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table des matières de SÉNÈQUE

 

 

SÉNÈQUE


 

DE LA COLÈRE.

 

LIVRE III

LIVRE I - LIVRE II

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

LIVRE III.

 

I. Ce que tu as particulièrement désiré, Novatus, nous allons tenter de le faire : extirper la colère de nos âmes, ou du moins lui mettre un frein et réprimer ses transports. Quelquefois il faut l'attaquer en face et à découvert, quand la faiblesse du mal s'y prête; d'autres fois par des voies détournées, quand son ardeur trop vive s'exaspère et croît par les obstacles mêmes. Il importe d'apprécier ce qu'elle a de force, et si elle n'en a rien perdu; s'il faut la combattre à outrance et la refouler, ou céder au premier déchaînement de la tempête qui emporterait la digue avec elle. On devra prendre conseil du caractère de chacun. Les uns se laissent vaincre par la prière; d'autres répondent à la soumission par l'insulte et la violence; on en apaise d'autres en les effrayant; aux uns le reproche, aux autres un aveu, à ceux-ci la honte suffit pour les arrêter; ou enfin c'est le délai, remède bien lent pour cette fougueuse passion et le dernier où l'on doive se rabattre. Car les autres affections admettent le délai, une cure plus lente : celle-ci, impétueuse, emportée par elle-même comme par un tourbillon, n'avance point pas à pas, elle naît avec toute sa force. Elle ne sollicite point l'âme comme les autres vices, elle l'entraîne et jette hors de lui l'homme qui a soif de nuire, dût le mal l'envelopper aussi; elle se rue à la fois sur ce qu'elfe poursuit et sur ce qu'elle trouve en son passage. L'impulsion des autres vices est graduelle; ici c'est un saut dans l'abîme. Tout mauvais penchant, fût-il irrésistible, peut du moins faire de soi-même quelque pause; celui ci, pareil aux foudres, aux tempêtes, à tous ces fléaux de la nature dont rien ne peut arrêter la course ou plutôt la chute, redouble à chaque pas d'intensité. Tout vice fait divorce avec la raison; la colère brise avec le bon sens; on descend aux premiers par une pente insensible et qui nous déguise leurs progrès; dans la seconde, on est précipité. Il n'est rien qui nous presse, qui nous étourdisse davantage; toute à son propre entraînement, arrogante après le succès, les mécomptes accroissent sa démence; repoussée, elle ne perd point courage; que la fortune lui dérobe son adversaire, elle tourne contre elle-même sa dent furieuse ; peu importe la valeur des motifs qui l'ont soulevée : les plus légers la poussent aux extrémités les plus graves.

II. Nul âge n'en est exempt ; elle n'excepte aucune race d'hommes. Il en est qui doivent à la pauvreté l'heureuse ignorance du luxe; d'autres, toujours en haleine et nomades, échappent à l'oisiveté; des mœurs sauvages et une vie agreste, ne connaissent ni le bornage des champs, ni la fraude, ni tous les fléaux qu'enfante la chicane. Mais aucun peuple ne résiste aux impulsions de la colère, aussi puissante chez le Grec que chez le Barbare, non moins funeste où la loi se fait craindre qu'aux lieux où la force est la mesure du droit.[1] Enfin toute autre passion ne s'empare que des individus; celle-ci est la seule qui embrase parfois des nations. Jamais tout un peuple ne brûla d'amour pour une femme, ne fut emporté universellement par les mêmes calculs d'avarice ou de lucre; l'ambition domine isolement quelques hommes; l'orgueil n'est point un mal épidémique, tandis que la foule a souvent marché d'ensemble sous les drapeaux de la colère. Hommes, femmes, vieillards, enfants, chefs et peuples sont unanimes; et toute cette multitude, que quelques mots ont déchaînée, devance déjà son agitateur. On court, sans plus attendre, au fer et à la flamme ; on déclare la guerre aux peuples voisins, on la fait aux compatriotes. Des maisons avec leurs familles entières s'abîment dans les feux; et l'orateur chéri, naguère comblé d'honneur, tombe sous la colère de l'émeute qu'il a faite ; des légions tournent leurs javelots contre leur général. Le peuple en masse se sépare du sénat; le sénat, cette lumière de Rome, n'attend ni les élections, ni le choix d'un chef régulier : il improvise les ministres de son courroux, il poursuit de maisons en maisons d'illustres citoyens dont lui-même devient le bourreau. On ose, violant le droit des gens, outrager des ambassadeurs ; une fureur inouïe soulève la cité ; sans donner le temps de s'amortir à l'animosité publique, sur-le-champ des flottes sont lancées en mer, des soldats s'embarquent tumultuairement.[2] Plus de formalités, plus d'auspices; le peuple, sans nul guide que le ressentiment, se précipite et fait arme de tout ce que donne le hasard ou le pillage : transports téméraires, qu'expient bientôt d'affreux désastres.

III. C'est le sort des Barbares qui se ruent en aveugles aux combats. A la moindre apparence d'injure qui frappe ces esprits irritables, ils s'emportent soudain : partout où le ressentiment les pousse, ils tombent sur les peuples comme un vaste écroulement, sans ordre, sans crainte, sans prévoyance, avides de leurs propres périls, heureux de se sentir frappés, de s'enferrer, de peser de tout leur corps sur les glaives ennemis et de se faire jour à travers leurs blessures mêmes.[3] « Voilà sans doute, diras-tu, la plus monstrueuse, la plus destructive des frénésies : montre-nous donc à la guérir. » Oui, mais, comme je l'ai dit dans les premiers livres, Aristote est là qui prend la défense de la colère, qui ne veut pas qu'on l'extirpe en nous. « C'est, dit-il, l'aiguillon de la vertu : qu'on l'arrache, l'âme est désarmée, plus d'élan vers les grandes choses, elle tombe dans l'inertie. »

Signalons donc, puisqu'il le faut, toute la laideur et toute la férocité d'un tel penchant : faisons voir à tous les yeux quel monstre est l'homme en fureur contre l'homme, comme il se déchaîne, comme il s'élance, se perdant pour le perdre, et poussant dans l'abîme ce qu'il ne peut noyer qu'en se noyant lui-même. Eh quoi! peut-on appeler sensé celui qui, comme enlevé par un ouragan, ne marche plus, mais se précipite, jouet d'un fatal délire? Il ne confie pas sa vengeance à d'autres : l'exécuteur c'est lui ; d'un cœur et d'un bras désespérés il frappe en bourreau ceux qu'il aime le plus, ceux dont la perte va lui arracher tant de larmes. Et l'on donne pour aide et pour compagne à la vertu une passion qui, troublant ses conseils, la rend impuissante à rien faire! Elles sont caduques et de sinistre augure ; elles ne tournent qu'au suicide, les forces qu'un accès de fièvre développe chez le malade. Ne m'accuse donc pas de perdre le temps en propos stériles, quand je flétris la colère comme si les opinions étaient partagées sur elle, puisqu'un philosophe, des plus illustres, lui assigne ses fonctions, l'appelle, comme un utile auxiliaire qui nous souffle son courage dans les combats, dans la vie active, dans tout ce qui demande quelque chaleur d'exécution. Détrompez-vous, vous qui croiriez qu'en aucun temps, en aucun lieu, elle puisse être utile : considérez sa rage effrénée et son esprit de vertige ; ne la séparez point de son appareil favori, rendez-lui ses chevalets, ses cordes, ses cachots, ses croix, ces feux qu'elle allume autour des fosses où sont à demi enterrées ses victimes, ces crocs à traîner les cadavres, ces chaînes de toute forme, ces supplices de toute espèce, membres déchiquetés, fronts marqués de stigmates, loges de bêtes féroces. C'est au milieu de ces attributs qu'il faut la placer, poussant d'aigres et épouvantables frémissements, plus horrible que tous les instruments de sa fureur.

IV. Dût-on contester ses autres caractères, toujours est-il que nulle passion n'offre un aspect plus sinistre. Nous l'avons décrit dans les premiers livres, ce visage menaçant et farouche, tantôt pâle, par le refoulement subit du sang vers le cœur, tantôt pourpre et d'une teinte sanglante, par l'excessive affluence de la chaleur et des esprits vitaux ; ces veines gonflées, ces yeux roulant et s'échappant presque de leurs orbites, puis fixes et concentrés sur un seul point. Les dents s'entrechoquent et cherchent une proie avec le grincement du sanglier qui aiguise ses défenses. Et le craquement des articulations, et les mains qui se tordent à se briser et frappent à chaque instant la poitrine, et ce souffle haletant et pressé, ces pénibles et profonds gémissements, cette agitation de toute la personne, ces mots sans suite coupés d'exclamations brusques, ces lèvres tremblantes par instant comprimées, d'où sort je ne sais quel sifflement sauvage! Oui, la bête fauve qu'irrite la faim ou le dard enfoncé dans ses flancs qui, dans sa dernière morsure exhale contre le chasseur un reste de vie, a la face moins hideuse que l'homme enflammé par la colère. Écoute, si tu peux, ses vociférations, ses menaces, que te semble-t-il d'une torture qui arrache à l'âme de tels cris? Chacun ne voudra-t-il pas rompre avec cette passion, quand il reconnaîtra qu'elle commence par son propre supplice? Ceux qui, au suprême pouvoir, agissent, en hommes irrités, qui voient en cela une preuve de force, qui comptent parmi les hauts privilèges d'une haute fortune d'avoir la vengeance à leurs ordres, me défendras-tu de les avertir que, loin d'être puissants, ils ne peuvent même se dire libres, ces captifs de la colère? Me défendras-tu de dire à tous, afin qu'ils soient plus vigilants et s'observent mieux, que si d'autres maladies morales sont le partage des âmes perverses, l'irascibilité se glisse jusque chez les hommes éclairés et restés purs d'ailleurs, au point qu'à certains yeux elle est signe de franchise, et que le vulgaire regarde comme les meilleures gens ceux qui y sont sujets?

V. Mais à quoi tend un tel aveu? — A ce que nul ne se croie a l'abri de cette fièvre qui jette même des naturels froids et paisibles dans la violence et la cruauté. De même que rien ne sert contre la peste, ni une robuste constitution, ni l'observation du meilleur régime, car elle attaque indistinctement forts et faibles : ainsi les surprises de la colère sont également à craindre et pour les esprits remuants et pour les esprits rassis et réglés, déshonorés par elle et compromis d'autant plus qu'elle les rend plus différents d'eux-mêmes. Or, comme notre devoir est d'abord de l'éviter, puis de la réprimer, et enfin d'en guérir les autres, j'enseignerai successivement à ne pas tomber sous son influence, à s'en dégager, à retenir celui qu'elle entraîné, à l'apaiser et à le ramener au bon sens. On se prémunira contre elle en se remettant mainte fois sous les yeux tous les vices qu'elle renferme, en l'appréciant comme elle le mérite. Que toute conscience l'accuse, la condamne, scrutons bien ses iniquités et traînons-les au grand jour; pour qu'elle paraisse telle qu'elle est, comparons-la avec ce qu'il y a de pire. L'avarice acquiert et entasse des biens dont un héritier plus sage saura jouir : la colère y met le feu; il est rare qu'on ne la paye cher; parfois un maître violent réduit ses esclaves à fuir ou à se tuer, et combien ses emportements lui sont plus dommageables que la cause qui les a produits! La colère apporte le deuil au père, au mari le divorce, au magistrat la haine, au candidat la disgrâce; elle est pire même que la débauche, car celle-ci jouit de ses propres plaisirs, celle-là des souffrances d'autrui. Elle dépasse la méchanceté, l'envie : le mal qu'elles veulent à autrui, la colère veut l'infliger; les revers fortuits sont pour les premières une bonne fortune; la seconde n'attend pas que le sort frappe, elle veut nuire quand elle hait, non que d'autres nuisent. Rien n'est plus funeste que les inimitiés : c'est la colère qui les suscite ; point de plus grand fléau que la guerre : c'est l'explosion de la colère des grands; et ces colères plébéiennes et privées, que sont-elles encore, qu'une guerre sans armes et sans soldats? Il y a plus : même en la séparant de sa suite immédiate et fatale, des embûches, des éternelles inquiétudes d'une lutte mutuelle, la colère se punit quand elle se venge, elle abjure la nature humaine. Celle-ci nous convie à l'amour, celle-là à la haine; l'une ordonne de faire le bien, l'autre de faire le mal.

Et puis ce soulèvement que provoque en elle un excessif amour-propre, noble en apparence, est au fond un sentiment bas et étroit; car quiconque se juge méprisé d'un autre tombe au-dessous de lui. Mais un grand cœur, sûr de ce qu'il vaut, ne venge pas une injure, parce qu'il ne la sent pas. De même que les traits rebondissent sur un corps dur, et que les masses solides affectent douloureusement la main qui les frappe, ainsi dans un grand cœur jamais l'injure n'arrive à se faire sentir, elle, si frêle devant ce qu'elle attaque. Qu'il est beau de se montrer impénétrable à tous les traits, de renvoyer, quelles qu'elles soient, les injures et les offenses! La vengeance est un aveu que le coup a porté:[4] ce n'est pas une âme forte que celle qui plie sous l'injure. L'homme qui te blesse est-il plus puissant ou plus faible que toi? Plus faible, épargne-le; plus puissant, grâce pour toi-même.

VI. Le signe le plus certain de la vraie grandeur, c'est que nul événement fortuit ne puisse nous irriter. La région supérieure du ciel et la mieux ordonnée, celle qui avoisine les astres, ne s'amasse pas en nuages, n'éclate pas en tempêtes, ne se roule pas en tourbillons; elle est à l'abri du plus léger trouble : c'est plus bas que gronde la foudre.[5] Ainsi une âme élevée, toujours calme et placée dans une sphère sans orages, étouffe en elle tout ferment d'irritation; la modération, l'ordre et la majesté l'accompagnent : rien de tout cela chez l'homme en colère. Où est celui qui, livré au ressentiment et à la fureur, ne dépouille d'abord toute retenue ; qui, dans sa fougue délirante et se ruant sur son ennemi, ne mette de côté toute dignité personnelle;[6] qui se rappelle, sous un tel aiguillon, le nombre et l'ordre de ses devoirs ; qui commande à sa langue, maîtrise aucune partie de soi-même; qui, une fois emporté, règle son élan?

Nous nous trouverons bien du précepte salutaire de Démocrite qui promet la tranquillité si, dans la vie privée ou publique, on s'abstient d'affaires trop multipliées ou au delà de ses forces. Jamais on ne passera si heureusement sa journée, quand on la partage entre mille affaires, qu'on ne se heurte ou contre les hommes ou contre les choses, ce qui pousse l'homme à la colère. Celui qui traverse en courant les quartiers populeux d'une ville doit nécessairement coudoyer bien des gens, tomber ici, être arrêté plus loin, éclaboussé ailleurs; ainsi, dans cette mobile activité d'une vie aventureuse, bien des empêchements, bien des motifs d'aigreur se présentent. Tel a trompé nos espérances, tel autre en retarde l'accomplissement, un troisième en intercepte les fruits; nos projets les mieux concertés n'aboutissent pas : c'est que la fortune ne se dévoue à personne au point de couronner ses tentatives sur mille points à la fois. Il arrive de là que celui dont elle a contrarié quelques entreprises ne peut plus souffrir les hommes ni les choses; sur les moindres motifs il s'en prend tour à tour aux personnes, aux affaires, aux lieux, au destin, à lui-même. Donc pour assurer à l'âme sa tranquillité, il ne la faut ni dissiper, ni épuiser, je le répète, en travaux trop nombreux ou trop grands, et qui tendraient au delà de ce que nous pouvons. On s'accommode facilement d'une charge légère qu'on peut faire passer d'une épaule à l'autre sans qu'elle glisse; mais celle que des mains étrangères nous imposent et que nous avons peine à porter échappent, après quelques pas,[7] à nos forces vaincues; nous avons beau nous raidir sous le faix, nous chancelons, et notre impuissance se trahit.

VII. Il en arrive de même, sache-le bien, dans la gestion des intérêts civils.et domestiques. Les affaires simples et expéditives se prêtent à notre action; les affaires graves et au-dessus de notre portée ne se laissent point aisément saisir ; elles surchargent et entraînent; on se croit près de les embrasser, on tombe avec elles. C'est ainsi que souvent on consume en vain tout son zèle, lorsqu'au lieu d'entreprendre des choses faciles on s'obstine à juger facile ce qu'on a entrepris.

Avant de rien tenter, mesure bien tes forces, ce que tu veux faire, et par quels moyens; car le regret d'un essai infructueux ne manquera pas de t'aigrir. La différence entre une âme bouillante et une âme froide et sans ressort, c'est qu'un échec produit chez l'homme énergique la colère, chez l'homme mou et inactif l'abattement. Que nos prétentions ne soient ni mesquines, ni téméraires, ni coupables; bornons à notre voisinage l'horizon de nos espérances ; point de ces tentatives dont le succès serait pour nous-mêmes un sujet d'étonnement.

VIII. Mettons nos soins à prévenir l'injure que nous ne saurions supporter. Ne lions commerce qu'avec les gens les plus pacifiques, les plus doux, nullement opiniâtres[8] ou moroses. On prend les mœurs de ceux avec qui l'on vit;[9] et comme certaines affections du corps se gagnent par le contact, l'âme communique ses vices à qui l'approche. Souvent l'ivrogne entraîne ses commensaux à aimer le vin ; la compagnie des libertins amollit l'homme fort et, s'il est possible, le héros ; l'avarice infecte de son venin ceux qui l'avoisinent. Dans la sphère opposée, l'action des vertus est la même; elles répandent leur douceur sur tout ce qui les environne ; et jamais un climat propice, un air plus salubre n'ont fait aux valétudinaires le bien qu'éprouve une âme peu ferme dans la bonne voie à fréquenter un monde meilleur qu'elle. L'effet merveilleux de cette influence se reconnaît chez les bêtes féroces mêmes, qui s'apprivoisent au milieu de nous ; et toujours le monstre le plus farouche perd quelque chose de son affreux instinct, s'il habite longtemps sous le toit de l'homme.

Toute aspérité s'émousse et peu à peu s'efface au milieu d'êtres naturellement doux. D'ailleurs non seulement l'exemple rend meilleur celui qui vit avec des personnes pacifiques, mais il ne trouve là nul motif de s'emporter et de donner carrière à son défaut. Il devra donc fuir tous les hommes qu'il saura capables d'exciter son penchant à la colère. « Mais qui sont-ils? » Une infinité de gens qui, par des causes diverses, agiront de même sur toi. L'orgueilleux te choquera par ses mépris, le caustique[10] par son persiflage, l'impertinent par ses insultes, l'envieux par sa malignité, le querelleur par ses contradictions, le fat et le hâbleur par leur jactance. Tu n'endureras pas qu'un soupçonneux te craigne, qu'un entêté l'emporte sur toi, qu'un homme du bel air te dédaigne.

Choisis des caractères simples, faciles, modérés, qui ne provoquent pas tes vivacités et qui sachent les souffrir. Tu pourras surtout t'applaudir de ces naturels flexibles et polis, dont la douceur pourtant n'irait pas jusqu'à l'adulation ; car près des gens colères la complaisance outrée tient lieu d'offense. Tel était l'un de nos amis, excellent homme assurément, mais d'une susceptibilité trop prompte, chez qui la flatterie risquait d'être aussi mal reçue que l'injure. On sait que l'orateur Cœlius était fort irascible. Un jour, dit-on, il soupait avec un de ses clients, homme d'une patience rare; mais il était difficile à celui-ci, jeté dans le tête-à-tête, d'éviter une dispute avec un tel interlocuteur. Il crut que le mieux serait d'être toujours de son avis et de faire l'écho. Cœlius, impatienté d'une si monotone approbation,[11] s'écria : « Nie-moi donc quelque chose, pour que nous soyons deux. » Eh bien, tout fâché qu'il était de ne pas trouver à se fâcher, il se calma tout de suite faute d'adversaire. Si donc nous avons conscience de notre défaut, choisissons de préférence des personnes qui s'accommodent à notre air et à nos discours : sans doute elles pourront nous gâter, nous donner la mauvaise habitude de ne rien entendre qui nous contrarie ; mais il est bon de donner à son mal des intermittences, du repos. Notre caractère, si difficile et si indompté qu'il soit, se laissera du moins caresser : il n'en est point de rude et d'intraitable pour une main légère.

Lorsqu'une discussion menace d'être longue et opiniâtre, arrêtons-nous dès l'abord, avant qu'elle ne devienne violente. La lutte nourrit la lutte : une fois dans la lice elle nous y engage plus avant, nous y retient. Il est plus facile de n'y point descendre que de faire retraite.

IX. L'homme irascible doit encore renoncer aux études trop sérieuses, ou du moins ne pas s'y livrer jusqu'à la fatigue, ne point partager son esprit entre trop d'occupations, mais le tourner aux exercices récréatifs. Que la lecture des poètes le charme, que les récits de l'histoire le captivent : qu'il se traite avec douceur et ménagement. Pythagore apaisait, aux sons de la lyre, les troubles de son âme; qui ne sait, en revanche, que les clairons et les trompettes nous aiguillonnent, tandis que certains chants sont pour l'esprit des calmants qui le détendent? Le vert convient aux yeux troubles; et il est des couleurs qui reposent une vue fatiguée, tout comme d'autres plus vives la blessent : ainsi des occupations gaies soulagent un esprit malade.

Forum, patronages, plaidoiries, fuyons tout cela, tout ce qui ulcère notre mal. Évitons aussi les fatigues du corps. Elles dissipent tout ce qu'il y a en nous d'éléments doux et calmes et soulèvent les principes d'âcreté. Ainsi les gens qui se défient de leur estomac, avant de rien entreprendre d'important et de difficile, tempèrent par quelque nourriture leur bile que remue surtout la fatigue ; soit que le vide de l'estomac y concentre la chaleur, trouble le sang dont il arrête le cours dans les veines défaillantes; soit que l'épuisement et la débilité du physique pèsent sur le moral. Quoi qu'il en soit, c'est de la même cause que vient l'irritabilité dans l'affaiblissement de la maladie ou de l'âge. C'est pour cela aussi que la faim et la soif sont à craindre : elles aigrissent et enflamment les esprits.

X. Le vieux dicton : Gens fatigués cherchent noise; peut s'étendre à ceux que la soif, la faim ou tout autre malaise irrite.[12] Comme ces ulcères qui souffrent du plus léger contact, puis de l'idée seule qu'on va les toucher, un esprit malade s'offensera d'un rien : il en est qu'un salut, la remise d'une lettre, un discours à entendre, une simple question pousse à vous faire querelle. Partout où il y a douleur, il y a plainte au moindre attouchement. Le mieux est donc d'appliquer le remède au premier sentiment du mal, de ne laisser à notre langue que le moins de liberté possible et d'en contenir les saillies. Or il est facile de surprendre à leur premier début les affections morales: elles ont leurs pronostics. De même que la tempête et la pluie s'annoncent par des signes précurseurs; ainsi la colère, l'amour, toutes ces tourmentes qui assaillent les âmes grondent avant d'éclater. Les personnes sujettes au mal caduc pressentent l'approche de leurs accès quand la chaleur se retire des extrémités, quand leur vue se trouble, que leurs nerfs tressaillent, que leur mémoire échappe, que le vertige les prend. Aussi tout d'abord ont-elles recours aux préservatifs ordinaires : elles neutralisent, en respirant et en mâchant certaines substances, la cause mystérieuse qui fait que l'homme ne se possède plus; elles combattent par des fomentations le froid qui roidit leurs membres ; ou, si tout remède est impuissant, du moins elles ont fui les yeux de la foule, et elles sont tombées sans témoin.

Il est utile de connaître son mal et d'en arrêter les progrès avant qu'ils ne s'étendent au loin. Cherchons quelle est en nous la fibre la plus irritable. Tel s'émeut d'une parole, et tel d'une action injurieuse ; celui-ci veut qu'on tienne compte de sa noblesse, et celui-là de sa beauté ; il en est qui se piquent de bon goût ; il en est qui se donnent pour érudits ; certains ne peuvent souffrir l'orgueil, ou la résistance ; vous en trouvez dont la colère dédaignerait de tomber sur un esclave; d'autres, tyrans cruels à la maison, au dehors sont la douceur même. L'un, si on le sollicite, se croit offensé; qu'on ne demande rien à l'autre, il se juge méprisé. Tous ne sont pas vulnérables par le même point.

XI. L'essentiel est donc de savoir son endroit faible, pour le mettre spécialement à couvert. Il n'est pas bon de tout voir,[13] de tout entendre : que beaucoup d'injures passent inaperçues pour nous : presque toujours, ne les a pas reçues qui les ignore. Tu ne veux pas être colère? Ne sois pas curieux. Celui qui s'enquiert de tout ce qui s'est dit sur son compte, et qui va exhumant les plus secrets propos de l'envie, trouble lui-même son repos. Souvent c'est l'interprétation qui arrive à donner aux choses les couleurs de l'injure. Patientons donc pour les unes ; moquons-nous des autres, ou bien pardonnons. Il est mille moyens de prévenir la colère ; le plus souvent tournons la chose en badinage et en plaisanterie. Socrate, dit-on, ayant reçu un soufflet, se contenta de remarquer « qu'il était fâcheux d'ignorer quand on devait sortir avec un casque. » Ce n'est pas la manière dont l'injure est faite qui importe; c'est comment elle est supportée. Or je ne vois pas pourquoi la modération serait difficile, quand je sais jusqu'à des tyrans qui, enflés de leur fortune et de leur pouvoir, ont mis un frein à leurs rigueurs habituelles. Voici du moins ce qu'on raconte de Pisistrate, le tyran d'Athènes : un de ses convives, dans l'ivresse, s'était répandu en invectives contre sa cruauté; et l'offensé ne manquait pas de gens qui voulaient lui prêter main-forte, et qui d'un côté, qui de l'autre lui soufflaient le feu de la vengeance; il souffrit paisiblement la chose et répondit aux instigateurs : « Je ne lui en veux pas plus qu'à un homme qui se serait jeté sur moi les yeux bandés. » Bien des gens se créent des sujets de plainte ou sur de faux soupçons, ou sur des torts légers qu'ils s'exagèrent.

XII. Souvent la colère vient à nous ; plus souvent nous l’allons chercher, nous qui, loin de l'attirer jamais, devrions, quand elle survient, la repousser. Nul ne se dit : « Cette chose qui m'indigne, je l'ai faite, ou j'ai été prêt à la faire. » Nul ne juge l'intention de l'auteur, mais l'acte tout seul : pourtant il faudrait voir s'il l'a commis volontairement ou par mégarde, par contrainte ou par erreur; s'il a écouté la haine ou l'intérêt; s'il a suivi sa passion, ou prêté les mains à celle d'autrui. L'âge de l'offenseur plaide pour lui, ou son rang : tolérons alors par humanité, ou souffrons par respect.

Mettons-nous à la place de l'homme contre lequel nous nous fâchons : notre susceptibilité vient parfois d'un injuste amour-propre qui voudrait faire aux autres ce que lui-même ne veut pas subir. On n'attend pas pour éclater; et néanmoins le grand remède de la colère c'est le temps,[14] qui amortit le premier feu : alors le brouillard qui offusque la raison se dissipe ou du moins s'éclaircit. Une partie des motifs qui t'emportaient si fort s'atténuera dans l'espace d'une heure, je ne dis pas même d'un jour; le reste s'évanouira tout à fait. Si c'est en vain que tu auras pris délai,[15] tu prouveras que c'est la justice qui a prononcé, non la colère. Tout ce que tu veux sainement apprécier, abandonne-le au temps : le flux et reflux du présent ne laisse rien voir avec netteté. Platon n'avait pu obtenir de lui-même de différer le châtiment d'un esclave qui l'avait irrité; il lui ordonna d'ôter sur-le-champ sa tunique et de présenter son dos aux verges : il voulait le battre de sa main. Ensuite, se sentant hors de sang-froid, il retint son bras levé et suspendu dans l'attitude d'un homme qui va frapper. Un ami qui survint lui demanda ce qu'il faisait : « Je châtie un homme emporté, » dit Platon; et comme paralysé il gardait cette contenance menaçante, ignoble pour un sage, car sa pensée était déjà loin de l'esclave : il en avait trouvé un autre plus digne de punition. Il abdiqua donc ses droits de maître ; et trop ému pour une peccadille, il dit à Speusippe : « Châtie ce valet comme il le mérite; car pour moi, je suis en colère. » Il s'abstint de frapper par le même motif qui eût poussé tout autre à le faire. « Je ne suis plus à moi, pensa-t-il, j'irais trop loin : j'y mettrais de la passion : ne laissons pas cet esclave à la merci d'un maître qui ne se maîtrise plus. » Voudrait-on confier la vengeance à des mains irritées, quand Platon lui-même s'en est interdit l’exercice?

Ne te permets rien dans la colère ; pourquoi? parce que tu voudrais tout te permettre. Lutte contre toi-même : qui ne peut la vaincre, est à demi vaincu par elle. Tant qu'elle est cachée, tant que nous ne lui donnons pas issue, étouffons ses symptômes; et tenons-la, autant qu'il se peut, invisible et voilée.

XIII. Il nous en coûtera de grands efforts : car elle veut faire explosion, jaillir des yeux en traits de flamme, bouleverser la face humaine ; or, dès qu'elle s'est produite à l'extérieur, elle nous domine. Repoussons-la au plus profond de notre âme : supportons-la plutôt que d'être emportés par elle : tournons même tous ses indices en indices contraires. Que notre visage paraisse plus serein, notre parler plus doux, notre allure plus calme; qu'insensiblement l'homme intérieur se rectifie sur ces dehors. Un symptôme de colère chez Socrate était de baisser la voix, de parler moins; on reconnaissait là qu'il luttait contre lui-même. Aussi était-il deviné par ses amis qui le reprenaient; et ce reproche pour une émotion imperceptible ne lui était pas déplaisant. Comment ne se fût-il pas applaudi de ce que tous s'apercevaient de sa colère, sans que personne la ressentît? Or, on l'eût ressentie, s'il n'eût donné sur lui-même à ses amis le droit de blâme qu'il prenait sur eux. A combien plus forte raison ne devons-nous pas, nous, faire de même? Prions nos meilleurs amis d'user de toute liberté envers nous, alors surtout que nous serons moins disposés à la souffrir ; qu'ils ne donnent point raison à nos emportements ; contre un mal d'autant plus puissant qu'il a pour nous de l'attrait, invoquons-les tant que nous voyons clair encore, tant que nous sommes à nous.

XIV. Ceux qui portent mal le vin et qui craignent la pétulance et la témérité où l'ivresse les jette, préviennent leurs gens de les enlever de la salle du festin. Les personnes qui ont éprouvé qu'elles se maîtrisent peu dans la maladie, défendent qu'on leur obéisse dans cet état. Rien de mieux que de chercher d'avance une barrière aux défauts qu'on se connaît, et, avant tout, de régler si bien notre âme que, fût-elle ébranlée des chocs les plus graves et les moins prévus, elle ne ressente pas de courroux, ou que, si la grandeur et la soudaineté de l'injure la soulèvent, elle refoule tout eu soi et ne laisse point percer nos ressentiments. Tu verras que la chose est possible, si je te cite quelques exemples pris entre mille d'où l'on peut apprendre à la fois quel fléau c'est que la colère, quand elle pousse à l'extrême l'abas de la toute-puissance, et combien elle peut se commander à elle-même lorsqu'une terreur plus forte la comprime.

Le roi Cambyse[16] s'adonnait au vin avec excès. Prexaspe, l'un de ses favoris, l'engageait à plus de sobriété, disant que l'ivresse était chose honteuse à un souverain vers lequel tous les yeux, toutes les oreilles sont dirigés. A quoi le prince répondit : « Pour t'apprendre que je ne suis jamais hors de moi, tu vas voir que mes yeux, quand j'ai bu, font leur office et mes mains aussi. » Et il vide à plus longs traits de plus grandes coupes qu'à l'ordinaire, puis déjà alourdi par l'ivresse, il ordonne au fils de son censeur de se placer, hors de la salle, debout sur le seuil et la main gauche levée au-dessus de la tête. Alors il tend son arc, perce le cœur même du jeune homme, où il avait dit qu'il visait, et, ouvrant la poitrine, il montre le dard enfoncé droit dans le viscère; puis, regardant le père : « Ai-je la main assez sûre? » demanda-t-il. Prexaspe déclara qu'Apollon n'eût pas tiré plus juste. Que les dieux maudissent cet homme plus esclave de cœur que de condition! Il loue une chose dont c'était trop d'avoir été le spectateur. Il voit une occasion de flatterie dans cette poitrine d'un fils partagée en deux, dans, ce cœur palpitant sous le fer. Ah! il devait contester au bourreau sa gloire, et faire recommencer l'épreuve, pourvue le roi pût mieux signaler sur le père lui-même la sûreté de sa main. O tyran sanguinaire! oh! qu'il était digne, que les arcs de tous ses sujets se bandassent contre lui! Quand nous aurons bien exécré cet homme qui couronne ses orgies par les supplices et par le meurtre, toujours est-il qu'ici l'éloge était plus odieux que l'acte. Ne cherchons pas quelle devait être la conduite du père en face du cadavre de son fils, de cet assassinat dont il avait été le témoin et la cause ; ce dont il s'agit maintenant est démontré : c'est que la colère peut être étouffée. Il ne proféra ni imprécation contre le roi, ni aucune de ces plaintes qu'arrache une grande infortune, lui qui se sentait le cœur percé du même coup que celui de son fils. On peut soutenir qu'il fit bien de dévorer le cri de sa douleur; car, s'il eût parlé en homme irrité, il perdait la chance d'agir plus tard en père. Son silence, on peut le croire, fut plus sage que ses leçons de tempérance à un monstre qu'il valait mieux gorger de vin que de sang, et dont la main, tant qu'il tenait sa coupe, faisait trêve aux massacres. Ainsi Prexaspe grossit la liste de ceux qui ont prouvé, par d'immenses malheurs, ce qu'un bon conseil coûte aux amis des rois.

XV. Sans doute Harpage en avait donné un de cette nature à son maître,[17] aussi roi de Perse, qui, offensé, lui fit servir à table la chair de ses propres enfants, puis lui demanda, à plusieurs reprises, si le ragoût lui plaisait. Et quand il vit le malheureux bien repu de l'horrible mets, il fit apporter les têtes, ajoutant cette question : « Comment juges-tu que l'on t'a traité? » Le père, hélas! trouva des paroles; sa langue ne resta pas glacée : « A la table du roi, dit-il, tout mets est agréable[18] » A cette bassesse que gagna-t-il? Qu'on ne l'invitât pas à manger les restes. Sans défendre à un père d'exécrer l'acte de son roi, de chercher une vengeance digne d'une si atroce monstruosité, je conclurai de là qu'il est possible encore de cacher le ressentiment qui naît des plus poignantes douleurs et de lui imposer un langage contraire à sa nature. C'est une chose nécessaire de dompter son irritation, surtout aux hommes dont le sort est de vivre à la cour des rois et d'être admis à leur table. On y mange, on y boit, on y répond ainsi; il y faut sourire à ses funérailles. L'existence vaut-elle qu'on la paye si cher? Nous le verrons tout à l'heure : c'est là une autre question. Nous n'essayerons pas de consolation dans cette affreuse prison d'esclaves, nous ne les exhorterons point à subir la loi de leurs bourreaux : nous leur montrerons dans toute servitude une voie ouverte à la liberté. Si leur âme est malade, si ses passions font ses misères, elle peut, en finissant elle-même, les finir. Je dirai à qui se trouve jeté sous la main d'un tyran, lequel prend pour but de ses flèches le cœur de ses amis ou rassasie un père des entrailles de ses fils : « Pourquoi gémir, insensé! Pourquoi attendre que sur ta patrie expirante quelque ennemi te vienne venger ou qu'un puissant roi accoure de contrées lointaines?[19] Quelque part que tes yeux se tournent, là est la fin de tes maux. Vois cette roche escarpée : de là on s'élance à la liberté. Vois cette mer, ce fleuve, ce puits : la liberté est assise au fond de leurs eaux. Vois cet arbre écourté, rabougri, mal venu : la liberté pend à ses branches. Vois ton cou, ta gorge, ton cœur : autant d'issues pour fuir l'esclavage. Mais ces issues que je te montre sont trop pénibles, exigent trop de vigueur d'âme? Où est, dis-tu, la grande voie vers la liberté? dans chaque veine de ton corps. »

XVI. Tant que rien ne nous semble assez intolérable pour nous faire rompre avec la vie, sachons en toute situation repousser la colère. Fatale à ceux qui servent sous un maître, elle ne peut, par l'indignation, qu'accroître ses tourments; et le poids de l'esclavage se fait d'autant plus sentir qu'on le souffre avec plus d'impatience. L'animal qui se débat dans le piège le resserre davantage ; l'oiseau ne fait qu'étendre sur son plumage la glu dont il travaille à se dépêtrer. Point de joug si étroit qui ne blesse moins une tête soumise qu'une tête rebelle. L'unique allégement des grandes peines c'est de savoir pâtir et obéir à la nécessité.[20]

Mais s'il est utile aux sujets de contenir leurs passions, notamment la colère, si furieuse et si effrénée, cela est encore plus utile aux rois. Tout est perdu, quand tout ce que dicte la colère, la fortune le permet; et le pouvoir qui s'exerce en faisant le mal du grand nombre ne saurait tenir longtemps : il touche à sa chute sitôt que tous ceux qui gémissent isolément sont ralliés par une peur commune. Aussi que de tyrans immolés soit par un seul homme, soit par tout un peuplé que le ressentiment général pousse en masse sous le même drapeau! Et combien pourtant se sont livrés à la colère comme à l'exercice d'un privilège royal! Témoin Darius qui, après que l’empire eut été enlevé au Mage, fut le premier appelé au trône de la Perse et d'une grande partie de l'Orient. Comme il avait déclaré la guerre aux Scythes, qui au Levant ceignaient son royaume, Œbase, noble vieillard, le supplia de lui laisser un de ses trois fils pour la consolation de ses derniers jours, en gardant au service les deux autres. « Tu auras plus que tu ne demandes, dit le prince, tous vont t'être rendus. » Et il les fait tuer devant le père auquel il laisse leurs cadavres. C'eût été en effet une cruauté de les emmener tous trois.

XVII. Combien Xerxès se montra plus facile! Pythius, père de cinq fils, lui demandait le congé d'un seul : il obtint de choisir. Le choix fait, ce fils désigné fut coupé en deux par ordre de Xerxès, et une moitié placée sur chaque côté de la route : ce fut la victime lustrale de son armée. Aussi eut-il le sort qu'il méritait; vaincu, dispersé au loin, il vit ses immenses débris joncher toute la Grèce, et se sauva à travers les cadavres des siens.

Telle fut, dans la colère, la férocité de rois barbares, chez qui ni l'instruction ni la culture des lettres n'avaient pénétré. Mais je te citerai un roi, sorti du giron d'Aristote, Alexandre, perçant dans un banquet et perçant de sa main son cher Clitus, son ami d'enfance, qui, peu enclin à flatter, répugnait à passer de la liberté macédonienne aux serviles habitudes de Perse. Le même livra à la rage d'un lion Lysimaque, également son ami. Or ce Lysimaque, échappé par un heureux hasard à la dent du lion, en devint-il lui-même plus doux lorsqu'il régna? Eh non! il mutila affreusement Télesphore de Rhodes, son ami, lui fit couper le nez et les oreilles, et le nourrit longtemps dans une cage comme quelque animal inconnu et extraordinaire, sorte de tronc vivant, plaie difforme, qui n'avait plus rien de la face humaine. Et puis c'était la faim, c'étaient les souillures d'un corps immonde laissé dans, sa propre fange, courbé sur ses genoux, sur ses mains calleuses qui lui servaient forcément de pieds dans son étroite prison ; et des flancs ulcérés par le frottement des barreaux : figure non moins hideuse qu'effroyable à voir. Son supplice en avait fait un monstre qui repoussait même la pitié. Mais quoique le patient ne ressemblât plus à un homme, le bourreau y ressemblait moins encore.[21]

XVIII. Plût aux dieux que l'étranger eût gardé chez lui de tels exemples de cruauté, et qu'on n'eût point vu passer dans nos mœurs avec d'autres vices d'emprunt, la barbarie des supplices et des vengeances! Ce M. Marius,[22] à qui le peuple avait dressé des statues dans tous les carrefours, et prodigué l'encens, le vin des libations, les prières, eut les jambes rompues par ordre de Sylla, les yeux arrachés, les mains coupées; et comme s'il eût pu subir autant de morts que de tortures, il fut déchiré lentement dans chacun de ses membres. Quel fut l'exécuteur de ces ordres sanguinaires? qui, sinon Catilina, dont les mains s'exerçaient dès lors à tous les attentats? Il déchiquetait sa victime sur le tombeau du plus doux des mortels, sur la cendre indignée de Catulus. Là un homme de funeste exemple, populaire toutefois, et qui fut aimé plutôt sans mesure que sans motif, perdait tout son sang goutte à goutte. Marius méritait de subir tout cela, Sylla de l'ordonner, Catilina d'y prêter ses mains; mais qu'avait fait la République pour se voir percer le sein tour à tour et par ses ennemis et par ses vengeurs?

Mais pourquoi remonter si loin? Naguère Caligula fit, dans la même journée, battre de verges Sextus Papinius, fils de consulaire, Betilienus Bassus son questeur et fils de son intendant, et d'autres, tant chevaliers romains que sénateurs; puis il les mit à la torture, non pour en tirer quelque aveu, mais pour s'amuser. Ensuite, impatient de tout retard dans ses jouissances, que sa cruauté voulait[23] complètes et sans délai, tout en se promenant dans cette allée des jardins de sa mère qui passe entre le portique et le fleuve, il fit venir quelques-uns d'eux, avec des matrones et d'autres sénateurs, pour les décoller aux flambeaux,. Qui le pressait? Quel danger personnel ou public le délai d'une nuit laissait-il craindre? Il coûtait si peu d'attendre l'aurore, de quitter enfin sa chaussure de table pour mettre à mort des sénateurs romains!

XIX. Jusqu'où allait son insolente cruauté! Il est à propos qu'on le sache, bien que ceci semble une digression étrangère et hors de mon sujet; mais cette insolence même est un des traits de la colère, quand, dans sa rage, elle passe toutes les bornes. Il avait battu de verges des sénateurs; or, grâce à ses faits précédents, on pouvait dire : « C'est chose ordinaire. » Il les avait torturés par tout ce que la nature offrait de plus horrible, les cordes, les planches hérissées de clous, les chevalets, le feu, son odieux visage.[24] Mais, me dira-t-on, est-ce merveille que trois sénateurs soient, comme de méchants esclaves, passés par les lanières et les flammes à la voix de l'homme qui méditait d'égorger en masse le sénat, et qui souhaitait que le peuple romain n'eût qu'une tête, pour que les forfaits de son prince, divisés par les distances et le temps, fussent concentrés en un jour et dans un seul coup? Quoi de plus inouï qu'un supplice nocturne? D'ordinaire le brigand assassine dans l'ombre ; les châtiments légaux sont publics, et plus-ils le sont, plus ils servent à l'exemple et à l'amendement de tous. Ici encore on va me dire : « Ce qui t'étonne si fort est journalier pour ce tigre : c'est pour cela qu'il vit, pour cela qu'il veille, c'est à cela qu'il emploie ses nuits. »

Certes, nul après lui ne se rencontrera qui ordonne d'enfoncer une éponge dans la bouche de ses victimes, pour y étouffer leurs dernières paroles. A-t-on jamais, à un mourant, ravi la faculté de gémir? Il a craint, lui, qu'une voix libre ne sortît des tourments de l'agonie et ne lui dît ce qu'il ne voulait pas ouïr. Il avait la conscience des horreurs sans nombre que nul, hormis à l'heure suprême, n'oserait lui reprocher. Comme on ne trouvait pas d'éponges, il commanda de déchirer les vêtements de ces infortunés, et de leur remplir la bouche avec ces lambeaux Quelle barbarie est-ce là? Permets-leur donc de rendre le dernier soupir : donne passage à cette âme qui va s'échapper : qu'elle puisse s'exhaler autrement que par les blessures.

XX. Ne nous arrêtons pas à dire que les pères furent la même nuit que les fils, égorgés à domicile par des centurions qu'il leur dépêcha, homme compatissant, pour qu'ils n'aient point à porter le deuil.

Ce n'est pas la férocité d'un Caligula, ce sont les maux de la colère que je me suis proposé de décrire, de la colère, qui ne frappe pas tel ou tel homme seulement, mais déchire des nations entières, s'attaque à des villes, à des fleuves, à des objets qui ne peuvent sentir la douleur. Un roi de Perse fit couper le nez à tout un peuple de Syrie ; de là le nom de Rhinocolure qui fut donné à la contrée. Il n'a pas coupé les têtes : appelles-tu cela de l'indulgence? C'est un nouveau genre de supplice dont il s'est égayé.

Quelque chose de pareil menaçait ces peuples d'Ethiopie que leur longévité a fait nommer Macrobiens. Au lieu de tendre humblement les mains aux fers de Cambyse, ils avaient répondu à ses envoyés avec une liberté que les rois appellent insolence. Cambyse en frémissait de rage; et, sans provisions de bouche, sans avoir fait reconnaître les passages, il traînait sur un sol aride et sans chemins tout ce qu'il avait de monde propre à faire campagne. Dès la première marche plus de vivres, nulle ressource dans ces contrées stériles, incultes, que les pas de l'homme ne connaissaient point. D'abord on prit, pour combattre la faim, les feuilles les plus tendres et les bourgeons des arbres, et le cuir ramolli au feu, et tout ce que la nécessité put convertir en aliment; puis, lorsqu'au milieu des sables, tout, jusqu'aux racines et aux herbes, vint à manquer, et qu'apparut le désert vide même de tout être vivant, il fallut se décimer, et l'on eut une pâture plus horrible que la faim. Mais la colère poussait encore ce roi en avant, quoiqu'une partie de son armée fût perdue, une partie mangée, tant qu'à la fin, craignant d'être à son tour appelé à la commune chance, il donna le signal de la retraite. Et l'on réservait pour sa bouche les oiseaux les plus délicats, et l'attirail de ses cuisines était porté sur des chameaux, pendant que ses soldats demandaient au sort à qui échoirait une mort misérable ou une vie pire encore.

XXI. Cambyse déploya sa colère contre une nation inconnue de lui, innocente, qui toutefois pouvait sentir ses coups; Cyrus s'emporta contre un fleuve. Comme il courait assiéger Babylone, car, à la guerre, l'important est de saisir promptement l'occasion, il tenta de passer à gué le Gynde, alors fortement débordé : entreprise à peine sûre après que l'été s'est fait sentir, et l'a fait tomber au niveau le plus bas. Un des chevaux blancs qui d'ordinaire menaient le char royal fut entraîné par le courant, ce qui courrouça fortement Cyrus. Il jura que ce fleuve, assez hardi pour emporter les coursiers du grand roi, serait réduit au point que des femmes même pourraient le traverser et s'y promener à pied. Il employa là tous ses préparatifs de guerre, et persista dans son œuvre jusqu'à ce que, partagé en cent quatre-vingts canaux, divisés eux-mêmes en trois cent soixante ruisseaux, le fleuve, à force de saignées, laissât son lit entièrement à sec. Ainsi perdit-il et le temps, perte énorme dans les grandes entreprises, et l'ardeur du soldat brisée dans un travail stérile, et l'occasion de prendre au dépourvu l'ennemi, après lui avoir déclaré une guerre qu'il faisait à un fleuve.

XXII. Cette démence (car quel autre terme employer?) a gagné aussi les Romains. Caligula détruisit, près d'Herculanum, une magnifique villa, parce que sa mère y avait été quelque temps détenue. Il ne fit par là que rendre cette disgrâce plus notoire. Tant que la villa fut debout, on passait devant sans la remarquer; aujourd'hui on s'informe pourquoi elle est en ruine.

S'il faut méditer ces exemples pour les fuir, imitons, en revanche, la douceur et la modération d'hommes qui ne manquaient ni de raisons pour se mettre en colère, ni de pouvoir pour se venger. Qu'y avait-il de plus facile pour Antigone que d'envoyer au supplice deux sentinelles qui, accoudées à la tente royale, cédaient à l'attrait si périlleux et si général pourtant de médire du prince? Antigone avait ouï tout ce qu'ils disaient, n'étant séparé des causeurs que par une simple toile. Il l'ébranla doucement et leur dit : « Éloignez-vous un peu ; le roi pourrait vous entendre. » Le même, dans une marche de nuit, entendant quelques-uns de ses soldats le maudire à outrance pour les avoir engagés dans un chemin-fangeux et inextricable, s'approcha des plus embourbés, et lorsque, sans se faire connaître, il les eut aidés à sortir d'embarras : « Maintenant, leur dit-il, maudissez Antigone, qui vous a jetés par sa faute dans ce mauvais pas ; mais remerciez-le aussi de vous avoir tirés du bourbier. »

Il supportait avec autant de douceur les sarcasmes de ses ennemis que ceux de ses sujets. Au siège de je ne sais quelle bicoque, les Grecs qui la défendaient, se fiant sur la force de la place, bravaient les assaillants, faisaient mille plaisanteries sur la laideur d'Antigone, et riaient tantôt de sa petite taille, tantôt de son nez épaté. « Bon! dit-il, je puis espérer, puisque j'ai Silène dans mon camp. » Quand il eut réduit ces railleurs par la famine, ceux des captifs qui étaient propres au service furent répartis dans ses cohortes et le reste vendu à l'encan, ce qu'il n'eût même pas fait, assura-t-il, si pour leur bien il n'eût fallu un maître à de si mauvaises langues. Le petit-fils de ce roi fut Alexandre,[25] qui lançait sa pique contre ses convives, qui de ses deux amis cités tout à l'heure livra l'un à la fureur d'un lion et fut pour l'autre une bête féroce. Et de ces deux hommes, celui qu'il jeta au lion survécut.

XXIII. Alexandre ne tenait cet affreux penchant ni de son aïeul, ni même de son père. Car si Philippe eut quelque vertu, ce fut, entre autres, la patience à souffrir les injures, grand moyen politique pour maintenir un État. Démocharès, surnommé Parrhésiaste pour l'extrême impertinence de son langage, lui avait été député avec d'autres citoyens d'Athènes. Après avoir entendu l'ambassade avec bienveillance, le prince demanda ce qu'il pouvait faire qui fût agréable aux Athéniens : « Te pendre, » répliqua Démocharès. L'indignation des assistants se soulève à cette brutale réponse; mais Philippe fait cesser les murmures et congédie ce Thersite sans lui faire le moindre mal : « Pour vous, dit-il aux autres députés, allez dire aux Athéniens que ceux qui parlent de la sorte sont bien plus intraitables que celui qui les entend sans les punir. »

Le divin Auguste a montré aussi, par beaucoup d'actes et de paroles mémorables, que la colère n'avait pas d'empire sur lui. L'historien Timagène[26] s'était permis sur l'empereur, sur l'impératrice et sur toute leur maison certains mots qui ne furent point perdus, car un trait piquant circule et vole de bouche en bouche d'autant plus vite qu'il est plus hardi. Souvent Auguste l'avertit de modérer sa langue; comme il persistait, le palais lui fut interdit. Depuis, Timagène vieillit commensal d'Asinius Pollion ; et toute la ville se l'arrachait. L'exclusion du palais impérial ne lui ferma aucune autre porte. Plus tard il lût publiquement et brûla ses histoires manuscrites, sans faire grâce à son journal de la vie d'Auguste. Il se déclara l'ennemi de l'empereur; nul ne redouta son amitié, nul ne vit en lui une victime frappée de la foudre et qu'il faut fuir : il y eut des bras qui s'ouvrirent pour cet homme tombant de si haut. César, je le répète, souffrit tout cela patiemment, sans même s'émouvoir de cet attentat à sa gloire et aux faits de son règne. Jamais il ne fit de reproches à l'hôte de son ennemi; seulement il lui dit une fois : « Tu nourris un serpent. » Puis, comme celui-ci voulait s'excuser, il l'interrompit : « Que je ne gêne pas tes jouissances, mon cher Pollion, que je ne les gêne pas. » Et comme Pollion offrait, au premier ordre de César, de fermer sa maison à Timagène : « Crois-tu que je puisse le vouloir, reprit Auguste, moi qui vous ai réconciliés? » En effet, Pollion avait été quelque temps brouillé avec Timagène, et son seul motif pour le revoir fut que César ne le voyait plus.

XXIV. Que chacun donc se dise, toutes les fois qu'on l'offense : « Suis-je plus puissant que Philippe? on l'a pourtant outragé impunément. Ai-je plus d'autorité dans ma maison que le divin Auguste n'en avait sur le monde entier, Auguste qui se contenta de rompre avec son offenseur? Pourquoi ferais-je expier à mon esclave par le fouet ou les fers une réponse faite d'un ton trop haut, un air de mutinerie, un murmure qui n'arrive pas jusqu'à moi? Qui suis-je, pour que choquer mon oreille soit un crime? Une foule d'hommes ont pardonné à leurs ennemis; moi, je né ferais pas grâce à un serviteur indolent, dis trait ou causeur? » Que l'enfant ait pour excuse son âge ; la femme, son sexe; l'étranger, son indépendance ; le domestique, ses rapports familiers avec nous. Est-ce la première fois que tel te mécontente? songe que de fois il fa satisfait. T'a-t-il souvent et en d'autres cas offensé? souffre encore ce que tu souffris si longtemps. Est-ce ton ami? il l'a fait sans le vouloir. Ton ennemi? c'était son rôle. Cédons à plus sage que nous, pardonnons à qui l'est trop peu; pour tous enfin, disons-nous bien que les plus parfaits mortels ne laissent pas de faillir souvent ; qu'il n'est point de circonspection si mesurée qui par fois ne s'oublie ; point de tête si mûre, de personne si grave que l'occasion ne pousse à quelque vivacité; point d'homme si peu porté à l'offense qui n'y tombe, en voulant l'éviter.

XXV. Si l'homme obscur se console dans ses maux à l'aspect de la chancelante fortune des grands ; si dans sa cabane celui-là pleure un fils avec moins d'amertume qui voit sortir de chez les rois mêmes des funérailles prématurées, ainsi devra souffrir avec plus de résignation quelques offenses, quelques mépris, quiconque se représentera qu'il n'est point de si haute puissance que l'injure ne vienne assaillir. Et puisque la sagesse aussi peut faillir, quelle erreur n'a son excuse? Rappelons-nous combien notre jeunesse eut à se reprocher de devoirs mal remplis, de paroles peu retenues, d'excès de vin. Cet homme est en colère? donnons-lui le temps de reconnaître ce qu'il a fait, il se corrigera lui-même ; qu'il soit enfin notre redevable,[27] qu'est-il besoin de régler nos comptes avec lui? Incontestablement il s'est détaché de la foule et élevé dans une sphère à part, l'homme qui répond aux attaques par le dédain : le propre de la vraie grandeur est de ne pas se sentir frappé. Ainsi aux aboiements de la meute le lion tourne lentement la tête ; ainsi un immense rocher brave les assauts de la vague impuissante. Qui ne s'irrite point demeure inébranlable à l'injure ; qui s'irrite n'a plus son assiette. Mais celui que je viens de placer plus haut que toutes les atteintes embrasse comme d'une étreinte invincible le souverain bien; il répond et à l'homme et à la Fortune même : « Quoi que tu fasses, tu sièges trop bas pour troubler la sérénité de mon ciel; la raison s'y oppose, et je lui ai livré la conduite de ma vie; la colère me nuirait plus que l'injure, oui, plus que l'injure : je sais jusqu'où va l'une; où m'entraînerait l'autre, je ne le sais pas. »

XXVI. « Je ne puis, dis-tu, m'y résigner : souffrir une injure est trop pénible. » Mensonge que cela : qui donc ne peut souffrir l'injure, s'il souffre le joug de la colère? Ajoute qu'en agissant ainsi, tu supportes l'une et l'autre. Pourquoi tolères-tu les emportements d'un malade, et les propos d'un frénétique, et les coups d'un enfant? C'est, n'est-ce pas, qu'ils te paraissent ne savoir ce qu'ils font.[28] Qu'importe quelle misère morale nous aveugle? L'aveuglement commun est l'excuse de tous. — Quoi! l'offenseur sera impuni? — Non; quand tu le voudrais, il ne le sera pas. Car la plus grande, punition du mal, c'est de l'avoir fait; et la plus rigoureuse vengeance, c'est d'être livré au supplice du repentir.[29] Enfin il faut avoir égard à la condition des choses d'ici-bas pour en jugera tous les accidents avec équité; et ce serait juger bien mal que de reprocher aux individus les torts de l'espèce. Un teint noir ne singularise point l'homme en Ethiopie, non plus qu'une chevelure rousse et rassemblée en tresse ne messied au guerrier germain.[30] Tu ne trouveras étrange ou inconvenant chez personne ce qui est le cachet de sa race. Chacun des exemples que je cite n'a pour lui que l'habitude d'une contrée, d'un coin de la terre ; vois donc combien il est plus juste encore de faire grâce à des imperfections qui sont celles de l'humanité. Nous sommes tous inconsidérés et imprévoyants, tous irrésolus, portés à la plainte, ambitieux. Pourquoi déguiser sous des termes adoucis la plaie universelle? nous sommes tous méchants. Oui, quoi qu'on blâme chez autrui, chacun le retrouve en son propre cœur.[31] Pourquoi noter la pâleur de l'un, la maigreur de l'autre? la peste est chez tous. Soyons donc entre nous plus tolérants : méchants, nous vivons parmi nos pareils. Une seule chose peut nous rendre la paix : c'est un traité d'indulgence mutuelle. Cet homme m'a offensé, et ma revanche est encore à venir ; mais un autre peut-être l'a été par toi, ou le sera un jour.

XXVII. Ne te juge pas sur l'heure présente, sur le jour actuel : interroge l'état habituel de ton âme; quand tu n'aurais point commis le mal, tu peux le commettre. Combien il vaut mieux guérir la plaie de l'injure que de s'en venger! La vengeance absorbe beaucoup de temps et nous expose à une foule d'offenses pour une seule qui nous pèse.[32] La colère dure chez tous bien plus longtemps que l'injure ; n'est-il pas mille fois préférable de quitter le champ des disputés et de ne pas déchaîner vices contre vices? Te semblerait-il sain d'esprit, celui qui rendrait à la mule un coup de pied, au chien un coup de dent? « La brute, dis-tu, n'a pas la conscience de ce qui est mal. » Mais d'abord, quelle injustice qu'auprès de toi le titre d'homme soit un obstacle au pardon! Ensuite, si tout ce qui n'est pas l'homme est sauvé de ta colère, grâce au manque de raison, mets donc sur la même ligne tout homme en qui la raison manque. Car qu'importe qu'il diffère d'ailleurs de la brute, si l'excuse de la brute dans tous les torts qu'elle cause est aussi la sienne, l'absence de discernement? Il a fait une faute? est-ce bien la première? sera-ce la dernière? Ne le crois pas quand il aurait dit : « Je n'y retomberai plus. » Il blessera encore et un autre le blessera et la vie entière tournera dans un cercle de fautes. Soyons doux arec les êtres qui le sont le moins.

Ce que l'on dit à la douleur peut très efficacement se dire à la colère : Cessera-t-elle un jour, ou jamais? Si elle doit cesser, n'aimeras-tu pas mieux la quitter, que d'attendre qu'elle te quitte? Si la même préoccupation doit durer sans fin, vois à quelle guerre sans trêve tu te condamnes! Quel état que celui d'un cœur incessamment gonflé de fiel![33]

XXVIII. Et puis, à moins de bien attiser soi-même sa colère, de renouveler sans cesse les éléments qui la ravivent, d'elle-même elle se dissipera et chaque jour lui enlèvera de sa force. Ne vaut-il pas mieux qu'elle soit vaincue par toi que par elle-même? Ta colère s'attaque à tel homme, puis à tel autre ; de tes esclaves elle retombe sur tes affranchis, de tes parents sur tes enfants, de tes connaissances sur des inconnus, car les motifs surabondent partout où le cœur n'intercède pas. La passion te précipitera d'ici là, de là plus loin, et, de nouveaux stimulants s'offrant à chaque pas, ce sera une rage continue. Eh! malheureux, quand donc aimeras-tu? 0 que de beaux jours perdus à mal faire! Qu'il serait plus doux, dès à présent, de s'attacher des amis, d'apaiser ses ennemis, de servir l'État, de tourner ses soins vers ses affaires domestiques, au lieu d'épier péniblement ce que tu peux faire de mal à ton semblable, comment tu le blesseras dans sa dignité, son patrimoine ou sa personne, victoires que tu n'obtiendras point sans lutte ni péril, l'adversaire te fût-il inférieur en force?[34] Te le livrât-on garrotté et voué à tous les supplices qu'il te plairait de lui infliger, souvent le lutteur qui frappe trop violemment se désarticule le bras, ou sent l'un de ses muscles fixé à la mâchoire qu'il a brisée. Combien la colère a fait de manchots et d'infirmes, lors même qu'elle ne trouvait qu'une matière passive! D'ailleurs il n'est rien de si faible par nature qu'on puisse l'écraser sans risque : parfois l'extrême douleur ou le hasard rend le plus faible égal au plus fort. Et puis, presque tous les sujets qui nous fâchent ne sont-ils pas plutôt des contrariétés que des torts réels? Il y a loin pourtant entre faire obstacle à ma volonté et ne pas la servir, entre me dépouiller et ne pas me donner. Et nous mettons sur la même ligne un vol ou un refus, une espérance détruite pu ajournée ; qu'on agisse contre nous ou pour soi, par amour pour un tiers ou par haine contre nous! Pourtant certaines personnes ont pour s'opposer à nous des motifs, non seulement légitimes, mais honorables. C'est un père qu'ils défendent, un frère, un oncle, un ami : eh bien, nous ne leur pardonnons pas de faire ce que nous les blâmerions de n'avoir pas fait; bien plus, ce qui passe toute croyance, souvent nous applaudissons à l'acte, et nous blâmons l'auteur.

XXIX.Tel n'est point certes l'homme généreux et juste : il admire chez ses ennemis ceux qui furent les plus braves[35] et les plus dévoués pour le salut et la liberté de leur pays ; il demande au ciel des guerriers, des concitoyens qui leur ressemblent. Il est honteux de haïr qui l'on estime, et cent fois plus honteux de le haïr pour cela même qui lui mériterait la pitié, si, captif par exemple, et brusquement plongé dans la servitude, il garde quelque reste de son indépendance, et ne court pas assez prestement à de vils et pénibles offices; si, alourdi par son loisir passé, il n'égale pas à la course le cheval ou le char du maître ; si, fatigué de veilles continues, il succombe au sommeil ; s'il répugne aux travaux rustiques, ou les aborde avec peu de courage, lui qui passe du service de la ville et de ses fêtes à un si dur labeur. Distinguons si c'est la force ou le vouloir qui manquent : nous absoudrons souvent, si nous jugeons avant de nous fâcher. Mais non; c'est le premier élan qu'on suit : puis, malgré la puérilité de son emportement, on persiste, on ne veut pas sembler avoir pris feu sans cause, et, pour comble d'iniquité, la colère nous rend d'autant plus obstinés qu'elle est plus injuste. On la maintient, on l'exalte encore, comme si chez elle violence était preuve de justice. Qu'il est bien plus noble d'apprécier tout le vide, toute l'insignifiance de ses prétextes! Ce que tu vois se produire chez la brute, tu le surprendras chez l'homme : un fantôme, un rien nous bouleverse.

XXX.   La couleur rouge irrite le taureau ; l'aspic se dresse à la vue d'une ombre ; une étoffe blanche provoque la rage des ours et des lions. Tout être farouche et irascible par nature se trouble aux plus vaines apparences. Voilà ce qui arrive aux esprits inquiets et peu éclairés : ils se frappent de choses imaginaires, à tel point que parfois ils taxent d'injures de modiques bienfaits ; et telle est la source la plus féconde ou du moins la plus amère de nos rancunes. Oui, l'on en veut aux gens qu'on chérit le plus, s'ils ont moins fait pour nous que nous ne l'avions espéré, moins qu'ils n'ont fait pour d'autres, tandis que dans les deux cas le remède est bien simple : il a plus accordé à un autre? jouis de ton lot sans faire de comparaison ; il ne sera jamais heureux, celui que torture la vue d'un plus heureux que lui. J'ai moins que je n'attendais? mais peut-être attendais-je plus que je ne devais. Voilà recueil qu'il faut surtout craindre : de là naissent des haines mortelles et capables des plus sacrilèges attentats. Le divin Jules fut assassiné bien moins par des ennemis que par des amis, dont il n'avait point rassasié les prétentions irrassasiables. Il l'eût voulu sans doute ; car jamais homme n'usa plus libéralement de la victoire, dont il ne s'attribua rien que le droit d'en dispenser les fruits. Mais comment suffire à des exigences si démesurées, quand tous voulaient avoir tout ce qu'un seul pouvait posséder? Voilà pourquoi César vit brandir autour de sa chaise curule les poignards de ses compagnons d'armes, de Tullius Cimber, naguère son plus forcené partisan, et de tant d'autres, qui avaient attendu la mort de Pompée pour se faire Pompéiens.

XXXI. La même cause fit tourner contre des rois les armes de leurs satellites, elle poussa leurs plus fidèles amis à comploter la mort de ceux pour lesquels et avant lesquels ils avaient fait vœu de mourir.

Nul n'est content de sa fortune quand il regarde celle d'autrui.[36] De là notre colère contre les dieux mêmes, parce qu'un autre nous devance; nous oublions combien sont derrière nous, pour envier à quelques-uns la masse d'envieux qui les presse et marche à leur suite.[37] Telle est pourtant notre importune avidité : en vain aurons-nous beaucoup reçu, on nous a fait tort de ce que nous pouvions recevoir au delà. « Il m'a donné la préture ; mais j'espérais le consulat. Il m'a donné les douze faisceaux; mais il ne m'a pas fait consul ordinaire.[38] Il a bien voulu que l'année fût datée de mon nom ; mais il ne m'appuie pas pour le sacerdoce. Il m'a agrégé au pontificat ; mais pourquoi dans un seul collège? Rien ne manque à mes dignités, mais en quoi a-t-il grossi ma fortune? Il m'a donné ce qu'il fallait bien qu'il donnât à quelqu'un : il n'y a rien mis du sien. » Remercie plutôt de ce que tu as obtenu ; attends le reste, et réjouis-toi de n'être pas encore comblé. C'est un plaisir encore de voir qu'il nous reste à espérer. Tu as vaincu tous tes rivaux? sois heureux d'avoir la première place dans le cœur de ton ami. Beaucoup te surpassent-ils? Vois combien plus marchent après toi que devant toi.[39]

XXXII. Ton grand tort, veux-tu le savoir? c'est d'établir des comptes inexacts, de priser trop haut ce que tu donnes, trop bas ce que tu reçois.

Divers motifs, selon les personnes, doivent nous détourner de la colère ; ici ce sera la crainte, là le respect, ailleurs le dédain. Le bel exploit, n'est-ce pas, de faire jeter au cachot un malheureux esclave! Pourquoi cette hâte de le frapper sur l'heure, de lui rompre tout d'abord les jambes? Perdrons-nous donc ce droit fatal pour un peu de délai? Laissons venir l'heure où ce soit nous qui donnions nos ordres : à présent la colère commande et nous fait parler: qu'elle se dissipe, et nous verrons à proportionner la peine au délit. Car c'est en quoi surtout on s'égare : on recourt au glaive, aux derniers supplices; on punit des fers, du cachot, de la faim, ce qui n'eût mérité qu'une correction légère. « Comment! vas-tu dire, veux-tu que nous considérions tout ce qui nous blesse visiblement comme des bagatelles, des misères, des puérilités? » Pour moi, ce que j'ai de mieux à te conseiller, c'est d'élever ton âme à une hauteur d'où tu verras dans toute leur petitesse, dans toute leur abjection ces faux biens, objets pour nous de tant de procès, de tant de courses, de tant de sueurs, et qui, pour quiconque a dans la pensée quelque grandeur et quelque noblesse, ne valent pas un regard.

C'est autour de l'argent que s'élèvent les plus fortes clameurs; c'est l'argent qui fatigue nos forums, qui met aux prises les fils avec les pères, qui prépare les poisons, qui confie les glaives aux sicaires tout comme aux légions. Il est souillé de notre sang; il remplit les nuits conjugales de bruyantes querelles, il envoie la foule assiéger les tribunaux des magistrats; et si les rois massacrent et pillent, s'ils renversent des villes édifiées par le long travail des siècles, c'est pour aller chercher l'or et l'argent dans leurs cendres fumantes.

XXXIII. Jetons, je le veux bien, un coup d'œil sur l'obscur recoin où gisent ces trésors. Voilà la cause de ces cris de fureur, de ces yeux sortant de leurs orbites, de ces hurlements de la chicane dans nos palais judiciaires, où des magistrats, évoqués de si loin, s'en viennent décider, entre deux cupidités, laquelle est plus fondée en droit. Et quand, non pas pour un trésor, mais pour une poignée de menu cuivre, pour un denier que réclame un esclave, ce vieillard qui va mourir sans héritier s'époumone de colère! Et quand, pour moins d'un millième pour cent, cet usurier infirme, aux pieds distordus par la goutté qui ne lui a pas laissé de mains pour prêter serment, s'en va criant et poursuivant par mandataires, au fort même d'un accès, la rentrée de ses as!

En vain tu m'étalerais frappée en monnaie toute cette masse de métaux qu'on tire incessamment des mines,[40] et tu produirais au jour tout ce qu'enfouit de trésors l'avarice qui rend à la terre ce qu'elle lui a mal à propos ravi, cet énorme entassement ne serait pas digne à mes yeux de faire sourciller le sage. Combien on devrait se rire de ce qui nous tire tant de larmes!

XXXIV. Voyons maintenant : parcours les autres causes de colère, le manger, le boire, et jusque dans ces choses des riva lités d'ambition, les recherches du costume, les mots piquants, les insultes, les attitudes peu respectueuses, les soupçons, l'in docilité d'une bête de somme, la paresse d'un esclave, l'interprétation maligne des propos d'autrui, qui ferait juger la parole comme un présent funeste de la nature. Crois-moi, ce sont choses légères qui nous fâchent si grièvement : les luttes et les querelles d'enfants n'ont pas de motifs plus frivoles. Dans tout ce que nous faisons avec une si triste gravité, rien de sérieux, rien de grand. Votre colère, encore une fois, votre folie vient de ce que vous faites trop grand cas de petites choses. « Tel a voulu m'enlever un héritage ; tel qui m'avait longtemps capté par l'espoir de son testament s'est fait mon accusateur ; tel a voulu séduire ma concubine. » Ce qui devait être un nœud d'amitié ; la communauté de vouloir, devient un ferment de discorde et de haine:

XXXV. Un chemin étroit est une cause de rixes entre les passants ; dans une voie large et spacieuse toute une population circule sans se heurter. Les objets de vos convoitises, par leur exiguïté et parce qu'ils ne peuvent passer à l'un sans être ôtés à l'autre, excitent de même, chez tant de prétendants, et des combats et des disputes! Tu t'indignes qu'un esclave, qu'un affranchi, que ta femme, que ton client aient osé te répondre ; puis tu vas te plaindre qu'il n'y a plus de liberté dans l'État, toi qui l'as bannie de chez toi! Qu'on ne réponde pas à tes questions, on est traité de rebelle. Ah! qu'ils aient le droit de parler, et de se taire et de rire! —Devant le maître? dis-tu; — Non, devant le père de famille.[41] Pourquoi ces cris, ces vociférations, ces fouets que tu demandes au milieu du repas? Parce que tes esclaves ont parlé, parce que dans cette salle aussi pleine qu'un forum ne règne pas le silence d'un désert? Ton oreille n'est-elle faite que pour entendre de molles harmonies de chants et des accords de sons mélodieusement filés? Sois prêt à entendre le rire comme les pleurs, les compliments et les reproches, les bonnes et les fâcheuses nouvelles, la voix humaine aussi bien que les cris des animaux et les aboiements. Quelle misère de tressaillir au cri d'un esclave, au bruit d'une sonnette, d'une porte où l'on frappe! Délicat comme tu l'es, il te faudra bien supporter les éclats du tonnerre.

Ce que je dis des oreilles, tu peux le rapporter aux yeux, non moins irritables ni moins dédaigneux, quand on les a mal disciplinés. Ils sont blessés d'une tache, d'un grain de poussière, d'une pièce d'argenterie qui n'est pas assez brillante, d'un métal qui ne reluit pas au soleil. Et ces mêmes yeux qui ne peuvent souffrir que des marbres à nuances variées et fraîchement polis, que des tables tachetées de mille veines, qui ne veulent chez nous que tapis de pied brodés d'or, se résignent très bien à voir au dehors des ruelles raboteuses et inondées de boue, des passants la plupart salement vêtus, des murs de mai sons rongés par le temps, croulants, inégaux.

XXXVI. Quelle est la cause qui fait qu'on ne s'offense pas en public de ce qui choque au logis? L'imagination seule, au dehors calme et patiente, chez nous morose et grondeuse. Il faut apprendre à tous nos sens à se raffermir : la nature les a faits patients; c'est à l'âme à ne les plus corrompre,[42] et il faut, tous les jours l'appeler à rendre compte. Ainsi faisait Sextius.[43] La journée terminée, retiré dans sa chambre pour le repos de la nuit, il interrogeait son âme : « De quel défaut t’es-tu guérie, aujourd'hui? Quel vice as-tu combattu? En quoi es-tu devenue meilleure? » La colère cessera ou se modérera,[44] si elle sait que chaque jour elle doit paraître devant son juge. Quoi de plus beau que cette habitude de faire l'enquête de toute sa journée! Quel sommeil que celui qui succède à cet examen de conscience! Qu'il est calme, profond et libre, lorsque l'âme a reçu sa portion d'éloge ou de blâme, et que, surveillante d'elle-même, elle a, comme un censeur secret, informé sur sa propre conduite! J'exerce cette magistrature et me cite chaque jour à mon tribunal; quand la lumière a disparu de ma chambre et que ma femme, qui sait mon usage, respecte mon silence par le sien, je fais à part moi l'inspection de toute ma journée et reviens pour les peser sur mes actes et mes paroles. Je ne me déguise rien, je n'omets rien. Quelle est celle de mes fautes que je craindrais d'envisager, quand je puis dire : « Tâche de ne plus faire cela; pour le présent, je te pardonne. Dans telle discussion tu as mis trop d'âpreté : ne va plus désormais te commettre avec l'ignorance ; ils ne veulent point apprendre, ceux qui n'ont jamais appris. Tu as donné tel avertissement plus librement qu'il ne convenait, et tu n'as pas corrigé, mais choqué : songe moins une autre fois si ce que tu dis est vrai, que si l'homme à qui tu le dis souffre la vérité. »

XXXVII. L'homme de bien aime qu'on le reprenne ; les plus méchants sont ceux que la censure effarouche le plus. Quelques saillies dans un festin, quelques traits lancés pour te piquer au vif ont-ils porté coup? souviens-toi d'éviter ces repas où se trouvent des gens de toute espèce : la licence est plus effrénée après le vin; il ôte toute retenue, même aux plus sobres. Tu as vu ton ami s'indigner contre le portier de quelque avocat ou de quelque riche, pour n'avoir pas été reçu; et toi-même as pris feu pour lui contre le dernier des esclaves. Te fâcherais-tu donc contre un dogue enchaîné dans sa loge? Encore, quand il a bien aboyé, s'apaise-t-il au morceau qu'on lui jette. Passe au large, et ne fais qu'en rire. Ce misérable se croit quelque chose parce qu'il garde un seuil qu'assiège la foule des plaideurs; et l'homme qui repose au dedans, son heureux et fortuné maître, regarde comme l'enseigne de la richesse et de la puissance d'avoir une porte difficile à franchir; il oublie que celle d'une prison l'est bien plus. Attends-toi à des contrariétés sans nombre qu'il faut essuyer. Est-on surpris d'avoir froid en hiver, d'éprouver en mer des nausées, sur un chemin des cahots? L'âme est forte contre les disgrâces quand elle y arrive préparée. Placé à table en un lieu trop modeste, te voilà outré contre l'hôte, contre l'esclave qui fait l'appel des convives, et contre le préféré. Insensé! que t'importe quelle partie du lit ton corps va fouler? ton plus ou moins de mérite dépend-il d'un coussin? Tu as vu de mauvais œil quelqu'un qui avait mal parlé de ton esprit. C'est ta loi : l'accepterais-tu? A ce compte Ennius, dont tu n'es point. charmé, devrait te haïr, et Hortensius se déclarer ton ennemi, et Cicéron t'en vouloir, si tu te moquais de ses vers.

XXXVIII. Es-tu candidat? sois assez juste pour ne pas te plaindre des suffrages. On t'a fait un outrage : t'a-t-on fait pis qu'à Diogène, philosophe stoïcien? Au moment même où il dissertait sur la colère, un jeune insolent cracha sur lui; il reçut cet affront avec la douceur d'un sage et dit : « Je ne me fâche pas ; je suis toutefois en doute si je dois me fâcher. » Notre Caton répondit mieux : un jour qu'il plaidait, Lentulus,[45] de violente et factieuse mémoire, lui cracha au milieu du front de la manière la plus dégoûtante ; Caton s'essuya en disant : « Je suis prêt à témoigner qu'ils se trompent bien, ceux qui prétendent que tu ne saurais[46] cracher une injure. »

XXXIX. J'aurai bien rempli une portion de ma tâche, Novatus; j'aurai pacifié l'âme, si je lui ai appris à ne pas sentir la colère, ou à s'y montrer supérieure. Passons aux moyens d'adoucir ce vice chez les autres ; car nous ne voulons pas seulement être guéris, mais guérir. Nous n'aurons garde de vouloir calmer par des discours ses premiers transports toujours aveugles et privés de sens ; donnons-lui du temps; les remèdes ne servent que dans l'intervalle des accès. Nous ne toucherons pas à l'œil au fort de la fluxion (l'inflammation deviendrait plus intense), ni aux autres maux dans les moments de crise. Les affections naissantes se traitent par le repos, s L'insignifiant remède que le tien! vas-tu dire ; il apaise le mal quand le mal cesse de lui-même! » D'abord il le fait cesser plus vite ; ensuite il prévient les rechutes ; et cette violence même qu'on n'oserait tenter de calmer, on la trompe. On éloigne tous les instruments de vengeance; on feint soi-même la colère, afin qu'en apparence auxiliaire et associé à ses ressentiments on ait plus de crédit dans ses conseils; on imagine des retards; sous prétexte de les vouloir plus fortes, on diffère les représailles qui sont sous la main; on épuise tout pour donner quelque relâche à la fureur. Si sa véhémence est trop grande, on la fera reculer sous l'impression de la honte ou de la crainte ; moins vive, on l'amusera de propos agréables ou de nouvelles, on la distraira par la curiosité. Un médecin, dit-on, ayant à guérir la fille d'un roi, et ne le pouvant sans employer le fer, glissa une lancette sous l’éponge dont il pressait légèrement la mamelle gonflée. La jeune fille se fût refusée à l'incision, s'il n'en eût masqué les approches ; la douleur était la même : mais Imprévue, elle fut mieux supportée.

XL. Il est des maux qu'il faut tromper pour les guérir?[47] Tu diras à tel homme : « Prends garde que ton courroux ne fasse jouir tes ennemis. » A tel autre : « Ce renom de magnanimité, de force d'âme que presque tous te donnent, tu risques de le perdre. Je m'indigne certes comme toi, et mon ressentiment né connaît pas de bornes ; mais il faut attendre le moment : tu seras vengé. Concentre bien tes déplaisirs; quand tu seras en mesure, tu feras payer aussi l'arriéré. »

Mais gourmander la colère et la heurter de front, c'est l'exaspérer. Il faut la prendre par mille biais et par la douceur, à moins d'être un personnage assez important pour la briser d'autorité, comme fit le divin Auguste, un jour qu'il soupait chez Vedius Pollion. L'un des esclaves avait cassé un vase de cristal. Vedius le fait saisir et le condamne à un genre de mort assez extraordinaire : c'était d'être jeté aux énormes murènes qui peuplaient son vivier. Qui n'eût cru qu'il nourrissait de ces poissons par luxe? c'était par cruauté. Le malheureux s'échappe des mains de ses bourreaux, se réfugie aux pieds de César, et demande pour toute grâce de périr autrement, et que les bêtes ne le mangent point. César s'émut d'une si étrange barbarie : il affranchit l'esclave, fit briser sous ses yeux tous les cristaux et combler le vivier. Le souverain devait ainsi corriger un ami : c'était bien user de sa puissance. « Du sein d'un banquet tu fais traîner à la mort et déchirer des hommes par des supplices d'un genre inouï! Pour un vase brisé, les entrailles d'un homme seront mises en pièces i Tu auras l'audace d'ordonner une exécution aux lieux où est César![48] »

XLI. Es-tu assez puissant pour foudroyer la colère du haut de ta supériorité? Traite-la sans pitié, mais seulement quand elle est, comme je viens de la montrer, féroce, impitoyable, sanguinaire : elle est alors incurable, si elle ne craint plus puissant qu'elle....

Donnons la paix à notre âme ; or ce qui la lui donne c'est la constante méditation des préceptes de la sagesse, et la pratique du bien, et la pensée vouée tout entière à l'unique passion de l'honnête! C'est à nos consciences qu'il faut satisfaire, sans travailler en rien pour la renommée : acceptons-la, fût-elle mauvaise, pourvu que nous la méritions bonne. « Mais la foule admire tout acte énergique, et l'audace est en honneur : le calme passe pour apathie. » Au premier aspect peut-être; mais dès qu'une vie toujours égale a prouvé que ce n'est pas indolence, mais paix de l'âme, ce même peuple vous rend son estime et sa vénération.

Elle n'a donc rien d'utile en soi, cette passion, cette farouche ennemie : qu'apporte-t-elle au contraire? tous les fléaux, le fer, les feux; foulant aux pieds toute pudeur, elle a souillé ses mains de carnage, dispersé les membres de ses enfants. Il n'est rien que respectent ses attentats; sans souci de la gloire, sans crainte de l'infamie, inguérissable dès qu'elle s'est endurcie jusqu'à la haine.

XLII. Préservons-nous d'un tel poison, purgeons-en notre âme, extirpons jusqu'aux racines de vices qui, si faibles qu'ils soient, sur quelque point qu'ils percent, renaîtraient toujours; et n'essayons pas de tempérer la colère : bannissons-la tout à fait; car de quel tempérament une chose mauvaise est-elle capable? Or nous réussirons, pourvu que nous fassions effort. Et rien n'y aidera mieux que la pensée que nous sommes mortels.[49] Que chacun se dise, comme il le dirait à tout autres « Que sert d'assigner à tes rancunes une éternité qui ne t'appartient pas et de dissiper ainsi ta courte existence?[50] Ces jours que tu peux dépenser en honnêtes distractions, que sert de, les faire tourner aux souffrances et au désespoir d'autrui? » Ils n'admettent point un tel gaspillage; nul n'en a assez pour en perdre. Pourquoi courir aux combats, appeler sur iious les périls de la lutte? Pourquoi, oublieux de notre faiblesse, vouer d'immenses haines à nos semblables et nous dresser, nous si fragiles, contre leur fragilité?[51] Tout à l'heure ces inimitiés que nourrissent nos cœurs implacables, une fièvre, une maladie quelconque en rompra le cours; tout à l'heure, terrible médiatrice, la mort séparera le couple acharné. A quoi bon ces violents éclats, cette vie de discorde et de trouble? Le destin plane sur nos têtes et nous compte ces heures perdues, et déplus en plus se rapproche. Le jour que tu destines à la fin tragique d'un ennemi, peut-être est voisin de la tienne.

XLIII. Que n'es-tu plutôt avare de ces jours bornés? Fais plutôt qu'ils soient doux et à toi-même et aux autres ; vivant, mérite leur amour, et leurs regrets quand tu ne seras plus. Cet homme agit à ton égard avec trop de hauteur, et tu veux le renverser? — Cet autre t'assaille de ses invectives : tout vil et méprisé qu'il est, il choque, il importune quiconque lui est supérieur, et tu prétends l'effrayer de ta puissance? Ton esclave comme ton maître, ton grand patron comme ton client soulèvent ton courroux ; patiente quelque temps : voici venir la mort qui nous fera tous égaux.

Souvent, dans les matinées de l'amphithéâtre, nous rions, tranquilles spectateurs, au combat d'un ours et d'un taureau enchaînés ensemble, qui, après s'être tourmentés l'un l'autre, tombent sous le bras qui leur garde le dernier coup. Ainsi fait l'homme : chacun harcèle son compagnon de chaîne ; et vainqueur comme vaincu, est pour ce matin même, destiné à périr.[52] Ah! que plutôt le peu de temps qui nous reste s'écoule paisible et inoffensif : que nul ne jette sur notre cadavre un regard de haine! Plus d'une querelle a cessé aux cris d'alerte qu'excitait un incendie voisin ; et l'apparition d'une bête féroce termine la lutte du voyageur et du brigand. On n'a pas le loisir de combattre un moindre mal, en présence d'une terreur plus grande. Qu'avons-nous affaire de combats et d'embûches? Ta colère peut-elle souhaiter à un ennemi rien de plus que la mort? Demeure en paix : il mourra bien sans toi; tu perds ta peine à vouloir faire ce qui arrivera. « Je ne veux pas, dis-tu, précisément le tuer, mais l'exiler, mais le punir dans son honneur ou dans ses biens. » Je t'excuserai plutôt de souhaiter une blessure à ton ennemi qu'une misérable égratignure,[53] ce qui serait d'une âme non seulement méchante, mais petite. Au surplus, que tu lui réserves le dernier supplice ou des peines plus légères, combien peu dureront ses tourments et la joie impie que tu en recueilleras! Notre vie ne s'exhale-t-elle pas à mesure que nous respirons?[54] Tant que nous sommes parmi les humains, sacrifions à l'humanité; ne soyons pour personne un objet de crainte ou de péril: injustices, dommages, apostrophes injurieuses, tracasseries, méprisons tout cela, et soyons assez grands pour souffrir ces désagréments d'un jour. Nous, n'aurons pas regardé derrière nous, et, comme on dit, tourné la tête, que la mort sera là.

 


 

[1] Mensuraque juris vis erat. (Lucain, liv. I.) Jusque datum sceleri. (Id., ibid.) Omnejus in validioribus esse. (Salluste)

[2] Tout ce passage rappelle le tableau animé que fait l'historien Florus des procédés violents des Tarentins envers les ambassadeurs de Rome.

[3] Per ferrum, tanti securus vulneris, exit. (Lucain, I, vers 212.)

[4] « Le mépris fait tomber les injures; qui s'en irrite semble s'y reconnaître. » (Tacite.)

[5] Encore Lucain, neveu et souvent imitateur de Sénèque :

........................ Nubes excedit Olympus,
Pacem summa tenant
.... (Liv. II, vers 271.)

[6] Au lieu de verecundi habuit, qui répète verecundiem mis deux lignes plus haut, je proposerais verendi, même sens plus fortement nuancé.

[7] Plusieurs manusc. in proximo, préférable à in proximos.

[8] Je lis avec J. Lipse et quelques mss., obnixo, plutôt que obnoxio ou auxio.

[9] Voy. De la tranquillité de l’âme, vii.

[10] Je préfère dicax à dives que portent peu de manusc.

[11] Voy. Montaigne, II, 31.

[12] « Archytas, irrité contre la nonchalance de ses valets, ne leur feit austre chose sinon qu'il leur dict en s'en allant : Bien vous prend de ce que je suis courroucé. » (Plutarq. Délais de la justice divine.)

[13] Voy. Massillon : Du pardon des offenses.

[14] Voy. livre II, xxviii ; et Lettre xvii.

[15] Je lis, d'après un manusc. : si nihil egerit... apparebit jam, et non: si nihil erit.... apparebit tamen....

[16] Voir Hérodote. III, xxiv et xxxv.

[17] Le même Hérodote, I, cviii, raconte que le courroux d'Astyage venait de ce que Harpage avait sauvé les jours de Cyrus qu'il avait eu ordre de faire périr à sa naissance, Cyrus, petit-fils d'Astyage. Voir aussi Justin, I, iv.

[18] L'histoire des Persans modernes offre souvent de pareils actes et de pareilles réponses (Voyages de Chardin et Tavernier. Voir aussi l'Histoire d'Edgar, roi d'Angleterre.)

[19] En effet, Harpage se vengea en prenant le parti de Cyrus, qu'il invita à venir détrôner Astyage.

[20] Voy. livre II, 33, et Ovide, Amor. I, Eleg. 2.

[21] Factusque pœna sua monstrum, misericordiam quoque amiserat. Tacite semble s'être souvenu de ce passage en décrivant la mort de Vitellius : Deformitas exitus misericordiam abstulerat.

[22] Neveu du grand Marius. Étant préteur, d'accord avec les tribuns du peuple, il publia seul, à l'insu et contre le gré de ses collègues, un édit qui fixait l'intérêt de l'argent, très arbitraire dans ces temps de troubles. De là la reconnaissance du peuple.

[23] Je lis ingentem au lieu d'ingens. D'autres manusc. : inquies.

[24] L'énergique finale de cette phrase est reproduite par Tacite, Vie d'Agricola, xlv : « Néron du moins détourna les yeux; il commanda des meurtres et ne s'en fit pas un spectacle (le mot n'est pas complètement vrai) ; le plus grand de nos supplices, sous Domitien, était de le voir et d'en être vus. »

[25] Il y a oubli, ou corruption de texte. L'aïeul d'Alexandre était Amyntas.

[26] Voir la lettre xci de Sénèque, et Quintil. X, i. « Prisonnier de guerre, puis cuisinier, de cuisinier porteur de litière, et de là assez heureux pour s'élever jusqu'à l'amitié de l'empereur, il fut si indifférent à l'une et à l'autre fortune, à son présent comme à son passé, que le prince, irrité contre lui pour plusieurs motifs, lui ayant interdit son palais, Timagène brûla, son histoire d'Auguste, comme pour lui refuser, par représailles, l'hommage de son talent. Parleur habile, diseur de bons mots souvent blessants, mais élégamment tournés. » (Sénèque le père, Controvers., xxxiv, trad. inédite.)

[27] Je lis : debeat pœanas, et non dabit que portent Lemaire et quelques manuscrits.

[28] Voir liv. I.

[29] Je laisse à tes remords le soin de ma vengeance.

(La Fosse, tragédie de Manlius. Voir lettre lxxxi, ad finem.

[30] Je lis, avec le manusc. Gronovius : nec... apud Germanos virum dedecet, au lien de : utrumque decet. Juvénal a imité tout ce passage, Sat. XIII.

[31] « J'ai trouvé tout cela dans mon cœur, » disait Massillon à ceux qui s'étonnaient qu'il eût si bien peint les vices de la cour.

[32] A ses propres auteurs la vengeance est fatale.
Elle amène après elle une suite infernale
De remords, de fureurs, dont les tristes effets
Rendent les mieux vengés les plus mal satisfaits.
(Gombauld, tragédie des Danaïdes.)

[33] Tout ce passage semble avoir inspiré Massillon dans son sermon du Pardon des offenses.

[34] Voir Sénèq., Hercul. furens, vers 735 et suiv.

[35] Inque suis amat hoc Cæsar, in hoste probat. (Ovide, Trist.)

C'est le mot de Napoléon : Honneur au courage malheureux!

[36] Aliena nobis, nostra plus aliis placent. (Terent., Phorm., I, iii.)

[37] Je traduis comme s'il y avait : urgentis invidiœ, que je suppose fort être la vraie leçon. Quantum ingentis paraît peu latin et fait pléonasme.

[38] César, et Auguste après lui, avaient institué deux sortes de consuls : les uns ordinaires, élus aux calendes de janvier, donnaient leurs noms à l'année; les autres substitués, étaient créés dans le cours de l'année. (Voir l'Apokolokyntose de Sénèque, ix.)

[39] Voy. Des bienfaits, II, xxvii.

[40] Metallis quæ depromimus. Lemaire donne à tort deprimimus

[41] Voir plus haut, chap. xxiv, et surtout l'admirable lettre xlvii, où Sénèque recommande, comme eût fait un chrétien, la douceur envers les esclaves.

[42] Destinat corrumpere. Desiit est la vraie leçon à mon sens.

[43] Voir les vers dorés de Pythagore. Ainsi faisait Caton le censeur. (Cic., de Senect., xxxvi, et Horace, liv. I, s. iv.) Tout ce passage est ingénieusement imité par Ausone, Idyll. xii, et Ducis, Épître à mon chevet.

[44] Desinet et moderatior erit. Je propose aut.

[45] Probablement Lentulus Sura, consul, puis chassé du sénat à cause de ses vices, préteur depuis, enfin, complice de Catilina, et condamné et incarcéré dans la prison du sénat.

[46] Te negant os habere offre un double sens : bouche, effronterie. J'ai dû rendre la pensée, sinon la lettre.

[47] Un malade obstiné meurt si l'on ne l'abuse.
Les remèdes qu'on craint plaisent après l'effet,
Et quelquefois il faut cacher même un bienfait.
(Laure, tragédie de Rotrou, acte II, sc. ii.)

[48] Le même trait est cité, Traité de la Clémence, I, xviii : « Auguste était en veine de bonté ce jour-là, ce qui ne lui arrivait pas toujours ; car il avait fait crucifier un de ses esclaves pour avoir mis en broche et mangé une caille qui, dans les combats de ces petits animaux, battait toutes les autres et s'était jusqu'alors trouvée invincible. » (Plutarq., Apopht. Rom., x.)

[49] Mortel, ne garde pas une haine immortelle.
(Vers attribué par Aristote à Ménandre.)

[50] L'homme, dans une vie si courte et si remplie de labeurs et de misères, place encore de la colère contre l'homme. » (Eccles., xxviii.)

Pourquoi combattre, et pourquoi conquérir?
La terre est un sépulcre, et la gloire est un rêve
Patience, ô mortels! et remettez le glaive;
Un jour encore tout va mourir.
(Lamartine, Recueillem. poétiq.,
xi.)

[51] Jusques à quand, mortels farouches,
Vivrons-nous de haine et d'aigreur?...
Implacable dans ma colère,
Je m'applaudis de la misère
De mon ennemi terrassé;
Il se relève, je succombe,
Et moi-même à ses pieds je tombe
Frappé du trait que j'ai lancé.
(Pompignan.)

[52] . Je crois voir des forçats dans un cachot funeste,
Se pouvant secourir, l'un sur l'autre acharnés,
Combattre avec les fers dont ils sont enchaînés.

(Voltaire, Disc. en vers.)

[53] Je lis, avec deux manusc. punctiunculam. Leçon vulgaire insulam.

[54] Mon être à chaque souffle exhale un peu de soi ;
Chaque parole emporte un lambeau de ma vie.
(Lamartine, Harmon. xi, liv. IV.)