausonie, et l'Euripe calmer la violence de son flux et reflux, pour baigner doucement d'un flot paisible le rivage de l'Eubée. Vous m'avez ravi père, couronne, frères, foyer domestique, patrie : que me reste-t-il encore? Un bien plus précieux que mon père, mes frères, ma couronne, et mon foyer domestique, la haine que je vous porte; je regrette que tout un peuple doive la partager avec moi, la part qui m'en reste s'en trouve affaiblie d'autant. Règne avec insolence; élève bien haut l'orgueil de tes pensées ; un dieu vengeur s'attache aux pas des hommes superbes. Je connais la destinée des rois de Thèbes. Faut-il rappeler les attentats commis ou soufferts par des reines? le double crime d'Œdipe, qui mêla en sa personne les noms d'époux, de fils, et de père? et le camp des deux, frères ennemis, et leurs deux bûchers? la douleur a changé en pierre la superbe fille de Tantale, qui, tout insensible qu'elle est, verse encore des pleurs sur le mont Sipyle. Cadmus lui-même, dressant une crête menaçante, et obligé de fuir à travers les champs de l'Illyrie, a laissé partout sur la terre l'empreinte de ses anneaux. Voilà le sort qui t'attend; règne au gré de ton caprice, pourvu que tu viennes un jour à subir la fatalité qui pèse sur ce royaume.

LYCUS.

Epargnez-vous ces discours pleins de fiel et de fureur; femme d'Hercule, apprenez, par son exemple, à plier sous l'autorité des rois. Quoique je porte un sceptre conquis par mes mains victorieuses, et que je règne souverainement, sans craindre des lois qui ne résistent jamais à la puissance des armes, je veux bien descendre à me justifier en peu de mots. Votre père a succombé, vos frères ont péri dans une lutte sanglante ; mais on sait que la guerre ne connaît point de mesure, et qu'il n'est point facile de calmer ou d'éteindre la fureur du glaive une fois sorti du fourreau. Il faut du sang aux batailles. Mais il combattait, lui, pour le droit de sa couronna; moi, par une coupable ambition; c'est le résultat qu'il faut considérer dans ces guerres, et non la cause. Mais périsse désormais le souvenir de ce qui s'est passé. Quand le vainqueur a déposé ses armes, le vaincu doit aussi déposer sa haine. Je ne demande pas que vous fléchissiez le genou devant moi pour adorer ma puissance. Au contraire, j'aime eu vous ce fier courage que vous montrez dans vos malheurs. Vous méritez d'avoir un roi pour époux, unissons nos destinées.

MÉGARE.

Une sueur glacée découle de tous mes membres dont le sang se retire. Quelle affreuse parole a frappé mes oreilles! Je n'ai point éprouvé cette horreur quand le cri de la guerre et le fracas des armes ébranlaient nos murailles. J'ai supporté sans pâlir tous ces malheurs. Mais l'idée de ce mariage m'épouvante, et me fait sentir enfin mon esclavage. Qu'on m'accable de chaînes, que le long supplice de la faim me conduise lentement à la mort, nulle puissance ne vaincra ma fidélité. Je mourrai ton épouse, ô Hercule!

LYCUS.

Est-ce donc cet époux descendu aux enfers qui vous inspire cet orgueil?

MÉGARE.

Il n'est descendu aux enfers que pour conquérir le ciel.

LYCUS.

Mais la terre immense pèse sur lui de tout son poids.

MÉGARE.

Il a porté le ciel, nul fardeau ne saurait l'accabler.

LYCUS.

Je saurai bien vous contraindre.

MÉGARE.

Pour se laisser contraindre, il faut ne savoir pas mourir.

LYCUS.

Dites, quel est le présent de mariage qui flatterait le plus votre cœur, et que je pourrais vous offrir?

MÉGARE.

Votre mort, ou la mienne.

LYCUS.

Eh bien, insensée que vous êtes, vous mourrez.

MÉGARE.

J'irai au devant de mon époux.

LYCUS.

Vous préférez donc un esclave à mon sceptre de roi?

MÉGARE.

Combien de rois sont tombés sous le bras de cet esclave !

LYCUS.

Pourquoi donc sert-il Eurysthée, et rampe-t-il sous le joug?

MÉGARE.

Otez les tyrans du monde, à quoi servira le courage?

LYCUS.

Être exposé aux bêtes et aux monstres, vous appelez cela du courage?

MÉGARE.

Il y a du courage à vaincre ce qui fait trembler tous les hommes.

LYCUS.

Avec ses hautes prétentions, il est maintenant plongé dans la nuit du Tartare.

MÉGARE.

Le sentier qui mène de la terre au ciel est rude et difficile.

LYCUS.

Et quelle est donc sa naissance, pour espérer une place dans le séjour des dieux?

AMPHITRYON.

Triste épouse du grand Hercule, ne répondez pas; c'est à moi de faire connaître la naissance d'Alcide et de nommer son père. Tant de nobles exploits, le monde pacifié, depuis le couchant jusqu'à l'aurore, par le bras de ce héros, tant de monstres vaincus, la Thessalie trempée du sang coupable des géants, et les dieux défendus par sa valeur, ne révèlent-ils pas assez clairement son père? n'est-il pas fils du maître des dieux? croyez-en du moins la haine de Junon.

LYCUS.

Pourquoi faire celte injure à Jupiter? Est-il possible que le sang des dieux se mêle à celui des mortels?

AMPHITRYON.

Telle est pourtant l'origine d'un grand nombre de dieux.

LYCUS.

Mais avaient-ils aussi connu la servitude, avant de monter au ciel?

AMPHITRYON.

Le dieu de Délos a gardé les troupeaux du roi de Thessalie.

LYCUS.

Mais il n'a jamais erré par le monde comme un vil proscrit.

AMPHITRYON.

Il avait reçu le jour d'une mère vagabonde, sur une terre flottante.

LYCUS.

Du moins il ne fut point exposé à la fureur des monstres ni des bêles féroces.

AMPHITRYON.

Les premières flèches qu'il lança furent teintes du sang d'un dragon.

LYCUS.

Ignorez-vous les maux cruels qui assiégèrent l'enfance d'Hercule?

AMPHITRYON.

Le jeune Bacchus fut tiré du ventre de sa mère par un coup de foudre, et bientôt il prit place à côté du dieu qui lance le tonnerre. Mais quoi? le roi des cieux lui-même, qui ébranle les nuages, ne fut-il pas caché pendant son enfance dans un antre du mont Ida? Une si haute naissance ne va jamais sans de grandes infortunes, et l'honneur d'une céleste origine veut être chèrement payé.

LYCUS.

Là où vous voyez le malheur, sachez bien qu'il n'y a qu'un homme.

AMPHITRYON.

Là où vous voyez le courage, sachez bien qu'il n'y a point de malheur.

LYCUS.

Appelez-vous courageux celui qui, laissant tomber de ses épaules sa massue et la peau du lion de Némée, aux pieds d'une jeune fille, ne rougit pas de revêtir une robe de pourpre tyrienne? Appelez-vous courageux celui qui frotta de parfums sa rude chevelure? qui tira de ses mains guerrières les sons efféminés des tambours de Phrygie? qui ceignit autour de son front  terrible la mitre des Barbares?

AMPHITRYON.

Bacchus ne rougit point de laisser flotter les anneaux de sa blonde chevelure, d'agiter dans ses jeunes mains les thyrses légers, en traînant dans sa marche efféminée les plis ondoyants de la robe longue et enrichie d'or des Barbares. Il faut bien qu'après de grands exploits le courage se repose.

LYCUS.

Oui, la maison d'Eurytus détruite, et ses cinquante filles brutalement violées, sont des monuments de ce repos. Ce sont là des exploits que ni Eurysthée ni Junon n'avaient commandés ; à lui seul en revient tout l'honneur.

AMPHITRYON.

Vous ne savez pas tout; on peut citer d'autres traits qui n'appartiennent qu'à lui seul, Eryx vaincu au combat du ceste, et tué avec ses propres armes, Antée, le roi des sables de Libye, subissant le même sort, le sang de Busiris justement répandu sur les autels qu'il arrosait du sang de ses hôtes. Ajoutez encore à sa gloire la défaite de Cygnus, qui, tout invulnérable, et tout inaccessible qu'il était aux coups, périt néanmoins sous le bras d'Hercule, sans blessure; et le triple Géryon trois fois vaincu par ce puissant adversaire. Vous partagerez le sort de ces criminels dont aucun cependant n'avait souille sa couche par l'adultère.

LYCUS.

Ce que peut Jupiter, un roi le peut. Vous avez donné une épouse à Jupiter, vous m'en donnerez une aussi. Personne, mieux que vous, ne peut apprendre à votre belle-fille à choisir le plus digne, avec l'approbation même de son mari. Au reste, si elle refuse d'allumer avec moi le flambeau de l'hyménée, j'emploierai la force, et j'en aurai toujours des enfants de race illustre.

MÉGARE.

Mânes de Créon, dieux domestiques de Labdacus, torches nuptiales de l'incestueux Œdipe, attachez à cet hymen les destinées héréditaires de notre famille. Cruelles fiancées des fils d'Egyptus, venez, avec le sang qui découle de vos mains homicides ; une seule d'entre vous a manqué au crime; je ferai ce qu'elle n'a pas voulu faire.

LYCUS.

Puisque vous repoussez obstinément l'hymen que je vous propose, et que vous menacez votre roi, vous apprendrez à connaître ma puissance. Embrassez les autels, aucune divinité ne vous arrachera de mes mains, pas même Hercule, quand il pourrait soulever la terre qui l'écrase de son poids, et remonter vainqueur au séjour des vivants. Apportez ici les dépouilles des forêts, que ce temple s'embrase, et tombe sur la tête des suppliants qui y cherchent un refuge; qu'il devienne un bûcher où la femme d'Hercule et tous ses enfants périssent consumés.

AMPHITRYON.

Je ne vous demande qu'une seule grâce, et, comme père d'Hercule, j'ai le droit de la demander, c'est de périr le premier.

LYCUS.

N'infliger à tous qu'un supplie»; commun, la mort, c'est ne savoir pas jouir de la tyrannie. Il faut varier les peines. Il faut condamner les malheureux à vivre, et les heureux à mourir. — Pendant qu'on amasse ici le bois qui doit servir à brûler ce temple, je vais offrir au dieu des mers le sacrifice que je lui ai promis.

AMPHITRYON.

O toi, le souverain des dieux ! ô toi, le père et le maître des Immortels! toi, dont les traits enflammés font trembler la terre, arrête la main sacrilège de ce roi cruel ! Mais pourquoi adresser aux dieux de vaines prières? où que tu sois, mon fils, écoute-moi ! Quelle puissance inconnue ébranle tout à coup les fondements de ce temple? Pourquoi ce mugissement sourd qui sort de la terre? Un bruit infernal s'échappe du fond de ses entrailles. Je suis exaucé ; j'entends, oui j'entends retentir les pas d'Hercule.

SCÈNE IV.

CHOEUR DE THÉBAINS.

O fortune jalouse des grands courages, que tu sais mal récompenser la vertu ! Tu donnes à Eurysthée un règne heureux et tranquille ; tandis que le fils d'Alcmène, occupé sans cesse à de nouveaux combats, fatigue, à tuer des monstres, ses mains qui ont porté les cieux : il lui faut couper les mille têtes renaissantes de l'hydre de Lerne, dérober les pommes d'or du jardin des Hespérides, après avoir endormi le dragon, gardien vigilant de ce précieux trésor. Il pénètre dans le désert, des Scythes errants qui vivent comme étrangers sur la terre de leurs aïeux. Il affronte les glaces d'une mer effrayante dont les flots dorment sans bruit sur les grèves silencieuses; mer affreuse et durcie, qui n'a point de vagues mouvantes, qui, après avoir porté des navires aux voiles enflées, présente une route solide et ferme aux Sarmates sauvages; et qui, par une étrange révolution, suivant les époques de l'année, se courbe tantôt sous le sillon du vaisseau, tantôt sous les pas du coursier. C'est dans ces déserts que la reine des vierges belliqueuses du Thermo-don, qui ceint d'un baudrier d'or ses flancs généreux, a détaché de son corps ce précieux ornement, et son bouclier, et l'écharpe qui couvrait son sein d'albâtre, pour les déposer aux pieds de son vainqueur.

Mais quel espoir te poussait dans l'abîme profond du Ténare? quelle imprudente audace entraînait tes pas dans le sentier sans retour qui mène au sombre royaume de Proserpine? là, point de mers dont le Notus ou le Zéphyr soulèvent les flots roulants. Là, ne brillent point les deux frères d'Hélène, astres chers aux pâles matelots. Là, croupissent les eaux noires et dormantes du fleuve infernal; et les générations sans nombre que la mort pâle et dévorante amène sur ses bords, n'ont besoin que d'un seul nocher pour les passer toutes dans sa barque. Ah! puisses-tu vaincre les fatales puissances de l'enfer, et braver les fuseaux des Parques impitoyables! Déjà, quand tu portas la guerre contre Pylos, patrie du vieux Nestor, le roi des Ombres se mit en bataille contre toi, brandissant de sa main funeste une lance à trois dards. Mais il prit la fuite, légèrement blessé, et le roi de la mort craignit lui-même de mourir.

Brise les lois du trépas ; fais descendre le jour dans le sombre abîme des enfers, et que ses portes infranchissables deviennent une voie facile pour remonter vers la terre des vivants. Orphée a bien su par ses chants et par ses prières attendrir les inflexibles souverains des Mânes, et les forcer à lui rendre son Eurydice. Cette lyre enchanteresse qui entraînait les oiseaux, les bois, les rochers, qui suspendait le cours des fleuves, qui forçait les bêtes farouches à s'arrêter pour l'entendre, charme les enfers par des sons inconnus, et résonne avec plus de puissance dans les sourdes cavités du Tartare. Les beautés de !a Thrace pleurent Eurydice, les divinités insensibles de l'enfer la pleurent aussi ; les trois juges même, qui, d'un front si sévère, interrogent les coupables et recherchent les crimes, pleurent sur leurs sièges. Enfin le roi de la mort s'écrie : «Je cède; remonte vers la vie, mais à une condition : tu marcheras derrière ton époux, et lui ne se retournera pas pour te regarder, avant d'être arrivé à la clarté des cieux et d'avoir touché la porte du Ténare, voisin de Lacédémone. » Hélas! le véritable amour ne sait pas attendre ni souffrir aucun délai ; trop pressé de voir sa beauté rendue, Orphée la perd une seconde fois. Si la cour de Pluton a pu se laisser vaincre à la puissance de l'harmonie, elle doit céder à la force d'un héros.


 

ACTE TROISIÈME.

SCÈNE I.

HERCULE.

Dispensateur de la lumière, ornement du ciel, toi qui, le parcourant d'une extrémité jusqu'à l'autre sur ton char enflammé, réjouis la terre par l'éclat radieux de ton visage, pardonne, ô Soleil, si j'offre à tes yeux un spectacle qu'ils ne devraient point voir. Je ne fais qu'obéir en traînant à la lumière du jour les mystères du monde invisible. Et toi, père et souverain des dieux immortels, mets la foudre au devant de ton visage; et toi aussi, qui tiens sous ton sceptre le second empire, celui des mers, plonge-toi au sein de tes eaux profondes. Vous tous, dieux, qui du haut du ciel abaissez vos regards sur la terre, détournez vos yeux si vous ne voulez pas les souiller par l'aspect d'un objet étrange, et reportez-les vers les demeures étoilées pour ne pas voir un monstre inconnu. Il ne doit être regardé que par celui dont la main l'a traîné sur la terre, et par celle qui a commandé cet exploit. La terre ne suffit plus à mon châtiment et à mes épreuves ; la haine de Junon m'a forcé d'entrer dans des profondeurs inaccessibles à tous les yeux, inconnues du soleil, cachées sous le pôle inférieur, ténébreux royaume du Jupiter souterrain. Si j'avais voulu régner sur cette troisième partie du monde, il ne tenait qu'à moi. J'ai vaincu le chaos de la nuit éternelle, et quelque chose de plus terrible encore, des dieux cruels, et l'inflexible destin. Je retourne vainqueur delà mort. Que me reste-t-il à entreprendre? j'ai vu et j'ai fait voir les enfers. Connais-tu quelque nouveau travail à m'imposer, ô Junon? Pourquoi laisser mes mains si longtemps oisives? quelle victoire vas-tu me demander? — Mais pourquoi des soldats entourent-ils ce temple, et d'où vient que la terreur en assiège les portes sacrées?

SCÈNE II.

MÉGARE, AMPHITRYON, HERCULE, THÉSÉE.

AMPHITRYON.

Est-ce une illusion de mes yeux trompés par mes désirs, ou Hercule, vainqueur du monde et l'orgueil de la Grèce, est-il remonté du noir séjour des Ombres silencieuses? Est-ce bien mon fils que je vois? Tout mon corps tressaille de joie. O mon fils, sûre mais tardive espérance de Thèbes ! est-ce réellement toi qui m'es rendu sur la terre, ou n'est-ce qu'une ombre vainc qui m'abuse? Est-ce toi? Oui, je reconnais tes bras vigoureux, tes fortes épaules, et ta main chargée de ta noble massue.

HERCULE.

O mon père, que veut dire ce deuil qui m'environne, et ces habits lugubres que porte mon épouse? Pourquoi ce honteux désordre dans la parure de nos enfants? Quel malheur est venu s'appesantir sur ma famille?

AMPHITRYON.

Ton beau-père a été tué : Lycus règne à sa place; la vie de tes enfants, de ton père, de ta femme, est par lui menacée.

HERCULE.

Terre ingrate! Personne n'est venu au secours de la famille d'Hercule? l'univers défendu par ces mains a pu voir avec indifférence un pareil attentat! Mais pourquoi perdre le temps en plaintes inutiles; il faut immoler mon ennemi.

THÉSÉE.

Ton courage doit-il recevoir un pareil affront? Lycus sera-t-il le dernier ennemi d'Hercule? Non, c'est moi qui cours verser le sang de ce misérable.

HERCULE.

Reste ici, cher Thésée, pour repousser toute attaque soudaine; moi, je vole au combat. Je recevrai plus tard vos embrassements, ô mon père! et les tiens aussi, chère épouse. Il faut d'abord que Lycus aille porter à Pluton la nouvelle de mon retour en ces lieux.

THÉSÉE.

Reine, séchez ces pleurs qui défigurent votre visage; et vous, puisque votre fils est vivant, retenez les larmes qui tombent de vos yeux. Je connais Hercule : bientôt la mort de Lycus aura vengé celle de Créon; dire qu'il mourra, c'est trop peu; il meurt, que dis-je? non, mais il est déjà mort.

AMPHITRYON.

Que la divinité qui peut nous secourir soit propice à nos vœux, et nous relève de l'abaissement où nous sommes. Généreux compagnon de mon noble fils, racontez-nous la suite de ses hauts faits; dites-moi combien longue est la route qui mène au triste séjour des Mânes; et comment le chien du Tartare a pu être chargé de chaînes aussi pesantes.

THÉSÉE.

Quelque rassuré que je sois, les images du récit que vous me demandez me troublent encore : à peine suis-je certain de respirer l'air des vivants : mes yeux sont éblouis, et ma vue émoussée ne supporte que difficilement le vif éclat du jour dont elle avait perdu l'habitude.

AMPHITRYON.

Tâchez de vaincre, ô Thésée, ce reste de frayeur que vous portez encore au fond de l'âme ; ne vous privez pas du plus précieux fruit de vos travaux : les périls sont durs à l'épreuve, mais doux au souvenir : redites-nous vos terribles aventures.

THÉSÉE.

Dieux suprêmes, et toi, souverain de l'immense empire des morts, et toi, que ta mère chercha en vaiu sur tout l'Etna, qu'il me soit permis de raconter impunément les secrets de l'abîme, et les mystères enfouis dans le sein profond de la terre.

Sur le sol de Sparte s'élève une montagne fameuse, le Ténare, qui projette sur la mer coulant à ses pieds l'ombre de ses noires forêts. Là s'ouvre l'entrée du royaume de Pluton ; là, par la crevasse d'une roche profonde, se découvre une caverne immense aux flancs vastes et ténébreux, large route par où doivent passer toutes les générations humaines. L'entrée de cet abîme n'est pas entièrement obscurcie de ténèbres, on y trouve encore quelques rayons de la lumière qu'on a laissée derrière soi, et de pâles reflets d'un soleil blafard qui trompe la vue: c'est un demi-jour assez semblable à ce mélange de lumière et d'ombre qu'offre le crépuscule du soir, et celui du matin. A partir de là se déroulent des espaces infinis, dans lesquels toute la race humaine-doit se perdre et disparaître. Il n'est pas difficile d'y pénétrer, la route elle-même vous conduit. Comme les courants emportent malgré eux les navigateurs, de même il y a là un certain courant de l'air qui vous presse de son poids ; l'avide Chaos vous attire, et les ténèbres venant à vous prendre ne vous permettent plus de revenir sur vos pas. Au centre de ce vaste abîme, coulent les flots pesants et paresseux du Léthé, qui portent avec eux l'oubli des maux de la vie; et pour fermer aux Mânes le chemin du retour, ce fleuve tranquille étend partout ses mille bras en replis sinueux, imitant le cours bizarre et capricieux du Méandre, qui semble tantôt se chercher, tantôt se fuir lui-même, incertain s'il doit descendre à la mer, ou remonter vers sa source. Plus loin, s'étendent les eaux noires et dormantes du Cocyte. On n'entend là que le cri des vautours, le gémissement funèbre des hiboux, la voix sinistre de l’effraie. Là s'élèvent, des forêts sombres et effrayantes que domine l'if funéraire : sous son ombrage se tient le Sommeil paresseux, la Faim tristement couchée à terre et la bouche béante, le Remords qui se couvre le visage pour n'y pas laisser voir ses crimes, la Peur, l'Epouvante, le Deuil, la Douleur frémissante, le noir Chagrin, la Maladie tremblante, et la Guerre homicide; puis, cachée en un coin, tout au fond, l'impuissante Vieillesse qui appuie d'un bâton ses pas chancelants.

AMPHITRYON.

Y a-t-il au moins quelque partie de ce sol affreux qui produise les dons de Cérès ou de Bacchus?

THÉSÉE.

Non, point de prés fleuris qui charment les yeux par leur douce verdure ; point de moissons joyeusement balancées dans l'air par le souffle du Zéphyr, point d'arbres courbés sous le poids de leurs fruits. Ces lieux profonds n'offrent partout que l'image de la mort et de la stérilité : c'est une terre affreuse, éternellement inculte et désolée, la limite du monde où toute vie expire. L'air y est épais et immobile, une nuit sombre pèse lourdement sur ce monde engourdi : tout y respire la tristesse et l'horreur, et ce séjour de la Mort est plus hideux que la mort même.

AMPHITRYON.

Et le dieu qui règne sur ces demeures ténébreuses, où a-t-il son trône et le siège de son triste empire?

THÉSÉE.

Il est dans un obscur enfoncement du Tartare un espace enveloppé de brouillards épais et de sombres nuages. Là, d'une source commune, s'échappent deux fleuves bien différents : l'un, et c'est celui que les dieux prennent à témoin de leurs serments, roule d'un cours tranquille et doux ses eaux sacrées; l'autre s'élance avec un fracas épouvantable, et entraîne des rochers dans ses flots, qu'il est impossible de remonter: c'est l'Achéron. Derrière s'élève le palais de Pluton, vaste demeure ombragée par un bois épais. Des rochers suspendus et creusés forment le vestibule immense de ce noir séjour: c'est le chemin des Mânes, et l'entrée du sombre royaume. Tout autour s'étend la plaine, où Pluton, fièrement assis sur son trône, reconnaît les âmes qui arrivent. Son visage est majestueux, mais terrible ; son front menaçant, mais empreint encore de la beauté de ses frères, et du cachet de sa haute origine : c'est Jupiter, mais Jupiter lançant la foudre. Il résume en lui presque tout le sombre empire qu'il tient sous sa puissance, et son regard fait trembler tout ce qui fait trembler les hommes.

AMPHITRYON.

Est-il vrai que la justice tardive saisit les coupables dans l'Enfer, et que les forfaits, oubliés de ceux même qui les avaient commis, y trouvent leur châtiment? Quel est le juge qui tient la balance de la justice et recherche la vérité?

THÉSÉE.

Il n'y a pas un seul juge, mais plusieurs qui, assis sur des sièges élevés, prononcent enfin contre les coupables les sentences qu'ils ont méritées. Ici c'est le tribunal de Minos, là celui de Rhadamanthe, là celui du beau-père de Thétis. Les scélérats souffrent les maux qu'ils ont faits, le crime retourne à son auteur, et le coupable reçoit selon ses-œuvres. J'ai vu des rois cruels plongés dans des cachots, et des tyrans impitoyables déchirés de verges par des mains plébéiennes. Mais le roi qui a uni la douceur à la puissance, qui, maître de la vie des hommes, a gardé ses mains pures, qui, au lieu de rougir de sang son sceptre pacifique, a respecté les jours de ses sujets, après avoir mesuré la carrière d'une vie longue et fortunée, il monte au ciel, ou, reçu dans les bocages riants de l'heureux Elysée, devient juge aux Enfers. Epargnez le sang des hommes, rois de la terre, car vous aurez à rendre un compte plus rigoureux.

AMPHITRYON.

Il est donc vrai qu'il y a aux Enfers un lieu réservé aux coupables, et que les impies, comme la renommée nous l'assure, y souffrent chargés de chaînes, et livrés à des tourments éternels?

THÉSÉE.

Là, Ixion tourne rapidement au branle de sa roue. Un énorme rocher presse la tête de Sisyphe. Tourmenté de la soif au milieu du fleuve dans lequel il est plongé, le vieux Tantale cherche en vain à saisir l'onde qui le fuit ; elle vient baigner son menton, et au moment où, tant de fois trompé dans son espérance, il croit la tenir, elle échappe à ses lèvres, ainsi que les fruits dont la présence irrite ses désirs. Un vautour affamé ronge éternellement le foie de Tityus ; les Danaïdes se fatiguent vainement à remplir leurs urnes; les filles dénaturées de Cadmus s'agitent dans le même transport de fureur qui fit leur crime; et les avides Harpies menacent toujours la table de Phinée.

AMPHITRYON.

Maintenant, racontez-moi le glorieux combat de mon fils. Cerbère, qu'il ramène, est-il un présent volontaire de son oncle, ou le trophée de sa victoire?

THÉSÉE.

Une roche funèbre domine les eaux dormantes du Styx, à l'endroit où son cours est si lent qu'il semble tout-à-fait immobile. Ce fleuve est gardé par un sombre vieillard dont l'aspect seul épouvante : c'est lui qui passe d'une rive à l'autre les Mânes tremblants ; sa barbe en désordre pend sur sa poitrine; un nœud grossier ferme sa robe hideuse; un feu sauvage brille dans ses yeux ardents et enfoncés; lui-même tient en ses mains la longue rame qui lui sert à conduire sa barque.

Il la ramenait vide au rivage pour y prendre d'autres âmes : Hercule demande à passer, et les Ombres s'écartent devant lui. Où vas-tu, mortel audacieux? arrête! s'écrie l'outrageux Charon. Impatient de tout retard, le fils d'Alcmène saisit la rame du vieux nocher, l'en frappe, et s'élance dans sa barque ; cet esquif, assez fort pour porteries générations humaines, fléchit sous le poids du héros ; il s'assied, et les deux côtés de la barque surchargée et tremblante reçoivent l'eau du Léthé. La vue d'Hercule fait pâlir tous les monstres qu'il a vaincus, les cruels Centaures, et les Lapithes enivrés que le vin poussait aux combats. Pour trouver un asile dans les dernières profondeurs du Styx, l'hydre de Lerne enfonce à la fois sous les eaux toutes ses têtes renaissantes.

Alors se découvre le palais de l'avare Pluton : c'est là que le terrible chien des Enfers épouvante les Ombres, et, secouant ses trois têtes avec un bruit affreux, veille à la garde du noir empire. Des serpents lèchent l'écume sanglante qui sort de ses trois gueules; des vipères se dressent parmi les poils de son cou ; sa queue recourbée est un énorme dragon qui toujours siffle. La fureur de ce monstre répond h sa figure : à peine a-t-il entendu le bruit des pas d'un homme, que les serpents de son cou se dressent et se hérissent, et son oreille attentive cherche à recueillir le son qui la frappe, habituée qu'elle est à entendre même le pas silencieux des Ombres. Dès que le fils de Jupiter se fut approché, le monstre s'assit dans son antre, indécis et troublé. Les deux ennemis tremblèrent l'un devant l'autre. Tout à coup Cerbère pousse un aboiement affreux qui ébranle les muettes profondeurs de l'Enfer; les serpents dont il est couvert sifflent tous à la fois. Le son de cette voix horrible s'échappant de ses trois gueules porte l'effroi jusque parmi les Ombres heureuses. Hercule aussitôt ramène autour de son bras gauche une tête effroyable, à la gueule ouverte et menaçante, la tête du lion de Némée, et s'en couvre comme d'un large bouclier. Sa main droite est armée de sa forte massue, instrument de ses victoires ; il la tourne rapidement de tous côtés, frappe et redouble ses coups. Cerbère, vaincu, tombe dans l'abattement; épuisé de lassitude, il incline à la fois ses trois têtes, et sort de son antre, qu'il abandonne au vainqueur.

A cette vue, Pluton et Proserpine se troublent sur leur trône, et laissent emmener Cerbère : ils accordent de plus ma liberté à la demande de votre fils. Hercule, caressant de la main les têtes furieuses du monstre qu'il a vaincu, les assujettit avec une chaîne de diamant. Oubliant sa fureur, le gardien vigilant du sombre empire baisse timidement les oreilles, se laisse emmener, reconnaît son maître, se soumet à sa puissance, et le suit en agitant sans colère, autour de ses flancs, le dragon qui lui sert de queue. Mais arrivé à l'ouverture du Ténare, le vif éclat de la lumière céleste frappant ses yeux pour la première fois, il se ranime tout enchaîné qu'il est, et secoue violemment les chaînes qui l'accablent. Il est au moment d'entraîner son vainqueur, de le ramener en arrière, et de lui faire lâcher pied. Alcide réclame alors l'assistance de mon bras. Je joins mes forces aux siennes, et, après beaucoup d'efforts pour dompter la résistance de ce monstre qui se débattait entre nos bras plein de fureur et de violence, nous parvenons à le traîner sur la terre. A peine a-t-il vu le jour et cet océan de vive lumière qui flotte dans l'espace éthéré, c'est la nuit pour ses yeux; il les attache à la terre, et les ferme afin d'échapper au jour qui le brûle; il tourne ses têtes en arrière, les ramène vers la terre, et finit par les cacher sous l'ombre d'Hercule.

Mais j'entends les pas d'une multitude joyeuse et bruyante, qui, le front ceint de lauriers, célèbre les hauts faits du grand Alcide.

SCÈNE III.

CHOEUR DE THÉBAINS.

Eurysthée, que Junon fit naître avant Hercule, avait ordonné à ce héros de pénétrer jusqu'aux dernières profondeurs du monde : il ne lui manquait plus pour fermer la liste de ses travaux que de vaincre Pluton, roi de la troisième partie de l'univers. Hercule a eu l'audace de tenter le ténébreux passage qui mène au sombre pays des Mânes, voie funeste, et semée de noires forêts, mais fréquentée par la foule innombrable des âmes qui descendent aux enfers. Comme les habitants des villes s'empressent au théâtre, attirés parla nouveauté des jeux; comme les peuples accourent aux combats d'Olympie, quand le cinquième été ramène les fêtes de Jupiter ; comme au retour des longues nuits, quand la Balance vient allonger les heures du sommeil et partage également le cours du soleil entre les deux hémisphères, la foule se rend aux mystérieux sacrifices de Cérès, et que les initiés de l'Attique sortent de leurs maisons pour célébrer les nocturnes cérémonies d'Eleusis; telle et aussi nombreuse est la foule qui chemine sur la route silencieuse des enfers. Les uns se traînent à pas lents, sous le poids des années, tristes, et rassasiés de jours; d'autres, plus jeunes, marchent aussi plus vite; ce sont les vierges qui n'ont point connu les nœuds sacrés de l'hymen, des adolescents qui n'ont point coupé leur première chevelure, des enfants qui  commencent à peine à bégayer le nom de leur mère. A eux seuls, pour diminuer leur effroi, il est donné des flambeaux qui dissipent devant eux l'horreur des ténèbres. Les autres âmes cheminent dans la nuit, tristes comme nous le sommes, quand, loin du jour, nous sentons avec un douloureux serrement de cœur la terre tout entière peser sur nos têtes.

Là règne l'épais chaos, d'affreuses ténèbres, une nuit de couleur sinistre, un repos et un silence effrayants, des nuées vides et sans eau.

Puisse une lente vieillesse ne nous conduire que bien tard à cet affreux séjour, où l’on arrive toujours trop tôt puisqu'on n'en revient jamais! Que sert de prévenir l'heure fatale? Toute cette foule d'hommes, qui s'agile confusément sous le soleil, doit un jour descendre au séjour des Mânes, et passer l'eau stagnante du Cocyte. Du couchant à l'aurore, le genre humain croît tout entier comme une moisson que tu dois recueillir ; c'est pour toi qu'elle mûrit, ô Mort! épargne du moins les générations futures : quand tu serais lente à venir, qu'importe, ne courons-nous pas nous-mêmes au devant de toi? Le jour où nous recevons la vie, nous commençons à la perdre.

Ce jour est un jour de fête et de joie pour Thèbes. Empressez-vous autour des autels, et immolez de grasses victimes. Hommes et femmes, réunissez-vous pour former des danses solennelles. Que les habitants de nos riches campagnes laissent reposer leurs charrues. Le bras d'Hercule assure la paix au monde, depuis l'astre du matin jusqu'à l'étoile du couchant, et dans ces climats où le soleil, occupant le milieu du ciel, ne laisse point d'ombre autour des corps. Sur toute celle étendue que Téthys enferme de sa vaste ceinture, il n'y a plus rien qu'Alcide n'ait surmonté. Il a passé les fleuves du Tartare, et voici qu'il remonte vainqueur des enfers. Que craindre encore désormais? Après les enfers il n'y a plus rien. Prêtre des dieux, faites pour son noble front une couronne du peuplier qu'il aime.


 

ACTE QUATRIEME.

SCÈNE I.

HERCULE, THÉSÉE, AMPHITRYON, MÉGARE.

HERCULE.

Renversé par mon bras vengeur, Lycus a mordu la poussière : tous ceux qui avaient partagé sa tyrannie, ont aussi partagé son trépas. Maintenant je vais offrir des sacrifices à mon père et aux autres dieux, en reconnaissance de ma victoire, et immoler sur leurs autels les victimes qui leur sont dues.

Déesse des combats, ma compagne et mon appui dans mes travaux, toi dont la main gauche porte l'égide redoutable armée de la tête de la Gorgone, je t'invoque, ô Pallas ! Dieu vainqueur de Lycurgue, et conquérant de l'Inde, toi qui balances dans tes mains le thyrse orné de pampres verts, sois-moi propice. Apollon, dieu de la lyre, et toi, Diane, sa sœur, qui te plais à lancer des flèches rapides, vous tous mes frères, qui habitez l'Olympe, et qui ne devez pas le jour à la marâtre qui me poursuit de sa colère, écoutez mes vœux.

Qu'on amène ici les plus grasses victimes. Que les parfums de l'Inde, que l'encens de l'Arabie, brûlent sur les autels; que leur douce vapeur s'élève en épais tourbillons. Que les rameaux du peuplier se tressent en couronnes sur nos têtes; vous, Thésée, mettez autour de la vôtre l'olivier de la ville de Minerve; nous adorerons, nous, le maître du tonnerre; vos hommages s'adresseront aux fondateurs de Thèbes, à la grotte sauvage du belliqueux Zéthus, à la fontaine célèbre de Dircé, au dieu tyrien qu'un roi étranger apporta parmi nous. Jetez de l'encens sur les brasiers sacrés.

AMPHITRYON.

Mon fils, il faudrait d'abord purifier tes mains souillées de carnage et teintes du sang ennemi.

HERCULE.

Que ne puis-je au contraire offrir aux dieux le sang de cet homme impie ! jamais libation plus agréable n'eût coulé sur un autel : la victime la plus méritoire et la plus acceptable qui puisse être sacrifiée à Jupiter, c'est un tyran.

AMPHITRYON.

Demande à ton père la fin de tes rudes travaux; prie-le de mettre un terme à tes fatigues.

HERCULE.

Je vais prononcer des vœux dignes de Jupiter et dignes de moi. Que le ciel, la terre et l'air maintiennent leur antique harmonie; que les astres accomplissent sans désordre leurs révolutions éternelles ; qu'une profonde paix descende sur le monde ; que le fer ne serve désormais qu'aux travaux innocents qui fécondent la terre; que l'épée disparaisse; plus de vents furieux qui soulèvent les flots, plus de foudres lancées par la main vengeresse de Jupiter; que nul torrent grossi par les neiges de l'hiver ne déracine les moissons dans son cours ; plus de poisons, plus d'herbe malfaisante, aux sucs vénéneux et mortels; plus de tyrans cruels et barbares. Si la terre cache encore dans son sein quelque monstre qui doive en sortir un jour, qu'elle se hâte; que ce fléau paraisse, afin qu'il tombe sous la puissance de mon bras.

Mais quoi? nous sommes au milieu du jour, et la nuit couvre le ciel. Le soleil pâlit, sans qu'aucun nuage le voile. Quelle puissance ramène le jour en arrière, et le fait rétrograder vers l'orient? Pourquoi cette nuit profonde et inconnue? que signifient ces étoiles qui brillent au ciel en plein midi? le lion de Némée, dont la mort fut le premier de mes travaux, éclaire la plus belle partie du firmament; il est tout étincelant de fureur, sa gueule s'ouvre comme pour dévorer quelque constellation ; sa tête se dresse avec menace ; le feu jaillit de ses naseaux, l'or de sa crinière fauve étincelle autour de son cou. Tous les astres qui ramènent le fertile automne, et ceux qui nous versent les frimas et les glaces de l'hiver, il va les franchir d'un bond, pour attaquer le signe du printemps, et briser la tête du Taureau.

AMPHITRYON.

D'où vient ce trouble soudain? ô mon fils ! pourquoi porter çà et là tes yeux ardents, et quel est ce vertige qui change ainsi pour toi l'aspect du ciel?

HERCULE.

J'ai soumis la terre, et vaincu les flots orageux ; l'enfer même a éprouvé ma puissance, le ciel seul ne la connaît pas encore : c'est une conquête digne de moi. Je vais m'élever dans les plus hautes régions du monde céleste ; oui, montons jusqu'au séjour des dieux, Jupiter m'en permet l'entrée. Mais s'il me la refuse? non, la terre ne peut me porter plus longtemps, elle doit enfin me rendre au ciel ma patrie. Voici que tous les dieux m'appellent de concert, et m'ouvrent les portes de l'Olympe; Junon seule veut me les fermer. Laisse-moi entrer, ouvre-moi la porte, ô Junon, si tu ne veux pas que je la brise. Tu hésites encore? je vais rompre les chaînes de Saturne, et lâcher ce vieux roi du ciel contre le fils impie qui l'a détrôné. Que les Titans furieux se préparent à recommencer la guerre, je leur servirai de chef; j'arracherai les collines avec les forêts qui les couvrent, je déracinerai les montagnes habitées par les Centaures ; je les poserai l'une sur l'autre, comme des degrés pour monter au ciel. Chiron va voir l'Ossa dominer le Pélion ; l'Olympe sera le dernier échelon qui me portera, ou que je lancerai jusqu'au séjour des dieux.

AMPHITRYON.

Ecarte, ô mon fils, ces coupables pensées. Ton cœur est noble, mais il s'égare ; hâte-toi de calmer cette fougue impétueuse.

HERCULE.

Que vois-je? les Géants furieux se dressent tous en armes! Tityus s'est échappé du séjour des Ombres, le sein déchiré, sans entrailles, et le voilà tout près du ciel ! le Cithéron s'ébranle, l'orgueilleuse Pallène tremble jusque dans ses fondements, et toute la vallée de Tempe. Un des Titans a soulevé la cime du Pinde, un autre l'Œta. Mimas se livre à toute sa furie. La cruelle Érinnys agite son fouet terrible, et, balançant dans ses mains des tisons ardents retirés des flammes d'un bûcher, elle en menace ma tête, et toujours de plus près. L'affreuse Tisiphone, avec sa chevelure de serpents, ferme avec sa torche enflammée la porte des enfers, restée sans défense depuis l'enlèvement de Cerbère. Mais j'aperçois ici cachés les enfants de Lycus, race coupable d'un tyran : je vais vous réunir à votre père; deux flèches rapides vont partir de mon arc ; le but est digne de mes coups.

AMPHITRYON.

Où l'emporte son aveugle fureur? il a ramené l'une vers l'autre les deux extrémités de son are immense ; il prend une flèche dans son carquois; elle s'échappe en sifflant, traverse par le milieu la tête de l'enfant, et n'y laisse que la blessure qu'elle a faite.

HERCULE.

Je découvrirai ce qui subsiste encore de cette race infâme, et ses retraites les mieux cachées. Mais pourquoi différer? il me reste de plus grands coups à frapper, il nie faut combattre Mycènes, et détruire de mes mains ses fortes murailles bâties par les Cyclopes. Allons, renversons ce palais, vain obstacle qui m'arrête, brisons ses portes, et les colonnes qui le soutiennent. Le voilà maintenant à jour; et je découvre ici caché le fils d'un père abominable.

AMPHITRYON.

Le pauvre enfant lui demande grâce d'une voix timide en étendant vers lui ses petites mains suppliantes. O crime affreux, spectacle horrible et déchirant! il l'a saisi par cette main qu'il lui tendait, l'a fait tourner trois fois autour de sa tête, et Fa lancé avec fureur. La tête a retenti en se brisant contre la pierre, et la cervelle a jailli contre les murailles. Mais voici la malheureuse Mégare qui, tremblante et égarée, s'échappe de sa retraite en cachant dans son sein le plus jeune de ses enfants.

HERCULE.

Quand même tu pourrais fuir jusque dans les bras de Jupiter et t'y cacher, ma main saurait bien t'y atteindre et t'en arracher.

AMPHITRYON.

Où courez-vous, malheureuse! quelle retraite, quel asile pensez-vous chercher? il n'en est point au monde contre la fureur d'Hercule ; jetez-vous plutôt dans ses bras, en essayant de le fléchir par de douces prières.

MÉGARE.

Grâce! ô mon époux, grâce! reconnais Mégare; cet enfant, c'est ta vivante image, c'est toi-même : vois-tu comme il te tend les mains?

HERCULE.

Cette cruelle marâtre est en ma puissance; viens, je vais te punir, et délivrer Jupiter du joug honteux que tu fais peser sur lui, mais avant la mère il faut tuer d'abord ce petit monstre.

MÉGARE.

Insensé, que vas-tu faire? c'est ton sang que tu vas répandre !

AMPHITRYON.

Le pauvre enfant est déjà mort, avant d'avoir été frappé, de la peur que lui causent les regards enflammés de son père ; il ne respire plus. Maintenant c'est contre son épouse qu'il brandit sa pesante massue; il lui brise les os ; sa tête, séparée, manque au tronc, et ne peut se retrouver nulle part. O malheureuse et trop longue vieillesse! peux-tu bien contempler ce spectacle? Si ma douleur l'irrite, je suis prêt à mourir; prends-moi pour but de tes flèches, ou tourne contre moi cette massue, couverte du sang des monstres; délivre-toi d'un homme qui n'est pas ton père, et dont le nom déshonorerait ta gloire.

THÉSÉE.

Pourquoi, malheureux vieillard, vous offrir de vous-même à la mort? que voulez-vous faire? fuyez, cachez-vous, épargnez un crime à la main d'Hercule.

HERCULE.

C'est bien. J'ai entièrement détruit la famille d'un odieux tyran. C'est à toi, épouse de Jupiter, que je viens d'immoler ces victimes; mes vœux étaient dignes de toi, je les accomplis sans regret; je trouverai dans Argos d'autres victimes à t'offrir.

AMPHITRYON.

Ton sacrifice n'est pas complet, mon fils; il faut l'achever. La victime est au pied des autels ; la tête inclinée, elle n'attend que la main qui doit l'immoler. Me voici, j'appelle, je provoque tes coups. Frappe donc. Mais quoi! sa vue se trouble, un nuage de douleur se répand sur ses yeux, sa main tremble! le sommeil descend sur lui, sa tête fatiguée s'incline et se penche sur sa poitrine. Ses genoux s'affaissent, et le voilà qui roule à terre de tout son poids, comme un orme qui tombe dans les forêts, comme une digue jetée à la mer' pour y former un port. Vis-tu, ou si ta fureur, qui t'a porté à détruire ta famille, t'a détruit toi-même? Il dort : on le sent vivre et respirer. Laissons-lui prendre quelques moments de repos, afin que le calme profond du sommeil apaise le trouble violent qui l'agite. Enlevez-lui ses armes, pour que sa fureur ne les reprenne pas au réveil.

SCENE II.

CHOEUR DE THÉBAINS.

Que le ciel et le dieu puissant qui le tient sous ses lois, que la terre féconde, et les flots mouvants de la mer prennent le deuil; et toi surtout, brillant Soleil, qui colores de tes feux la terre et les mers, et chasses les ténèbres devant l'éclat de tes rayons : de l'aurore au couchant, Hercule a suivi ta marche. Il connaît le lieu de ton lever et celui de ton coucher. Dieux suprêmes, dissipez les terribles visions qui l'obsèdent, et ramenez à la raison ses esprits égarés. Sommeil réparateur des maux, repos de l'âme, toi, la meilleure partie de l'existence humaine, fils ailé d'Astrée, et frère compatissant de la cruelle Mort, qui, mêlant l'erreur à la vérité, tantôt nous révèles, et tantôt nous caches les secrets de l'avenir : père de toutes choses, port assuré contre les orages de la vie, repos du jour, compagnon de la nuit, qui répands également tes dons sur le monarque et sur l'esclave, verse le baume adoucissant de tes pavots sur Hercule, et calme l'affreux désordre de son âme. Toi qui donnes aux mortels tremblants à l'idée du trépas un avant-goût de la mort véritable, embrasse tout son corps de tes fortes étreintes ; qu'un assoupissement profond enchaîne ses bras invincibles, et ne cesse point de peser sur sa large poitrine jusqu'à ce que sa raison ait repris son cours accoutumé.

Le voilà étendu sur la terre ; des songes affreux s'agitent dans son cœur; le transport furieux qui s'est emparé de lui n'est pas encore apaisé. Habitué à reposer sa tête fatiguée sur sa lourde massue, il étend vainement sa main pour la saisir, et ses bras s'agitent en mouvements inutiles. Tout le feu de sa rage n'est pas éteint, mais l'orage gronde encore dans son âme, comme sur une mer qui, battue par des vents impétueux, conserve longtemps l'agitation de ses flots, et s'enfle encore lorsque déjà le vent ne la soulève plus. Apaise les vagues émues de son âme. Rends-lui sa douceur et sa vertu première. Ou plutôt laisse-lui le trouble de son cœur, et donne un libre coursa son triste délire. La folie seule, ô Hercule, peut te justifier désormais. Après le bonheur de garder ses mains pures, c'en est un encore d'ignorer ses crimes.

Maintenant, malheureux, frappe à grands coups ta poitrine ; que  ces  mains victorieuses   tournent leurs forces contre elles-mêmes, contre ces bras qui ont porté le monde. Que tes vastes gémissements soient entendus au ciel, que la reine des enfers les entende, et qu'ils aillent frapper les oreilles du chien terrible, endormi au fond de son antre sous le poids des chaînes qui l'accablent. Que tes lugubres cris retentissent jusqu'au sein du chaos, dans l'abîme des mers profondes, et dans l'air que tu as fait résonner autrefois plus glorieusement au bruit de tes coups.

Ce n'est pas légèrement qu'il faut frapper un sein troublé par tant de remords affreux. Il faut que tes cris ébranlent à la fois le ciel, la terre et les enfers. Carquois longtemps glorieux, qu'il porte sur ses épaules comme un ornement et comme une force, et vous flèches puissantes, frappez-le donc à son tour, cet homme cruel; que sa massue lui serve à se meurtrir lui-même, et fasse retentir à grand bruit sa poitrine coupable. Que toutes ses armes deviennent les instruments du supplice qu'il a mérité.

Tristes enfants, qui n'aviez pu, trop jeunes, suivre les traces de votre glorieux père, ni mettre à mort les cruels tyrans; qui n'aviez pu encore dresser vos membres aux luttes savantes de la Grèce, aux combats du ceste et du pugilat, qui du moins saviez déjà tendre l'arc léger du Scythe, et d'une flèche rapide, lancée d'une main sûre, frapper le cerf qui fuit devant le chasseur, mais non terrasser les lions à la crinière bondissante, allez, descendez vers les fleuves de l'enfer, innocentes victimes, immolées sur le seuil de la vie par la main criminelle de votre père furieux ; allez, pauvres enfants, suivez le sentier funeste, illustré par le plus noble des travaux d'Hercule, allez vous offrir aux maîtres irrités du sombre empire.


 

ACTE CINQUIÈME.

SCÈNE I.

HERCULE, AMPHITRYON, THÉSÉE.

HERCULE.

Quel est ce lieu-ci? quel est ce pays, quelle est cette partie du monde? où suis-je donc? sous les feux du soleil levant, ou vers les climats de l'Ourse glacée? est-ce enfin la pointe d'Hespérie que je vois, et les rivages de la mer Occidentale? quel est cet air que je respire? quelle est la terre où je repose? c'est bien à Thèbes que je suis ; mais pourquoi ce palais détruit, ces corps sanglants? Est-ce que les spectres effrayants de l'enfer m'obséderaient encore? Oui, même après mon retour à la lumière, ces monstres funèbres s'agitent devant moi. Je suis honteux de l'avouer, j'ai peur; je ne sais quel pressentiment fatal me trouble, et m'annonce d'affreux malheurs. Où est mon père, où est mon épouse, si fière de ses nombreux enfants? Pourquoi n'ai-je plus à mon bras gauche la dépouille du lion de Némée? Qu'est devenu ce trophée qui me donnait à la fois une cuirasse pour les combats, une couche molle pour le sommeil? Où est mon arc? où sont mes flèches? qui a pu m'ôter mes armes à moi vivant? Quel homme a pu ravir de telles dépouilles, et ne pas trembler devant Hercule même endormi? Je veux connaître mon vainqueur, oui, je le veux.

Parais, noble rival, à qui mon père, désertant le ciel, a donné le jour après moi ; dont la naissance a coulé au monde une plus longue nuit que celle où je suis né. Quelle horreur a frappé ma vue? mes enfants baignés dans leur sang, mon épouse égorgée! Quel nouveau Lycus s'est emparé du trône? qui a pu commettre un pareil forfait dans Thèbes, après que j'y suis rentré? Habitants des bords de l'Ismène, peuples de l’Attique, peuples du Péloponnèse que deux mers baignent de leurs flots, venez à mon secours, montrez-moi l'auteur de cet horrible carnage. Ma colère va tomber sur tous : celui qui ne me dénoncera pas.mon ennemi, le deviendra lui-même. Vainqueur d'Alcide, tu te caches? Parais donc; que tu viennes venger le tyran cruel de la Thrace, ou Géryon, à qui j'ai ravi ses troupeaux, ou les deux rois de la Libye, je suis prêt à combattre: me voici tout nu, sans armes, quand tu devrais m'attaquer avec les miennes.

Mais pourquoi Thésée évite-t-il mes regards, et mon père aussi? Pourquoi se cachent-ils le visage? Retenez vos pleurs. Quel est l'assassin de toute ma famille? nommez-le-moi. Vous gardez le silence, ô mon père? Parle donc, toi, Thésée; parle, je l'exige de ta fidèle amitié.

Tous deux restent muets, se cachent le visage de honte, et me dérobent les larmes qui tombent de leurs yeux. Qu'y a-t-il dans ce malheur dont il faille rougir?

Est-ce que le cruel tyran d'Argos, ou la faction de Lycus vengeant la mort de son chef, nous auraient à ce point humiliés? O mon père! je vous en conjure, par mes nobles exploits, par votre nom que j'honore à l'égal de celui des dieux, parlez : quel est le destructeur de ma famille, le vainqueur qui m'a dépouillé?

AMPHITRYON.

Ne cherche point la cause de tes malheurs.

HERCULE.

Et rester sans vengeance?

AMPHITRYON.

La vengeance est souvent funeste.

HERCULE.

Un homme serait-il jamais assez lâche, pour souffrir patiemment de si grands maux?

AMPHITRYON.

Oui, dans la crainte de plus grands encore.

HERCULE.

Mais est-il possible, mon père, de craindre de plus grands, de plus affreux malheurs que les miens?

AMPHITRYON.

Ce que tu connais de tes malheurs, n'en est qu'une bien faible partie.

HERCULE.

Prenez pitié de moi, mon père; j'étends vers vous mes mains suppliantes. Mais quoi? il les repousse. Ah! le crime plane autour de moi. D'où vient ce sang? quelle est cette flèche, teinte du sang de cet enfant? elle fut teinte autrefois de celui de l'hydre de Lerne. Je reconnais mes traits : il n'est pas besoin de chercher la main qui les a lancés. Quel autre aurait pu tendre mon arc, et en ramener la corde qui cède à peine à l'effort de mon bras? Oh! je m'adresse à vous encore une fois, mon père; est-ce moi qui ai commis ce crime? Ils ne répondent pas; c'est bien moi.

AMPHITRYON.

A toi le malheur, à ta marâtre le crime; c'est un coup affreux dont tu ne dois pas t'accuser toi-même.

HERCULE.

O Jupiter ! lance tes foudres de tous les points du ciel; tu m'as oublié, moi ton fils : que tout s'arme du moins pour venger mes enfants. Que la voûte étoilée s'ébranle, et que des carreaux de flammes partent à la fois de l'un et de l'autre pôle. Que mon corps enchaîné sur les roches caspiennes soit la proie d'un vautour avide. Pourquoi laisser vacante la place de Prométhée? il faut disposer pour mon supplice le sommet affreux du Caucase, montagne escarpée, sans forêts, pleine de bêtes et d'oiseaux féroces. Que mes deux bras, attachés aux deux Symplégades qui resserrent les flots de la mer de Scythie, s'étendent sur l'abîme ; et quand ces deux roches viendront à se rapprocher, en lançant jusqu'aux nues les vagues pressées contre leurs flancs, je les empêcherai de se réunir, déchiré moi-même par leur choc éternel. Mais pourquoi ne pas former plutôt un immense bûcher, pour y verser mon sang impie, et me consumer dans les flammes? Oui, oui, c'est ce que je veux exécuter ; je veux rendre Hercule aux enfers dont il s'est échappé.

AMPHITRYON.

Le trouble de son cœur n'est pas encore apaisé. Seulement sa colère a changé d'objet, et, par un effet naturel de la folie, c'est contre lui-même qu'elle se tourne.

HERCULE.

Sombre demeure des Furies, prison des enfers, cachots réservés aux coupables, lieux plus profonds que l'Erèbe, s'il en est, lieux inconnus de Cerbère et de moi, c'est dans vos ténèbres qu'il faut me cacher : je veux descendre dans les derniers gouffres du Tartare, pour n'en plus remonter. O cœur féroce et barbare! pauvres enfants, semés en lambeaux par tout ce palais ! qui pourrait vous donner assez de larmes? Mes yeux, indociles à la douleur, n'en savent point verser. Qu'on m'apporte une épée, qu'on me donne mes flèches et ma lourde massue. Pour toi je briserai mes flèches, ô mon fils ; pour toi je romprai mon arc; pour toi je brûlerai cette massue qui servira de bois pour ton bûcher ; ce carquois même tout rempli de flèches trempées dans le sang de l'hydre de Lerne, je le jetterai dans les flammes. Il faut punir mes armes; et vous, qui les avez déshonorées, je vous brûlerai aussi, mains fatales, instruments de la haine de Junon.

THÉSÉE.

Qui donna jamais à l’erreur le nom de crime?

HERCULE.

Quand l'erreur va si loin, elle est bien près du crime.

THÉSÉE.

C'est maintenant que tu dois déployer toute ta force, en portant le poids de ton infortune.

HERCULE.

La fureur ne m'a pas ôté encore toute honte, pour que je veuille voir les hommes fuir tremblants à mon aspect. Mes armes! Thésée, mes armes ! on me les a prises ; qu'elles me soient rendues à l’instant. Si j'ai recouvré ma raison, remettez-les-moi; si ma folie dure encore, éloignez-vous, à mon père : je saurai bien trouver le chemin de la mort.

AMPHITRYON.

Par le mystère de ta naissance, par le respect que tu me dois pour t'avoir mis au monde, ou seulement pour t'avoir élevé; par ces cheveux blancs que tous les cœurs vertueux révèrent, je t'en conjure, épargne ma vieillesse délaissée, et la faiblesse de mes vieux ans. Conserve-toi comme l'unique appui dcm^ maison déchue, comme la dernière consolation de mes disgrâces. Je n'ai recueilli jamais aucun fruit de tes travaux; toujours il m'a fallu craindre les dangers de la mer, ou la fureur des monstres. S'il est dans le monde un roi barbare qui tue les hommes, ou verse leur sang sur ses autels, il me faut le redouter. Toujours privé de mon fils, je te demande enfin de m'accorder la joie de ta présence, le bonheur de te voir et de te presserons mes bras.

HERCULE.

Je n'ai point de raison pour jouir plus longtemps de; la lumière ; tous les liens qui pouvaient m'attacher à la vie sont brisés : esprit, armes, gloire, femme, enfants, valeur, j'ai tout perdu, jusqu'à ma fureur. Rien ne peut guérir la plaie de ma conscience : il n'y a de remède au crime que la mort.

AMPHITRYON.

Tu veux donc tuer aussi ton père?

HERCULE.

C'est pour m'épargner ce malheur que je veux mourir.

AMPHITRYON.

Quoi ! sous mes yeux?

HERCULE.

Je les ai rendus témoins d'un crime.

AMPHITRYON.

Tu dois plutôt, en considération de tant de beaux exploits, obtenir de toi-même le pardon du seul acte coupable que tes mains aient commis.

HERCULE.

Peut-on se pardonner à soi-même ce qu'on a toujours puni dans les autres? Le bien que j'ai fait m'était commandé ; cet acte seul est de moi tout entier. Venez à mon aide, ô mon père, au nom de votre tendresse paternelle, au nom de ma triste destinée, au nom de cette gloire dont j'ai terni l'éclat. Mes armes ! que la mort du moins me dérobe aux coups de la fortune.

THÉSÉE.

Les prières d'un père ont sans doute assez de puissance ; mais pourtant, sois aussi touché de mes pleurs ; sors de cet abattement, et oppose au malheur ta force accoutumée ; reprends ce courage qui jamais ne plie sous l'infortune ; c'est le moment de montrer toute l'énergie de ton âme : il faut vaincre ta colère.

HERCULE.

Vivant, je reste criminel; mort, je ne suis plus que malheureux. Hâtons-nous de purger la terre : depuis trop longtemps un monstre impie, cruel, féroce, implacable, attend mes coups; allons, mon bras, il faut exécuter le plus grand des exploits, celui qui doit effacer tes douze travaux. O lâche! tu hésites? tu n'as donc de courage que pour tuer des enfants et de faibles femmes? Si nies armes ne me sont pas rendues, j'arracherai toute la forêt du Pinde, et je me brûlerai moi-même avec les bois sacrés de Bacchus, et tous les arbres du Cithéron. Je renverserai toute la ville de Thèbes, avec ses habitants; ses temples, avec les dieux qui les habitent; je périrai sous leur chute, je m'ensevelirai sous leurs débris, et si ses remparts croulants sont un poids trop léger pommes fortes épaules, et que nos sept portes ne suffisent pas pour m'écraser de leurs ruines, je ferai tomber sur ma tête le poids énorme de toute cette partie du monde qui sépare le ciel des enfers.

AMPHITRYON.

Rendez-lui ses armes.

HERCULE.

A cette parole je reconnais mon père. Voici la flèche qui a percé mon enfant.

AMPHITRYON.

Oui, Junon l'a lancée par tes mains.

HERCULE.

Je vais m'en servir à mon tour.

AMPHITRYON.

Ah ! malheureux ! mon cœur se trouble, et s'agite avec violence dans mon sein.

HERCULE.

La flèche est disposée.

AMPHITRYON.

C'est sciemment, c'est volontairement que tu vas commettre ce crime. Eh bien ! dis donc ce que tu veux. Je ne te prie de rien : la mesure de mes maux est comblée, je ne puis plus craindre. Seul tu peux encore me conserver mon fils ; mais me l'enlever, tu ne le peux pas plus qu'un autre : le moment terrible est passé pour moi. Tu ne peux rien pour mon malheur; mon bonheur seul est encore entre tes mains. Prends un parti ; mais songe, en le prenant, aux obligations sévères et étroites que t'imposent ta vie et ta gloire : il te faut vivre ou me tuer. Mon âme défaillante, non moins accablée par le malheur qu'affaiblie par l'âge, est déjà sur mes lèvres......Un fils peut-il hésiter ainsi à donner la vie à son père? Je n'attendrai pas plus longtemps ; cette épée va percer mon sein : je vais mourir, et tomber ici même, par la main d'Alcide, qui aura commis ce crime de sang-froid.

HERCULE.

Pardonnez, mon père ; pardonnez, arrêtez votre main. Humilie-toi, ô mon courage, et cède à la puissance paternelle. Ajoutez ce nouvel effort à la liste de mes premiers travaux ; je vivrai. Thésée, relève mon père abattu et renversé contre terre; ma main criminelle Craindrait de faire outrage à sa pureté.

AMPHITRYON.

Cette main, je veux la baiser, ô mon fils : elle soutiendra mes pas chancelants, je la mettrai sur mon cœur malade, et je guérirai ainsi mes douleurs.

HERCULE.

Où fuir? où me cacher? où chercher l'oubli du tombeau? Les eaux du Tanaïs ou du Nil, les flots impétueux du Tigre ou du Rhin, ceux du Tage qui roule de l'or avec son onde, suffiraient-ils jamais à purifier cette main? quand les eaux méotides passeraient toutes sur moi, quand Thétis répandrait tous ses flots sur mes mains, la trace de mon crime ne s'effacerait pas. Misérable ! où vas-tu chercher un asile? à l'orient ou à l'occident? Connu partout, je ne trouverai nulle part un lieu d'exil. L'univers tout entier me repousse; les astres se détournent dans leur cours, à mon aspect. Le Soleil a vu Cerbère avec moins d'horreur. Fidèle ami, cher Thésée, trouve-moi quelque retraite lointaine, inconnue des humains. Puisque c'est ton partage d'être toujours le complice des crimes des autres, et de t'attacher aux coupables, tu dois reconnaître mes bienfaits, et me payer de retour; ramène-moi dans le séjour des Ombres, et je porterai, à ta place, le poids de tes chaînes; l'enfer me servira d'asile......  Mais que dis-je? l'enfer  aussi me connaît.

THÉSÉE.

Mon pays t'offrira l'asile que tu cherches. C'est là que le dieu de la guerre purifiera tes mains sanglantes, et te rendra tes armes. Viens, Alcide, allons vers celte terre qui rend aux dieux mêmes leur innocence.

 

 


 

[1] Histoire romaine, tome ii,  page 87.

[2] Voir ce point de vue très heureusement développé dans l'Etude sur Virgile, en tête du premier volume de la traduction de ce poète, par M. Charpentier, professeur de rhétorique au collège royal de Saint-Louis.

[3] Epîtres, livre Ier, ép. 3, An tragica desœvit et ampullatur in arte.

[4] Epîtres, livre II, ép. i.

[5] Épîtres, livre II, ép. i.

[6] Quintilien, Institution oratoire, livre x.

[7] Voyez Horace, Epîtres, liv. II, ép. i.

[8] Voyez de Optimo genere oratorum, in initio.

[9] Horace, au lieu déjà cité.

[10] Institution oratoire, livre x, I, 98.

[11] Sophocle, Trachiniennes, acte I, sc. i.

[12] Epîtres, livre I, ép. 3.

[13] Horace nous en donne une idée, Voyez Epîtres, livre II, ép. i, v. 87 et suiv.

[14] Purpureus late qui splendeat unus et alter

Assuitor pannus.

(Horace, de l’Art poét., v. 115 et ss. )

[15] Nous ne faisons qu'indiquer ces considérations morales qui se peuvent tirer des tragédies de Sénèque ; on en trouvera le développement dans l'excellent ouvrage intitulé : Études morales et littéraires sur les poètes latins de la décadence, par M. Nisard.