Commentaire de saint Thomas d'Aquin
Docteur
des docteur de l'Eglise
aux huit livres de la Physique d'Aristote
traduction par Yvan Pelletier 1999, Prologue et livres
1, 2 et 4
PROŒME AU COMMENTAIRE DES PHYSIQUES.
Nous ouvrons l'analyse du
livre des physiques qui est le premier de toute la science de la nature, et
nous devons commencer par déterminer sa matière.
Toute science ayant son
siège dans l'intelligence, on parvient à concevoir une réalité en l'abstrayant
de la matière, et selon les divers rapports que les choses entretiennent avec
elle, elles sont l'objet de différentes sciences. En outre, une science se
construit par la démonstration, dont le nœud est la définition. Par conséquent,
les sciences se différencient également par les diverses façons de définir.
Il faut donc savoir que
certaines réalités dépendent de la matière pour exister et pour être définies.
D'autres ne peuvent exister sans une matière tangible, quoique celle-ci
n'intervienne pas dans leur définition ; elles diffèrent des premières comme le
courbe du camus. Il faut de la matière pour l'existence et la définition du
camus, car c'est la courbure d'un nez. Il en va de même pour toute réalité
naturelle comme l'homme ou la pierre. Mais la courbe, qui ne peut exister sans
matière concrète, s’en dispense dans sa définition, comme tout être
mathématique tel que le nombre, la grandeur ou la figure. Il est enfin des
êtres qui ne dépendent de la matière ni pour exister, ni pour être conçus, soit
qu'ils soient libres de toute matière comme Dieu et les êtres spirituels, soit
qu'ils ne soient pas toujours matériels comme la puissance, l’acte, la
substance et l'être lui-même. Ces derniers sont le sujet de la métaphysique,
les précédents celui des mathématiques et les premiers celui de la science de
la nature ou physique.
Tout ce qui est matériel
est le lieu de mouvements, de sorte que l'être mobile est le sujet de la
philosophie de la nature. Celle-ci porte en effet sur les réalités naturelles
dont le principe est la nature, source intime du mouvement et du repos de
l'être. Seront donc sujet de la science de la nature les êtres qui ont en eux
le principe de leurs mouvements.
Lorsque plusieurs
réalités ont quelque chose en commun, il vaut mieux d'abord traiter de ce
commun pour lui-même, afin de ne pas se répéter dans les différentes études
particulières. De là, la nécessité d'un livre au début de la science de la
nature, qui analyse les traits communs de l'être mobile, de même qu'une
«philosophie première» traitant des caractères communs de l'être en tant que
tel, précède toutes les autres sciences. C'est du livre des «Physiques» dont il
est question. Il est aussi intitulé «Propos sur la Physique» ou «Leçons sur la
Nature», car il est bâti comme un enseignement destiné à des élèves. Son sujet
est l'être capable de mouvement. Je ne dis pas «... Les corps capables de
mouvements», car ce livre démontre que tout être mobile est un corps, alors
qu'aucune science ne prouve son sujet. D'ailleurs, le premier livre du «Traité
du Ciel», qui succède à celui-ci, examine dès le début ce que sont les corps.
Viennent après lui tous
les autres traités de la science de la nature, qui analysent les différentes
espèces d'êtres mobiles : Le «Traité du Ciel» aborde les êtres en déplacement
local, première espèce de mouvement ; le «Traité de la Génération», la
formation des êtres et les transformations communes aux premiers mobiles que
sont les éléments ; le «Traité des Météores», les transformations particulières
de ces éléments ; le «Traité des Minéraux», les substances mobiles inanimées ;
le «Traité de l'Âme» et les suivants, les êtres animés.
Aristote fait précéder
son livre d’un proœme sur la méthode en sciences naturelles : Il faut commencer
par considérer les principes, et d'abord les plus universels d'entre eux. Dans
toute science où se trouve principes, causes ou éléments, la compréhension et
la science débutent avec eux. Comme c'est le cas de la physique, il faut
d'abord étudier ses principes. La compréhension réfère à la définition, et la
science à la démonstration, car toutes deux procèdent des causes, et une
définition complète ne diffère d'une démonstration que par la position de ses
termes.
Par les mots «principes,
causes ou éléments», on n'entend pas signifier la même chose. Cause dit plus
qu'éléments, car ceux-ci sont les ultimes composants intrinsèques des choses.
Les éléments d'une phrase par exemple, sont les lettres et non les syllabes,
alors que la cause est ce dont dépend l'être et le devenir. Contrairement aux
éléments, une cause peut donc être extrinsèque ou même intrinsèque sans être un
composant ultime de la réalité. Principe dit processus ordonné, et quelque
chose peut être principe sans être cause. Le départ par exemple, est le
principe du mouvement ou le point celui de la ligne, sans être cause. C'est
donc en donnant à «principe» le sens de cause motrice qu'on rend le mieux
l'idée de processus ordonné. De même «cause» doit s'entendre des causes
formelle et finale, dont dépendent d'abord l'être et le devenir. Les «éléments»
enfin, sont proprement les causes matérielles primordiales. L'auteur énumère
ces concepts, mais ne les associe pas, pour montrer que toutes les sciences ne
démontrent pas par toutes les causes. Les mathématiques n'utilisent que la
cause formelle, la métaphysique essentiellement les causes formelle et finale,
et parfois la cause efficiente, tandis que la physique se sert des quatre.
La première assertion
repose sur une opinion commune : On pense connaître quelque chose lorsqu'on en
connaît toutes ses causes, de la première à la dernière. Il est inutile de
chercher, comme Averroès, à comprendre autrement l'expression «principes,
causes ou éléments». Aristote écrit d'ailleurs «... jusqu’aux éléments»,
car la matière est ce que l'on connaît en dernier. Elle est en effet conditionnée
par la forme, elle-même produite par un agent en vue d'une fin, à moins qu'elle
ne soit elle-même cette fin. Pour remplir sa fonction par exemple, la scie doit
avoir des dents, et ces dents doivent être en acier pour pouvoir couper.
Aristote donne ensuite
une raison et un signe pour expliquer que l'on doit commencer par les principes
les plus universels. Il nous est tout naturel de saisir d'abord ce qui nous est
le plus accessible, avant d'arriver à des connaissances plus conformes à la
nature des choses mais aussi plus lointaines. Or plus proche est la
connaissance et plus elle est connue en raison de sa généralité. On doit donc
aller de l'universel au singulier.
Les connaissances les
plus proches de nous sont les plus éloignées de la nature des choses, et comme
la progression naturelle du savoir consiste à partir de ce que l'on connaît
pour découvrir ce qu'on ignore, on doit s'appuyer sur ce qui est plus connu de
nous pour accéder à des connaissances plus essentielles par nature. Remarquons
qu'Aristote parle indifféremment de connaissable par nature ou de connaissable
purement et simplement. On a une connaissance pure et simple de ce qui est en
soi connaissable. Or quelque chose est d'autant plus connaissable en soi qu'il
a plus d'être, et il a d'autant plus d'être qu'il est plus en acte. C'est donc
de cela qu'on peut avoir une connaissance conforme à la nature. Inversement
notre compréhension progresse de la puissance à l’acte, et les prémisses de la
connaissance sont les qualités sensibles qui, étant matérielles, sont
intelligibles en puissance. Nous les connaissons donc avant les substances
immatérielles, qui sont pourtant plus connaissables par nature. «Connaissable
par nature» ne veut pas dire que c'est la nature qui connaît, mais que quelque
chose est connu en lui-même et dans sa propre nature. Aristote dit d'ailleurs :
«plus connaissable et plus certain» car ce n'est pas n'importe quel savoir que
recherche la science, mais un savoir sûr.
La seconde affirmation
s'éclaire si l’on sait que le mot «confusion» signifie un contenu de
développements possibles, mais seulement vu globalement. La connaissance
globale est l'intermédiaire entre la pure puissance et l'acte achevé. Or
l'intelligence humaine passe de la puissance à l'acte. La connaissance est donc
confuse avant d'être distincte. Mais la science est achevée lorsque sa
résolution débouche sur la connaissance précise des principes et des éléments.
C'est pourquoi la connaissance confuse est plus proche de nous.
L'universel est
évidemment confus car il contient potentiellement ses espèces. La connaissance
universelle est globale. Elle se précise lorsque chacune de ses potentialités
est actualisée. La connaissance de l'animalité n'est que virtuellement la
connaissance de la rationalité. Donc la connaissance virtuelle précède la
connaissance actuelle, et, selon cet apprentissage progressif qui nous fait
passer de la puissance à l'acte, la connaissance de l'animalité est plus proche
de nous que celle de l'humanité.
Aristote semble dire
ailleurs qu'au contraire, ce sont les singuliers qui sont les plus
immédiatement connu de nous et que les universels sont plus connaissables par
nature. Comprenons que l’auteur entend alors par singulier l'être individuel
tangible. Sa connaissance nous est plus immédiate car la sensation du singulier
précède l'intelligence de l'universel. Mais l'universel est intelligible en
acte, au contraire du singulier qui est matériel. Donc la connaissance
intellectuelle est plus parfaite et, absolument parlant, l’universel est plus
connaissable par nature. Tandis qu'ici, «singulier» ne désigne pas l'être
individuel, mais l'espèce, qui est plus connaissable par nature, puisque son
existence est plus achevée et sa connaissance plus précise.
Averroès explique
autrement ce passage. Pour lui, Aristote a voulu donner la méthode de
démonstration de cette science qui consiste à partir des effets et de ce qui
est second par nature, et non la façon dont elle progresse. Toujours selon ce
commentateur, le philosophe a voulu montrer que ce qui est plus connaissable
pour nous, c'est l'être composé d'éléments simples, prenant "composé
" pour " confus ", et il en conclut comme corollaire qu'il faut
aller du plus universel au moins universel. Mais cette explication ne convient
manifestement pas. Il n'y a pas d'unité d'intention liant l'ensemble. De plus
Aristote n'a pas voulu donner ici le mode de démonstration puisqu'il le fait au
second livre de ce traité, selon l'ordre normal de progression. En outre ce
n'est pas la «composition» qu'il fallait expliquer, mais l’ «indistinction». On
ne peut en effet conclure quoi que ce soit d'un universel, car le genre n'est
pas «composé» d'espèces.
Puis Aristote illustre
son propos de trois signes : Comme une entité sensible est d'abord connue des
sens, une entité intelligible l'est d'abord de l'intelligence. Or l'universel
est une sorte d'entité intelligible car il contient à titre de parties de
nombreux inférieurs. Donc pour nous, l’universel est d'abord connu de
l'intelligence. Pourtant l'équivoque des termes «tout», «partie» et «contient»
semble anéantir toute force probante. Il faut donc voir qu'une entité complexe
et un universel ont en commun d'être synthétiques et indistincts. La saisie
d'un genre n'est pas le discernement de ses espèces, elle n'en est qu'une possibilité.
De la même façon en apercevant une maison, on n'en distingue pas d'emblée les
parties, et notre connaissance de cette entité comme de l'autre est d'abord
marquée d’indistinction. Elles n'ont cependant pas en commun le fait d'être
composées, ce qui montre que l'auteur a bien voulu parler de confusion et non
pas de composition.
Aristote donne un
deuxième signe avec la notion d'entité complexe d'ordre intellectuel : Un objet
défini se comporte, vis à vis des éléments le définissant, un peu comme un tout
puisqu'il les contient en acte. Mais celui qui en saisit le nom, que ce soit
«homme» ou «cercle», ne discerne pas tout de suite les principes le
définissant. Le nom est donc une totalité indistincte que la définition
décompose, en séparant un à un les principes qui le définissent. Là encore
pourtant, il parait y avoir contradiction avec ce qu'on a dit précédemment :
Les éléments définissant un objet doivent être plus universels, puisqu'on les a
dits mieux connus de nous. Si en outre l'objet défini nous était mieux connu
que ce qui le définit, jamais la définition ne pourrait nous le faire
découvrir, puisqu'on ne progresse qu'à partir de ce que l'on sait déjà. C'est
qu'en fait, les termes d'une définition, en tant que tels, nous sont mieux
connus que le défini, mais on connaît l'objet à définir avant de savoir que ce
sont ces termes là qui le définissent. Pour prendre un exemple, on sait ce que
sont l'animalité et la rationalité avant de savoir ce qu'est l'humanité, mais
on connaît d'abord confusément la nature humaine avant de savoir qu'elle se
définit comme «animal raisonnable».
Enfin le philosophe donne
une dernière preuve issue de l'universalité propre à la sensation : Plus le
concept est universel et plus il nous est accessible, et de même, le sens
appréhende d'abord des perceptions plus communes. Il s'agit là d'une
antériorité aussi bien au regard de la distance que du temps. Lorsqu'en effet,
nous percevons quelque chose d'éloigné, nous voyons d'abord un corps, avant de
distinguer un être animé, puis un homme et enfin Socrate. De même l'enfant
perçoit un homme avant de voir que cet homme est Platon et qu'il est son père.
C'est pourquoi, ajoute Aristote, il appelle d'abord tous les hommes «papa» et
toutes les femmes «maman», avant de les reconnaître chacun personnellement.
1. Connaissance et science
viennent, en toute recherche ordonnée1 dont il y a principes ou causes ou
éléments, du fait de les connaître. En effet, nous pensons connaître vraiment
une chose lorsque nous avons découvert ses premières causes, puis ses premiers
principes, et jusqu'à ses éléments. Il est donc clair que, pour la science qui
porte sur la nature, on doit d'abord s'efforcer de définir ce qui en concerne
les principes. 2. Or, la voie qui nous est naturelle, c'est d'aller de ce qui
nous est plus connaissable et plus clair à ce qui est plus clair et plus
connaissable de par sa nature; car ce n'est pas la même chose qui nous est plus
connaissable et qui l'est absolument. C'est pourquoi il faut progresser de la
manière suivante: de ce qui est moins clair, de par sa nature, mais plus clair
pour nous, à ce qui est plus clair et plus connaissable de par sa nature. Or,
ce qui est manifeste et clair en premier, pour nous, c'est ce qui est davantage
confus2; par après, à partir de cela, à mesure que nous en faisons l'analyse,
les éléments et les principes se font connaître. C'est pourquoi il faut aller
des universels aux singuliers. 3. Pour le sens, déjà, le tout est plus
connaissable, et l'universel est une sorte de tout, car l'universel contient
bien des choses comme ses parties. 4. Il en va pareillement, en quelque
manière, dans la relation des noms à la définition: en effet, ils signifie une
sorte de tout et sans distinction, comme le cercle. Alors que sa définition
pousse la division jusqu'aux éléments singuliers. 5. Aussi, les enfants
appellent d'abord tous les hommes pères, et mères toutes les femmes; c'est par
après qu'ils différencient chacun d'eux.
#1. — Le traité des choses naturelles, dont nous entreprenons l'exposition, est le premier traité de la science naturelle. Aussi faut-il, à son début, indiquer ce qu'est la matière et le sujet de la science naturelle. Toute science, doit-on savoir, réside dans l'intelligence, et une chose devient intelligible en acte du fait d'être de quelque façon abstraite de la matière. Par conséquent, dans la mesure où des choses entretiennent une relation différente avec la matière, elles appartiennent à des sciences différentes. De plus, toute science s'obtient par démonstration et le moyen de la démonstration, c'est la définition; nécessairement, donc, de manières différentes de définir résultent des sciences différentes.
#2. — Or, doit-on savoir, il y a des choses dont l'existence dépend de la matière et qui ne peuvent pas se définir sans matière; il y en a, par contre, dans la définition desquelles n'intervient pas de matière sensible, même si elles ne pourraient pas exister sinon dans une matière sensible. Ces choses diffèrent entre elles comme le courbe et le camus. En effet, le camus existe dans une matière sensible, et nécessairement, dans sa définition, intervient une matière sensible; car le camus est un nez courbe. Et toutes les choses naturelles sont de la sorte, comme l'homme, la pierre. Dans la définition du courbe, par contre, n'intervient pas de matière sensible, bien qu'il ne pourrait pas exister sinon dans une 1Perì pásaß tàß meqódouß. 2Tà sugkecuména mâllon. céw signifie verser. Il s'agit des choses qui se trouvent versées ensemble, c'est-à-dire qui ne sont pas encore séparées, sans connotation péjorative. Parler des ensembles les plus mêlés, comme traduit Henri Carteron, risque de pousser sur une fausse piste en donnant l'impression d'une confusion finale et donc mauvaise, plutôt que de la confusion de départ normale des parties d'un tout qu'on s'apprête à séparer les unes des autres. 4 matière sensible. Et toutes les choses mathématiques sont de la sorte, comme les nombres, les grandeurs et les figures. Par ailleurs, il y a des choses qui ne dépendent de la matière ni pour leur existence ni pour leur conception3. Soit qu'elles n'existent jamais dans une matière, comme Dieu et les autres substances séparées; soit qu'universellement elles n'existent pas dans une matière, comme la substance, la puissance et l'acte, et l'être même.
#3. — C'est sur des choses de la sorte que porte la métaphysique, tandis que c'est la mathématique qui porte sur celles qui dépendent de la matière sensible pour leur existence mais non pour leur conception, et la science naturelle — qu'on appelle Physique — qui porte sur celles qui dépendent de la matière non seulement pour leur existence mais aussi pour leur conception. En outre, tout ce qui comporte matière est mobile; par conséquent, c'est l'être mobile qui est le sujet de la philosophie naturelle. En effet, la philosophie naturelle porte sur les choses naturelles; or les choses naturelles sont celles dont le principe est leur nature, et la nature est un principe de mouvement et de repos en ce en quoi elle est. C'est donc sur les choses qui ont en elles un principe de mouvement que porte la science naturelle.
#4. — Par ailleurs, on doit traiter en premier et à part de ce qui s'attache à quelque chose de commun, pour ne pas avoir à le répéter plusieurs fois, en traitant toutes les parties de cet élément commun. Pour cette raison, il a été nécessaire de mettre en premier, dans la science naturelle, un traité dans lequel on traiterait de ce qui s'attache à l'être mobile en général. De la même manière, on met avant toutes les sciences la philosophie première, dans laquelle on détermine de ce qui est commun à l'être en tant qu'être. C'est le traité de la Physique, qu'on appelle aussi De l'auditeur physique, ou naturel, parce que son contenu s'adresse à des auditeurs sur le mode d'un enseignement. Et son sujet est l'être mobile pris absolument. Je ne dis pas, toutefois, le corps mobile, car c'est dans ce traité qu'on prouve que tout mobile est un corps, et aucune science ne prouve son sujet. C'est pourquoi aussi, dès le début du traité Du Ciel, qui fait suite à celui-ci, on commence par une manifestation du corps. Puis, font suite à ce traité d'autres traités de science naturelle, dans lesquels on traite des espèces des êtres mobiles. Par exemple, au traité Du Ciel, il s'agit de l'être mobile selon le mouvement local, qui est la première espèce de mouvement; dans le traité De la génération, il s'agit du mouvement vers la forme et des premiers êtres mobiles, à savoir, les éléments, en rapport à leurs transformations générales; pour ce qui est de leurs transformations spéciales, on en traite dans le traité Des Météores ; puis, il s'agit des êtres mobiles mixtes inanimés dans le traité Des Minéraux ; et des êtres animés dans le traité De l'âme et dans ceux qui le suivent.
#5. — Aristote fait précéder ce traité d'un proème dans lequel il montre l'ordre dans lequel on doit procéder en science naturelle. Aussi établit-il deux règles: il montre, en premier, qu'il faut commencer par traiter des principes et, en second (184a16), que, parmi les principes, il faut commencer par les principes plus universels. En premier, donc, il raisonne comme suit. Dans toutes les sciences où on trouve des principes ou des causes ou des éléments, leur intelligence et leur science sont issues de la connaissance de leurs principes, causes et éléments; or la science qui porte sur la nature possède des principes, des éléments et des causes; il faut donc, en elle, commencer par traiter des principes. Par ailleurs, qu'il parle d'intelliger, cela renvoie aux définitions, et qu'il parle de savoir, cela renvoie aux démonstrations. En effet, tout comme les démonstrations, les définitions aussi partent des causes, car une définition complète est une démonstration, seule la disposition faisant une différence, comme il est dit, Seconds Analytiques, I, ch. 8. D'autre part, en parlant de principes ou de causes ou d'éléments, il ne veut pas dire la même chose. En effet, la cause a plus d'extension que l'élément, car l'élément est ce dont une chose est initialement composée et qui se trouve en elle, comme il est dit, Métaphysique, V, ch. 3. Par exemple, les éléments d'un mot, ce sont ses lettres, et non ses syllabes. On appelle des causes, par contre, ce dont des choses dépendent dans leur être ou leur devenir; aussi, même ce qui est en dehors d'une chose, ou qui se trouve dans la chose, mais dont elle n'est pas initialement composée, peut s'appeler sa cause, mais non 3Nec secundum rationem. 5 son élément. Le principe, quant à lui, implique un ordre dans un processus; aussi, une chose peut être un principe sans être une cause; par exemple, là où commence un mouvement, c'est le principe du mouvement, mais ce n'en est pas la cause; et le point est le principe de la ligne, mais non sa cause, pourtant. Ainsi donc, par principes, Aristote semble bien, ici, entendre les causes motrices et les agents, de qui surtout on attend l'ordre d'un processus; par causes, ensuite, il semble bien entendre les causes formelles et finales, dont, surtout, dépendent les choses dans leur être et dans leur devenir; et par éléments, il semble entendre les premières causes matérielles. Il use par ailleurs de ces noms en disjonction et non en conjonction pour signaler que toute science ne démontre pas par toutes les causes. En effet, la mathématique ne démontre que par la cause formelle; la métaphysique démontre par la cause formelle et finale principalement, et aussi par l'agent; enfin, la science naturelle démontre par toutes les causes. Il prouve ensuite la première proposition du raisonnement apporté à partir de l'opinion commune, comme aussi Seconds Analytiques, I, ch. 2: c'est que n'importe qui pense qu'il connaît une chose quand il en connaît toutes les causes, des premières aux dernières. Et il n'est pas nécessaire, ici, de prendre causes, éléments et principes en d'autres sens que plus haut, comme le veut le Commentateur, mais en les mêmes sens. Aristote dit enfin jusqu'aux éléments du fait que ce qui vient en dernier dans la connaissance c'est la matière. Car la matière est en vue de la forme, tandis que la forme vient d'un agent en vue de la fin, si elle n'est pas elle-même la fin; par exemple, nous disons que c'est en vue de scier que la scie a des dents, et qu'il faut qu'elles soient de fer pour se trouver aptes à scier.
#6. — Ensuite (184a16), Aristote montre que parmi les principes il faut traiter en premier des plus universels: il montre cela en premier avec un raisonnement et en second (184a24) avec des signes. Au premier propos, il présente son raisonnement comme suit. Il nous est naturel, en connaissant, de passer de ce qui est plus connaissable pour nous à ce qui est plus connaissable par nature; or ce qui est plus connaissable pour nous, c'est ce qui est confus, et les universels sont de cette sorte; il nous faut donc aller des universels aux singuliers.
#7. — Puis, pour manifester la première proposition, il signale que ce n'est pas la même chose qui est plus connaissable pour nous et par nature; au contraire, ce qui est plus connaissable par nature est moins connaissable quant à nous. Or le mode ou l'ordre naturel pour apprendre, c'est d'aller de ce que nous connaissons à ce que nous ignorons; aussi faut-il que nous passions de ce qui est plus connaissable pour nous à ce qui est plus connaissable par nature. On doit noter que c'est la même chose dont il dit qu'elle est connaissable par nature et connaissable absolument. Est plus connaissable absolument, par ailleurs, ce qui est plus connaissable en soi. Et est plus connaissable en soi ce qui a davantage d'entité, car tout est connaissable en tant qu'il est un être. Or est davantage un être ce qui est davantage en acte; c'est pourquoi c'est lui qui est le plus connaissable par nature. Pour nous, par contre, c'est l'inverse qui se produit, du fait que notre intelligence va de la puissance à l'acte et que le principe de notre connaissance est issu des sensibles, qui sont matériels et, pour autant, intelligibles en puissance; c'est pourquoi ces objets nous sont connus avant les substances séparées, qui sont pourtant plus connaissables par nature, comme il appert, Métaphysique, II. Il ne dit donc pas plus connaissable par nature comme si la nature le connaissait, mais du fait qu'il s'agit de ce qui est plus connaissable en soi et en raison de sa propre nature. Il dit enfin plus connaissable et plus certain, parce que dans les sciences on ne recherche pas n'importe quelle connaissance, mais la certitude de la connaissance. Par après, pour comprendre la seconde proposition, on doit savoir qu'ici on appelle confus ce qui contient en soi autre chose, en puissance et indistinctement. Or connaître une chose indistinctement, c'est le milieu entre la pure puissance et l'acte parfait; aussi, comme notre intelligence passe de la puissance à l'acte, le confus lui vient avant le distinct. Cependant, il y a science complète en acte seulement quand, par analyse, on parvient à une connaissance distincte des principes et des éléments. Voilà la raison pour laquelle le confus nous est connu avant le distinct. Que maintenant les universels soient confus, cela est manifeste, car les universels contiennent en eux leurs espèces en puissance, de sorte que celui qui connaît une chose universellement la connaît in- 6 distinctement; la connaissance de cette chose devient distincte quand chaque précision contenue en puissance dans l'universel devient connue en acte; celui, par exemple, qui sait que tel être est un animal sait seulement en puissance qu'il est rationnel. On vient à connaître une chose en puissance avant de la connaître en acte; donc, selon cet ordre dans lequel nous passons, pour apprendre, de la puissance à l'acte, nous savons qu'un être est un animal avant de savoir qu'il est un homme.
#8. — Cependant, ce que le Philosophe dit ailleurs, Seconds Analytiques, I, ch. 2, que les singuliers sont plus connaissables quant à nous tandis que les universels le sont par nature ou absolument, semble bien contraire à ce qu'on vient de dire. C'est qu'il faut comprendre que là il prend pour singuliers les individus sensibles mêmes; ceux-là sont plus connaissables quant à nous, parce que la connaissance du sens, qui porte sur les singuliers, précède en nous la connaissance de l'intelligence, qui porte sur les universels. Or comme la connaissance intellectuelle est plus parfaite, et que les universels sont intelligibles en acte, mais pas les singuliers, du fait qu'ils soient matériels, les universels, absolument et par nature, sont plus connaissables. Ici, au contraire, ce ne sont pas les individus mêmes qu'il appelle singuliers, mais les espèces; or celles-ci sont plus connaissables par nature, dans la mesure où elles sont dotées d'une existence plus parfaite et comportent une connaissance distincte, tandis que les genres sont connaissables antérieurement quant à nous, dans la mesure où ils comportent une connaissance en puissance et confuse. On doit savoir que le Commentateur donne une autre explication. Il dit en effet que là (184a16) le Philosophe veut montrer le mode de démonstration de cette science, à savoir, qu'elle démontre par les effets et par ce qui est postérieur par nature, de sorte que ce qui est dit là s'entende du processus de démonstration et non de détermination. Ensuite (184a21), Aristote entend manifester, d'après lui, ce qui est plus connaissable quant à nous et moins connaissable par nature, à savoir, le composé par rapport au simple, en entendant composé pour confus. À la fin, il conclut qu'on doit aller des plus universels aux moins universels, comme une espèce de corollaire. Il devient clair que son explication ne convient pas, du fait qu'il ne ramasse pas tout sous une seule intention; aussi parce qu'ici le Philosophe n'entend pas montrer le mode de démonstration de cette science, car cela il le fera au second livre, en suivant l'ordre dans lequel on doit traiter des choses; et en plus parce qu'on ne doit pas entendre par confus le composé, mais l'indistinct ; en effet, il ne pourrait conclure quoi que ce soit des universels, car les genres ne sont pas composés des espèces.
#9. — Ensuite (184a24), Aristote
manifeste son propos avec trois signes. Le premier en provient du tout intégral
sensible. Il dit que le tout sensible est plus connaissable pour le sens; donc,
le tout intelligible aussi est plus connaissable pour l'intelligence. Or
l'universel est une espèce de tout intelligible, car il comprend bien des
choses comme parties, à savoir, ses inférieurs; donc, quant à nous, l'universel
est plus connu pour l'intelligence. Mais cette preuve semble inefficace, car il
se sert du tout et de la partie et de la compréhension de
manière équivoque. On doit dire, toutefois, que le tout intégral et le tout
universel se ressemblent en ceci que l'un et l'autre sont confus et
indistincts. De même, en effet, que celui qui saisit le genre ne saisit pas
distinctement les espèces, mais seulement en puissance, de même aussi celui qui
saisit la maison n'en distingue pas encore les parties. Aussi, comme c'est en
raison de sa confusion que le tout est connu antérieurement quant à nous, la
même raison vaut pour l'un et l'autre tout. Par contre, être composé n'est pas
commun à l'un et l'autre tout; aussi est-il manifeste qu'il a dit exprès confus,
et non composé.
#10. — Ensuite (184a26), il présente un autre signe en rapport au tout intégral intelligible. En effet, d'une certaine manière, le défini se rapporte comme un tout intégral aux principes qui le définissent, pour autant que ces principes qui le définissent sont en acte dans le défini. Pourtant, celui qui saisit le nom, par exemple, homme, ou cercle, ne distingue pas aussitôt les principes qui le définissent. Ainsi, le nom est comme une espèce de tout et indistinct, tandis que la définition le divise en chacun de ses éléments, c'est-à-dire énumère les principes du défini. 7 Cela paraît contraire, toutefois, à ce qu'il a dit plus haut, car les principes qui définissent semblent bien être plus universels, et il a dit que, quant à nous, les universels sont connaissables antérieurement. En outre, si le défini était pour nous plus connaissable que les principes qui le définissent, un défini ne nous deviendrait pas connu par sa définition, car rien ne nous devient connu si ce n'est à partir de ce que nous connaissons davantage. On doit répliquer, cependant, que nous connaissons, en eux-mêmes, les principes qui définissent avant de connaître le défini; par contre, nous connaissons le défini avant de savoir que les principes qui le définissent sont justement ceux-là. Par exemple, nous connaissons l'animal et le rationnel avant l'homme; mais nous connaissons confusément l'homme avant de savoir que l'animal et le rationnel sont les principes qui le définissent.
#11. — Ensuite (184b12), il
présente un troisième signe tiré des sensibles plus universels. Avec
l'intelligence, en effet, nous connaissons l'intelligible plus universel
antérieurement; par exemple: l'animal avant l'homme. De même aussi, avec le
sens, nous connaissons le sensible plus commun antérieurement; par exemple: tel
animal avant tel homme. Et par antérieurement avec le sens, je veux dire
à la fois selon le lieu et selon le temps. Selon le lieu, certes, car lorsque
nous voyons une chose de loin, nous percevons qu'il s'agit d'un corps avant de
percevoir qu'il s'agit d'un animal, et cela avant de percevoir qu'il s'agit
d'un homme, et enfin qu'il s'agit de Socrate. Pareillement, selon le temps,
l'enfant saisit qu'un tel est un homme avant de saisir que c'est tel homme, que
c'est Platon, que c'est son père. C'est ce qu'il veut dire, en soulignant que
«les enfants appellent d'abord tous les hommes pères et mères toutes les
femmes, et que seulement par la suite ils distinguent chacun, c'est-à-dire le
connaissent distinctement». Par là, on montre manifestement que nous
connaissons une chose dans une certaine confusion avant de la connaître
distinctement.
6. Nécessairement, le principe est unique
ou il y en a plusieurs; s'il est unique, ou il est immobile, comme le disent
Parménide et Mélissos, ou il est mobile selon l'opinion des naturalistes:
certains affirment que le premier principe, c'est l'air, d'autres, que c'est
l'eau. S'il y en a plusieurs, ils sont ou limités ou illimités; s'ils sont limités,
mais plus qu'un, ils sont ou deux ou trois ou quatre ou un autre nombre; et
s'ils sont illimités, ils seront ou bien, selon l'opinion de Démocrite, d'un
genre unique, mais différents de figure ou de forme, ou bien ils seront même
contraires. 7. Ils conduisent leur recherche de même manière ceux qui cherchent
combien il y a d'êtres, car ils se demandent d'abord à partir de quoi les êtres
sont, cherchant s'il y a un seul élément ou plusieurs et, si c'est plusieurs,
s'ils sont limités ou illimités. En conséquence, tant du principe que de
l'élément, on cherche s'il y en a un seul ou plusieurs. 8. Examiner la première
position, comme quoi l'être serait unique et immobile, ce n'est pas faire
porter son examen sur la nature. Cela n'appartient pas non plus au géomètre, en
effet, de raisonner contre qui renverse ses principes — c'est l'affaire d'une
autre science ou d'une science commune à toutes. De même, cela n'appartient pas
à qui enquête sur les principes, car il n'y a plus de principe si l'être est
unique, et unique de cette manière. Car le principe l'est d'une ou de plusieurs
choses. 9. Assurément, examiner si l'être est un de cette manière, c'est pareil
à discuter toute autre position énoncée simplement pour discuter, celle
d'Héraclite, par exemple, ou si on prétendait que l'être c'est uniquement un
homme. 10. Ce n'est pas non plus une considération naturelle de résoudre des
raisonnements chicaniers, comme le sont précisément ces deux raisonnements,
celui de Mélissos et celui de Parménide. En effet, ils assument des faussetés
et n'infèrent pas4. Celui de Mélissos est spécialement grossier et ne comporte
pas de difficulté: si on concède une absurdité, elle entraîne les autres
arrivent; mais cela ne présente rien de difficile. 4Yeudê lambánousi kaì äsullógistoí eïsin. 8 11. Pour nous, qu'il
soit considéré comme établi5 que ce qui dépend de la nature est mobile, en
totalité ou en partie; c'est d'ailleurs déjà évident par l'induction. En même
temps, il ne convient pas non plus de tout résoudre, mais seulement tout ce qui
démontre faussement en partant des principes et rien de ce qui n'en part pas.
Par exemple, il appartient au géomètre de résoudre la quadrature effectuée par
le moyen des segments, mais résoudre celle d'Antiphon n'appartient pas au
géomètre. 12. Cependant, bien que leur considération ne porte pas sur la
nature, il leur arrive de formuler des difficultés naturelles; peut-être donc
cela a-t-il du bon d'en discuter un peu, car cet examen touche la philosophie.
#12. — Une fois établi le proème, dans lequel on a montré que la science naturelle doit commencer par les principes les plus universels, Aristote commence ici, suivant l'ordre annoncé, à examiner ce qui appartient à la science naturelle. Cela se divise en deux parties: dans la première, il traite des principes universels de la science naturelle; dans la seconde (200b1), il traite de l'être mobile en général, sujet visé en ce traité. C'est ce qu'il fait au troisième livre. La première partie se divise en deux autres: dans la première, il traite des principes du sujet de cette science, c'est-à-dire des principes de l'être mobile en tant que tel; dans la seconde (192b1), il traite des principes de la science même6, au second livre. La première partie se divise en deux autres: dans la première, il recueille les opinons des autres sur les principes communs de l'être mobile; dans la seconde (188a19), il s'enquiert de la vérité à leur sujet. Sur le premier point, il en développe trois autres: en premier, il présente différentes opinions des philosophes anciens sur les principes communs de la nature; en second (184b25), il montre que pour certaines d'entre elles il n'appartient pas au naturaliste de les examiner; en troisième (185a20), il examine ces opinions et réfute leur fausseté. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il présente différentes opinions des philosophes sur les principes de la nature; en second (184b22), il montre qu'on trouve la même diversité dans les opinions des philosophes concernant les êtres.
#13. — Nécessairement, dit-il donc en premier, il y a un seul principe de la nature ou il y en a plusieurs; or l'une et l'autre contradictoire a trouvé des philosophes pour la soutenir. En effet, certains ont introduit un seul principe, d'autres plusieurs. De ceux qui en ont introduit un seul, certains ont soutenu qu'il est immobile, comme Parménide et Mélissos, dont l'opinion deviendra évidente plus loin, tandis que d'autres ont soutenu qu'il est mobile, à savoir, les naturalistes anciens. Parmi ces derniers, certains ont soutenu que c'est l'air qui est le principe de tous les êtres naturels, comme Diogène, d'autres l'eau, comme Thalès, d'autres le feu, comme Héraclite, et d'autres enfin quelque chose d'intermédiaire entre l'air et l'eau, comme la vapeur. Toutefois, aucun de ceux qui ont introduit un seul principe n'ont dit que c'est la terre, à cause de sa grossièreté. Par ailleurs, ils présentaient ces principes comme mobiles, car ils affirmaient que toute autre chose se produisait par leur raréfaction et condensation. Quant à ceux qui ont introduit plusieurs principes, certains les ont présentés comme limités en nombre, d'autres les ont présentés comme illimités. Parmi ceux qui les ont présentés comme limités en nombre, mais plus nombreux qu'un seul, certains ont soutenu qu'ils sont deux, à savoir, le feu et la terre, comme Aristote le dira plus loin (#76) de Parménide, d'autres trois, à savoir, le feu, l'air et l'eau — car ils estimaient la terre comme chose composée, à cause de sa grossièreté —, d'autres enfin quatre, à savoir Empédocle, ou encore en un autre nombre — car Empédocle lui-même, avec ses quatre éléments, en a introduit deux autres, à savoir, l'amitié et la discorde. 5"Upokeísqw. Que ce soit supposé, non comme quelque chose de douteux, mais comme quelque chose de sûr, dont la démonstration, cependant, relève d'une science supérieure. 6De principiis doctrinae, des principes de l'enseignement pertinent. Thomas d'Aquin nomme la science par l'un de ses caractères propres: elle peut s'enseigner, donc, les principes d'une science et les principes de son enseignement, c'est la même chose. 9 Quant à ceux qui en ont présenté plusieurs comme illimités en nombre, ils ont divergé. En effet, Démocrite a soutenu que des corps indivisibles, que l'on appelle des atomes, sont les principes de toutes les choses. Ces espèces de corps, il a soutenu qu'ils étaient tous d'un genre unique de nature, mais qu'ils différaient de figure et de forme, et non seulement qu'ils différaient, mais aussi qu'ils comportaient de la contrariété entre eux. Il introduisait en effet trois contrariétés, l'une en rapport à leur figure, entre courbe et droit, l'autre en rapport à leur ordre, entre antérieur et postérieur, la dernière en rapport à leur position, entre avant et arrière, haut et bas, droite et gauche. Et ainsi, à partir de ces corps d'une nature unique, il soutenait que différentes choses se trouvaient produites selon la diversité de figure, de position et d'ordre des atomes. À partir de cette opinion il donne à comprendre l'opinion opposée, celle d'Anaxagore, qui a présenté lui aussi les principes comme illimités, mais non pas d'un seul genre de nature. Car il a soutenu que les principes de la nature sont une infinité de très petites particules de chair et d'os et d'autres pareilles choses, comme il deviendra manifeste plus loin (#58ss). On doit remarquer qu'Aristote n'a pas divisé les plusieurs principes en mobiles et immobiles, parce que personne, en soutenant que les premiers principes sont plusieurs, n'a pu les prétendre immobiles; étant donné, en effet, que tous introduisaient de la contrariété dans les principes, et que les contraires sont de nature à s'altérer, l'immobilité ne pouvait pas tenir avec la pluralité des principes.
#14. — Ensuite (184b22), il montre qu'on trouve la même diversité d'opinions à propos des êtres. Pareillement, dit-il, les naturalistes, en enquêtant sur ce qui est, c'est-à-dire sur les êtres, se demandent combien ils sont, à savoir, si c'est un seul ou plusieurs; et, s'ils sont plusieurs, s'ils sont limités en nombre ou illimités. La raison en est que les naturalistes anciens n'ont connu que la cause matérielle, et n'ont touché que peu aux autres causes. Ils soutenaient par ailleurs que les formes naturelles sont des accidents, comme les formes artificielles; comme donc toute l'essence7 des artefacts est leur matière, de même s'ensuivait-il, d'après eux, que toute la substance des êtres naturels était leur matière. Aussi, ceux qui introduisaient un principe unique, par exemple l'air, pensaient que les autres êtres étaient de l'air quant à leur essence; et il en va de même des autres opinions. C'est ce qu'il dit, que les naturalistes se demandent à partir de quoi les êtres sont, c'est-à-dire qu'en enquêtant sur les principes, ils recherchent les causes matérielles, à partir de quoi on dit que les êtres sont. Aussi appert-il que lorsqu'ils enquêtent sur les êtres, s'ils sont un seul ou plusieurs, leur recherche porte sur les principes matériels, qu'on appelle les éléments.
#15. — Ensuite (184b25), il montre qu'il n'appartient pas au naturaliste de réfuter l'une de ces opinions. À ce propos, il développe deux points: en premier, il montre qu'il n'appartient pas à la science naturelle de réfuter l'opinion de Parménide et de Mélissos; en second (185a17), il donne la raison pour laquelle il est utile au présent propos de la réfuter. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il montre qu'il n'appartient pas à la science naturelle de réfuter l'opinion mentionnée; en second (185a8), qu'il ne lui appartient pas non plus de résoudre les raisonnements apportés pour la prouver. Il montre le premier point avec deux raisonnements (184b25 et 185a5). Il n'appartient pas à la science naturelle, dit-il donc en premier, d'examiner cette opinion, que l'être serait unique et immobile. Car on a déjà montré qu'il n'y a pas de différence, dans l'intention des philosophes anciens, à soutenir un principe unique immobile et à soutenir un être unique immobile. Qu'il n'appartienne pas au naturaliste de réfuter cette opinion, il le montre comme suit. Il n'appartient pas à la géométrie d'apporter un raisonnement contre qui détruit ses principes; au contraire, cela ou bien appartient à une autre science particulière — si toutefois la géométrie est subordonnée à une science particulière; par exemple, la musique est subordonnée à l'arithmétique, et c'est à cette dernière qu'il appartient de s'attaquer à qui nie les principes de la musique —, ou bien appartient à une science commune, à savoir, à la logique ou à la métaphysique. Or la position mentionnée détruit les principes de la nature; car s'il y a seulement un être, et qu'il soit unique de cette façon, à savoir, immobile, de sorte que de lui rien d'autre ne puisse être issu, la notion même de principe se trouve détruite, puisque tout principe est le principe ou bien d'une chose ou bien de plusieurs. Du fait d'introduire un principe, 7Substantia. Comme il s'agit d'enquêter sur l'être des choses artificielles et naturelles, donc d'un contexte plus général que la substance, genre distinct de l'être, et que substantia traduit oüsía, il me paraît plus conforme au contexte de parler, en français, d'essence que de substance. 10 donc, il s'ensuit une multitude, car autre est le principe et autre ce dont il est le principe. Donc, qui nie la multitude détruit les principes; le naturaliste ne doit donc pas s'attaquer à cette position.
#16. — Ensuite (185a5), il montre la même chose avec un autre raisonnement. On ne requiert pas d'une science, en effet, qu'elle apporte un raisonnement contre des opinions manifestement fausses et invraisemblables8; car se préoccuper de n'importe qui émet des avis contraires aux opinions du sage est stupide, comme il est dit, Topiques, I, 9. C'est ce qu'il dit, que chercher à examiner si l'être est un de cette façon, à savoir, immobile, c'est semblable à s'attaquer à n'importe quelle autre position invraisemblable, par exemple à la position d'Hérclite, qui disait que tout se meut et que rien n'est vrai, ou à la position de quelqu'un qui dirait que tout être n'est qu'un homme, laquelle position, de fait, serait parfaitement invraisemblable. Or qui soutient qu'il n'y a seulement qu'un être immobile est forcé de soutenir que l'être tout entier est une seule chose. Ainsi donc, il appert qu'il ne relève pas de la science naturelle de s'attaquer à cette position.
#17. —
#18. — Ensuite (185a12), il
apporte un deuxième raisonnement pour montrer la même chose. Il va comme suit.
Dans la science naturelle, on suppose que les êtres naturels se meuvent ou bien
tous ou bien quelques-uns. Il précise cela du fait qu'il y a doute sur certains
d'entre eux s'ils se meuvent et sur la manière dont ils se meuvent; par
exemple, concernant l'âme, le centre de la terre, le pôle du ciel, les formes
naturelles, et ainsi de suite. Et que les êtres naturels se meuvent, cela peut
devenir manifeste par induction, car il est évident au sens que les choses
naturelles se meuvent. …
En tout cas, tous prennent pour principes
les contraires, ceux pour qui le tout est un et sans mouvement (Parménide, en
effet, prend pour principes le chaud et le froid, qu'il appelle, d'ailleurs,
feu et terre) et les partisans du rare et du dense, et Démocrite avec son plein
et son vide, dont l'un, d'après lui, est l'être, l'autre le non-être, et en
outre avec les différences qu'il appelle situation figure ordre; ce sont là des
genres contraires: la situation, pour le haut et le bas, l'avant et l'arrière;
la figure pour l'anguleux et le non-anguleux, le droit et le circulaire. On
voit donc que tous, chacun à sa façon, prennent pour principes les contraires;
et c'est avec raison; car les principes ne doivent être formés ni les uns des
autres, ni d'autres choses; et c'est des principes que tout doit être formé;
or, c'est là le groupe des premiers contraires; premiers, ils ne sont formés
d'aucune autre chose; contraires, ils ne sont pas formés les uns des autres.
Maintenant, pourquoi en est-il ainsi? c'est ce qu'il faut expliquer
rationnellement. Il faut admettre d'abord qu'il n'y a pas d'être à qui sa
nature permette de faire ou de subir n'importe quoi de n'importe quel être; pas
de génération où un être quelconque sorte d'un être quelconque, à moins qu'on
ne l'entende par accident: comment le blanc viendrait-il du lettré, à moins que
le lettré ne soit accident du non-blanc ou du noir? Le blanc vient du non-blanc
et non de tout non-blanc, mais du noir ou des intermédiaires, et le lettré du
non-lettré, et non de tout non-lettré, mais de l'illettré ou des
intermédiaires, s'il y en a. Pas davantage une chose ne se corrompt
essentiellement en n'importe quoi; par exemple, le blanc ne se corrompt pas en
non-lettré, sauf par accident, mais en non-blanc, et non en n'importe quel
non-blanc, mais en noir ou en un intermédiaire; de même, le lettré en
non-lettré, et non en n'importe lequel, mais en l'illettré ou en l'un des
intermédiaires, s'il y en a. Il en est de même dans les autres cas, car le même
raisonnement s'applique aux choses qui ne sont pas simples, mais composées;
mais, comme il n'y a pas de nom pour les états contraires, on ne le remarque
pas; en effet, nécessairement, l'harmonieux vient du non-harmonieux et le
non-harmonieux de l'harmonieux; et l'harmonieux est détruit en non-harmonie et
non pas en n'importe laquelle, mais en 8Improbabiles. Improbable ne
sonne pas assez fort en français. 11 celle qui est à l'opposé. Même langage à
tenir sur l'ordre et la composition que sur l'harmonie; c'est évidemment le
même raisonnement: et la maison, la statue, ou tout autre chose, a le même mode
de génération; la maison, en effet, sort d'un état de non-rassemblement, de
dispersion des matériaux, la statue ou une autre figure sort de l'absence de
figure; et c'est, dans ces deux cas, tantôt une mise en ordre, tantôt une
composition. Si donc cela est vrai, nous dirons que la génération de tout ce
qui est engendré, et la destruction de tout ce qui est détruit ont pour points
de départ et pour termes les contraires ou les intermédiaires. D'ailleurs, les
intermédiaires viennent des contraires, par exemple, les couleurs viennent du
blanc et du noir. Ainsi, tous les êtres engendrés naturellement sont des
contraires ou viennent des contraires. Jusqu'à ce point, du moins, l'accord est
à peu près unanime, comme nous le disions plus haut: tous, en effet, prennent
pour éléments et, comme ils disent, pour principes, les contraires, encore
qu'ils les adoptent sans motif rationnel, comme si la vérité elle-même les y
forçait. Ils se distinguent les uns des autres, selon qu'ils prennent les
premiers ou les derniers, les plus connaissables selon la raison ou selon la
sensation; qui le chaud et le froid, qui l'humide et le sec, d'autres l'impair
et le pair, alors que certains posent l'amitié et la haine comme causes de la
génération; entre tout cela il y a bien les distinctions que l'on vient
d'indiquer. Ainsi, entre eux, il y a accord en quelque manière et désaccord:
désaccord selon l'apparence, mais accord dans l'analogie ; car ils
puisent dans la même série de contraires (en effet, parmi les contraires, les
uns sont positifs, les autres négatifs). Voilà donc comment leurs principes
sont identiques. Ils le sont encore par la distinction du Pire et du Meilleur,
et aussi parce qu'ils sont plus connaissables pour certains selon la raison,
pour d'autres selon la sensation; car le général est plus connaissable selon la
raison, le particulier selon la sensation; car la raison a pour objet le
général, la sensation le particulier; par exemple, l'opposition du grand et du
petit est de l'ordre de la raison, celle du rare et du dense de l'ordre de la
sensation. Quoi qu'il en soit, on voit que les principes doivent être des
contraires. (Traduction Carteron)
#75. — Maintenant qu'il a présenté les opinions des philosophes anciens sur les principes de la nature, le Philosophe commence ici à rechercher la vérité. En premier, il la recherche sous mode de discussion en partant d'endoxes; en second (189b30), il établit la vérité sous mode de démonstration. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il enquête sur la contrariété des principes; en second (189a11), sur leur nombre. Sur le premier point, il en développe trois autres: en premier, il présente l'opinion des anciens sur la contrariété des principes; en second (188a27), il appuie cela sur un raisonnement; en troisième (188b26), il montre comment les philosophes se comparent pour ce qui est de donner des contraires comme principes.
#76. — Tous les philosophes anciens, dit-il donc en premier, introduisent de la contrariété dans les principes. Et il le manifeste avec trois opinions des philosophes. Certains, en effet, ont dit que tout l'univers est un seul être immobile. Parmi eux, Parménide a soutenu que toutes choses n'en sont qu'une seule d'après la raison, mais en sont plusieurs d'après le sens. Pour autant qu'elles sont plusieurs, il introduisait en elles des contraires comme principes, à savoir, le chaud et le froid, et il attribuait le chaud au feu et le froid à la terre. La seconde opinion, ensuite, a appartenu aux philosophes naturels qui ont reconnu un seul principe matériel mobile; ils soutenaient que le reste en procédait par raréfaction et concentration, de sorte qu'ils soutenaient que c'étaient le rare et le dense les principes. La troisième opinion vient de ceux qui ont introduit plusieurs principes. Parmi eux, Démocrite a soutenu que tout vient de corps indivisibles qui, joints les uns aux autres, laissent du vide dans leur contact; il appelait ces espaces vides des pores, comme il appert, De la génération, I, 8. C'est ainsi, donc, qu'il donnait tous les corps comme composés de ferme et de vain, c'est-à-dire de plein et de vide. Aussi affirmait-il que ce sont le plein et le vide les principes de la nature; mais il attribuait le plein à l'être et le vide au non-être. En outre, bien que les corps indivisibles soient tous d'une nature unique, il affirmait quand même que s'en constituaient de différents en raison d'une diversité de figure, de position et d'ordre. Aussi donnait-il comme principe les contraires qui sont dans le genre de la 12 position, à savoir le haut et le bas, l'avant et l'arrière; et les contraires qui sont dans le genre de la figure, à savoir le droit, l'angulaire et le circulaire; et pareillement les contraires qui sont dans le genre de l'ordre, à savoir l'avant et l'après, dont il ne fait pas mention dans son texte, parce qu'ils sont manifestes. C'est ainsi qu'il conclut comme par induction que d'une certaine façon tous les philosophes ont soutenu que les principes étaient des contraires. Par ailleurs, il n'a pas fait mention de l'opinion d'Anaxagore et d'Empédocle, parce qu'il les a expliqué davantage plus haut (#56-57). Cependant, eux aussi introduisaient de quelque manière de la contrariété dans les principes, en affirmant que toutes choses se produisent par composition et division, ce qui tombe dans le même genre que le rare et le dense.
#77. — Ensuite (188a27), il apporte un raisonnement probable pour montrer que les premiers principes sont des contraires, lequel va comme suit. Trois aspects semblent bien appartenir à la définition des principes: le premier, qu'ils ne soient pas issus d'autre chose; le second, qu'ils ne soient pas issus l'un de l'autre; le troisième, que tout le reste soit issu d'eux. Or ces trois aspects conviennent aux premiers contraires; ce sont donc les premiers contraires les principes. Pour comprendre ce qu'il appelle des premiers contraires, on doit tenir compte qu'il y a des contraires causés par d'autres contraires; par exemple, le doux et l'amer sont causés par l'humide et le sec et par le chaud et le froid. Mais on ne peut pas aller ainsi à l'infini, et il faut parvenir à des contraires qui ne sont pas causés par d'autres contraires. Ce sont eux qu'il appelle les premiers contraires. À ces premiers contraires, donc, conviennent les trois conditions précédentes des principes. Du fait, en effet, qu'ils sont premiers, il est manifeste qu'ils ne sont pas issus d'autres; et du fait qu'ils sont des contraires, il est manifeste qu'ils ne sont pas issus les uns des autres. En effet, bien que le froid provienne du chaud pour autant que ce qui, avant, est chaud, devient ensuite froid, la froideur elle-même cependant ne provient jamais de la chaleur, comme on le dira par la suite (#90). Quant au troisième point, de quelle manière tout vient des contraires, il faut l'examiner avec plus d'attention.
#78. — Ni l'action ni l'affection, déclare-t-il donc en premier pour montrer cela, ne peuvent se produire entre contingents, c'est-à-dire entre choses qui peuvent aller ensemble, ou entre contingents, c'est-à-dire entre n'importe quelles choses indéterminément. Et ce n'est pas n'importe quoi qui vient de n'importe quoi, comme Anaxagore l'a dit, sauf peut-être par accident. Cela se trouve d'abord manifesté dans des choses simples. Le blanc, en effet, ne vient pas du musicien, sauf peut-être par accident, dans la mesure où il appartient par accident au musicien d'être blanc ou noir; par contre, le blanc vient par soi du non-blanc, et non pas de n'importe quel non-blanc, mais d'un non-blanc qui est du noir ou une couleur intermédiaire. Et pareillement le musicien vient du non-musicien; et pas de n'importe quel non-musicien, mais d'un opposé qu'on appelle amusicien, c'est-à-dire qui est de nature à avoir la musique mais ne l'a pas, ou de quelque intermédiaire entre eux. Pour la même raison, une chose ne se corromp pas en premier et par soi en n'importe quoi qui se présente; par exemple, le blanc ne se corromp pas par soi en musicien, sauf par accident, mais il se corromp par soi en non-blanc; et non pas en n'importe quel non-blanc, mais en du noir ou en une couleur intermédiaire. Puis il affirme la même chose pour la corruption du musicien et d'autres pareilles qualités. La raison en est que tout ce qui vient à exister et à se corrompre n'existe pas avant de venir à exister, ni n'existe après qu'il soit corrompu. Aussi faut-il que ce qui devient par soi quelque chose, et en quoi quelque chose se corromp, soit tel qu'il inclue dans sa définition le non-être de ce quelque chose qui vient à exister ou à se corrompre. Il manifeste cela pareillement dans les choses composées. Il en va pareillement, dit-il, dans les choses composées et dans les choses simples. Mais cela nous échappe davantage dans les choses composées, parce que les opposés des choses composées ne sont pas nommés, comme les opposés des choses simples. L'opposé de la maison, en effet, n'est pas nommé, comme l'opposé du blanc; aussi, si on les ramène à des choses nommées, ce sera manifeste. En effet, tout composé consiste en une espèce de consonance; or le consonant vient du dissonant, et le dissonant vient du cosonant; et pareillement, le consonant se corromp dans la dissonance, et pas dans n'importe laquelle, mais dans l'opposée. La dissonance, par eilleurs, peut se dire soit quant à l'ordre seulement, soit quant à la composition. En effet, un tout consiste en une consonance d'ordre, par exemple une armée, tandis qu'un autre consiste en une consonance de composition, comme une maison. Mais la même raison 13 vaut pour les deux. Et il est manifeste que tous les composés viennent pareillement de non-composés, comme la maison vient de non-composés, et le figuré de non-figurés; et en toutes ces choseson ne regarde que l'ordre et la composition. Ainsi donc, il devient manifeste comme par induction que tout ce qui vient à exister ou à se corrompre arrive à exister à partir de contraires ou d'intermédiaires, ou se corromp en eux. Les intermédiaires, quant à eux, viennent des contraires, comme les couleurs intermédiaires viennent du blanc et du noir. Aussi conclut-il que tout ce qui vient à exister par nature ou bien est les contraires mêmes, comme le blanc et le noir, ou vient des contraires, comme les intermédiaires. Et c'est le propos principal qu'il entend conclure, à savoir, que tout vient des contraires, ce qui était la troisième condition des principes.
#79. — Ensuite (188b26), le Philosophe montre ici comment les philosophes se comparent pour ce qui est de donner pour principes des contraires: et en premier, comment ils se comparent quant au motif de leur position; en second (188b30), comment ils se comparent quant à leur position même. Beaucoup de philosophes, dit-il donc en premier, ont, comme on l'a dit plus haut (#76), suivi la vérité jusqu'au point de donner pour principes des contraires. Mais cela, bien qu'ils l'aient soutenu avec vérité, ils ne l'ont pas soutenu comme mus par quelque raison, mais comme forcés par la vérité même. Le vrai, en effet, est le bien de l'intelligence, celui auquel elle est naturellement ordonnée; aussi, de même que les choses privées de connaissance se meuvent à leurs fins sans raison, de même parfois l'intelligence de l'homme tend par une espèce d'inclination naturelle à la vérité, bien qu'elle ne perçoive pas la raison de cette vérité.
#80. — Ensuite (188b30), il montre comment les philosophes mentionnés se comparent dans leur position même. À ce propos, il développe deux points: en premier, il montre comment ils différaient pour ce qui est de donner pour principes des contraires; en second (188b36), comment simultanément ils différaient et se ressemblaient. Les philosophes, dit-il donc en premier, en donnant pour principes des contraires, différaient de deux manières. En premier, certes, parce que certains d'entre eux, s'exprimant de façon rationnelle, recevaient pour principes des contraires antérieurs, tandis que d'autres, examinant avec moins de prévoyance, recevaient des contraires postérieurs comme principes. Et parmi ceux qui recevaient des contraires antérieurs, certains portaient attention à ceux qui étaient plus connus quant à la raison, tandis que d'autres à ceux qui sont plus connus quant au sens. Ou encore, peut-on dire, avec cette deuxième différence, on donne la raison de la première différence. En effet, ceux qui sont plus connus quant à la raison sont antérieurs absolument, tandis que ceux qui sont plus connus quant au sens sont postérieurs absolument et antérieurs quant à nous. Or il est manifeste qu'il faut que des principes soient premiers. Aussi, ceux qui jugeaient antérieur quant à ce qui est plus connu pour la raison introduisaient des principes contraires antérieurs absolument, tandis que ceux qui jugeaient antérieurs quant à ce qui est plus connu pour le sens introduisaient des principes postérieurs absolument. Aussi certains donnaient comme premiers principes le chaud et le froid, et d'autres l'humide et le sec: les uns et les autres sont plus connus quant au sens. Cependant, le chaud et le froid, qui sont des qualités actives, sont antérieurs à l'humide et au sec, qui sont des qualités passives, parce que l'actif est antérieur naturellement au passif. D'autres, par contre, ont introduit des principes plus connus quant à la raison. Parmi eux, certains ont donné pour principes le pair et l'impair, à savoir les Pythagoriciens, du fait qu'ils pensaient que la substance de toutes choses est des nombres, et que toutes choses se composent de pari et d'impair comme de forme et de matière. Car ils attribuaient au pair l'infinité et l'altérité, à cause de sa divisibilité, et à l'impair ils attribuaient la finitude et l'identité, à cause de son indivision. D'autres, par ailleurs, ont donné comme causes de la génération et de la corruption la discorde et la concorde, à savoir les partisans d'Empédocle, qui sont aussi plus connus quant à la raison. Aussi appert-il qu'en ces positions apparaît la diversité dont on a parlé.
#81. — Ensuite (188b36), il
montre comment, à l'intérieur de la différence des opinions mentionnées, il y a
aussi une certaine ressemblance. À partir de ce qui précède, conclut-il, c'est
d'une certaine manière les mêmes principes que les philosophes anciens ont affirmés
et d'une certaine manière de différents. De différents, certes, pour autant
qu'ils ont assumé des contraires différents, comme on l'a 14 dit; mais les
mêmes selon une certaine analogie, une proportion c'est-à-dire, parce que les
principes reçus de tous ont la même proportion. Et cela de trois manières. En
premier, certes, parce que tous les principes reçus par eux se rapportent entre
eux comme des contraires. C'est ce qu'il dit, que tous reçoivent des principes
issus de la même relation, à savoir, celle de contraires. Tous, en effet,
reçoivent des contraires pour principes, bien que des contraires différents. Et
ce n'est pas étonnant si, de la relation de contraires, ce sont des principes
différents qu'on reçoit; c'est que parmi les contraires certains en contiennent
d'autres, en tant qu'antérieurs et plus communs, et certains sont contenus sous
d'autres, parce que postérieurs et moins communs. Voilà donc une manière selon
laquelle ils parlent pareillement, en tant que tous reçoivent des principes issus
de la relation de contraires. Une autre manière en laquelle ils se ressemblent
selon une proportion, c'est que quels que soient les principes reçus par eux,
l'un d'eux se rapporte à l'autre comme meilleur et l'autre comme pire. Par
exemple, la concorde ou le plein ou le chaud sont présentés comme meilleurs,
tandis que la discorde ou le vide ou le froid comme pires. Et il en va ainsi à
regarder les autres. La raison en est que toujours l'un des contraires comporte
de la privation inclue; en effet, le principe de la contrariété est
l'opposition de la privation et de l'habitus, comme il est dit, Métaphysique,
X, 4. Ils se ressemblent d'une troisième manière en proportion en ce que tous
reçoivent des principes plus connus. Cependant, certains en reçoivent de plus
connus quant à la raison, mais d'autres quant au sens. Étant donné que la
raison porte sur l'universel, et le sens sur le particulier, ce sont des
universels qui sont plus connus quant à la raison, comme le grand et le petit;
mais des singuliers quant au sens, comme le rare et le dense, qui sont moins
communs. Et ainsi, finalement, par manière d'épilogue, il conclut ce qu'il vise
principalement, à savoir, que les principes sont des contraires.
Ici doit venir la question de savoir si
les principes, qui sont des contraires, sont deux ou trois ou en plus grand
nombre. En effet, qu'ils soient un, c'est impossible, car le contraire n'est
pas un. Pas davantage infinis: en effet, l'être ne serait pas intelligible. Et
il y a une contrariété unique dans un genre un: or, la substance est un genre
un. De plus, l'explication est possible à partir de principes en nombre fini et
elle est meilleure ainsi, telle celle d'Empédocle, qu'à partir de principes
infinis: en effet, il pense rendre compte de tout ce qu'Anaxagore explique avec
son infinité de principes. De plus, il y a, entre les différents contraires,
des rapports d'antériorité et de provenance, comme le doux et l'amer, le blanc
et le noir; mais les principes doivent demeurer éternels. On voit donc qu'ils
ne sont ni un ni infinis. Mais, puisqu'ils sont en nombre fini, on p eut, avec
raison, refuser de les considérer comme deux; en effet, on serait bien
embarrassé de dire par quelle disposition naturelle la densité exercerait
quelque action sur la rareté ou celle-ci sur la densité. De même pour toute
autre contrariété, car l'amitié n'unit pas la haine ni ne tire rien de la
haine, ni la haine de l'amitié; mais l'action de toutes les deux se produit
dans un troisième terme. Et même certains admettent plusieurs termes pour en
constituer la nature des êtres. En outre, on serait aussi fort embarrassé si
l'on ne plaçait pas, sous les contraires, une autre nature: en effet, il n'y a
pas d'êtres dont nous voyions que la substance soit constituée par les contraires;
or, le principe ne peut s'attribuer à aucun sujet; car il y aurait principe de
principe; le sujet, en effet est principe et doit être antérieur à l'attribut.
En outre, et c'est une de nos propositions fondamentales, la substance n'est
pas contraire à la substance; comment donc une substance viendrait-elle de
non-substances? ou comment une non-substance serait-elle antérieure à une
substance? C'est pourquoi, si l'on admet la proposition précédente et celle-ci,
il faut, pour les conserver toutes les deux, accepter un troisième terme parmi
les principes; telle est l'opinion de ceux pour qui le tout est une nature
unique, comme l'eau ou le feu ou un intermédiaire entre ces choses.
L'intermédiaire semble préférable, car déjà le feu et la terre, l'air et l'eau
sont un tissu de contrariétés; aussi n'est-ce pas sans raison que certains ont
établi comme sujet une autre chose, certains autres l'air: car c'est l'air qui
possède le moins de différences sensibles; après lui, c'est l'eau. Mais tous,
du reste informaient leur Un par des contraires, comme Densité et Rareté et
Plus ou Moins. Ce sont là, en somme, assurément, 15 Excès et Défaut, on l'a dit
plus haut; et c'est une opinion qui paraît être ancienne, que l'Un avec l'Excès
et le Défaut soit principes des êtres, réserve faite sur les variations qu'elle
a subies: pour les anciens, le couple est l'agent, l'un le patient; pour les
plus récents, c'est plutôt le contraire, l'Un est agent et le couple patient.
Quoi qu'il en soit, on peut dire avec quelque raison, comme on le voit avec
nous par ces arguments et d'autres analogues, qu'il y a trois éléments; mais,
maintenant, dépasser ce chiffre, non: en effet, comme patient, l'Un suffit et,
s'il y avait quatre termes et donc deux contrariétés, il faudrait, en dehors de
chacune, qu'il existât une autre nature intermédiaire; or, si elles peuvent,
étant deux, s'engendrer l'une de l'autre, l'une de ces contrariétés est
inutile. En même temps, il ne peut y avoir plusieurs contrariétés premières. En
effet, la substance est un genre un de l'être; par suite, les principes se
distinguent les uns des autres par l'antériorité et la postériorité seulement
et non par le genre: en effet, il n'ya jamais, dans un genre un, plus qu'une
contrariété unique et, en conséquence, les contrariétés paraissent se réduire à
une seule. Donc il apparaît que l'élément n'est pas un, ni en nombre supérieur
à deux ou trois; mais lequel de ces deux nombres? c'est là, avons-nous dit, une
question fort embarrassante. (Traduction Carteron)
65. Établissons-le donc, en nous adressant
d'abord à toute la génération, car ce qui est naturel c'est de ne regarder ce
qui est propre à chaque chose qu'une fois qu'on a d'abord établi leurs points
communs. 66. Quand nous disons qu'une chose est issue9 d'une autre, une
différente d'une différente, nous exprimons les termes soit simples, soit
complexes. Voici ce que je veux dire par là. Il est possible qu'un homme
devienne musicien, mais aussi qu'un non-musicien devienne musicien ou qu'un
homme non-musicien devienne un homme musicien. D'une part, donc, avec l'homme
ou le non-musicien j'exprime comme simple ce qui devient, et, d'autre part,
avec le musicien j'exprime comme simple ce qu'il devient; par contre, c'est
comme complexe que nous exprimons ce qui devient et ce qu'il devient10, quand
nous disons que l'homme non-musicien devient un homme musicien. 67. En outre,
pour ces termes, on dit de l'un non seulement qu'il devient tel autre, mais
aussi qu'il est issu de tel autre, comme le musicien est issu du non-musicien;
mais de l'autre on ne parle pas de toutes les manières. Car cela ne va pas: le
musicien est issu de l'homme; on dit plutôt: l'homme est devenu musicien. 68.
Par ailleurs, ce qui devient, et dont nous exprimons les termes comme simples,
devient tantôt tout en demeurant, tantôt sans demeurer; en effet, l'homme
demeure quand il devient musicien et il est encore un homme; le non-musicien,
par contre, et l'amusicien11, ne demeure pas, ni comme simple ni comme
complexe. 69. Cela fixé, on peut retenir de tous les devenirs, si on y regarde
bien, qu'il faut toujours, comme nous le disons, admettre quelque chose comme
sujet: c'est cela qui devient. Ce sujet, même s'il est unique de nombre, n'est
cependant pas unique d'espèce — unique d'espèce, c'est-à-dire la même
chose pour sa définition. L'essence n'est pas la même pour l'homme et pour
l'amusicien. 9Gínesqai, devenir. Le
terme grec, comme fieri en latin, convient quel que soit le sens dans
lequel on regarde le mouvement, c'est-à-dire qu'on prenne son principe ou son
terme comme sujet. Mais en français, lorsque c'est le terme qu'on prend comme
sujet, la notion de devenir ne convient pas; dire, par exemple, «du
non-musicien devient un musicien» confine au barbarisme; je préférerai
construire avec être issu de. 10Étrangement, tò gignómenon et + gígnetai sont
intervertis dans le texte; le français ne peut se permettre cette interversion,
le pronom il devant renvoyer à une réalité nommée auparavant. 11Tò 1mouson, ce qui est privé de sens
musical, ou de formation musicale. Le contexte, où on rend en un mot unique
l'idée de mÀ mousikón, oblige à forger
un mot français correspondant. 16 70. De plus, l'un demeure, l'autre ne demeure
pas: le non-opposé demeure — l'homme, en effet, demeure —, mais le musicien et
le non-musicien ne demeurent pas, ni le composé des deux, comme l'homme
amusicien. 71. D'ailleurs, qu'une chose soit issue de telle autre, et non pas
qu'une chose devienne telle autre, se dit de préférence pour ce qui ne demeure
pas; le musicien, par exemple, est issu de l'amusicien, mais non de l'homme.
Quoique parfois on parle de la même façon à propos de ce qui demeure: en effet,
nous disons qu'une statue est issue d'airain, et non que de l'airain devient
statue. Par contre, on parle des deux manières pour ce qui est issu de l'opposé
et de ce qui ne demeure pas: on dit tout aussi bien que telle chose est issue
de telle autre et que telle chose devient telle autre; en effet, on dit aussi
bien que le musicien est issu de l'amusicien et que l'amusicien devient
musicien. Aussi en va-t-il de même encore pour le composé: en effet, on dit que
le musicien est issu de l'homme amusicien et aussi que l'homme amusicien
devient musicien. 72. Par ailleurs, le devenir se dit de plusieurs manières et,
dans certains cas, il ne s'agit pas de devenir tout court, mais de devenir
telle chose; c'est seulement pour les substances qu'il s'agit de devenir de
manière absolue; les autres choses, c'est relativement qu'elles deviennent12. —
Manifestement, il est nécessaire d'admettre un sujet qui devienne. En effet,
cela prend un sujet pour devenir quantifié, et qualifié, et en relation à autre
chose, et en un temps, et en un lieu, car seule la substance ne se dit de rien
d'autre comme sujet alors que tout le reste se dit de la substance. D'ailleurs,
que les substances aussi et que tout ce qui est absolument soient issus d'un
sujet, cela devient manifeste pour qui regarde bien. En effet, il y a toujours
quelque chose qui sert de sujet, d'où est issu ce qui devient; par exemple, les
plantes et les animaux sont issus d'une semence. 73. En outre, ce qui devient
absolument devient soit par transformation, comme une statue issue d'airain,
soit par addition, comme ce qui s'accroît, soit par réduction, comme l'Hermès
issu de la pierre, soit par composition, comme une maison, soit par altération,
comme ce qu'on modifie dans sa matière. Or tout ce qui devient de la sorte, il
est manifeste qu'il est issu de sujets. 74. Donc, d'après ce qu'on a dit, il
est évident que toujours tout ce qui devient est composé; il y a d'un côté ce
qui devient, et de l'autre ce que cela devient, lequel est double: c'est ou le
sujet ou l'opposé. Je dis que fait fonction d'opposé l'amusicien, et que fait
fonction de sujet l'homme; et que l'absence de figure, de forme, d'ordre, c'est
l'opposé, tandis que l'airain, la pierre ou l'or, c'est le sujet.
#98. — Auparavant, le Philosophe a travaillé à examiner dialectiquement le nombre des principes. Ici, il commence à établir la vérité. Cela se divise en deux parties: dans la première, il établit la vérité; dans la seconde (191a23), à partir de la vérité établie, il exclut les difficultés et les erreurs des anciens. La première partie se divise en deux autres: dans la première, il montre qu'en n'importe quel devenir naturel il se trouve trois choses; dans la seconde (190b17), il montre à partir de là qu'il y a trois principes. À ce propos, il développe deux points: en premier, il dit sur quoi porte son intention; en second (189b32), il poursuit ce qu'il a en vue.
#99. — Plus haut, il avait dit qu'il y a beaucoup de difficulté à savoir s'il y a deux ou trois principes de la nature; il conclut donc qu'il faut l'établir en observant la génération ou le devenir13 d'une manière 12Katà mèn t™lla. Cette formule abrégée se traduit difficilement; il est même déjà difficile de trancher si elle se rattache à ce qui précède ou à ce qui suit. Carteron la rattache à ce qui suit: «Pour tout le reste, la nécessité d'un sujet…» Le sens est alors d'attirer l'attention sur le fait que la nécessité d'un sujet est plus évidente dans le devenir accidentel. Mais on laisse en suspens l'opposition esquissée auparavant avec le devenir absolu. Je préfère rattacher avec ce qui précède, pour compléter cette opposition, et interpréter katá comme un adverbe. C'est d'ailleurs le texte que Thomas d'Aquin avait sous les yeux, car c'est l'interprétation que lui a donnée Moerbeke: «secundum quid aliorum». Celui-ci disposait peut-être d'une version avec un complément indéterminé (katá ti) et un génitif (1llwn) plus facile à mettre en rapport avec tôn oüsiôn mónwn. 13Factio. Il est difficile de traduire dans une même famille de dérivés les différents dérivés de facere, lequel signifie faire, produire. Le passif fieri, tout spécialement, a souvent bien plus d'extension que la simple production et nomme tout mouvement, tout devenir, tout commencement d'être, sans précision que ce soit substantiel ou accidentel, et ce dans le 17 générale dans toutes les espèces de changement. En effet, on trouve en tout changement une espèce de devenir; par exemple, ce qui est altéré de blanc à noir, étant blanc devient non-blanc, et de non-noir devient noir; et il en va pareillement dans les autres changements. Il donne la raison de l'ordre qu'il suit, qu'il est nécessaire de dire en premier ce qui est commun, et de regarder seulement par après ce qui concerne proprement chaque chose, comme il a été dit au début du traité (#6).
#100. — Ensuite (189b32), il poursuit son propos. À son sujet, il développe deux points: en premier, il présente certaines notions nécessaires en vue de montrer son propos; en second (190a13), il montre son propos. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il présente une division; en second (190a5), il montre les différences qu'il y a entre les parties de la division.
#101. — Il dit donc en premier qu'en n'importe quel devenir on dit qu'une chose est issue d'une autre — pour ce qui est du devenir selon l'être substantiel —, ou qu'une chose est issue de l'autre — quant au devenir selon l'être accidentel —, et cela pour la raison que tout changement comporte deux termes; par conséquent, en tire-t-il, il est possible de dire cela de deux façons, du fait que les termes d'un devenir ou d'un changement peuvent se prendre simples ou composés. Il explique cela comme suit. Parfois, en effet, nous disons qu'un homme devient musicien, et alors les deux termes du devenir sont simples. Il en va pareillement quand nous disons qu'un non-musicien devient musicien. Par contre, quand nous disons qu'un homme non musicien devient un homme musicien, l'un et l'autre termes sont alors composés. Car lorsque c'est à un homme ou à un nonmusicien qu'on attribue de devenir, l'un et l'autre sont simples; et de même ce qui devient, c'est-à-dire à quoi il est attribué de devenir, on signifie qu'il devient comme simple. Par ailleurs, ce en quoi se termine le devenir même signifié comme simple est musicien, comme lorsque je dis: un homme devient musicien, ou un non-musicien devient musicien. Par contre, on [peut] signifier que l'un et l'autre — à savoir, à la fois ce qui devient, c'est-à-dire ce à quoi on attribue de devenir, et ce qu'il devient, c'est-à-dire ce à quoi se termine le devenir — deviennent comme un composé. Lorsque nous disons qu'un homme non musicien devient musicien, il y a composition de la part du sujet seulement, et simplicité de la part de l'attribut; mais lorsque je dis qu'un homme non musicien devient un homme musicien, alors il y a composition de part et d'autre.14
#102. — Ensuite (190a9), il montre deux différences entre les membres de la division avancée. La première en est qu'en certaines des divisions qui précèdent, nous utilisons deux manières de parler, à savoir, que telle chose devient telle autre, et que telle chose est issue de telle autre. Nous disons, en effet, qu'un non-musicien devient musicien, et qu'un musicien est issu d'un non-musicien. Mais on ne parle pas de la sorte dans tous les cas; on ne dit pas, en effet, qu'un musicien est issu d'un non-musicien. Il introduit ensuite la seconde différence (190a9). Il dit que lorsqu'on attribue le devenir à deux termes simples, à savoir, à un sujet et à un opposé, l'un d'entre eux est permanent et l'autre n'est pas permanent. En effet, lorsqu'on est déjà devenu musicien, on demeure un homme, mais l'opposé, lui, ne demeure pas, que cet opposé soit négatif, comme non-musicien, ou privatif, ou contraire, comme amusicien. Le composé du sujet et de l'opposé ne demeure pas non plus; en effet, on ne demeure pas un homme non musicien une fois qu'on est devenu musicien. Pourtant, c'est bien à ces trois termes qu'on attribue le devenir; car on disait qu'un homme devient musicien, et qu'un non-musicien devient contexte précis de la production — fieri statuam — ou même dans celui de l'action — fieri musicum. On aura donc intérêt à recourir à la notion de devenir chaque fois que le contexte est plus commun que celui de la stricte production extérieure. — Ici, toutefois, factio est ajouté à generatio pour indiquer qu'on ne va pas s'intéresser qu'à la génération stricte, mais aussi à la génération accidentelle, ce qu'on pourrait ne pas comprendre tout de suite, du fait qu'Aristote fait entrer tout ce programme dans le seul mot génesiß (perì páshß genésewß). 14La composition latine de la dernière affirmation — depuis par contre — a une maladresse que je corrige. Littéralement: «Par contre, on signifie que l'un et l'autre — à savoir, à la fois ce qui devient, c'est-à-dire ce à quoi on attribue de devenir, et ce qu'il devient, c'est-à-dire ce à quoi se termine le devenir — deviennent comme un composé, lorsque nous disons qu'un homme non musicien devient musicien. Alors, en effet, il y a composition de la part du sujet seulement, et simplicité de la part de l'attribut; mais lorsque je dis qu'un homme non musicien devient un homme musicien, alors il y a composition de part et d'autre.» 18 musicien, et qu'un homme non musicien devient musicien. Parmi les trois, seulement le premier demeure, une fois complétée la production, et les deux autres ne demeurent pas.
#103. — Ensuite (190a13), il montre son propos avec la supposition de ce qui précède, à savoir, qu'en tout devenir naturel on trouve trois choses. À ce propos, il développe trois points: en premier, il énumère deux choses qu'on trouve en tout devenir naturel; en second (190a17), il prouve ce qu'il avait supposé; en troisième (190b10), il conclut son propos.
#104. — Il dit donc en premier qu'en supposant ce qui précède, si on veut regarder en tout ce qui se produit selon la nature, on admettra qu'il faut toujours introduire un sujet auquel on attribue le devenir. Et ce sujet, même s'il est un en nombre ou comme sujet, n'est cependant pas identique de nature ou de conception. En effet, quand on attribue à un homme de devenir musicien, cet homme est certes unique comme sujet, mais il est double de conception: car dans la conception qu'on en a, ce n'est pas la même chose que l'homme et le non-musicien. Il n'indique pas le troisième terme, toutefois, à savoir, que nécessairement dans une génération il y a quelque chose d'engendré, car cela est manifeste.
#105. — Ensuite (190a17), il prouve ce qu'il avait supposé: en premier, que le sujet auquel on attribue le devenir est double, quant à sa définition; en second (190a31), qu'il faut, en tout devenir, supposer un sujet. Il montre le premier point de deux manières. En premier, certes, du fait que, dans le sujet auquel on attribue le devenir, il y a quelque chose qui demeure et quelque chose qui ne demeure pas. En effet, ce qui n'est pas opposé au terme du devenir demeure, car l'homme demeure, quand il devient musicien, tandis que le non-musicien ne demeure pas, ni le composé de l'homme et du non-musicien. Et de là devient manifeste que l'homme et le non-musicien ne sont pas la même chose, pour leur définition, car l'un demeure et l'autre non.
#106. — En second (190a21), il montre la même chose d'une autre manière, car pour ce qui ne demeure pas on dit que «de telle chose est issue telle autre», plutôt que «telle chose devient telle autre» — quoique, cependant, cela aussi puisse se dire, mais non aussi proprement. Nous disons, en effet, que «d'un non-musicien est issu un musicien». Nous disons aussi qu'«un non-musicien devient musicien», mais c'est par accident, à savoir, pour autant que c'est celui qui par accident est non musicien qui devient musicien. Mais on ne parle pas de la sorte à propos de ce qui reste; en effet, nous ne disons pas que «d'un homme est issu un musicien», mais qu'«un homme devient musicien». Nous disons néanmoins parfois que «de telle chose est issue telle autre»; par exemple, nous disons qu'«une statue est issue d'airain»; mais cela est possible parce qu'avec le nom d'airain nous concevons non-figuré, de sorte qu'on le dit en raison de la privation conçue. En outre, bien que nous disions, à propos de ce qui demeure, que «de telle chose est issue telle autre», il reste que c'est plutôt à propos de ce qui ne demeure pas qu'on peut dire l'une et l'autre chose, à la fois que «telle chose devient telle autre» et que «de telle chose est issue telle autre», soit qu'on prenne l'opposé qui ne demeure pas, soit qu'on prenne le composé d'opposé et de sujet. Du fait donc que nous usions d'une manière différente de parler pour le sujet et pour l'opposé, il devient manifeste que le sujet et l'opposé, par exemple, homme et non-musicien, bien qu'ils soient la même chose quant à leur sujet, sont cependant deux choses quant à leur définition.
#107. — Ensuite (109a31), il montre l'autre chose qu'il avait supposée, à savoir, qu'en tout devenir naturel il doit y avoir un sujet. Cela, bien sûr, c'est au métaphysicien qu'il appartient de le prouver par raisonnement; aussi est-ce prouvé Métaphysique, VII, 7. Ici, néanmoins, il le prouve seulement par induction: en premier, à partir de ce qui devient; en second (190b5), à partir des manières de devenir. Il dit donc, en premier, que, comme c'est de plusieurs manières qu'on parle de devenir, le devenir, de manière absolue, c'est seulement le devenir de substances; on dit d'autres choses, plutôt, qu'elles deviennent sous un rapport. Cela, c'est parce que devenir implique commencer à être; aussi, pour qu'une chose devienne, absolument, il est requis qu'auparavant, elle n'était absolument pas, ce qui est le cas de ce qui devient substantiellement. En effet, ce qui devient homme, non seulement n'était pas homme auparavant, mais il est vrai de manière absolue de dire qu'il n'était pas; tandis que lorsqu'un 19 homme devient blanc, il n'est pas vrai de dire qu'auparavant il n'était pas, mais seulement qu'auparavant il n'était pas tel. Donc, pour ce qui devient sous un rapport, il manifeste que cela a besoin d'un sujet. En effet, la quantité et la qualité et les autres accidents auxquels appartient le devenir sous un rapport ne peuvent pas être sans sujet; car c'est seulement à la substance qu'il appartient de ne pas être dans un sujet. Par ailleurs, même pour les substances, si on y regarde bien, il est manifeste que leur devenir est issu d'un sujet; nous observons, en effet, que les plantes et les animaux sont issus d'une semence.
#108. — Ensuite (190b5), il montre la même chose par une induction à partir des manières de devenir. Il dit que, parmi les choses en devenir, certaines deviennent par transformation, comme la statue issue d'airain; d'autres deviennent par apposition, ainsi qu'il appert de tout ce qui augmente, comme un fleuve est issu de nombreux ruisseaux; d'autres encore deviennent par extraction, comme l'image de Mercure issue d'une pierre par sculpture; d'autres deviennent par composition, comme une maison; d'autres deviennent par altération, comme ce dont la matière s'altère, et ce, que le devenir en soit naturel ou artificiel. Or dans tous ces cas, il est manifeste que la chose est issue d'un sujet. Aussi devient-il manifeste que tout ce qui devient est issu d'un sujet. On doit remarquer, toutefois, qu'il a compté les choses artificielles avec celles qui deviennent de manière absolue — bien que les formes artificielles soient des accidents. C'est parce que les choses artificielles, d'une certaine manière, se trouvent dans le genre de la substance par leur matière. Ou bien c'est à cause de l'opinion des anciens, qui concevaient pareillement choses naturelles et artificielles, comme il sera dit au second livre.
#109. — Ensuite (190b10), il
conclut son propos. Il affirme qu'on a montré avec ce qu'on a dit que ce à quoi
on attribue le devenir est toujours composé. De plus, en tout devenir, il y a
ce à quoi se termine le devenir et ce à quoi on attribue le devenir, lequel est
double, à savoir, sujet et opposé; il en devient manifeste qu'en tout devenir
il intervient trois termes, à savoir, un sujet et un terme du devenir et son
opposé. Par exemple, lorsqu'un homme devient musicien, l'opposé est non-musicien,
et le sujet est homme, et musicien est le terme du devenir. Et
pareillement, dans les choses artificielles, l'absence de figure et de forme et
d'ordre sont des opposés, tandis que l'airain et l'or et les pierres sont des
sujets.
(190b17ss) 75. Si donc, pour les êtres
naturels, il y a des causes et des principes, dont elles tiennent l'être et le
devenir en premier, et non par accident, mais chacun selon ce qu'on le dit en
son essence, il est manifeste que tout devient en dépendance de son sujet et de
sa forme. L'homme musicien, en effet, est composé, d'une certaine manière,
d'homme et de musicien, car on résout les notions dans les notions des
éléments. Il est donc évident que ce qui devient en dépendance de ces
principes. 76. Le sujet, toutefois, est un numériquement, mais deux
spécifiquement. L'homme, en effet, l'or et, en général, la matière nombrable,
c'est surtout telle chose, et ce n'est pas par accident que ce qui devient en
dépendance de lui; par contre, la privation et la contrariété, c'est un
accident. La forme, elle, est une; par exemple, l'ordre ou la musique ou telle
autre des choses que l'on attribue ainsi. 77. C'est pourquoi il y a lieu de
dire que les principes sont d'un côté deux, de l'autre trois; et que d'un côté
ce sont les contraires — par exemple, si on nomme le musicien et l'amusicien,
ou le chaud et le froid, ou l'harmonieux et le disharmonieux —, mais de l'autre
non, car il est impossible que les contraires pâtissent l'un par l'autre.
Néanmoins, cette difficulté se résout elle aussi du fait qu'il y ait l'autre
principe, le sujet; celui-ci, en effet, n'est pas un contraire. De la sorte,
les principes ne sont pas plus nombreux que les contraires, d'une certaine
manière, mais deux, peut-on dire, numériquement; ils ne sont pas non plus
absolument deux, mais trois, en raison d'une différence entre leurs essences,
car l'essence n'est pas la même pour l'homme et pour l'amusicien, de même que
pour ce qui est privé de forme et pour l'airain. 78. Combien il y a de
principes, donc, pour la génération des choses naturelles, et comment il se
fait qu'il y en ait tant, voilà qui est dit. Il est évident, aussi, qu'il faut
que quelque chose serve de sujet aux 20 contraires et que les contraires soient
deux. Quoique d'une autre manière cela ne soit pas nécessaire, car l'un des
contraires sera assez, par son absence et sa présence, pour produire le
changement. 79. Quant à la nature qui sert de sujet, elle est connaissable par
analogie. En effet, la façon dont l'airain se rapporte à la statue, dont le
bois se rapporte au lit, dont la matière et l'informe se rapporte à quoi que ce
soit d'autre chose qui a forme, avant qu'il ne reçoive cette forme, voilà la
façon dont la nature dont nous parlons se rapporte à l'essence, à telle chose,
à l'être. Cette nature est donc un principe, bien qu'elle ne soit ni une, ni
être comme telle chose particulière; la forme en est un autre; et aussi son
contraire, sa privation. Comment ces principes font deux et comment ils font
plus, on l'a dit plus haut. 80. Ainsi donc, on a d'abord dit que seuls les
contraires sont principes, puis qu'il était nécessaire qu'autre chose serve de
sujet et que donc il y avait trois principes. D'après ce qu'on vient
d'expliquer, cela devient manifeste: quelle différence il y a entre les
contraires, et comment les principes se comportent l'un par rapport à l'autre,
et ce qu'est le sujet. Maintenant, est-ce la forme ou le sujet qui constitue
l'essence, ce n'est pas encore évident. Mais que les principes sont trois, et
comment ils sont trois, et de quelle manière chacun se présente, c'est évident.
Combien il y a de principes, donc, et quels ils sont, avec cela que ce soit
considéré comme établi.
#110. — Auparavant, le Philosophe a montré qu'en tout devenir naturel, on trouve trois termes; il montre ici, avec ce qui précède, combien il y a de principes de la nature. À ce propos, il développe deux points: en premier, il montre son propos; en second (191a15), il montre, sous forme de récapitulation, ce qui se trouve dit et ce qu'il reste à dire. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il montre trois principes de la nature; en second (191a8), il les manifeste. Sur le premier point, il en développe trois autres: en premier, il montre la vérité sur les principes de la nature; en second (190b29), avec la vérité ainsi montrée il résout les difficultés antérieures sur les principes; en troisième (191a3), étant donné que les anciens ont dit que ce sont les contraires les principes, il montre si toujours des contraires sont requis, ou non. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il montre qu'il y a deux principes par soi de la nature; en second (190b23), il montre qu'il y a par accident un troisième principe de la nature.
#111. — Sur le premier point, il use d'un raisonnement comme suit: les principes et les causes des choses naturelles, on dit que ce sont les choses desquelles leur être et leur devenir dépendent par soi, et non par accident; or tout ce qui devient est et devient en dépendance de son sujet et de sa forme; donc, ce sont son sujet et sa forme qui constituent les causes et principes par soi de tout ce qui devient par nature. Que par ailleurs ce qui devient par nature devient en dépendance de son sujet et de sa forme, il le prouve de la manière suivante. Les éléments en lesquels se résout la définition d'une chose se trouvent à composer cette chose. En effet, toute chose se résout en les éléments dont elle est composée; or la notion de ce qui devient par nature se résout en son sujet et sa forme: la notion d'un homme musicien, par exemple, se résout en la notion de l'homme et la notion du musicien; si, en effet, on veut définir l'homme musicien, il faut qu'on fournisse la définition de l'homme et du musicien. Donc, ce qui devient par nature est et devient en dépendance de son sujet et de sa forme. On doit noter, de plus, qu'ici Aristote entend rechercher les principes non seulement du devenir, mais aussi de l'être; aussi est-ce à dessein qu'il dit «desquels en premier on est et devient». Il dit aussi «desquels en premier», c'est-à-dire par soi et non par accident. Les principes par soi, donc, de tout ce qui devient par nature, ce sont son sujet et sa forme.
#112. — Ensuite (190b23), il ajoute le troisième principe par accident. Il dit que, bien que le sujet soit unique en nombre, il est cependant double en espèce et en notion, comme on a dit plus haut (#104); car l'homme et l'or et toute matière comporte un certain nombre. Il y a là lieu de regarder le sujet même, qui est positivement quelque chose, en dépendance de quoi une chose devient par soi et non par 21 accident: par exemple, ce qui est un homme et de l'or; puis il y a aussi lieu, là, de regarder ce qui lui appartient par accident, à savoir, une contrariété et une privation: par exemple, l'absence de musique et de figure. Le troisième principe, quant à lui, est l'espèce ou la forme, comme son agencement est la forme d'une maison, ou la musique celle d'un homme musicien, ou l'une des autres choses que l'on attribue de cette manière. Ainsi donc, sa forme et son sujet sont les principes par soi de ce qui devient par nature, tandis que la privation ou le contraire en est le principe par accident, dans la mesure où il appartient par accident au sujet. Par exemple, nous disons que son constructeur est la cause active par soi d'une maison, tandis qu'un musicien n'est que la cause active par accident d'une maison, pour autant qu'il appartient par accident à son constructeur d'être musicien. De même aussi, l'homme concerné est la cause par soi, comme sujet, d'un homme musicien, tandis que sa qualité de non-musicien en est la cause et le principe par accident.
#113. — On pourrait toutefois objecter qu'une privation n'appartient plus par accident au sujet, une fois qu'il est sous la forme, et qu'alors la privation n'intervient pas comme principe par accident de l'être. Aussi doit-on répliquer que la matière ne va jamais sans privation; quand elle comporte une forme, en effet, c'est avec la privation de la forme opposée. Aussi, tant qu'est en devenir ce qui devient — par exemple, un homme musicien —, il y a en son sujet, tant qu'il ne détient pas encore la forme, la privation de la musique même; et c'est pourquoi le non-musicien intervient comme principe par accident de l'homme musicien en devenir. Mais une fois que la forme lui est advenue, s'adjoint à lui la privation de la forme opposée; et alors cette privation de la forme opposée intervient comme principe par accident dans son être. Il appert donc que, d'après l'intention d'Aristote, la privation que l'on introduit comme principe de la nature par accident n'est pas une aptitude à la forme, ni un commencement de la forme, ni un principe actif imparfait, comme certains le disent, mais l'absence même de la forme, ou le contraire de la forme, absence qui appartient par accident au sujet.
#114. — Ensuite (190b29), il résout toutes les difficultés antérieures à l'aide de la vérité établie. Aussi conclut-il de ce qui précède que d'une certaine manière on doit dire qu'il y a deux prncipes, à savoir, par soi; et d'une autre manière trois, si on compte le principe par accident avec les principes par soi. Et que d'une certaine manière, ce sont les contraires les principes; par exemple, si on prend le musicien et le non-musicien, le chaud et le froid, l'harmonieux et le disharmonieux; et que d'une autre manière, les contraires ne sont pas des principes, à savoir, si on les prend sans leur sujet, car des contraires ne peuvent pas se souffrir l'un l'autre, à moins de résoudre la difficulté du fait de supposer un sujet aux contraires, en raison duquel ils se souffrent l'un l'autre. Il conclut ainsi que les principes ne sont pas plus nombreux que les contraires, mais sont seulement deux par soi. Toutefois, il ne sont pas non plus tout à fait deux, car l'un d'eux diffère essentiellement; le sujet, en effet, est double de notion, comme on l'a dit. De la sorte, il y a trois principes, car l'homme et le non-musicien, et l'airain et l'absence de figure diffèrent de notion. Il appert donc, de la sorte, que les développements antérieurs qui s'attaquaient à l'une et l'autre contradictoires étaient en partie vrais, mais pas tout à fait.
#115. — Ensuite (191a3), il montre de quelle manière deux contraires sont nécessaires et de quelle manière non. Il dit qu'il est manifeste, avec ce qu'on a dit, combien il y a de principes en rapport à la génération des choses naturelles, et de quelle manière il y en a tant. On a montré, en effet, qu'il en faut deux qui soient contraires, dont l'un est principe par soi et l'autre par accident; et que quelque chose serve de sujet pour les contraires, lequel sujet est aussi principe apr soi. Mais d'une manière, l'autre contraire n'est pas nécessaire à la génération; il suffit parfois, en effet, de l'un des contraires pour par son absence et sa présence produire le changement.
#116. — À l'évidence de cela on doit savoir que, comme il sera dit au cinquième livre, il y a trois espèces de changement, à savoir, la génération et la corruption et le mouvement. En voici la différence: le mouvement va d'un terme affirmé à un autre terme affirmé, par exemple, du blanc au noir, tandis que la génération va d'un terme nié à ce terme affirmé, par exemple, du non-blanc au blanc, ou du non-homme à l'homme, et que la corruption va d'un terme affirmé à ce terme nié, par exemple, du blan au non-blanc, ou de l'homme au non-homme. Il appert donc ainsi qu'on requiert dans le mouvement 22 deux contraires et un seul sujet; par contre, dans la génération et dans la corruption, on requiert la présence d'un contraire puis son absence, qui est sa privation. Par ailleurs, la génération et la corruption sont conservées dans le mouvement. En effet, ce qui est mû du blanc au noir se corromp comme blanc et devient noir. Ainsi donc, en tout changement naturel, on requiert sujet et forme et privation. Par contre, la notion de mouvement n'est pas conservée en toute génération et corruption, comme il appert dans la génération et la corruption des substances. Aussi, le sujet et la forme et la privation sont conservées en tout changement, mais non le sujet avec deux contraires.
#117. — On trouve aussi cette opposition dans les substances, où on a le premier genre, mais non l'opposition de contrariété. En effet, les formes substantielles ne sont pas contraires les unes aux autres, bien que les différences, dans le genre de la substance, soient contraires, pour autant que l'une se prend avec la privation de l'autre, comme il appert pour l'animé et l'inanimé.
#118. — Ensuite (191a8), il manifeste les principes introduits. Il dit que la nature qui sert en premier de sujet au changement, c'est-à-dire la matière première, ne peut se connaître par elle-même, puisque tout ce qu'on connaît se connaît par sa forme, alors que la matière première se regarde comme sujette à toute forme. On la connaît plutôt par analogie, c'est-à-dire suivant une proportion. En effet, nous savons que le bois est autre chose que la forme de la scie et du lit, parce qu'il est tantôt sous une forme tantôt sous une autre. Comme donc nous observons que ce qui est de l'air devient parfois de l'eau, il faut dire qu'il y a quelque chose qui existe sous forme d'air qui parfois est sous forme d'eau; et ainsi cela est autre chose que la forme de l'eau et autre chose que la forme de l'air, comme le bois est autre chose que la forme de la scie et autre chose que la forme du lit. Ce qui, donc, se rapporte aux substances naturelles elles-mêmes comme l'airain se rapporte à la statue et le bois au lit, et n'importe quel matériel informe à la forme, c'est cela que nous appelons matière première. Voilà donc un principe de la nature, qui n'est pas un comme telle chose, c'est-à-dire comme un individu que l'on pointe, de sorte qu'il aurait déjà forme et unité en acte, mais qu'on désigne comme être et comme un dans la mesure où il est en puissance à une forme. Un autre principe est la notion ou forme, et le troisième est la privation qui contrarie cette forme. Comment ces principes sont deux et comment ils sont trois, on l'a dit auparavant (#114).
#119. — Ensuite (191a15), il
résume ce qui a été dit, et il montre ce qu'il reste à dire. Il dit donc qu'on
a dit auparavant que des contraires sont les principes, et ensuite que quelque
chose leur sert de sujet, de sorte qu'il y a trois principes. Avec ce qu'on a
déjà dit, cela devient manifeste quelle différence il y a entre les contraires:
que l'un est principe par soi et l'autre par accident. En outre, on a dit
comment les principes se rapportent les uns aux autres: que le sujet et le
contraire ne sont qu'une chose, numériquement, mais deux, rationnellement. De
plus, on a dit aussi ce qu'est le sujet, pour autant qu'on a pu le manifester.
Mais on n'a pas encore dit qu'est-ce qui est davantage substance, si c'est la
forme ou la matière; on le dira, de fait, au début du second livre. Mais on a
dit qu'il y a trois principes, et comment, et quel est leur manière. Et enfin,
il conclut son intention principale, à savoir, qu'il est manifeste maintenant
combien il y a de principes et quels ils sont.
(192b8-193a10) 92. Parmi les êtres, en
fait, les uns existent par leur nature1, les autres par d'autres causes; par
leur nature, ce sont les animaux et leurs parties, les plantes et les corps
simples, comme la terre, le feu, l'air et l'eau. Ces êtres, en effet, et ceux
de même sorte, nous disons qu'ils existent par nature. Or, tous les êtres que
nous venons de nommer diffèrent manifestement de ceux dont la constitution
n'est pas due à leur propre nature. Tous les êtres dus à une nature, en effet,
ont manifestement en eux-mêmes le principe de leur mouvement et de leur repos,
les uns quant au lieu, les autres quant à l'augmentation et à la diminution,
d'autres encore quant à l'altération. Au contraire, un lit et un manteau, et
tout autre genre tel que s'y rencontre chaque attribution dans la mesure où
elle est due à l'art, ne détiennent aucune impulsion innée au changement; ils
n'en ont que dans la mesure où, par accident, ils sont en pierre ou en terre ou
en quelque mélange de ces éléments. 93. Une nature, par conséquent, est un
principe et une cause de mouvement et de repos en ce en quoi elle se trouve en
premier, par soi et non par accident. 93bis. Je dis non par accident,
parce qu'on pourrait, étant médecin, devenir pour soi-même cause de guérison.
Pourtant, ce ne serait pas pour autant qu'on guérirait qu'on détiendrait la
médecine; ce serait plutôt par accident que le même serait médecin et
guérirait; c'est pourquoi aussi ces caractères ont souvent des sujets
distincts. Il en va pareillement aussi de chacune des autres choses fabriquées;
car aucune d'elles ne détient en elle-même le principe de sa fabrication. Au
contraire, certaines le trouvent en des agents extérieurs: c'est ce qui arrive
avec une maison, par exemple, et avec tout objet issu du travail de la main.
D'autres, toutefois, ont bien en elles un principe de mouvement, mais non par
elles-mêmes: ce sont toutes celles qui deviennent par accident causes pour
elles-mêmes. Une nature, donc, c'est ce que nous avons dit. 94. Possède une
nature, par ailleurs, tout ce qui possède un tel principe. Et tout être tel
est une substance, car la nature est toujours une espèce de sujet et dans un
sujet. 95. En outre, c'est tout être tel qui est conforme à une nature,
ainsi que tout ce qui lui appartient par soi: par exemple, pour le feu, se
porter vers le haut; cela, en effet, n'est pas la nature du feu; cela n'en a
pas non plus la nature; mais cela est dû à sa nature et conforme à sa nature.
Ce qu'est une nature2, voilà qui est dit, ainsi que ce que c'est d'être à
cause d'une nature et conforme à une nature. 96. Quant à essayer de
démontrer que des natures existent3, ce serait ridicule; il est manifeste, en
effet, qu'il y a beaucoup d'êtres comme on a décrit. Or démontrer le manifeste
par l'obscur, c'est le fait de qui n'est pas capable de discerner ce qui est
connaissable par soi et ce qui ne l'est pas. Qu'on puisse être affecté de ce
défaut, le constat n'en est pas trop difficile; c'est ainsi qu'un aveugle de 1Fúsei. On traduit généralement par nature. Le
problème, en français, c'est que cela jette automatiquement le lecteur dans un
contresens. Aristote, en effet, s'apprête à définir la nature comme un principe
interne à chaque chose qui en dépend, alors que chaque fois qu'on parle
de la nature comme d'une cause, on est porté à se la représenter comme
un mégapersonnage extérieur, qui englobe tous les êtres naturels, en quelque
sorte. — Quand Aristote ou Thomas d'Aquin parlent de la nature, ils
renvoient sur un mode universel à la nature distincte présente en chaque chose
naturelle; quand un lecteur français entend parler de la nature comme
cause, il pense, sur un mode collectif, lui, à une grande puissance qu'il
conçoit plutôt comme extérieure aux choses naturelles individuelles. Pour
éviter ce contresens, je traduirai plus concrètement en renvoyant à une nature,
pour chaque chose, à sa nature, plutôt qu'à la nature. 2"H fúsiß. L'article défini renvoie ici à
l'universel, c'est-à-dire, à la notion abstraite de ce qu'ont en commun les
natures individuelles présentes dans les êtres individuels particuliers, non à
une supernature qui leur serait extérieure. Voir supra, note 1,
pour la justification de la traduction une nature. 3"Wß d'7stin ] fúsiß. La traduction
plurielle se justifie de la même façon. Voir supra, notes 1 et 2. 2
naissance pourrait bien raisonner sur les couleurs. Le discours de pareilles
gens, par suite, porte nécessairement sur les mots et ne représente rien4.
#141. — Auparavant, au premier
livre, le Philosophe a traité des principes des choses naturelles; il traite
ici des principes de la science naturelle. Or ce qu'il faut connaître en premier,
dans une science, c'est son sujet et le moyen par lequel elle démontre. Aussi
ce second livre est-il divisé en deux parties: dans la première, Aristote
établit sur quoi porte la considération de la science naturelle; dans la
seconde (194b16), il établit de quelles causes elle démontre. La première
partie se divise en deux autres : dans la première, il montre ce qu'est une
nature; dans la seconde (193b22), de quoi traite la science naturelle. La
première partie se divise en deux autres : dans la première, il montre ce
qu'est une nature; dans la seconde (193a10), de combien de manière on
l'attribue. La première partie se divise en deux autres : dans la première, il
montre ce qu'est une nature; dans la seconde (193a4), il exclut l'intention de
gens qui s'essaient à démontrer que des natures existent. Sur le premier point,
il en développe deux autres : il manifeste, en premier, ce qu'est une nature;
en second (192b32), ce qu'on dénomme à partir d'une nature. Sur le premier
point, il en développe trois autres : en premier, il enquête sur la définition
d'une nature; en second (192b21), il la conclut; en troisième (192b23), il
explique la définition elle-même.
#142. — Il dit donc, en premier,
qu'entre tous les êtres, nous disons que certains existent par leur nature, et
d'autres par d'autres causes, par exemple, par art ou par hasard. Nous disons
qu'existent par leur nature tous les animaux, et leurs parties, comme leur
chair et leurs os, et aussi les plantes et les corps simples, à savoir, les
éléments qui ne se résolvent pas à des corps antérieurs : la terre, par
exemple, et le feu, l'air et l'eau; on dit, de fait, que ceux-là et tous leurs
pareils existent par leur nature. Aussi, tous ceux-là diffèrent de ceux qui
n'existent pas par leur nature du fait que tous les êtres de la sorte semblent
bien détenir en eux le principe de quelque mouvement et repos : certains en
rapport au lieu, comme les êtres lourds et les légers, et aussi les corps
célestes; d'autres en rapport à l'augmentation et à la diminution, comme les
animaux et les plantes; et d'autres en rapport à l'altération, comme les corps
simples et tous ceux qui sont composés d'eux. Par contre, les êtres qui
n'existent pas par leur nature, comme un lit, un vêtement et autres semblables,
qui reçoivent une attribution de la sorte en ce qu'ils sont dus à l'art, ne
détiennent en eux-mêmes le principe d'aucun changement, sauf par accident, à
savoir, pour autant que la matière et la substance des corps artificiels sont
des choses naturelles. Ainsi donc, pour autant qu'il appartient par accident
aux artefacts de se trouver en fer ou en pierre, ils détiennent une espèce de
principe de mouvement en eux-mêmes, mais ce n'est pas en tant qu'ils sont des
artefacts; le couteau, par exemple, détient en lui le principe d'un mouvement
vers le bas, mais ce n'est pas en tant que c'est un couteau, c'est en tant
qu'il est en fer.
#143. — Pourtant, il ne semble
pas vrai que pour tout changement des choses naturelles le principe du
mouvement se trouve en ce qui est mû. En effet, dans l'altération et la
génération des corps simples, le principe tout entier du mouvement semble bien
venir d'un agent extrinsèque. Par exemple, quand l'eau se réchauffe, ou que
l'air se change en feu, le principe du changement vient d'un agent extérieur.
Certains répliquent que même dans des changements de la sorte le principe actif
du mouvement est en ce qui est mû, qu'il n'y est pas parfait, certes, mais
imparfait, et qu'il assiste l'action de l'agent extérieur. Ils soutiennent, en
effet, qu'il se trouve dans la matière une espèce de commencement de forme,
dont ils disent que c'est une privation — ce troisième principe d'une nature —,
et que c'est à partir de ce principe intrinsèque que l'on appelle naturelles
les générations et les altérations des corps simples. 4'Anágkh toîß toioútoiß perì tôn önomátwn eºnai tòn lógon, noeîn dè mhdén.
3 Mais il ne peut en être ainsi. En effet, rien n'agit sinon pour autant qu'il
est en acte. Alors, le commencement de forme auquel on a fait allusion, comme
ce n'est pas un acte, mais une espèce d'aptitude à un acte, ne peut pas être un
principe actif. À part cela, même s'il était une forme complète, il n'agirait
pas en son sujet pour l'altérer, car ce n'est pas la forme qui agit, mais le
composé, lequel ne peut pas s'altérer lui-même, à moins qu'il n'y ait en lui
deux parties, dont l'une altère et l'autre soit altérée.
#144. — Aussi doit-on dire,
plutôt, que le principe de leur mouvement se trouve dans les choses naturelles
de la manière dont le mouvement leur convient. Pour celles auxquelles il
convient de mouvoir, donc, il y a en elles un principe actif de mouvement,
tandis que pour celles auxquelles il appartient d'êtres mues, il y a en elles
un principe passif, lequel est leur matière. Et ce principe, bien sûr, pour
autant qu'il détient une puissance naturelle5 à ce type de forme et de
mouvement, fait que le mouvement soit naturel. C'est pour cette raison que les
générations6 des choses artificielles ne sont pas naturelles; en effet, bien
que leur principe matériel soit en ce qui se trouve engendré7, il ne détient
cependant pas une puissance naturelle à pareille forme. C'est ainsi que même le
mouvement local des corps célestes est naturel, bien qu'il soit dû à un moteur
séparé, dans la mesure où, dans le corps même du ciel, il se trouve une
puissance naturelle à pareil mouvement. Dans les corps lourds et légers, par
contre, il y a un principe formel de leur mouvement. Un principe formel de la
sorte, cependant, ne peut pas se désigner comme la puissance active de laquelle
relève pareil mouvement; il est compris, plutôt, sous la puissance passive; la
gravité, en effet, n'est pas, dans la terre, un principe de ce qu'elle meuve,
mais davantage de ce qu'elle soit mue. C'est que de même que les autres
accidents suivent la forme essentielle, de même aussi le lieu, et par
conséquent le fait d'être mû vers un lieu. Toutefois, il n'en va pas de sorte
que le moteur soit la forme naturelle; plutôt, le moteur, c'est ce qui engendre
cette chose, et qui lui donne une forme de nature à ce que pareil mouvement
s'ensuive.
#145. — Ensuite (192b21), à
partir de ce qui précède, il conclut la définition de toute nature de la façon
suivante: les choses naturelles diffèrent des choses non naturelles du fait
qu'elles ont une nature; or elles ne diffèrent des choses non naturelles que
par le fait d'avoir en elles-mêmes le principe de leur mouvement; donc, une
nature n'est rien d'autre qu'un principe de mouvement et de repos en ce en quoi
elle est en premier et par soi et non par accident. C'est principe, et
non quelque chose d'absolu, qu'on met dans la définition de la nature, à titre
de genre, parce que le nom de nature implique une relation de principe.
En effet, on dit que naissent les êtres qui sont engendrés en se
trouvant unis à celui qui les engendre, comme il appert dans les plantes et
dans les animaux; c'est pour cela que le principe de leur génération ou de leur
mouvement se nomme nature. Par conséquent, ils se rendent ridicules,
ceux qui, dans l'idée de corriger la définition d'Aristote, se sont efforcés de
définir nature par quelque chose d'absolu, en disant qu'une nature est
une force innée des choses8, ou quelque chose de la sorte. On dit par ailleurs principe
et cause pour marquer que toute nature n'est pas de la même manière
principe de tous les mouvements en ce qui est mû, mais de manières différentes,
comme on l'a dit. On ajoute de mouvement et de repos, parce que les
choses qui sont naturellement mues vers un lieu se reposent de même, ou encore
plus naturellement, en ce lieu: en effet, le feu se meut naturelle- 5Il est
difficile de décrire la différence entre la capacité — le principe passif — que
détient la matière en vue de la forme dont la revêt un agent naturel et celle
qui l'habilite à recevoir la forme imposée par un artisan. En la qualifiant de
naturelle, Thomas d'Aquin donne plutôt l'impression de répéter ce qu'il s'agit
de définir. Il faut entendre ici ce naturelle au sens différent de prochaine.
Car c'est ce qui nous frappe tout de suite, que la capacité à la forme
naturelle est déjà là, tandis que celle à la forme artificielle demande à être
ajoutée, préparée, complétée, et que malgré cela même la réception de la forme
artificielle demandera une espèce de violence — scier, clouer, par exemple —
qu'on n'observe pas dans un mouvement naturel. 6Factiones. Il est
difficile de parler de devenir, pour les artefacts. On lirait plus
facilement production ; mais il s'agit de leur entrée dans l'existence,
et on garde mieux le lien avec le contexte en traduisant avec un mot assez
commun pour recouvrir aussi l'entrée en existence des choses naturelles. 7In
eo quod fit. Même remarque. 8Vis insita rebus. 4 ment vers le haut
parce qu'il s'y trouve naturellement; or ce pourquoi chaque chose est telle est
luimême davantage tel. On ne doit cependant pas comprendre qu'en tout ce qui
est mû naturellement sa nature soit aussi un principe de repos, car un corps
céleste est naturellement mû, certes, mais il ne se repose pas naturellement;
cette précision est ajoutée seulement pour autant que certaine nature est non
seulement principe de mouvement, mais aussi de repos. Il précise aussi en
quoi elle est, à la différence des artefacts, où il n'y a mouvement que par
accident. Il ajoute en premier, parce que la nature, même si elle est le
principe du mouvement des composés, ne l'est cependant pas en premier. Par
suite, que l'animal soit mû vers le bas, cela n'est pas dû à la nature de
l'animal en tant que c'est un animal, mais à la nature de son élément dominant.
Pourquoi, enfin, il ajoute par soi et non par accident, il l'explique
ensuite (192b23). C'est qu'il arrive parfois qu'un médecin soit pour lui-même
la cause de sa guérison9; et alors le principe de sa guérison est en lui, mais
par accident; aussi le principe de la guérison, en lui, n'est pas sa nature. En
effet, ce n'est pas en tant qu'il guérit qu'il détient la médecine, mais en
tant qu'il est médecin; or c'est par accident que c'est le même qui est médecin
et qui est guéri; car il est guéri pour autant qu'il est malade. Aussi, comme
c'est par accident que les deux sont réunis, ils sont parfois aussi séparés par
accident, car il est possible que ce soit une personne le médecin et une autre
le malade qui est guéri. Par contre, le principe d'un mouvement naturel se
trouve dans le corps naturel qui est mû en tant qu'il est mû; en effet, c'est
en tant que le feu a de la légèreté qu'il se porte vers le haut. Et cela ne
peut pas se trouver séparé l'un de l'autre, de sorte que ce soit un corps qui
soit mû vers le haut et un autre qui soit léger; c'est au contraire toujours le
même et unique. Or comme il en va du médecin qui guérit, ainsi en va-t-il de
tous les artefacts. Car aucun d'eux n'a en lui le principe de son devenir10: au
contraire, certains des devenirs qui lui arrivent sont dûs à un agent
extérieur11, comme la construction pour une maison et leur production pour les
objets faits à la main; et d'autres sont dus à un principe intrinsèque, mais
par accident, comme on a dit. Et ainsi, on a dit ce qu'est une nature.
#146. — Ensuite (192b32), il
définit ce que l'on dénomme à partir de sa nature. Il dit que les êtres qui
possèdent une nature sont ceux qui détiennent en eux-mêmes le principe de leur
mouvement. Et tout ce qui est sujet à une nature est tel12, car une nature est
un sujet, pour autant qu'on appelle nature une matière, et elle est en un
sujet, pour autant qu'on appelle nature une forme.
#147. — Ensuite (192b35), il
explique ce que c'est d'être conforme à une nature. Il dit qu'on appelle
conformes à leur nature tant les sujets dont l'être est dû à leur nature que
même les accidents qui leur appartiennent et qui sont causés par un principe de
la sorte; par exemple, se porter vers le haut n'est pas la nature même du feu,
ni quelque chose qui a une nature, mais cela est causé par une nature. Voici
donc qu'on a dit qu'est-ce qu'une nature, et qu'est-ce qui possède nature, et
qu'est-ce d'être conforme à une nature.
#148. — Ensuite (193a4), il
exclut la présomption de gens qui veulent démontrer qu'il existe des natures.
Il affirme qu'il est ridicule d'essayer de démontrer qu'il existe des natures,
puisqu'il est manifeste au sens que bien des choses sont dues à une nature,
ayant en elles le principe de leur mouvement. Vouloir démontrer du manifeste
par du non manifeste, cela appartient à qui ne peut juger qu'estce qui est
connu par soi et qu'est-ce qui n'est pas connu par soi; en effet, quand on veut
démontrer ce qui est connu par soi, on en use comme s'il n'était pas connu par
soi. Que cela puisse arriver à certains est manifeste; en effet, un aveugle de
naissance raisonne parfois sur les couleurs. Pareilles gens, cependant, ne se
servent pas de fait de connu par soi comme principe, car ils ne tiennent pas
l'intelligence de la chose dont ils parlent; ils se servent au contraire
seulement de noms. C'est que 9Sanitatis, santé. Comme son
correspondant grec ‡”gieía, sanitas a
aussi le sens de guérison, qu'impose le présent contexte. C'est pourquoi on
trouvera plutôt sanationis, dans les lignes qui suivent. 10Factionis.
Le contexte prend plus d'extension, ici, et couvre tout changement dont est
susceptible un artefact: sa production comme son usure, son déplacement, tout
ce qui lui arrive, par art ou par accident. 11Quaedam eorum fiunt ab
extrinseco. 12Talia sunt omnia subiecta naturae. Thomas d'Aquin
commente ici ce que Moerbeke a traduit: Sunt haec omnia subiecta. Mais
la lettre d'Aristote parlait de substance, non de sujet : 7sti pánta taûta oüsía. 5 notre connaissance
origine du sens; alors, à qui manque un sens manque aussi la science
correspondante. Aussi, les aveugles-nés, qui n'ont jamais perçu la couleur, ne
peuvent comprendre quoi que ce soit aux couleurs; c'est ainsi qu'ils usent de
choses non connues comme si elles étaient connues. Or qu'il existe des natures,
cela est connu par soi, dans la mesure où les choses naturelles sont manifestes
au sens. Mais ce qu'est la nature de chaque chose, ou qu'elle soit principe de
son mouvement, cela n'est pas manifeste. Aussi appert-il par cela que c'est
irrationnellement qu'Avicenne s'est efforcé de réprouver le dire d'Aristote, et
a voulu que ce puisse être démontré qu'il existe des natures, quoique non par
le naturaliste, parce qu'aucune science ne prouve ses principes. Au contraire,
l'ignorance des principes qui meuvent n'empêche pas que ce soit par soi connu
qu'il existe des natures, comme on a dit.
(193a10-193b21) 193a10 97. À certains, la
nature et l'essence des êtres qui existent à cause de leur nature semble être
ce qui se trouve en premier en eux et qui en soi est informe; par exemple, la
nature du lit, ce serait le bois, et de la statue, l'airain. Un signe en est,
dit Antiphon, que si l'on enfouit un lit et que la putréfaction ait la force de
faire pousser un rejeton, ce n'est pas un lit qui sera engendré, mais du bois;
par conséquent, il y a dans la chose ce qui s'y trouve par accident, sa
disposition suivant la loi et l'art, tandis que son essence, c'est ce qui
demeure tout en subissant continuellement ces variations de disposition. Et si,
pour chacun des êtres, son aspect plus permanent retrouve la même relation avec
autre chose, comme l'airain et l'or en rapport à l'eau et les os et le bois en
rapport à la terre, et pareillement n'importe quelle autre, les dernières
seront la nature et l'essence des premières. C'est pourquoi les uns disent que
le feu, d'autres que la terre, d'autres que l'air, d'autres que l'eau, d'autres
que plusieurs d'entre eux, d'autres qu'eux tous constituent la nature des
êtres. En effet, celui d'entre eux qu'ils adoptent, que c'en soit un que c'en
soient plusieurs, ils disent que celui-là, à lui seul ou à eux tous, constitue
l'essence universelle, tandis que tout le reste n'en est que les affections,
habitus et dispositions. Et chacun d'eux serait éternel, car il n'y aurait pas
de changement pour eux hors d'euxmêmes, tandis que le reste subirait à l'infini
génération et corruption. D'une manière, donc, on attribue ainsi d'être la
nature d'une chose à la première matière qui sert de sujet à chacun des êtres
qui détiennent en eux-mêmes le principe de leur mouvement et de leur
changement. 193a30 98. Mais, d'une autre manière, c'est à la forme et à
l'espèce qu'on attribue d'être la nature, à l'espèce qui répond à sa
définition13. De même, en effet, qu'on attribue d'être l'art que comporte une
chose à ce qu'elle a de conforme à un art et de technique, de même aussi on
attribue d'être sa nature à ce qu'une chose a de conforme à une nature et de
naturel. Or dans le premier cas, nous ne dirions pas qu'une chose a quoi que ce
soit de conforme à un art, s'il s'agit d'un lit seulement en puissance, qui ne
possède pas encore la forme d'un lit14, ni qu'il y a là de l'art. Il en va de
même pour ce qui se trouve constitué naturellement: en effet, la chair ou l'os
en puissance n'ont pas encore leur propre nature ni même n'existent encore
grâce à leur nature, avant de recevoir leur forme, celle qui répond à sa
définition, celle que nous énonçons quand nous définissons ce qu'est de la
chair ou de l'os. Par suite, de cette autre manière, pour ce qui détient en soi
le principe de son mouvement, sa nature serait sa forme et son espèce, laquelle
n'est pas séparable de sa matière, sauf pour sa conception15. Cependant, le
composé issu d'elles, n'est pas une nature, mais existe à cause d'une nature;
l'homme, par exemple. En outre, la forme d'une chose est davantage sa nature
que ne l'est sa matière; car on attribue l'être à une chose plutôt quand elle
est tout à fait en acte que quand elle est en puissance. 193b8 99. En outre,
c'est un homme qui est issu d'un homme, mais pas un lit d'un lit. C'est
pourquoi ils disent que ce n'est pas sa figure sa nature, mais le bois, car,
par bourgeonnement, il ne naîtrait pas un lit, mais du bois. Pourtant, s'il
s'agit là d'art, la forme est bien nature, puisque c'est un homme qui naît d'un
homme. 13"H morfÀ kaì tò eºdoß tò katà tòn
lógon. 14Tò eºdoß têß klínhß. 15Oü cwristòn œn äll' « katà tòn lógon. 6 193b12
100. En outre, la nature, dite au sens de naissance, est une voie vers la
nature proprement dite16. Ce n'est pas comme pour la médication17, dont on ne
parle pas comme d'une voie vers la médecine, mais vers la santé, car
nécessairement la médication est issue de la médecine et non pas orientée vers
la médecine. Mais ce n'est pas ce rapport qu'il y a entre nature et nature; au
contraire, il s'agit, pour ce qui naît, en tant même qu'il naît, d'aller vers
autre chose. Vers quoi donc se tourne ce qui naît? Pas vers son origine, mais
vers son résultat. C'est donc la forme d'une chose qui est sa nature. 193b18
101. C'est toutefois de deux manières qu'on attribue ainsi d'être la forme et la
nature, car même la privation est de quelque façon forme. Toutefois, si la
privation intervient encore ou non comme contraire dans la génération absolue,
on devra l'examiner plus tard.
#149. — Auparavant, le Philosophe
a montré ce qu'est une nature; il montre ici de combien de façon on parle de
nature. En premier, il montre qu'on parle de nature à propos de la matière
d'une chose; en second (193a30), qu'on en parle à propos de sa forme. Sur le
premier point, on doit savoir que les philosophes naturels anciens, incapables
de parvenir jusqu'à la matière première, comme on l'a dit plus haut (#108),
introduisaient un corps sensible comme matière première de toutes choses; par
exemple, le feu, ou l'air, ou l'eau. Il s'ensuivait que toutes les formes advenaient
à une matière comme déjà en acte, comme cela se passe avec les artefacts; en
effet, la forme du couteau advient à du fer déjà en acte. Aussi se
faisaient-ils, sur les formes naturelles, une opinion semblable à celle qu'ils
avaient sur les formes artificielles. Aristote dit donc, en premier, que
certains sont d'avis que l'essence18 et la nature des choses naturelles, c'est
ce qui se trouve en premier en chacune, et qui, regardé en soi, est informe.
Comme si nous disions que la nature d'un lit est du bois, et que la nature
d'une statue est de l'airain; car il y a du bois dans un lit, et, regardé en
soi, il n'est pas formé. Antiphon en donnait comme signe que si on mettait un
lit en terre, et que son bois, en pourrissant, avait le pouvoir de faire germer
quelque chose, ce qui se trouverait engendré ne serait pas un lit, mais du
bois. Étant donné que l'essence est ce qui demeure, et qu'il appartient à une
nature d'engendrer du semblable à elle, il concluait que toute disposition qui
suit une loi de raison ou un art est un accident, tandis que tout ce qui
demeure est l'essence, laquelle subit continuellement le changement de ce type
de dispositions. Il supposait donc que les formes des choses artificielles sont
des accidents, et que c'est leur matière qui est leur essence. Ceci fait, il
admettait une autre proposition: la manière dont le lit et la statue se
rapportent à l'airain et au bois, c'est la même aussi dont chacun de ces
derniers se rapporte à autre chose comme à sa matière. Par exemple, l'airain et
l'or se rapportent ainsi à l'eau — car la matière de tout ce qui peut se
liquéfier semble bien être de l'eau; les os et le bois se rapportent ainsi à la
terre; et il en va pareillement de chacune des autres choses naturelles. De là
il concluait que ces matériaux qui demeurent sous les formes naturelles sont
leur nature et leur essence. Pour cette raison, d'aucuns ont soutenu que la
terre est la nature et l'essence de toutes choses, à savoir, les premiers
poètes théologiens; puis les philosophes postérieurs ont soutenu que c'était ou
le feu ou l'air ou l'eau, ou certains d'entre eux, ou eux tous, comme il appert
de ce qui précède (#13; 108). De fait, ils en soutenaient autant comme essence
de toutes les choses qu'ils en recevaient comme principes matériels; pour tout
le reste, ils affirmaient qu'il s'agissait de leurs accidents, c'est-à-dire des
accidents des principes matériels, sous forme d'affection, d'habitus, de
disposition, ou de quoi que ce soit d'autre qui se ramène au genre de
l'accident. 16Appel à l'étymologie. Fúsiß vient
de fúomai, naître, et a donc
comme premier sens naissance, avant de signifier, par extension, le
résultat de la naissance: la nature, c'est alors ce qui est né; puis, selon une
autre extension encore, c'est l'essence, et spécialement la forme, de ce qui
est né. 17'Iátreusiß, de ïatrikÉ, médecine. Cas opposé d'une
étymologie qui s'explique par l'extension du nom de l'agent, alors que celle de
fúsiß s'explique par l'extension du nom
du résultat. 18Substantia, en traduction d'oüsía. 7 C'est là une différence qu'ils établissaient entre
principes matériels et formels: ils affirmaient qu'ils différaient selon
l'essence et l'accident. Et voici une autre différence: ils affirmaient qu'ils
différaient selon le perpétuel et le corruptible. En effet, tout ce qu'ils
donnaient comme principe matériel, parmi les corps simples mentionnés, ils
affirmaient qu'il était perpétuel; ils ne disaient pas en effet qu'ils se
transformaient les uns les autres. Quant à tous les autres, ils disaient qu'ils
venaient à l'être19 puis se corrompaient à l'infini. Par exemple, si l'eau est
un principe matériel, ils disaient que l'eau ne se corrompt jamais, mais
demeure en toutes choses comme leur essence, tandis que l'airain et l'or et les
autres choses de la sorte, ils disaient qu'ils se corrompent et s'engendrent à
l'infini.
#150. — Maintenant, cette
position est vraie sous un aspect, et fausse sous un autre. En effet, quant à
ce que leur matière soit essence et nature des choses naturelles, elle est
vraie — car la matière entre dans la constitution de l'essence de toute chose
naturelle; mais quant à ce qu'ils disaient que toutes les formes sont des
accidents, elle est fausse. Aussi, à partir de cette opinion et de sa raison,
il conclut ce qui est vrai, à savoir, que, d'une manière, on appelle nature la
matière qui sert de sujet à chaque chose naturelle, laquelle détient en
elle-même le principe de son mouvement — ou de son changement quelconque, car
le mouvement est une espèce de changement, comme on le dira au cinquième livre.
#151. — Ensuite (193a30), il
montre qu'on parle de nature à propos de la forme. À ce propos, il développe
deux points: en premier, il montre son propos, à savoir, que la forme est
nature; en second (193b18), il montre la diversité des formes. Il montre le
premier point avec trois raisonnements. Il dit donc, en premier, qu'on appelle
nature, d'une autre manière, la forme et l'espèce qui correspond à la
définition, c'est-à-dire, à partir de laquelle on constitue la notion de la
chose. Et cela, il le prouve avec un raisonnement comme suit. C'est de l'art,
ce qui convient à une chose en tant qu'elle est conforme à un art et
artificielle; de même, c'est de la nature, ce qui convient à une chose en tant
qu'elle est conforme à une nature et naturelle. Or ce qui est seulement en
puissance à devenir un objet d'art, nous ne disons pas que c'est de l'art, car
il n'a pas encore la forme20 d'un lit, par exemple. Donc, dans les choses
naturelles, ce qui est en puissance de la chair et de l'os n'a pas non plus nature
de chair et d'os avant d'en recevoir la forme, et c'est d'après elle qu'on
conçoit la notion qui définit la chose — celle, c'est-à-dire, grâce à laquelle
nous savons ce qu'est de la chair ou de l'os —; il n'y a pas encore non plus de
nature en elle avant qu'elle n'ait cette forme. Donc, d'une autre manière, la
nature des choses naturelles — celles qui ont en elles le principe de leur
mouvement — est aussi leur forme. Cette dernière, quoique non séparée de la
matière dans la réalité, appelle cependant une notion différente. En effet,
l'airain et le fait d'être privé de figure, tout en constituant un sujet
unique, appellent cependant des notions différentes; de même la matière et la
forme. Il ajoute cette précision étant donné que si la forme n'appelle pas une
notion différente de celle que demande la matière, ce ne seront pas deux
manières différentes, celle suivant laquelle on appelle la matière nature, et
celle suivant laquelle on appelle la forme nature.
#152. — Par ailleurs, on pourrait
croire qu'étant donné qu'on appelle sa matière la nature d'une chose, et qu'on
appelle de même sa forme aussi, le composé des deux puisse aussi s'appeler la
nature de la chose; car on appelle substance à la fois la forme et la matière
et le composé des deux. Mais il exclut cela, et dit que le composé de matière
et de forme, par exemple, l'homme, n'est pas une nature, mais un être dû à une
nature. C'est que la nature répond à la notion d'un principe, tandis que le
composé répond à la notion de ce dont il y a principe.
#153. — Poursuivant à partir du
raisonnement précédent, il va montrer que la forme d'une chose est plus sa
nature que ne l'est sa matière. En effet, on désigne toute chose bien plus
d'après ce qu'elle est en acte que d'après ce qu'elle est en puissance. Aussi,
sa forme, d'après laquelle une chose est naturelle en acte, est-elle davantage
sa nature que ne l'est sa matière, d'après laquelle elle n'est une chose
naturelle qu'en puissance. 19Fieri. 20Speciem. 8
#154. — Il présente ensuite son
second raisonnement (193b8), qui va comme suit. Il dit là que, quoiqu'un lit ne
soit pas issu d'un lit, comme Antiphon le remarquait, un homme, cependant, est
issu d'un homme. Aussi est-ce vrai ce qu'ils disent, que la forme d'un lit
n'est pas une nature, et que le bois en est une, du fait que si du bois
germait, il n'en sortirait pas un lit, mais du bois. La forme qui ne revient
pas par germination n'est pas une nature, mais de l'art; de même, donc, la
forme qui revient par génération est une nature. Or la forme de la chose
naturelle revient par génération; en effet, d'un homme sort un homme. Donc, la
forme de la chose naturelle est sa nature.
#155. — Il présente ensuite son
troisième raisonnement (193b12), qui va comme suit. Une nature peut se dire au
sens d'une génération, si on pense, par exemple, qu'on appelle nature d'abord
une naissance21. Or une nature ainsi entendue comme une génération,
c'est-à-dire comme une naissance, est une voie vers une nature proprement dite.
C'est qu'il y a cette différence entre les actions et les passions, qu'on
dénomme les actions par leurs principes, et les passions par leurs termes. On
dénomme chacune, en effet, par l'acte qui est son principe, pour l'action, et
son terme, pour la passion; aussi n'en va-t-il pas dans les passions comme dans
les actions. Par exemple, on n'appelle pas la médication une voie vers la
médecine, mais vers la santé; car nécessairement la médication est issue de la
médecine, elle n'aboutit pas à la médecine. Au contraire, la nature entendue
comme génération, c'està- dire comme naissance, ne se rapporte pas à la nature
proprement dite comme la médication à la médecine; elle s'y rapporte plutôt
comme à un terme, puisqu'elle est, elle, une passion. En effet, ce qui naît, en
tant qu'il naît, vient de quelque chose et va à autre chose; aussi, on dénomme
ce qui naît par ce à quoi il tend et non par ce d'où il vient. Or ce à quoi
tend une naissance est une forme; la forme, donc, est nature.
#156. — Ensuite (198b18), il
montre que la nature qui est forme se dit de deux manières, à savoir, en
rapport à une forme incomplète et à une forme complète. C'est ce qui appert
dans la génération relative, par exemple, quand une chose devient blanche: la
blancheur est la forme complète, et la privation de blancheur est aussi d'une certaine
manière une forme, pour autant qu'unie à la noirceur, une forme imparfaite. Si
maintenant il y a, dans la génération absolue, celle des substances, quelque
chose qui soit à la fois privation et contraire, de sorte que les formes
substantielles seraient contraires, ou si ce n'est pas le cas, on devra en
traiter plus loin, au cinquième livre et au traité De la génération.
(193b22-194a12) …
(194a12-194b15) … 112. À qui regarde les
anciens, il semblera que c'est la matière dont traite la philosophie naturelle;
car seuls Empédocle et Démocrite ont touché, bien peu, à la forme et à ce que
ce serait d'être22. 21Allusion à l'étymologie de natura, qui provient de
nasci, dont le participe futur a probablement déjà été naturus,
avant d'être «remplacé par nasciturus, sans doute formé d'après moriturus
» (Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine,
429). Le premier sens de natura a donc été naissance, avant de
désigner ce à quoi il était donné naissance, reconnaissable plus à sa forme
qu'à sa matière. 22Toû e9douß kaì toû tí |n eºnai. Il est très difficile de
rendre exactement tò tí |n eºnai en français. Il s'agit certes de l'essence, de
ce qui fait être, de ce en quoi consiste l'être d'une chose, mais l'usage de
l'imparfait y pointe comme à une fin, à quelque chose qu'on visait dès le début
de la génération, ce qui allait être , ce qui était à être. 9
113. Mais si l'art imite la nature et si, jusqu'à un certain point, il relève
du même art23 de connaître la forme et la matière — par exemple, il relève du
médecin de connaître à la fois la santé, et la bile et le phlegme en lesquels
réside la santé; pareillement aussi, il relève de l'architecte de connaître à
la fois la forme de la maison et la matière, à savoir, tuiles et bois; il en va
de même aussi pour les autres arts —, alors relèvera de la philosophie
naturelle de connaître l'une et l'autre natures.
#169. — Ensuite (193b18),
Aristote résout les difficultés qui précèdent, et surtout la seconde. Il montre
qu'il relève de la même science naturelle de traiter de la forme et de la
matière. C'est que la première question paraissait suffisamment résolue du fait
d'avoir dit que la méthode naturelle ressemble à quand nous cherchons ce qu'est
le camus. À ce propos, donc, il développe deux points. En premier, il présente
ce que les anciens paraissent avoir pensé. Il dit que si on voulait regarder
aux dires des anciens naturalistes, il semblerait que la science naturelle ne
porte que sur la matière, puisqu'ils n'ont pratiquement rien traité quant à la
forme, ou très peu. Par exemple, Démocrite et Empédocle y ont touché pour
autant qu'ils ont soutenu qu'une chose naturelle était issue de plusieurs
éléments selon une forme déterminée de mélange ou de combinaison.
#170. — En second (193b21), il
montre son propos avec trois raisons, dont la première va comme suit. L'art
imite la nature; nécessairement, donc, la science naturelle se rapporte aux
choses naturelles comme la science artificielle aux choses artificielles. Or il
appartient à la même science artificielle de connaître matière et forme jusqu'à
une certaine limite. Par exemple, le médecin connaît la santé comme forme, et
la bile et le phlegme et ainsi de suite comme la matière dans laquelle réside
la santé. En effet, c'est dans un équilibre entre les humeurs que la santé
consiste. Pareillement, le constructeur regarde à la forme de la maison, et aux
briques et au bois, qui sont la matière de la maison. Et il en va ainsi dans
tous les arts. Il appartient donc à la même science naturelle de connaître
autant la matière et la forme des choses naturelles.
#171. — Que par ailleurs l'art
imite la nature, la raison en est que le principe de l'opération de l'art est
une connaissance. Or toute notre connaissance nous vient par nos sens des
choses sensibles et naturelles; c'est pour cela que nous opérons dans les
choses artificielles à la ressemblance des choses naturelles. En outre, les
choses naturelles sont imitables par l'art parce que toute la nature est
ordonnée par un principe intelligent à sa fin; en conséquence, l'œuvre de la
nature est manifestement œuvre d'intelligence, puisqu'elle procède avec des
moyens déterminés à réaliser des fins fixes. C'est cela que l'art imite dans
son opération.
(194b16-195a27) 117. Ceci établi, on doit
tourner l'examen sur les causes, pour définir leur essence et leur nombre.
C'est que notre étude vise à connaître et que nous ne croyons connaître chaque
chose qu'une fois saisi le pourquoi de chacune, c'est-à-dire sa première cause;
il est donc évident que c'est ce que nous devons faire aussi touchant la
génération et la corruption et tout le changement naturel. Ainsi, sachant quels
sont leurs principes, nous nous efforcerons d'y ramener chacun des faits
naturels sur lesquels nous enquêterons. 118. D'une manière, donc, la cause, on
dit que c'est ce à partir de quoi une chose est faite et qui reste en elle; par
exemple, l'airain est la cause de la statue et l'argent de la coupe, et leurs
genres aussi. 23'EpistÉmh signifie science,
mais le mot est ici employé avec assez d'extension pour recouvrir l'art, la
science artificielle. 10 D'une autre manière, c'est l'espèce et le modèle —
c'est-à-dire la raison, la notion qui exprime ce que serait l'être pour une
chose24 —, ainsi que ses genres. Ainsi, pour l'octave, c'est le rapport de deux
à un, et, généralement, le nombre et les parties qui entrent dans la
définition. C'est encore ce d'où se tire le principe du changement ou du repos,
le premier principe. Par exemple, celui qui décide25 est cause, et le père est
cause de l'enfant, et, en général, l'agent l'est de ce qui se fait, et ce qui
introduit une transformation l'est de la transformation introduite. C'est
encore à la manière de la fin, c'est-à-dire ce en vue de quoi une chose se
fait. Par exemple, la raison de se promener, c'est la santé; en effet, pourquoi
se promène-t-il? c'est, dirons-nous, pour sa santé, et, avec cette réponse,
nous pensons avoir donné la cause. En outre, est cause de la même manière tout
ce qui, sous la motion d'autre chose, sert d'intermédiaire pour la fin; par
exemple, en vue de la santé, l'amaigrissement, la purgation, les remèdes, ou
les instruments; car tout cela est en vue de la fin, et ne diffère que comme
résultats26 et instruments. Les causes, donc, c'est à peu près d'autant de
manières qu'on les attribue. 119. Mais comme on attribue ainsi les causes de
plusieurs manières, il arrive qu'il y ait plusieurs causes pour la même chose,
et cela non par accident; par exemple, pour la statue, il y a l'art de sculpter
et l'airain, et cela non pas sous un autre rapport, mais en tant que statue,
quoique non de la même manière, mais l'un comme matière, l'autre comme principe
de mouvement. Il y a même des choses qui sont causes l'une de l'autre; par
exemple, l'effort cause la bonne forme, et celle-ci cause l'effort, quoique non
de la même manière, mais la bonne forme comme fin, l'effort comme principe de
mouvement. En outre, la même chose est cause des contraires; en effet, ce qui,
lorsque présent, est cause de telle chose, nous le faisons parfois, lorsque
absent, cause du contraire; nous disons ainsi que l'absence du pilote est cause
du naufrage du navire, et que sa présence eût été cause de son salut. 120.
Bref, toutes les causes énumérées tombent très manifestement sous quatre modes:
les lettres des syllabes, le bois des ustensiles27, le feu et les autres
éléments des corps, les parties du tout et les suppositions28 de la conclusion
sont causes comme ce à partir de quoi les autres sont faites. Entre elles, les
unes se présentent comme le sujet — les parties, par exemple —, les autres
comme ce qui allait être d'elles29: le tout, la composition, l'espèce. D'autre
part, la semence, le médecin, celui qui décide, et en général l'agent, tous
sont ce d'où se tire le principe du changement ou du repos ou du mouvement. Les
dernières, enfin, sont comme la fin et le bien des autres: car ce en vue de
quoi les autres sont veut être ce qu'il y a de mieux pour les autres et leur
fin; peu importe, quant à cela, de parler de bien en soi ou de bien apparent.
Voilà donc quelles sont les causes, et combien il y en a, spécifiquement.
Leçon 5 24Toûto d' ëstìn =
lógoß = toû tí |n eºnai. Double difficulté: 1º la façon très spéciale de
désigner l'essence d'une chose, ce qui fait qu'elle est ce qu'elle est (voir supra,
note 22); 2º le passage au contexte de la connaissance — lógoß — alors qu'on
est à définir le sujet d'une relation réelle — a9tion. Aristote nomme souvent
ainsi une réalité par le nom de la notion qu'on s'en forme; cette métonymie est
légitime — d'autant plus qu'Aristote en est à enquêter sur les principes de la
science naturelle, non plus les principes de l'être mobile, comme au livre I —,
qui nomme l'objet par sa représentation, mais ne doit pas nous porter à
confondre les contextes. 25"O bouleúsaß. On peut penser à tout le
processus de délibération — délibération, discernement, décision —, mais, bien
sûr, c'est principalement l'aspect de décision, de commandement qui fait figure
d'agent face à l'exécution de l'action, ce que ne rend peut-être pas assez bien
en français le mot conseiller, que suggère la traduction latine de consilians.
26'´Erga. Moerbeke traduit opera. 27"H ¥lh tôn skuastôn. Dans
cette énumération d'exemples concrets, il faut garder à ¥lh son sens premier,
et traduire skeuastôn, qui renvoie vaguement à quelque chose de fabriqué, par
quelque objet fait en bois. Moerbeke, pour sa part, en a fait terra vasorum,
qui s'écarte des mots d'Aristote, mais en conserve la fonction paradigmatique.
28A8 ‡”poqéseiß, les prémisses, appelées hypothèses en ce qu'on doit les
considérer comme établies, comme acceptées, pour fonder sur elles l'inférence
de la conclusion. 29Tò tí |n eºnai. Voir supra, notes 22 et 24. 11
#176. — Auparavant, le Philosophe
a montré de quoi traite la science naturelle; ici, il commence à montrer de
quelles causes elle démontre. Cela se divise en deux parties: dans la première,
il traite des causes; dans la seconde (198a22), il montre de quelles causes le
naturaliste démontre. Sur le premier point, il en développe deux autres: en
premier, il montre la nécessité de traiter des causes; en second (194b23), il
commence à traiter des causes. Il affirme donc en premier qu'après avoir établi
ce qui tombe sous la considération de la science naturelle, il reste à traiter
des causes, quelles elles sont et combien il y en a. La raison en est que cette
entreprise où nous entendons traiter de la nature n'est pas ordonnée à
l'action, mais à la science; car nous ne pouvons produire les choses
naturelles, nous pouvons seulement en élaborer la science. Or nous ne pensons
savoir quoi que ce soit que lorsque nous en découvrons le pourquoi,
c'est-à-dire la cause. Aussi est-il manifeste que nous devons observer cette
façon de faire à propos de la génération et de la corruption et de tout changement
naturel: que nous en connaissions les causes, et que nous ramenions chaque
chose dont on cherche le pourquoi à sa cause prochaine. Il ajoute cette
précision parce que traiter des causes en tant que telles est propre au
philosophe premier. En effet, la cause, en tant qu'elle est une cause, ne
dépend pas de la matière pour son être, du fait qu'on trouve la notion de cause
même en ce qui est séparé de la matière. Par contre, le philosophe naturel
entreprend la considération des causes en raison d'une nécessité précise; il
n'entreprend de traiter des causes que pour autant qu'elles sont des causes de
changements naturels.
#177. — Ensuite (194b23), il
traite des causes. À ce propos, il développe trois points: en premier, il donne
différentes espèces de causes manifestes; en second (195b30), il traite de
certaines causes non manifestes; en troisième (198a14), il montre qu'il n'y en
a ni plus ni moins. La première partie se divise en deux autres: dans la
première, il traite des espèces des causes; dans la seconde (195a26), il
établit les modalités des différentes causes en rapport à chaque espèce. Sur le
premier point, il en développe deux autres: en premier, il introduit
différentes espèces de causes; en second (195a15), il les ramène à quatre. Sur
le premier point, il en développe deux autres: en premier, il présente la
diversité des causes; en second (195a3), il explique certaines conséquences de
la diversité présentée.
#178. — Aristote remarque donc
que la cause, à ce qu'on dit d'une première manière, c'est ce à partir de quoi
est faite une chose et qui reste en elle; par exemple, la cause de la statue,
dit-on, c'est l'airain et la cause de la coupe, c'est l'argent; et les genres
de ces matières, on les dit aussi les causes des mêmes choses: le métal, par
exemple, ou le liquéfiable, et ainsi de suite. Par ailleurs, Aristote ajoute
«et qui reste en elle», à la différence de la privation et du contraire. Une
statue, certes, est faite à partir d'airain, et cet airain reste dans la statue
une fois faite; elle est aussi faite à partir d'une privation de figure, mais
cette privation ne reste pas dans la statue une fois faite. Aussi est-ce
l'airain la cause de la statue, et non la privation de figure, puisqu'elle en
est principe par accident seulement, comme on a dit au premier livre (#112).
#179. — La cause, à ce qu'on dit
d'une seconde manière, c'est l'espèce et le modèle; on dit que c'est cela la
cause parce que voilà la raison dont dépend ce qu'est la chose30; voilà en
effet par quoi nous savons de chaque chose ce qu'elle est. On a déjà mentionné,
à propos de la matière, que les causes, ce sont aussi les genres de la matière,
à ce qu'on dit; on dit de même que les causes ce sont aussi les genres de
l'espèce. Il en donne pour exemple une consonance musicale appelée octave, dont
la forme est une proportion double, celle de deux à un. Car ce sont les
proportions numériques appliquées aux sons comme à leur matière qui constituent
les consonances musicales; alors, comme deux ou le double est la forme de la
consonance qu'est l'octave, le genre de deux, qui est le nombre, en est aussi
cause. De même, en effet, que nous disons que la forme octave est la proportion
de deux à un, une proportion double, de même nous pouvons dire que la forme
octave est la proportion de deux à un, une multiplicité31. C'est à cette façon
d'être cause que se ramènent toutes les parties qui entrent dans la définition:
en effet, les parties de l'espèce entrent dans la définition, mais non les
parties de la matière, comme il est 30Ratio quidditativa rei. 31Multiplicitas,
synonyme de nombre. 12 dit, Métaphysique, VII, 10. Et cela ne va pas
contre ce qu'on a dit plus haut, que la matière entre dans la définition des
choses naturelles: en effet, dans la définition de l'espèce, on ne met pas de
matière individuelle, mais une matière commune; par exemple, dans la définition
de l'homme entrent de la chair et des os, mais non pas telle chair et tels os.
La nature de l'espèce, constituée de forme et de matière commune, se rapporte
comme sa cause formelle à l'individu qui participe de pareille nature; et c'est
dans cette mesure, ici, qu'on dit que les parties qui entrent dans la
définition relèvent de la cause formelle. On doit aussi tenir compte qu'il a
introduit sous deux noms ce qui concerne ce qu'est une chose, à savoir, son
espèce et son modèle; c'est en raison d'opinions différentes qui circulaient
sur les essences des choses. En effet, Platon soutenait que les natures des
espèces étaient des formes séparées qu'il donnait comme des exemplaires et des idées;
c'est pour cela qu'Aristote a introduit l'exemple ou le paradigme. À l'opposé,
les philosophes naturels qui ont touché quelque chose de la forme parlaient de
formes inhérentes à une matière. C'est pour cela qu'Aristote a aussi nommé
espèce la cause formelle.
#180. — Par la suite, il dit que
la cause, à ce qu'on dit d'une autre manière encore, c'est ce d'où le mouvement
ou le repos tient son principe. Par exemple, la cause de l'action, dit-on,
c'est le conseiller; et celle du fils, c'est le père; et pour tout changement,
c'est ce qui l'introduit. À propos de causes de la sorte, on doit tenir compte
qu'il y a quatre types de cause efficiente: l'agent, c'est à la fois
l'exécutant, l'organisateur, l'assistant et le conseiller. L'exécutant, c'est
celui qui complète le mouvement ou le changement; c'est, dans la génération par
exemple, l'agent qui introduit la forme substantielle. L'organisateur, ou
ordonnateur, c'est celui qui adapte la matière ou le sujet pour qu'on puisse
porter à son terme le mouvement. L'assistant, par ailleurs, c'est celui qui
n'opère pas pour sa propre fin, mais pour la fin d'un autre. Le conseiller,
enfin, intervient chez les agents mus par un dessein: c'est lui qui fournit à
l'agent la forme grâce à laquelle il agit. En effet, l'agent mû par un dessein
agit grâce à sa science de ce qu'il faut faire, et il tient celle-ci de son
conseiller; en comparaison, dans les choses naturelles, on dit que c'est ce qui
les engendre qui meut les corps lourds et légers, puisqu'il leur donne la forme
grâce à laquelle ils se meuvent.
#181. — Aristote introduit
ensuite une quatrième manière d'être cause: la cause d'une chose, dit-on, c'est
sa fin. C'est-à-dire, c'est ce en vue de quoi une chose vient à être; ainsi
dit-on que la santé est la cause de la marche. Cela devient évident du fait que
c'est ce qu'on répond à la question pourquoi ? Quand, en effet, on
demande ‘pourquoi un tel marche’, on répond: ‘pour sa santé’. Et avec cette
réponse, on pense donner la cause. La raison pour laquelle Aristote prouve plus
fortement de la fin que des autres qu'elle est bien cause, c'est qu'elle le
semblerait moins, du fait de venir en dernier dans la génération. Il ajoute par
la suite que tout ce qui se trouve intermédiaire entre le premier moteur et la
fin ultime est d'une certaine manière fin; par exemple, le médecin fait maigrir
le corps pour lui restituer la santé, et là, la santé est la fin de
l'amaigrissement; mais il produit l'amaigrissement grâce à une purgation, et la
purgation grâce à une potion, et il prépare la potion à l'aide d'instruments.
Toutes ces choses interviennent de quelque manière comme fin: car
l'amaigrissement est la fin de la purgation, et la purgation de la potion, et
la potion des instruments; même les instruments sont les fins dans la production
ou la recherche qu'on en fait. Il appert ainsi que ces intermédiaires diffèrent
entre eux du fait que certains sont des instruments et d'autres des résultats,
résultats obtenus grâce aux instruments. Il introduit cette considération pour
qu'on ne croie pas que c'est seulement ce qui est dernier qui constitue la
cause en vue de quoi, étant donné que le mot fin semble bien impliquer
quelque chose d'ultime. Toute fin est donc dernière non pas absolument, mais en
rapport à autre chose. Il conclut finalement que c'est à peu près d'autant de
manières qu'on parle de causes. Et il ajoute à peu près en raison des
causes qui le sont par accident, comme le hasard et la chance.
#182. — Ensuite (195a3), il
manifeste trois conséquences, suite à la diversité de causes présentée. La
première en est que, comme c'est de plusieurs manières qu'on attribue d'être
cause, il se peut que pour une seule et même chose il y ait plusieurs causes
par soi et non par accident. Par exemple, la cause de telle statue, c'est l'art
de sculpter comme agent, et l'airain comme matière. Il s'ensuit que l'on donne
parfois, pour une seule chose, plusieurs définitions, en rapport à différentes
causes; mais la définition parfaite embrasse toutes les causes. 13 La seconde
conséquence est qu'il y a des choses qui sont causes les unes des autres en
rapport à une espèce différente de cause. Par exemple, l'effort est la cause
efficiente de la santé, tandis que la santé est la cause finale de l'effort.
C'est que rien n'empêche une chose d'être à la fois antérieure et postérieure à
une autre pour des raisons différentes: car la fin est antérieure pour la
raison, mais postérieure dans l'être; pour l'agent, c'est l'inverse.
Pareillement aussi, la forme est antérieure à la matière sous l'aspect de la
perfection, tandis que la matière est antérieure à la forme quant à la
génération et au temps, en tout ce qui passe de puissance à acte. La troisième
conséquence est que la même chose est parfois cause des contraires. Par
exemple, par sa présence, le pilote est la cause du salut du navire, tandis
que, par son absence, il est cause de sa perte.
#183. — Ensuite (195a15), il
ramène toutes les causes énumérées plus haut à quatre espèces. Il affirme que
toutes les causes énumérées plus haut se ramènent à quatre modes, lesquels sont
manifestes. En effet, les éléments, c'est-à-dire les lettres, sont les causes
des syllabes; et pareillement, la terre est la cause des vases et l'argent
celle de la coupe; puis, le feu et autres corps pareils, c'est-à-dire simples,
sont les causes des corps; et pareillement, toutes les parties sont cause du
tout; et les suppositions, c'est-à-dire les propositions du raisonnement, sont
la cause des conclusions. Or toutes ces choses répondent à une seule notion de
cause, celle selon laquelle on dit que la cause, c'est ce à partir de quoi une
chose est faite: car cela est commun à tout ce qu'on vient d'énumérer.
Toutefois, en toutes celles qu'on vient d'énumérer, des choses tenaient lieu de
matière et d'autres de forme, cette forme qui est cause pour une chose de ce
qu'elle est. Par exemple, toutes les parties tiennent lieu de matière, comme
les éléments des syllabes et les quatre éléments des corps mixtes; mais celles
qui impliquent tout ou composition ou n'importe quelle espèce tiennent lieu de forme;
c'est ainsi que l'espèce renvoie aux formes des corps simples, tandis que le
tout et la composition renvoient aux formes des composés.
#184. — Il semble toutefois
surgir ici deux difficultés. En premier, certes, en rapport à ce qu'il dit, que
les parties sont les causes matérielles du tout, alors qu'il a réduit plus haut
les parties de la définition à la cause formelle. On peut répliquer que plus
haut il parlait des parties de l'espèce, lesquelles tombent dans la définition
du tout, tandis qu'ici il parle des parties de la matière, dans la définition
desquelles tombe le tout, comme le cercle tombe dans la définition du
demi-cercle. Mais il vaut mieux dire que, bien que les parties de l'espèce qui
entrent dans la définition se rapportent au sujet de la nature par manière de
cause formelle, elles se rapportent cependant à la nature même dont elles sont
des parties comme sa matière; car toutes les parties se comparent au tout comme
l'imparfait au parfait, laquelle comparaison en est une de matière à forme. En
outre, il peut surgir une difficulté quant à ce qu'il dit, que les propositions
sont la matière de la conclusion. La matière, en effet, reste en ce dont elle
est la matière; aussi, plus haut, en manifestant la cause matérielle, a-t-il
dit qu'elle est ce à partir de quoi une chose est faite et qui reste en
elle. Or les propositions sont extérieures à la conclusion. Mais on doit
répliquer que la conclusion est constituée des termes des propositions; aussi
dit-on que les propositions sont la matière de la conclusion sous ce rapport
précis: en tant que les termes qui constituent la matière des propositions sont
aussi la matière de la conclusion, bien que ce ne soit pas sous le même ordre
que celui qu'ils revêtent dans les propositions. De même, par exemple, on dit
que la farine est la matière du pain, bien qu'il ne soit pas question qu'elle
garde la forme de farine. Cependant, on dit avec plus de force que les
propositions sont la matière de la conclusion que l'inverse, car les termes
réunis dans la conclusion se présentent séparément dans les prémisses. Nous
voilà donc avec deux manières d'être cause.
#185. — Par ailleurs, il y a des
choses dont on dit que ce sont des causes pour une autre raison, à savoir,
parce que ce sont le principe d'un mouvement et d'un repos. C'est de cette
manière qu'on dit que la semence qui est active dans la génération est cause;
et pareillement c'est de cette manière qu'on dit que le médecin est cause de la
santé; le conseiller aussi est cause de cette manière, et de même tout agent.
Une autre version dit: et les propositions. Car les propositions, bien
sûr, sont quant à leurs termes la matière de la conclusion, comme on a dit;
mais quant à leur force d'inférence, elles se ramènent à ce genre de cause; en
effet, le principe du progrès que la raison fait dans la conclusion se tire des
propositions. 14
#186. — On trouve en d'autres
causes encore une autre notion de cause, à savoir, pour autant que la fin ou le
bien tient lieu de cause. Et cette espèce de cause est la plus puissante parmi
les autres causes, car la cause finale est est la cause des autres causes. Il
est manifeste, en effet, que l'agent agit à cause d'une fin; et pareillement,
on a montré plus haut, que dans les choses artificielles les formes sont
ordonnées à l'usage comme à leur fin, et les matières aux formes comme à leur
fin. C'est pour autant qu'on dit que la fin est la cause des causes. Comme il a
dit que cette espèce de cause répond à la notion de bien, et que parfois chez
ceux qui agissent par choix il arrive que la fin soit un mal, il dit, pour
écarter cette difficulté, qu'il n'y a pas de différence à ce que la cause
finale soit vraiment bonne ou bonne en apparence, car ce qui paraît bon ne meut
que parce que conçu comme bon. Ainsi conclut-il finalement qu'il y a autant
d'espèces de causes qu'on en a présentées.
(195a25-b30) 121. Quant à leurs modalités,
elles sont multiples, en nombre; mais résumées elles se réduisent. On parle, en
effet, des causes en des sens multiples: par exemple, parmi les causes d'une même
espèce, l'une est antérieure, l'autre postérieure: ainsi, pour la santé, le
médecin et l'homme de l'art, pour l'octave le double et le nombre, et,
toujours, les classes relativement aux individus; ou encore les unes sont par
soi, les autres par accident, et leurs genres: par exemple, pour la statue,
Polyclète est une cause, le statuaire une autre, parce que c'est un accident
pour le statuaire d'être Polyclète; autres encore les classes qui embrassent
l'accident, par exemple, si l'on disait que l'homme ou en général l'animal est
cause de la statue. Du reste, entre les accidents, les uns sont plus loin, les
autres plus près, par exemple, si l'on disait que le blanc et le musicien sont
cause de la statue. D'autre part, toutes les causes, soit proprement dites,
soit accidentelles, s'entendent tantôt comme en puissance, tantôt comme en
acte, par exemple, pour la construction d'une maison, le constructeur et le
constructeur construisant. Pour les choses dont les causes sont causes, il faut
répéter la même remarque; par exemple, c'est de cette statue ou de la statue,
ou en général de l'image, de cet airain, de l'airain, ou en général de la
matière…; de même pour les accidents. En outre, les choses et les causes
peuvent être prises suivant leurs acceptions séparées ou en en combinant
plusieurs; par exemple, on dira non pas que Polyclète, ni que le statuaire,
mais que le statuaire Polyclète est cause de la statue. Malgré tout, néanmoins,
toutes ces acceptions se ramènent au nombre de six, chacune comportant deux sens:
comme particulier ou genre, comme par soi ou accident (ou genre des accidents),
comme combiné ou simple, chacune pouvant être prise en acte ou en puissance.
(Traduction Carteron)
(195b30-196b9) D'autre part, on dit aussi
que la fortune et le hasard sont des causes, que beaucoup de choses sont et
s'engendrent par l'action de la fortune et celle du hasard. En quel sens la
fortune et le hasard font partie des causes étudiées précédemment, si la
fortune et le hasard sont identiques ou différents, et en général, quelle est
l'essence de la fortune et du hasard, voilà ce qu'il faut examiner. Certains,
en effet, mettent en question leur existence; rien évidemment, dit-on, ne peut
être effet de fortune, mais il y a une cause déterminée de toute chose dont
nous disons qu'elle arrive par hasard ou fortune; par exemple, le fait pour un
homme de venir sur la place par fortune, et d'y rencontrer celui qu'il voulait,
mais sans qu'il y eût pensé, a pour cause le fait d'avoir voulu se rendre sur
la place pour affaires; de même, pour les autres événements qu'on attribue à la
fortune, on peut toujours saisir quelque part leur cause, et ce n'est pas la
fortune. D'ailleurs, si la fortune était quelque chose, il paraîtrait, à bon
droit, étrange et inexplicable qu'aucun des anciens sages qui ont énoncé les
causes concernant la génération et la corruption n'aient rien défini sur la
fortune; mais, semble-t-il, c'est qu'eux aussi pensaient qu'il n'y a rien qui
vienne de la fortune. Mais voici ce qui est surprenant à son tour: beaucoup de
choses existent et sont engendrées par fortune et par hasard, qui, on ne
l'ignore pas, doivent être rapportées chacune à une certaine cause 15 dans
l'univers, ainsi que le demande le vieil argument qui supprime la fortune;
cependant, tout le monde dit de ces choses que les unes sont par fortune, les
autres non. Aussi les anciens auraient-ils dû, en toute hypothèse, faire
mention de la fortune: d'ailleurs, ce ne pouvait certes pas être pour eux une
chose analogue à l'amitié, la haine, l'intelligence, le feu, ou tout autre
chose pareille; donc, soit qu'ils en admissent l'existence, soit qu'ils la
niassent, ils sont étranges de l'avoir passée sous silence; et cela d'autant
plus qu'ils en font usage quelquefois. Ainsi, Empédocle dit que ce n'est pas
constamment que l'air se sépare pour se placer dans la région la plus élevée,
mais selon qu'il plaît à la fortune; jugez-en: il dit dans sa cosmogonie: «Il
se rencontra que l'air s'étendit ainsi, mais souvent autrement.» Et les parties
des animaux sont engendrées la plupart par fortune, à son dire. Pour d'autres,
et notre ciel et tous les mondes ont pour cause le hasard; car c'est du hasard
que proviennent la formation du tourbillon et le mouvement qui a séparé les
éléments et constitué l'univers dans l'ordre où nous le voyons. Mais voici qui
est particulièrement surprenant: d'une part, selon eux, ni les animaux ni les
plantes n'existent ni ne sont engendrés par fortune, la cause de cette
génération étant nature, intelligence, ou quelque autre chose de tel (en effet,
ce n'est pas n'importe quoi qui naît, au gré de la fortune, de la semence de
chaque être, mais de celle-ci un olivier, de celle-là un homme); tandis que,
d'autre part, le ciel et les plus divins des êtres visibles proviennent du
hasard et n'ont aucune cause comparable à celle des animaux et des plantes.
Même s'il en était ainsi, cela valait la peine qu'on y insistât et il était bon
d'en parler. Car cette théorie est certes, à d'autres égards, contraire à la
raison, mais elle est rendue plus absurde encore par l'expérience que, dans le
ciel, rien n'arrive par hasard, et qu'au contraire dans les choses qui,
censément, n'existaient pas par fortune, beaucoup arrivent par fortune; à coup
sûr, le contraire était plus vraisemblable. D'autres encore pensent que la
fortune est une cause, mais cachée à la raison humaine, parce qu'elle serait
quelque chose de divin et de surnaturel à un degré supérieur. Ainsi, il faut
examiner ce que sont hasard et fortune, s'ils sont identiques ou différents, et
comment ils tombent dans notre classification des causes. (Traduction Carteron)
(196b10-197a8) 138. Tout d'abord, alors
que nous observons que des faits se produisent toujours et d'autres le plus
souvent de la même manière; or, il est manifeste qu'on attribue à la chance
d'être la cause ni des uns ni des autres et que ce qui est dû à la chance
n'appartient ni à ce qui se produit par nécessité et toujours, ni à ce qui se
produit le plus souvent. Cependant, il y a aussi des faits qui se produisent par
exception à ceux-là, et tous disent qu'ils sont dus à la chance; il est
évident, donc, que la chance et le hasard existent: car nous savons que de
pareils faits sont dus à la chance et que ce qui est dû à la chance, ce sont de
pareils faits. 139. Par ailleurs, parmi les faits, les uns se produisent en vue
d'autre chose, les autres non. 140. Parmi les premiers, les uns par choix, les
autres non par choix; les deux, toutefois, comptent dans ce qui se fait en vue
d'autre chose. Par suite, il est évident que, même dans les faits qui sortent
du nécessaire et du plus fréquent32, il y en a auxquels il est possible
qu'appartienne d'être en vue d'autre chose. Sont en vue d'autre chose tous ceux
qui pourraient se faire à dessein et par nature. 141. De pareils faits,
assurément, quand ils se produisent par accident, nous disons qu'ils sont dus à
la chance. De même, en effet, que l'être est tantôt par soi tantôt par
accident, de même est-ce possible aussi pour la cause; par exemple, la cause
par soi de la maison, c'est l'art de construire, et sa cause par accident,
c'est le blanc, ou le musicien. La cause par soi est déterminée, tandis que la
cause accidentelle est indéfinie; car une infinité de caractères peuvent
s'adjoindre comme accidents à une autre. 142. Donc, comme on l'a dit, quand
cela se présente dans ce qui se fait en vue d'autre chose, alors on dit que
c'est dû au hasard et à la chance. On devra discerner plus loin la différence
entre eux deux. 32Kaì ën toîß parà tò änagkaîon
kaì tò vß ëpì polù. 16 Mais dès maintenant, que cela soit manifeste: les
deux relèvent de ce qui se fait en vue d'autre chose. Par exemple, si on avait
su, on serait allé toucher de l'argent, recouvrant la dette d'un débiteur; de
fait, on y est allé, mais non pour cela, et il s'est trouvé par accident qu'on
y aille et qu'on le fasse pour recouvrer cette dette, et cela sans qu'on aille
très souvent à cet endroit ni qu'on ait eu à s'y trouver nécessairement. En
outre, la fin, à savoir, le recouvrement de la dette, ne compte pas parmi les causes
immanentes, mais relève du choix et du dessein. Alors, on dit qu'on est allé là
par chance. Par contre, si cela avait été par choix et en vue de cela, ou parce
qu'on y va toujours ou qu'on y recouvre très souvent des dettes, ce n'aurait
pas été par chance. 143. Il est donc évident que la chance est une cause par
accident qui s'exerce en ce qui se fait par choix en vue d'autre chose. Qui
agit à dessein et la chance aboutissent donc au même résultat, car choisir
c'est agir à dessein.
#207. — Auparavant, le Philosophe
a présenté les opinions des autres concernant la chance et le hasard; ici, il
établit la vérité. Cela se divise en trois parties: dans la première, il montre
ce qu'est la chance; dans la seconde (197a36), en quoi diffèrent le hasard et
la chance; dans la troisième (198a2), il montre à quel genre de cause le hasard
et la chance se réduisent. La première partie se divise en deux autres: dans la
première, il montre ce qu'est la chance; dans la seconde (197a3), à partir de
la définition de la chance, il donne la raison de ce que l'on dit sur la
chance. Sur le premier point, il en développe trois autres: en premier, il
présente certaines divisions en vue d'enquêter sur la définition de la chance;
en second (196b29), il montre sous quels membres des divisions apportées la
chance se trouve contenue; en troisième (196b5), il conclut la définition de la
chance. Puisque la chance se présente comme une espèce de cause, et qu'en vue
de la connaissance d'une cause il faut savoir de quoi elle est cause, il
présente en premier une division du côté de ce dont la chance est cause; en
second (196b23), il présente une division du côté de la cause même.
#208. — Sur le premier point, il
présente trois divisions. La première en est que certains faits se produisent
toujours, comme le lever du soleil, et d'autres le plus souvent, comme, pour
l'homme, de naître avec des yeux; or d'aucun de tels faits on ne dit qu'il est
dû à la chance. Cependant, il s'en produit d'autres à part ceux-là,
c'est-à-dire par exception, comme, pour l'homme, de naître avec six doigts ou
sans yeux; ce sont tous ceux-là que l'on dit se produire par chance ou
malchance33. Aussi est-il manifeste que la chance est quelque chose, étant
donné qu'être dû à la chance et se produire par exception se convertissent.
Cela, il le mentionne contre la première opinion, qui niait la chance.
#209. — Il semble, toutefois, que
la division du Philosophe ne suffise pas, car certains faits sont également
ouverts à se produire ou non. Aussi Avicenne a-t-il affirmé que, parmi les
faits ouverts aux deux possibilités, il peut y en avoir dus à la chance, à la
manière des faits exceptionnels. Et cela ne fait pas objection qu'on ne dise
pas dépendre de la chance que Socrate s'assoie, alors que cela est également ouvert
à se faire ou non; en effet, bien que ce soit indifférent au regard de la
puissance motrice, ce ne l'est pas, cependant, au regard de la puissance
affective, qui tend déterminément d'un côté, de sorte que si quelque chose
arrivait à part cela, on dirait que cela est fortuit. Cependant, la puissance
motrice, ouverte aux deux possibilités, ne passe à l'acte que si elle se trouve
déterminée à l'une par la puissance affective; de même rien qui soit ouvert aux
deux ne passe à l'acte sans se trouver déterminé à l'une par autre chose. C'est
que ce qui est ouvert aux deux est comme un être en puissance; or ce n'est pas
la puissance qui est principe d'action, mais seulement l'acte. Aussi, de ce
qu'on soit ouvert aux deux, rien ne s'ensuit, sauf par l'intervention d'autre
chose qui détermine à l'une des possibilités, et cela soit à la manière de ce
qui se produit toujours, soit à la 33Túch et
fortuna se prennent plus facilement de manière générale, abstraction
faite de ce que leur effet soit bon ou mauvais; mais cela ferait étrange de
parler de chance en exemplifiant avec un effet mauvais. Aussi vaut-il mieux de
traduire pareils cas en associant chance et malchance, ou en optant carrément
pour la malchance. 17 manière de ce qui se produit le plus souvent. C'est la raison
pour laquelle, en divisant les faits, Aristote a laissé de côté ce qui est
ouvert tant à se produire qu'à ne pas le faire.
#210. — On doit savoir aussi que
d'aucuns ont défini comme nécessaire ce qui ne rencontre pas d'empêchement, et
comme contingent ce qui se produit le plus souvent, lequel peut se trouver
empêché exceptionnellement. Mais cela est irrationnel. On dit nécessaire, en
effet, ce qui a dans sa nature de ne pas pouvoir ne pas être, et contingent ce
qui se produit le plus souvent, mais peut ne pas être. Or ce qui concerne le
fait d'avoir un empêchement, ou de ne pas en avoir, est contingent. En effet,
la nature ne présente pas d'empêchement à ce qui ne peut pas ne pas être, car
ce serait superflu.
#211. — Il présente ensuite sa
seconde division (196b17). Il dit que certains faits se produisent en vue d'une
fin, et d'autres non. Toutefois, cette division comporte une difficulté, du
fait que tout agent agisse en vue d'une fin, qu'il agisse par nature ou qu'il
agisse par intelligence. On doit savoir, par contre, qu'il dit que ceux-là ne
se produisent pas en vue de quelque chose, qui se produisent pour euxmêmes, du
fait de comporter en eux-mêmes un plaisir ou une honorabilité qui leur permette
de plaire par eux-mêmes. Ou encore, il dit que ne se produit pas en vue d'une
vin ce qui ne se produit pas en vue d'une fin délibérée; par exemple, se
frotter la barbe, ou autre chose de la sorte, qui se fait parfois sans
délibération, sous la motion de la seule imagination; ces faits ont donc une
fin imaginée, mais non une fin délibérée.
#212. — Il présente ensuite sa
troisième division (196b18). Il dit que parmi les faits qui se produisent en
vue d'une fin, certains se produisent suivant la volonté, et d'autres non. Mais
les deux se trouvent dans ce qui se fait en vue d'autre chose. Car ce n'est pas
seulement ce qui est dû à la volonté qui se fait en vue d'autre chose, mais
aussi ce qui est dû à la nature.
#213. — En outre, ce qui se
produit par nécessité ou le plus souvent se produit par nature ou à dessein; il
est donc manifeste que tant en ce qui se produit toujours qu'en ce qui se
produit le plus souvent il y a des faits qui se produisent en vue d'une fin, du
fait que tant la nature que le dessein agissent en vue d'une fin. Il appert
ainsi que ces trois divisions s'incluent l'une l'autre. Car ce qui se produit à
dessein ou par nature se produit en vue d'une fin; et ce qui se produit en vue
d'une fin se produit ou toujours ou le plus souvent.
#214. — Ensuite (196b23), il
présente une division tirée du côté de la cause. Il dit que lorsque de pareils
faits — à savoir, de ceux qui se produisent à dessein, en vue d'autre chose, et
par exception34 — sont dus à une cause par accident, nous disons alors qu'ils
sont dus à la chance. En effet, certains êtres sont par soi et d'autres par
accident, et il en va de même aussi des causes; par exemple, la cause par soi
d'une maison est l'art de la construction, et sa cause par accident est le
blanc ou le musicien. On doit toutefois tenir compte que l'on attribue de deux
manières à la cause d'être par accident: d'une manière du côté de la cause, de
l'autre du côté de l'effet. Du côté de la cause, bien sûr, quand ce qu'on dit
une cause par accident est rattaché à une cause par soi — par exemple, si on
attribue au blanc ou au musicien d'être la cause d'une maison, parce qu'il est
accidentellement rattaché au constructeur; mais du côté de l'effet, quand on
regarde une chose rattachée acidentellement à l'effet — par exemple, si nous
disons que le constructeur est la cause d'une discorde, du fait que par
accident une discorde se produise à l'occasion de la construction de la maison.
Or on dit que la chance est une cause par accident de cette manière, du fait
que quelque chose se rattache par accident à un effet; par exemple, si au fait
de creuser une tombe se rattache par accident la 34Le troisième caractère cadre
mal avec les deux autres, étant donné la remarque précédente (#213), où Thomas
d'Aquin vient d'identifier ce qui se fait à dessein et ce qui se fait en vue
d'autre chose à ce qui se produit toujours ou le plus souvent. C'est que, dans
la traduction de Moerbeke, notre commentateur fait face à un contresens. Là où
Aristote, après avoir distingué ce qui se fait par choix de ce qui ne se fait
pas par choix, à l'intérieur de ce qui se fait en vue d'autre chose, dit: «Kaì ën toîß parà tò änagkaîon kaì tò vß ëpì polù,
même dans les faits qui sortent du nécessaire et du plus fréquent», Moerbeke
traduit: «In iis quae sunt secundum necessarium, et quae sicut frequenter, dans
les faits du nécessaire et plus fréquents», ignorant complètement le pará qui pointe vers l'exception. C'est pour
saint Thomas l'occasion d'associer le nécessaire et le fréquent avec le naturel
et l'à dessein, mais cela le prive du moyen terme entre l'accidentel et l'à
dessein. 18 découverte d'un trésor. En effet, l'effet par soi d'une cause
naturelle est ce qui s'ensuit en conformité à l'exigence de sa forme; et de
même l'effet d'une cause qui agit à dessein est ce qui se produit selon
l'intention de l'agent. Aussi, tout ce qui advient dans l'effet en dehors de
cette intention arrive par accident. À condition que ce qui arrive en dehors de
l'intention s'ensuive comme par exception; en effet, ce qui s'attache ou
toujours ou le plus souvent à un effet tombe sous la même intention. Car il est
stupide de dire qu'on a une intention, et qu'on ne veut pas ce qui s'y rattache
le plus souvent ou toujours. Aristote présente ensuite une différence entre la
cause par soi et la cause par accident: c'est que la cause par soi est limitée
et déterminée, tandis que la cause par accident est infinie et indéterminée, du
fait qu'une infinité de choses peuvent s'attacher par accident à une autre.
#215. — Ensuite (196b29), il
montre sous quels membres des divisions précédentes se trouve contenue la
chance et ce qui est dû à la chance. Il dit en premier que la chance et le
hasard, comme on l'a dit plus haut, se trouvent parmi les faits qui se
produisent en vue d'autre chose. On établira plus tard la différence entre le
hasard et la chance. Mais cela doit maintenant devenir manifeste, que l'un et
l'autre sont contenus dans ce qui se fait en vue d'une fin. Par exemple, si on
savait qu'à la place on va recevoir de l'argent, on irait l'y chercher.
Cependant, si on n'y vient pas dans ce but, c'est par accident que notre venue
se fasse en vue de ce gain, c'est-à-dire qu'elle ait cet effet. Il appert ainsi
que la chance est une cause par accident parmi les actions qui se font en vue
d'autre chose. Il est manifeste, en outre, qu'elle est une cause parmi les
faits qui se produisent par exception; car ce gain est réputé s'être produit
par chance quand ce n'est ni par nécessité ni le plus souvent qu'on gagne à
venir à la place35. En outre, elle intervient en ce qui se fait à dessein; car
le gain d'argent que l'on dit se produire par chance est la fin de certaines
causes, non par soi, comme en ce qui se produit par nature, mais c'est la fin
d'actions faites à dessein et avec intelligence. Par contre, si on allait à la
place avec le dessein d'y gagner de l'argent, ou qu'on en gagne soit toujours
ou le plus souvent quand on y vient, on ne dirait pas que c'est par chance. Par
exemple, si, en allant en un lieu boueux, on se détrempe les pieds, même si ce
n'est pas son intention, on ne dit tout de même pas que c'est par malchance.
#216. — Ensuite (197a5), il
conclut de ce qui précède la définition de la chance. Il dit qu'il devient
manifeste avec ce qui précède que la chance est une cause par accident en ce
qui se produit à dessein en vue d'une fin mais par exception. Il en appert que
la chance et l'intelligence portent sur les mêmes objets, car il convient
d'agir par chance à ceux-là seulement qui ont intelligence; en effet, le
dessein ou la volonté ne va pas sans intelligence. Pourtant, bien qu'agissent par
chance ceux-là seulement qui ont intelligence, plus une chose dépend de
l'intelligence, moins elle dépend de la chance.
(197a8-35) 144. En conséquence,
elles sont nécessairement indéterminées les causes dont provient ce qui dépend
de la chance. De là vient que la fortune donne l'impression de relever du
domaine de l'indéterminé et de ne pas se laisser connaître par l'homme. 145.
Pour cela aussi, on peut avoir l'impression que rien ne se produit par chance.
Ce sont toutes des façons correctes de parler, parce que raisonnables. C'est
qu'étant donné que ce qui se produit par chance se produit par accident et que
la chance est une cause par accident, absolument elle n'est cause de rien. Par
exemple, la cause de la maison, c'est l'architecte et, par accident, le joueur
de flûte. En outre, du fait qu'en allant quelque part, sans que ce soit pour
recouvrer une dette, on l'y a recouvré, il y a une infinité de causes: on
voulait voir quelqu'un, on courait après, on le fuyait, on s'intéressait à un
spectacle. 146. De même, dire que la chance est quelque chose de contraire à la
raison, est correct: car la raison relève de ce qui est toujours pareil ou le
plus souvent, tandis que la chance réside dans ce qui 35Ad villam. J'ai
ajusté sur in foro, supra. 19 lui fait exception. Par suite,
puisque des causes qui agissent ainsi sont indéterminées, la chance aussi est
indéterminée. 147. Cependant, à considérer certains aspects, on doutera que
vraiment n'importe quoi qui arrive par accident ne soit la cause de la chance.
Par exemple, pour la santé, peut-être le souffle du vent ou la chaleur du
soleil, mais pas la coupe de cheveux. C'est que, parmi les causes
accidentelles, les unes sont plus proches que les autres. 148. Par ailleurs, on
dit que la chance en est une véritable, quand c'est un bien qui arrive, et
qu'il s'agit de malchance, quand c'est un mal.36 149. On ajoutera que l'on est
chanceux ou malchanceux37, quand il y a de la grandeur à ce qui nous échoit.
C'est pourquoi, quand il s'en faut de peu qu'on ait éprouvé un grand mal ou un
grand bien, on est encore qualifié de chanceux ou de malchanceux, parce que la
pensée les exprime comme s'ils avaient existé, le peu s'en faut passant
pour un écart nul. 150. C'est encore avec raison qu'on dit le chanceux en
situation peu sûre, car la chance n'est pas sûre; en effet, rien de ce qui
dépend de la chance n'est de nature à être toujours ou le plus souvent. 151.
Comme on l'a dit, les deux sont des causes par accident, tant la chance que le
hasard, pour des faits susceptibles de ne se produire ni absolument, ni le plus
souvent, et en outre susceptibles de se produire en vue d'autre chose.
#217. — Une fois établie la
définition de la chance, Aristote, à partir de la définition en question, donne
la raison des opinions qu'on formule sur la chance. En premier, de celles
énoncées par les philosophes anciens; en second (197a18), de celles formulées
par les gens du commun. Il a présenté plus haut (#199) trois opinions sur la
chance et le hasard, dont il a réprouvé celle du milieu comme tout à fait
fausse, à savoir, celle qui prétendait que la chance est la cause du ciel et de
tout ce qu'il y a dans le monde. Aussi, faisant abstraction de cette opinion
intermédiaire, il indique, en premier, quelle vérité comporte la troisième opinion,
celle qui soutenait que la chance ne se laisse pas connaître et, en second
(197a10), quelle vérité comporte la première opinion, qui soutenait que rien ne
se produit par chance. Or on a dit plus haut que les causes par accident sont
infinies en nombre; on a dit aussi que la chance est une cause par accident;
aussi conclut-il de ce qui a été dit que ce qui dépend de la chance a des
causes infinies en nombre. Comme l'infini, en tant qu'il est infini, ne se
connaît pas, il s'ensuit que la chance ne se laisse pas connaître.
#218. — Ensuite (197a10), il
montre quelle vérité comporte la première opinion. Il admet que d'une certaine
manière il est vrai de dire que rien ne se produit par chance. Tout cela que
d'autres ont dit sur la chance se dit correctement, d'une certaine manière, car
cela se fonde sur quelque raison. En effet, du fait que la chance soit une
cause par accident, il s'ensuit que se produise par chance quelque chose par
accident; or ce qui est par accident n'est pas absolument; ainsi s'ensuit-il
qu'absolument la chance ne soit cause de rien. Ce qu'il a dit de l'une et
l'autre opinions, il le manifeste avec des exemples. Le constructeur, dit-il,
est par soi la cause de la maison, et absolument, mais le joueur de flûte en
est la cause par accident38. Pareillement, qu'on aille quelque part non pas en
vue de recouvrer de l'argent est cause par accident de 36La túch est assez générale pour faire abstraction
de ce que son rapport à la volonté soit celui d'un bien d'un mal; aussi
peut-elle se spécifier en bonne et mauvaise. La chance aussi, mais pas assez
clairement pour qu'on soit bien à l'aise de parler de mauvaise chance ou
d'exemplifier la chance avec l'événement d'un mal. D'où la façon de spécifier
en parlant de vraie chance, du côté du bien, et, du côté du mal, de malchance.
Voir, supra, note 33. 37Il n'y a pas, en français, de nom spécifique
pour désigner la grande chance ou la grande malchance, en correspondance avec
l'eütucía et la dustucía. Mais on réserve ordinairement les termes de chanceux
et de malchanceux à ceux qu'elles caractérisent. 38Or, strictement
comme joueur de flùte, il n'intervient en rien dans la construction de la
maison. 20 pareil recouvrement. Mais cette cause par accident est infinie, car
c'est pour une infinité d'autres causes qu'on peut aller à cet endroit; par
exemple, pour visiter quelqu'un, ou à la poursuite d'un ennemi, ou pour fuir un
poursuivant, ou pour voir un spectacle. Or toutes ces causes et n'importe
quelles semblables sont la cause du recouvrement de l'argent qui se fait par
chance.
#219. — Ensuite (197a18), il
donne la raison des opinions formulées sur la chance par le commun. En premier,
il donne la raison de ce qu'on dit de la chance, qu'elle est dépourvue de
raison; en second (197a25), de ce qu'on dit, que la chance est bonne ou
mauvaise. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il
montre son propos; en second (197a21), il soulève une difficulté.
#220. — Il dit donc, en premier,
qu'on dit correctement de la chance qu'elle est dépourvue de raison, car nous
ne pouvons raisonner que sur ce qui est toujours ou souvent de la même façon;
or la chance est en dehors des deux. Aussi, comme pareilles causes, qui se
tiennent dans les exceptions, sont par accident et infinies et sans raison, il
s'ensuit qu'à la chance il y a des causes infinies et sans raison; en effet,
toute cause par soi produit son effet soit toujours, soit le plus souvent.
#221. — Ensuite (197a21), il
soulève une difficulté; bien que, dit-il, on affirme que la chance est une
cause par accident, cela fera défaut en quelques occasions, c'est-à-dire on en
doutera. Il y a difficulté à savoir si tout ce à quoi il arrive d'être cause
par accident doive se dire cause de ce qui se fait par chance. Par exemple, il
appert que la cause de la santé peut par soi être soit la nature ou l'art de la
médecine; mais on peut donner comme ses causes par accident tout ce dont
l'existence accompagne la production de la santé; par exemple, l'esprit39,
c'est-à-dire le souffle du vent, et la grande chaleur, et la coupe de cheveux;
est-ce donc que n'importe laquelle de ces circonstances compte comme cause par
accident? Par contre, nous avons dit, plus haut, qu'on appelle surtout chance
la cause par accident du côté de l'effet, à savoir, dans la mesure où on dit
quelque chose cause aussi de ce qui se rattache accidentellement à son effet.
Aussi, il est manifeste qu'une cause fortuite fait quelque chose à un effet
fortuit, bien que ce ne soit pas lui qu'elle vise, mais autre chose de rattaché
à cet effet. Sous ce rapport, le vent ou la grande chaleur peuvent se dire des
causes fortuites de la santé, en tant qu'ils produisent une altération dans le
corps, à laquelle s'ensuit la santé; mais la coupe de cheveux, ou autre chose
de la sorte, ne fait manifestement rien à la santé. Cependant, parmi les causes
par accident, certaines sont plus proches, et d'autres plus éloignées. Plus
elles sont éloignées, moins elles semblent être des causes.
#222. — Ensuite (197a25), il rend
compte pourquoi on dit, qu'il y a tantôt véritable chance et tantôt
malchance40. En premier, il rend compte pourquoi absolument on dit qu'il y a
tantôt véritable chance et tantôt malchance. Il dit qu'on parle de chance
véritable quand c'est un bien qui arrive; et de malchance, quand c'est un mal.
#223. — En second (197a26), il
rend compte du chanceux et du malchanceux41. Le chanceux et le malchanceux,
dit-il, c'est quand on reçoit un bien ou mal qui comporte grandeur; car on
appelle chanceux celui à qui échoit un grand bien et malchanceux celui à qui
échoit un grand mal. Et comme être privé d'un bien est conçu comme un mal et
être privé d'un mal est conçu comme un bien, quand on s'approche d'un grand
bien, on est dit malchanceux si on le manque, tandis que si on est proche d'un
grand mal, et qu'on s'en trouve libéré, on est dit chanceux. La raison en est
que l'intelligence prend ce qui est proche comme s'il était déjà là et qu'on
l'avait déjà.
#224. — En troisième (197a30), il
rend compte de ce que le chanceux est en situation peu sûre. C'est, dit-il, que
la situation du chanceux est de l'ordre de la chance, et que la chance est peu
sûre, du fait de 39Spiritus, comme pneûma,
qu'il traduit, chez Moerbeke, signifie un souffle, d'abord le souffle concret
du vent, puis la manifestation de l'intelligence, conçue analogiquement comme
un souffle. Mais le contexte, i ci, est celui, concret, du vent, ce à côté de
quoi le lecteur français pourrait passer, le mot esprit prêtant d'abord
à penser au contexte intellectuel. 40Voir, supra, note 36. 41Voir, supra,
note 37. 21 compter parmi les choses qui ne se produisent ni toujours ni le
plus souvent, comme on a dit. Aussi s'ensuit-il que le chanceux soit en
situation peu sûre.
#225. — En dernier (197b32), il
conclut, à la manière d'une récapitulation, que l'un et l'autre, à savoir, le
hasard et la chance, sont des causes par accident, que l'un et l'autre
appartiennent à ce qui n'arrive pas absolument, c'est-à-dire ni toujours ni le
plus souvent, et que l'un et l'autre appartiennent à ce qui se fait en vue
d'autre chose, comme il appert de ce qu'on a dit.
(197a36-198a13) Mais ils
diffèrent en ce que le hasard a plus d'extension; en effet, tout effet de
fortune est de hasard, mais tout fait de hasard n'est pas de fortune. En effet,
il y a fortune et effets de fortune, pour tout ce à quoi peut s'attribuer
l'heureuse fortune et en général l'activité pratique. Aussi est-ce
nécessairement dans les objets de l'activité pratique qu'il y a de la fortune.
Une preuve en est qu'on regarde comme identique au bonheur, ou presque, la
bonne fortune; or, le bonheur est une certaine activité pratique, puisque c'est
une activité pratique réussie. Par suite, les êtres qui ne peuvent agir
pratiquement ne peuvent, non plus, produire aucun effet de fortune. D'où
résulte qu'aucun être inanimé, aucune bête, aucun enfant n'est l'agent d'effets
de fortune, parce qu'il n'a pas la faculté de choisir; ils ne sont pas non plus
susceptibles d'heureuse fortune ni d'infortune, si ce n'est par métaphore;
ainsi Protarque disait que les pierres dont on fait les autels jouissaient
d'une heureuse fortune parce qu'on les honore, tandis que leurs compagnes sont
foulées au pied. En revanche, ces choses elles-mêmes peuvent, en quelque façon,
pâtir par effet de fortune quand celui qui exerce sur elles son activité
pratique agit par effet de fortune; autrement, ce n'est pas possible. Quant au
hasard, il appartient aux animaux et à beaucoup d'êtres inanimés: ainsi, on dit
que la venue du cheval est un hasard, quand par cette venue il a trouvé le
salut, sans que le salut ait été en vue. Autre exemple: la chute du trépied est
un hasard, si après sa chute il est debout pour servir de siège, sans qu'il
soit tombé pour servir de siège. Par suite, on le voit, dans le domaine des
choses qui ont lieu absolument en vue de quelque fin, quand des choses ont lieu
sans avoir en vue le résultat et en ayant leur cause finale hors de lui, alors
nous parlons d'effets de hasard; et d'effets de fortune, pour tous ceux des
effets de hasard qui, appartenant au genre des choses susceptibles d'être
choisies, atteignent les êtres capables de choix. Indice: nous parlons d'une
cause vaine, lorsque ce qui est produit, ce n'est pas la fin visée par la
cause, mais ce qu'aurait produit une autre cause, existant en vue de la fin qui
a été réellement produite. Par exemple, on se promène en vue d'obtenir une
évacuation; si, après la promenade, elle ne se produit pas, nous disons qu'on
s'est promené en vain, et que la promenade a été vaine; on entend ainsi par
vain ce qui, étant de sa nature en vue d'une autre chose, ne produit pas cette
chose en vue de laquelle il existait par nature; car, si l'on disait que l'on
s'est baigné en vain, sur ce prétexte que le soleil ne s'est pas ensuite
éclipsé, on serait ridicule, cela n'étant pas en vue de ceci. Ainsi, le hasard,
pour s'en rapporter à son nom même, existe quand la cause se produit par
elle-même en vain. En effet, la chute d'une pierre n'a pas lieu en vue de
frapper quelqu'un; donc, la pierre est tombée par effet de hasard, car
autrement elle serait tombée du fait de quelqu'un et pour frapper. C'est
surtout dans les générations naturelles que se distinguent faits de fortune et
de hasard; car d'une génération contraire à la nature, nous ne disons pas
qu'elle est effet de fortune, mais plutôt de hasard. Mais c'est encore autre
chose, car la cause finale d'un effet de hasard est hors de cet effet, celle
d'une telle génération est interne. On vient de dire ce qu'est le hasard, et la
fortune, et leur différence. Comme modalités de causes, l'un et l'autre sont
dans ce d'où vient le commencement du mouvement; toujours, en effet, ils sont
une sorte de cause naturelle ou de cause par la pensée, mais le nombre de ces
sortes de causes est infini. Mais, puisque le hasard et la fortune sont causes
des faits dont l'intelligence ou la nature pourraient être causes, quand de
tels faits ont une cause par accident, puisque d'autre part rien d'accidentel
n'est antérieur au par soi, il est évident que la cause par accident
n'est pas davantage antérieure à la cause par soi. Le hasard et la fortune sont
donc postérieurs à l'intelligence et à la nature; par suite, si le 22 hasard
est, ce qui serait le comble, cause du ciel, il faudra que, antérieurement,
l'intelligence et la nature soient causes et de beaucoup d'autres choses et de
cet univers. (Traduction Carteron)
(197b14-198a22) Qu'il y ait des
causes et que le nombre en soit tel que nous le disons, c'est ce qui est
évident: car c'est ce nombre qu'embrasse le pourquoi. En effet, le pourquoi se
ramène, en fin de compte, soit à l'essence (à propos des choses immobiles,
comme en mathématiques; en effet, il se ramène en fin de compte à la définition
du droit, du commensurable, etc.), soit au moteur prochain (par exemple,
pourquoi ont-ils fait la guerre? parce qu'on les a pillés); soit à la cause
finale (par exemple, pour dominer), soit, pour les choses qui sont engendrées,
à la matière. Voilà donc, manifestement, quelles sont les causes et quel est
leur nombre. (Traduction Carteron)
#226. — Auparavant, le Philosophe
a traité de la chance et du hasard quant à ce en quoi ils se ressemblent; ici,
il montre la différence qu'il y a entre eux. Cela se divise en deux parties:
dans la première, il montre la différence entre la chance et le hasard; dans la
seconde (197b32), il montre en quoi consiste surtout cette différence. La
première partie se divise en deux autres: dans la première, il montre la
différence qu'il y a entre le hasard et la chance; dans la seconde (197b18), il
récapitule ce qui a été dit de l'une et de l'autre.
#227. — Sur le premier point, il
en développe deux autres: en premier, il présente la différence qu'il y a entre
hasard et chance: ils diffèrent, dit-il, en cela que le hasard a plus
d'extension que la chance, car tout ce qui arrive par chance arrive par hasard,
mais cela ne se convertit pas.
#228. — En second (197b1), il
manifeste la différence donnée. En premier, il montre en quels cas il y a de la
chance; en second (197b13), qu'il y a du hasard en plus de cas. Sur le premier
point, il en développe deux autres: en premier, il montre en quels cas il y a
de la chance; en second (197b6), il conclut en quels cas il n'y en pas.
#229. — Chance et fait dû à la
chance, dit-il donc en premier, cela concerne ce pour quoi on dit que quelque
chose peut se passer bien; car où il y a chance, il peut y avoir chanceux et
malchanceux. Or on dit que quelque chose se passe bien pour celui à qui il
revient d'agir. Et il revient proprement d'agir à qui a maîtrise sur son acte;
car qui n'a pas maîtrise sur son acte est plutôt agi qu'il n'agit; aussi un
acte n'est-il pas au pouvoir de qui est agi, mais plutôt de qui agit par
lui-même. Comme aussi la vie pratique, ou active, appartient à qui a maîtrise
sur son acte — c'est chez lui, en effet, qu'on trouve action en conformité à la
vertu ou au vice —, la chance, nécessairement, concerne la vie pratique.
Aristote en apporte comme signe que la chance semble bien être la même chose
que le bonheur ou lui être proche; même qu'on appelle communément les gens
heureux des chanceux. En effet, pour ceux qui pensent que le bonheur consiste
dans les biens extérieurs, le bonheur est la même chose que la chance; mais
pour ceux qui admettent au moins que les biens extérieurs, où surtout s'exerce
la chance, servent d'instruments au bonheur, être chanceux c'est bien proche
d'être heureux, car cela y contribue beaucoup. Aussi, comme le bonheur est une
activité — c'est en effet une eupraxie, c'est-à-dire une activité bonne,
à savoir, celle d'une vertu parfaite, comme il est dit, Éthique à Nicomaque,
I, 8 —, il s'ensuit que la chance s'exerce chez ceux à qui il est possible de
bien agir ou d'en être empêché. C'est cela bien se passer ou mal se
passer. Comme, donc, on est maître de son acte en tant qu'on agit
volontairement, il s'ensuit qu'il est possible qu'une chose ait lieu par chance
seulement chez qui agit volontairement, et non chez les autres.
#230. — Ensuite (197b6), il
conclut, à partir de ce qui précède, en quoi n'a pas lieu la chance. Du fait
que la chance ne se produit que chez qui agit volontairement, dit-il, il
s'ensuit que n'agissent par chance ni l'inanimé ni l'enfant ni les bêtes,
puisqu'ils n'agissent pas volontairement, en tant que dotés 23 du libre arbitre
— qu'il appelle ici dessein. Aussi n'est-il pas question, pour eux, de
chanceux ou de malchanceux, sauf par comparaison; par exemple, quelqu'un a dit
que les pierres desquelles sont faites les autels sont chanceuses, car on leur
montre honneur et révérence, alors que leurs semblables sont foulées aux pieds.
Ce qu'on dit par cmparaison avec les hommes, chez qui ceux qui sont honorés
paraissent chanceux, tandis que ceux qui sont foulés aux pieds sont dits
malchanceux. Cependant, même s'il n'est pas possible à ceux qu'on vient
d'énumérer d'agir par chance, rien ne les empêche de subir par chance,
lorsqu'un agent volontaire agit à leur endroit; par exemple, nous disons qu'il
y a chance quand on trouve un trésor, ou malchance quand on est frappé par une
pierre qui tombe.
#231. — Ensuite (197b13), il
montre qu'il y a aussi hasard ailleurs. À ce propos, il développe trois points:
en premier, il montre qu'il y a aussi hasard ailleurs; en second (197b18), il
conclut une conclusion à partir de ce qui a été dit; en troisième (198b22), il
apporte un signe pour manifester cela.
#232. — Le hasard, dit-il donc en
premier, n'a pas lieu seulement chez les hommes, qui agissent volontairement,
mais aussi chez les autres animaux, et même dans les choses inanimées. Il
présente un exemple chez les autres animaux: on dit qu'un cheval est venu par
hasard, quand il a obtenu son salut en venant, même s'il ne venait pas en vue
de son salut. Il présente un autre exemple, dans les choses inanimées: nous
disons en effet qu'un trépied est tombé par hasard, du fait qu'il se trouve par
hasard debout disposé pour qu'on s'y assoie, même s'il n'était pas tombé pour
cette raison, de se trouver disposé à ce qu'on s'y assoie.
#233. — Ensuite (197b18), il
conclut, à partir de ce qui a été dit, que c'est à propos de choses qui se
produisent absolument en vue d'autre chose que nous disons qu'une chose arrive
par hasard, quand les choses ne se produisaient pas en vue de ce qui arrive,
mais en vue d'autre chose qui lui est extérieur. Mais, du nombre de ces choses
qui arrivent par hasard, nous disons qu'arrivent par chance celles qui arrivent
à qui a dessein.
#234. — Ensuite (197b22), il
manifeste ce qu'il a établi en conclusion, à savoir, que le hasard arrive aux
choses qui sont en vue d'autre chose. Il en tire un signe de ce que l'on dit vain
42, nom qui, en grec, est proche de celui de hasard 43. Or on dit
que quelque chose est vain, quand cela est en vue d'autre chose et que ne se
produit pas sa cause, c'est-à-dire quand ne s'ensuit pas de cela ce en vue de
quoi il est fait. Par exemple, si on marche pour accélérer son transit
intestinal, si cela ne nous arrive pas, on dit qu'on a marché pour rien44 et
que notre marche a été vaine. Comme si cela était pour rien ou vain, qui est de
nature à être fait en vue d'autre chose, lorsque ne se complète pas ce en vue de
quoi il est de nature à être fait. Pourquoi il dit en vue de quoi il est de
nature à être fait, il l'explique, en ajoutant que si on disait s'être
baigné pour rien du fait qu'après s'être baigné le soleil ne s'est pas couché,
on dirait quelque chose de ridicule; car le fait de se baigner n'était pas de
nature à se faire en vue de ce que le soleil se couche. Aussi, le hasard, qui,
en grec, se nomme automaton, c'est-à-dire par soi pour rien,
arrive à des choses qui sont en vue d'autre chose, tout comme ce qui est pour
rien ou vain; car par soi pour rien signifie par son nom cela même qui
est pour rien, comme homme par soi signifie cela même qui est
homme et bien par soi cela même qui est un bien. Il exemplifie en ce qui
a trait à ce qui se produit par hasard: par exemple, si on raconte qu'une
pierre a frappé quelqu'un en tombant; elle n'est cepenant pas tombé en vue de
le frapper. Sa chute est donc due à ce qui est par soi vain ou par soi pour
rien, car elle n'était pas de nature à tomber pour cela; bien que45 parfois une
pierre tombe lancée par quelqu'un en vue de frapper. Hasard et vain s'accordent
en ce que l'un et l'autre relèvent de ce qui est en vue d'autre chose, mais ils
diffèrent en ce qu'on dit une chose vaine du fait qu'elle n'obtienne pas ce
qu'elle visait, tandis qu'on la dit un hasard du fait ce qu'elle obtienne autre
chose, qu'elle ne visait pas. Aussi a-t-on parfois du 42Tò máthn. 43Tò aütómaton.
44Frustra. 45Enim. Le contexte oblige à lire comme une concession
plutôt que comme une justification. 24 vain et du hasard simultanément, par
exemple, lorsque ne se produit pas ce qu'on visait, mais que se produise autre
chose; mais on a parfois du hasard et non du vain, lorsque se produit à la fois
ce qu'on visait et autre chose; enfin, on a parfois du vain mais non du hasard,
quand ne se produit ni ce qu'on visait ni autre chose.
#235. — Ensuite (197b32), il
montre où la différence est la plus grande entre le hasard et la chance. La
différence est la plus grande, dit-il, en ce qui se produit par nature; car là
a lieu du hasard, mais non de la chance. En effet, lorsque quelque chose se
produit qui fasse exception à la nature, dans les opérations de la nature, par
exemple lorsqu'on naît avec un sicième doigt, alors nous ne disons pas que cela
est dû à la chance ou à la malchance, mais que ce l'est plutôt à ce qui est par
soi pour rien, c'est-à-dire au hasard. Ainsi, nous puvons saisir une autre
différence entre le hasard et la chance: pour ce qui est dû au hasard, la cause
est intrinsèque, comme pour ce qui est dû à la nature, tandis que pour ce qui
est dû à la chance, la cause est extrinsèque, comme pour ce qui se fait à
dessein. En dernier, il conclut que voilà dit ce que c'est d'être par soi pour
rien, c'est-à-dire, le hasard, et ce qu'est la chance, et comment ils diffèrent
entre eux.
#236. — Ensuite (198a2), il
montre à quel genre de cause on réduit le hasard et la chance: en premier, il
montre son propos; en second (198a5), il réfute à partir de là une opinion
présentée plus haut. Tant le hasard que la chance, dit-il donc en premier, se
réduisent au genre de la cause motrice. En effet, le hasard et la chance sont
causes soit de ce qui est dû à la nature, soit de ce qui est dû à
l'intelligence, comme il appert de ce qu'on a dit. Aussi, comme la nature et l'intelligence
sont causes comme ce d'où vient le principe du mouvement, la chance et le
hasard aussi se réduisent au même genre. Cependant, comme le hasard et la
chance sont des causes par accident, leur nombre est indéterminé, comme on l'a
dit plus haut.
#237. — Ensuite (198a5), il
exclut l'opinion de ceux qui ont prétendu que la chance ou le hasard est la
cause du ciel et de toutes les choses du monde. Le hasard et la chance, dit-il,
sont des causes par accident de celles dont l'intelligence et la nature sont
des causes par soi; or une cause par accident n'est pas antérieure à celle qui
est par soi, comme rien par accident n'est antérieur à ce qui est par soi; il
s'ensuit que le hasard et la chance soient des causes postérieures à
l'intelligence et à la nature. Aussi, si on prétend que le hasard soit la cause
du ciel, comme certains l'ont prétendu, ainsi qu'on l'a dit plus haut, il
s'ensuivra que l'intelligence et la nature seront auparavant la cause d'autres
choses, et par après de tout l'univers. En outre, la cause de tout l'univers
est manifestement antérieure à la cause d'une partie de l'univers, étant donné
que toute part de l'univers est ordonnée à la perfection de l'univers. Il
semble absurde qu'une autre cause soit antérieure à celle qui est la cause du
ciel; aussi il est absurde que le hasard soit la cause du ciel.
#238. — D'ailleurs, on doit tenir
compte que si ce qui arrive fortuitement ou par hasard, c'est-à-dire en dehors
de l'intention de causes inférieures, se réduit à une cause supérieure qui
l'ordonne, en rapport à celle cause-là, il ne peut se dire fortuit ou par
hasard. Aussi ne peut-on attribuer à cette cause supérieure d'être de la
chance.
#239. — Ensuite (198a14), il
montre que les causes ne sont pas plus nombreuses que celles que l'on a
énumérées. Il le manifeste comme suit. Quand on demande pourquoi, on
s'enquiert de la cause; pourtant, à la question pourquoi on ne répondra
que par l'une des causes énumérées; il n'y a donc pas plus de causes que celles
que l'on a énumérées. C'est ce qu'il dit, qu'à la question pourquoi, il y a
autant de réponses qu'on a énuméré de causes. Parfois, en effet, le pourquoi se
réduit ultimement à ce qu'est la chose, c'est-à-dire à sa définition, comme il
appert en tous les êtres immobiles, comme le sont les êtres mathématiques. Là,
le pourquoi se réduit à la définition du droit ou du commensurable ou d'autre
chose qu'on démontre en mathématiques. En effet, étant donné que la définition
de l'angle droit est celui constitué par une ligne tombant sur une autre de
manière à former deux angles égaux, si on demande pourquoi tel angle est droit,
on répondra que c'est parce qu'il est constitué par une ligne de façon à former
deux angles égaux de part et d'autre; et ainsi de suite. 25 Parfois, le
pourquoi se réduit au premier moteur; par exemple, pourquoi telles personnes
ont-elles engagé un combat? parce qu'on les enragées. Voilà en effet ce qui les
a incitées au combat. Parfois encore, il se réduit à la cause finale; par
exemple, si nous demandons en vue de quoi telles personnes se battent, on
répondra pour s'assurer la domination. Parfois enfin, il se réduit à la cause
matérielle; par exemple, si on demande pourquoi tel corps est corruptible, on
dépondra: parce qu'il est composé de contraires. Ainsi donc, il appert que
voilà les causes, et qu'il y en a tant.
#240. — Nécessairement, il y a
quatre causes. Une cause, c'est ce à quoi s'ensuit l'être d'autre chose; or
l'être de ce qui a cause peut se regarder de deux manières. D'une manière:
absolument; alors, la cause de son être est la forme par laquelle la chose est
en acte. De l'autre manière, selon qu'il passe d'un être en puissance à un être
en acte. Comme, par ailleurs, tout ce qui est en puissance se trouve réduit à
l'acte par ce qui est déjà en acte, nécessairement, il faut deux autres causes,
à savoir, une matière, et un agent qui réduise cette matière de la puissance à
l'acte. Or l'action d'un agent tend à quelque chose de déterminé, de même qu'il
procède d'un principe déterminé. En effet, tout agent agit ce qui lui convient;
or ce à quoi tend l'action de l'agent s'appelle la cause finale. Ainsi donc,
nécessairement, il y a quatre causes. Comme, néanmoins, la forme est la cause
de l'être, absolument, et que les trois autres sont des caues de l'être pour
autant qu'une chose reçoit l'être; il s'ensuit que chez les êtres immobiles on
ne regarde pas les trois autres causes, mais seulement la cause formelle.
(198a22-b9) Puis donc qu'il y a
quatre causes, il appartient au naturaliste de connaître de toutes et, pour indiquer
le pourquoi en naturaliste, il le ramènera à elles toutes: la matière, la
forme, le moteur, la cause finale. Il est vrai que trois d'entre elles se
réduisent à une en beaucoup de cas: car l'essence et la cause finale ne font
qu'un; alors que l'origine prochaine du mouvement est identique spécifiquement
à celles-ci; car c'est un homme qui engendre un homme; et d'une manière
générale, il en est ainsi pour tous les moteurs mus; quant à ceux qui ne sont
pas mus, ils ne relèvent plus de la physique, car s'ils meuvent, ce n'est pas
pour avoir en soi mouvement ni principe du mouvement, c'est en étant immobiles.
Par suite, trois ordres de recherche: l'une sur les choses immobiles, l'autre
sur les choses mues et incorruptibles, l'autre sur les choses corruptibles.
Aussi le naturaliste a-t-il indiqué le pourquoi quand il l'a ramené à la
matière, à l'essence, au moteur prochain. Et, en effet, pour la génération,
c'est surtout ainsi que l'on cherche les causes; on se demande quelle chose
vient après quelle autre, quel est l'agent et quel est le patient prochains, et
toujours ainsi en suivant. Mais les principes qui meuvent d'une façon naturelle
sont doubles, et l'un n'est pas naturel; car il n'a pas en soi un principe de
mouvement. Tels sont les moteurs non mus, comme le moteur absolument immobile
et le premier de tous, et l'essence et la forme; car ce sont là, fins, et
choses qu'on a en vue; par suite, puisque la nature est en vue de quelque fin,
il faut que le naturaliste connaisse une telle cause. C'est donc de toutes les
façons qu'il doit indiquer la cause: par exemple, il dira que de telle cause
efficiente nécessairement vient telle chose, soit absolument soit la plupart du
temps; que, pour que telle chose arrive, il faut une matière, comme des
prémisses la conclusion; que telle était la quiddité, et pourquoi cela est
mieux ainsi, non pas absolument, mais relativement à la substance de chaque
chose. (Traduction Carteron)
#241. — Auparavant, le Philosophe
a traité des causes; ici, il montre que le naturaliste démontre à partir de
toutes les causes. À ce propos, il développe deux points: en premier, il dit
sur quoi porte son intention; en second (198a24), il exécute son propos. Comme
il y a quatre causes, dit-il donc en 26 premier, ainsi qu'on l'a dit plus haut,
il appartient au naturaliste de les connaître toutes, et de démontrer
naturellement par toutes, en réduisant la question pourquoi à n'importe
laquelle des quatre causes énumérées, à savoir, la forme, le moteur, la fin et
la matière. Ensuite (198a24), il exécute son propos. Sur ce point, il en
développe deux autres: en premier, il présente d'abord des distinctions
nécessaires en vue de montrer son propos; en second (198a31), il prouve son
propos. Pour le premier point, il présente deux distinctions nécessaires en vue
de sa preuve subséquente: le premier en concerne la relation des causes entre
elles; le second (198a27) concerne la considération de la philosophie
naturelle.
#242. — Il se peut de bien des
façons, dit-il donc en premier, que trois causes se ramènent à une seule, de
façon que la cause formelle et la finale n'en fassent qu'une seule
numériquement. Cela, on doit le comprendre de la cause finale de la génération,
mais non de la cause finale de la chose engendrée. En effet, la fin de la génération
d'un homme est la forme humaine; cependant, la fin d'un homme n'est pas sa
forme, mais il lui convient d'agir par le moyen de sa forme en vue de sa fin.
Or la cause motrice est la même que l'une et l'autre de ces deux-là,
spécifiquement. Et cela, principalement dans les agents univoques, dans
lesquels l'agent produit un semblable à lui, spécifiquement; par exemple, un
homme engendre un homme. Chez eux, en effet, la forme de ce qui engendre, qui
est le principe de la génération, est la même spécifiquement que la forme de ce
qui est engendré, qui est la fin de la génération. Cependant, chez les agents
non univoques, la raison est différente: chez eux, en effet, ce qui est produit
ne peut arriver à ce qu'il obtienne la forme de celui qui l'engendre selon la
même notion spécifique; mais il participe d'une ressemblance de lui suivant ce
qu'il peut, comme il appert dans ce qui est engendré par le soleil. L'agent
n'est donc pas toujours le même spécifiquement que la forme, qui est la fin de
la génération; ni non plus toute fin est forme; et c'est pour cela qu'il a
précisé à propos de bien des façons. La matière, par contre, n'est pas
la même chose ni spécifiquement ni numériquement que les autres causes; c'est
que la matière, en tant que telle, est un être en puissance, tandis que l'agent
est un être en acte en tant que tel, et que la forme ou la fin est l'acte ou la
perfection.
#243. — Ensuite (198a27), il
présente sa seconde distinction, qui porte sur le sujet de la considération
naturelle. Tout ce qui meut qui est tel qu'il est mû lui aussi appartient à la
considération du naturaliste; par contre, ce qui meut mais n'est pas mû ne
relève pas de la considération de la philosophie naturelle, à qui il appartient
de regarder les choses naturelles, qui ont en elle le principe de leur
mouvement. Or pareils moteurs non mus ne détiennent pas en eux le principe de
leur mouvement, puisqu'ils ne sont pas mus, mais sont immobiles; et ainsi, ils
ne sont pas naturels, et par conséquent ne relèvent pas de la considération de
la philosophie naturelle. De là il appert qu'il y a trois préoccupations,
c'est-à-dire trois études et intentions de la philosophie, selon les trois
genres d'êtres que l'on rencontre. Car il y a des choses immobiles, et à leur
sujet il y a une étude de la philosophie; puis il y a une aure étude portant
sur ce qui est mobile mais incorruptible, comme le sont les corps célestes;
enfin, sa troisième étude porte sur ce qui est mobile et corruptible, comme le
sont les corps inférieurs. La première préoccupation, certes, appartient à la
métaphysique, tandis que les deux autres appartiennent à la science naturelle,
à qui i revient de traiter de tous les êtres mobiles, tant des corruptibles que
des incorruptibles. Aussi ils ont mal compris ceux qui ont voulu réduire ces
trois préoccupations aux trois parties de la philosophie, à savoir, à la
mathématique, à la métaphysique et à la physique. Car l'astronomie, qui,
manifestement, porte sur les êtres mobiles incorruptibles, est davantage
naturelle que mathématique, comme on l'a dit plus haut (#214); pour autant, en
effet, qu'elle applique les principes mathématiques à une matière naturelle,
c'est aux êtres mobiles qu'elle a regard. Cette division, plutôt, se conforme à
la diversité des choses qui existent en dehors de l'âme, laquelle diversité ne
se prend pas selon la division des sciences.
#244. — Ensuite (198a31), il
montre son propos. Sur ce point, il en développe deux autres: en premier, il
montre qu'il appartient au naturaliste de regarder à toutes les causes et de
démontrer par elles, deux choses qu'il proposait plus haut; en second (198b10),
il prouve certaines choses qu'il suppose dans la présente preuve. Sur le
premier point, il en développe deux autres: en premier, il montre que le
naturaliste regarde à toutes les causes; en second (198b5), il montre qu'il
démontre par toutes les 27 causes. Sur le premier point, il en développe deux
autres: en premier, il montre que le naturaliste regarde à la matière et à la
forme et au moteur; en second (198b3), il montre qu'il regarde à la fin. Sur le
premier point, il en développe deux autres: en premier, il présente son
intention; en second (198a33), il la prouve. Il conclut donc d'abord, partant
de ce qui précède, que le naturaliste fournit le pourquoi à la fois en réduisant
à la matière, en réduisant à ce que c'est, c'est-à-dire, à la forme, et en
réduisant au premier moteur.
#245. — Ensuite (198a33), il
prouve son propos comme suit. On a dit que le naturaliste regarde à ce qui se
meut, s'engendre et se corrompt. Donc, tout ce qu'il y a à considérer sur la
génération, il faut que ce soit considéré par le naturaliste. Or, concernant la
génération, il faut regarder à la forme, à la matière et au moteur. En effet,
qui veut, concernant la génération, regarder à ses causes s'y prend comme suit:
en premier, il regarde à ce que c'est qui est produit après autre chose; le
feu, par exemple, se trouve produit après l'air, puisque c'est d'air que le feu
est engendré — et en cela, il regarde à la forme, moyennant laquelle se trouve
engendré ce qui est. On regarde, en outre, qu'est-ce qui a agi en premier,
c'est-à-dire qui a mû à la génération — et cela, c'est le moteur. En outre,
qu'est-ce qui a soutenu la génération — et cela, c'est le sujet et la matière.
De plus, concernant la génération, on ne regarde pas seulement au premier
moteur et au premier sujet, mais aussi à ce qui s'ensuit. De la sorte, il
appert qu'il appartient au naturaliste de regarder à la forme, au moteur et à
la matière. Cependant, pas n'importe quels moteurs. Il y a, en effet, des
principes moteurs de deux types, à savoir: certains sont mus, d'autres non.
Entre eux, ceux qui ne sont pas mus ne sont pas naturels, n'yant pas en
eux-mêmes de principe de leur mouvement. Tel est le principe moteur qui est
tout à fait immobile et premier entre tous, comme on le montrera au huitième
livre.
#246. — Ensuite (198b3), il
montre que le naturaliste regarde aussi à la fin. La forme et ce qu'est la
chose, dit-il, appartiennent à la considération du naturaliste aussi en tant
qu'il s'agit de la fin et de ce en vue de quoi se fait la génération. On a dit
plus haut, en effet, que la forme et la fin coïncident dans la même chose; or
comme la nature opère en vue d'autre chose, comme il sera prouvé plus loin, il
appartient nécessairement au naturaliste de regarder à la forme non seulement
en tant qu'elle est forme, mais aussi en tant qu'elle est fin. Si par contre la
nature n'agissait pas en vue d'autre chose, le naturaliste regarderait à la
forme en tant qu'elle est forme, mais non en tant qu'elle est fin.
#247. — Ensuite (198b5), il
montre comment le naturaliste démontre par toutes les causes. En premier,
comment il démontre par la matière et le moteur, qui sont des causes
antérieures dans la génération; en second (198b7), il montre comment il
démontre par la forme; en troisième (198b8), comment il démontre par la fin.
Dans les choses naturelles, dit-il donc en premier, on doit rendre le pourquoi
complètement, c'està- dire selon tout genre de causes: que, étant donné que
cela a précédé, qu'il s'agisse de la matière ou du moteur, nécessairement cela
sera en conséquence; que, si une chose est engendrée de contraires,
nécessairement elle sera corrompue, et que si le soleil s'approche du pôle
septentrional, nécessairement, les jours deviendront plus longs et le froid
diminuera et la chaleur augmentera chez ceux qui habitent dans la partie
septentrionale. On doit cependant tenir compte que d'une matière ou d'un moteur
antérieur, autre chose ne s'ensuivra pas nécessairement; parfois, au contraire,
autre chose s'ensuit absolument, c'est-à-dire toujours, comme en ce qui a été
dit; mais parfois, seulement le plus souvent, comme que d'une semence humaine
qui meut à la génération, le plus souvent s'ensuit que ce qui est engendré a
deux yeux, ce qui néanmoins fait parfois défaut. Et pareillement, du fait que
la matière soit disposé de telle manière dans un corps humain, il se trouve que
de la fièvre soit engendrée, à cause de la putréfaction; mais parfois,
cependant, cela se trouve empêché.
#248. — Ensuite (198b7), il
montre comment on doit, dans les choses naturelles, démontrer par la cause
formelle. Pour le comprendre, on doit savoir que, lorsque de causes antérieures
dans la génération, à savoir, de la matière et du moteur, autre chose s'ensuit
par nécessité, alors on peut en tirer une démonstration, comme il a été dit
plus haut; mais non quand autre chose s'ensuit le plus souvent. Alors, on doit
tirer la démonstration de ce qui vient après dans la génération, pour qu'une
chose s'ensuive nécessairement de l'autre, comme des propositions de la
démonstration suit sa conclusion. 28 De sorte qu'en démontrant nous procédions
comme suit: si telle chose doit se produire, telle et telle chose sont
requises; par exemple, si c'est un homme qui doit être engendré, il doit
nécessairement y avoir une semence humaine qui agisse dans la génération. Par
contre, si nous procédons à l'inverse: ‘il y a une semence humaine qui agit
dans la génération’, cela ne s'ensuit pas: ‘donc, un homme sera engendré’, à la
manière dont une conclusion s'ensuit de propositions. Or ce qui doit être
produit, c'est-à-dire à quoi se termine la génération, c'était, selon ce qu'on
a dit plus haut, ce qu'allait être la chose, c'est-à-dire la forme. Aussi
est-il manifeste que, lorsque nous démontrons selon ce mode, ‘si telle chose
doit se produire’, nous démontrons par la cause formelle.
#249. — Ensuite (198b8), il
montre comment le naturaliste démontre par la cause finale. Le naturaliste,
dit-il, démontre aussi parfois qu'une chose est parce qu'il est plus digne
qu'il en soit ainsi. Par exemple, s'il démontre que les dents antérieures soit
aiguisées parce qu'il en va mieux ainsi pour couper la nourriture, et que la
nature fait ce qui est mieux. Cependant, elle ne fait pas ce qui est le mieux
absolument, mais ce qui est le mieux selon ce qui concerne la substance de
chaque chose; autrement, elle donnerait à n'importe quel animal une âme
rationnelle, car elle est meilleure qu'une âme irrationnelle.
(198b10-34) 171. Assurément, il faut établir
d'abord que la nature compte au nombre des causes qui agissent en vue d'autre
chose, puis comment il en va du nécessaire dans les choses naturelles, car tous
ramènent ce que la nature fait à la même cause, comme suit: puisque le chaud
est par nature tel, et le froid tel, et chacun des éléments tel, telle chose
est et se produit par nécessité. Et s'ils allèguent une autre cause, à peine
l'ont-ils touchée qu'ils l'abandonnent: un tel, c'est l'amitié et la haine, tel
autre, c'est l'intelligence. 172. Or, soulève-t-on en difficulté, qu'est-ce qui
empêche la nature d'agir non en vue d'une fin ni parce que c'est mieux ainsi,
mais comme Zeus fait pleuvoir, non pour que le blé pousse, mais par nécessité?
Car il faut bien que la vapeur qui s'est élevée se refroidisse, puis, refroidie
et redevenue de l'eau, retombe; qu'en suite de cela le blé croisse, c'est un
accident. Pareillement, si pour cela le blé se perd sur l'aire, ce n'est pas en
vue de cela qu'il pleut, pour qu'il se perde, mais c'est un accident. Par suite,
qu'est-ce qui empêche qu'il en aille de même aussi pour les parties dans la
nature? Que, par exemple, les dents poussent par nécessité, celles d'en avant,
tranchantes et aptes à couper, et les molaires, quant à elles, larges et utiles
pour broyer la nourriture, sans avoir été produites à cette fin, mais
s'adonnant telles par accident. Et qu'il en aille pareillement encore pour les
autres parties, partout où il y a impression d'une action en vue d'autre chose.
En sorte que tout ce qui est arrivé comme s'il avait été produit en vue d'autre
chose, c'est cela qui s'est conservé, le hasard l'ayant constitué à propos,
tandis que tout ce où cela ne s'est pas passé de la sorte a péri et périt
encore, comme Empédocle le raconte pour les bovins à face d'homme. Voilà donc
le raisonnement avec lequel on soulèvera des difficultés; et s'il s'en trouve
quelque autre, il est de même sorte.
#250. — Auparavant, le Philosophe
a montré que le naturaliste démontre à partir de toutes les causes; ici, il
manifeste certaines notions qu'il avait supposé, à savoir, que la nature agit
en vue d'une fin, et qu'en certaines choses, la nécessité ne provient pas des
causes antérieures dans l'être, le moteur et la matière, mais des causes
postérieures, la forme et la fin. À ce propos, il développe deux points: en
premier, il présente son intention; en second (198b17), il poursuit son propos.
On doit d'abord remarquer, dit-il donc en premier, que la nature est du nombre
des causes qui agissent en vue d'autre chose. Et cela revient à la question sur
la providence. En effet, ce qui ne connaît pas la fin ne tend à une fin que
pour autant que dirigé par autre chose qui la connaît, comme la flèche, dirigée
par l'archer. Aussi, si la nature agit en vue d'une fin, elle est nécessairement
ordonnée par un être intelligent, ce qui est l'œuvre de la providence. Après
cela, on doit dire comment 29 intervient la nécessité dans les choses
naturelles: est-ce que la nécessité des choses naturelles vient toujours de la
matière? ou parfois aussi de la matière et du moteur? ou parfois encore de la
forme et de la fin? Le besoin d'enquêter sur ces points est le suivant: c'est
que tous les naturalistes anciens réduisent les effets naturels à une cause et
lui remettent leur explication, à savoir, qu'il en va nécessairement ainsi à
cause de la matière. Par exemple, parce que le chaud est de nature à être tel
et à avoir tel effet, et pareillement le froid, et ainsi de suite, s'ensuit
nécessairement ce qui se trouve causé par eux. Si par ailleurs certains des
naturalistes anciens ont touché une autre cause que la nécessité de la matière,
ils n'ont cependant pas de quoi en tirer gloire, parce qu'ils ne se sont pas
servi des causes qu'ils ont introduites, comme l'intelligence, introduite par
Anaxagore, et l'amitié et la haine, introduites par Empédocle, sauf dans des
généralités, comme dans la constitution du monde; mais dans les effets
particuliers, ils ont négligé ce type de causes.
#251. — Ensuite (198b17), il
exécute son propos. En premier, il s'enquiert si la nature agit en vue d'autre
chose; en second (199b34), il s'enquiert comment le nécessaire intervient dans
les choses naturelles. Sur le premier point, il en développe deux autres: en
premier, il présente l'opinion de ceux qui ont prétendu que la nature n'agit
pas en vue d'autre chose, ainsi que leur raisonnement; en second (198b34), il
la réfute.
#252. — Sur le premier point, on
doit savoir que ceux qui prétendent que la nature n'agit pas en vue d'autre
chose se sont efforcés de le confirmer en écartant ce d'où vient principalement
l'impression que la nature agit en vue d'autre chose. Or ce qui démontre le
plus que la nature agit en vue d'autre chose, c'est que de l'action de la
nature chaque chose se trouve toujours produite le mieux et le plus commodément
qui soit; par exemple, le pied est fait par la nature de façon à se trouver
apte à marcher; tellement que, s'il s'éloigne de sa disposition naturelle, il
n'est plus apte à cet usage; et il en va pareillement pour le reste. C'est à
cela principalement qu'ils se sont efforcés de s'opposer. On peut de fait
opposer, dit-il donc, que rien n'empêche la nature de ne pas agir en vue
d'autre chose et de ne pas faire toujours pour le mieux. En effet, nous
observons parfois qu'il résulte d'une opération de la nature une utilité qui
n'est pourtant pas la fin de cette opération naturelle; il se trouve seulement
que cela se passe ainsi. Par exemple, si nous disons que Jupiter — c'est-à-dire
Dieu, ou la nature universelle — fait pleuvoir, ce n'est pas afin que le blé
pousse. La pluie provient plutôt de la nécessité de la matière. Il faut bien,
en effet, quand les régions inférieures se trouvent réchauffées par la
proximité du soleil, que des vapeurs s'échappent de l'eau, puis ensuite
qu'elles s'élèvent à cause de la chaleur; ensuite, quand elles parviennent où,
en raison de la distance du lieu où se réfléchissent les rayons du soleil, il
manque de chaleur, nécessairement l'eau montée en vapeur se congèle et, cette
congélation se faisant, les vapeurs se changent en eau; l'eau, une fois
produite, tombe alors nécessairement vers le bas, à cause de son poids; enfin,
quand cela se produit, il se trouve par accident que le blé pousse. Mais ce
n'est pas pour que le blé pousse qu'il pleut; car de même façon, ailleurs, le
blé se trouve détruit à cause de la pluie; par exemple, quand il a été ramassé
sur l'aire. Or il ne pleut tout de même pas afin que ce blé soit détruit; c'est
plutôt là quelque chose qui arrive par hasard, quand la pluie tombe. C'est donc
de la même manière, semble-t-il, que par accident aussi le blé pousse, quand la
pluie tombe. Aussi semble-t-il que rien n'empêche qu'il en aille encore de la
sorte dans les parties des animaux qui ont l'air d'avoir été disposées d'une
manière en vue d'une fin: par exemple, on dira que c'est par nécessité de la
matière qu'il se trouve que certaines dents, celles d'en avant, soient aiguës
et aptes à couper la nourriture, et que les molaires soient larges et utiles
pour broyer la nourriture. Il n'en va cependant pas de sorte que ce soit en vue
de ces utilités que la nature a fait les dents telles ou telles; c'est plutôt
que les dents, se trouvant faites d'une façon par la nature à cause de la
nécessité de la matière qui fonctionne de cette façon, il se trouve ensuite par
accident qu'elles aboutissent à certaine forme, dont toujours par accident
s'ensuit pareille utilité. Et on peut parler pareillement pour toutes les
autres parties animales qui ont l'air d'avoir une forme déterminée en vue d'une
fin.
#253. — Mais on pourrait répliquer
que c'est toujours ou le plus souvent que pareilles utilités s'ensuivent; et
que ce qui est toujours ou le plus souvent de même manière, il convient qu'il
soit par nature. Pour exclure cette objection, on dit qu'au début de la
constitution du monde, les quatre élé- 30 ments se sont rassemblés pour
constituer les choses naturelles et qu'il en a résulté pour ces choses
naturelles des dispositions nombreuses et variées. Après, ce sont seulement
celles où tout s'est trouvé par accident apte à quelque utilité, comme si cela
avait fait à cette fin, qui se sont conservées, du fait qu'elles ont eu une
disposition apte à leur conservation; cela toutefois non par l'action d'un
agent visant une fin, mais du fait de ce qui est par soi vain, c'est-à-dire du
hasard. Par contre, ce qui n'a pas comporté pareille disposition s'est trouvé
détruit, et se trouve quotidiennement détruit. Par exemple, Empédocle raconte
qu'au début se sont trouvés engendrés des êtres partie bœuf et partie homme.
#254. — Voilà donc la raison pour
laquelle on fera difficulté; ou ce sera pour une autre pareille. On doit
cependant prendre conscience que, dans ce raisonnement, l'exemple apporté
souffre inconvenance. En effet, la pluie, malgré sa cause nécessaire du côté de
la matière, reste cependant ordonnée à une fin, à savoir, à la conservation des
choses générables et corruptibles. La raison pour laquelle, en effet, il y a
génération et corruption mutuelle chez ces êtres inférieurs, c'est pour les
garder en existence perpétuelle. Aussi, la croissance du blé intervient sans
convenance dans l'exemple; on y compare en effet une cause universelle à un
effet particulier. Mais on doit aussi tenir compte que par la pluie c'est le
plus souvent la croissance et la conservation de ce qui sort de terre qui arrive;
et que sa corruption arrive par exception. Par conséquent, bien que la pluie
n'arrive pas en vue de sa perte, il ne s'ensuit pas cependant qu'elle ne se
fasse pas en vue de sa conservation et de sa croissance.
(198b34-199a32) 173. Mais il est
impossible qu'il en aille de cette manière. Car cela et, en général, tout ce
qui se produit par nature se produit de même façon soit toujours, soit le plus
souvent, tandis que ce n'est le cas de rien de ce qui est dû à la chance et au
hasard. En effet, ce n'est pas par chance ni par coïncidence, pense-t-on, qu'il
pleut souvent en hiver; mais ce le serait, si cela arrivait sous le Chien46. Ni
que les chaleurs se produisent sous le Chien; mais ce le serait en hiver. Si
donc c'est ou bien par coïncidence ou bien en vue d'autre chose, pense-t-on,
que les choses sont, et si ces choses ne sont de nature à exister ni par
coïncidence ni par hasard, elles seront donc en vue d'autre chose. Or toutes
pareilles choses sont par nature, comme l'admettent ceux mêmes qui parlent ainsi.
Il se trouve donc, en ce qui se produit et est par nature, qu'une chose soit en
vue d'une autre. 174. En outre, partout où il y a une fin, c'est en vue d'elle
que se fait ce qui précède comme ce qui suit. Donc, comme une chose se fait,
ainsi est-elle apte par nature à se faire, et comme elle est apte par nature à
se faire, ainsi se fait chacune, si rien ne l'en empêche. Or les choses se font
en vue d'autres; elles sont donc aptes par nature à se faire en vue d'elles.
Par exemple, si une maison était au nombre des choses produites par nature,
elle serait produite de la manière dont elle l'est maintenant par l'art;
réciproquement, si ce qui se produit par nature ne se produisait pas seulement
par nature, mais aussi par art, il en irait de la manière même dont cela est
apte à se produire par nature. Une chose est donc en vue de l'autre. 175. De
manière générale, l'art, d'un côté, réalise ce que la nature ne peut effectuer
et, d'un autre côté, l'imite. Si donc ce qui suit l'art est en vue d'autre
chose, il est évident que c'est aussi le cas de ce qui suit la nature; car on
trouve, dans les choses artificielles et dans les naturelles, la même relation
entre ce qui suit et ce qui précède. 176. Cependant, c'est surtout visible pour
les autres animaux, qui n'agissent ni par art, ni avec recherche, ni avec
délibération. Tellement qu'on se demande si c'est par intelligence ou autre
chose du genre que travaillent les araignées, et les fourmis, et les autres de
mêmes sorte. En allant un peu plus loin par là, il apparaît que dans les
plantes mêmes c'est l'utile à la fin qui se produit; par exemple, les feuilles
en vue de la protection du fruit. En conséquence, si c'est par nature et en vue
d'autre chose que l'hirondelle fait son nid, et l'araignée sa toile, et les plantes
leurs feuilles en vue des fruits, et leurs 46"Upò
kúna. Le Chien — ou la Canicule, de Canicula, petite chienne —,
autre nom de l'étoile Sirius, qui se lève et se couche avec le soleil du 22
juillet au 23 août, ce qui a porté à lui attribuer la cause des plus grandes
chaleurs de l'été. 31 racines non vers le haut, mais vers le bas, en vue de la
nourriture, il est manifeste qu'on trouve ce type de cause en ce qui se produit
et est par nature. 177. En outre, puisque la nature est double, l'une comme matière,
l'autre comme forme, et que celleci est fin et le reste en vue de cette fin,
celle-ci sera la cause en vue de laquelle.
#255. — Maintenant qu'Aristote a
présenté l'opinion et le raisonnement de ceux qui prétendent que la nature
n'agit pas en vue d'une fin, ici il la réfute. En premier, avec des
raisonnements appropriés; en second (199a33), avec des raisonnements tirés de
ce avec quoi les opposants s'efforçaient de montrer le contraire.
#256. — Au premier propos, il
présente cinq raisonnements, dont le premier va comme suit. Tout ce qui est
produit naturellement l'est toujours ou le plus souvent; or rien de ce qui est
produit par la chance ou par ce qui est par soi vain, c'est-à-dire par le
hasard, ne l'est toujours ou le plus souvent. En effet, nous ne disons pas
qu'il se trouve par chance ou par hasard qu'il pleuve souvent en hiver; mais
nous dirions que c'est par hasard si éventuellement il pleuvait beaucoup sous
le Chien, c'est-à-dire aux jours de la canicule. Pareillement aussi, nous ne disons
pas qu'il se trouve par hasard qu'il y ait chaleur aux jours de la canicule;
mais on le dirait si cela se passait en hiver. À partir de ces deux
affirmations, voici comment on argumente. Tout ce qui se produit se produit
soit par hasard, soit en vue d'une fin — en effet, ce qui arrive en dehors de
l'intention d'une fin, on dit que cela arrive par hasard; or il est impossible
que ce qui se produit toujours ou le plus souvent arrive par hasard; donc, ce
qui se produit toujours ou le plus souvent se produit en vue d'autre chose. Or
tout ce qui se produit par nature se produit toujours ou le plus souvent, comme
même ces gens l'admettent; donc, tout ce qui se produit par nature se produit
en vue d'autre chose.
#257. — Il présente ensuite son
second raisonnement (199a8). Partout où il y a une fin, dit-il, tant ce qui
vient avant que ce qui vient après, tout se fait en vue de la fin. Avec cette
supposition, voici comment on argumente. La manière dont une chose se fait
naturellement, c'est ainsi qu'elle est apte par nature à se faire, car c'est
cela que signifie naturellement, à savoir, apte par nature. D'ailleurs,
cette proposition se convertit, car la manière dont une chose est apte par
nature à se faire, c'est ainsi qu'elle se fait, sauf qu'il faut apporter cette
condition: à moins qu'autre chose ne l'empêche. Nous admettons donc en premier,
ce qui ne comporte aucune exception, que la manière dont une chose se fait
naturellement, c'est ainsi qu'elle est apte par nature à se faire. Or les
choses qui se font naturellement se font de telle manière qu'elles sont menées
à une fin; donc elles sont de nature à se faire de telle manière qu'elles
soient en vue d'une fin, ce qui revient à ce que la nature désire cette fin,
c'est-à-dire comporte une aptitude naturelle à cette fin. Et ce qu'il a dit, il
le manifeste par un exemple. En effet, c'est pareillement que, dans l'art et
dans la nature, on passe de ce qui précède à ce qui suit. En conséquence, si
des artefacts — une maison, par exemple — se faisaient par nature, ils se
feraient dans l'ordre selon lequel ils se font maintenant par art — on
établirait d'abord le fondement, puis on érigerait les murs et en dernier on
superposerait le toit. C'est d'ailleurs de cette façon que la nature procède
pour les êtres naturels fixés à la terre, à savoir, pour les plantes: chez
elles, les racines se fixent à la terre à la manière d'un fondement, puis le
tronc s'élève vers le haut à la manière d'un mur et enfin les feuilles
s'élèvent au-dessus à la manière d'un toit. Et pareillement, si ce qui se fait
par nature se faisait par art, il se ferait de la manière dont il est apte de
nature à se faire par nature, comme il appert dans le cas de la santé, qui peut
se produire et par l'art et par la nature: tout comme la nature, en effet, guérit
en réchauffant et en refroidissant, de même aussi l'art. Il en devient
manifeste que, dans la nature, on trouve qu'une chose est en vue de l'autre, à
savoir, que ce qui précède est en vue de ce qui suit, comme dans le cas de
l'art.
#258. — Il présente ensuite son
troisième raisonnement (199a15). L'art, dit-il, fait des choses que la nature
ne peut faire, comme une maison et d'autres choses de la sorte. Cependant, dans
les choses qui peuvent se faire et par l'art et par la nature, l'art imite la
nature, comme il appert dans le cas de la santé, comme on l'a dit. Aussi, si ce
qui se fait par art est en vue d'une fin, il est manifeste que même ce qui 32
se fait par nature est en vue d'une fin, puisqu'on trouve la même relation
entre ce qui précède et ce qui suit dans l'un et l'autre cas. — On dira
peut-être, toutefois, que ce raisonnement n'en est pas un autre que le
précédent; mais c'en est un complément et une explication.
#259. — Il présente ensuite son
quatrième raisonnement (199a20). Ce raisonnement se tire de ce qui, dans la
nature, paraît plus manifestement fait en vue d'autre chose. Que la nature agit
en vue d'autre chose, dit-il donc, cela est surtout manifeste chez les animaux,
qui n'agissent ni par art, ni par recherche, ni par délibération; et pourtant,
il est manifeste, dans leurs opérations, qu'ils agissent en vue d'autre chose.
Tellement que certains se sont demandé si les araignées, les fourmis et ce type
d'animaux n'agissaient pas par intelligence, ou un principe approchant.
Cependant, ce qui rend manifeste qu'ils n'agissent pas par intelligence, mais
par nature, c'est qu'ils agissent toujours de la même manière. Toute
hirondelle, en effet, fait son nid de même façon, et toute araignée fait sa
toile de même façon, ce qui n'aurait pas lieu s'ils agissaient par intelligence
et art. En effet, tout constructeur ne fait pas de même façon une maison, parce
que l'artisan peut juger de la forme de l'artefact et peut la changer. Or si on
va maintenant des animaux aux plantes, on trouve chez elles aussi des choses
manifestement faites et utiles pour une fin; par exemple, les feuilles sont
utiles en vue de la protection des fruits. Aussi, si c'est par nature et non
par art que l'hirondelle fait son nid et l'araignée sa toile, et que les
plantes produisent leurs feuilles en vue des fruits, et que les racines, dans
les plantes, ne vont pas vers le haut mais vers le bas, de façon à tirer la
nourriture de la terre, il est manifeste que l'on trouve une cause finale dans
ce qui se fait et existe par nature, et que la nature agit en vue d'autre
chose.
#260. — Il présente ensuite son
cinquième raisonnement (199a30). La nature, dit-il, s'attribue de deux
manières, à savoir, à la matière et à la forme, et la forme est la fin de la
génération, comme on a dit plus haut (#242). Or cela entre dans la notion de la
fin, que le reste soit fait en vue d'elle; il s'ensuit que dans les choses
naturelles on trouve que soit et se fasse une chose en vue d'une autre.
(199a33-b33) 178. Il y a aussi
une faute, à l'occasion, en ce qui relève de l'art; à l'occasion, en effet, le
grammairien n'écrit pas correctement, et le médecin n'administre pas
correctement son médicament; par suite, évidemment, cela se peut aussi en ce
qui relève de la nature. Assurément, s'il y a des choses qui relèvent de l'art
et où ce qui est correct est en vue d'autre chose, tandis que ce qui est fautif
est entrepris en vue d'autre chose mais le manque, il en va pareillement dans
les choses naturelles, et les monstres sont des fautes de ce qui agit en vue
d'autre chose. Donc, dans les constitutions du début aussi, les bovins, s'ils
n'ont pas été capables d'arriver à un certain terme et à une certaine fin,
c'est qu'ils avaient été produits avec un principe vicié, comme maintenant les
monstres le sont par une semence viciée. 179. En outre, c'est nécessairement la
semence qui est produite d'abord et non pas tout de suite les vivants; et le
«d'abord informe», c'était la semence. 180. En outre, qu'une chose soit en vue
d'une autre se réalise aussi dans les plantes, mais d'une manière moins
articulée. Cela s'est-il donc produit aussi chez les plantes, des espèces de
vignes à tête d'olivier, comme les bovins à face d'homme, ou non? De fait,
c'est absurde, et cependant il le faudrait, si cela se passait aussi chez les animaux.
181. En outre, il faudrait que dans les semences tout se produise au hasard.
182. Par ailleurs, en parlant de la sorte, on supprime entièrement ce qui se
fait par nature, et la nature aussi. Car est par nature tout ce qui, mû d'une
façon continue par un principe qui se trouve en lui, parvient à une fin. De
chaque principe, toutefois, qui n'est pas le même ni n'importe lequel pour
chaque chose, c'est toujours le même terme qui suit cependant, à moins qu'autre
chose ne l'en empêche. Ce en vue de quoi une chose se produit et cette chose
qui se produit en vue de lui peuvent aussi se produire par chance; par exemple,
nous disons que c'est par chance que l'étranger est venu et est reparti après
s'être libéré, quand il a agi comme s'il était venu en vue de cela et qu'il
n'est pas venu en vue de cela. Cela est aussi par accident, car la chance
compte parmi les causes par accident, comme nous l'avons dit plus haut. Mais
quand cela se produit toujours ou le plus souvent, ce n'est ni un 33 accident,
ni par chance. Or, dans les choses naturelles, cela arrive toujours de même
façon, si rien ne l'empêche. 183. Enfin, il est absurde de penser qu'une chose
ne se produit pas en vue d'autre chose, si l'on ne voit pas le moteur
délibérer. L'art non plus ne délibère pas, pourtant. Or assurément, si l'art de
construire des navires était dans le bois, il construirait de la même manière
par nature; si donc on trouve dans l'art qu'une chose est en vue d'une autre,
il en va de même dans la nature. C'est surtout évident quand quelqu'un se
guérit lui-même; c'est à lui que ressemble la nature. Que la nature est cause,
donc, et de sorte qu'une chose y est en vue d'une autre, c'est manifeste.
#261. — Auparavant, le Philosophe
a montré avec des raisonnements appropriés que la nature agit en vue d'autre
chose; ici il entend le manifester en écartant ce par quoi d'autres ont pensé
le contraire. Cela se divise en trois parties, d'après trois motifs apparents
qui ont poussé ces gens à nier cela. Le second commence plus loin (199b14), et
le troisième par après (199b26).
#262. — Voici le premier motif
par où des gens semblent avoir été conduits à nier que la nature agisse en vue
d'une fin: c'est qu'ils voyaient que parfois il en va autrement, comme il
arrive avec les monstres, qui sont des fautes de la nature. En conséquence,
même Empédocle a soutenu qu'au début de la constitution des choses, certaines
d'entre elles ont été produites sans la forme et l'ordre que l'on trouve
maintenant communément dans la nature.
#263. — Pour exclure ce motif, il
apporte quatre raisonnements. Voici le premier. Bien que l'art agisse en vue
d'autre chose, il se peut cependant, en ce que l'art produit, qu'une faute se
produise; en effet, parfois le grammairien n'écrit pas correctement, et parfois
le médecin fait boire à tort à quelqu'un une potion médicinale. Ainsi est-il
manifeste qu'il reste possible qu'il y ait faute aussi en ce que la nature
produit, même si la nature agit en vue d'autre chose. D'ailleurs, dans l'art,
parmi les choses qui se font en vue d'autre chose, certaines se font
conformément à l'art et se font correctement, tandis qu'il y en a d'autres dans
lesquelles l'artisan se trompe et n'agit pas conformément à l'art. Et c'est là
que la faute est possible, bien que l'art agisse en vue d'autre chose. En
effet, si l'art n'agissait pas en vue d'une fin déterminée, de quelque façon
que l'art agirait, il n'y aurait pas de faute, puisque l'opération de l'art se
rapporterait également à tout résultat. Cela même, donc, qu'il soit possible
qu'il y ait faute dans l'art est le signe que l'art agisse en vue d'autre
chose. Ainsi en va-t-il aussi dans les choses naturelles, où les monstres sont
comme les fautes de la nature qui agit en vue d'autre chose, dans la mesure où
fait défaut l'opération correcte de la nature. Alors, le fait même qu'il puisse
y avoir faute dans les choses naturelles est le signe que la nature agit en vue
d'autre chose. Cela s'applique aux substances qu'Empédocle a prétendues
constituées du genre des bœufs, au début du monde, c'est-à-dire moitié bœufs
moitié hommes; si elles n'ont pu parvenir à leur fin et terme naturel — à
sauvegarder leur existence, par exemple —, ce n'a pas été parce que la nature
n'y visait pas, mais parce qu'il n'était pas possible de les sauvegarder, du
fait de leur génération non conforme à la nature, conséquence de la corruption
d'un principe naturel. Cela arrive encore maintenant, que des monstres soient
engendrés à cause de la corruption d'une semence.
#264. — Il présente ensuite son
second raisonnement (199b7). Partout où il y a des principes déterminés et un
processus d'ordre déterminé, il faut qu'il y ait une fin déterminée en vue de
laquelle le reste se fait. Or, dans la génération des animaux, il y a un
processus d'ordre déterminé, car il faut qu'en premier soit produite la semence
et l'animal ne vient pas tout de suite au début; en outre, la semence même
n'est pas tout de suite ferme, mais elle est molle au début47, et c'est suivant
un ordre 47Aristote a cité Empédocle disant qu'il y eût «d'abord quelque chose
d'informe» et a identifié ce quelque chose d'initial et d'informe au germe — tò oülofuèß mèn prôta —, ce que Moerbeke
traduit: molle natura primum quod semen erat, voyant sans doute dans molle
le sens de flexible, souple. La semence est donc d'abord informe,
en puissance, et prend par la 34 qu'elle tend à sa perfection. Donc, dans la
génération des animaux, il y a une fin déterminée. Qu'il y ait des monstres et
des malformations chez les animaux, ce n'est donc pas parce que la nature
n'agit pas en vue d'autre chose.
#265. — Il présente ensuite son
troisième raisonnement (199b9), qui va comme suit. La nature agit en vue
d'autre chose dans les plantes comme dans les animaux; cependant, dans les
plantes, cela est moins articulé, c'est-à-dire distinct; du moins, cela peut
s'observer moins à partir de leurs opérations. Si, donc, du fait que la nature
n'agisse pas en vue d'autre chose, il arrive des malformations et des monstres
chez les animaux, cela devrait arriver encore plus chez les plantes. Or est-ce
que, comme il se produit chez les animaux des espèces de bœufs à face d'homme,
il se produit de même dans les plantes des espèces de vignes à tête d'olivier,
c'est-à-dire moitié oliviers et moitié vignes, ou non? Dire qu'il s'en produit
est manifestement absurde; mais pourtant, il faudrait qu'il en soit ainsi, si
cela arrivait chez les animaux pour la raison que la nature n'agit pas en vue
d'autre chose. Donc, ce n'est pas pour la raison que la nature n'agit pas en
vue d'autre chose que cela arrive chez les animaux.
#266. — Il présente ensuite son
quatrième raisonnement (199a13), qui va comme suit. Les animaux sont engendrés
par nature, et de même les semences des animaux aussi. Si donc, dans la
génération des animaux, cela se passe n'importe comment, et non suivant une
nature qui agit en vue d'une fin déterminée, il s'ensuivra aussi la même chose
pour les semences, à savoir, que n'importe quelle semence se verra produite par
n'importe quel animal. Or cela est manifestement faux; donc, la première
affirmation aussi.
#267. — Ensuite (199b14), il
exclut le second motif par lequel on était conduit à prétendre que la nature
n'agit pas en vue d'autre chose. Car cela a été l'avis de certaines gens du
fait que ce qui arrive naturellement semble bien procéder de principes
antérieurs, lesquels sont l'agent et la matière, et non de l'intention d'une
fin. Cependant, Aristote montre le contraire. Celui, dit-il, qui parle ainsi —
qui prétend que la nature n'agit pas en vue d'autre chose — détruit la nature
et tout ce qui relève de la nature. En effet, on attribue de relever de la
nature à tout ce qui se meut par un principe intrinsèque de manière continue
jusqu'à parvenir à une fin. Et à une fin éventuellement pas n'importe laquelle,
ni de n'importe quel principe à n'importe quelle fin, mais d'un principe
déterminé à une fin déterminée. En effet, c'est toujours à partir du même
principe qu'une chose qui relève de la nature procède vers une même fin, à
moins qu'autre chose ne l'en empêche. Il se peut, néanmoins, que, parfois, ce
en vue de quoi une chose se fait se produise par chance, alors que ce n'est pas
en vue de cela qu'on agit. Par exemple, si un étranger vient et s'en retourne
après s'être baigné48, nous disons que c'est par chance, étant donné qu'il a
agi, en se baignant, comme s'il était venu pour cela, alors que pourtant il
n'était pas venu pour cela. Aussi est-ce par accident qu'il s'est baigné, car
la chance est du nombre des causes par accident, comme on l'a dit plus haut.
Mais si cela arrive toujours ou le plus souvent à quiconque vient, on ne dit
plus que c'est par chance. Or dans les choses naturelles, ce qui est n'est pas
tel par accident, mais toujours, à moins qu'autre chose ne l'en empêche. Aussi
est-il manifeste que la fin déterminée qui s'ensuit dans la nature ne s'ensuit
pas par hasard, mais par l'intention de la nature. D'où il appert que cela va
contre la notion même de nature de dire que la nature n'agit pas en vue d'autre
chose.
#268. — Ensuite (199b26), il
exclut le troisième motif d'où on peut penser que la nature n'agisse pas en vue
d'autre chose, à savoir, qu'elle ne délibère pas. Or le Philosophe dit qu'il
est absurde de penser cela. En effet, il est manifeste que l'art agit en vue
d'autre chose; et pourtant, il est manifeste que l'art ne délibère pas.
L'artisan non plus ne délibère pas suite forme et détermination. Saint Thomas a
compris ce molle comme mou, en opposition à induratum, ferme,
durci, voyant comme exemple de processus déterminé que la semence est
d'abord molle, puis ferme; l'exemple perd de sa profondeur, mais saint Thomas
en retrouve toute la portée en complétant qu'il y a tendance à la perfection
selon un ordre. 48Balneatus, par quoi Moerbeke traduit lusámenoß. Faute de contexte, l'exemple
d'Aristote est assez obscur: quelle a été au juste la chance de l'étranger? De
se trouver libéré de chaînes, de dettes, de sa condition d'étranger? Ce peut
être n'importe quoi, mais on saisit mal comment Moerbeke en fait une question
de bain: l'étranger aurait-il fini par détacher ses vêtements et prendre un
bain? De toutes manières, l'obscurité du détail de l'exemple ne compromet pas
l'intelligence du point de doctrine que vise Aristote. 35 pour autant qu'il
possède l'art, mais en tant que lui fait défaut la certitude de l'art. Ainsi,
les arts les plus certains ne délibèrent pas; par exemple, celui qui écrit ne
délibère pas sur la manière dont il doit former les lettres. Et même les
artisans qui délibèrent, une fois qu'ils ont trouvé un principe d'art certain,
ne délibèrent plus dans l'exécution. Ainsi, le citharède, s'il délibérait au
moment de toucher chaque corde, se montrerait bien malhabile. Il en appert que
ne pas délibérer concerne un agent non pas parce qu'il n'agit pas en vue d'une
fin, mais parce qu'il possède des moyens déterminés pour agir. En conséquence,
la nature aussi, du fait qu'elle possède des moyens déterminés pour agir, ne
délibère pas, justement à cause de cela. En effet, la nature, manifestement, ne
diffère de l'art en rien d'autre que du fait que la nature est un principe intrinsèque
et l'art un principe extrinsèque. Si, en effet, l'art de construire un navire
était intrinsèque au bois, le navire se ferait par nature de la manière dont il
se fait maintenant par art. Cela est surtout manifeste dans l'art qui réside en
ce qu'il meut, par exemple, dans celui du médecin qui se soigne lui-même; c'est
surtout à cet art, en effet, qu'on assimile la nature. En conséquence, il
appert que la nature n'est rien d'autre que la connaissance d'une espèce d'art,
d'un art divin, insérée dans les choses, et par laquelle les choses elles-mêmes
se meuvent vers une fin déterminée. Comme si l'artisan constructeur de navire
pouvait s'insérer dans le bois, de sorte que le bois se meuve de lui-même à
revêtir la forme du navire. Finalement, Aristote dit, sous forme d'épilogue,
qu'il est manifeste que la nature soit une cause, et qu'elle agisse en vue
d'autre chose.
(199b34-200b8) 199b34 184. Maintenant, ce
qui est par nécessité l'est-il en dépendance d'une supposition, ou encore
absolument? 199b35 185. Les philosophes, en fait, pensent que la nécessité
intervient dans la génération comme si on estimait que tel mur est
nécessairement produit, parce que ce qui est lourd est de nature à se porter
vers le bas, et ce qui est léger vers la surface. Ce serait pour cela qu'on
trouve les pierres et les fondements en bas, et la terre en haut, à cause de sa
légèreté, et le bois tout à fait à la surface, car c'est ce qu'il y a de plus
léger. 200a5 186. Le mur ne se ferait pas sans cela, mais il ne se fait cependant
pas à cause de cela — sauf si on précise à cause de cela comme matière —,
mais en vue d'abriter et de protéger des choses. Pareillement, partout ailleurs
où une chose est en vue d'une autre, rien ne se fait sans ce qui a la nature
nécessaire; cependant, rien ne se fait à cause de cela, à moins de préciser à
cause de cela comme matière, mais tout se fait en vue de telle autre chose.
Par exemple, pourquoi la scie est-elle ainsi? Pour que telle chose se fasse et
en vue de telle chose. Cela, toutefois, en vue de quoi la scie est faite, est
impossible à produire si la scie n'est pas de fer. Donc elle sera
nécessairement de fer, si elle doit être une scie et produire son œuvre. Qu'il
y ait là nécessité s'ensuit assurément d'une supposition, mais cette nécessité
ne qualifie pas la fin; c'est la matière, de fait, qui est nécessaire, et ce en
vue de quoi on en use constitue la raison de sa nécessité49. 200a15 187.
D'autre part, le nécessaire est à peu près de même espèce dans les sciences50
et dans ce dont la production relève de la nature. En effet, du fait que
l'angle droit est tel, il est nécessaire que le triangle ait ses angles égaux à
deux droits; néanmoins, pas l'inverse : parce que ceci est, cela aussi51. Par
contre, si cela n'est pas, l'angle droit n'est pas tel. Là où on est produit en
vue d'autre chose, cela va en sens inverse : si la fin sera ou est, ce qui la
précède sera ou est aussi; sinon, comme dans le cas 49 Formule très concise : ÇDi Ëonx†rduv c‚ s.
çm`fj`¤nm, çkkÇ nÁw «v s†knv: £m fãq sð Ík¯ s. çm`fj`¤nm, s. cÇ nÓ ¶mdj` £m s–
kÔf¬. Littéralement : «Certes, c'est d'une supposition que s'ensuit le
nécessaire, mais pas comme fin; c'est de fait dans la matière que se situe le
nécessaire, tandis que la fin se trouve dans sa raison.» 50 ÑDm sd sn¤v l`x¨l`rh.
51 Ç@kkÇ nÁj £od
snÊsn, £jd¤mn. Concision extrême: «Mais pas: puisque ceci, cela.» Ceci,
c'est que se vérifie l'énoncé qui précède immédiatement, la conclusion: «Le
triangle a ses angles égaux à deux angles droits.» Cela, c'est que se
vérifie l'énoncé qui précède de plus loin, la prémisse dont découlait cette
conclusion: «L'angle droit est tel.» 36 précédent, la conclusion ne se
vérifiant pas, le principe ne se vérifiera pas52, de même ici la fin et ce
qu'on a en vue ne seront pas non plus. Car c'est aussi un principe, quoique non
de l'exécution, mais du raisonnement; dans l'autre cas, il y a principe du
raisonnement seulement, car il n'y a pas d'actions. Ainsi, s'il est pour y
avoir une maison, il est nécessaire que telles conditions se produisent, se
présentent ou soient, à savoir, d'une manière générale, la matière en vue de
telle chose, par exemple, tuiles et pierres, s'il s'agit d'une maison.
Pourtant, ce n'est pas à cause de ces choses qu'il y a cette fin, sinon à cause
d'elles comme matière. Elle ne sera pas à cause d'elles, bien que, d'une
manière générale, si elles ne sont pas, la maison ne sera pas non plus, ni la
scie, l'une sans les pierres, l'autre sans le fer, ni de fait, dans l'autre
cas, les principes, si le triangle n'a pas ses angles égaux à deux droits. Il
est manifeste, assurément, que la nécessité, dans les choses naturelles, c'est
aussi celle qu'on désigne du côté de la matière et de ses mouvements. Le
naturaliste doit donner les deux sortes de causes, mais davantage celle en vue
de quoi; car elle est cause de la matière et non cette dernière cause de la
fin. 200a34 188. En outre, la fin, qui est ce en vue de quoi et aussi le
principe, procède de la définition et de la notion. Il en va comme dans ce qui
relève de l'art, où, puisque la maison est telle, il faut que nécessairement
telles choses soient faites ou existent; de même, puisque la santé est telle,
il faut que nécessairement telles choses soient faites ou existent; la santé
étant telle, il faut que nécessairement telles choses soient faites ou
existent. De même encore, si l'homme est tel, il faut telles choses; et s'il
faut telles choses, il faut telles autres encore. Sans doute le nécessaire
est-il dans la notion; car si l'on définit l'œuvre du sciage, en disant que c'est
une certaine division, il reste que celle-ci ne se fera pas, si la scie n'a des
dents de telle sorte, et elles ne seront pas telles, si elles ne sont pas de
fer. En effet, il y a dans la notion certaines parties qui interviennent comme
matière de la notion.
#269. — Auparavant, le Philosophe
a montré que la nature agit en vue d'une fin; ici, il passe à enquêter sur sa
seconde question, à savoir, comment la nécessité se présente dans les choses
naturelles. À ce propos, il développe trois points : en premier, il soulève la
question; en second (199b35), il présente l'opinion des autres; en troisième
(200a5), il établit la vérité.
#270. — Il cherche donc en
premier si on trouve dans les choses naturelles du nécessaire simple,
c'est-à-dire absolu, ou du nécessaire conditionnel, c'est-à-dire en dépendance
d'une supposition. Pour en avoir l'évidence, on doit savoir que la nécessité
qui dépend de causes antérieures est une nécessité absolue, comme il appert du
nécessaire qui dépend de la matière. En effet, que l'animal soit corruptible,
voilà qui est nécessaire absolument; car cela s'attache à ce qui est animal,
d'être composé de contraires. Pareillement, ce qui tient sa nécessité de sa
cause formelle est aussi nécessaire absolument. Par exemple, que l'homme soit
rationnel, ou que le triangle ait trois angles égaux à deux droits, ce qui se
ramène à la définition du triangle. Pareillement encore, ce qui tient sa
nécessité de sa cause efficiente est nécessaire absolument. Par exemple, il y a
nécessairement alternance de la nuit et du jour à cause du mouvement du soleil.
Par contre, ce qui tient sa nécessité de ce qui lui est postérieur dans l'être
est nécessaire en dépendance d'une condition, c'est-à-dire d'une supposition53.
Par exemple, comme lorsqu'on dit qu'il est nécessaire que telle chose soit si
telle autre doit se produire. Une nécessité de la sorte dépend de la fin, et de
la forme en tant que celle-ci est la fin de la génération. 52MÀ œntoß toû sumperásmatoß ] ärcÀ oük 7stai.
On dira en français: ‘ceci est’ ou ‘ceci n'est pas’, pour dire que c'est vrai
ou que c'est faux, mais il est plus difficile de suivre le grec au point de
dire que la conclusion ou la prémisse ‘est’ ou ‘n'est pas’ pour signaler sa
vérité. D'où la traduction: ‘se vérifie’, ‘ne se vérifie pas’. 53Ex
conditione, vel suppositione. En français, on dirait aussi sous
condition. Cela aide à saisir, étymologiquement, le sens de ex
suppositione. Le mot suppositio contient déjà en lui-même cette idée
de sous ; il s'agit d'un nécessaire sous position, c'est-à-dire
qui suit la position, l'adoption d'une fin, d'une intention. 37 En conséquence,
se demander si dans les choses naturelles on trouve une nécessité absolue ou
dépendante d'une supposition, ce n'est rien d'autre que de se demander si dans
les choses naturelles la nécessité dépend de la fin ou de la matière54.
#271. — Ensuite (199b35), il
présente l'opinion des autres. Certains, dit-il, pensent que la génération des
choses naturelles provient d'une absolue nécessité de la matière. Comme si on
disait qu'un mur ou une maison ont la forme qu'ils ont en dépendance de la
nécessité de leur matière, du fait que les matières lourdes sont de nature à se
porter vers le bas, et les légères à s'élever au-dessus des autres. Et que pour
cela les pierres lourdes et dures reposent dans les fondations, tandis que la
terre se superpose aux pierres parce que plus légère, comme il appert dans les
murs construits de briques faites de terre; et que par contre, sur le dessus, à
savoir dans le toit, on met du bois, matière la plus légère. C'est ainsi aussi
que ces gens pensaient que les dispositions des choses naturelles devenaient ce
qu'elles étaient en dépendance de la nécessité de la matière. Comme si on
disait que l'homme a les pieds plus bas et les mains plus hautes en raison de
la lourdeur ou de la légèreté des humeurs.
#272. — Ensuite (200a5), il
établit la vérité. À ce propos, il développe deux points: en premier, il montre
de quelle sorte est la nécessité dans les choses naturelles; en second
(200a15), il assimile la nécessité des choses naturelles à la nécessité que
l'on trouve dans les sciences démonstratives. Il est manifestement absurde,
dit-il donc en premier, de soutenir que dans les choses naturelles leur
disposition soit de telle sorte en raison de la nécessité de la matière, comme
aussi il est clair que cela est absurde pour les choses artificielles, sur
lesquelles portait l'exemple présenté. Cependant, pareille disposition ne se
fait pas, dans les choses naturelles et artificielles, sans des principes
matériels qui aient aptitude à revêtir cette disposition. En effet, une maison
ne serait pas constituée décemment, si les matériaux lourds n'étaient pas
placés au fondement et les légers sur le dessus. On ne doit pas dire, pourtant,
que c'est à cause de cela qu'une maison est disposée de façon à ce que l'une de
ses parties soit en-dessous et l'autre au-dessus — à cause de cela,
c'est-à-dire à cause de la lourdeur ou de la légèreté de telles ou telles
parties. Sauf si cette préposition, à cause de, indique la cause
matérielle, qui est en vue de la forme.55 Plutôt, les parties de la maison sont
disposées de telle façon en vue de la fin, qui est d'abriter les gens et de les
protéger de la chaleur et des pluies. Ce qui vaut pour une maison vaut
pareillement en toute autre chose, du moment qu'il s'agit d'agir en vue d'autre
chose. En tout pareil contexte, en effet, les dispositions des choses
engendrées ou produites ne s'ensuivent pas sans des principes matériels
comportant une matière nécessaire par laquelle elles soient rendues aptes et de
nature à être disposées de la sorte. Cependant, les choses produites ou
engendrées ne sont pas disposées comme elles le sont à cause de ce que leurs
principes matériels sont tels, sauf pour autant qu'à cause de indique la
cause matérielle. Plutôt, elles sont disposées de la sorte en vue d'une fin, et
des principes matériels sont requis qui soient aptes à la disposition que
requiert la fin, comme il appert dans le cas de la scie. La scie est en effet de
la sorte, c'est-à-dire avec telle disposition ou forme : c'est pourquoi il
faut qu'elle soit telle, c'est-à-dire qu'elle comporte telle matière; et
elle est de la sorte, c'est-à-dire avec telle disposition ou forme, en
vue de cela, c'est-à-dire en vue d'une fin. Cependant, cette fin, qui est
de couper, ne pourrait se réaliser si la scie n'était pas de fer; il est donc
nécessaire que la scie soit de fer, si elle doit être une scie, et si doit se
réaliser sa fin, qui est son œuvre. 54 Réduction paradoxale, après avoir
affirmé que de la forme et de l'agent aussi suit une nécessité absolue. Sans
doute faut-il comprendre ici que la matière, recouvre ici l'agent et la forme,
dans ce qu'ils comportent de résistance à la fin. Pour autant, par ailleurs,
que l'agent vise la fin et que la forme constitue la fin, pour un être en
devenir, ils se ramènent à la fin et à la nécessité qu'elle impose
conditionnellement. — En somme, l'opposition est plus précisément entre fin et
moyen : le moyen (la matière) est rendu nécessaire - hypothétiquement - par la
fin poursuivie, mais il nécessite - absolument - les effets et limites
irrémédiablement attachés à sa constitution. 55En latin, la même préposition — propter
— introduit toutes les causes, y compris la fin, tandis qu'en français, on
préfère utiliser des prépositions différentes pour les causes antérieures — à
cause de — et pour les causes postérieures — pour, en vue de. La
distinction se fait moins sentir quand on questionne sur la cause: on peut
toujours demander: pourquoi? Mais même là, c'est dans la mesure où on ne
préjuge pas de la nature de la cause qui sera donnée en réponse; aussi on
utilise le vocabulaire lié à la principale des causes. Mais dès qu'il est clair
qu'on vise autre chose que la cause finale, on demande plus naturellement: à
cause de quoi? 38 Il appert donc de la sorte que dans les choses naturelles
il se trouve de la nécessité en dépendance d'une supposition, comme dans les
choses artificielles. Non pas, néanmoins, que ce qui est nécessaire intervienne
comme fin; car ce qui est nécessaire se place du côté de la matière; par
contre, c'est du côté de la fin que se place la raison de la nécessité. En
effet, nous ne disons pas qu'il soit nécessaire que telle fin se réalise parce
que la matière est telle, mais plutôt, à l'inverse, que du fait que pareille
fin et forme se réalisera, il est nécessaire qu'il y ait telle matière. De
sorte qu'on attribue la nécessité à la matière, mais la raison de la nécessité
à la fin.
#273. — Ensuite (200a15), il
assimile la nécessité qui intervient dans la génération des choses naturelles à
la nécessité qui se trouve dans les sciences démonstratives. Et en premier
quant à l'ordre de la nécessité; en second (200a34), quant à ce qui est le
principe de la nécessité. D'une certaine manière, dit-il donc en premier, on
trouve pareillement de la nécessité dans les sciences démonstratives et dans ce
qui se trouve engendré selon la nature. En effet, on trouve dans les sciences
démonstratives de la nécessité en dépendance de ce qui précède; par exemple, si
nous disons que, du fait que la définition de l'angle droit est telle, le
triangle est nécessairement tel, c'est-à-dire a ses trois angles égaux à deux
droits. De cet antérieur que l'on assume comme principe provient donc par
nécessité la conclusion. Mais il ne s'ensuit pas, à l'inverse, si la conclusion
se vérifie56, que le principe se vérifie. Car parfois, en raisonnant à partir
de propositions fausses on peut arriver à une conclusion vraie. Cependant, il
s'ensuit par contre que si la conclusion ne se vérifie pas, le principe non
plus, car une conclusion fausse ne se conclut jamais que de principes faux.
Toutefois, là où on est produit en vue d'autre chose, que cela relève de l'art
ou de la nature, il en va à l'inverse : que si la fin sera ou est,
nécessairement ce dont l'être précède la fin sera ou est. Si par contre ce dont
l'être précède la fin n'est pas, la fin ne sera pas non plus. De même, en
contexte de démonstration, si la conclusion ne se vérifie pas, le principe non
plus. Ainsi donc, il appert que là où on est produit en vue d'une fin, la fin
tient le même rang que tient le principe en contexte de démonstration. Cela,
c'est que la fin aussi est un principe, non pas d'action, mais de raisonnement,
car c'est à partir de la fin que nous commençons à raisonner sur les moyens. En
contexte de démonstration, par ailleurs, on ne requiert pas un principe
d'action, mais de raisonnement, car en contexte de démonstration, il n'y a pas
d'actions, mais seulement des raisonnements. Aussi, c'est avec convenance que
la fin, là où on est produit en vue d'une fin, tient lieu du principe qui
intervient en contexte de démonstration. Aussi, la ressemblance vaut des deux
côtés; toutefois, il en va manifestement à l'inverse, du fait que la fin est
dernière dans l'action, ce qu'on ne trouve pas dans la démonstration. Il
conclut donc que si une maison doit être produite, elle qui est la fin d'une
génération, il est nécessaire que telle chose soit faite ou existe avant, à
savoir, la matière, qui est en vue de la fin. Par exemple, il est nécessaire
qu'il y ait, avant, des briques et des pierres, si une maison doit être
produite. Non pas cependant que la fin soit à cause de la matière, mais qu'elle
ne sera pas si la matière n'est pas; comme la maison ne sera pas s'il n'y a pas
de pierres, et la scie ne sera pas s'il n'y a pas de fer. Car, dans les
sciences démonstratives aussi, les principes ne se vérifient pas si la
conclusion ne se vérifie pas, laquelle est comparée aux moyens, comme le
principe à la fin, comme on a dit. Ainsi donc, il est manifeste que dans les
choses naturelles on dit qu'il y a de la nécessité qui intervient par mode de
matière ou de mouvement matériel; et la raison de cette nécessité vient de la
fin : c'est en effet en vue de la fin qu'il est nécessaire que la matière soit
telle. Et le naturaliste, certes, doit donner l'une et l'autre cause, à savoir,
la matérielle et la finale, mais surtout la finale, car la fin est la cause de
la matière, et non l'inverse. En effet, la fin n'est pas telle parce que la
matière est telle, mais plutôt la matière est telle parce que la fin est telle,
comme on l'a dit.
#274. — Ensuite (200a34), il
compare la nécessité de la génération naturelle à la nécessité des sciences
démonstratives, quant à ce qui est principe de la nécessité. Il est manifeste,
en effet, que, dans les sciences démonstratives, le principe de la
démonstration est la définition; et pareillement, la fin, qui est 56Si
conclusio est, quod principium sit. Comme le vrai est l'adéquation à
l'être, que donc la vérité de la proposition et de la conclusion dépend de
l'être de ce qui y est énoncé, saint Thomas peut assimiler être vrai à être,
et indiquer d'une proposition ou d'une conclusion qu'elle est vraie en disant
tout simplement qu'elle est. — Pour plus de clarté, j'ai traduit cet être de
la proposition par le fait qu'elle se vérifie, qu'elle est vraie. 39
principe et motif de nécessité en ce qui se produit selon la nature, est un
principe tiré de la notion et de la définition. En effet, la fin de la
génération est la forme de l'espèce, que signifie la définition. Cela appert
aussi dans les choses artificielles; de même, en effet, que le démonstrateur,
dans sa démonstration, prend la définition comme principe, de même aussi le
constructeur, dans sa construction, et le médecin, dans son traitement. Parce
que, par exemple, la définition de la maison est telle, il faut que telle chose
se fasse et soit pour que la maison soit produite; et parce que voici la
définition de la santé, il faut que telle chose se fasse pour qu'on soit guéri.
Et si telle chose, telle autre aussi, jusqu'à ce qu'on parvienne à ce qu'on
doit faire. Cependant, il se peut parfois que dans les sciences démonstratives
on trouve une triple définition. La première d'entre elles est principe de
démonstration, comme celle-ci : ‘le tonnerre est l'extinction du feu dans les
nuages’; la seconde est conclusion de démonstration, comme celle-ci : ‘le
tonnerre est un bruit continu dans les nuages’; et la dernière embrasse l'une
et l'autre, comme celle-ci : ‘le tonnerre est un bruit continu dans les nuages
en vue de l'extinction du feu dans les nuages’. Cette dernière comprend en elle
toute la démonstration sans l'ordre de la démonstration; aussi est-il dit, Sec.
Anal., I, 8, que la définition est une démonstration et n'en diffère que
par la position. Comme, donc, là où on est produit en vue d'une fin, la fin se
comporte comme le principe en contexte de démonstration, et les moyens comme
une conclusion, de même, dans la définition des choses naturelles, on trouve ce
qui est nécessaire en vue de la fin. Si en effet on veut définir l'œuvre de la
scie, ce sera de couper, ce qui, certes, ne se réalisera pas, si la scie n'a
pas de dents, lesquelles ne seront aptes à couper que si elles sont de fer : il
faudra donc mettre du fer dans la définition de la scie. En effet, rien
n'empêche de mettre dans la définition des parties de matière, non certes des
parties individuelles, comme telle chair et tels os, mais des parties communes,
comme de la chair et des os. D'ailleurs, cela est nécessaire dans la définition
de toutes les choses naturelles. Donc, la définition qui rassemble en elle le
principe et la conclusion de la démonstration est la démonstration entière; de
même, la définition qui rassemble la fin et la forme et la matière comprend tout
le processus de la génération naturelle.
(208a27-209a2) 208a27 277. À propos du
lieu aussi, tout comme à propos de l'infini, le naturaliste doit faire
connaître s'il existe ou non, et comment il existe, et ce qu'il est. 208a29 278.
Car tous pensent que ce qui est est quelque part; en effet, ce qui n'est pas
n'est nulle part: car où est le bouc-cerf1? ou le sphinx? 208a31 279. En outre,
ce qu'il y a de plus général et de principal comme mouvement se fait en rapport
au lieu: c'est celui que nous appelons transport2. 208a32 280. Cependant, il y
a plein de difficultés pour savoir ce que peut bien être le lieu. C'est qu'à le
regarder sous toutes ses propriétés il n'a pas l'air de demeurer la même chose.
En outre, nous ne tenons rien des autres auteurs à son sujet, ni examen de
difficultés ni recherche soignée. 208b1 281. Que donc le lieu est, cela donne
l'impression de devenir évident avec le remplacement: car là où à un moment il
y a de l'eau, là même il se trouve au contraire de l'air, une fois que l'eau en
est sortie, comme d'un vase; puis, à un autre moment, tel autre corps occupe ce
même lieu. Celui-ci donne certes l'impression d'être autre chose que tout ce
qui y survient et s'y échange, car en celui où il y a maintenant de l'air, en
celui-là même il y avait auparavant de l'eau; par suite, il est évident que le
lieu était déjà quelque chose et que la place est autre chose que les deux qui
y sont entrés et en sont sortis successivement. 208b8 282. En outre, les
transports des corps naturels simples, par exemple, du feu, de la terre et des
autres de la sorte, montrent non seulement que le lieu est quelque chose, mais
aussi qu'il détient une certaine puissance. En effet, chacun, s'il n'en est pas
empêché, se transporte vers son lieu à lui, l'un en haut, l'autre en bas. Par
ailleurs, ce sont là des parties et des espèces du lieu: le haut, le bas, et
les autres parmi les six directions3. D'ailleurs, ces directions, le haut et le
bas, et la droite et la gauche, ne valent pas seulement en rapport à nous; pour
nous, en effet, elles ne restent pas toujours pareilles, mais se produisent
selon la position que nous prenons. Par suite, la même chose, souvent, se
trouve à droite et à gauche, et en haut et en bas, et en avant et en arrière.
Dans sa nature, au contraire, chaque direction se définit séparément: le haut
n'est pas n'importe quoi, mais le lieu vers lequel se transportent le feu et le
léger; de même, le bas n'est pas n'importe quoi, mais le lieu où se
transportent les choses pesantes et terreuses. Il en va de sorte que ces divers
lieux ne diffèrent pas seulement par leur position, mais aussi par leur
puissance. En outre, les êtres mathématiques le montrent aussi, car, sans être
en un lieu, ils comportent tout de même gauche et droite suivant leur position
relativement à nous; leur position est par conséquent seulement objet de
pensée, et ce n'est pas par nature qu'ils comportent chacune de ces directions.
208b25 283. En outre, ceux qui affirment le vide se trouvent à soutenir que le
lieu existe, car le vide serait un lieu privé de corps. Que donc le lieu soit
quelque chose indépendamment des corps et que tout corps sensible soit dans un
lieu, on pourrait l'admettre d'après ce qui précède. 208b29 284. Hésiode
donnerait l'impression d'avoir parlé correctement en produisant en premier le
chaos. Il affirme, en tout cas: «Le premier de tous à être engendré fut le
Chaos, puis la Terre au large sein», comme s'il fallait qu'il existe d'abord
une place pour les êtres. C'est qu'il pensait, avec la plupart, que tout est
quelque part et en un lieu. Or s'il en est ainsi, la puissance du lieu est
prodigieuse et prime tout; car ce sans quoi rien d'autre n'existe et qui existe
sans le reste est nécessairement premier. Et de fait, le lieu n'est pas
supprimé quand ce qui s'y trouve est détruit. 1Sq`f†k`env. Animal fabuleux, demi-bouc,
demi-cerf. 2Enqäm.
3Ch`rsärdum.
2
#406. — Après avoir traité du
mouvement, au troisième livre, et de l'infini, qui concerne intrinsèquement le
mouvement du fait qu'il appartient au genre des continus, il entend maintenant,
au quatrième livre, traiter de ce qui touche le mouvement de l'extérieur. En
premier, il traite de ce qui touche le mouvement de l'extérieur comme des
mesures de l'être mobile; en second (217b29), du temps, qui constitue une
mesure du mouvement même. Sur le premier point, il en développe deux autres: en
premier, il traite du lieu; en second (213a12), du vide. Sur le premier point,
il en développe deux autres: en premier, il montre qu'il appartient au naturaliste
de traiter du lieu; en second (208b1), il poursuit son propos. Sur le premier
point, il en développe deux autres: en premier, il propose son intention, et il
affirme que de même qu'il appartient au naturaliste d'établir, à propos de
l'infini, s'il existe ou non, et comment il existe, et ce qu'il est, il en va
pareillement aussi du lieu. En second (208a29), il prouve ce qu'il disait: en
premier du côté du lieu même; en second (208a32), de notre côté à nous.
#407. — Sur le premier point, il
présente deux raisonnements, dont le premier va comme suit (208a3). Ce qui est
commun à toutes choses naturelles, c'est cela surtout qui appartient à la
considération du naturaliste; or le lieu est de la sorte: en effet, tous
admettent communément que tout ce qui est est en un lieu. Et pour le prouver,
ils se servent d'un argument sophistique, tiré de la position du conséquent. On
argumente en effet comme suit. Ce qui n'existe pas n'est nulle part,
c'est-à-dire n'est en aucun lieu. En effet, il est impossible de préciser où se
trouve le bouc-cerf, ou le sphinx, qui sont des fictions, comme la chimère. On
argumente alors que si ce qui n'est en aucun lieu n'existe pas, donc, tout ce
qui existe est en un lieu. Cependant, si d'être en un lieu convient à tous les
êtres, il semble bien que le lieu appartienne plutôt à la considération du
métaphysicien que du naturaliste. On doit remarquer qu'ici on argumente à
partir de l'opinion de gens qui soutiennent que tous les êtres sont sensibles,
du fait de ne pouvoir transcender l'imagination des corps; aussi, à leur avis,
la science naturelle est la philosophie première, étant commune à tous les
êtres, comme il est dit, Métaphysique, IV, 3.
#408. — Il présente ensuite son
second raisonnement (208a31), qui va comme suit. Il appartient au philosophe
naturel de traiter du mouvement; or le mouvement qui se fait en rapport au
lieu, que nous appelons changement de lieu4, est le plus commun parmi tous les
mouvements: il y a en effet des êtres, à savoir, les corps célestes, qui se
meuvent seulement de lieu, tandis que rien ne se meut d'autres mouvements sans
se mouvoir de lieu. Pareillement aussi, ce mouvement est plus propre comme
mouvement, car ce seul mouvement est vraiment continu et parfait, comme il est
prouvé au huitième livre (leç. 15, ss.). Or on ne peut connaître le mouvement
en rapport au lieu sans connaître le lieu. Le naturaliste, donc, doit traiter
du lieu.
#409. — Ensuite (208a32), il
conduit un raisonnement à la même conclusion, en partant de notre côté. Ce qui
est à déterminer par les sages, en effet, c'est ce qui comporte difficulté; or
il existe beaucoup de difficultés, sur le lieu, concernant ce qu'il est. Il y a
deux causes pour ces difficultés: l'une vient du lieu même — c'est que toutes
les propriétés du lieu ne conduisent pas à la même conception sur le lieu; au
contraire, à partir de certaines propriétés du lieu, il semble que le lieu soit
telle chose, mais à partir d'autres il semble que le lieu soit autre chose;
l'autre cause vient des gens — c'est que, touchant le lieu, les anciens n'ont
ni bien soulevé la difficulté, ni non plus bien recherché la vérité.
#410. — Ensuite (208b1), il
commence à traiter du lieu. En premier, d'une manière dialectique5; en second
(210a14), en établissant la vérité. Sur le premier point, il en développe deux
autres: en premier, il examine dialectiquement si le lieu existe; en second
(209a31), ce qu'il est. Sur le premier point, il en 4Loci mutatio, en
traduction de eÔq`.
5Per modum disputativum. 3 développe deux autres: en premier, il présente
des raisonnements pour montrer que le lieu existe; en second (209a2), pour
montrer que le lieu n'existe pas. Sur le premier point, il en développe deux
autres: en premier, il montre que le lieu existe, moyennant des raisonnements
tirés de la vérité de la chose6; en second (208b25), moyennant des
raisonnements tirés des opinions des autres.
#411. — Pour le premier point, il
présente deux raisonnements, dont le premier procède comme suit. Il dit, de
fait, qu'à partir de la transformation des corps qui se meuvent quant au lieu,
il devient manifeste que le lieu est quelque chose. En effet, la transformation
qui va selon les formes a conduit les gens à la connaissance de la matière, car
il faut bien qu'il y ait un sujet dans lequel les formes se succèdent; de même,
la transformation selon le lieu a conduit les gens à la connaissance du lieu,
car il faut bien qu'il y ait une chose où les corps se succèdent. C'est ce
qu'il ajoute qu'une fois l'eau sortie de là où elle est maintenant, par
exemple, d'un vase, l'air s'y infiltre. Comme donc c'est parfois un autre corps
qui occupe le même lieu, il semble bien en devenir manifeste que le lieu soit
autre chose que ce qui s'y trouve et qui se voit transformé selon le lieu; car,
où il y a maintenant de l'air, il y avait auparavant de l'eau, et cela ne
serait pas si le lieu n'était pas autre chose à la fois que l'air et que l'eau.
Il reste donc que le lieu est quelque chose; et qu'il est comme un réceptacle,
différent de l'une et l'autre des choses qui l'occupent; et qu'il est le terme
dont est issu le mouvement local et le terme auquel il termine.
#412. — Il présente ensuite son
second raisonnement (208b8). Il dit qu'alors que le mouvement de n'importe
quels corps montre qu'il existe des lieux, comme on l'a dit, le mouvement local
des corps naturels simples, par exemple, celui du feu, de la terre et des
autres corps lourds et légers de ce type, montre non seulement qu'il existe des
lieux, mais aussi que les lieux ont une espèce de puissance et de vertu. Nous
observons, en effet, que chacun de ces corps se porte à son lieu propre quand
il n'en est pas empêché: le lourd, en effet, va vers le bas, et le léger vers
le haut. De là, il appert qu'un lieu détient une espèce de capacité pour
conserver ce qu'il contient; et que c'est pour cela que ce qu'il contient, par
désir de sa conservation, tend à son lieu. Avec cela, toutefois, on ne mntre
pas que le lieu détient une capacité d'attraction, sinon comme on dit qu'une
fin attire. Par ailleurs, le haut et le bas, et les autres au nombre des six
distances, à savoir, l'avant et l'arrière, la droite et la gauche, sont les
parties et les espèces de lieu. Ces distances sont établies par nature dans
l'univers, et non seulement par rapport à nous. Cela devient évident du fait
qu'en ce en quoi on parle de ces distances par rapport à nous, ce n'est pas
toujours la même chose qui est en haut ou en bas ou à droite ou à gauche; au
contraire, cela varie suivant que nous nous tournons de manière différente vers
la chose localisée; aussi, bien souvent une chose qui demeure immobile aboutit
à gauche alors qu'elle était auparavant à droite, et pareillement pour les
autres distances, selon que nous nous tournons de différente façon vers elle.
Or dans la nature, une chose est établie en haut et en bas suivant le mouvement
des corps lourds et légers; et les autres positions s'établissent suivant le
mouvement du ciel, comme on a dit au troisième livre. Car ce n'est pas
indifféremment que n'importe quelle partie du monde est en haut ou en bas; au
contraire, c'est toujours en haut que les corps légers se portent, alors que
c'est en bas que se portent les corps lourds. Par ailleurs, tout ce qui a une
position déterminée a nécessairement une capacité qui l'y établit; en effet,
chez l'animal, c'est une puissance pour la droite et une autre pour la gauche.
Il en reste donc que des lieux existent, et qu'ils détiennent une espèce de
capacité. Que, par ailleurs, pour certaines choses, on parle de position
seulement quant à nous, il le montre par les choses mathématiques; elles, en
effet, bien qu'elle ne soient pas en un lieu, on leur attribue une position
seulement par rapport à nous. Aussi, en elles il n'y a pas de position par
nature; mais seulement suivant l'intelligence selon qu'on les intelligenen un
certain ordre à nous, ou au-dessus, ou en dessous, ou à droite, ou à gauche.
#413. — Ensuite (208b25), il
montre que des lieux existent à partir des opinions des autres. Et en premier à
partir de l'opinion de ceux qui affirment qu'il y a du vide. En effet, tous
ceux qui affirment qu'il y 6Rationibus acceptis a rei veritate. Vérité est
à prendre largement, ici. Il ne s'agit pas de démontrer scientifiquement
l'existence du lieu; le contexte reste dialectique, sauf qu'on part d'énoncés
portant directement sur les choses, qui n'ont pas encore le sceau de
l'approbation générale ou sapientielle, bref des endoxes potentiels, endoxaux
et légitimes comme points de départ du fait que tous les admettront facilement,
même s'ils n'y ont pas effectivement pensé encore. 4 a du vide, admettent
nécessairement qu'il y a des lieux, puisque le vide n'est rien d'autre qu'un
lieu privé de corps. Ainsi, avec cela et avec les raisonnements précédents, on
peut concevoir que le lieu est quelque chose d'autre que les corps, et que tous
les corps sensibles sont en un lieu.
#414. — En second (208b29), il
conduit à la même conclusion l'opinion d'Hésiode, qui a été l'un des anciens
poètes théologiens, et qui a soutenu qu'en premier c'est le chaos qui a été
fait. Il a affirmé, en effet, qu'en premier de tout c'est le chaos qui a été
fait, celui-ci se trouvant une espèce de mélange et de réceptacle des corps;
ensuite, c'est la terre qui a été faite pour recevoir les différents corps.
Comme s'il était d'abord nécessaire qu'il y ait un réceptacle des choses avant
les choses mêmes. La raison pour laquelle ils7 ont introduit cela, c'est qu'ils
ont cru, comme aussi beaucoup d'autres, que tout ce qui est est en un lieu. Et
si cela est vrai, il s'ensuit que le lieu non seulement existe, mais qu'il ait
la capacité étonnante d'être premier de tous les êtres. En effet, ce qui peut
exister sans autre chose, et sans lequel les autres ne peuvent exister, semble
bien être premier. Or selon eux le lieu peut exister sans corps; cela, ils
pouvaient le concevoir d'ailleurs, car nous observons qu'un lieu demeure une
fois ce qu'il contient détruit. Par contre, les choses ne peuvent exister sans
lieu. Il reste donc, suivant leur avis, que le lieu soit le premier parmi tous
les êtres.
(209a1-30) 209a1 285. Maintenant, il y a
tout de même de la difficulté, si le lieu existe, à savoir ce qu'il est: s'il
est une masse corporelle ou s'il est d'une autre nature; car c'est son genre
qu'on doit d'abord chercher. Or il possède bien les trois dimensions —
longueur, largeur et profondeur — avec lesquels tout corps se délimite. Mais il
est impossible que le lieu soit un corps, car cela ferait deux corps dans le
même. 209a7 286. En outre, s'il y a pour le corps un lieu et une place, il y en
aura aussi, évidemment, pour la surface et les autres limites. Car le même
raisonnement s'appliquera: où il y avait auparavant les surfaces de l'eau, il y
aura à la place celles de l'air. Or nous n'avons aucune différence à faire
entre point et lieu de point. Si donc le lieu ne diffère pas du point, il ne
diffère pas non plus des autres choses et il n'est rien en dehors de chacune.
209a13 287. Que pourrions-nous bien admettre en effet que soit le lieu? Car il
n'est ni élément, ni formé d'éléments de manière à détenir telle nature, ni
parmi les choses corporelles, ni parmi les incorporelles. De fait, il a
grandeur mais n'est point un corps; pourtant, les éléments des corps sensibles
sont des corps, et de ce qui est intelligible ne se forme aucune grandeur.
209a18 288. En outre, de quoi pourrait-on admettre que le lieu soit cause chez
les êtres, puisqu'il n'est aucune des quatre causes: il ne cause ni comme
matière des êtres — car rien n'est constitué de lui —, ni comme forme et
essence des choses, ni comme leur fin, et il ne meut pas les êtres. 209a23 289.
En outre, lui-même, s'il est un des êtres, où sera-t-il? Car la difficulté de
Zénon réclame solution; si en effet tout être est en un lieu, il y aura
évidemment un lieu pour le lieu aussi, et cela va à l'infini. 209a26 290. En
outre, comme tout corps est en un lieu, de même, en tout lieu il y a un corps.
Comment parlerons-nous donc de ce qui s'accroît? Il s'ensuit, en effet, que son
lieu s'accroîtra nécessairement avec lui, si le lieu n'est ni plus grand ni
plus petit que son contenu. Avec tout cela, non seulement ce que le lieu est,
mais même s'il existe, fait encore nécessairement difficulté.
#415. — Auparavant, le Philosophe
a présenté des raisonnements pour montrer que le lieu existe; il présente ici
six raisonnements pour montrer que le lieu n'existe pas. Or comme principe pour
chercher d'une chose si elle existe, il faut prendre ce qu'elle est, du moins
ce qu'on signifie avec son nom. C'est 7Posuerunt… crediderunt… Le
pluriel anticipe sur la phrase suivante, où on dira que bien d'autres pensent
comme Hésiode. 5 pourquoi le Philosophe dit que, bien qu'on ait montré que le
lieu existe, il reste quand même un manque, c'est-à-dire une difficulté, quant
à savoir ce qu'il est, même sachant qu'il existe: si c'est une masse
corporelle, ou une nature d'un autre genre.
#416. — À partir de là, on
argumente comme suit. Si un lieu est quelque chose, il faut bien qu'il soit un
corps. C'est qu'un lieu a les trois dimensions, à savoir, de longueur, de
largeur et de profondeur. Or avec celles-ci, on délimite un corps, car tout ce
qui a trois dimensions est un corps. Pourtant, il est impossible qu'un lieu
soit un corps, car comme lieu et contenu sont ensemble, cela ferait deux corps
en un8, ce qui est absurde. Il est donc impossible qu'un lieu soit quelque chose.
#417. — Il introduit ensuite son
second raisonnement (209a7), qui va comme suit. Si le lieu d'un corps est
vraiment pour ce corps un réceptacle différent du corps même, il y aura
nécessairement pour la surface aussi un réceptacle différent d'elle; et il en
va pareillement pour les autres termes de la quantité que sont la ligne et le
point. Puis il prouve comme suit cette conditionnelle. On a montré que le lieu
est différent des corps du fait que là où il y a maintenant un corps d'air, il
y avait auparavant un corps d'eau; or pareillement, où il y avait auparavant
une surface d'eau, il y a maintenant une surface d'air; donc le lieu de la
surface est différent de la surface même. Pareil raisonnement vaut pour la
ligne et le point. On argumente donc à partir de la destruction du conséquent,
par le fait qu'il ne peut y avoir différence entre le lieu d'un point et ce
point, parce que, comme le lieu ne dépasse pas ce qui s'y trouve, le lieu d'un
point ne peut être qu'une chose indivisible. Or deux indivisibles de quantité,
comme deux points unis ensemble, n'en font qu'un seul; donc, pour la même
raison, le lieu de la surface ne sera pas différent non plus de la surface, ni
le lieu du corps ne sera différent du corps.
#418. — Il présente ensuite son
troisième raisonnement (209a13), qui va comme suit. Tout ce qui existe est ou
élément ou formé d'éléments; or le lieu n'est ni l'un ni l'autre; donc le lieu
n'existe pas. Il prouve comme suit la proposition intermédiaire. Tout ce qui
est ou élément ou formé d'éléments compte ou comme corporel ou comme
incorporel; or le lieu ne compte pas comme incorporel, puisqu'il a une
grandeur; ni comme corporel, puisqu'il n'est pas un corps, comme on l'a prouvé;
donc, il n'est ni élément ni formé d'éléments. Or comme on pourrait dire que,
bien qu'il ne soit pas un corps, il est cependant un élément corporel, il
ajoute, pour exclure cette possibilité, que les corps sensibles ont des
éléments corporels; en effet, les éléments ne sont pas en dehors du genre des
choses formées d'éléments. Car avec des principes intelligibles, qui sont
incorporels, on ne constitue aucune grandeur. Aussi, si le lieu n'est pas un
corps, il ne peut être un élément corporel.
#419. — Il présente ensuite son
quatrième raisonnement (209a18), qui va comme suit. Tout ce qui existe est de
quelque manière cause au regard d'autre chose; or le lieu ne peut être cause
selon aucun des quatre modes. En effet, il n'est pas cause comme matière,
puisque les choses qui existent ne sont jamais constituées de lieu, ce qu'implique
la notion de matière; il ne l'est pas non plus comme cause formelle, car alors
tout ce qui a un même lieu serait d'une seule espèce, puisque le principe de
l'espèce est la forme; il ne l'est encore pas comme une cause finale des
choses, puisque ce sont plutôt les lieux qui existent pour ce qui s'y trouve
que ce qui s'y trouve pour les lieux; enfin, il n'est pas non plus cause
efficiente ou motrice, puisqu'il est le terme du mouvement. Il semble donc bien
que le lieu ne soit rien.
#420. — Il présente ensuite son
cinquième raisonnement (209a23), qui est le raisonnement de Zénon et qui va
comme suit. Tout ce qui existe est en un lieu; si donc le lieu est quelque
chose, il s'ensuit qu'il soit en un lieu, et ce lieu en un autre lieu, et ainsi
à l'infini. Or cela est impossible. Donc, le lieu n'est pas quelque chose.
#421. — Il présente ensuite son
sixième raisonnement (209a26), qui va comme suit. Tout corps est en un lieu et
en tout lieu il y a un corps, comme on l'admet avec probabilité à la suite de
beaucoup. À partir de là, on admet aussi que le lieu ne soit ni plus petit ni
plus grand que ce qui s'y trouve. Quand donc ce qui s'y trouve grandit, il faut
que le lieu aussi grandisse. Or cela semble bien impossible, puisque le lieu
est quelque chose d'immobile. Donc, le lieu n'est pas quelque chose. 8Sequeretur
duo corpora esse simul. 6 Finalement, il remarque en épilogue qu'avec des
raisonnements de la sorte on constate la difficulté de savoir non seulement ce
qu'est le lieu, mais même s'il existe. Mais de pareils raisonnements se
résolvent avec ce qui suit.
(209a31-210a13) 209a31 291. Telle chose se
dit par soi, telle autre par autre chose; de même, par conséquent, tel lieu est
commun — celui dans lequel sont tous les corps —, et tel autre lieu est propre
— celui dans lequel on se trouve en premier. Par exemple, dis-je, tu es
maintenant dans le ciel parce que tu es dans l'air et que celuici est dans le
ciel; et tu es dans l'air parce que tu es sur la terre; et pareillement, tu es
sur celle-ci parce que tu es en ce lieu-ci, qui n'enveloppe rien de plus que
toi. Si donc son lieu est ce qui enveloppe en premier chacun des corps, il sera
comme une limite. Par suite, le lieu de chaque chose donnera l'impression
d'être la forme et la figure par quoi se trouve délimitée sa grandeur, et la
matière de sa grandeur; car c'est cela la limite de chaque chose. À regarder
ainsi, donc, le lieu c'est la forme de chaque chose. 209b6 292. Par contre, en
tant que le lieu donne l'impression d'être la dimension de la grandeur, c'est
la matière; car c'est là autre chose que la grandeur: c'est ce qu'enveloppe et
délimite la forme, à la manière d'une surface et d'une limite, par exemple. Or,
telle est la matière et l'indéfini; en effet, quand on retire la limite et les
affections de la sphère, il ne reste rien hors la matière. C'est pourquoi aussi
Platon, dans le Timée, affirme que la matière et l'étendue c'est la même
chose; car le récepteur et l'étendue c'est une seule et même chose. Toutefois,
il parle là du récepteur d'une autre manière que dans ses enseignements dits
non écrits, mais il y a quand même soutenu que le lieu et l'étendue c'est la
même chose. Tous ont soutenu que le lieu est quelque chose, de fait, mais ce
que c'est, lui seul a essayé de le dire. 209b17 293. D'ailleurs, c'est à juste
titre qu'à faire partir de là l'examen on aura l'impression qu'il est difficile
de savoir ce qu'est le lieu, si justement c'est l'une de ces deux choses, la
matière ou forme; cellesci réclament d'ailleurs une très haute réflexion et, séparément
l'une de l'autre, il est très difficile de les connaître. 209b21 294. Mais de
toute façon, qu'il est impossible que le lieu soit l'une ou l'autre, ce n'est
pas difficile à voir. En effet, la forme et la matière ne se séparent pas de la
chose, tandis que le lieu le peut, car là où il y avait de l'air, là-même vient
ensuite de l'eau, comme nous l'avons dit, l'eau et l'air se remplaçant
mutuellement, et les autres corps pareillement. Par suite, le lieu n'est ni
partie ni habitus, mais séparable de chaque chose. De fait, le lieu donne
l'impression d'être comme un vase, car le vase est un lieu transportable; or le
vase n'est rien de la chose. En tant, donc, que séparable de la chose, le lieu
n'en est pas la forme; et en tant qu'il contient, il est autre chose que la
matière. 209b32 295. Par ailleurs, toujours ce qui est quelque part donne
l'impression d'être par soi quelque chose et d'avoir autre chose en dehors de
lui. 209b33 296. À Platon, s'il faut y aller avec une digression, on doit
demander pourquoi les formes et les nombres ne sont pas dans un lieu, si le
lieu c'est précisément ce qui participe, et cela que ce qui participe soit le
grand et le petit, ou que ce soit la matière, comme il est écrit dans le Timée.
210a2 297. En outre, comment se transporterait-on vers son lieu propre, si
le lieu était la matière ou la forme? En effet, il est impossible que ce dont
il n'y a mouvement ni vers le haut ni vers le bas ait un lieu. En conséquence,
c'est parmi des choses de la sorte qu'il faut chercher le lieu. D'ailleurs, si
le lieu est dans la chose même — il le faut bien s'il est ou la forme ou la
matière —, le lieu sera dans un lieu; en effet, c'est en même temps que la
chose que changent et se meuvent aussi et sa forme et son élément indéfini, qui
ne demeurent pas toujours au même lieu, mais se trouvent là même où est la
chose. Il y aura ainsi un lieu du lieu. 210a5 298. En outre, quand à partir
d'air de l'eau se trouve produite, le lieu se perd, car le corps produit n'est
pas dans le même lieu. Qu'est-ce donc que cette corruption ? Voilà donc d'où on
tient que le lieu est nécessairement quelque chose et, à l'encontre, d'où on
tire des difficultés sur son essence. 7
#422. — Auparavant, le Philosophe
a examiné dialectiquement si le lieu existe; ici, il examine ce qu'il est. En
premier, il présente des raisonnements dialectiques pour montrer que le lieu
est la forme ou la matière; en second (209a21), il présente des raisonnements
en sens contraire. Sur le premier point, il développe trois points: en premier,
il présente un raisonnement pour montrer que le lieu est la forme; en second
(209b6), pour montrer que le lieu est la matière; en troisième (209b17), il
induit un corollaire à partir de là.
#423. — Parmi les êtres, dit-il
donc en premier, on dit que l'un en est un par soi et que l'autre en est un par
accident. Pareillement, doit-on prendre en considération, à propos du lieu, il
y a un lieu commun, où on trouve tous les corps, et il y en a un autre qui est
un lieu propre; c'est ce dernier qu'on appelle lieu en premier et par soi. Par
contre, le lieu commun ne s'appelle lieu que par accident et par après. Il
manifeste cela comme suit: je peux dire que tu es dans le ciel, parce que tu es
dans l'air, qui est dans le ciel; et que tu es dans l'air et dans le ciel,
parce que tu es sur terre; et je dirais sur terre, parce que tu es en un lieu
qui ne contient rien de plus que toi.
#424. — Ainsi donc, c'est ce qui
contient en premier et par soi une chose qui est par soi son lieu. Or ce qui
est tel, c'est la limite à laquelle la chose finit. Il s'ensuit donc que le
lieu est proprement et par soi la limite de la chose. Or c'est sa forme la
limite de chaque chose, car c'est par sa forme que la matière d'une chose est
gardée dans les limites de son être propre, et que sa grandeur est gardée dans
sa mesure déterminée; en effet, les quantités des choses suivent leurs formes.
D'après cette réflexion, il semble donc bien que le lieu soit la forme. On doit
savoir, toutefois, qu'il y a dans ce raisonnement un sophisme du conséquent,
car on y raisonne en seconde figure à partir de deux affirmatives.
#425. — Ensuite (209b6), il
présente le raisonnement de Platon, par lequel il semblait à celui-ci que le
lieu, c'est la matière. Pour en avoir l'évidence, on doit savoir que les
anciens pensaient que le lieu, c'est l'espace présent entre les limites de la
chose qu'il contient, lequel espace a, bien sûr, des dimensions de longueur, de
largeur et de profondeur. Or pareil espace ne semble s'identifier à aucun des
corps sensibles, car il reste le même avec le départ et l'arrivée de différents
corps sensibles. Par là, donc, il s'ensuit que le lieu soit les dimensions
séparées.
#426. — C'est par là que Platon
voulait conclure que le lieu est la matière. C'est ce qu'il dit que, pour autant
qu'il semble à d'aucuns que le lieu c'est la dimension de la grandeur de
l'espace, séparée de tout corps sensible, il semblerait que le lieu ce soit la
matière. En effet, la distance même, c'est-à-dire la dimension de la grandeur,
c'est autre chose que la grandeur. Car la grandeur signifie une chose délimitée
par une espèce9, comme une ligne est délimitée par des points, et une surface
par une ligne, et un corps par une surface, et voilà les espèces de grandeur.
Or la dimension de l'espace est contenue et délimitée sous une forme; par
exemple, un corps est délimité par un plan, c'est-à-dire par une surface, comme
par sa limite. Or ce qui est contenu sous des limites semble bien ne pas être
en lui-même délimité. Et ce qui n'est pas en soi délimité, mais est délimité
par une forme et une limite, c'est la matière, qui implique la notion
d'indéfini: car si d'un corps sphérique on retirait les propriétés sensibles et
les limites par lesquelles prend figure la dimension de la grandeur, il ne
resterait que la matière. Aussi reste-t-il que les dimensions mêmes, non
délimitées par elles-mêmes et délimitées par autre chose, sont la matière même.
Cette conclusion s'ensuivait principalement en conformité avec les principes10
de Platon, qui soutenait que les nombres et les quantités sont les substance
des choses.
#427. — Étant donné, donc, que le
lieu ce sont les dimensions, et que les dimensions ce sont la matière, Platon
affirmait, dans le Timée, que c'est la même chose le lieu et la matière.
En effet, il disait que tout ce 9Aliquid terminatum aliqua specie. 10Radices.
8 qui est réceptif de quoi que ce soit est un lieu, sans distinguer la
réceptibilité du lieu et celle de la matière; aussi, comme la matière est
réceptive des formes, il s'ensuit que la matière soit un lieu. Cependant,
doit-on savoir, Platon a parlé de plusieurs façons du récepteur. Dans le Timée,
en effet, il a dit que le récepteur est la matière; par contre, dans ses
enseignements oraux et non écrits, c'est-à-dire quand il enseignait oralement à
l'École, il disait que le récepteur c'est le grand et le petit, qu'il situait
aussi du côté de la matière, comme on l'a dit plus haut (#332). Cependant, quel
que soit ce à quoi il attribuait d'être le récepteur, il disait toujours que
récepteur et lieu c'est la même chose. Ainsi donc, alors que beaucoup ont
affirmé que le lieu est quelque chose, seul Platon s'est efforcé de préciser ce
qu'il est.
#428. — Ensuite (209b17), il
conclut de ce qui précède que si le lieu est ou la matière ou la forme, il
paraît raisonnable qu'il soit difficile de connaître ce qu'est le lieu, parce
que tant la matière que la forme prêtent à une réflexion très élevée et
difficile; en outre, il n'est pas facile non plus de connaître l'un sans
l'autre.
#429. — Ensuite (209b21), il
présente cinq raisonnements en sens contraire. Il donne comme le premier
d'entre eux qu'il n'est pas difficile de voir que le lieu n'est ni la matière
ni la forme: la forme et la matière, en effet, ne se séparent pas de la chose à
laquelle elles appartiennent; le lieu, par contre, peut s'en séparer, car au
lieu où il y avait de l'air se trouve ensuite de l'eau; en outre, d'autres
corps changent réciproquement de lieu. Aussi, il est manifeste que le lieu
n'est pas une partie de la chose comme sa matière ou sa forme. Ce n'est pas non
plus un habitus ou quelque accident, parce que les parties et les accidents ne
sont pas séparables de la chose, tandis que le lieu est séparable. Il manifeste
cela par un exemple, du fait que le lieu semble se comparer à ce qui s'y trouve
comme un vase, à la différence seulement que le lieu est immobile, tandis que
le vase est mobile, comme on l'exposera plus loin (#468). Ainsi donc, avec le
fait que le lieu est séparable, on montre que le lieu n'est pas la forme. Que
le lieu, maintenant, ne soit pas la matière, on le montre non seulement avec le
fait qu'il est séparable, mais aussi avec le fait qu'il contient, tandis que la
matière ne contient pas, mais est contenue.
#430. — Il présente ensuite son
second raisonnement (209b32). Il a montré que le lieu n'est ni matière ni forme
avec le fait que le lieu se sépare de ce qui s'y trouve; par suite, il veut
montrer que même si le lieu ne se séparait jamais de ce qui s'y trouve, du fait
même de dire qu'une chose est en un lieu, il apparaît que le lieu n'est ni
forme ni matière. En effet, le seul fait de dire qu'une chose est quelque part
semble toujours impliquer que cela même est quelque chose et que c'est autre
chose que cela où c'est. Aussi, quand on dit qu'une chose est en un lieu, il
s'ensuit que le lieu soit en dehors de ce qui s'y trouve. Or la matière et la
forme ne sont pas en dehors de la chose; le lieu n'est donc ni la matière ni la
forme.
#431. — Il présente ensuite son
troisième raisonnement (209b33). Celui-ci s'attaque spécialement à la position
de Platon, par mode de digression. Platon, a-t-on dit plus haut, au troisième
livre (#331), soutenait que les idées et les nombres ne se trouvent pas dans un
lieu. Or il s'ensuivait, d'après sa conception du lieu, qu'ils seraient dans un
lieu, parce que tout participé est dans ce qui y participe, et il soutenait que
les espèces et les nombres sont participés soit par la matière soit par le
grand et le petit. Si donc la matière, ou le grand et le petit, est le lieu, il
s'ensuit que les nombres et les espèces sont dans un lieu.
#432. — Il présente ensuite son
quatrième raisonnement (210a2). À son propos, il dit qu'on ne pourra pas rendre
compte comment une chose change de lieu si la matière et la forme sont le lieu.
En effet, il est impossible d'assigner un lieu à ce qui ne se meut pas vers le
haut ou vers le bas, ou de quelque autre manière selon le lieu. Aussi, c'est à
propos de ce qui se meut selon le lieu que l'on doit enquêter sur le lieu. Mais
si le lieu est dans cela même qui se meut comme quelque chose qui lui est
intrinsèque — ce qu'il faut concéder, si c'est la matière ou la forme le lieu
—, il s'ensuit que le lieu sera dans un lieu, car tout ce qui change de lieu
est en un lieu; or ce qui est dans la chose comme l'espèce et l'indéfini, c'est-àdire
la matière, se meut en même temps que la chose, puisqu'il n'est pas toujours au
même lieu, mais où est la chose. Donc, la matière et la forme sont
nécessairement en un lieu. Si donc l'une d'elles est le lieu, il s'ensuit que
le lieu est en un lieu, ce qui est absurde.
#433. — Il présente ensuite son
cinquième raisonnement (210a5), qui va comme suit. Chaque fois qu'une chose se
corrompt, les parties de son espèce se corrompent de quelque manière; or ce
sont la matière et la forme les parties de l'espèce; donc, une fois la chose
corrompue, la forme et la matière se 9 trouvent corrompues, au moins par
accident. Si donc la matière et la forme sont le lieu, il s'ensuit que le lieu
se corromp, si le lieu appartient à l'espèce, car le corps qui se trouve
engendré ne se trouverait pas au même lieu, si le lieu de l'air appartenait à
son espèce, comme lorsque de l'eau se trouve produite à partir de l'air.
Pourtant, il n'est pas possible de rendre compte comment le lieu se corrompt;
donc, on ne peut dire que la matière ou la forme soit le lieu. Voilà dit,
épilogue-t-il finalement, par quoi il semble nécessaire qu'il y ait lieu, et
par quoi on peut douter de son essence11.
(210a14-210b31) 210a14 299. Après cela, on
doit saisir de combien de manières on dit qu'une chose est dans une autre.
D'une première manière, c'est comme le doigt dans la main et, en général, la
partie dans le tout; d'une autre, comme le tout dans les parties, car le tout
n'est pas en dehors de ses parties; d'une autre manière, comme l'homme dans
l'animal et, en général, l'espèce dans le genre; d'une autre, comme le genre
dans l'espèce et, en général, la partie de l'espèce dans la définition de
l'espèce; en outre, comme la santé dans le chaud et le froid et, en général,
comme la forme dans la matière; en outre, comme les affaires des Grecs dans les
mains du roi et, en général, comme dans le premier moteur; en outre, comme dans
le bien et, en général, dans la fin, c'est-à-dire celle en vue de quoi. Mais la
manière la plus appropriée, c'est comme dans un vase et, en général, dans un
lieu. 210a25 300. On pourrait par ailleurs se demander si une chose peut encore
être en elle-même, ou si rien ne le peut, mais que tout est ou nulle part ou en
autre chose. 210a26 301. Mais cela s'entend de deux manières: ou par soi ou par
l'intermédiaire d'autre chose. Quand, en effet, c'est comme parties du tout que
l'un est ce en quoi et l'autre ce qui s'y trouve, on dira que le tout est en
lui-même, car on le nomme aussi d'après ses parties: blanc, par exemple, parce
que sa surface est blanche, et savant, parce que sa raison l'est. L'amphore,
donc, ne sera pas en elle-même, ni le vin en lui-même, mais l'amphore de vin le
sera; car elle et ce qui est en elle sont toutes deux des parties du même. De cette
façon, donc, on peut être en soi-même. 210a33 302. Mais ce n'est pas possible,
par exemple, que le blanc soit premièrement dans le corps, car c'est la surface
qui est dans le corps; quant à la science, c'est dans l'âme qu'elle est.
D'après le blanc et la science, toutefois, pour autant que ce sont des parties,
on tire des appellations, pour l'homme, par exemple12. Car l'amphore et le vin
ne sont pas des parties quand elles sont séparées, mais quand elles sont
ensemble. Aussi, pour autant qu'elles sont des parties, une chose sera en
elle-même: par exemple, le blanc sera dans l'homme, puisqu'il est dans le
corps, et en celui-ci, puisqu'il est dans la surface. Mais en celle-ci, il ne
l'est plus par autre chose; aussi, la surface et le blanc, ce sont des choses
d'espèces différentes, et chacune a une nature et une puissance différentes.
210b8 303. À le vérifier par induction, on ne voit non plus rien qui soit en
soi-même selon aucune des manières définies. 210b9 304. Et par le raisonnement
il devient évident que c'est impossible. En effet, il faudra que chacun soit
les deux: par exemple, que l'amphore soit le vase et le vin, et que le vin soit
le vin et l'amphore, si justement on peut être en soi-même. Mais de fait13, si
profondément qu'ils soient l'un dans l'autre, l'amphore recevra le vin, non en
tant qu'elle est du vin, mais une amphore; et le vin sera dans l'amphore, non
en tant qu'il est une amphore, mais du vin. Il est donc évident que leur
essence est différente, car elles sont différentes la définition de ce en quoi
se trouve une chose et celle de cette chose qui s'y trouve. 210b17 305. Mais ce
n'est pas non plus possible par accident, car il y aura ensemble deux choses
dans la même. En effet, l'amphore sera en elle-même, s'il est possible, pour ce
à quoi appartient la nature réceptrice, d'être en soi-même; et il s'y trouvera
en outre ce dont elle est le récepteur, par exemple, si c'est du vin, le vin.
Il est donc évident qu'il est impossible qu'une chose soit en premier en
elle-même. 11Substantia. 12On peut dire de l'homme qu'il est blanc ou
qu'il est savant, ou l'appeler le blanc ou le savant. 13ÖUrsd. La conjonction surprend, car
il ne s'agit pas ici d'une conséquence, mais d'une objection. 10 210b22 306.
Par ailleurs, la difficulté que soulève Zénon, que si le lieu est quelque
chose, il sera en un autre, n'est pas difficile à résoudre. Rien n'empêche, en
effet, que le premier lieu soit en un autre; ce ne sera cependant pas comme
dans un lieu, mais à la manière dont la santé est dans le chaud, comme habitus,
et la chaleur dans le corps, comme affection. Ainsi, il n'est pas nécessaire
d'aller à l'infini. 210b27 307. Cela maintenant est manifeste: le vase n'est
rien de ce qui est en lui-même, car cela qui est en premier en autre chose et
cela en quoi il est en premier sont différents; par conséquent, le lieu ne
saurait être ni la matière ni la forme, mais il en est différent; car et la
matière et la forme sont quelque chose de ce qui s'y trouve. Voilà qui suffira
pour les difficultés.
#434. — Auparavant, le Philosophe
a examiné dialectiquement s'il existe un lieu et ce qu'il est; ici, il en vient
à établir la vérité. En premier, il présente des notions qui sont nécessaires
pour établir la vérité; en second (210b32), il établit la vérité. Sur le premier
point, il en développe trois autres: en premier, il montre de combien de
manières on dit qu'une chose est dans une autre; en second (210a25), il
s'enquiert si une chose pourrait être en elle-même; en troisième (210b22), il
résout des difficultés soulevées.
#435. — Il présente donc huit
manières de dire qu'une chose est dans une autre. La première en est comme on
dit que le doigt est dans la main et, universellement, toute autre partie en
son tout. La seconde manière, c'est pour autant qu'on dit que le tout est en
ses parties. Mais comme cette manière n'est pas aussi habituelle que la
première, il ajoute, pour la manifester, que le tout n'est pas en dehors de ses
parties, d'où il faut bien qu'on comprenne qu'il est en ses parties. La
troisième manière, c'est comme on dit que l'homme est dans l'animal, ou toute
autre espèce en son genre. La quatrième manière, c'est comme on dit que le
genre est en ses espèces. Pour éviter que cette manière paraisse étrange, il
signale la raison de parler ainsi: c'est que le genre est une partie de la
définition de l'espèce, avec la différence; par suite, d'une certaine manière
on dit que tant le genre que la différence sont dans l'espèce comme des parties
dans leur tout. La cinquième manière, c'est comme on dit que la santé est dans
le chaud et le froid, dont l'équilibre constitue la santé; et, universellement,
toute autre forme dans sa matière ou son sujet, qu'elle soit accidentelle ou
substantielle. La sixième manière, c'est comme on dit que les affaires des
Grecs sont dans les mains du roi de Grèce, et, universellement, comme tout ce
qui est mû est en son premier moteur. Selon cette manière-là, je peux dire
aussi qu'une chose est en moi du fait qu'il soit en mon pouvoir de la faire. De
la septième manière, on dit qu'une chose est dans une autre comme en ce qu'il y
a de plus aimable et désirable, et, universellement, comme en sa fin. C'est
aussi de cette manière qu'on dit que le cœur de quelqu'un est dans telle chose
qu'il désire et aime. De la huitième manière, on dit qu'une chose est en une
autre comme dans un vase, et, universellement, comme ce qui s'y trouve est en
un lieu. Il semble que le Philosophe oublie la manière dont une chose est en
une autre comme en son temps; mais ici elle se trouve réduite à la huitième
manière, car, de même que le lieu est la mesure du mobile, de même le temps est
la mesure du mouvement.
#436. — Par ailleurs, il dit que
c'est selon cette huitième manière qu'on dit le plus proprement qu'une chose
est dans une autre. Aussi faut-il, en accord avec la règle qu'il prescrit, Métaphysique,
IV, 2 et V, 1, que toutes les autres manières se réduisent de quelque façon à
cette manière selon laquelle une chose est dans une autre comme dans son lieu.
Cela appert comme suit. Ce qui se trouve dans un lieu, en effet, y est contenu
ou inclus, et y trouve repos et stabilité. De la manière la plus prochaine à
celle-ci, donc, on dit que la partie est dans son tout intégral, dans lequel
elle se trouve incluse en acte. Aussi sera-t-il encore dit, plus loin (#461), qu'un
objet dans un lieu en est comme une partie séparée, et qu'une partie est comme
un objet en un lieu qui serait conjoint à son lieu. Et le tout rationnel, c'est
à la similitude de ce tout qu'on le prend; par suite, on dit que ce qu'on
trouve dans la définition de quelque chose est en lui; par exemple, que
l'animal est dans l'homme. Il se trouve d'ailleurs que, comme la partie du tout
intégral est incluse en acte en son tout, de même la partie du tout universel
est incluse en puissance en son tout; en effet, le genre s'étend en puissance à
plus de choses que l'espèce, bien que l'espèce en comporte davantage en acte;
aussi, en conséquence, on dit encore que l'espèce est dans son genre. 11 Puis,
comme l'espèce est contenue dans la puissance du genre, de même la forme est
dans la puissance de la matière; par conséquent, on dit ensuite que la forme
est dans la matière. Ensuite, le tout a raison de forme en rapport aux parties,
comme il est dit au second livre (#188-189); on dit donc aussi, en conséquence,
que le tout est dans ses parties. Puis, comme la forme est incluse sous la
puissance passive de la matière, de même l'effet est inclus sous la puissance
active de l'agent; d'où aussi, on dit qu'une chose est dans le pouvoir de son
premier moteur14. Ensuite, par ailleurs, il est manifeste que l'appétit se
repose dans le bien désiré et aimé, et qu'il se fixe en lui, comme le fait en
son lieu ce qui s'y trouve. Par suite, on dit aussi que l'affection de l'amant
se trouve dans l'aimé. C'est de la sorte qu'il appert que toutes les autres
manières dérivent de la dernière, laquelle est la plus propre.
#437. — Ensuite (210a25), il
s'enquiert si une chose pourrait se trouver en elle-même; c'est qu'Anaxagore,
plus haut, a dit que l'infini est en lui-même. En premier, donc, il soulève la
difficulté de savoir si certaine même et unique chose pourrait se trouver en
elle-même, ou si ce n'est le cas d'aucune, mais que toutes choses soient ou
bien nulle part, ou bien en autre chose.
#438. — Ensuite (210a26), il
résout. En premier, il montre de quelle manière une chose pourrait être en
elle-même; en second (210a33), de quelle manière elle ne le pourrait pas. C'est
de deux manières, dit-il donc en premier, qu'on peut comprendre qu'une chose
est en elle-même: d'une manière, en premier et par soi; de l'autre manière, par
autre chose, c'est-à-dire par une partie. De cette seconde manière, une chose
peut se dire en soi-même. En effet, lorsque deux parties d'un tout se
rapportent l'une à l'autre de manière que l'une soit ce en quoi est l'autre, et
que l'autre soit ce qui s'y trouve, il s'ensuit qu'on dise que le tout est à la
fois ce en quoi il y a autre chose, en raison d'une partie, et ce qui est en
autre chose, en raison de l'autre partie: et ainsi, on dira que le tout est en
lui-même. Nous trouvons en effet qu'on dise une chose d'une autre en raison de
sa partie; par exemple, on dit une chose blanche du fait que sa surface est
blanche, et on appelle un homme savant, du fait que sa science est dans sa
partie raisonnante. Si donc on prend l'amphore pleine de vin comme un tout dont
les parties sont l'amphore et le vin, ni l'une ni l'autre de ses parties ne
sera en elle-même, c'est-à-dire ni l'amphore ni le vin, mais le tout, à savoir
l'amphore de vin, sera en lui-même, en tant que l'une et l'autre sont ses
parties, à savoir, tant le vin qui est dans l'amphore, que l'amphore dans
laquelle se trouve le vin. De cette manière, donc, il se peut qu'une même chose
soit en elle-même.
#439. — Ensuite (210a33), il
montre qu'il ne se peut pas qu'une chose soit en premier en elle-même. En
premier, il présente son intention, en distinguant l'une et l'autre manières
selon lesquelles une chose est en elle-même et ne l'est pas; en second (210b8),
il la prouve. Il ne se peut pas, dit-il donc, qu'une chose soit en premier en
elle-même. Il manifeste avec un opposé ce que c'est qu'une chose soit en
premier en elle-même. Car on dit qu'il y a du blanc dans un corps parce qu'il y
a une surface dans le corps; aussi, le blanc n'est pas premièrement dans le
corps, mais dans la surface. Pareillement, on dit que la science est en premier
dans l'âme, non dans l'homme, en qui elle est par son âme. C'est à cause de
cela, à savoir, à cause de l'âme et de la surface, qu'on a des appellations
avec lesquelles on nomme l'homme blanc ou savant, puisque l'âme et la surface
sont comme des parties en l'homme; non pas que la surface soit une partie, mais
parce qu'elle se rapporte à la manière d'une partie, en tant qu'elle est
quelque chose de l'homme, comme un terme de son corps. Mais si on prend le vin
et l'amphore à part l'une de l'autre, ils ne sont pas des parties; aussi, il
n'appartient ni à l'une ni à l'autre d'être en soi-même. Par contre, lorsqu'ils
sont ensemble, par exemple, quand l'amphore est pleine de vin, du fait qu'alors
tant l'amphore que le vin sont des parties, la même chose sera en elle-même,
comme on l'a exposé, quoique non pas en premier, mais à cause des parties: par
exemple, le blanc n'est pas en premier dans l'homme, mais il s'y trouve par le
corps, et il se trouve dans le corps par la surface. Néanmoins, il n'est pas
dans la surface par autre chose; aussi, on dit qu'il est en premier dans la
surface. Or ce n'est pas la même chose ce en quoi une chose est en premier, et
ce qui est en premier en elle, comme le blanc et la surface, car surface et
blanc diffèrent spécifiquement: et leur nature et leur puissance diffèrent. 14In
primo motivo. 12
#440. — Ensuite (210b8),
maintenant que se trouve montrée la différence entre le fait d'être en premier
et non en premier en autre chose, il montre que rien n'est en premier en
soi-même. Il montre, en premier, qu'il n'existe rien qui soit en premier en
soi-même par soi; en second (210b17), qu'il n'existe rien qui soit en premier
en soi-même par accident. Il montre le premier point de deux manières, à
savoir, par une induction et par un raisonnement. À vérifier par une induction
pour chacune des manières dont on a établi plus haut (#435) qu'on dit qu'une
chose est dans une autre, dit-il donc en premier, il apparaît que rien n'est en
soi-même en premier et par soi. Rien, en effet, n'est son propre tout, ni sa
partie, ni son genre, et ainsi du reste. Concluant alors à partir de ce qui
précède, il établit qu'on peut constater pour toutes les autres manières qu'il
en va de même que pour le blanc et la surface, pour quoi il est manifeste
qu'ils se rapportent l'un à l'autre comme forme et matière, et qu'ils diffèrent
d'espèce et de vertu.
#441. — Ensuite (210b9), il
prouve la même chose avec un raisonnement. Il devient manifeste avec un
raisonnement, dit-il, qu'il est impossible qu'une chose soit en premier et par
soi en soi-même. Car si une chose est en premier et par soi en soi-même,
nécessairement, à la même chose et sous le même rapport conviennent la
définition de ce en quoi est la chose et la définition de la chose qui est en
elle. Par suite, il faut que l'un et l'autre, à savoir, tant le contenant que
le contenu, soit l'un et l'autre; par exemple, que l'amphore soit le vase et le
vin, et que le vin soit le vin et l'amphore, s'il se peut qu'une chose, en
premier et par soi, soit en elle-même. Aussi, cela une fois affirmé, à savoir,
que le vin soit l'amphore et le vin, et que l'amphore soit le vin et l'amphore,
si quelqu'un dit que l'un d'eux est en l'autre, comme, par exemple, le vin dans
l'amphore, il s'ensuit que le vin soit reçu dans l'amphore non en tant que
c'est du vin, mais en tant que le vin est celle-ci, à savoir, l'amphore. C'est
pourquoi, si d'être dans l'amphore convient en premier et par soi à l'amphore,
du fait qu'on admette qu'une chose soit en premier et par soi en ellemême, il
s'ensuit qu'on ne puisse dire de rien que c'est dans l'amphore, à moins de dire
qu'il y est en tant qu'il s'agit d'une amphore. Et ainsi, si on dit que le vin
est dans l'amphore, il s'ensuit que d'être dans l'amphore concerne le vin non
en tant que le vin est du vin, mais en tant que le vin c'est l'amphore. Pour la
même raison, si l'amphore reçoit le vin, elle le recevra non en tant que
l'amphore est une amphore, mais en tant que l'amphore est le vin. Or c'est là
une absurdité. Par suite, il est manifeste que c'est selon une définition
différente qu'on est ce en quoi une chose se trouve et la chose qui est en une
autre. Autre, en effet, est la définition de ce qui est une chose et de ce en
quoi est cette chose. On ne peut donc pas par soi et en premier être en
soi-même.
#442. — Ensuite (210b17), il
montre qu'une chose n'est pas non plus par accident en premier en soimême. En
effet, on dit qu'une chose est en une autre par accident, quand elle est en
elle à cause d'autre chose qui se trouve en elle; par exemple, si nous disons
qu'un homme est dans la mer, parce qu'il est dans un navire qui est dans la
mer: dans ce navire, cependant, on dit qu'il est en premier, non à cause d'une
partie. Si donc il se peut qu'une chose soit en soi-même en premier, non pas
par soi, certes, mais par accident, il s'ensuit qu'elle soit en soi-même à
cause de ce qu'autre chose est en elle-même. Et ainsi, il s'ensuit que deux
corps soient dans le même, à savoir, ce corps qui est en lui, et lui-même qui
est en luimême. Ainsi, en effet, l'amphore sera en elle-même par accident, si
l'amphore même, dont la nature est de recevoir autre chose, est en elle-même,
et en plus ce dont elle est réceptive, à savoir le vin; donc, il y aura dans
l'amphore et l'amphore et le vin, si à cause de cela que le vin est dans
l'amphore, il s'ensuit que l'amphore soit en elle-même; et ainsi, on aura deux
corps dans le même. Il appert donc ainsi qu'il est impossible qu'une chose soit
en premier en elle-même. On doit savoir, cependant, qu'on dit parfois qu'une
chose est en elle-même sans l'entendre affirmativement, comme le réprouve ici
le Philosophe, mais en l'entendant négativement, pour autant qu'être en
soi-même signifie simplement ne pas être en autre chose.
#443. — Ensuite (210b22), il
résout certaines difficultés. Et en premier, il annule le raisonnement de
Zénon, qui tendait à prouver que le lieu n'existe pas, du fait que s'il y en a
un, il faut qu'il soit en un autre, et ainsi à l'infini. Mais, comme il dit, il
n'est pas difficile de résoudre cela, maintenant qu'on a distingué les manières
dont une chose se dit en une autre. Rien n'empêche de dire, en effet, qu'un
lieu est en un autre, mais d'une autre manière, comme la forme est dans la
matière ou l'accident dans le sujet; à savoir, en tant que le lieu est le terme
de ce qui contient. C'est ce qu'il ajoute: comme la santé est dans le chaud à
13 la manière d'un habitus, et la chaleur dans le corps à la manière d'une
affection ou d'un accident. Par suite, il n'est pas nécessaire qu'on procède à
l'infini.
#444. — Ensuite (210b27), il
résout aussi les difficultés présentées plus haut sur l'essence15 du lieu, à
savoir, s'il est la forme ou la matière, à partir de ce qu'on a montré que rien
n'est en premier et par soi en soi-même. À partir de là, en effet, il devient
manifeste que rien ne peut être, pour une chose, comme son vase ou son lieu, de
ce qui est contenu en elle comme sa partie, à titre de matière ou de forme; en
effet, il faut que ce qui est en une chose en premier et par soi soit autre
chose que ce en quoi il est, comme on l'a montré. Aussi, il s'ensuit que ni la
forme ni la matière ne soit le lieu, mais que le lieu soit autre chose que ce
qui s'y trouve; car la matière et la forme sont quelque chose de ce qui se
trouve dans le lieu et interviennent comme ses parties intrinsèques. Enfin,
conclut-il, c'est par mode d'opposition qu'on a présenté ce qui précède à
propos du lieu. Certaines de ces oppositions sont déjà résolues, tandis que
d'autres seront résolues une fois manifestée la nature du lieu.
(210b32-211b5) 210b32 308. Ce que peut
bien être le lieu, voici précisément comment cela deviendra manifeste.
Recueillons, à son sujet, tout ce qui donne l'impression de lui appartenir vraiment
par soi. Assurément, nous tenons que le lieu est ce qui contient en premier ce
dont il est le lieu, et qu'il n'est rien de la chose, qu'en outre le lieu
premier n'est ni plus petit ni plus grand, qu'il peut être laissé par chaque
chose et qu'il en est séparable, qu'en plus de cela tout lieu implique haut et
bas, et que chacun des corps se transporte par nature et repose dans ses lieux
propres, et que cela se fait soit vers le haut, soit vers le bas. Cela supposé,
on doit regarder le reste16. 211a7 309. Il faut s'efforcer de conduire l'examen
de manière à rendre compte de ce qu'est le lieu, de sorte qu'on résolve les
difficultés, de manière aussi que ce qui donne l'impression d'appartenir au
lieu lui appartiendra de fait et qu'aussi la raison de la difficulté et des
problèmes concernant le lieu deviendra manifeste. C'est ainsi, en effet, qu'on
peut au mieux manifester chaque chose. 211a12 310. En premier, donc, il faut
prendre conscience que le lieu n'aurait fait l'objet d'aucune recherche, s'il
n'y avait pas cette espèce de mouvement qui se fait en rapport au lieu. Car
c'est pour cela surtout que nous pensons que le ciel est dans un lieu: il est
toujours en mouvement. Par ailleurs, à ce mouvement appartient d'une part le
transport et d'autre part l'augmentation et la diminution; de fait, dans
l'augmentation et la diminution aussi, on se déplace, et ce qui était d'abord à
tel endroit s'est déplacé vers un lieu plus petit ou plus grand. 211a17 311.
Par ailleurs, on est mû par soi ou par accident. Pour ce qui l'est par
accident, une partie peut l'être aussi par soi, comme les parties du corps et
le clou dans le navire, tandis que le reste ne le peut pas, mais est toujours
mû par accident, comme la blancheur et la science; cela, en effet, change de
lieu pour autant qu'en change ce en quoi il est. 211a23 312. Par ailleurs, nous
disons qu'on est dans le ciel comme dans un lieu parce qu'on est dans l'air et
que celui-ci est dans le ciel. Non dans tout l'air, cependant: nous disons être
dans l'air à cause de sa limite qui nous contient. Car si c'est tout l'air qui
sert de lieu, le lieu de chaque chose ne sera pas égal à 15Quidditas. 16
ÉTonjdhl†mum c°
sn‰sum sã knhoã xduqdgs†nm. Aristote présente les énoncés qui précèdent
comme des ËoÔxgrdhv,
c'est-à-dire des énoncés assez sûrs et évidents pour qu'on n'ait pas à
s'attarder à les prouver, ce qui fait bien plus fort que notre supposition,
en français. L'idée de supposition, de quelque chose de conditionnel, est
présente en grec, dans l'usage le plus strictement technique de ce terme, mais
la condition en question n'enlève rien de sa certitude à l'énoncé: elle renvoie
au fait que l'éventuelle preuve de pareil énoncé relèverait d'une science
antérieure. Cependant, Aristote n'est pas toujours aussi technique; il ne se fait
pas faute d'étendre le terme à la désignation d'énoncés tout à fait évidents
par eux-mêmes, comme en témoigne le verbe par lequel il les introduit: çihnÊldm, qui a
donné axiome, et introduit normalement des principes assez communément
évidents pour qu'on soit incapable de ne pas les penser. 14 chacune, alors
qu'il donne pourtant l'impression de lui être égal. En tout cas, le premier
lieu dans lequel on est donne cette impression. 211a29 313. Quand donc le
contenant est non pas distinct, mais continu, on ne dit pas qu'on s'y trouve
comme dans un lieu, mais comme une partie dans un tout. Quand, par contre, il
est distinct et en contact, on est dans la première limite du contenant, lequel
n'est point une partie de ce qui est en lui, ni plus grand que sa dimension,
mais lui est égal; car les limites des choses en contact reviennent au même.
211a34 314. En outre, s'il est continu, on ne se meut pas en lui, mais avec
lui, tandis que s'il est séparé, on se meut en lui. Et cela pas moins, que le
contenant soit mû ou non. 211b1 315. En outre, quand il n'est pas distinct, on
est dit dedans comme une partie dans un tout, par exemple, la vue dans l'œil ou
la main dans le corps, tandis que, lorsqu'il est distinct, c'est comme l'eau
dans le tonneau et le vin dans l'outre; car la main est mue avec le corps, mais
l'eau l'est dans le tonneau.
#445. — L'examen du lieu, à
savoir, s'il existe et ce qu'il est, est déjà fait; on a aussi résolu certaines
difficultés; le Philosophe en arrive ici à établir la vérité à propos du lieu.
En premier, il présente sur le lieu des suppositions17 dont il se servira pour
définir le lieu; en second (211a7), il montre de quelle nature doit être la
définition à donner du lieu; en troisième (211a12), il commence à déterminer du
lieu.
#446. — Ce qu'est le lieu
deviendra manifeste avec ce qui suit, dit-il donc en premier. Mais il faut
d'abord recueillir comme des suppositons et des principes connus de soi, à
savoir, ce qui paraît appartenir par soi au lieu. Il y en a quatre. En effet, tous
pensent que ce qui suit est juste18. En premier, bien sûr, le lieu contient ce
dont il est le lieu, mais de telle manière que le lieu ne soit pas un élément
de ce qui s'y trouve. Ce qu'il précise, certes, pour exclure la manière dont la
forme contient, car elle est un élément de la chose et la contient d'une autre
manière que le lieu. La seconde supposition, c'est que le premier lieu,
c'est-à-dire, ce en quoi une chose est en premier, est égal à ce qui s'y
trouve, ni plus grand ni plus petit. La troisième supposition, c'est que le
lieu ne fait défaut à aucune chose qui en occupe un, de manière que toute n'en
aurait pas un. Cependant, il n'en va pas de sorte qu'un seul et même lieu ne
fasse jamais défaut à l'objet qui s'y trouve — car le lieu est séparable de ce
qui s'y trouve —, mais que lorsqu'un lieu fait défaut à l'objet qui l'occupait,
celui-ci aboutit en un autre lieu. La quatrième supposition, c'est qu'on trouve
en tout lieu, comme une différence du lieu, le haut et le bas. Et que chaque
corps, quand il se trouve en dehors de son lieu propre, y tend naturellement,
et y demeure, quand il y est. Par ailleurs, les lieux propres des corps
naturels sont le haut et le bas, vers quoi ils se meuvent naturellement et en
lesquels ils demeurent. Toutefois, cela il le dit en se conformant à l'opinion
de ceux qui n'introduisaient pas de corps qui sorte de la nature des quatre
éléments; il n'a pas encore prouvé, en effet, que le corps céleste n'est ni
lourd ni léger; c'est plutôt par la suite qu'il le prouvera, Du Ciel, I,
3. Partant maintenant de ce qu'on vient de supposer, on procédera à l'examen du
reste.
#447. — Ensuite (211a7), il
montre de quelle nature doit être la définition à donner du lieu. En
définissant le lieu, dit-il, notre intention doit s'attarder à quatre aspects
qui sont nécessaires, bien sûr, pour une définition parfaite. En premier,
certes, elle doit montrer ce qu'est le lieu; car la définition est une phrase19
qui exprime ce qu'est une chose. En second, elle doit résoudre certaines
objections qui portent sur le lieu, car la connaissance de la vérité implique
la solution des choses qui font difficulté20. Le troisième aspect, c'est qu'à
partir de la définition donnée on manifeste les propriétés du lieu, celles qui
lui appartiennent; car la définition sert de moyen dans la démonstration, et
c'est par elle qu'on démontre d'un sujet ses 17Suppositiones. Le terme
est plus fort que ne le laisse imaginer son correspondant français. Saint
Thomas qualifie d'ailleurs au paragraphe suivant ce qu'il vise comme principia
per se nota. Voir supra, note 14. 18Dignum. Le correspondant
latin de çiŸul` est
dignitas. 19Oratio. 20Cognitio veritatis est solutio
dubitatorum. 15 accidents propres. Le quatrième, enfin, est qu'à partir de
la définition du lieu deviendra manifeste la cause pour laquelle certains se
sont trouvés en désaccord à propos du lieu et de tout ce qu'on dit d'opposé sur
le lieu. C'est ainsi qu'on définit toute chose de la plus belle façon.
#448. — Ensuite (211a12), il
détermine du lieu. En premier, il montre ce qu'est le lieu; en second (212b22),
il montre comment une chose est en un lieu. Sur le premier point, il en
développe deux autres: en premier, il présente d'abord des notions qui sont
nécessaires pour chercher la définition du lieu; en second (211b5), il commence
à chercher la définition du lieu.
#449. — Sur le premier point, il
présente quatre notions. La première en est qu'on n'aurait jamais enquêté sur
le lieu s'il n'y avait pas de mouvement en rapport au lieu. La raison pour
laquelle il a été nécessaire de concevoir le lieu comme autre chose que ce qui
s'y trouve, c'est justement qu'on trouve successivement deux corps au même
lieu, et pareillement le même corps en deux lieux. De la même manière aussi, le
changement de formes pour une matière unique a conduit à la connaissance de la
matière. Et la raison pour laquelle surtout on pense que le ciel soit en un
lieu, c'est qu'il se meut toujours. Cependant, l'un des mouvements se rapporte
par soi au lieu, à savoir, le changement de lieu, tandis qu'un autre s'y
rapporte par voie de conséquence, à savoir, l'augmentation et la diminution; en
effet, dans la mesure où sa quantité augmente ou diminue, le corps occupe un
lieu plus grand ou plus petit.
#450. — Il présente ensuite la
seconde (211a17). Certaine chose, dit-il, se meut par soi en acte — par
exemple, un corps quelconque —, tandis que certaine autre se meut par accident,
ce qui peut se faire de deux manières. Il y en a, en effet, qui se meuvent par
accident, mais sont tout de même aptes à se mouvoir par soi; par exemple, les
parties d'un corps, tant qu'elles sont dans leur tout, se meuvent par accident;
mais quand elles s'en séparent, elles se meuvent par soi: ainsi, le clou, tant
qu'il est fixé au navire, se meut par accident, mais une fois qu'on l'en
extrait, il se meut par soi. Par contre, certaines choses ne peuvent pas se
mouvoir par soi, mais se meuvent toujours par accident; par exemple, la
blancheur et la science, qui changent de lieu dans la mesure où en change ce en
quoi elles sont. Il précise cela parce que c'est de la manière dont une chose
est de nature à se mouvoir qu'elle est de nature à être en un lieu par soi ou
par accident, en acte ou en puissance.
#451. — Il présente ensuite la
troisième (211a23). On dit qu'on est dans le ciel comme dans un lieu, ditil, du
fait qu'on est dans l'air, qui lui est dans le ciel. Et pourtant, nous ne
disons pas que quelqu'un soit dans tout l'air en premier et par soi; plutôt,
c'est à cause de la dernière extrémité de l'air qui contient quelqu'un qu'on dit
qu'il est dans l'air. Car si tout l'air était le lieu de quoi que ce soit, par
exemple, d'un homme, le lieu et ce qui s'y trouve ne se trouveraient pas égaux,
ce qui va contre la supposition introduite plus haut. Par contre, ce en quoi
une chose est en premier semble bien être l'extrême limite du corps qui la
contient, et par suite se trouve de la sorte, à savoir, égal.
#452. — Il présente ensuite la
quatrième (211a29). En premier, il la présente; en second (211a34), il la
prouve. Lorsque le contenant, dit-il donc en premier, n'est pas distinct du
contenu, mais est continu avec lui, on ne dit pas que ce dernier est en lui
comme en un lieu, mais comme une partie en son tout. Par exemple, si nous
disons qu'une partie de l'air est contenue par le tout de l'air. Avec ce qui
précède, il conclut donc qu'où il y a continu, il n'est pas loisible de prendre
une limite21 en acte, ce qu'il a dit, plus haut, être requis au lieu. Par
contre, lorsque le contenant est distinct, et contigu au contenu, alors, le
contenu est en un lieu, et se trouve dans la limite de ce qui le contient en
premier et par soi, contenant qui n'est pas une partie du contenu ni n'est plus
grand ni n'est plus petit en dimension, mais égal. Comment, par ailleurs, le
contenant et le contenu peuvent être égaux, il le montre par le fait que les
limites des choses contiguës22 l'une à l'autre existent ensemble; aussi faut-il
que ces limites soient égales.
#453. — Ensuite (211a34), il
prouve cette quatrième notion avec deux raisonnements. Le premier en est que le
contenu continu avec le contenant ne se meut pas dans le contenant, mais en
même temps que lui, comme une partie se meut en même temps que son tout. Par
contre, quand le contenu est séparé du con- 21Ultimum. 22Contingentium
se. Tout le contexte, où on distingue contigus et continus selon qu'il y a
ou non limites en acte, appelle à lire continguum sibi. 16 tenant, alors
il peut se mouvoir en lui, que le contenant se meuve ou non; en effet, on se
meut dans un navire, qu'il soit en repos ou en mouvement. Lorsque donc une
chose se meut en son lieu, il s'ensuit que le lieu soit un contenant séparé.
#454. — Il présente ensuite son
second raisonnement (211b1). Lorsque le contenu, dit-il, n'est pas séparé du
contenant, mais continu avec lui, alors on dit qu'il est en lui comme une
partie en son tout; par exemple, la vue est comme une partie formelle dans
l'œil, et la main comme une partie organique dans le corps. Comme, au
contraire, le contenu est séparé du contenant, on dit alors qu'il est en lui
comme dans un vase; par exemple, l'eau dans le tonneau et le vin dans l'outre.
Entre eux, voilà la différence: la main se meut avec le corps, mais non dans le
corps, tandis que l'eau se meut dans le tonneau. Comme donc on a dit plus haut
que d'être en un lieu est comme être en un vase, et non comme une partie en un
tout, il s'ensuit que le lieu soit comme un contenant séparé.
(211b5-212a30) 211b5 316. C'est
donc à partir de là que devient manifeste ce qu'est le lieu. Car le lieu est
nécessairement l'une de quatre choses: soit la forme, ou la matière, ou un
espace — celui qu'il y a entre les extrémités —, ou les extrémités — s'il n'y a
de tel espace sinon la grandeur du corps présent. 211b9 317. Or que cela est
impossible pour trois d'entre elles, c'est manifeste. 211b10 318. Cependant, du
fait qu'elle contient, la forme donne l'impression d'être le lieu; car les
extrémités de ce qui contient et de ce qui est contenu coïncident23. 211b12
319. De fait, les deux constituent des limites, mais non pour le même objet; la
forme en constitue pour la chose, tandis que le lieu en constitue pour le corps
qui contient. 211b14 320. Par ailleurs, souvent, alors que le contenant
demeure, le contenu change, et il en est distinct, comme l'eau qui s'écoule du
vase; pour cela, l'espace intermédiaire donne l'impression d'être quelque
chose, comme il est à part du corps déplacé. 211b18 321. Or, il n'en va pas
ainsi; au contraire, le premier corps venu prend sa place, entre ceux qui se
déplacent et sont par nature aptes à se toucher. D'ailleurs, si un espace était
de soi apte par nature à être et à subsister en lui-même, infinis seraient les
lieux. En effet, quand l'eau et l'air se remplacent, toutes les parties feront
dans le tout ce que fait toute l'eau dans le vase. 211b23 322. En même temps,
le lieu aussi se trouvera changé. Ainsi y aura-t-il, pour le lieu, un autre
lieu, et plusieurs lieux coïncideront. Mais le lieu de la partie, où elle se
meut, n'en est pas un autre, quand tout le vase se déplace. Elle garde le même;
car c'est dans le lieu où ils sont que changent de place l'air, l'eau, et les
parties de l'eau, mais ils n'aboutissent pas dans le lieu qui est une partie du
lieu qui est celui du ciel entier. 211b29 323. Par ailleurs, la matière aussi
donnerait l'impression d'être le lieu, si on regarde à quelque chose qui soit
en repos, et qui ne soit pas séparé mais continu. En effet, si une chose est
altérée, il y a quelque chose qui maintenant est blanc mais tout à l'heure
était noir, et maintenant dur mais tout à l'heure mou — c'est d'ailleurs pour
cela que nous disons que la matière est quelque chose —; on a l'impression
qu'il en va de même aussi du lieu, en raison d'une façon pareille de nous
l'imaginer. Sauf qu'en cas d'altération, on dit: ce qui était de l'air est
maintenant de l'eau, tandis que, dans le cas du lieu, on dit: où il y avait de
l'air, il y a maintenant de l'eau. 211b36 324. Mais la matière, comme on l'a
dit plus haut, n'est pas séparable de la chose ni ne la contient, tandis que le
lieu fait les deux. 212a2 325. Si donc le lieu n'est aucune des trois choses —
ni la forme, ni la matière, ni un espace qui serait toujours différent de celui
de la dimension de la chose —, nécessairement le lieu est ce qui reste des
quatre, à savoir, la limite du corps qui contient. Par corps contenu, je veux
dire celui qui est mobile par transport. 212a7 326. Concevoir le lieu donne
l'impression d'une question grande et difficile, parce qu'il donne apparence
d'être la matière et la forme, et parce que le déplacement du corps transporté se
produit dans 23 ÇDm
s`Ês–. 17 un contenant en repos. Le lieu paraît ainsi pouvoir être un
espace intermédiaire, distinct des grandeurs en mouvement. Ajoute à cela le
fait que l'air donne l'impression d'être incorporel; il s'ensuit que le lieu
paraît ne pas être seulement les limites du vase, mais ce qui se trouve entre
elles, en tant que vide. 212a14 327. Par ailleurs, comme le vase est un lieu
transportable, ainsi le lieu est un vase immobile. Par suite, quand ce qu'il y
a à l'intérieur d'un mobile se meut et change de place — un navire sur un
fleuve, par exemple —, on use de son contenant plus comme d'un vase que comme
d'un lieu. Le lieu, par contre, veut être immobile; aussi est-ce plutôt le
fleuve entier qui est le lieu, parce qu'il est immobile dans son entier. 212a20
328. Par suite, la limite immobile première du contenant, c'est cela le lieu.
212a21 329. De plus, le centre du ciel et l'extrémité — celle qui nous fait
face — du transport circulaire donnent à tous l'impression principalement
d'être proprement l'une le haut, l'autre le bas; c'est que l'un demeure
toujours, tandis que l'autre, l'extrémité de la sphère, demeure du fait
d'entretenir la même relation. Par suite, puisque le léger, c'est ce qui par
nature se transporte vers le haut, et le lourd ce qui se transporte vers le
bas, la limite du contenant qui fait face au centre est en bas, de même aussi
que le centre même, tandis que la limite qui fait face à l'extrémité est en
haut, de même aussi que l'extrémité. 212a28 330. Pour cette raison encore, le
lieu donne l'impression d'être une surface et, à la manière d'un vase, une
enveloppe. 212a29 331. En outre, le lieu coïncide avec la chose, car les
limites coïncident avec ce qu'elles limitent.
#455. — Auparavant, le Philosophe
a présenté les notions nécessaires à la recherche de la définition du lieu; il
effectue ici cette recherche de la définition du lieu. À ce propos, il
développe trois points: en premier, il cherche les particules de la définition;
en second (212a20), il conclut la définition; en troisième (212a21), il montre
qu'elle est bien donnée. Sur le premier point, il en développe deux autres: en
premier, il cherche le genre du lieu; en second (212a7), la différence
susceptible de compléter sa définition. Dans la recherche du genre du lieu,
maintenant, il use d'une division. Aussi, il développe trois points à ce
propos: en premier, il présente la division; en second (211b9), il en exclut
trois membres; en troisième (212a2), il conclut le quatrième.
#456. — Déjà avec ce qui précède,
dit-il donc en premier, ce qu'est le lieu peut être manifeste. Il semble bien,
en effet, d'après ce que l'on a coutume d'attribuer au lieu, que le lieu soit
l'une de quatre choses: c'est la matière, ou la forme, ou un espace entre les
extrémités du contenant, ou, s'il n'y a aucun espace entre les extrémités du
contenant, avec des dimensions distinctes de la grandeur du corps placé à
l'intérieur du corps qui contient, il faudra désigner une quatrième
possibilité, à savoir, que le lieu soit les extrémités du corps qui contient.
#457. — Ensuite (211b9), il
exclut trois membres de la division qui précède. En premier, il présente son
intention: il dit qu'il devient manifeste avec ce qui suit qu'il ne se peut pas
que le lieu soit l'une de ces trois choses; en second (211b10), il la poursuit,
d'abord en ce qui concerne la forme; en second (211b14), en ce qui concerne
l'espace; en troisième (211b29), en ce qui concerne la matière.
#458. — Sur le premier point, il
en développe deux autres: en premier, il présente pour quelle raison la forme
semble bien être le lieu: c'est que la forme contient, ce qui paraît être le
propre du lieu. Par ailleurs, les extrémités du contenant et du contenu
coïncident24, puisque le contenant et le contenu sont contigus entre eux; et ainsi
la limite du contenant25, qui est le lieu, ne semble pas distincte de la limite
du contenu26; et ainsi, semble-t-il bien, le lieu ne diffère pas de la forme.
24Sunt simul. 25Terminus continens. On attendrait terminus
continentis, comme on a, ensuite, terminus contenti. Voir note
suivante. 26A termino corporis contenti. 18
#459. — En second (211b12), il
montre que la forme n'est pas le lieu. De fait, le lieu et la forme se
ressemblent en ceci que l'un et l'autre sont une espèce de limite; mais ce
n'est pas pour le même et unique objet. Au contraire, la forme est la limite du
corps dont elle est la forme, tandis que le lieu n'est pas la limite du corps
dont il est le lieu, mais du corps qui le contient. Or, bien que les limites du
contenant et du contenu coïncident, elles ne sont cependant pas la même chose.
#460. — Ensuite (211b14), il
passe à l'espace: en premier, il présente pourquoi l'espace semble être le
lieu; en second (211b18), il montre que ce n'est pas le cas. Bien des fois,
dit-il donc en premier, un corps contenu par un lieu et distinct de lui passe
d'un lieu à un autre, et plusieurs corps se succèdent l'un l'autre dans le même
lieu, de manière que le contenant demeure immobile, comme lorsque l'eau sort
d'un vase. Pour cette raison, il semble bien que le lieu soit un espace
intermédiaire entre les extrémités d'un corps contenant, comme s'il se trouvait
là quelque chose d'autre que le corps qui se meut d'un lieu à l'autre. En
effet, s'il ne se trouvait pas là d'autre corps que celui-là, il s'ensuivrait
ou bien que le lieu ne soit pas autre chose que ce qui s'y trouve, ou bien que
ce qu'il y a d'intermédiaire entre les extrémités du contenant ne puisse être
le lieu. Or tout comme le lieu, nécessairement, est autre chose que le corps
qu'il contient, il semble bien aussi qu'il soit nécessairement autre chose que
le corps qui contient; car le lieu demeure immobile, tandis que le corps
contenant, et tout ce qui s'y trouve, peut changer. Par ailleurs, à part le
corps qui contient et celui qu'il contient, on ne peut rien concevoir là, sauf
des dimensions d'espace qui n'appartiennent à aucun corps. Ainsi donc, du fait
que le lieu est immobile, il semble qu'il soit cet espace.
#461. — Ensuite (211b18), il
montre, avec deux raisonnements, que l'espace n'est pas le lieu. Cela n'est pas
vrai, dit-il, quant au premier raisonnement, qu'il y ait là, entre les
extrémités du corps contenant, autre chose que le corps contenu qui passe d'un
lieu à l'autre. Au contraire, entre ces extrémités du corps contenant échoit un
corps, quel qu'il puisse être, du nombre toutefois des corps mobiles et aussi
du nombre de ceux qui sont aptes de nature à toucher le corps contenant. Si
alors il pouvait y avoir un espace contenant intermédiaire, en dehors des
dimensions du corps contenu, et qui demeurerait toujours au même lieu, il
s'ensuivrait cette absurdité qu'une infinité de lieux seraient ensemble. La
raison en est que, comme l'eau et l'air ont leurs propres dimensions, de même
aussi tout corps et toute partie de corps; toutes les parties font la même
chose dans leur tout que toute l'eau fait dans le vase. D'après la position,
donc, des partisans de l'espace, au moment où toute l'eau est dans le vase, il
y a là d'autres dimensions d'espace à part les dimensions de l'eau. Pourtant, toute
partie est contenue par le tout comme ce qui se trouve en un vase l'est par lui
— il n'y a pas d'autre différence que celle-là seulement: la partie n'est pas
distincte, tandis que ce qui se trouve en un lieu en est distinct. Si, donc, la
partie se trouve distincte en acte, il s'ensuivra qu'il y ait là d'autres
dimensions du tout contenant à part les dimensions de la partie. Or on ne peut
prétendre que la division ferait surgir là de nouvelles dimensions, car la
division n'entraîne pas de dimension, mais en divise une préexistante. Donc,
avant même de distinguer la partie du tout, il y avait d'autres dimensions
propres à la partie, à part les dimensions du tout qui pénètrent aussi la
partie. Autant donc il y a de parties à prendre par division dans un tout, de
manière à ce que l'une en contienne une autre, autant de dimensions seront là
distinctes entre elles, dont les unes pénétreront les autres. Or, dans un tout
continu, il y a lieu de prendre à l'infini des parties qui en contiennent
d'autres, pour la raison que le continu se divise à l'infini. Il reste donc
qu'il existe une infinité de dimensions qui se pénètrent l'une l'autre. Si donc
les dimensions du corps contenant qui pénètrent ce qui se trouve en un lieu
sont ce lieu, il s'ensuit qu'il existe une infinité de lieux ensemble, ce qui
est impossible.
#462. — Ensuite (211b23), il
présente son second raisonnement, qui va comme suit. Si les dimensions de
l'espace qui se trouve entre les extrémités du corps contenant sont le lieu, il
s'ensuit que le lieu se transforme; car il est manifeste que, lorsqu'un corps
est transformé, par exemple, une amphore, l'espace qu'il y a à l'intérieur des
extrémités de l'amphore se transforme aussi, puisqu'il n'est nulle part sauf où
est l'amphore. Par ailleurs, tout ce qui va à un lieu se trouve pénétré, quant
à leur position, par les dimensions de l'espace où il va. Il s'ensuit donc que
d'autres dimensions s'introduisent dans les dimensions de cet espace de
l'amphore; et ainsi il y aura pour le lieu un autre lieu, et beaucoup de lieux
se trouveront ensemble.
#463. — Cette absurdité donc se
produit parce qu'on soutient que diffèrent le lieu du corps contenu, par
exemple, l'eau, et du vase, par exemple, l'amphore. En effet, d'après leur
opinion, le lieu de l'eau est 19 l'espace qu'il y a entre les limites de
l'amphore, tandis que le lieu de toute l'amphore est l'espace qu'il y a entre
les extrémités du corps qui contient l'amphore. Pourtant, nous ne disons pas
que le lieu de la partie est différent, celui où se meut la partie, quand tout
le vase se transforme sous le même rapport — il appelle d'ailleurs ici partie
le corps contenu dans le vase, par exemple: l'eau contenue dans l'amphore
—, parce que, d'après Aristote, l'eau se meut par accident, quand le vase est
transporté, et ne change pas de lieu sauf en tant que l'amphore change de lieu.
Aussi, il ne faut pas que le lieu où il va soit par soi le lieu de la partie,
mais seulement en tant qu'il est le lieu de l'amphore. Par contre, d'après les
partisans de l'opinion de l'espace, il s'ensuit que ce lieu répond par soi à
l'eau, comme aussi à l'amphore; et qu'il répond aussi par soi à l'espace; et à
parler par soi, cet espace se meuvra et aura lieu, et non seulement par
accident. Bien que le corps contenant se meuve parfois, il ne s'ensuit
cependant pas, d'après l'opinion d'Aristote, que le lieu se meuve, ou qu'il y
ait un lieu pour le lieu. Il se peut, certes, en effet, qu'un corps contenant,
dans lequel il y a une chose contenue, se meuve, comme l'air ou l'eau ou des
parties de l'eau; par exemple, si le navire est dans le fleuve, les parties de
l'eau qui contiennent le navire se meuvent plus loin; pourtant, le lieu ne se
meut pas. C'est ce qu'il ajoute: «mais pas le lieu où ils aboutissent»,
c'est-à-dire: mais ce n'est pas ce en quoi des choses aboutissent comme en un
lieu, qui se meut. Et comment cela est vrai, il le montre par ce qu'il ajoute:
«qui est une partie du lieu qui est le lieu de tout le ciel». En effet, bien
que ce contenant se meuve pour autant qu'il est tel corps, cependant, pour
autant qu'il est regardé selon l'ordre qu'il a avec tout le corps du ciel, il
ne se meut pas: en effet, l'autre corps qui succède a le même ordre ou
situation, par comparaison à tout le ciel, qu'a eu le corps qui en est sorti
auparavant. C'est donc ce qu'il dit, que bien que l'eau ou l'air se meuve, le
lieu ne se meut pas cependant, dans la mesure où il est considéré comme une
partie du lieu de tout le ciel, ayant une situation déterminée dans l'univers.
#464. — Ensuite (211b29), il
poursuit avec la matière: en premier, il montre pourquoi la matière semble être
le lieu; en second (211b36), il montre qu'elle n'est pas le lieu. La matière,
dit-il donc en premier, semble être le lieu, si on regarde le changement des
corps qui se succèdent au même lieu, en un sujet qui est en repos quant au
lieu; et il est sans rapport avec cela que le lieu soit distinct, mais on porte
seulement attention à une transformation en quelque chose de continu. En effet,
un corps continu et en repos quant au lieu, quand il est altéré, tout en
demeurant un et le même numériquement, est tantôt blanc, tantôt noir, et tantôt
dur et auparavant mou. À cause de cette transformation des formes à propos du
sujet, nous disons que la matière est une chose qui reste une, quand se fait
une transformation quant à la forme. Et par pareille apparence il semble que le
lieu soit une chose, parce que se succèdent différents corps en lui qui reste
le même. D'ailleurs, nous usons de la même manière de parler dans l'un et
l'autre cas. En effet, pour désigner la matière ou le sujet, nous disons que
«ce qui maintenant est de l'eau, auparavant était de l'air»; pour désigner, par
ailleurs l'unité du lieu, nous disons qu'«où il y a maintenant de l'eau, il y
avait auparavant de l'air».
#465. — Ensuite (211b36), il
montre que la matière n'est pas le lieu, parce que, comme on l'a dit plus haut,
la matière n'est pas distincte de la chose dont elle est la matière, et ne la
contient pas. Or les deux caractéristiques appartiennent au lieu. Le lieu donc n'est
pas la matière.
#466. — Ensuite (212a2),
maintenant qu'on a retiré trois membres, il conclut le quatrième. Parce que le
lieu n'est pas l'une de trois choses, c'est-à-dire, ni la forme, ni la matière,
ni un espace qui serait autre chose que les dimensions de la chose qui s'y
trouve, il est nécessaire que le lieu soit celle qui reste, des quatre choses
nommées plus haut, à savoir, qu'il soit le terme du corps qui contient. Pour
que personne ne comprenne que le contenu, ce qui se trouve en un lieu, est un
espace intermédiaire, il ajoute que le corps contenu est dit ce qui est de
nature à se mouvoir selon le changement de lieu.
#467. — Ensuite (212a7), il
examine la différence du lieu, à savoir, qu'il est immobile. À ce propos, il
développe deux points: en premier, il montre que c'est de cette différence
regardée non comme il faut qu'a surgi une erreur à propos du lieu; en second
(212a14), il montre comment on doit entendre l'immobilité du lieu. 20 Cela
paraît une grande question, dit-il donc en premier, et difficile à comprendre,
— celle de ce qu'est le lieu — tant pour la raison qu'il a semblé à d'aucuns
que le lieu soit la matière ou la forme, qui commandent une réflexion très
élevée, comme on l'a dit plus haut (#440), que pour la raison que le changement
de ce qui se transporte selon le lieu se fait en une chose en repos qui le
contienne. Comme donc rien ne semble contenir et être immobile, sauf l'espace,
le lieu paraît pouvoir être un espace intermédiaire, qui soit autre chose que
les grandeurs qui se meuvent selon le lieu. Et cela aide beaucoup à la
crédulité de cette opinion que l'air paraît incorporel, puisque où il y a de
l'air, il semble qu'il n'y ait pas de corps, mais une espèce d'espace vide. Et
ainsi, le lieu semble ne pas être le terme du vase, mais une espèce d'espace
intermédiaire, en tant que vide.
#468. — Ensuite (212a14), il
montre comment on doit entendre l'immobilité du lieu, pour exclure l'opinion
qui précède. Le vase et le lieu, dit-il, paraissent différer en cela que le
vase se transporte tandis que le lieu non. Aussi, comme le vase peut se dire un
lieu transportable, de même le lieu peut se dire un vase immobile. Et c'est
pourquoi, lorsqu'une chose se meut en un corps qui se meut, comme le navire sur
le fleuve, on se sert de ce en quoi il se meut plus comme d'un vase que comme
d'un lieu qui contienne. C'est que le lieu veut être immobile; c'est-à-dire, il
est de l'aptitude et de la nature du lieu qu'il soit immobile; pour cette
raison on peut dire, plutôt, que c'est le fleuve tout entier le lieu du navire,
parce que le fleuve tout entier est immobile. Ainsi donc, le fleuve tout
entier, en tant qu'il est immobile, est un lieu commun. Comme, par ailleurs, le
lieu propre est une part du lieu commun, il faut prendre le lieu propre du
navire dans l'eau du fleuve, en tant qu'elle a une ordonnance au fleuve tout
entier, dans la mesure où celui-ci est immobile. Il est donc possible de
prendre le lieu du navire dans l'eau qui coule, non d'après cette eau qui
coule, mais d'après l'ordonnance ou la situation qu'elle a avec le fleuve tout
entier: cette ordonnance ou situation demeure la même dans l'eau qui se
succède. C'est pourquoi, bien que l'eau s'échappe matériellement, pour autant
cependant qu'elle a la nature d'un lieu, à savoir, à la regarder en pareille
ordonnance et situation avec le fleuve tout entier, elle ne change pas. C'est
par cela pareillement que nous devons comprendre comment les extrémités des
corps mobiles naturels sont le lieu, par rapport à tout le corps sphérique du
ciel, qui a fixité et immobilité à cause de l'immobilité du centre et des
pôles. Ainsi donc, cette partie de l'air qui contenait, ou cette partie de
l'eau qui coulait se mouvait en tant qu'elle est cette eau; cependant, selon
que cette eau a nature de lieu, à savoir, de situation et d'ordonnance au tout
sphérique du ciel, elle demeure toujours. C'est de cette façon aussi qu'on dit
que le même feu demeure quant à la forme, même s'il change quant à sa matière,
à mesure que le bois se consume et s'ajoute.
#469. — Avec cela cesse
l'objection possible contre notre affirmation que le lieu est le terme du
contenant: que, comme le contenant est mobile, le terme du contenant sera aussi
mobile; de sorte qu'une chose en repos aura plusieurs lieux. Cela pourtant ne
suit pas, parce que le terme du contenant n'est pas le lieu en tant qu'il est
cette surface de ce corps mobile, mais d'après son ordonnance ou sa situation
dans le tout immobile. Il appert de là que toute la nature du lieu dans tous
les contenants se tire du premier contenant et locateur, à savoir, le ciel.
#470. — Ensuite (212a20), il
conclut à partir de ce qui précède la définition du lieu, à savoir, que le lieu
est le terme immobile du contenant premier. Il dit premier, pour
désigner le lieu propre et exclure le lieu commun.
#471. — Ensuite (212a21), il
montre que la définition est bien donnée, par le fait que ce qui se dit du lieu
s'accorde avec cette définition. Il présente trois points. Le premier découle
de que le lieu est le contenant immobile: pour ce qui est «du milieu du ciel»,
c'est-à-dire du centre, «et de l'extrémité du changement de lieu circulaire»,
c'est-à-dire des corps qui se meuvent de manière circulaire — l'extrémité, je
veux dire «de notre côté», à savoir, la surface de la sphère de la lune —,
«l'un est manifestement le haut», à savoir, l'extrémité qu'on vient de nommer,
«tandis que l'autre est le bas», à savoir, le centre. Et c'est manifestement ce
qu'on peut dire de plus approprié entre toutes choses, car le centre de la
sphère est toujours stable. Par ailleurs, ce qui constitue la limite de notre
côté, pour les corps mus de manière circulaire, est tout de même stable, malgré
le mouvement circulaire, en tant que «cela garde une relation pareille»,
c'est-à-dire la même distance par rapport à nous. En outre, les corps naturels
se meuvent vers leurs lieux propres; aussi s'ensuit-il que les légers se
meuvent naturellement vers le haut et les lourds 21 vers le bas. C'est qu'on
appelle bas le centre même et la limite qui contient «du côté» du
centre; et pareillement, on appelle haut la limite même et ce qui est
«du côté de» la limite. Il use d'ailleurs de pareille façon de parler parce que
le lieu de la terre, qui est lourde absolument, est le centre, tandis que le
lieu de l'eau est «du côté du» centre; pareillement, le lieu du feu, qui est
léger absolument, est la limite, tandis que le lieu de l'air est «du côté de»
la limite. Il présente ensuite le second point (212a28). Parce que le lieu est
une limite, dit-il, le lieu semble pour cela être comme une surface, et comme
un vase contenant, mais non comme l'espace d'un vase contenant. Il présente
ensuite le troisième point (212a29). Parce que le lieu est une limite, dit-il,
il s'ensuit que le lieu coïncide avec ce qui s'y trouve; car le terme de ce qui
se trouve en un lieu et la limite de ce qui la contient, qui est le lieu,
coïncident. C'est que, pour les choses qui se touchent, les extrémités
coïncident. Sous ce rapport encore, on comprend que le lieu est égal à ce qui
s'y trouve, car ils sont égaux quant à leurs limites.
(212a31-212b22) 212a31 332. Le corps qui a
hors de lui un corps qui le contient est dans un lieu; celui qui n'en a pas ne
l'est pas. 212a32 333. Aussi, même si pareil corps devenait de l'eau, il en
irait de la sorte. En effet, ses parties se mouvront, car elles se contiennent
les unes les autres, mais son tout27, sous un rapport il se trouve qu'il se
mouvra, sous un autre, il se trouve que non. En tant que tout, en effet, il ne
change pas simultanément de lieu, mais il se mouvra en cercle, car c'est le
lieu des parties. Certaines d'entre elles ne se meuvent ni vers le haut, ni
vers le bas, mais en cercle, tandis que d'autres se meuvent vers le haut et le
bas, toutes celles qui comportent densité et rareté. 212b3 334. Comme on l'a dit,
des choses sont dans un lieu en puissance, d'autres en acte. Par suite, tant
que le corps homogène est continu, ses parties sont en puissance dans un lieu;
mais dès qu'elles se trouvent séparées et en contact, comme dans un tas, elles
le sont en acte 212b7 335. De plus, des choses sont par soi dans un lieu. Par
exemple, tout corps mobile par transport ou par augmentation est par soi
quelque part, mais le ciel, comme on l'a dit, n'est pas tout entier quelque
part ni dans un lieu, si du moins aucun corps ne le contient. Dans la mesure où
il se meut, toutefois, il y a un lieu pour ses parties, car une partie tient
l'autre. D'autres sont par accident dans un lieu, par exemple: l'âme et le
ciel, car toutes leurs parties sont dans quelque lieu. Dans le cercle, en
effet, elles se contiennent l'une l'autre. 212b13 336. Par conséquent, le haut
se meut seulement en cercle, mais le tout n'est pas quelque part. En effet, la
chose qui est quelque part est d'abord quelque chose par elle-même, et il faut
ensuite qu'il y ait autre chose en dehors d'elle, qui la contienne. Mais hors
du tout de l'Univers, il n'y a rien; c'est justement pour cette raison que tout
est dans le ciel, car le ciel est le tout, éventuellement28. Le lieu,
néanmoins, ce n'est pas le ciel, c'est l'extrémité du ciel qui touche le corps
mobile comme sa limite immobile. Par suite, la terre est dans l'eau, et
celle-ci dans l'air, et celui-ci dans l'éther, et l'éther dans le ciel, mais le
ciel n'est plus dans autre chose.
#472. — Auparavant, le Philosophe
a défini le lieu; il montre ici de quelle manière une chose est dans un lieu. À
ce propos, il développe deux points: en premier, il montre de quelle manière
une chose est dans un lieu, de manière absolue, et de quelle manière elle n'y
est pas; en second (212a32), il montre de quelle manière ce qui n'est pas dans
un lieu d'une manière absolue s'y trouve sous quelque rapport. 27S. c° oåm.
Moerbeke traduit étrangement omnis plutôt que totum. 28 ÑHruv. 22
#473. — Étant donné, conclut-il
donc en premier de ce qui précède, que le lieu est la limite du contenant, tout
corps auquel est adjacent un autre corps qui le contient de l'extérieur est
dans un lieu de manière absolue et par soi. Au contraire, le corps auquel aucun
autre corps n'est adjacent ni ne le contient de l'extérieur n'est pas dans un
lieu. Il n'y a cependant en ce monde qu'un seul pareil corps, à savoir, la
dernière sphère, quelle qu'elle soit. Il s'ensuit donc, avec ceci d'établi, que
la dernière sphère n'est pas dans un lieu.
#474. — Pourtant, cela semble
impossible, puisque la dernière sphère se meut dans un lieu; or rien ne se meut
dans un lieu qui ne soit dans un lieu. Cette difficulté ne touche pas les
partisans de l'espace. Car ils n'ont pas à affirmer qu'il soit nécessaire que
la dernière sphère, pour être dans un lieu, ait un corps qui la contienne;
d'après eux, plutôt, l'espace dont on comprend qu'il pénètre tout le monde et
toutes ses parties est le lieu du monde entier et de chacune de ses parties.
Cependant, cette position est impossible, parce qu'il faut dire ou bien que le
lieu n'est rien de distinct de ce qui s'y trouve, ou bien qu'il y a des
dimensions d'espace qui existent par soi, et qui pourtant s'introduisent dans
les dimensions des corps sensibles. Ce sont là des impossibilités.
#475. — C'est pourquoi Alexandre
a dit que la dernière sphère n'est d'aucune manière dans un lieu. Car il n'est
pas nécessaire que tout corps soit dans un lieu, puisque le lieu n'entre pas
dans la définition du corps. Pour cette raison, il a dit que la dernière sphère
ne se meut pas dans un lieu, ni quant à son tout, ni quant à ses parties.
Cependant, il faut mettre tout mouvement sous un genre du mouvement. C'est
pourquoi Avicenne, qui le suivait, a dit que le mouvement de la dernière sphère
n'est pas un mouvement dans un lieu, mais un mouvement dans une situation; cela
contrarie toutefois Aristote, qui dit, Physique, V, 2, que le mouvement
ne se produit que dans trois genres, à savoir, dans la quantité, la qualité et
le lieu. D'ailleurs, cela ne peut tenir, car il est impossible que le
mouvement, à parler par soi, se produise dans un genre où quelque chose
d'indivisible entre dans la définition des espèces. C'est pour cela, justement,
qu'il n'y a pas de mouvement dans la substance; il entre de fait de
l'indivisible dans la définition de chaque espèce de la substance, puisque les
espèces de la substance ne se qualifient pas en plus et en moins. Pour cette
raison, comme le mouvement comporte succession, la forme substantielle ne se
produit pas dans l'être par un mouvement, mais par une génération, laquelle est
le terme d'un mouvement. Il en va autrement, toutefois, de la blancheur et de
choses pareilles, qui se participent en plus et en moins. Par contre, dans la
définition de toute espèce de situation entre de l'indivisible. Aussi, si on
lui ajoute ou retranche quelque chose, on n'a plus la même espèce de situation.
Il est donc impossible qu'il y ait du mouvement dans le genre de la situation.
De toute façon, on reste avec la même difficulté. En effet, la situation, pour
autant qu'on renvoie à l'attribution de ce nom, implique l'ordre de parties
dans un tout29; néanmoins, dès que s'introduit une différence de quantité, la
situation n'impliquera rien d'autre que l'ordre de parties dans un lieu30. Tout
ce qui se meut quant à sa situation, donc, doit se mouvoir quant au lieu.
#476. — D'autres, par exemple,
Avempace, ont dit qu'on doit assigner autrement son lieu au corps qui se meut
de manière circulaire et au corps qui se meut d'un mouvement droit. En effet,
la ligne droite est imparfaite, comme elle admet addition; par suite, le corps
qui se meut d'un mouvement droit requiert un lieu qui le contienne de
l'extérieur. Par contre, la ligne circulaire est parfaite en elle-même, de
sorte que le corps qui se meut de manière circulaire ne requiert pas de lieu
qui le contienne de l'extérieur, mais un lieu autour duquel il tourne. C'est
pourquoi aussi on dit que le mouvement circulaire est un mouvement autour d'un
centre. Ainsi donc, ces auteurs disent que la surface convexe de la sphère
contenue est le lieu de la première sphère. Cependant, cela va contre les
suppositions communes introduites plus haut en rapport au lieu, à savoir, que
le lieu contient, et que le lieu est égal à ce qui s'y trouve. 29In loco. Il
semble y avoir inversion avec la phrase suivante. La situation se définit par
l'ordonnance des parties du tout: être assis ou debout n'est pas d'abord une
question de lieu, mais d'ordonnance, de disposition d'un individu. Cependant,
une différence dans la situation mutuelle des parties commandera que l'une ou
l'autre occupe un lieu différent. 30In toto. Voir note précédente. 23
#477. — C'est pourquoi Averroès a
dit que la dernière sphère est par accident dans un lieu. Pour en avoir
l'évidence, on doit tenir compte, pour tout ce qui tient sa stabilité31 d'autre
chose, qu'on dit qu'il est par accident dans un lieu, du fait que ce de quoi il
tient sa stabilité est dans un lieu. Cela est évident pour le clou fixé à un
navire et pour l'homme en repos sur un navire. Or il est manifeste que les
corps mus de manière circulaire tiennent leur stabilité de l'immobilité du
centre; aussi, on dit que la dernière sphère est par accident dans un lieu, en
tant que le centre autour duquel elle tourne est dans un lieu. Que toutefois
les autres sphères inférieures aient par soi un lieu en lequel elles soient
contenues, c'est par accident et cela n'appartient pas nécessairement au corps
mû de manière circulaire. À l'encontre de cela, on objecte cependant que si la
dernière sphère est par accident dans un lieu, il s'ensuit qu'elle se meuve par
accident dans un lieu, de sorte que le mouvement par accident soit antérieur au
mouvement par soi. À quoi on répondra toutefois qu'au mouvement circulaire
n'est pas requis que ce qui se meut par soi de manière circulaire soit par soi
dans un lieu, quoique ce soit requis pour le mouvement droit. Pourtant, cela
semble contrarier la définition d'Aristote, établie plus haut (#450), de ce qui
est par accident dans un lieu. En effet, il a dit que des choses sont ou se
meuvent par accident dans un lieu du fait que se meuve ce en quoi elles sont;
on ne dit pas qu'une chose soit par accident dans un lieu du fait qu'autre
chose qui lui est tout à fait extrinsèque soit dans un lieu. Comme, donc, le
centre est tout à fait extrinsèque à la dernière sphère, il paraît ridicule de
dire que la dernière sphère est par accident dans un lieu du fait que son
centre est dans un lieu.
#478. — C'est pourquoi j'approuve
plutôt la pensée de Thémistios, qui a dit que la dernière sphère est dans un
lieu par ses parties. Pour en avoir l'évidence, on doit tenir compte que, comme
Aristote l'a dit plus haut (#449), on ne chercherait pas de lieu si ce n'était
à cause du mouvement; celui-ci démontre le lieu du fait que des corps se
succèdent en un lieu unique. Aussi, même si le lieu n'appartient pas
nécessairement au corps, il appartient néanmoins nécessairement au corps qu'il
se meuve quant au lieu. Ainsi donc, à un corps mû quant au lieu, il est
nécessaire d'assigner un lieu, pour autant qu'en ce mouvement on considère la
succession de différents corps en un même lieu. Donc, dans les choses qui se
meuvent d'un mouvement droit, il est manifeste que deux corps se succèdent en
un lieu quant à leur tout, parce qu'un corps tout entier abandonne un lieu
entier et qu'un autre corps s'introduit dans le même lieu. Aussi, il est
nécessaire que le corps qui se meut d'un mouvement droit soit tout entier par
soi dans un lieu. Par contre, dans le mouvement circulaire, bien que le tout
aboutisse à des lieux qui diffèrent de définition, le tout ne change cependant
pas de lieu sous le rapport du sujet; en effet, son lieu reste toujours le même
quant à son sujet, mais change seulement de définition, comme on le dira au
sixième livre. Par contre, les parties changent de lieu non seulement quant à
sa définition, mais aussi quant à son sujet. On s'attend donc, dans un
mouvement circulaire, à une succession dans le même lieu non pas de corps
entiers, mais des parties du même corps. Au corps, donc, qui se meut de manière
circulaire, on ne devra pas nécessairement assigner de lieu quant à son tout,
mais quant à ses parties.
#479. — Il paraît aller à
l'encontre de cela, cependant, que les parties d'un corps continu ne sont pas
dans un lieu, ni ne se meuvent quant au lieu; or le tout se meut et le tout est
dans un lieu. Il est manifeste, par contre, que la dernière sphère est un corps
continu; ses parties, donc, ni ne sont dans un lieu, ni se meuvent quant au
lieu. Et ainsi, il ne paraît pas vrai qu'on doive assigner à la dernière sphère
un lieu en raison de ses parties. À cela, on doit répliquer que les parties du
tout continu, bien qu'elles ne soient pas en acte dans un lieu, le sont
cependant en puissance, en tant que le continu est divisible. En effet, la partie,
si elle est divisée, sera dans son tout comme dans un lieu; aussi, de cette
manière, les parties du continu se meuvent dans un lieu. Cela se laisse voir
surtout dans les continus humides, qui sont faciles de division, par exemple
dans l'eau, dont les parties se trouvent à se mouvoir à l'intérieur de l'eau
dans son tout. Ainsi donc, puisqu'une chose se dit d'un tout en raison de ses
parties, en tant que les parties de la dernière sphère sont en puissance dans
un lieu, la dernière sphère en son entier est par accident dans un lieu en
raison de ses parties. Et être de la sorte dans un lieu suffit au mouvement
circulaire. 31Fixionem. 24
#480. — Si toutefois on objecte
que ce qui est en acte est antérieur à ce qui est en puissance, et qu'ainsi il
paraisse absurde que le premier mouvement local appartienne à un corps qui est
dans un lieu par ses parties, lesquelles sont en puissance dans un lieu, on
doit répliquer qu'au contraire cela convient de manière optimale au premier
mouvement. En effet, il est nécessaire que d'une chose immobile on descende
graduellement à la diversité qu'il y a dans les mobiles. Or c'est une variation
plus petite, celle qui se produit quant à des parties qui sont en puissance
dans un lieu, que celle qui se produit quant à des touts qui sont en acte dans
un lieu. Aussi, le premier mouvement, qui est circulaire, comporte moins de
difformité, et garde plus d'uniformité, se trouvant plus proche des substances
immobiles. Il est d'ailleurs bien plus convenable de dire que la dernière sphère
est dans un lieu à cause de ses parties intrinsèques qu'à cause de son centre,
qui est tout à fait en dehors de son essence; et cela est plus consonant avec
l'opinion d'Aristote, comme il appert à qui regarde à ce qui suit, où le
Philosophe manifeste comment le ciel est dans un lieu (212a32).
#481. — À ce propos, il développe
deux points: en premier, en effet, il manifeste comment la dernière sphère est
dans un lieu; en second (212b13), il infère une conclusion de ce qui a été dit.
Sur le premier point, il en développe trois autres: en premier, il manifeste
que la dernière sphère est dans un lieu par ses parties; en second (212b3),
comment ses parties sont dans un lieu; en troisième (212b7), comment il
appartient à un tout d'être dans un lieu à partir de ses parties.
#482. — Il avait donc dit que ce
qui n'a rien qui le contienne de l'extérieur n'est pas par soi dans un lieu; il
en conclut que si un corps de la sorte, qui n'est pas contenu par un autre,
comme il en est de la dernière sphère, est de l'eau — en laquelle ce qu'on dit
se laisse mieux voir, à cause de la division facile de ses parties —, ses
parties se meuvront en tant qu'elles se contiennent les unes les autres et se
trouvent ainsi d'une certaine manière à être dans un lieu. Pourtant, toute l'eau
se meuvra d'une certaine manière, mais pas d'une autre manière. Car elle ne se
meuvra pas de manière que toute à la fois elle change de lieu, comme
transportée à un autre lieu différent quant au sujet; cependant, elle se meuvra
de manière circulaire, mouvement qui requiert un lieu pour ses parties et non
pour son tout. Elle ne se meuvra pas en haut et en bas, mais de manière
circulaire. Par contre, d'autres choses se meuvront en haut et en bas,
changeant de lieu quant à leur tout, à savoir, les corps rares et denses, ou
lourds et légers.
#483. — Ensuite (212b3), il
montre comment les parties de la dernière sphère sont dans un lieu. Comme on
l'a dit plus haut (#479), dit-il, des choses sont en acte dans un lieu,
d'autres le sont en puissance. Aussi, quand une chose est un continu fait de
parties pareilles, ses parties sont en puissance dans un lieu, comme c'est le
cas pour la dernière sphère; mais quand ses parties se trouvent séparées, et
seulement contiguës, comme il arrive dans un tas de pierres, alors ces parties
sont en acte dans un lieu.
#484. — Ensuite (212b7), il
montre comment, de cela, il s'ensuit que la sphère toute entière est dans un
lieu. Des choses sont par soi dans un lieu, dit-il; par exemple: tout corps qui
se meut par soi dans un lieu, que ce soit quant à un changement de lieu ou
quant à une augmentation, comme on l'a dit plus haut (#450). Le ciel, par
contre, c'est-à-dire, la dernière sphère, ne se trouve pas de cette manière
dans un lieu, comme on l'a dit (#481), puisque aucun corps ne la contient.
Cependant, en autant qu'il se meut de manière circulaire, ses parties se
succédant les unes aux autres, il faut à ses parties un lieu en puissance,
comme on l'a dit (#483), à savoir, dans la mesure où l'une de ses parties se
rapporte, c'est-à-dire fait suite, à une autre. D'autres choses, par ailleurs,
sont par accident dans un lieu, comme l'âme et toutes les formes. C'est de
cette façon aussi que le ciel, c'est-à-dire la dernière sphère, est dans un
lieu, pour autant que toutes ses parties sont dans un lieu, du fait que chacune
de ses parties se trouve contenue sous une autre en regard de leur circulation.
En effet, dans un corps non circulaire, la dernière partie reste non contenue
et contient seulement; mais dans un corps circulaire, toute partie à la fois
contient et est contenue, mais en puissance. Aussi, en raison de toutes ses
parties, le corps circulaire est dans un lieu. C'est cela qu'il entend avec
être par accident, à savoir, par ses parties, comme plus haut (#450), quand il
a dit que les parties du corps se meuvent par accident dans un lieu.
#485. — Ensuite (212b13), il
infère une conclusion de ce qui précède. Le corps qui se meut de manière
circulaire, avait-il dit en effet, n'a pas besoin d'être dans un lieu quant à
son tout, mais seulement par accident, en raison de ses parties; aussi
conclut-il que le corps suprême se meut seulement de manière 25 circulaire,
pour la raison que le tout même n'est pas quelque part. En effet, ce qui est
quelque part est luimême quelque chose et a autre chose en dehors de lui par
quoi il est contenu; or en dehors du tout, il n'y a rien. À cause de cela, on
dit de toutes choses qu'elles sont dans le ciel comme dans leur ultime
contenant, parce que c'est le ciel, éventuellement, qui contient le tout. Il dit
par ailleurs éventuellement, parce qu'il n'a pas encore été prouvé qu'il
n'y a rien en dehors du ciel. Cependant, on ne doit pas l'entendre de façon que
le corps même du ciel soit un lieu. Le lieu sera plutôt une espèce de surface
ultime à lui, de notre côté; et il est comme la limite qui touche les corps
mobiles qui sont en lui. C'est pour cette raison que nous disons que la terre
est dans l'eau, qui est dans l'air, qui est dans l'éther, c'est-à-dire dans le
feu, qui est dans le ciel, qui n'est pas plus loin en autre chose.
#486. — Cependant, d'après
l'intention d'Averroès, on doit expliquer autrement le texte. Car d'après lui,
l'exemple de l'eau introduit en premier ne doit pas renvoyer à la dernière
sphère, mais à tout l'univers. Celui-ci, bien sûr, se meut en tant que ses
parties se meuvent, certaines certes de manière circulaire, comme les corps
célestes, mais d'autres d'un mouvement vers le haut ou le bas, comme les corps
inférieurs. Ensuite, ce qu'il introduit par après, que des choses sont en acte
dans un lieu, d'autres en puissance, ne doit pas renvoyer à ce qu'on a dit
avant, mais il faut le prendre comme dit pour soi. En effet, il avait dit que
des choses sont dans un lieu quant à leurs parties, d'autres quant à leur tout;
aussi ajoute-t-il par conséquent que des choses sont en acte dans un lieu,
d'autres en puissance; et par la suite, que des choses sont par soi dans un
lieu, d'autres par accident. Là, on doit noter que le ciel se prend ici en
lui-même de deux manières. Car en premier, le ciel se prend pour l'ensemble des
corps, et surtout des corps célestes; en second, pour la dernière sphère. Il
dit donc que sont par soi dans un lieu les choses qui se meuvent quant au lieu,
que ce soit quant à leur tout ou quant à leurs parties, comme le ciel, c'est-à-dire
l'univers; mais sont par accident dans un lieu, comme l'âme ou le ciel,
c'est-à-dire la dernière sphère. C'est qu'il faut dire que toutes les parties
de l'univers sont d'une certaine manière dans un lieu, mais la dernière sphère
ne l'est que par accident, tandis que les autres corps le sont par soi, en tant
qu'ils sont contenus par un corps extérieur. Et il manifeste cela jusqu'à la
fin.
(212b22-213a11) 212b22 337. Il
est manifeste, avec cela, que toutes les difficultés se résolvent, si c'est
ainsi qu'on définit le lieu. En effet, il n'est plus nécessaire ni que le lieu
augmente en même temps, ni qu'il y ait un lieu pour le point, ni que deux corps
soient dans le même lieu, ni qu'il y ait un espace corporel. Il y aura un
corps, en effet, entre les extrémités du lieu, mais non l'espace d'un corps. De
plus, le lieu est bien aussi quelque part, non comme dans un lieu, toutefois,
mais comme la limite dans ce qu'elle limite. En effet, ce n'est pas tout être
qui est dans un lieu, mais seulement le corps mobile. 212b29 338. Enfin, chaque
corps se porte avec raison dans son lieu propre; car le corps qui se trouve
consécutif et en contact sans violence est de même genre32. De plus, les choses
fondues ensemble sont impassibles, tandis que celles qui se touchent sont
passives et actives l'une en regard de l'autre. 212b33 339. Assurément, en
outre, chaque chose demeure par nature dans son lieu propre, et cela sans
déraison. En effet, à la regarder comme partie, cette chose est dans son lieu
total comme une partie distincte se rapporte à son tout33; par exemple, lorsque
une partie d'eau ou d'air bouge, c'est ainsi que l'air 32Rtffdm†v.
Moerbeke traduit proximum. 33J` fãq s. l†qnv sÔcd £m ýk¬ s– sÔo¬ «v ch`hqds.m l†qnv oq.v ýknm £rsŸm.
La grammaire de cette phrase est laborieuse à interpréter. On perçoit assez
facilement qu'il s'agit pour Aristote de mettre en rapport la relation de
localisé à lieu avec celle de partie distincte à tout; mais l'étonnant est
l'absence apparente de mention du localisé, dont la place a l'air occupée par
une allusion à la partie, de sorte qu'on serait tenté de traduire, absurdement,
comme si Aristote mettait en rapport une relation de partie à lieu avec une
relation de partie à tout. V.g. Carteron: «Cette partie est dans le lieu comme
une partie divisée relativement au tout.» Aussi me semble-t-il qu'on doive
interpréter sÔcd comme
cette mention du localisé, en comprenant sa fonction grammaticale comme de
renvoi à ¶j`rsnm,
qui, dans la proposition précédente, désigne tout ce qui occupe naturellement
un lieu. Quant à s.
l†qnv, il me paraît indiquer que justement on va considérer ce localisé
quelconque comme la partie qu'il est du tout formé de lui-même et du lieu pris
26 se rapporte à l'eau: celle-ci est comme une matière, et l'autre comme sa
forme; l'eau est la matière de l'air, et l'air est comme un acte pour elle; car
l'eau est de l'air en puissance, et l'air est, mais d'une autre façon, de l'eau
en puissance. On devra d'ailleurs établir cela plus tard; néanmoins, on doit
déjà en parler dans l'occasion présente, mais ce qu'on en dit maintenant sans
clarté sera plus clair alors. Si donc la matière et la finalisation, c'est la
même chose — l'eau est les deux, en effet, mais l'une en puissance, l'autre
comme finalisation —, il en ira d'une certaine manière comme d'une partie en
rapport à son tout. Aussi y a-t-il alors contact entre elles, tandis qu'il y
aura nature commune34, quand la génération fera des deux une chose unique.
Voilà donc dit, du lieu, et qu'il est, et ce qu'il est.
#487. — Maintenant que le
Philosophe a montré ce qu'est le lieu, il résout, sur la base de la définition
donnée, les difficultés soulevées plus haut sur le lieu. Plus haut, on avait
présenté six raisonnements pour montrer qu'il n'y a pas de lieu. Il en laisse
deux de côté, à savoir, celui dans lequel on cherchait si le lieu était un
élément ou fait des éléments (#418), et aussi celui dans lequel on montrait que
le lieu ne se réduit à aucun genre de cause (#419). C'est que personne, parmi
les partisans du lieu, ne soutient qu'il soit un élément ou une cause des
choses. Aussi fait-il seulement mention des quatre qui restent.
#488. — L'un (#421) en était que,
puisque dans tout lieu il se trouve un corps et que tout corps se trouve dans
un lieu, il semblait s'ensuivre qu'avec l'augmentation du corps le lieu
augmentait. Mais cela s'ensuit si on suppose que le lieu est un espace
coextensif aux dimensions du corps, de sorte qu'on comprenne que cet espace
grandit quand le corps grandit. Mais cela ne va pas nécessairement, d'après la
définition donnée du lieu, comme quoi il est la limite du contenant.
#489. — Un autre raisonnement
(#417) était que, si le lieu du corps est autre chose que le corps, même le
lieu du point sera autre chose que le point; la raison pour laquelle il ne
semblait pas possible que le lieu soit autre chose que le corps était que le
lieu du point n'est pas autre chose que le point. Mais ce raisonnement
fonctionne aussi d'après l'imagination de ceux qui pensaient que le lieu est un
espace égal aux dimensions du corps; d'où il fallait qu'à chacune des
dimensions du corps réponde une dimension de l'espace, et pareillement pour
chaque point du corps. Mais on n'a pas besoin d'admettre cela, si on soutient
que le lieu est la limite du contenant.
#490. — Un autre raisonnement
(#416) était que si le lieu est quelque chose, il faut qu'il soit un corps,
puisqu'il a trois dimensions; de sorte qu'il s'ensuivra que deux corps soient
dans le même lieu. Pourtant, d'après ceux qui soutiennent que le lieu est la
limite du corps qui contient, il n'y a pas besoin d'admettre ni que deux corps
soient dans le même lieu, ni qu'il y ait un espace corporel intermédiaire entre
les extrémités du corps qui contient, mais qu'il y ait là un corps.
#491. — Un autre raisonnement
encore (#420) était que si tout ce qui est est dans un lieu, il s'ensuivra que
même le lieu soit dans un lieu. Mais ce raisonnement se résout facilement, si
l'on suppose que le lieu soit la limite du contenant. D'après cela, en effet,
il est manifeste que le lieu est en quelque chose, à savoir, dans le corps qui
contient; il n'y est pas comme dans un lieu, cependant, mais comme sa limite
dans la chose finie, comme le point dans la ligne et la surface dans le corps.
En effet, il n'est pas nécessaire que tout ce qui est soit en autre chose comme
dans un lieu; cela est nécessairement le cas seulement du corps mobile; c'est
le mouvement, en effet, qui a conduit à distinguer entre le lieu et ce qui s'y
trouve. ensemble: le localisé et le lieu forment comme les deux parties
distinctes d'un tout qu'Aristote semble appeler le lieu total (ýknv Û sÔonv).
34R‰letrhv,
nature unique, homogénéité, fusion. L'eau, en tant qu'en puissance de l'air,
est comme une partie séparée du tout de l'air; mais quand elle devient de l'air
en acte, il n'y a plus qu'une seule nature, celle de l'air, où on ne peut plus
distinguer l'eau comme quelque chose de différent. Il en va de même de la chose
dans son lieu naturel: elle est aussi à l'aise et aussi difficile à séparer que
la matière dans sa forme. 27
#492. — Ensuite (212b29), il
donne, sur la base de la définition donnée, la raison des propriétés du lieu.
En premier, quant à ce que le corps se porte naturellement vers son lieu
propre; en second (212b33), quant à ce qu'il repose naturellement en son lieu.
Si l'on soutient, dit-il donc en premier, que le lieu est la limite du
contenant, on peut donner rationnellement la cause pour laquelle chaque corps
se porte vers son propre lieu. C'est que le corps qui le contient, à la suite
duquel se présente le corps qu'il contient et qui s'y trouve, et qu'il touche
en des limites qui coïncident, en autant que ce n'est pas par violence, lui est
proche de nature. On s'attend, en effet, à ce que l'ordonnance de leur
situation, pour les parties de l'univers, suive l'ordre de la nature. En effet,
le corps céleste, qui est le plus haut, est le plus noble; c'est le feu qui
vient après lui, parmi les autres corps, sous le rapport de la noblesse; et
ainsi de suite jusqu'à la terre. Aussi, il est manifeste que le corps inférieur
dont la situation fait suite à un corps supérieur lui est prochain dans l'ordre
de la nature. Il ajoute: pas par violence, pour montrer qu'il s'agit
d'ordonnance naturelle de situation, à quoi répond l'ordre des natures, et pour
exclure une ordonnance violente de situation, comme lorsque, parfois, un corps
terrestre se trouve par violence par-dessus l'air ou l'eau. De la sorte, deux
corps qui se suivent dans l'ordonnance naturelle de leur situation, et qui,
dans l'ordre même des natures, sont aptes de nature à être ensemble sont
impassibles35. C'est-à-dire, quand ils se continuent l'un l'autre et font un, à
quoi ils ont aptitude à cause de leur proximité de nature, ils sont
impassibles. Mais quand ce sont des corps distincts qui se touchent, à cause de
la contrariété de leurs qualités actives et passives, ils agissent l'un sur
l'autre et sont affectés l'un par l'autre. Ainsi donc, la proximité de nature
qu'il y a entre les corps contenant et contenu est la cause pour laquelle un
corps se meut naturellement vers son lieu. Parce que la gradation des lieux
naturels répond nécessairement à la gradation des natures, comme on a dit. Mais
on ne peut donner cette raison si on soutient que le lieu est un espace, car
dans les dimensions séparées de l'espace on ne peut regarder aucun ordre de
nature.
#493. — Ensuite (212b33), il
assigne la cause pour laquelle les corps reposent naturellement en leurs lieux.
Cela arrive raisonnablement, dit-il, si nous soutenons que le lieu est la
limite du corps qui contient. En effet, sur cette base, le corps qui se trouve
dans un lieu se rapporte au corps qui le contient comme une partie à son tout,
quoique distincte de lui. Cela apparaît plus manifestement dans les corps qui
sont de division facile, comme l'air ou l'eau. Car leurs parties trouvent à se
déplacer dans leur tout à la manière dont ce qui se trouve dans un lieu trouve
à se déplacer dans son lieu. En outre, cela n'est pas vrai seulement quant à ce
qu'une chose en contienne une autre, mais aussi quant à la propriété de leur
nature. En effet, l'air se rapporte à l'eau comme à son tout, parce que l'eau
est comme une matière, tandis que l'air est comme une forme; de fait, l'eau est
comme la matière de l'air, et l'air est comme la forme de l'eau. Cela se voit au
fait qu'absolument l'eau est en puissance de l'air. Il reste vrai, toutefois,
que même l'air est d'une autre façon en puissance de l'eau, comme on l'établira
plus tard, De la Génération, I, 5. Pour le moment présent, néanmoins, il
faut l'admettre pour la preuve du propos. Ici, certes, ce n'est pas manifesté
avec certitude, mais au livre De la Génération, on l'établira avec plus
de certitude. Là, en effet, on dira que, lorsqu'à partir d'eau se produit de
l'air, c'est une corruption sous un certain rapport, mais une génération,
absolument, pour la raison que c'est la forme plus parfaite qui se trouve
introduite, et la plus imparfaite évacuée. Quand, à l'inverse, à partir d'air
se produit de l'eau, il y a corruption, absolument, mais génération sous
quelque rapport, parce que c'est la forme plus parfaite qui se trouve évacuée
et la plus imparfaite introduite. Ainsi donc, absolument, l'eau est en
puissance de l'air, comme l'imparfait du parfait, tandis que l'air est en
puissance de l'eau, comme le parfait de l'imparfait. Aussi, l'air a rapport de
forme, et de tout, ce qui a rapport de forme, tandis que l'eau a rapport de
matière, et de partie, ce qui concerne le rapport de matière. Ainsi donc, la
même chose est à la fois matière et acte — l'eau, par exemple, contient en soi
l'une et l'autre. Cependant, c'est l'une, à savoir, l'eau, qui est en
puissance, à proprement parler, parce qu'imparfaite, et l'autre, à savoir
l'air, qui est en acte, comme parfait. En conséquence, l'eau se rapportera à
l'air d'une certaine façon comme une partie à son tout. C'est pourquoi le
contact leur convient, à eux, à savoir, à l'air et à l'eau, quand ce sont deux
choses distinctes; mais quand de l'une et de l'autre résulte une chose unique,
l'une passant dans la nature de l'autre, on se trouve alors avec une
copulation, c'est-à-dire une continuation. De la façon, donc, dont une
35C'est-à-dire ne subissent aucune altération l'un de l'autre. 28 partie repose
naturellement dans son tout, un corps repose naturellement de même aussi dans
son lieu naturel. On doit tenir compte, cependant, que le Philosophe parle ici
des corps en regard de leurs formes substantielles, qu'elles tiennent de
l'influence du corps céleste, qui est le premier lieu, et qui confère la vertu
locative à tous les autres corps; par contre, en regard des qualités actives et
passives, on trouve de la contrariété entre les éléments, et l'un est corruptif
de l'autre. Finalement, il conclut sous forme d'épilogue que l'on a dit du lieu
et qu'il est et ce qu'il est.
(213a12-b29) 213a12 340. De la même
manière que pour le lieu, on doit assumer qu'il appartient au naturaliste de
regarder, pour le vide aussi, s'il en existe ou non, et comment il en existe,
et ce qu'il est. En effet, avec les opinions qu'on tient, il en va pareillement
pour refuser ou admettre l'un comme l'autre: car c'est comme un lieu et une
enveloppe que présentent le vide ceux qui l'affirment; et celui-ci semble bien
être du plein quand il contient la masse dont il est susceptible, mais du vide
quand il en est privé, de sorte que c'est la même chose que le vide, le plein
et le lieu, sauf que ce que c'est d'être, pour chacun36, ne serait pas la même
chose. 213a19 341. Il faut maintenant commencer notre examen en recueillant ce
que disent ceux qui affirment qu'il y a du vide, puis ce que disent à l'opposé
ceux qui le nient, et en troisième les opinions courantes à ce propos. 213a22
342. Les premiers, de fait, en s'efforçant de montrer qu'il n'en existe pas, ne
s'attaquent pas proprement à ce que les gens veulent dire par vide, mais
s'expriment fautivement, comme Anaxagore et ceux qui élaborent leur réfutation
comme suit: ils montrent que l'air est quelque chose, en tordant des outres
pour montrer combien l'air résiste et l'enfermer dans des clepsydres. Mais ce
que les gens veulent dire, c'est que le vide est un espace où ne se trouve
aucun corps sensible. Comme ils pensent que tout ce qui est est un corps,
l'espace, disent-ils, où il n'y en a absolument aucun, c'est le vide; voilà
pourquoi celui qui est plein d'air est vide. Ce qu'il faut montrer, donc, ce
n'est pas que l'air est quelque chose, mais qu'il n'existe pas d'espace
différent des corps — susceptible d'existence séparée ou existant en acte — qui
séparerait le tout corporel de façon qu'il ne soit pas continu, comme le disent
Leucippe, Démocrite et beaucoup d'autres physiologues, et qu'il n'en existe pas
non plus à l'extérieur du tout corporel s'il est continu. Ceux-là certes ne
parviennent pas au seuil du problème. 213b3 343. Par contre, ceux qui affirment
qu'il existe du vide y parviennent davantage. Ils disent d'abord qu'autrement
le mouvement local, c'est-à-dire le transport et l'augmentation, n'existerait
pas. En effet, semble-t-il, il n'y a pas de mouvement s'il n'y a pas de vide,
car il est impossible que le plein reçoive rien. S'il reçoit quelque chose, en
effet, et si deux corps se trouvent ainsi dans le même lieu, il sera possible
que n'importe quel nombre de corps soient ensemble, car on ne peut dire pour
quelle raison cela ne se produirait pas. Et si cela est possible, même le plus
petit recevra le plus grand, car plusieurs petits font un grand. Autre
conséquence: si plusieurs corps égaux peuvent coïncider dans le même lieu, de
même encore plusieurs inégaux. 213b12 344. Mélissos, de fait, montre à partir
de là que le tout est immobile; car s'il se meut, il y aura nécessairement du
vide, dit-il, et le vide ne compte pas parmi les êtres. Voilà donc une première
manière dont on montre qu'il existe du vide. 213b15 345. En voici une autre: il
y a des choses qui paraissent se resserrer et se tasser; c'est ainsi, diton,
que les tonneaux reçoivent le vin avec les outres, comme si le corps condensé
se resserrait dans les vides qui sont en lui. 213b18 346. En outre,
l'augmentation aussi donne à tous l'impression de se produire grâce au vide, du
fait que la nourriture est un corps et qu'il est impossible que deux corps se
trouvent ensemble. 213b21 347. On en fait témoin aussi ce qui en est de la
cendre, qui reçoit autant d'eau que si le vase était vide. 36S. cÇ d‚m`h `Ásn¤v.
Une expression stéréotypée, chez Platon et Aristote, pour désigner l'essence
par laquelle une chose se définit. 29 213b22 348. Les Pythagoriciens aussi
affirmaient le vide: il s'introduirait du souffle infini par l'action du ciel
lui-même; celui-ci inspirerait le vide qui définit les natures, comme si le
vide assurait la séparation et la définition des choses d'abord en continuité.
Et cela se produirait d'abord dans les nombres, car le vide qui définit leurs
natures. Voilà donc à partir de quoi les uns affirment et les autres nient
qu'il existe du vide; ils procèdent à peu près de cette manière et suivant
cette diversité.
#494. — Maintenant qu'il a traité
du lieu, le Philosophe traite du vide. À ce propos, il développe deux points:
en premier, il manifeste son intention; en second (213a22), il exécute son
propos. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il
montre qu'il appartient au philosophe de la nature de traiter du vide; en
second (213a19), il montre suivant quel ordre on doit traiter du vide. De même,
dit-il donc en premier, qu'il appartient au philosophe de la nature de traiter,
à propos du lieu, s'il existe et ce qu'il est, de même en va-t-il aussi à
propos du vide. C'est que c'est pour des raisons semblables que d'aucuns ont
cru ou nié qu'il y ait lieu et vide. En effet, ceux qui disent qu'il y a du
vide le présentent comme une espèce de lieu et d'enveloppe37. Cette enveloppe,
ce lieu est plein, certes, quand il contient la masse d'un corps, mais quand il
ne la contient pas, on dit qu'il est vide. De sorte que, pour leur sujet, c'est
la même chose lieu et vide et plein, et qu'ils ne diffèrent que pour leur
notion.
#495. — Ensuite (213a19), il
montre suivant quel ordre on doit traiter du vide. Il faut commencer, dit-il,
en présentant les raisonnements de ceux qui soutiennent qu'il existe du vide;
et présenter ensuite ceux de ceux qui soutiennent qu'il n'existe pas de vide;
puis enfin les opinions communes sur le vide, concernant ce qui appartient à la
notion de vide.
#496. — Ensuite (213a22), il
exécute ce qu'il a annoncé. En premier, il présente ce qui est nécessaire pour
chercher la vérité sur le vide; en second (214b12), il commence à chercher la
vérité. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il
présente les raisonnements de ceux qui affirment et nient qu'il y a du vide; en
second (213b30), il présente l'opinion commune sur le vide, en montrant ce qui
relève de la notion de vide. En premier, il développe deux points: en premier,
il présente le raisonnement de ceux qui nient qu'il y ait du vide; en second
(213b3), les raisonnements de ceux qui affirment qu'il y en a.
#497. — Quelques-uns parmi les
anciens philosophes, dit-il donc en premier, en voulant montrer qu'il n'existe
pas de vide, étaient fautifs en ce que, dans leurs arguments, ils n'attaquaient
pas la notion de vide de ceux qui soutiennent qu'il en existe. En effet, ils ne
montraient pas qu'il n'existe pas de vide, mais ils élaboraient leurs
raisonnements de manière à montrer que ce qui est plein d'air n'est pas vide,
comme il appert d'Anaxagore et d'autres qui argumentent de pareille façon: de
la sorte, comme le vide est ce en quoi il n'y a rien, il s'ensuit que ce qui
est plein d'air n'est pas vide. Que par ailleurs l'air soit quelque chose, ils
le démontraient en s'attaquant à leurs adversaires avec des outres: celles-ci,
quand elles sont gonflées, peuvent supporter un poids, ce qui n'aurait pas
lieu, si l'air n'était pas quelque chose. Ils démontraient ainsi que l'air a de
la force. Ils le faisaient aussi en mettant de l'air dans des clepsydres,
c'est-à-dire dans des vases, en en rejetant l'eau: avec l'attraction de l'air
en eux, on attire de l'eau, ou même on empêche l'introduction d'eau tant que
l'air ne sort pas. Il appert donc qu'ils ne s'attaquent pas à la position, car
tous ceux qui soutiennent qu'il y a du vide veulent qu'il y ait un espace vide
dans lequel ne se trouve aucun corps sensible. La raison en est qu'ils pensent
que tout ce qui est est corps sensible, et ainsi où il ne se trouve pas de
corps sensible, ils croient qu'il n'y a rien. Aussi, comme l'air est un corps
peu sensible, ils pensent qu'où il n'y a que de l'air, il y a du vide.
#498. — Donc, pour détruire leur
position, il ne suffit pas de montrer que l'air est quelque chose; il faut
encore montrer qu'il n'existe pas d'espace sans corps sensible. Par ailleurs,
c'est de deux manières 37Ut quemdam locum et quoddam vas. 30 que
d'aucuns soutenaient qu'il existe du vide. De la première manière, comme séparé
des corps38, comme si on disait que l'espace qui se trouve entre les extrémités
d'une maison est vide; de l'autre manière, comme existant en acte entre les
corps, et distinguant les corps entre eux de façon qu'ils ne soient pas
continus, comme l'ont dit Démocrite et Leucippe et beaucoup d'autres
philosophes de la nature. Ils s'imaginaient en effet que si tout l'être était
continu, toutes choses n'en seraient qu'une; car on n'aurait pas de quoi
séparer les corps ici plutôt que là. C'est pourquoi ils soutenaient qu'entre
tous les corps distincts il intervient un espace vide où il n'y ait aucun être.
Comme Démocrite soutenait que les corps sont composés de beaucoup de corps
indivisibles, il soutenait qu'entre ces corps indivisibles il y a des vides,
qu'il appelait des pores; aussi prétendait-il que tous les corps sont composés
de plein et de vide. Ou bien, si même tout le corps du monde est continu, et
qu'il n'y ait pas entre les parties de l'univers quelque vide, ils soutenaient
néanmoins qu'il y a du vide en dehors du monde entier. Il est donc manifeste
que les philosophes mentionnés, en voulant détruire le vide, n'élaboraient pas
leur raisonnement en relation à la question que pose la position des autres.
Ils auraient dû, en effet, montrer qu'il n'existe du vide d'aucune de ces
manières.
#499. — Ensuite (213b3), il
présente les raisonnements de ceux qui soutiennent qu'il existe du vide. Et en
premier de ceux qui ont parlé du vide de manière naturelle; en second (213b22),
de ceux qui en ont parlé d'une manière non naturelle. Sur le premier point, il
en développe deux autres: en premier, il présente le raisonnement de ceux qui
soutenaient que le vide est un espace séparé des corps; en second (213b15),
celui de ceux qui soutenaient du vide dans les corps. Sur le premier point, il
en développe deux autres: en premier, il présente le raisonnement de ceux qui
soutiennent qu'il existe du vide; en second (213b12), il présente comment
Mélissos se servait en sens inverse de ce raisonnement.
#500. — Ceux qui affirmaient
qu'il existe du vide, dit-il donc en premier, élaboraient leurs raisonnements
davantage en rapport au propos. L'un en était que le mouvement local,
c'est-à-dire le changement de lieu et l'augmentation, comme on a dit plus haut
(#449), n'existerait pas s'il n'existait pas de vide. Cela, ils le montraient
comme suit: si quelque chose se meut localement, il ne peut se mouvoir dans le
plein, car un lieu plein d'un corps ne peut en recevoir un autre. S'il en
recevait, en effet, il s'ensuivrait que deux corps soient dans le même lieu; et
la même raison vaudrait de quoi que ce soit, car on ne peut donner de raison
pourquoi deux corps seraient dans le même lieu et pas plus. Or si cela se peut,
à savoir, que n'importe quels corps soient dans le même lieu, il s'ensuivra
qu'un très petit lieu puisse recevoir un très grand corps, puisque beaucoup de
petits constituent un grand. En conséquence, si beaucoup de petits égaux sont
dans un seul lieu, de même aussi beaucoup d'inégaux. Une fois donc prouvée
cette conditionnelle, que s'il y a mouvement, il y a vide, ils argumentaient à
partir de la position de l'antécédent: il y a mouvement, donc, il y a vide.
#501. — Ensuite (213b12), il
montre que Mélissos, en supposant la même conditionnelle, argumentait à
l'encontre, à partir de la destruction du conséquent: car s'il y a mouvement,
il y a vide; mais il n'y a pas de vide; donc, il n'y a pas de mouvement. Donc,
tout être est immobile. Voilà donc une manière suivant laquelle d'aucuns
prouvaient qu'il y a un vide comme séparé.
#502. — Ensuite (213b15), il
présente trois raisonnements de ceux qui soutiennent qu'il y a du vide dans les
corps. Le premier procède de ce qui se condense. Quand, en effet, des choses
épaississent, de leurs parties semblent se joindre ou venir ensemble, puis se
fouler et comprimer les unes les autres; par exemple, des tonneaux reçoivent
autant de vin avec ou sans outres, surtout si les outres sont minces, du fait
que le vin semble se condenser dans les outres. Or cette condensation, on
pensait qu'elle se fait comme si, quand le corps est dense, ses parties
s'introduisaient dans des vides.
#503. — Il présente ensuite le
second raisonnement (213b18), qui se tire de l'augmentation. En effet, par
l'aliment, qui est un corps, les corps augmentent. Or deux corps ne peuvent
être dans le même lieu; donc, il faut qu'il y ait des vides dans le corps qui
augmente, dans lesquels l'aliment soit reçu. Et ainsi, il faut qu'il y ait du
vide pour qu'on reçoive un aliment. 38Sicut separatum a corporibus,
c'est-à-dire à l'intérieur des corps, mais en plus et séparément de leur
substance. 31
#504. — Il présente ensuite le
troisième raisonnement (213b21), qui se tire d'un contenant plein de cendre,
qui reçoit autant d'eau que s'il était vide. Cela ne serait pas s'il n'y avait des
vides entre les parties de cendre.
#505. — Ensuite (213b22), il
présente les opinions des non-naturalistes sur le vide. Il dit que même les
Pythagoriciens ont affirmé qu'il y a du vide. Celui-ci s'introduisait entre les
parties du monde grâce au ciel, à cause d'un vide infini qu'ils soutenaient
exister en dehors du ciel comme une espèce d'air ou de souffle infini. Ainsi,
qui respire divise avec son souffle des choses facilement divisibles, comme de
l'eau ou autre chose du genre; de même, c'est comme par quelque chose qui
respire que s'introduirait la distinction entre les choses; et on ne
comprendrait pas que cela puisse faire s'il n'y avait pas du vide, comme on a
dit de Démoncrite; comme si le vide n'était rien d'autre que la distinction
entre les choses. Et comme la première distinction et pluralité se trouve dans
les nombres, ils soutenaient le vide en premier entre les nombres; comme si
c'était par la nature du vide qu'une unité se distinguait des autres, de sorte
que le nombre ne soit pas continu, mais détienne une nature discrète. Mais
comme ceux-ci parlaient d'une manière plus ou moins homonyme du vide, en
appelant vide la distinction entre les choses, le Philosophe ne revient pas
plus loin sur cette opinion. En dernier, par manière d'épilogue, il conclut
qu'on a dit pourquoi certains ont affirmé qu'il y a vide, et certains ne l'ont
pas affirmé.
(213b30-214b11) 213b30 349. Pour voir
comment il en va, il faut saisir ce que signifie le nom. 213b31 350. On
s'attend à ce que le vide soit un lieu où il n'y a rien. La raison en est qu'on
pense que l'être est corps; or tout corps est dans un lieu, et le lieu où il
n'y a aucun corps est vide. En conséquence, si quelque part il n'y a pas de
corps, là, il n'y a rien. Par ailleurs, tout corps, pense-t-on encore, est
tangible, or est de la sorte ce qui a pesanteur ou légèreté. D'où il résulte
par raisonnement que cela est vide où il n'y a rien de lourd ou de léger. Cela,
comme nous l'avons dit aussi auparavant, résulte par raisonnement. 214a4 351.
Néanmoins, c'est absurde si le point soit vide; il faut en effet qu'on ait un
lieu où il y ait un espace susceptible d'un corps tangible. Ainsi donc, il
semble qu'on dise, d'une première manière, que le vide, c'est ce qui n'est pas
rempli d'un corps sensible au toucher. Or est sensible au toucher ce qui a
pesanteur ou légèreté. 214a9 352. D'où, se demandera-t-on, que dire, si
l'espace contient couleur ou son? est-il vide ou non? ou alors il est évident
que s'il peut recevoir un corps tangible il est vide, sinon non. 214a11 353.
D'une autre manière, toutefois, c'est ce en quoi il n'y a ni telle chose ni
telle substance corporelle. C'est pourquoi, ils affirment que le vide c'est la
matière du corps, ceux-là précisément qui avaient dit aussi que le lieu c'est cela
même, en s'exprimant incorrectement. Car la matière ne peut pas exister
séparément des choses, tandis qu'on enquête sur le vide comme sur une chose qui
peut exister séparément. 214a16 354. On a déjà traité du lieu, et le vide, s'il
existe, est nécessairement un lieu privé de corps; quant au lieu, on a déjà dit
comment il existe et commment il n'existe pas; il en devient manifeste que le
vide n'existe pas, ni comme réalité non séparée, ni séparément. Car le vide
veut être non pas un corps, mais l'espace d'un corps. Pourquoi le vide donne
l'impression d'être quelque chose, c'est que le lieu aussi en donne
l'impression. 214a21 355. Et c'est pour les mêmes raisons. En effet, le
mouvement local sert à la fois à ceux qui prétendent que le lieu est quelque chose
en dehors des corps qui y viennent, et à ceux qui en prétendent autant pour le
vide. La cause du mouvement, pensent ces derniers, est le vide comme ce en quoi
on se meut; or, c'est bien pour pareille raison que d'autres affirment que le
lieu existe. 214a26 356. Mais il n'y a aucune nécessité, si le mouvement
existe, qu'il existe du vide. De toute manière, d'abord, il n'est nullement
condition de tout mouvement — ce qui a échappé à Mélissos —, car il est
possible pour du plein de se trouver altéré. Mais même le mouvement local n'a
pas besoin de vide, car il est possible, pour les corps en mouvement, de se
remplacer en même temps les uns les autres, 32 même s'il ne se trouve aucun
espace séparé en dehors d'eux. Et cela est évident aussi dans les tourbillons
des choses continues, comme dans ceux des liquides. 214a32 357. Par ailleurs,
on peut se condenser non en remplissant du vide, mais du fait d'expulser ce
qu'on a à l'intérieur, comme l'eau comprimée chasse l'air qu'elle contient.
214b1 358. Et on peut augmenter non seulement du fait au'autre chose nous
pénètre, mais aussi par altération, comme lorsque de l'air se trouve produit à
partir d'eau. 214b3 359. De toute manière, d'ailleurs, le raisonnement à propos
de l'augmentation et de l'eau versée dans la cendre s'entrave lui-même. En
effet, ou bien on ne se trouve pas augmenté partout, ou on ne l'est pas par un
corps, ou alors il est possible que deux corps soient dans le même lieu. On
prétend résoudre une difficulté commune, mais on ne montre pas qu'il y a du
vide. Ou bien tout le corps est nécessairement vide, s'il est augmenté partout
et s'il est augmenté grâce au vide. Le même raisonnement vaut pour la cendre.
Que donc il est facile de résoudre les raisonnements à partir desquels on
prouve qu'il existe du vide, c'est manifeste.
#506. — Le philosophe avait dit
plus haut qu'on devait commencer par trois considérations. Il en a maintenant
complété deux, en présentant les opinions de ceux qui nient et de ceux qui
affirment qu'il existe du vide. Il entreprend ici la troisième, en montrant les
opinions communes des gens sur le vide. À ce propos, il développe trois points:
en premier, il montre ce qu'on signifie avec le nom de vide ; en second
(214a16), il montre comment d'aucuns ont soutenu qu'il existe du vide; en
troisième (214a26), il exclut les raisonnements de ceux qui soutiennent qu'il
existe du vide. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier,
il dit sur quoi porte son intention; en second (213b31), il exécute son propos.
#507. — Ainsi qu'on l'a dit,
dit-il donc en premier, d'aucuns ont soutenu qu'il existe du vide, tandis que
d'autres l'ont nié. Aussi, pour connaître ce qu'il en est en vérité, il faut
prendre comme principe ce que signifie le nom de vide. De même, en
effet, que lorsqu'il y a doute si une affection appartient à un sujet, il faut
prendre pour principe ce qu'est la chose, de même, lorsqu'il y a doute si une
chose existe, il faut prendre pour moyen terme ce que signifie son nom. Car la
question de ce que c'est vient après la question si cela existe.
#508. — Ensuite (213b31), il
montre ce que signifie le nom de vide. En premier, il présente la
signification la plus commune; en second (214a11), la signification suivant
l'usage des Platoniciens. Sur le premier point, il en développe trois autres:
en premier, il montre ce que signifie le nom de vide ; en second
(214a4), ce qu'il faut ajouter à cette signification; en troisième (214a9), il
écarte une difficulté.
#509. — Suivant l'opinion des
gens, dit-il donc, il semble bien que vide ne signifie rien d'autre
qu'un lieu dans lequel il n'y a rien. Pour cette raison, on dit proprement vide
ce en quoi il n'y a pas de corps, parce que c'est seulement à un corps qu'il
convient d'être dans un lieu. Aussi, le vide ne peut signifier rien d'autre
qu'un lieu sans contenu. Mais comme les gens pensent que tout être est corps,
il s'ensuit suivant leur opinion qu'où il n'y a pas de corps il n'y a rien. Les
gens pensent aussi que tout corps est tangible, c'est-à-dire qu'il détient des qualités
tangibles. Et pareil corps doit être ou lourd ou léger: il n'était pas encore
connu, en effet, qu'il existait un corps céleste en dehors de la nature des
quatre éléments. Aussi, comme il appartient proprement à la notion de vide
qu'il soit un lieu dans lequel ne se trouve pas de corps, il s'ensuit que le
vide soit ce en quoi il ne se trouve ni corps lourd ni corps léger. Bien sûr,
cela n'appartient pas à la notion de vide suivant la première imposition du
nom; cela s'ensuit suivant une espèce de déduction rationnelle39 à partir de
l'opinion commune des gens, qui pensent que tout corps est ou lourd ou léger;
comme aussi, suivant l'opinion commune des gens, qui pensent que tout être est
un corps, il s'ensuit que le vide est ce en quoi il n'y a rien. 39Syllogisticam.
33 C'est ainsi donc de trois manières qu'on peut prendre la signification
de ce nom. L'une est propre: le vide est un lieu dans lequel il ne se trouve
pas de corps. Les deux autres découlent de l'opinion des gens; l'une en est
plus commune: le vide est un lieu dans lequel il n'y a rien ; l'autre
est plus contractée: le vide est un lieu dans lequel il ne se trouve ni
corps lourd ni corps léger.
#510. — Ensuite (214a4), il
montre ce qu'on doit ajouter à cette signification. Il dit en effet qu'il y a
absurdité à dire que le point soit vide, alors pourtant qu'on pourrait dire du
point qu'il ne se trouve pas en lui de corps tangible. Il faut donc ajouter que
le vide est un lieu dans lequel il ne se trouve pas de corps tangible, mais où
il y a un espace susceptible d'un corps tangible. Comme on dit que l'aveugle
est celui à qui fait défaut la vue, mais qui serait de nature à l'avoir. Et
c'est ainsi qu'il conclut que, d'une manière, le vide se dit d'un espace qui
n'est pas plein d'un corps sensible qui se puisse toucher, à savoir, qui soit
lourd ou léger.
#511. — Ensuite (214a9), il
écarte la difficulté suivante: est-ce qu'on doit dire, s'il se trouve de la
couleur ou du son dans un espace, que ce dernier est vide, ou non? Et ceci à
cause de la définition donnée en premier, à savoir: le vide est ce en quoi il
ne se trouve rien. Il résout que si l'espace dans lequel il y a seulement du
son ou de la couleur est susceptible d'un corps tangible, il est vide; mais
s'il ne l'est pas, il n'est pas vide. La raison en est que cela n'est pas la
définition propre du vide: le vide est ce en quoi il n'y a rien, sauf suivant
l'opinion de ceux qui croient qu'où il n'y a pas de corps il n'y a rien.
#512. — Ensuite (214a11), il
présente l'autre signification du vide, suivant l'usage des Platoniciens. On
dit d'une autre manière, dit-il, qu'il existe du vide: ce en quoi il ne se
trouve pas telle chose, ni telle substance corporelle. Or on devient telle
chose par une forme. Aussi, d'aucuns disent que la matière du corps, pour
autant qu'elle va sans forme, est du vide; ceux-là disent aussi que la matière
est un lieu, comme on l'a dit plus haut (#425ss.). Mais ils ne s'expriment pas
correctement, car la matière n'est pas séparable des choses dont elle est la
matière; cependant, les gens veulent que le lieu soit aussi du vide, en tant
que chose séparable des corps qui s'y trouvent.
#513. — Ensuite (214a16), il
montre comment d'aucuns ont soutenu qu'il existe du vide. Et en premier, ce
qu'ils disaient être le vide; en second (214a21), pourquoi ils soutenaient du
vide. Le vide, dit-il donc en premier, est un lieu privé de corps. Or on a
traité, à propos du lieu, comment il existe et comment il n'existe pas; on a
dit, en effet, que le lieu n'est pas un espace, mais la limite d'un contenant.
Il est manifeste aussi que le vide n'existe pas non plus ni comme espace séparé
des corps, ni comme intrinsèque aux corps, comme le soutenait Démocrite. La
raison en est que ceux qui soutiennent du vide de l'une de ces manières veulent
que le vide ne soit pas un corps, mais l'espace d'un corps. La raison pour
laquelle, en effet, le vide semblait être quelque chose, c'est que le lieu est
quelque chose: et comme le lieu semblait être un espace, de même aussi le vide.
Si donc le lieu n'est pas un espace en dehors des corps, le vide non plus ne
peut pas être un espace en dehors des corps. Et comme il appartient à la notion
de vide qu'il soit un espace de corps en dehors des corps, comme on l'a dit
plus haut, il s'ensuit que le vide n'existe pas.
#514. — Ensuite (214a21), il
montre pourquoi ils ont introduit le vide. Ils ont admis que le vide existe
pour la même raison pour laquelle ils ont admis qu'il existe un lieu, à savoir,
à cause du mouvement, comme on l'a dit plus haut. Cela sert à sauver le mouvement
local, tant d'après ceux qui disent qu'il y a un lieu en dehors des corps qui
sont dans ce lieu, que d'après ceux qui soutiennent que du vide existe. Mais
chez ceux qui nient le lieu et le vide, on ne parvient pas à ce que du
mouvement local existe. Et ainsi, on pense d'une certaine manière que le vide
est cause du mouvement de la manière dont l'est aussi le lieu, à savoir, comme
ce en quoi a lieu le mouvement.
#515. — Ensuite (214a26), il
exclut les raisonnements de ceux qui soutiennent que du vide existe. Mais il
n'entend pas ici résoudre les raisonnements présentés avec une solution
véritable, mais donner une objection dont le seul aspect laisse voir que ces
raisonnements ne concluent pas avec nécessité. En premier, donc, il exclut les
raisonnements de ceux qui soutiennent un vide séparé; en second, les
raisonnements de ceux qui soutiennent un vide dans les corps.
#516. — Il exclut le premier
raisonnement de deux manières. En premier, certes, du fait qu'il n'est pas
nécessaire, si du mouvement a lieu, qu'il existe du vide. Et si nous parlons
universellement de n'importe 34 quelle espèce de mouvement, il apparaît
manifestement que ce n'est pas du tout nécessaire. En effet, rien n'empêche ce
qui est plein de s'altérer; en effet, c'est seulement le mouvement local qui
paraît être exclu, si on n'admet pas de vide. Cela a échappé à Mélissos, qui
croyait qu'en écartant le vide on excluait toute espèce de mouvement. En
second, il exclut le même raisonnement du fait que pas même le mouvement local
n'est enlevé, s'il n'y a pas de vide. Car si on concède qu'il n'existe aucun
espace séparable en dehors des corps qui se meuvent, il peut y avoir du
mouvement local du fait que les corps se pénètrent entre eux par mode
d'épaississement; alors, quelque chose se meut dans le plein et non dans le
vide. Cela apparaît manifestement dans les révolutions40 des corps continus, et
principalement dans les liquides, comme on le voit dans l'eau. Si en effet on
projette une pierre dans une grande étendue d'eau, il apparaît manifestement
qu'il se fait des circulations autour du lieu de la percussion, jusqu'à ce que
la partie d'eau repoussée en meuve une autre et s'y introduise. Aussi, comme
une petite partie d'eau s'introduit par une espèce de diffusion dans une eau
plus grande, les circulations mentionnées procèdent d'une petite à une plus
grande jusqu'à cesser totalement.
#517. — Ensuite (214a32), il
exclut les raisonnements de ceux qui admettent du vide dans les corps. Et en
premier la raison qui procédait de la condensation. Il se peut que des corps se
condensent, dit-il, et que les parties du corps s'introduisent les unes dans
les autres, non pas pour le fait que la partie qui s'introduit va dans un lieu
vide, mais pour la raison qu'il y avait des pores remplies d'un corps plus fin
qui, du fait de la condensation, s'échappe. Par exemple, quand l'eau est
frappée et s'épaissit, l'air qui se trouvait en elle s'en trouve exclu. Cela se
laisse surtout voir dans les éponges, et dans des corps poreux de cette sorte.
Cette solution, donc, ne montre pas la cause de la condensation, qu'il
introduit plus loin (Leçon 14); mais elle montre que même de cette manière on
peut manifestement exclure la nécessité du vide.
#518. — En second (214b1), il
exclut le raisonnement qui procède de l'augmentation. De l'augmentation peut
avoir lieu, dit-il, non seulement par addition d'un corps qui entre dans le
corps augmenté, de façon qu'il soit nécessaire qu'il y ait du vide, mais aussi
par altération. Par exemple, quand de l'eau devient de l'air, il se fait une
plus grande quantité d'air qu'il n'y avait d'eau. Celle-là non plus n'est pas
la solution véritable du raisonnement apporté, mais simplement une espèce
d'objection pour qu'il ne soit pas nécessaire d'admettre du vide. La solution
véritable est apportée dans le traité De la génération, I, 5, où il est
montré que l'aliment ne passe pas en ce qu'il augmente comme s'il était un
autre corps que lui, mais du fait de se trouver converti en sa substance, comme
du bois apposé à du bois se convertit en du bois.
#519. — En troisième (214b3), il
exclut ensemble le raisonnement à propos de l'augmentation et le raisonnement à
propos de l'eau versée dans la cendre: chacun des raisonnements, dit-il, fait
obstacle à l'autre. Ce qui appert comme suit. Il y a en effet, sur
l'augmentation, cette difficulté. Ou bien, semble-t-il, le tout n'est pas
augmenté, ou bien l'augmentation ne se fait pas par addition d'un corps, mais
par addition de quelque chose d'incorporel: sinon, il se peut que deux corps
soient dans le même lieu. C'est cette difficulté, donc, qui paraît aller
communément tant contre ceux qui admettent du vide que contre ceux qui n'en
admettent pas, et qu'ils ont besoin de résoudre. Mais cependant, ils ne
montrent pas qu'il y ait du vide; ou il leur faut dire, si l'augmentation a
lieu à cause du vide, que tout le corps est vide, puisque tout le corps est
augmenté. On doit parler pareillement de la cendre. En effet, si le vase plein
de cendre reçoit autant d'eau qu'il est vide, il faut dire qu'il est tout vide.
Ce n'est donc pas à cause de sa vacuité, mais à cause du mélange qui se fait
dans l'eau. En effet, l'eau mélangée à la cendre se condense, et exhale une
partie d'elle-même. De plus, les parties de la cendre épaississent davantage
par l'humidité: le signe en est qu'on ne peut extraire autant d'eau qu'il y en
avait au début. Il est manifeste, conclut-il finalement, qu'il est facile de
résoudre les raisonnements à partir desquels on démontre qu'il existe du vide.
40On doit lire revolutionibus, comme on trouve chez Moerbeke, plutôt que
generationibus. 35
(214b12-215a24) 214b12 360. Qu'il n'existe
pas de vide séparé, de la manière dont certains le disent, disons-le encore. En
effet, s'il existe un transport par nature pour chacun des corps simples, par
exemple, pour le feu vers le haut, pour la terre vers vers le bas et le centre,
il est évident que le vide ne saurait être la cause de ce transport. De quoi
sera donc cause le vide? Il donne l'impression d'être cause du mouvement local
et il ne l'est pas. 214b17 361. En outre, s'il existe comme un lieu privé de
corps, quand il y a du vide, où se transportera le corps introduit en lui? car
ce ne peut pas être en toute direction. Le même raisonnement vaut aussi contre
ceux qui pensent que le lieu est quelque chose de séparé vers quoi on se porte.
Comment, en effet, se transportera ou restera en place ce qui se trouve à
l'intérieur? De plus, au sujet du haut et du bas et aussi du vide, le même
raisonnement s'applique à bon droit, puisqu'ils font du vide un lieu ceux qui
affirment qu'il existe. Comment, enfin, sera-t-on ou dans le lieu ou dans le
vide? Cela ne va plus, en effet, quand un tout est placé comme dans un lieu qui
existe séparément et dans un corps qui reste: car la partie, si elle n'est pas
disposée à part, ne sera pas dans un lieu mais dans son tout. En outre, s'il
n'y a plus de lieu, il n'y aura pas non plus de vide. 214b28 362. Ce à quoi
aboutissent ceux qui affirment comme nécessaire qu'il y ait du vide, s'il doit
y avoir du mouvement, c'est plutôt au contraire, si on y regarde bien, qu'il
n'est pas même possible qu'une seule chose se meuve, s'il y a du vide. En
effet, de même que, d'après certains, la terre est au repos parce que tout est
pareil, de même aussi dans le vide on est nécessairement au repos. On n'a pas
en effet par où se déplacer plutôt que non: car en tant que vide, il ne
comporte aucune différence. 215a1 363. D'abord, d'ailleurs, tout mouvement est
par violence ou par nature. Par ailleurs, s'il y en a de violent, il y en a
nécessairement par nature, car ce qui est violent est contre nature, et ce qui
est contre nature est postérieur à ce qui lui est conforme. Par conséquent,
s'il n'y a pas de mouvement naturel pour chacun des corps naturels, il n'y aura
aucun des autres mouvements. Maintenant comment y en aura-t-il par nature, s'il
n'existe aucune différence, en conformité avec le vide et l'infini? Car, pour
autant qu'il y aura infini, il n'y aura ni haut ni bas ni centre; et pour
autant qu'il y a du vide, le haut ne diffère en rien du bas. Du rien, en effet,
il n'y a aucune différence; il en va de même du non-être, et le vide donne
l'impression d'être un non-être et une privation. Au contraire, le transport
naturel comporte des différences, de sorte qu'il y faudra des choses différentes
par nature. Ou bien donc il n'y a de transport naturel pour rien nulle part, ou
bien, s'il y en a, il n'existe pas de vide. 215a14 364. En outre, ce qu'on
lance continue à se mouvoir sans qu'on y touche; c'est ou bien par compression,
comme d'aucuns le disent, ou bien du fait que l'air poussé le pousse d'un
mouvement plus rapide que celui dont le pousse son transport vers son lieu
naturel. Dans le vide, par contre, aucun des deux ne peut se produire, et on ne
peut se transporter qu'en se faisant porter. 215a19 365. En outre, on ne
saurait dire pourquoi ce qui se meut s'arrêtera quelque part. Pourquoi ici
plutôt que là? Par conséquent, ou bien il sera en repos, ou bien il se
transportera nécessairement à l'infini, à moins que quelque chose de plus fort
ne l'en empêche. En outre, c'est vers le vide qu'on donne l'impression de se
transporter, du fait qu'il cède; mais dans le vide, pareille condition se
vérifie dans toutes les directions pareillement, de sorte qu'on se transportera
dans toutes les directions.
#520. — Le Philosophe a présenté
les opinions des autres à propos du vide, puis ce qu'on signifie avec le nom de
vide. Il commence ici à s'enquérir de la vérité. En premier, il montre
qu'il n'existe pas de vide séparé; en second (216b22), il montre qu'il n'existe
pas de vide intégré aux corps. Sur le premier point, il en développe deux
autres: il montre qu'il n'existe pas de vide séparé, en premier en partant du
mouvement; en second (216a26) en partant d'une considération où il regarde le
vide même. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il
montre qu'il n'existe pas de vide en partant du mouvement; en second (215a24),
en partant de la vitesse et de la lenteur dans le mouvement. 36
#521. — Sur le premier point, il
présente six raisonnements. Il faut dire encore, dit-il en rapport au premier
d'entre eux, qu'il n'existe pas de vide séparé, comme d'aucuns le disent. Il
précise encore, pour la raison que cela s'est déjà trouvé montré d'une
certaine manière à partir du lieu: car si le lieu n'est pas un espace, il
s'ensuit que le vide ne soit rien, comme on l'a dit plus haut (#513). Mais
maintenant il montre encore la même chose à partir du mouvement; car on
introduisait le vide, comme on l'a dit, à cause du mouvement. En effet, il
semble surtout qu'il serait cause du mouvement local; pourtant, il n'y a pas
lieu, à cause du mouvement local, d'admettre du vide, puisque tous les corps
simples ont des mouvements locaux naturels; par exemple, le mouvement naturel
du feu est vers le haut, et le mouvement de la terre est vers le bas et vers le
centre. Il est ainsi manifeste que c'est la nature de chaque corps qui est
cause de son mouvement local, et non le vide. Cela serait le cas, bien sûr, si,
à cause d'une nécessité entraînée par le vide, des corps naturels se mouvaient.
Mais si on ne l'admet pas comme cause du mouvement local, il ne peut non plus
être admis comme cause d'aucun autre mouvement, ni d'autre chose. Ce serait
donc en vain qu'il y aurait du vide.
#522. — Il présente ensuite son
second raisonnement (214b17), qui va comme suit. Si on admet qu'il existe du
vide, on ne peut donner de cause du mouvement naturel et du repos naturel. Il
est manifeste, en effet, qu'un corps naturel se meut vers son lieu naturel et
s'y repose naturellement, en raison de l'affinité qu'il a avec lui, et parce
qu'il manque d'affinité avec le lieu dont il se retire. Or le vide n'a aucune
nature par laquelle il puisse présenter de l'affinité ou en manquer avec un
corps naturel. Si donc on admet un vide, comme une espèce de lieu privé de
corps, on ne pourra expliquer dans quelle direction tel corps se meut
naturellement. En effet, on ne peut dire qu'il se porte dans n'importe quelle
direction, car il est d'évidence sensible que cela est faux, puisqu'il se retire
naturellement d'une direction et va naturellement vers une autre. Le même
raisonnement vaut contre ceux qui soutiennent que le lieu est un espace séparé
dans lequel le corps mobile s'amène. En effet, il ne sera plus possible
d'expliquer comment le corps placé en tel lieu se meut ou se repose, car les
dimensions de l'espace n'ont aucune nature par laquelle on puisse espérer une
ressemblance ou une dissemblance avec un corps naturel. C'est à juste titre que
le même raisonnement vaut pour le vide et pour le haut et pour le bas,
c'est-à-dire pour le lieu, dont les parties sont le haut et le bas. Car ceux
qui admettent du vide disent que c'est un lieu. D'ailleurs, non seulement ceux
qui admettent du vide et ceux qui soutiennent que le lieu est un espace ne
peuvent pas expliquer comment une chose se meut et se repose quant à son lieu;
mais ils ne peuvent pas non plus expliquer convenablement comment une chose est
en un lieu ou dans le vide. En effet, si on soutient que le lieu est un espace,
il faut que le corps entier s'introduise dans cet espace; cela ne se passe pas
comme chez ceux qui soutiennent que le lieu est le terme du corps qui contient,
où ce qui est en un lieu s'y trouve comme en quelque chose de séparé, et comme
dans un corps qui le contient et le soutient. Or justement, cela semble bien
appartenir à la notion même de lieu, qu'une chose soit en un lieu comme en
quelque chose de séparé et qui existe en dehors d'elle: car si la partie d'un
corps contenu ne se place à part du corps contenant, elle ne sera pas en lui
comme en un lieu, mais comme en son tout. Il appartient donc à la notion même
de lieu et de ce qui s'y trouve que le lieu soit en dehors de ce qui s'y
trouve. Or cela ne se produit pas si le lieu est un espace dans lequel tout
entier s'enfonce un corps tout entier. L'espace n'est donc pas un lieu. Et si
l'espace n'est pas un lieu, il est manifeste qu'il n'existe pas de vide.
#523. — Il présente ensuite son
troisième raisonnement (214b28). Les philosophes anciens, dit-il, ont soutenu
qu'il est nécessaire qu'il existe du vide s'il y a du mouvement; mais c'est le
contraire qui se produit, puisque s'il y a du vide, il n'y a pas de mouvement.
Cela, il le prouve avec une comparaison. En effet, d'aucuns ont dit que la
terre repose au centre en raison d'une ressemblance totale des parties de la
circonférence; et ainsi, la terre, comme elle n'a pas de raison de se mouvoir
plus vers une partie de la circonférence que vers une autre, repose. Pour la
même raison, dans le vide il est nécessaire de reposer. En effet, on ne peut
donner de raison pourquoi se mouvoir dans une direction plus que dans une
autre, comme le vide, en tant que tel ne comporte pas de différences entre ses
parties, car il n'y a pas de différences pour le non-être.
#524. — Il présente ensuite son
quatrième raisonnement (215a1), qui va comme suit. Le mouvement naturel est
antérieur au violent, puisque le mouvement violent s'écarte tout simplement du
mouvement naturel. Si donc on enlève le mouvement naturel, on enlève tout
mouvement, car une fois enlevé l'antérieur, le postérieur se trouve enlevé. Or
si on admet le vide, on enlève le mouvement naturel; c'est qu'on 37 enlève les
différences41 entre les parties du lieu, vers lesquelles se porte le mouvement
naturel. Il en va pareillement si on admet l'infini, comme on l'a dit plus
haut. Toutefois, il y a cette différence entre vide et infini qu'en admettant
de l'infini, on ne peut plus d'aucune manière admettre ni de haut ni de bas ni
de centre, comme on l'a dit au troisième livre (#367). Par contre, en admettant
du vide, on peut certes admettre haut et bas et centre, mais non qu'ils
diffèrent entre eux; en effet, pour le rien et le non-être, et par conséquent
pour le vide, puisqu'il est non-être et privation, il n'existe aucune
différence. Or le changement naturel de lieu requiert une différence entre les
lieux, parce que des corps différents se meuvent vers des lieux différents.
Aussi faut-il que les lieux naturels diffèrent entre eux. Si donc on admet du
vide, il n'y aura pour rien un changement naturel de lieu. Et s'il n'y a pas de
changement naturel de lieu, il n'y aura aucun changement de lieu. Aussi, s'il y
a quelque changement de lieu, il faut qu'il n'existe pas de vide.
#525. — Il présente ensuite son
cinquième raisonnement (215a14). À son propos, on doit tenir compte qu'il y a
coutume d'y avoir certaine difficulté avec les objets qu'on lance. C'est qu'il
faut que moteur et mû existent en même temps, comme on le prouve plus loin, au
septième livre (Leçon 3). Pourtant, ce qu'on lance se meut encore après être
séparé de son lanceur, comme il appert de la pierre lancée, et de la flèche
lancée par l'arc. Maintenant donc, en supposant qu'il n'existe pas de vide, on
résout cette difficulté à partir de l'air, par quoi le milieu se trouve rempli.
Et cela de deux manières. En effet, ce qu'on lance, disent d'aucuns, se meut
encore, quand son lanceur ne le touche plus, à cause de la compression 42,
c'est-à-dire de la répercussion ou de la contre-résistance: l'air, en effet,
répercute les mouvements sur d'autre air, et lui sur d'autre encore, et ainsi
de suite; et c'est par pareille répercussion de l'air sur l'air que se meut la
pierre. Cependant, d'autres disent que la raison en est que l'air qui, se
trouvant continu, est poussé par le lanceur, pousse le corps lancé plus
rapidement que ne va le mouvement par lequel celui-ci se porte naturellement
vers son lieu propre. Aussi, à cause de la vitesse du mouvement de l'air, il
n'est pas permis au corps lancé, à la pierre, par exemple, ou à un autre de la sorte,
de tomber vers le bas; plutôt, il se porte suivant l'impulsion de l'air.
Cependant, aucune de ces causes ne pourrait être admise, s'il existait du vide.
Ainsi, le corps lancé ne se transporterait pas du tout, sauf le temps qu'il
serait poussé, par exemple, par la main du lanceur. Mais aussitôt sorti de sa
main, il tomberait. Mais nous constatons le contraire. Il n'existe donc pas de
vide.
#526. — Il présente ensuite son
sixième raisonnement (215a19), qui va comme suit. S'il y a du mouvement dans le
vide, personne ne pourra donner de raison pourquoi ce qui se meut s'arrête
quelque part. En effet, il n'y a pas de raison pourquoi il repose plutôt dans
une partie du vide que dans une autre; ni en ce qui se meut naturellement,
comme il n'y a pas de différence entre les parties du vide, comme on l'a dit
plus haut, ni en ce qui se meut d'un mouvement violent. Maintenant, en effet,
nous disons que cesse le mouvement violent où manque la répercussion ou
l'impulsion de l'air, pour les deux raisons données. Il faudra donc ou bien que
tout corps repose, et que rien ne se meuve; ou bien, si quelque chose se meut,
qu'il se meuve à l'infini, à moins qu'il ne rencontre quelque corps plus
puissant qui empêche son mouvement violent. À la confirmation de ce raisonnement,
il introduit la cause pour laquelle certains admettent que du mouvement se
fasse dans le vide; c'est que le vide cède, et ne résiste pas au mobile; aussi,
comme le vide cède pareillement de tout côté, on se porte à l'infini dans
n'importe quelle direction.
(215a24-216a26) 215a24 366. Ce
que l'on a dit devient aussi manifeste comme suit. Nous observons que le même
poids et corps se transporte plus vite pour deux causes: soit qu'il y a une
différence quant à ce qu'on traverse, selon que c'est de l'eau, ou de la terre,
ou de l'air; soit, qu'il y a une différence, le reste se trouvant pareil, quant
à la supériorité de la pesanteur ou de la légèreté. 41Differentia. Il
faut lire differentias. 42Antiparastasim, translittération de çmshodqŸrs`rhm.
38 215a29 367. D'abord donc, ce qu'on traverse est cause, parce qu'il résiste,
surtout s'il se transporte en sens contraire, puis aussi s'il est stable; et
davantage ce qui n'est pas facile à diviser, c'est-à-dire plus épais. Le mobile
@ se
transportera à travers A le temps F, et à travers C, parce que plus subtil, le temps E; si la longueur de A est égale à celle de C, le temps sera proportionnel à la
résistance du corps traversé. Supposons en effet que B soit de l'eau, et C de l'air; autant l'air sera plus subtil et incorporel que
l'eau, autant @ se
transportera plus vite à travers C qu'à travers B . Il y a
donc la même proportion d'air à eau que de vitesse à vitesse. En conséquence,
s'il y a double subtilité, @ traversera A en deux fois plus de temps que C, et W sera un temps double de D. Et toujours
autant ce qu'on traverse sera plus incorporel, moins résistant, et plus facile
à diviser, autant on se transportera plus vite. 215b12 368. Cependant, le vide
ne comporte aucune proportion selon laquelle il excède sur le corps, comme rien
n'en a aucune sur le nombre. En effet, si quatre excède trois de un, et
deux de plus, et un de plus encore que deux, il n'y a aucune proportion avec en
quoi il excède rien. C'est que nécessairement ce qui comporte excès se
décompose en l'excédent et l'excédé; par suite, quatre sera autant qu'il
excède, plus rien. C'est pourquoi la ligne n'excède pas non plus le
point, puisqu'elle n'est pas constituée de points. Pareillement, le vide n'est
pas non plus de nature à comporter proportion avec le plein. 215b20 369. Par
conséquent, le mouvement ne l'est pas davantage. Au contraire, si à travers ce
qu'il y a de plus subtil on se transporte en tant sur tant, à travers le vide
on surpasse toute proportion. 215b22 370. Soit, en effet, le vide Y, égal en grandeur
à A et à C. Si A s'y meut et le traverse en tel temps,
mettons G,
plus court que D,
le vide aura cette proportion-là avec le plein. Mais, en autant de temps que G, @ traversera X, plus subtil43
que C. Il
le traversera, si Q diffère de l'air en
subtilité dans le même rapport que celui qu'entretient le temps D au temps G. En effet, si
le corps Q est plus subtil que C autant que D excède G, @, par contre,
s'il s'y transporte, traversera X avec une vitesse aussi grande que G. Si donc il n'y a aucun corps en Y, ce sera encore
plus vite; mais c'était dans le temps G. Par conséquent, dans un temps égal, il
parcourra du plein et du vide. Or, c'est impossible. Il est donc manifeste que,
s'il y a un temps dans lequel quoi que ce soit traverse le vide, cet impossible
se produira: on admettra qu'en un temps égal on traverse un être plein et du
vide; car il y aura une proportion d'un corps à un autre comme il y en a une
d'un temps à un autre. 216a8 371. Pour le dire en résumé, il est évident que la
raison de cette conclusion est qu'il y a une proportion de tout mouvement à
tout autre, car ils se font dans un temps, et qu'il y en a une de tout temps à
tout autre, pour autant que les deux soient limités, mais qu'il n'y en a pas du
vide au plein. 216a11 372. Pour autant donc que diffère ce à travers quoi on se
transporte, c'est cela qui se produit. 215b12 373. Mais d'après la supériorité
de ce qui se transporte, c'est ce qui suit. Ce qui, observonsnous, présente un
penchant plus grand, en raison de son poids ou de sa légèreté, traverse plus
vite un espace égal, si le reste est pareil pour ce qui est de sa figure, et
dans la proportion de son penchant plus grand. Par suite, ce sera pareil à
travers le vide. Mais c'est impossible. Car pour quelle cause se transportera-t-il
plus vite? Dans le plein, en effet, c'est de nécessité, car ce qui montre une
force supérieure divise plus vite: le mobile ou le projectile divise selon la
figure ou le penchant qu'il a. Tout aura donc même vitesse. Mais c'est
impossible. 216a21 374. Avec ce qu'on a dit, il devient donc manifeste que,
s'il existe du vide, il se produit le contraire de ce pourquoi ceux qui
affirment qu'il existe du vide argumentent en sa faveur. D'un côté, ils pensent
qu'il existe du vide, distinct et en soi, s'il doit y avoir du mouvement local;
mais c'est la même chose que de dire que le lieu est quelque chose de séparé.
Cela, on a dit plus haut que c'est impossible. 43KdosÔsdqnm n'apparaît ici en aucun
manuscrit — sauf dans la traduction de Moerbeke, qui met subtilius mais
omet la référence à un corps X —, mais le sens de la démonstration donnée l'exige, ainsi que
de remplacer par X
les trois prochaines occurrences de Y. La démonstration se base sur le fait que
si tel temps G,
imaginé pour la traversée d'un corps vide Y, et plus petit que le temps D, comporte une
proportion avec lui, il y aura nécessairement un corps X, plus subtil que D dans la même proportion, qu'on pourra
traverser en ce temps. Ce qui conduit à l'impossible: dans le même temps, on
traverse un corps plein, X, et un corps vide, Y. 39
#527. — Ici, le Philosophe montre
qu'il n'existe pas de vide; il procède pour ce faire à partir de la vitesse et
de la lenteur du mouvement. À ce propos, il développe deux points: en premier,
il donne les causes qui font qu'il y a de la vitesse et de la lenteur dans le
mouvement; en second (215a29), il argumente à partir de ces causes en vue de
son propos. Un seul et même corps lourd, dit-il donc en premier, et n'importe
quel autre, par exemple une pierre ou autre chose de la sorte, se transporte
plus vite pour deux causes: soit à cause de la différence que comporte le
milieu où il se transporte, selon que c'est de l'air ou de la terre ou de
l'eau; soit à cause de la différence que comporte le mobile même, du fait qu'il
est ou plus lourd ou plus léger, le reste demeurant égal.
#528. — Ensuite (215a29), il
argumente en vue de son propos à partir des causes mentionnées. En premier, il
part de la différence de milieu; en second (216a12), il part de la différence
de mobile. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il
présente un raisonnement; en second (216a8), il le reprend sous forme de
récapitulation. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier,
il présente son raisonnement; en second (215b22), il montre que la conclusion
s'ensuit des prémisses.
#529. — Il présente donc en
premier un raisonnement comme suit. La proportion d'un mouvement à un autre en
vitesse est comme la proportion entre leurs milieux en subtilité; cependant, entre
un espace vide et un espace plein, il n'y a aucune proportion; donc, le
mouvement à travers le vide ne présente aucune proportion avec le mouvement qui
se fait à travers le plein. En premier, donc, il manifeste la première
proposition de ce raisonnement. Le milieu dans lequel une chose se transporte,
dit-il, est cause de vitesse et de lenteur parce qu'il résiste au mouvement du
corps. Et le milieu résiste le plus quand il se transporte en sens contraire,
comme il appert pour le navire au mouvement duquel résiste le vent. Il résiste
d'une manière secondaire s'il est en repos: c'est que s'il se mouvait en même
temps que le mobile il ne résisterait pas à son mouvement, mais plutôt
l'aiderait, comme le fleuve qui mène le navire plus bas. Par ailleurs, parmi les
milieux qui résistent, résiste davantage celui qui ne se divise pas facilement;
et tel est le corps plus épais. Il manifeste cela par un exemple. Soit en effet
le corps A qui se meut; l'espace où il se meut, soit B; et le temps dans lequel
A se meut à travers B, soit C. Mettons encore un autre espace, qui soit D, de
longueur égale avec B; que toutefois D soit plein d'un corps plus subtil que B,
selon une certaine analogie, c'est-à-dire proportion, avec le corps du milieu
qui résiste au mouvement du corps; mettons par exemple que l'espace B soit
plein d'eau, tandis que l'espace D soit plein d'air. Autant donc l'air est plus
subtil que l'eau et moins épais, autant le mobile qui est A se mouvra plus vite
à travers l'espace D qu'à travers l'espace B. Donc, la proportion de l'air à
l'eau en subtilité est aussi la proportion de vitesse à vitesse: et autant la
vitesse est plus grande, autant le temps est moindre, puisqu'un mouvement se
dit plus vite qui se fait dans un temps moindre à travers un espace égal, comme
on le dira au sixième livre (Leçon 3). Aussi, si l'air est deux fois plus
subtil que l'eau, il s'ensuivra que le temps dans lequel A se meut à travers B,
qui est plein d'eau, sera deux fois le temps dans lequel il traverse D, qui est
plein d'air: et ainsi, le temps C, dans lequel il traverse l'espace B, sera le
double du temps E, dans lequel il traverse l'espace D. De la sorte, nous
pourrons admettre universellement que, quelle que soit la proportion dans
laquelle le milieu à travers lequel une chose se transporte est plus subtil et
moins résistant et plus facilement divisible, le mouvement sera plus vite dans
la même proportion.
#530. — Ensuite (215b12), il
manifeste la seconde proposition. Le vide, dit-il, ne dépasse pas le plein
selon une certaine proportion. Cela, il le prouve du fait que le nombre ne
dépasse rien selon aucune proportion; au contraire, on ne s'attend à une
proportion qu'entre un nombre et un autre, ou avec l'unité. Par exemple, quatre
dépassent trois d'un, et dépassent deux d'encore plus, et un d'encore plus.
Aussi dit-on plus grande la proportion de quatre à un qu'à deux ou à trois.
Mais quatre ne dépassent rien selon aucune proportion. La raison pour
laquelle il en va nécessairement ainsi est que tout ce qui dépasse se divise en
ce qu'il dépasse et l'excédent, c'est-à-dire en ce en quoi il dépasse; par
exemple, quatre se divisent en trois, et en un, en quoi il dépasse trois. Si
donc quatre dépassent rien, il s'ensuivra que quatre se divisent en tant
et rien, ce qui est absurde. C'est pourquoi aussi on ne peut dire que la
ligne dépasse le point, si elle n'est 40 pas composée de points et ne se divise
pas en eux. Pareillement, on ne peut pas dire que la vide entretient une
proportion avec le plein, car le vide n'entre pas dans la composition du plein.
#531. — Ensuite (215b20), il
introduit la conclusion: il n'est pas possible, conclut-il, qu'il y ait une
proportion entre le mouvement qui se fait à travers le vide et le mouvement qui
se fait à travers le plein; cependant, si un corps se transporte dans quelque
chose de très subtil sur tant d'espace en tant de temps, le mouvement qui se
fait à travers le vide dépassera toute porportion donnée.
#532. — C'est de manière directe
qu'il a déduit la conclusion précédente à partir des principes supposés;
ensuite (215b22), pour qu'aucune difficulté ne surgisse des principes fournis,
et que le processus en soit plus certain, il prouve la même conclusion par
réduction à l'impossible. Si en effet on concède que le mouvement qui va à
travers le vide présente une proportion de vitesse avec le mouvement qui se
fait à travers le plein, supposons un espace vide Z, qui soit égal en grandeur
à l'espace B, qui est plein d'eau, et à l'espace D, qui est plein d'air. Si
alors on accorde que le mouvement qui se fait à travers Z présente une
proportion de vitesse avec les mouvements qui se font à travers B et D, il faut
dire que le mouvement qui se fait à travers Z, qui est vide, se fait dans un
temps déterminé; car les vitesses se distinguent d'après des quantités de
temps, comme on l'a dit plus haut. Si donc on dit que le mobile A traverse
l'espace vide Z en un temps, mettons que ce temps soit I44, qui doit être
moindre que le temps E, dans lequel il traverse l'espace D, qui est plein
d'air; ainsi, la proportion du mouvement à travers le vide avec le mouvement à
travers le plein sera celle du temps E avec le temps I. Cependant, il sera
nécessaire de concéder qu'en autant de temps que I, le mobile A traverse un
espace plein d'un corps plus subtil que D, c'est-à-dire que D même. Et cela
certes se pourra, si on trouve un corps qui diffère en subtilité de l'air, dont
on posait plein l'espace D, selon la proportion qu'a le temps E avec le temps
I; par exemple, si on dit que ce corps est du feu, dont on suppose plein l'espace
Z, qui auparavant était supposé vide45; car si le corps dont est supposé plein
l'espace Z est autant plus subtil que le corps dont est supposé plein l'espace
D, que le temps E dépasse le temps I, il s'ensuivra que le mobile A, s'il se
transporte à travers Z, qui est un espace plein d'un corps très subtil et à
travers D qui est un espace plein d'air traversera Z par contre à une plus
grande vitesse, dans le même temps I. Si donc aucun corps n'existe en Z mais
qu'on qu'on suppose cet espace vide, comme au début, A devra se mouvoir encore
plus vite. Mais cela va contre ce qu'on a supposé. On a supposé en effet que le
mouvement se fasse à travers l'espace Z, qui est vide, en un temps I; et ainsi,
comme, dans le temps I, il traverse le même espace, alors qu'il est plein d'un
corps très subtil, il s'ensuit que le même mobile traversera dans le même temps
le seul et même espace qu'il soit vide ou qu'il soit plein. Il est donc
manifeste que, s'il y avait un temps dans lequel le mobile se portait à travers
n'importe quel espace vide, il s'ensuivrait cette impossibilité, que dans un
temps égal il traverserait le plein et le vide, car il sera possible d'admettre
un corps qui aura une proportion avec un autre corps, comme le temps a une
proportion avec le temps.
#533. — Ensuite (216a8), il
recueille en résumé ce à quoi tient la force du raisonnement qui précède. Comme
on peut le dire par manière de résumé, dit-il, elle est manifeste la raison
pour laquelle l'absurdité mentionnée se produit. C'est que tout mouvement est
proportionné à tout mouvement quant à sa vitesse; car tout mouvement se fait en
un temps, et deux temps, s'ils sont limités, présentent toujours une proportion
entre eux. Par contre, il n'y a pas de proportion du vide au plein, comme on
l'a prouvé. Aussi, si on suppose qu'un mouvement se fait dans le vide, cette
absurdité s'ensuit nécessairement. Il conclut finalement (216a11), comme en
épiloguant, que les absurdités mentionnées se produisent si on admet que les
mouvements présentent une différence de vitesse selon la différence des milieux
qu'ils traversent.
#534. — Cependant, plusieurs
difficultés surgissent à l'encontre de ce raisonnement d'Aristote. La première
en est qu'il ne semble pas s'ensuivre, si un mouvement se fait à travers du
vide, qu'il ne présente 44La lettre grecque g devient i en caractère latin car c'est
devenu sa prononciation. 45Comme la traduction de Moerbeke ne mentionne pas le
corps plus subtil comme un autre corps X, mais l'appelle encore Y, saint Thomas
imagine une double utilisation du corps Y, tantôt vide, maintenant rempli d'une
substance plus subtile que l'air. 41 aucune proportion de vitesse avec le
mouvement qui se fait à travers du plein. En effet, n'importe quel mouvement
possède déjà une vitesse déterminée en raison de la proportion de puissance que
présentent son moteur et son mobile, même en l'absence de toute résistance.
Cela appert avec un exemple et avec un raisonnement. Avec un exemple, certes,
pris dans les corps célestes, au mouvement desquels rien ne résiste. Pourtant,
ils présentent une vitesse déterminée en rapport à un temps déterminé. Avec un
raisonnement, par ailleurs, car du fait même que, dans la grandeur à travers
laquelle le mouvement passe, il y a lieu d'admettre un avant et un après, on
peut aussi admettre un avant et un après dans le mouvement; de là, il s'ensuit
que le mouvement se fait dans un temps déterminé. Mais il est vrai qu'on peut
soustraire quelque chose à cette vitesse en raison de la résistance. La
proportion d'un mouvement à l'autre, quant à sa vitesse, ne s'accorde donc pas
nécessairement à la proportion d'une résistance à l'autre, de façon que s'il
n'y a pas de résistance le mouvement se fasse sans temps; plutôt, ce qui
s'accorde nécessairement à la proportion d'une résistance à l'autre, c'est la
proportion d'un ralentissement à l'autre. Aussi, à supposer que le mouvement se
fasse à travers du vide, il s'ensuit qu'aucun ralentissement ne modifie la
vitesse naturelle; et il ne s'ensuit pas que le mouvement qui se fait à travers
le vide n'ait aucune proportion avec le mouvement qui se fait à travers du
plein.
#535. — Averroès essaie de
résister à cette objection dans son commentaire. En premier, de fait, il essaie
de montrer que cette objection procède d'une imagination fausse. Ceux qui
présentent l'objection mentionnée, dit-il en effet, s'imaginent que l'addition
se fait, dans la lenteur du mouvement, comme dans la grandeur d'une ligne, où
la partie qui s'ajoute est différente de la partie à laquelle elle s'ajoute. En
effet, l'objection qui précède semble procéder comme si le ralentissement se
produisait du fait qu'un mouvement s'ajoute à un autre mouvement, de sorte que
si ce mouvement ajouté par une résistance qui ralentit se trouvait supprimé, il
ne resterait que le mouvement naturel. Mais il n'en va pas de la sorte, dit-il,
puisque lorsque le mouvement se trouve ralenti, chaque partie du mouvement se
fait plus lentement, alors que ce n'est pas chaque partie d'une ligne qui
devient plus longue. Ensuite, il s'efforce de montrer comment le raisonnement
d'Aristote comporte nécessité. La vitesse ou la lenteur d'un mouvement, dit-il,
vient assurément de la proportion entre son moteur et son mobile; mais
nécessairement, le mobile résiste de quelque manière au moteur, comme un
patient est de quelque manière contraire à son agent. Pareille résistance peut
venir de trois sources: en premier, certes, de la position du mobile, car du
fait même que le moteur entend transporter le mobile à un lieu, celui-ci, du
fait de se trouver en un autre lieu, répugne à l'intention du moteur; en
second, de la nature du mobile, comme il apparaît dans les mouvements violents,
lorsque par exemple du lourd est projeté vers le haut; en troisième, de la part
du milieu. Ces trois sources agissent toutes ensemble comme une résistance
unique pour entraîner une cause unique de lenteur dans le mouvement. Quand donc
le mobile, regardé à part en ce qu'il diffère du moteur, est un être en acte,
on peut trouver une résistance du mobile au moteur soit de la part du mobile
seulement, comme il arrive dans les corps célestes, soit de la part du mobile
et du milieu en même temps, comme il arrive chez les corps animés qui sont
ici-bas. Mais chez les corps lourds et les corps légers, si l'on supprime ce
que le mobile tient du moteur, à savoir, la forme qui est principe de
mouvement, donnée par le générateur, qui est le moteur, il ne reste que la
matière, de la part de laquelle aucune résistance au moteur ne peut s'observer;
aussi ne reste-t-il, en ce qui concerne pareils corps, que la seule résistance
qui origine du milieu. Ainsi donc, pour les corps célestes, il y a différence
de vitesse seulement d'après la proportion du moteur au mobile; dans les corps
animés, par contre, il y en a une en même temps d'après la proportion du moteur
au mobile et à la résistance du milieu. Pour pareils corps, l'objection qui
précède fonctionnerait, que, si l'on supprime le ralentissement qui vient de la
résistance du milieu, on garderait encore une quantité déterminée de temps pour
le mouvement, selon la proportion du moteur au mobile. Mais pour les corps
lourds et les corps légers, il ne peut y avoir ralentissement de la vitesse que
selon la résistance du milieu; et c'est pour pareils corps que fonctionne le
raisonnement d'Aristote.
#536. — Cependant, cela est manifestement
tout à fait frivole. En premier, certes, parce que la quantité de
ralentissement ne va pas selon le mode de la quantité continue, de sorte qu'un
mouvement s'ajouterait à un mouvement, mais selon le mode de la quantité
intensive, comme lorsqu'une chose est plus blanche qu'une autre. Cependant, la
quantité de temps à partir de laquelle Aristote argumente va selon le mode de
42 la quantité continue et le temps se fait plus grand par addition de temps au
temps; aussi, si l'on enlève le temps qu'ajoute la résistance, on garde le
temps naturel de la vitesse. Ensuite, parce que, chez les corps lourds et les
corps légers, si l'on enlève la forme que donne le générateur, reste par
l'intelligence le corps quantifié, lequel, du fait même qu'il soit quantifié,
et se trouve dans une position opposée, présente de la résistance au moteur; on
ne peut en effet concevoir d'autre résistance à leurs moteurs chez les corps
célestes. Aussi, c'est même dans les corps lourds et les corps légers que le
raisonnement d'Aristote ne suivra pas, d'après ce qu'Averroès dit. C'est
pourquoi il est mieux et plus bref de répliquer que le raisonnement induit par
Aristote est un raisonnement voulu pour contredire une position, et non un
raisonnement absolument démonstratif. Ceux qui introduisaient du vide le
faisaient par ailleurs pour la raison de ne pas empêcher le mouvement. Ainsi,
d'après eux, la cause du mouvement venait d'un milieu qui ne résiste pas au
mouvement. C'est pourquoi, contre eux, Aristote argumente comme si toute la cause
de la vitesse et de la lenteur venait du milieu; comme il le montre aussi plus
haut (#521) avec évidence, en disant que si la nature est la cause du mouvement
des corps simples, on ne doit pas introduire de vide comme cause de leur
mouvement; par quoi il donne à comprendre que ces gens mettaient toute la cause
du mouvement du côté du milieu, et non de la nature du mobile.
#537. — Une seconde difficulté
contre le raisonnement qui précède est que si le milieu qui est plein résiste,
comme il le dit lui-même, il s'ensuit qu'il n'existe en ce milieu inférieur
aucun mouvement pur sans résistance, ce qui semble absurde. À cela le
Commentateur cité répond que la résistance qui vient du milieu, le mouvement
naturel des corps lourds et des corps légers la requiert, de sorte qu'il puisse
y avoir une résistance du mobile au moteur, au moins de la part du milieu. Mais
il vaut mieux répliquer que tout mouvement naturel part d'un lieu non naturel,
et tend à un lieu naturel. Aussi, tant qu'il s'approche de son lieu naturel, il
n'est pas absurde que quelque chose de non naturel lui soit associé. C'est peu
à peu, en effet, qu'il se retire de ce qui est contre sa nature, et qu'il tend
à ce qui s'accorde à sa nature; et pour cela, le mouvement naturel s'intensifie
vers la fin.
#538. — Une troisième objection
est que, comme dans les corps naturels, il y a une limite déterminée de rareté,
il ne semble pas qu'on doive admettre un corps de plus en plus raréfié en
rapport à n'importe quelle proportion d'un temps à un autre. Cependant, on doit
répliquer que ce qui concerne la rareté déterminée dans les corps naturels ne
vient pas de la nature du corps mobile en tant que mobile, mais de la nature
des formes déterminées, qui requièrent des raretés ou des densités déterminées.
Mais dans ce traité, on traite du corps mobile en commun; c'est pourquoi
Aristote se sert souvent dans ce traité, dans ses raisonnements, de certaines
notions qui sont fausses, à regarder les natures déterminées des corps, mais
possibles, à regarder la nature du corps en commun. Ou bien on peut dire qu'il
procède ici encore selon l'opinion des philosophes anciens, qui présentaient le
rare et le dense comme des principes formels premiers; selon eux, la rareté et
la densité pouvaient augmenter à l'infini, puisqu'elles ne suivaient pas
d'autres formes antérieures, selon l'exigence desquelles elles auraient été
déterminées.
#539. — Ensuite (215b12), il
montre qu'il n'existe pas de vide séparé, en partant de la vitesse et de la
lenteur du mouvement, pour autant qu'on doit en tirer toute la cause du côté du
mobile. Ce qu'on dit s'ensuit, dit-il, si on regarde la différence de vitesse
et de lenteur selon la supériorité que les mobiles qui se transportent
présentent entre eux. Nous observons en effet qu'à travers un égal espace
déterminé, se transporte plus vite ce qui présente un plus grand penchant sur
le plan de la gravité ou de la légèreté: qu'ils soient plus grands en quantité,
mais également lourds ou légers, ou qu'ils soient égaux en quantité, mais plus
lourds ou plus légers. Et cela, dis-je, s'ils se trouvent pareils quant à leurs
figures; en effet, un corps large se meut plus lentement, s'il manque de
lourdeur ou grandeur, qu'un corps de forme aiguë. C'est aussi selon la
proportion de lourdeur ou de grandeur que présentent entre elles les grandeurs
mues que varie la proportion de la vitesse. Il faudra aussi qu'il en soit ainsi
même si le mouvement a lieu à travers le vide, à savoir: le corps plus lourd ou
plus léger ou plus aigu se transporte plus vite à travers un milieu vide. Mais
cela ne peut pas se faire, car il n'y a pas moyen de donner une cause pour
laquelle un corps se transporterait plus vite qu'un autre. Si en effet un
mouvement se fait à travers un espace rempli par un corps, on peut donner la
cause de la vitesse plus grande ou moindre, selon l'une des causes qui
précèdent: cela est en effet parce que ce qui se meut, se trouvant plus grand,
divise le milieu plus vite 43 par sa force, ou par l'aptitude de sa figure, du
fait que l'aigu est plus pénétrant, ou à cause d'un penchant plus grand, dû à
son poids ou à sa légèreté, ou encore à cause de la violence de la résistance.
Le vide, lui, ne peut se diviser plus vite ou plus lentement; aussi s'ensuit-il
que toutes choses se mouvront d'une vitesse égale à travers le vide. Mais cela
apparaît manifestement impossible. Il appert donc, en partant de la vitesse du
mouvement, que le vide n'existe pas. On doit s'attendre, toutefois, dans le
processus de ce raisonnement, à une difficulté pareille à celle qui a lieu dans
le cas précédent. On semble en effet supposer que la différence de vitesse des
mouvements n'a lieu qu'à cause de la différence de division du milieu; comme,
cependant, il y a des vitesses différentes dans les corps célestes, où il n'y a
pas de milieu plein résistant qu'il faille diviser par le mouvement du corps
céleste. Mais on doit résoudre cette difficulté comme précédemment.
#540. — Enfin (216a21), il
conclut par manière d'épilogue qu'il devient manifeste avec ce qu'on a dit que,
si l'on soutient que du vide existe, il s'en produit le contraire de ce que
supposaient ceux qui approuvaient l'existence du vide. En effet, ceux-là
procédaient comme s'il ne se pouvait pas qu'il y ait du mouvement, s'il
n'existait pas de vide. Mais on a montré le contraire: à savoir, que s'il
existe du vide le mouvement n'existe pas. Ainsi donc, les philosophes cités
pensent que le vide est une espèce de chose discrète et séparée en elle-même, à
savoir, un espace qui a des dimensions séparées; et on pense qu'il y a
nécessairement de ce type de vide s'il y a du mouvement local. Mais admettre
ainsi du vide séparé est la même chose que dire que le lieu est un espace
distinct des corps, ce qui est impossible, comme on l'a montré plus haut
(#461-462) dans le traité du lieu.
(216a26-b21) 216a26 375. Même à le
regarder en lui-même, le vide en question apparaît comme vraiment vide. En
effet, si on met un cube dans l'eau, on déplacera autant d'eau qu'il y a de
cube; de même dans l'air, mais cela n'est pas évident à la sensation. Et toujours,
assurément, en tout corps susceptible de déplacement, ce déplacement
s'effectuera nécessairement dans la direction où il est de nature à se
déplacer, à moins qu'il ne se trouve comprimé. Ce sera vers le bas, si son
transport se fait vers le bas, comme pour la terre, vers le haut, si c'est du
feu, ou dans les deux sens, ou selon la nature de ce qu'on introduit. Dans le
vide, cependant, cela est impossible, car il n'est pas un corps. Alors,
semblerait-il, le même espace qui auparavant se trouvait dans le vide passait à
travers du cube, comme si l'eau ne se laissait pas déplacer par le cube de
bois, ni l'air, mais que tous deux se répandaient en lui. Pourtant, le cube a
autant de grandeur qu'en contient le vide. Et qu'il soit chaud ou froid, lourd
ou léger, il n'en est pas moins différent en essence de ses affections, même
s'il n'en n'est pas séparable; je veux dire la masse du cube de bois. Par
conséquent, même s'il existait séparément de toutes ses autres affections, et
qu'il ne soit ni lourd ni léger, il occuperait un vide égal et serait dans la
partie du lieu et du vide égale à lui. En quoi donc différera le corps du cube
du vide et du lieu égal à lui? Et, s'il en va ainsi de deux choses de la sorte,
pourquoi n'importe quel nombre de choses en nombre quelconque ne seraient-elles
pas aussi dans la même? C'est bien là un premier quelque chose d'absurde et
d'impossible. 216b12 376. En outre, il est manifeste que ce cube, même déplacé,
gardera ce qu'ont tous les autres corps. En conséquence, s'il ne diffère en
rien du lieu, pourquoi reconnaître aux corps un lieu en dehors de la masse de
chacun, si cette masse fait abstraction de ses affections? Car cela n'apporte
rien, s'il y a autour de lui un espace égal de la sorte. 216b17 377. En outre,
il faudrait montrer une chose comme le vide dans les choses qui se meuvent. Or,
on n'en trouve nulle part à l'intérieur du monde, car l'air est quelque chose,
même si cela ne paraît pas. L'eau non plus ne paraîtrait pas, si les poissons
étaient de fer, car c'est par le toucher que se fait le discernement de ce que
l'on touche. Qu'il n'existe donc pas de vide séparé, on le montre à partir de
ces raisonnements. 44
#541. — Ici, le Philosophe montre
qu'il n'existe pas de vide, en tirant ses raisonnements du vide même, sans
regard au mouvement. Cela, il le montre avec trois raisons. Même en regardant
le vide tout seul, sans le mouvement, dit-il donc en premier, il apparaîtra
encore que c'est ainsi qu'on a dit qu'il existe du vide, comme vraiment sonne
le mot vide. En effet, vide sonne comme quelque chose de vain et
qui n'existe pas; aussi, c'est vainement et sans raison ni vérité qu'on a dit
qu'il existe du vide. Cela, certes, il le montre comme suit. Si on met dans
l'eau un corps cubique, à six surfaces carrées c'est-à-dire, il faut qu'une
quantité d'eau aussi grande que la quantité que comporte le cube se retire de
son lieu. Et comme il en va de l'eau, ainsi en va-t-il aussi de l'air, bien que
ce ne soit pas aussi manifeste, du fait que l'eau est plus sensible que l'air.
Pour la même raison, donc, chaque fois qu'une chose est mise dans un corps qui
est de nature à se déplacer dans une direction, il est nécessaire, à moins que
leurs parties ne s'unissent les unes aux autres par condensation ou
pénétration, qu'il se déplace. Par exemple, c'est sous la condition d'un corps
qui cède, s'il dispose d'une sortie libre; ainsi, un corps lourd, comme la
terre, cède vers le bas, et un corps léger, comme le feu, cède vers le haut, et
le corps qui est lourd en rapport à l'un et léger en rapport à l'autre, cède
dans les deux directions, comme l'air et l'eau. Ou bien le corps cède selon la
condition du corps introduit en lui, si ce corps qui cède se trouve contracté
par le corps introduit en lui, de sorte qu'il ne puisse se mouvoir selon sa
propre exigence, mais doive se plier à l'exigence du corps introduit en lui.
Universellement, cependant, il reste vrai qu'un corps cède nécessairement
autant qu'un autre corps est introduit en lui, de sorte que deux corps ne
soient pas ensemble. Mais cela ne peut se dire du vide, qu'il cède au corps
introduit en lui, parce que le vide n'est pas un corps; or tout ce qui est mû
de quelque manière est un corps. Mais s'il y a un espace vide, et qu'un corps
soit mis dans cet espace, il faut que le corps qui y est mis traverse cet
espace, qui d'abord était vide, et aboutisse donc à exister conjointement avec
lui. Comme si l'eau ne cédait pas au cube de bois, ni l'air, mais que ces corps
traversent le corps cubique de bois, de sorte que l'air et l'eau pénètrent le
corps cubique même et existent conjointement avec lui. Mais cela est
impossible, qu'un corps cubique de bois existe conjointement avec un espace
vide. C'est que le corps cubique de bois a autant de grandeur qu'en a le vide,
qu'on suppose être un espace avec dimensions privé de corps sensible.
Maintenant, le corps de bois cubique est chaud ou froid, ou lourd ou léger;
néanmoins, ce corps cubique est lui-même, quant à sa notion, autre chose que
toutes ses affections sensibles éventuelles, même s'il n'en est pas séparable
en réalité. Cela qui, quant à sa notion, est différent de ses affections est le
corps même du cube de bois, c'est-à-dire concerne sa corporéité. Si donc on
séparait ce corps de tout ce qui diffère de lui en notion, de sorte que ce ne soit
ni du lourd ni du léger, il reste ce qui contient ou occupe d'espace quelque
chose d'égal à lui. Et ainsi, dans cette même partie égale à lui, c'est-à-dire
la partie du lieu et du vide, il y aura en même temps le corps du cube de bois.
Ceci supposé, il ne semble pas qu'on puisse fournir une différence entre le
corps du cube et les dimensions du lieu ou du vide. En effet, comme les
dimensions du lieu ou du vide sont sans qualités sensibles, de même aussi les
dimensions du corps cubique, au moins quant à sa notion, sont autre chose que
des affections de la sorte. Or deux grandeurs d'égale quantité ne peuvent
différer sinon par leur position. Car on ne peut pas imaginer que telle ligne
soit autre que telle autre égale à elle, sinon en tant qu'on imagine l'une dans
une position et l'autre dans une autre. Aussi, si on met deux grandeurs
ensemble, il ne semble pas qu'elles puissent avoir de différence: et ainsi, si
deux corps de dimensions égales sont ensemble, qu'ils s'accompagnent
d'affections sensibles ou non, il s'ensuit que deux corps en soient un seul. Ou
bien encore, si un corps cubique et un espace qui est un lieu ou un vide
demeurent deux et sont ensemble, on ne peut donner de raison pourquoi n'importe
quels autres corps ne pourraient être ensemble dans le même. Et ainsi, comme le
corps cubique est conjointement avec l'espace du lieu ou du vide, de même aussi
encore un autre troisième ou même un quatrième corps pourront être
conjointement avec l'un et l'autre, ce qui est impossible. En effet, on ne peut
dire qu'un autre corps sensible ne puisse être conjointement avec un corps
cubique de bois à cause de leur matière, car le lieu n'est pas dû au corps en
raison de sa matière, mais selon que la matière est contenue sous des
dimensions. Aussi, que deux 45 corps ne puissent être ensemble ne tient pas à
la matière ou aux affections sensibles, mais seulement aux dimensions, entre
lesquelles il ne peut y avoir de diversité si elles sont égales, sinon quant à
leur position, comme on a dit. Aussi, étant donné que les dimensions sont dans
un espace vide de la même façon que dans un corps sensible, et que deux corps
sensibles ne peuvent être ensemble, de même un corps sensible ne peut non plus
être conjointement avec un espace vide. Cela donc, que deux corps soient ensemble,
est une absurdité et un impossible qui s'ensuit de la position qui précède.
#542. — Il présente ensuite son
second raisonnement (216b12). Il est manifeste, dit-il, que le cube qui est
déplacé et mis dans un espace vide a cela qu'ont tous les autres corps, à
savoir, des dimensions. Si donc les dimensions du corps cubique ne diffèrent
pas des dimensions du lieu quant à leur notion, pourquoi faut-il faire un lieu
aux corps en dehors du corps propre de chacun, si le lieu n'est rien d'autre
qu'un corps impassible, c'est-à-dire sans affections sensibles? Du fait, en
effet, que le corps a ses propres dimensions, il ne semble nécessaire en rien
qu'on mette autour de lui les autres dimensions d'un espace égal à ses
dimensions à lui. Il s'ensuit donc, si on admet du vide ou qu'un lieu soit un
espace séparé, qu'il n'est pas nécessaire que les corps soient dans un lieu.
#543. — Il présente ensuite son
troisième raisonnement (216b17). S'il y avait du vide, dit-il, il faudrait que
ce soit manifesté dans ce qui se meut. Mais jamais n'apparaît de vide dans le
monde, car ce qui est plein d'air, qui paraît vide, n'est pas vide. L'air, en
effet, est quelque chose, bien que ce ne soit pas perçu par la vue. Car même si
les poissons étaient de fer et avaient une apparence semblable à l'eau, l'eau
ne pourrait se discerner d'eux par la vue; mais il ne s'ensuivrait pas
cependant pas que l'eau n'existe pas, ou même que les poissons n'existent pas.
Car c'est non seulement par la vue, mais aussi par le toucher qu'on distingue
ce qu'on touche. Et ainsi il appert que l'air soit quelque chose, car on
perçoit avec le toucher qu'il est chaud ou froid. Avec ces raisons, il apparaît
que le vide n'existe pas à titre d'espace séparé, ni en ce monde ni en dehors
de ce monde.
(216b22-217b28) 216b22 378. Il y a des
gens qui pensent que, grâce au rare et au dense, il est évident qu'il existe du
vide. Car s'il n'y a pas de rare et de dense, il n'y a pas non plus possibilité
de se resserrer et de se tasser. Et si cela ne se fait pas, ou bien il n'y aura
pas du tout de mouvement, ou bien le tout ondulera46, comme dit Xouthos, ou
bien l'air et l'eau se transformeront toujours à égalité. Je veux dire que si,
par exemple, à partir d'une coupe d'eau se produit de l'air, simultanément à partir
d'une quantité égale d'air se produira autant d'eau; ou alors il y a
nécessairement du vide, car il n'est pas possible, autrement, de se comprimer
et de s'étendre. 216b30 379. Certes, si on appelle rare ce qui comporte
beaucoup de vides séparés, il devient manifeste que, s'il n'est pas possible
que du vide existe séparément, comme ce ne l'est pas non plus qu'un lieu ait
son espace propre, le rare ne peut pas non plus exister de cette façon. 216b33
380. Cependant, s'il ne s'agit pas que du vide existe séparément, mais que
néanmoins il y en ait à l'intérieur, cela est moins impossible. Il s'ensuit
toutefois d'abord que le vide n'est pas cause de tout mouvement, mais seulement
de celui vers le haut, car le rare est léger; c'est pourquoi on dit que le feu
est rare. 217a1 381. Ensuite, le vide ne sera pas cause du mouvement comme ce
en quoi il a lieu; le vide portera vers le haut plutôt à la façon des outres:
celles-ci, du fait de se porter elles-mêmes vers le haut, y entraînent ce qui
est en continuité avec elles. Quoi qu'il en soit, comment peut-il y avoir
transport du vide ou lieu du vide? Se produit-il un vide pour le vide, vers
lequel il se transporte. 217a5 382. En outre, comment rend-on compte, pour le
lourd, qu'il se transporte vers le bas? 217a6 383. Il est évident aussi que, si
on se transporte vers le haut en proportion de ce qu'on est plus rare et plus
vide, on s'y transportera au plus vite, si on est tout à fait vide. Mais sans
doute est-il même 46Jtl`md¤.
Le mouvement de chaque partie de l'univers se répercutera comme des ondes dans
tout l'univers; tout l'univers se mouvra en tout mouvement. 46 impossible que
cela se meuve. C'est le même raisonnement qui, comme il concluait que dans le
vide tout est immobile, conclut aussi que le vide est immobile; en effet, les
vitesses ne se comparent pas. 217a10 384. Comme donc nous n'admettons pas qu'il
existe du vide, le reste fait vraiment difficulté, à savoir, qu'il n'y aura pas
de mouvement, s'il n'y a pas de condensation et de raréfaction, ou que le ciel ondulera,
ou que l'air sortira de l'eau et l'eau de l'air toujours à égalité. Il est
évident, en effet, que davantage d'air se produit à partir de l'eau.
Nécessairement, donc, s'il n'y a pas tassement, ou bien ce qu'on pousse fait
onduler jusqu'à l'extrémité, ou bien, quelque part ailleurs, une égale quantité
d'air se transforme en eau, pour que toute la masse du tout reste égale, ou
bien rien ne se meut. C'est ce qui arrivera toujours, en effet, dès qu'on se
déplace, à moins qu'on ne se meuve en cercle. Mais le transport ne se fait pas
toujours en cercle; bien au contraire, il se fait aussi en ligne droite. C'est
assurément pour ces raisons qu'ils affirment qu'il existe du vide. 217a20 385.
Quant à nous, au contraire, nous soutenons, à partir des principes établis,
qu'il n'y a qu'une matière pour les contraires, pour le chaud et le froid, et
pour les autres contrariétés naturelles. C'est de ce qui est en puissance
qu'est issu ce qui est en acte, et leur matière n'existe pas séparément d'eux,
bien qu'elle en diffère en essence; elle est une numériquement, qu'elle soit
celle de la couleur et du chaud et du froid. 217a25 386. De même aussi, la
matière d'un corps, qu'il soit grand qu'il soit petit, c'est la même.
D'ailleurs, cela est évident. En effet, quand d'eau se produit de l'air, c'est
la même matière qui se transforme, sans rien recevoir d'autre; plutôt, ce
qu'elle était en puissance elle le devient en acte. Et à rebours, l'eau est
issue de l'air de la même manière. On va tantôt de la petitesse vers la grandeur,
tantôt de la grandeur vers la petitesse. Il en va pareillement, donc, quand
l'air passe d'une grande masse à une moindre ou d'une moindre à une plus
grande: sa matière, s'y trouvant en puissance, devient l'un et l'autre. 217a33
387. En effet, c'est la même matière qui passe du froid au chaud, et du chaud
au froid, parce qu'elle y était en puissance; c'est de même aussi qu'on passe
du chaud au plus chaud, sans que rien dans la matière ne devienne chaud, qui
n'était pas déjà chaud, quand c'était moins chaud. De même encore, si la
circonférence et la courbure d'un cercle plus grand devient celle d'un cercle
plus petit, que ce soit la même ou une autre, rien ne devient courbe qui n'ait
point été courbe, mais droit. En effet, ce n'est pas du fait qu'il en manque
qu'on a le moins ou le plus. On ne peut pas non plus concevoir une quantité de
la flamme où ne se trouve pas et chaleur et blancheur. C'est donc ainsi que la
chaleur antérieure se rapporte à la postérieure. Par conséquent, la grandeur et
la petitesse d'une masse sensible ne s'accroît pas du fait que la matière
accueille autre chose, mais parce que la matière est en puissance l'un et
l'autre. C'est en conséquence la même chose qui est dense et rare, et leur
matière est unique. 217b11 388. Par ailleurs, le dense est lourd, et le rare
léger. [En outre, la circonférence du cercle, réduite, ne reçoit pas une
nouvelle concavité; plutôt, c'est celle qu'elle avait qui s'est trouvée
réduite; tout ce qu'on prendra de feu, aussi, sera chaud; de même encore, c'est
le tout de la même matière qui se réduit et s'étend.]47 Car ces deux-là
appartiennent respectivement aux deux autres, au dense et au rare; le lourd et
le dur, en effet, paraissent denses, et leurs contraires rares, le léger et le
mou. Toutefois, le lourd et le dur présentent une discordance en ce qui
concerne le plomb et le fer. 217b20 389. Avec ce qu'on a dit, il devient
manifeste qu'il n'existe pas de vide: ni séparé — ni absolument, ni dans le
rare —, ni en puissance, à moins qu'on ne veuille de toute façon appeler vide
la cause du transport. Alors, le vide, ce serait la matière du lourd et du
léger, comme telle. En effet, c'est le dense et le rare qui, en raison de leur
contrariété, sont les agents du transport: en raison de leur dureté et mollesse
respective, ils entraînent l'affection et son absence, et donc non le transport
mais plutôt l'altération. Pour le vide, comment il existe et comment il
n'existe pas, voilà la manière d'en traiter.
#544. — Le Philosophe a montré
qu'il n'existe pas de vide séparé; ici, il montre qu'il n'existe pas de vide
intégré aux corps. À ce propos, il développe trois points: en premier, il
présente le raisonnement de 47Le passage entre crochets, omis dans certains
manuscrits, répète un argument donné un peu plus haut et interromp un nouvel
argument. 47 ceux qui admettent du vide de cette façon; en second (216b30), il
réprouve leur position; en troisième (217a11), il résout leur raisonnement.
#545. — Il y a eu des
philosophes, dit-il donc en premier, qui ont pensé qu'il y a du vide dans les
corps, en tirant leur raisonnement du rare et du dense. Il leur semblait, en
effet, que la raréfaction et la condensation se faisait en raison du vide
intrinsèque aux corps. S'il n'y avait pas ainsi du rare et du dense, disaient-ils,
il serait pas possible que les parties d'un corps s'unissent, c'est-à-dire se
pénètrent les unes les autres, et qu'un corps se tasse, c'est-à-dire se
comprime par condensation. S'il n'en allait pas ainsi, ils réduisaient à
l'absurde tant le mouvement local que le mouvement de la génération et de la
corruption, ou même de l'altération. Le mouvement local, parce qu'il faudra
dire ou bien qu'il n'y a pas de mouvement du tout, ou bien que tout l'univers
se meut d'un seul mouvement, comme le disait le philosophe Xouthos. La raison
en est que si un corps se meut localement, il s'amène à un lieu déjà rempli par
un autre corps; il faut donc que ce corps soit expulsé de là, et qu'il cherche
un autre lieu, et que le corps qui se trouve là s'en aille encore ailleurs. À
moins qu'il se fasse une condensation des corps, il faudra que tous les corps
se meuvent. La génération ou de l'altération, par ailleurs, car il s'ensuit
cette absurdité qu'il se produise toujours un changement égal d'air en eau et
d'eau en air. Par exemple, si, à partir de l'eau d'une coupe, de l'air se
trouve produit, il faut que, d'autant d'air qu'il y en a eu de produit, de
l'eau se trouve produite ailleurs. La raison en est que la quantité de l'air
est plus grande que celle de l'eau à partir de laquelle il a été produit. L'air
produit occupe donc un lieu plus grand que l'eau dont il a été produit. Aussi
faut-il que ou bien tout le corps de l'univers occupe un lieu plus grand, ou
bien qu'ailleurs autant d'air se trouve converti en eau. Ou bien il faut dire
qu'il y a du vide à l'intérieur des corps, pour qu'il se fasse une condensation
des corps. C'est qu'on ne pensait pas que les corps pourraient se condenser et
se raréfier autrement que grâce à du vide qui existerait en eux.
#546. — Ensuite (216b30), il
détruit la position qui précède: en premier, d'après une interprétation; en
second (216b33), d'après une autre. Ceux qui soutiennent qu'il existe du vide
dans les corps, dit-il donc en premier, peuvent le comprendre de deux manières.
D'une manière, qu'en chaque corps il y a comme des trous vides très nombreux
placés à part d'autres parties, pleines, comme on peut observer dans les
éponges, dans la pierre ponce ou dans autre chose de la sorte. De l'autre
manière, que le vide ne se trouve pas placé à part des autres parties du corps;
par exemple, si nous disons que les dimensions, dont ils disaient que c'était
le vide, pénètrent toutes les parties du corps. Si toutefois c'est de la
première manière qu'ils disent qu'il y a du vide dans les corps, la réfutation
en appert de ce qu'on a dit (Leçons 11 à 13). Par le raisonnement utilisé là,
on a montré qu'il n'existe pas de vide séparé en dehors des corps, ni de lieu
qui ait pareil espace propre en dehors des dimensions des corps; par le même
raisonnement, on prouver qu'il n'existe pas de corps rare de cette manière
qu'il ait à l'intérieur de lui des espaces vides distincts des autres parties
du corps.
#547. — Ensuite (216b33), il
réfute la position qui précède quant à sa seconde interprétation, avec quatre
raisonnements. Si le vide, dit-il donc, n'est pas dans les corps à la manière
de quelque chose de séparable et de distinct des autres parties, mais que
plutôt il existe du vide dans les corps, cela est moins impossible. En effet,
les absurdités dénoncées plus haut contre le vide séparé ne s'ensuivent plus.
Cependant, il s'ensuit aussi des absurdités à cela. En premier, certes, que le
vide ne sera pas cause de tout mouvement local, comme ils l'entendaient, mais
seulement du mouvement qui va vers le haut. En effet, le vide, d'après eux, est
la cause de la rareté, et le rare se trouve à être léger, comme il appert dans
le feu; or le léger est ce qui se meut vers le haut; aussi, le vide sera cause
seulement du mouvement vers le haut.
#548. — Il présente ensuite son
second raisonnement (217a1). D'après ceux qui admettent du vide dans les corps,
dit-il, le vide est la cause du mouvement non pas comme ce en quoi une chose se
meut, ainsi que prétendaient que le vide était la cause du mouvement ceux qui
disaient que le vide est un espace séparé. Plutôt, ils prétendent que le vide
est la cause du mouvement de cette manière que le vide intrinsèque même
transporte les corps; à la manière, par exemple, dont des outres gonflées, du
fait de se porter elles-mêmes vers le haut à cause de leur légèreté, entraînent
vers le haut tout ce qui est en continuité avec elles. Ce serait ainsi que le
vide intégré aux corps transporterait avec lui le corps dans lequel il est.
Mais cela est manifestement impossible. En effet, il faudrait alors que le vide
se meuve, et qu'il existe 48 un lieu pour le vide; et comme le vide et le lieu
sont la même chose, il s'ensuivra qu'au vide intérieur corresponde un vide
extérieur vers lequel il se porte, ce qui est impossible.
#549. — Il présente ensuite son
troisième raisonnement (217a5). Si, du mouvement vers le haut, dit-il, la cause
est le vide, qui porte le corps vers le haut, comme il n'y a rien à fournir qui
porte le corps vers le bas, on ne pourra pas expliquer pourquoi les choses
lourdes se portent vers le bas.
#550. — Il présente ensuite son
quatrième raisonnement (217a6). Si le rare cause le mouvement vers le haut à
cause de sa vacuité, dit-il, il faudra qu'autant un corps est plus rare et plus
vide, il se porte plus vite vers le haut; et que, s'il se trouve tout à fait
vide, il s'y porte au plus vite. Mais cela est impossible, parce que ce qui est
tout à fait vide ne peut pas se mouvoir, pour la même raison pour laquelle on a
montré plus haut que dans l'espace vide il ne peut y avoir de mouvement. Car on
ne pourrait comparer les vitesses du vide et du plein, ni du côté de l'espace,
ni du côté du mobile, d'après une proportion déterminée, du fait que du plein
au vide il n'existe aucune proportion. Le vide ne peut donc pas être cause du
mouvement vers le haut.
#551. — Ensuite (217a10), il
résout le raisonnement proposé. Et d'abord il le répète, en l'expliquant
davantage; en second (217a21), il le résout. Comme nous n'admettons pas qu'il
existe du vide, ni dans les corps ni en dehors, il faut résoudre ce que les
autres ont présenté, parce qu'ils apportent vraiment de la difficulté. D'abord
du côté du mouvement local. En effet, ou bien il n'y aura pas du tout de
mouvement local, s'il n'y a ni rareté ni densité, car on ne comprenait ces
qualités qu'en dépendance du vide; ou bien il faudra dire qu'au mouvement de
n'importe quel corps le ciel même, ou quelqu'une de ses parties, se porte lui
aussi vers le haut, ce qu'on appelle une perturbation du ciel. Ou encore, du
côté de la génération et de la corruption, il faudra que toujours une eau égale
se trouve produite à partir d'air, et ailleurs de l'air à égalité à partir
d'eau; car si plus d'air que d'eau se trouve produit, nécessairement, en
l'absence de condensation, laquelle on ne croyait pas possible sans vide, ou
bien le corps qu'on tient pour le dernier selon l'opinion commune, à savoir, le
corps céleste, se trouvera repoussé par l'abondance des corps inférieurs, ou
bien ailleurs, en un lieu quelconque autant d'air se convertira en eau, pour
que le corps entier de l'univers se trouve toujours égal. Mais comme à ce qu'il
avait dit du mouvement local, on pourrait d'une certaine manière objecter, il
le répète encore une fois pour exclure cela. Ou bien, dit-il, rien ne se meut,
car, d'après ce qui précède, il se produira un bouleversement de tout le ciel,
quoi que ce soit qui change. Mais cela est vrai, si on ne comprend pas que le
mouvement se fait en cercle; de sorte par exemple que A se meut au lieu B et B
au lieu C et C au lieu D et enfin D au lieu A. De cette façon, en effet, en
supposant un transport circulaire, tout l'univers ne sera pas nécessairement
perturbé du fait d'un seul mouvement. Cependant, nous n'observons pas que tout
changement de lieu des corps naturels se fasse en cercle; au contraire, beaucoup
sont en ligne droite. Aussi, il s'ensuivra encore la perturbation du ciel, si
on ne suppose pas de condensation et de vide. C'est là la raison, donc, pour
laquelle certains soutenaient qu'il existe du vide.
#552. — Ensuite (217a20), il
résout le raisonnement proposé. Or toute la force du raisonnement proposé
consiste en ce que la raréfaction et la condensation se fasse par le vide.
Aussi Aristote objecte-t-il ici en montrant qu'il est possible de se raréfier
et de se condenser sans vide. En premier, il montre son propos; en second
(217b20), il induit la conclusion principalement recherchée. Sur le premier
point, il en développe trois autres: en premier, il manifeste son propos avec
un raisonnement; en second (217a32), avec des exemples; en troisième (217b11),
avec des effets du rare et du dense. Sur le premier point, il en développe deux
autres: en premier, il fait précéder certaines notions nécessaires au propos;
en second (217a25), il prouve son propos.
#553. — Il présente d'abord
quatre notions qu'il tire des sujets, c'est-à-dire de ce qu'on suppose en
science naturelle; ce sont des notions manifestées aussi au premier livre de ce
traité (Leçons 12ss.). La première en est qu'il y a une matière unique pour les
contraires, comme pour le chaud et le froid, ou pour n'importe quelle autre
contrariété naturelle; car les contraires sont de nature à se produire à propos
du même sujet. La seconde en est que tout ce qui est en acte se produit
nécessairement à partir de ce qui est en puissance. La troisième en est que la
matière n'est pas séparable des contraires, de manière à exister sans eux;
cependant, quant à sa notion, la matière est autre chose que les contraires. La
quatrième en est 49 que la matière, du fait qu'elle se trouve à tel moment sous
un contraire et ensuite sous un autre n'est pas d'abord une chose ensuite une
autre, mais la même numériquement.
#554. — Ensuite (217a25), il
montre son propos, à partir de ce qui précède, comme suit. La matière des
contraires est la même numériquement; or le grand et le petit sont des
contraires en ce qui concerne la quantité; donc, la matière du grand et du
petit est la même numériquement. Cela est manifeste dans la transformation
substantielle. Lorsque, en effet, de l'air est produit à partir d'eau, la même
matière qui, d'abord, servait de sujet à l'eau vient à servir de sujet à l'air,
sans qu'on ait à admettre quelque chose qui n'était pas là auparavant; plutôt,
quelque chose qui se trouvait auparavant en puissance dans la matière se trouve
réduit en acte. Il en va pareillement quand, à l'inverse, à partir d'air se
trouve produit de l'eau. Mais il y a cette différence que, lorsque de l'air se
trouve produit à partir d'eau, le changement se fait du petit au grand, car la
quantité d'air produit est plus grande que celle de l'eau dont il est produit,
tandis que, lorsque de l'eau est produit à partir d'air, le changement se fait
à l'inverse, de la grandeur à la petitesse. Quand donc l'air, dont il y a
beaucoup, se trouve réduit à une quantité plus petite par condensation, ou
d'une petite à une grande quantité par raréfaction, ce qui devient l'un et
l'autre en acte, à savoir grand et petit, c'est aussi la même matière qui se
trouvait d'abord en puissance aux deux. La condensation, donc, ne se fait pas
du fait que d'autres parties arrivent et s'introduisent; ou bien la raréfaction
du fait que des parties inhérentes se trouvent extraites, comme le pensaient
ceux qui admettent du vide entre les corps; mais du fait que la matière de ces
parties reçoit tantôt une plus grande, tantôt une plus petite quantité. Par
conséquent, se raréfier n'est rien d'autre que le fait que la matière reçoive
de plus grandes dimensions par réduction de puissance à l'acte, et se
condenser, l'inverse. De même que, par ailleurs, la matière est en puissance à
des formes déterminées, de même aussi elle est en puissance à une quantité
déterminée. C'est pourquoi la raréfaction et la condensation ne procède pas
dans les choses naturelles à l'infini.
#555. — Ensuite (217a33), il
manifeste la même chose avec des exemples. Comme la raréfaction et la
condensation appartient au mouvement d'altération, il donne en exemples
d'autres altérations. La même matière passe du froid au chaud et du chaud au
froid en raison de ce que l'un et l'autre d'entre eux était en puissance dans
cette matière. De même aussi, encore, une chose passe du chaud au plus chaud
non pas à cause de ce qu'une partie de sa matière devienne chaude, qui n'était
pas chaude avant, puisqu'elle était moins chaude; mais parce que toute la
matière est réduite en l'acte d'un plus ou moins chaud. Il apporte un autre
exemple à propos de la qualité en relation avec la quantité. Si la
circonférence et la courbure48 d'un cercle plus grand, dit-il, est restreinte à
un cercle plus petit, il est manifeste qu'elle devient plus courbe; non
cependant pour la raison que son circuit, c'est-à-dire sa courbure, se soit
faite dans une partie qui d'abord n'ait pas été courbe mais droite; plutôt, du
fait que ce qui auparavant était moins courbe se trouve davantage courbé. En
effet, dans des altérations de la sorte, une chose ne devient pas plus ou moins
du fait de manquer de quoi que ce soit, c'est-à-dire par soustraction, ni non
plus par addition; mais par la transformation d'une seule et même chose qui de
parfaite devient imparfaite, ou l'inverse. Et cela appert du fait qu'en ce qui
est absolument et uniformément d'une manière, on ne peut trouver une partie qui
aille sans cette qualité; par exemple, il n'est pas possible de prendre dans
une étincelle49 de feu une partie dans laquelle il n'y ait pas de chaleur et de
blancheur, c'est-à-dire d'éclat. Ainsi donc, la chaleur antérieure advient
aussi à la postérieure sans qu'une partie qui n'était pas chaude ait à devenir
chaude; le fait est plutôt que ce qui était moins chaud devienne plus chaud.
Pour les mêmes raisons, la grandeur et la petitesse d'un corps sensible ne
s'étend ou ne s'amplifie pas en raréfaction et condensation du fait que la
matière reçoive quelque chose de surajouté; c'est plutôt que la matière, qui
auparavant se trouvait en puissance au grand et au petit, se transforme de l'un
à l'autre. 48Convexitas. JtqsÔsgv signifie la courbure en général et, par extension, la
convexité. Aristote pense à la courbure en général, mais comme Moerbeke traduit
par convexitas, saint Thomas doit faire le chemin inverse et entendre convexitas
comme signifiant par extension la courbure. Même gymnastique, dans la
deuxième partie de la phrase, avec s. jtqsÔm, le caractère courbe, que Moerbeke traduit ambitus,
circuit, et que saint Thomas doit rétablir au sens de courbure en
général. 49Moerbeke traduit ekÔi, flamme, par scintilla, étincelle. 50
C'est pourquoi le rare et le dense ne se fait pas par addition de parties qui
se compénètrent ou par leur soustraction, mais du fait qu'il n'y a qu'une
matière pour le rare et le dense.
#556. — Ensuite (217b11), il
manifeste son propos par les effets du rare et du dense. En effet, à partir de
la différence de rareté et de densité s'ensuit une différence d'autres
qualités, à savoir, du lourd et du léger, du dur et du mou. Il appert ainsi que
le rare et le dense diversifient les qualités, non les quantités. À la rareté,
dit-il donc, s'ensuit la légèreté, et à la densité s'ensuit la lourdeur. C'est
raisonnable, car le rare vient de ce que la matière reçoit des dimensions plus
grandes, tandis que le dense vient de ce que la matière reçoit des dimensions
plus petites: ainsi, si on reçoit des corps d'égale quantité, l'un rare et
l'autre dense, le dense a plus de matière. On a dit plus haut, au traité du lieu,
que le corps contenu se compare au contenant comme la matière à la forme;
ainsi, le lourd, qui tend vers le milieu contenu, est raisonnablement plus
dense, ayant plus de matière. De même donc que la circonférence du cercle plus
grand, réduite à un cercle plus petit, ne reçoit pas la concavité50 dans une
partie à elle, dans laquelle elle n'était pas avant, mais que ce qui était déjà
concave avant se trouve réduit à une plus grande concavité; et de même que
n'importe quelle partie du feu que quelqu'un a pris est chaude; de même aussi,
tout le corps devient rare et dense par conduction, c'est-à-dire par
contraction et par distension d'une seule et même matière selon laquelle il est
mû à une plus grande ou moindre dimension. Et cela appert par ce qui découle du
rare et du dense, qui sont des qualités. En effet, au dense s'ensuit le lourd
et le dur. La raison du lourd est fournie, mais celle du dur est manifeste:
parce qu'on appelle dur ce qui résiste davantage à la poussée ou à la division;
ce qui a plus de matière est moins divisible, parce qu'il obéit moins à
l'agent, du fait qu'il est plus éloigné de l'acte. À l'inverse, par ailleurs,
au rare s'ensuit le léger et le mou. Mais le lourd et le dur discordent en
certains cas, comme pour le fer et le plomb: en effet, le plomb est plus lourd,
mais le fer est plus dur. La raison en est que le plomb comporte plus de terre,
tandis que ce qu'il y a d'eau en lui est plus imparfaitement congelé et
partagé.
#557. — Ensuite (217b20), il
conclut son propos principal. Il est manifeste, dit-il, à partir de ce qu'on a
dit, que le vide n'est pas un espace séparé, ni n'existe absolument en dehors
du corps; ni qu'il existe dans le rare comme des trous vides; ni même n'existe
en puissance dans le corps rare, selon l'idée de ceux qui ne posaient pas du
vide qui, dans les corps, soit séparé du plein. Et ainsi, il n'y a de vide
d'aucune façon, sauf si peut-être on voulait appeler vide une matière qui de
quelque façon est cause de lourdeur et de légèreté et ainsi est cause de
mouvement local. En effet, le dense et le rare sont cause du mouvement selon la
contrariété du lourd et du léger; mais selon la contrariété du dur et du mou,
ils sont cause du passible et de l'impassible; car est mou ce qui souffre
facilement la division, tandis que le dur c'est l'inverse, comme on l'a dit.
Cela, cependant, n'appartient pas au changement de lieu, mais plutôt à
l'altération. Et ainsi, conclut-il, on a traité du vide, comment il existe, et
comment il n'existe pas.
0 (217b29-218a31) 217b29
390. En suite ce qui précède, il y a lieu de s'approcher du temps. Il convient
d'abord de soulever les difficultés qui le concernent et d'examiner, avec des
raisonnements extrinsèques51, s'il relève de l'être ou du non-être, puis quelle
est sa nature. 217b32 391. Que d'abord il n'existe ou bien absolument pas, ou
bien qu'avec peine et obscurément, on pourrait le soupçonner d'après ce qui
suit. En partie, il est passé et n'est plus, en partie, il doit être et n'est
50Concavitatem traduit s. jnhkÔm, le caractère concave, par lequel Aristote
signifie par extension la courbure en général, comme il le fait auparavant avec
un mot qui a aussi le sens de convexe. 51 ÇDiusdqhj¡Öm. C'est-à-dire des
raisonnements dialectiques, dont les principes se tirent de l'extérieur de la chose
examinée, non d'une évidence sur son essence. 51 pas encore; c'est là ce dont
se compose le temps à la fois infini et sans cesse repris. Or, ce qui se
compose de non-êtres, il semblerait bien impossible qu'il participe à
l'essence52. 218a2 392. En plus de cela, toujours, si quelque chose de
divisible existe, nécessairement, quand il existe, toutes ou quelques-unes de
ses parties existent. Or, celles du temps sont les unes passées, les autres à
venir; aucune n'existe, alors que le temps est pourtant quelque chose de
divisible. L'instant, quant à lui, n'en est pas une partie; la partie, en
effet, est une mesure et le tout doit se composer de ses parties, tandis que le
temps, semble-t-il bien, ne se compose pas de ses instants. 218a3 393. En
outre, l'instant, qui paraît définir le passé et le futur, demeure-t-il
toujours un et le même, ou est-il sans cesse différent? Ce n'est pas facile à
voir. 218a11 394. Mettons, en effet, qu'il soit sans cesse différent. Pour ce
qui existe dans le temps, toutefois, aucune de ces parties sans cesse autres ne
coexiste avec aucune autre, si ce n'est qu'elle la contienne, et que l'autre
soit contenue par elle, comme le temps moindre par le plus grand. Par ailleurs,
ce qui actuellement n'est pas, mais a été auparavant, doit nécessairement avoir
été détruit à un moment. Aussi, les instants ne coexisteront pas les uns avec
les autres, et le précédent aura nécessairement toujours été détruit. Non pas
en lui-même, pourtant: impossible du fait qu'il soit à ce moment; mais il ne se
peut pas que l'instant antérieur soit détruit en un autre instant. Admettons-le
donc, il est impossible que les instants se suivent entre eux, comme un point
ne peut en suivre un autre. Si donc l'instant antérieur n'est pas détruit dans
l'instant qui le suit, mais dans un autre, il coexisterait avec l'infinité des
instants intermédiaires. Mais c'est impossible. 218a21 395. Par contre, ce
n'est pas possible non plus que l'instant demeure toujours le même. En effet,
il n'y a de limite unique pour aucune chose divisible limitée, que cette
dernière se continue dans une seule direction ou plus. Or l'instant est une
limite et il est possible de prendre un temps limité. 218a25 396. En outre,
supposément, le fait de coexister quant au temps et de n'être ni antérieur ni
postérieur consiste dans le fait d'être dans le même, c'est-à-dire dans le même
instant. Si donc ce qui est antérieur et ce qui est postérieur est dans tel
instant, les événements de dix mille ans coexisteront avec ceux d'aujourd'hui,
et rien ne sera plus antérieur ni postérieur à rien. Pour ce qu'on lui
attribue, voilà donc autant de difficultés soulevées.
#558. — Après avoir traité du
lieu et du vide, le Philosophe traite maintenant du temps. En premier, il dit
sur quoi porte son intention, et dans quel ordre on doit y procéder; en second
(217b32), il poursuit son propos. Vient en suite de ce qui précède, dit-il donc
en premier, de s'approcher du temps; et par là, il désigne la difficulté
de pareille considération. Comme pour ce qui précède, il faut aussi y aller à
propos du temps par mode d'opposition53, moyennant des raisonnements
extrinsèques, c'est-à-dire introduits par d'autres ou sophistiques: existe-t-il
du temps ou non? et s'il en existe, quelle est sa nature? Ensuite (217b32), il traite
du temps: en premier par mode d'opposition; en second (219a2), en établissant
la vérité. Sur le premier point, il en développe deux autres: il examine en
premier, par mode d'opposition, si le temps existe; en second (218a31), ce
qu'il est. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il
présente deux raisonnements pour montrer que le temps n'existe pas; en second
(218a8), il enquête sur l'instant, s'il y en a un seul dans le temps tout
entier ou plusieurs.
#559. — À partir des deux raisonnements
suivants, dit-il donc en premier, on peut concevoir que le temps ou bien
n'existe pas du tout, ou bien est quelque chose qu'on ne peut percevoir qu'à
peine et obscurément. 52NÁrŸ`v. Essence, plutôt que substance — Moerbeke traduit substantiam
—, puisqu'il c'est d'être en général qui est nié du temps, et pas seulement
le fait d'être comme substance, que personne ne soutient. 53Moerbeke traduit ch`onqÆr`h, soulever
des difficultés, par opponere, qui devient opponendo procedere chez
saint Thomas. 52 Le premier raisonnement va donc comme suit. Tout ce qui est
composé de parties qui n'existent pas, il est impossible qu'il existe ou qu'il
ait quelque substance54. Or le temps se compose de parties qui n'existent pas,
car une partie du temps est le passé, qui n'existe déjà plus, et l'autre est le
futur, qui n'existe pas encore; c'est de ces deux parties que se compose le
temps tout entier, supposé infini et perpétuel. Donc, il est impossible que le
temps soit quelque chose.
#560. — Il présente ensuite son
second raisonnement (218a2), qui va comme suit. Pour quoi que ce soit qui
existe de divisible, nécessairement, tant qu'il existe, l'une ou certaines de
ses parties existent. Or le temps n'est pas de la sorte, parce que certaines
des parties du temps sont déjà passées, tandis que d'autres sont futures, et il
n'y a rien du temps, qui est quelque chose de divisible, qui soit en acte.
L'instant présent est en acte, par ailleurs, mais il n'est pas une partie du
temps, car la partie est ce qui mesure le tout, comme deux pour six; elle est
au moins ce dont se compose le tout, comme quatre est une partie de six, non du
fait de le mesurer, mais parce que c'est de quatre et de deux que six se
composent. Par contre, le temps ne se compose pas des instants comme tels,
comme on le prouvera plus loin (VI, Leçons 1ss.). Le temps n'est donc pas
quelque chose.
#561. — Ensuite (218a3), il
examine si on a le même instant dans le temps tout entier. À ce propos, il
développe trois points: en premier, il soulève la question; en second (218a11),
il objecte à l'une de ses parties; en troisième (218a21), il objecte à l'autre
partie. Il n'est pas facile de savoir, dit-il donc en premier, si l'instant,
qui semble bien distinguer entre le passé et le futur, demeure toujours le même
dans le temps tout entier, ou est sans cesse différent.
#562. — Ensuite (218a11), il
montre que l'instant n'est pas sans cesse différent, avec un raisonnement comme
suit. Deux parties de temps qui diffèrent l'une de l'autre ne peuvent exister
ensemble, sauf si l'une contient l'autre, comme un temps plus grand en contient
un moindre, par exemple l'année le mois et le moins le jour; en effet, le jour
et le mois existent ensemble, et de même le mois et l'année. Par contre, un
instant, comme il est indivisible, ne contient pas l'autre. Si donc on prend
dans le temps deux instants, nécessairement l'instant qui est venu en premier
et maintenant n'existe plus se trouve d'une certaine manière corrompu, et
jamais deux instants n'existent ensemble. Par ailleurs, tout ce qui se corrompt
se corrompt nécessairement dans un autre instant. Et on ne peut dire que
l'instant antérieur se corrompe dans l'instant antérieur même, car alors cet
instant même existait, et rien ne se corrompt tout en existant. Pareillement
aussi, on ne peut dire que l'instant antérieur se corrompt dans le postérieur,
parce qu'il est impossible que deux instants se rapportent l'un à l'autre de
cette manière qu'ils soient à la suite55, c'est-àdire se suivent immédiatement,
comme aussi c'est impossible pour deux points. Cela, maintenant on le suppose,
car c'est au sixième livre que ce sera prouvé. Ainsi donc, entre n'importe quel
deux instants, il y a une infinité d'instants. Si donc l'instant antérieur se
corrompt en quelque instant postérieur, il s'ensuit que cet instant antérieur
coexiste avec tous les instants intermédiaires. Cela est impossible, comme on
l'a dit. Il est impossible donc que l'instant soit sans cesse différent.
#563. — Ensuite (218a21), il
montre qu'il ne peut pas y avoir un seul et même instant, et cela avec deux
raisonnements, dont le premier va comme suit. Pour aucun divisible fini il ne
peut y avoir un seul terme seulement; ni s'il est continu selon une dimension
seulement, comme la ligne; ni s'il l'est selon plusieurs, comme la superficie
et le corps. En effet, d'une seule ligne finie les termes sont deux points, et
de la surface plusieurs lignes, et du corps plusieurs surfaces. Or l'instant
même est le terme du temps. Comme donc il y a lieu admettre un temps fini, il
est nécessaire d'admettre plusieurs instants. 564. — Il présente ensuite son
second raisonnement (218a25). On appelle simultanés quant au temps et non
antérieurs ni postérieurs, les événements qui sont dans le même instant; si
donc le même instant demeure en permanence dans tout le temps, il s'ensuit que
ce qui a existé il y a mille ans est ensemble avec ce qui est aujourd'hui.
Enfin, conclut-il par manière d'épilogue, voilà tout ce qu'on oppose aux
instants, qui sont dans le temps. 54Substantiam. Voir supra, note
50. 55Saint Thomas est conscient que Moerbeke, en disant Habita, donne
plutôt l'étymologie qu'il ne traduit £wÔldm`. 53
0 (218a31-b20) 218a31 397.
Ce qu'est le temps et ce qu'est sa nature, cela reste pareillement inévident en
partant de ce qu'on nous a transmis et que nous nous sommes trouvés à parcourir
auparavant. Les uns, en effet, prétendent que c'est le mouvement du tout, et
d'autres que c'est la sphère elle-même. 218b1 398. Or, dans une révolution,
même la partie est du temps, mais elle n'est pas une révolution, car ce qu'on
tient alors, c'est une partie de révolution, ce n'est pas une révolution. 218b3
399. En outre, s'il y avait plusieurs cieux, le mouvement de l'un quelconque
d'entre eux serait pareillement le temps; en conséquence, il y aurait plusieurs
temps simultanément. 218b5 400. Par contre, pour ceux qui l'ont affirmé, la
sphère du tout a paru être le temps; c'est parce que tout est dans le temps et
dans la sphère du tout. Ce qu'on dit là est trop simpliste pour qu'on examine
les impossibilités qui en découlent. 218b9 401. Mais puisque le temps semble
surtout être un mouvement et un changement, c'est cela qu'on doit examiner. Or
le changement et le mouvement de chaque chose n'existent que dans la chose qui
change, ou à la fois où on trouve cela même qui est mû et ce qui change. Le
temps, par contre, est pareillement partout et pour tout. 218b13 402. En outre,
tout changement est plus vite ou plus lent, tandis que le temps ne l'est pas.
C'est que lent et vite se définissent par le temps: est vite ce qui se meut
beaucoup en peu de temps, et lent ce qui se meut peu en beaucoup de temps. Le
temps, par contre, ne se définit pas par le temps, ni pour ce qui est de
combien il y en a, ni pour comment il est. Que le temps n'est pas mouvement,
c'est donc manifeste; ne faisons aucune différence, pour le moment, à parler de
mouvement ou de changement.
1 (218b21-219a2) 218b21
403. Par contre, le temps ne va pourtant pas non plus sans changement. En
effet, quand nous ne changeons pas, à notre avis56, ou que nous ne nous en
rendons pas compte, nous n'avons pas l'impression qu'il se soit passé du temps.
Il en va de même, quand ils se réveillent, pour ces gens qui, à Sardes, à ce
qu'on raconte, ont dormi auprès des héros: c'est qu'ils rattachent l'instant
d'avant à celui d'après et n'en font qu'un seul, effaçant l'intervalle parce
faute de sensation. De même, donc, si l'instant ne variait pas, mais restait le
même et unique, il n'y aurait pas de temps; de même aussi, quand sa variation
échappe, le temps intermédiaire paraît ne pas exister. Assurément, puisque ne
pas penser qu'il s'écoule du temps nous arrive quand nous ne distinguons aucun
changement et que notre âme a l'impression de demeurer dans un état unique et
indivisible, et comme, lorsque nous sentons et faisons une différence, nous
disons qu'il s'est passé du temps, il en devient manifeste qu'il n'y a pas de
temps sans mouvement et changement. Que donc le temps ni n'est ni le mouvement
ni ne va sans mouvement, c'est manifeste.
#565. — Après avoir examiné si le
temps existe, le Philosophe cherche ici, dialectiquement57, ce qu'il est. En
premier, il réfute les positions des autres; en second (218b9), il examine
comment le temps se rapporte au mouvement. Sur le premier point, il en
développe deux autres: en premier, il présente les opinions des autres sur le
temps; en second (218b1), il les réfute. Ce qu'est le temps, dit-il donc en
premier, et ce qu'est sa nature, cela ne peut devenir manifeste en partant de
ce que les anciens ont transmis à propos du temps; on ne pourrait pas non plus
accéder à ce 56S‚m
chämnh`m. 57Disputative. 54 qu'il est avec ce qu'ils ont soutenu
à ce propos58. En effet, d'aucuns ont dit que le temps est le mouvement du
ciel; et d'autres, qu'il est la sphère céleste elle-même.
#566. — Ensuite (218b1), il
réfute les opinions présentées: en premier, la première; en second (218b5), la
seconde. Pour le premier point, il introduit deux raisonnements, dont le
premier va comme suit. Si le temps est une révolution, il faut qu'une partie de
révolution soit une révolution, puisqu'une partie de temps est un temps; or une
partie de révolution n'est pas une révolution; donc, le temps n'est pas une
révolution. Il introduit ensuite son second raisonnement (218b3), qui va comme
suit. Le mouvement se multiplie d'après le nombre des mobiles; s'il y avait
donc plusieurs cieux, il y aurait pour eux plusieurs révolutions. Ainsi, si le
temps était pareille révolution, il s'ensuivrait qu'il existerait plusieurs
temps simultanément; ce qui est impossible, car il n'est pas possible de
trouver deux parties de temps simultanées, à moins que l'une ne contienne
l'autre, comme on l'a dit plus haut (#562). Ce qui les amenait néanmoins à
soutenir que le temps est une révolution, c'était de voir que les temps se
répétaient en une espèce de cercle.
#567. — Ensuite (218b5), il
exclut la seconde opinion. À d'autres, dit-il, il a semblé que le temps,
c'était la sphère du ciel, pour la raison que tout est dans le temps, et
qu'aussi tout est dans la sphère du tout, parce que le ciel contient tout.
Aussi voulaient-ils conclure que la sphère du ciel était le temps. Mais ce
raisonnement comporte deux défauts, car en premier, certes, ce n'est pas
univoquement qu'on dit une chose dans un temps et dans un lieu; en second, on
argumente en seconde figure avec deux affirmatives. C'est pourquoi il dit que
cette position est trop stupide pour qu'il faille tenir compte des
impossibilités qui s'en ensuivent. Il est manifeste, en effet, que toutes les
parties de la sphère existent simultanément, et pas celles du temps.
#568. — Ensuite (218b9), il
examine comment le temps se rapporte au mouvement: en premier, il montre que le
temps n'est pas un mouvement; en second (218b21), qu'il ne va pas sans
mouvement. Sur le premier point, il introduit deux raisonnements pour montrer
que le temps n'est ni un mouvement ni un changement, ce qu'il pourrait surtout
paraître. Car tout changement et mouvement n'existe vraiment que dans ce qui se
trouve changé59, ou même dans le lieu où se trouve ce qui subit une
transformation et ce qui le transforme. On donne la première de ces précisions
en raison du mouvement de la substance, de la quantité et de la qualité; mais
on donne la seconde en raison du changement de place, qu'on appelle un
mouvement local. Pourtant, le temps est partout et pour tout; donc le temps
n'est pas un mouvement.
#569. — Il introduit ensuite son
second raisonnement (218b13), qui va comme suit. Tout changement et mouvement
est vite ou lent; mais le temps n'est pas de la sorte; donc, le temps n'est pas
un mouvement ou un changement. Voici comment il prouve la mineure. Le lent et
le vite s'établissent d'après le temps, car on appelle vite ce qui se meut sur
beaucoup d'espace en peu de temps, et lent, inversement, ce qui se meut sur peu
d'espace en beaucoup de temps. Par contre, le temps ne s'établit pas d'après le
temps, ni pour sa quantité, ni pour sa qualité; c'est que la même chose ne peut
agir comme mesure d'elle-même. Le temps, donc, n'est ni vite ni lent. Étant
donné qu'il a proposé que le changement est ou vite ou lent, sans faire 58Non
potest esse manifestum ex his quae tradita erant de tempore ab antiquioribus,
neque per aliqua quibus attingi possit quid ipsi circa hoc determinaverint. Saint
Thomas parle comme de deux points de départ distincts de la tradition et de
résultats antérieurs des anciens, alors qu'Aristote parle d'un point de départ
unique, mais qu'il désigne sous deux aspects: ce que les anciens ont transmis
et que nous avons examiné auparavant. Il y est poussé par la traduction de
Moerbeke: où Aristote parle de £j sd s¡Öm o`q`cdcnl†mum ¡Ý j` odq Õm stfwämnldm chdkgktxÔsdv,
la traduction parle de et ex traditis … et ex quibus
attingimus advenientes. — L'occasion de cette légère mésinterprétation est
sans doute la présente de ÛlnŸuv qui fait attendre une comparaison entre deux termes
pareils; cependant, ces deux termes ne sont pas deux sources pareillement inefficaces,
mais deux objets — sŸ
cÇ £rsm Û wqÔmnv j` sŸv `ÁsnÊ ‡ e‰rhv — qui restent pareillement inévidents.
59In ipso transmutato, car Moerbeke traduit par le passif, in ipso
quod movetur, là où Aristote désignait l'actif: £m `Ás– s– lds`aäkknmsh. 55 mention
du mouvement, il ajoute que pour le moment cela ne fait pas de différence
mouvement ou changement; c'est en fait au cinquième livre qu'on montrera leur
différence.
#570. — Ensuite (218b21), il
montre que le temps ne va pas sans mouvement. En effet, quand les gens ne
changent pas, à ce qu'il leur semble, ou, s'ils changent, que cela toutefois
leur échappe, ils n'ont pas l'impression que du temps ait passé. Cela se voit,
par exemple, chez ces gens qui, à Sardes, une cité d'Asie, ont, d'après la
légende, dormi chez les héros, c'est-à-dire chez les Dieux. Car on appelait des
Héros les âmes des bons et des grands, et on les révérait comme des Dieux,
comme dans le cas d'Hercule, de Bacchus, et d'autres pareils. En effet, par des
incantations, certains devenaient insensibles, et on disait qu'ils dormaient
chez les Héros; sous excitation, en effet, ils disaient voir des événements
étonnants et en prédisaient de futurs. Puis, revenant à eux, ils ne percevaient
pas le temps qui s'était passé pendant qu'ils se trouvaient ainsi absorbés. En
effet, ils rattachaient le premier instant où ils avaient commencé à dormir au
suivant où on les réveillait, comme s'ils n'en faisaient qu'un; car ils ne
percevaient pas le temps intermédiaire. De même donc, s'il n'y avait pas des
instants différents, mais un seul instant même et unique, il n'y aurait pas de
temps intermédiaire; tout comme, quand nous échappe la diversité de deux
instants, on n'a pas l'impression qu'il y ait du temps entre eux. Bref, on ne
pense pas qu'il y ait du temps quand on ne perçoit pas de changement, mais on a
l'impression de se trouver dans un instant indivisible; par contre, on perçoit
qu'il se passe du temps quand on sent et mesure, en le comptant, du mouvement
ou du changement; il s'ensuit donc manifestement que le temps n'aille pas sans
mouvement, ni sans changement. En dernier, donc, il conclut que le temps n'est pas
un mouvement ni ne va sans mouvement.
1 (219a2-b8) 219a2 404.
Toutefois, puisque c'est ce qu'est le temps que nous cherchons, il faut saisir,
en partant de là, quel aspect du mouvement il est. En effet, nous percevons
simultanément mouvement et temps: car s'il fait noir et qu'aucune affection ne
nous rejoint par notre corps, mais qu'il se produise un mouvement dans notre
âme, aussitôt il nous semble que simultanément il se soit passé du temps.
Inversement, dès que du temps nous semble s'être passé, simultanément aussi un
mouvement nous paraît s'être produit. Par suite, le temps c'est ou du mouvement
ou un aspect du mouvement; comme ce n'est pas du mouvement, c'est donc
nécessairement un aspect du mouvement. 219a10 405. Par ailleurs, ce qui est mû
l'est d'un point à un autre et toute grandeur est continue; pour cela, le
mouvement suit la grandeur; c'est en effet parce que la grandeur est continue
que le mouvement l'est aussi; et parce que le mouvement l'est, que le temps
l'est aussi. Car toujours, autant il y a de mouvement, autant aussi il semble
s'être écoulé de temps. 219a14 406. Or assurément, c'est dans le lieu qu'il se
trouve en premier un avant et un après, et cela, certes, en rapport à sa
position. Ensuite, du fait qu'il y ait avant et après dans la grandeur, il y
aura nécessairement aussi avant et après dans le mouvement, en proportion de
ceux qu'il y a là. Mais il y aura aussi un avant et un après dans le temps,
puisque le temps et le mouvement se suivent toujours l'un l'autre. 219a19 407.
Par ailleurs, leur avant et leur après sont dans le mouvement; ce sont même,
quant à cela même qu'ils sont, des mouvements; mais, quant à leur essence, ils
sont autre chose et ne sont pas des mouvements. 219a22 408. Cependant, nous
connaissons le temps même dès que nous avons défini le mouvement en définissant
son avant et son après. Et nous affirmons qu'il s'est passé du temps, quand
nous prenons sensation de l'avant et de l'après dans le mouvement. 219a25 409.
Toutefois, nous définissons [le temps] du fait de saisir l'avant et l'après
comme distincts l'un de l'autre, avec autre chose entre eux. Quand, en effet,
nous pensons que les extrémités diffèrent de leur intermédiaire, et que nous
dénombrons mentalement deux instants60, l'un avant, l'autre après, alors c'est
cela même que nous disons être du temps. En effet, ce qui est défini par
l'instant semble bien être du temps, supposons-le pour le moment. Quand donc
nous sentons l'instant comme unique et non comme 60J` c‰n dfio¯ ‡ btw‚ sã mÊm. 56 un
avant et un après dans le mouvement61, ou bien comme le même pour un avant et
un après, il semble bien qu'aucun temps ne ne soit passé, parce qu'aucun
mouvement ne s'est produit. Quand par contre nous percevons l'avant et l'après,
alors nous disons qu'il y a du temps. Car c'est cela le temps: le nombre du
mouvement pour ce qu'il a d'avant et d'après. Ce n'est donc pas un mouvement,
le temps, mais il existe en tant que le mouvement comporte un nombre. 219b3
410. Un signe, en effet, c'est que nous jugeons du plus et du moins par le
nombre, et que nous jugeons qu'il y a plus et moins de mouvement par le temps.
Le temps est donc une espèce de nombre. 219b5 411. Cependant, il y a nombre de
deux manières: car nous appelons nombre à la fois ce qui se trouve dénombré et
qui se dénombre, et ce par quoi nous dénombrons. Or, le temps, c'est ce qui est
dénombré, non ce par quoi nous dénombrons. Or c'est autre chose ce par quoi
nous dénombrons et ce qui est dénombré.
#571. — Après avoir enquêté
dialectiquement sur le temps, le Philosophe commence ici à établir la vérité.
En premier, il établit la vérité sur le temps; en second (223a16), il soulève
des difficultés sur la vérité qu'il a établie et les résout. Sur le premier
point, il en développe deux autres: en premier, il traite du temps en lui-même;
en second (220b32), en rapport avec ce qui se mesure avec le temps. Sur le
premier point, il en développe trois autres: en premier, il manifeste ce qu'est
le temps; en second (219b9), ce qu'est l'instant pour le temps; en troisième
(220a24), à partir de la définition donnée du mouvement, il justifie ce qui se
dit du temps. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il
introduit la définition du temps; en second (219b3), il la manifeste. La
première partie se divise en trois autres (seconde: 219a10; troisième: 219a25),
d'après les trois particules à examiner dans la définition du temps.
#572. — En premier donc, il
examine la particule selon laquelle le temps est un aspect du mouvement 62.
Étant donné que nous cherchons ce qu'est le temps, dit-il donc, nous devons
commencer par appréhender quel aspect du mouvement63 est le temps. Que par
ailleurs le temps soit un aspect du mouvement, cela est manifeste du fait que
nous sentons ensemble le mouvement et le temps. Il arrive parfois, en effet,
que nous percevions le passage du temps sans sentir aucun mouvement sensible
particulier; si, par exemple, nous nous trouvons dans les ténèbres et qu'avec
la vue nous ne percevons le mouvement d'aucun corps extérieur. Si alors nous ne
subissons aucune altération en notre corps de la part d'un agent extérieur,
nous ne sentirons aucun mouvement d'un corps sensible; pourtant, s'il se
produit un mouvement dans notre âme, par exemple quant à la succession des
pensées et des images, nous avons tout de suite l'impression qu'il se passe du
temps. Ainsi, quel que soit le mouvement que nous percevons, nous percevons du
temps; et il en va pareillement à l'inverse: quand nous percevons du temps,
nous percevons simultanément du mouvement. Aussi, comme le temps n'est pas le
mouvement même, ainsi qu'on l'a prouvé (#568ss.), il reste qu'il soit un aspect
du mouvement.
#573. — Toutefois, ce qu'on dit
ici de la perception du temps et du mouvement comporte une difficulté. Car si
c'est d'un mouvement sensible extérieur à l'âme que s'ensuit le temps, il
s'ensuit que celui qui ne perçoit pas ce mouvement ne perçoive pas de temps; or
ici on dit le contraire. Par contre, si c'est d'un mouvement de l'âme que
s'ensuit le temps, il s'ensuivra que les choses ne se comparent pas au temps
sans l'intermédiaire de l'âme; et alors le temps ne sera pas une réalité
naturelle, mais une représentation de l'âme, à la manière des représentations
de genre et d'espèce64. Si enfin le temps s'ensuit universellement de tout mouvement,
il s'ensuivra qu'autant il y a de mouvements autant il y a de temps; et 61 ÖNs`m l°m nÊm «v ®m s.
mÊm `‹rx`mãldx`, j` l‚ ±snh «v oqÔsdqnm j` Írsdqnm £m sð jhm¨rdh …
J'ignore pour la traduction la présence de ±snh. C'est d'ailleurs ce que fait Moerbeke:
«Quando igitur tanquam unum ipsum nunc sentimus, et non autem sicut
prius et posterius in motu…» 62Aliquid motus, sÆv jhm¨rdãv sh. 63Quid motus
sit, sŸ sÆv
jhm¨rdãv £rshm. 64Intentio animae, ad modum intentionis generis et
speciei. 57 cela est impossible, puisque deux temps n'existent pas
simultanément, comme on en a traité plus haut (#562-566).
#574. — Il y a, doit-on savoir
pour élucider cette difficulté, un premier mouvement qui est cause de tout
autre mouvement. Aussi, tout ce qui est d'essence mobile le tient de ce premier
mouvement, qui est le mouvement du premier mobile. Quiconque alors perçoit
n'importe quel mouvement, soit dans les choses sensibles soit dans l'âme,
perçoit une essence mobile et par conséquent perçoit le premier mouvement dont
découle le temps. Aussi, quiconque perçoit n'importe quel mouvement perçoit le
temps, bien que le temps ne s'ensuive que d'un unique premier mouvement à
partir duquel tous les autres se trouvent causés et mesurés; et c'est ainsi
qu'il ne reste qu'un seul temps.
#575. — Ensuite (219a10), il
examine la seconde particule mise dans la définition du temps. Une fois admis,
en effet, que le temps soit un aspect du mouvement, à savoir, quelque chose qui
s'ensuit de lui, il reste à chercher sous quel rapport le temps s'ensuit du
mouvement, et c'est en rapport avec l'avant et l'après. À ce propos donc, il
développe trois points: en premier, il montre comment on trouve de l'avant et
de l'après dans le mouvement; en second (219a19), comment l'avant et l'après se
rapportent au mouvement; en troisième (219a22), que le temps s'ensuit du
mouvement d'après son avant et son après. Sur le premier point, il en développe
deux autres: en premier, il montre que la continuité dans le temps dépend du
mouvement et de la grandeur; en second (219a14), qu'il en va de même de l'avant
et de l'après.
#576. — Tout ce qui se meut,
dit-il donc en premier, se meut d'un point à un autre. Toutefois, parmi les
mouvements, le premier est le mouvement local, qui va d'un lieu à un autre sur
une grandeur. Or le temps s'ensuit du premier mouvement; c'est pourquoi il
faut, pour enquêter sur le temps, appréhender le mouvement local. Or le
mouvement local va sur une grandeur d'un point à un autre et toute grandeur est
continue; il faut donc que le mouvement suive la grandeur dans sa continuité,
de sorte que, comme la grandeur est continue, le mouvement est continu lui
aussi. Par conséquent, le temps aussi est continu, parce qu'autant il y a de
mouvement premier, autant il semble bien se produire de temps. Or le temps ne
se mesure pas d'après la quantité de n'importe quel mouvement, car le lent se
meut sur peu d'espace en beaucoup de temps, tandis que le vite à l'inverse; au
contraire, le temps suit seulement la quantité du premier mouvement.
#577. — Ensuite (219a14), il
montre aussi qu'on remarque la même ordonnance en ce qui concerne l'avant et
l'après. L'avant et l'après, dit-il, sont en premier dans le lieu ou dans la
grandeur. La raison en est que la grandeur est une quantité dotée de position;
or l'avant et l'après relèvent de la notion de position; aussi, c'est de sa
position que le lieu tient de l'avant et de l'après. Et comme il y a dans la
grandeur de l'avant et de l'après, l'avant et l'après, nécessairement, sont
dans le mouvement proportionnellement à ceux qu'il y a là, à savoir, dans la
grandeur et dans le lieu. Par conséquent, il y a aussi dans le temps de l'avant
et de l'après, car le mouvement et le temps se rapportent l'un à l'autre de
façon que toujours chacun d'eux suit l'autre.
#578. — Ensuite (219a19), il
montre comment l'avant et l'après se rapportent au mouvement. Leur avant et
leur après, dit-il, c'est-à-dire celui du temps et du mouvement, est un
mouvement, quant à ce qu'il est; cependant, quant à sa définition, il est autre
chose que le mouvement, et n'est pas un mouvement. En effet, il appartient à la
définition du mouvement qu'il soit l'acte de ce qui est en puissance; mais
qu'il y ait dans le mouvement de l'avant et de l'après, cela arrive au
mouvement en relation aux parties de la grandeur. Ainsi donc, l'avant et
l'après sont identiques en sujet avec le mouvement, mais ils diffèrent quant à
leur définition. Aussi reste-t-il à examiner, comme le temps suit le mouvement,
ainsi qu'on l'a montré plus haut (#572), s'il le suit en tant qu'il est un
mouvement, ou en tant qu'il comporte de l'avant et de l'après.
#579. — Ensuite (219a22), il
montre que le temps suit le mouvement en raison de l'avant et de l'après qu'il
comporte. En effet, que le temps suit le mouvement, on l'a montré par le fait
que nous connaissons simultanément le temps et le mouvement. Le temps suit donc
le mouvement sous l'aspect qui, lorsqu'on le reconnaît dans le mouvement, fait
qu'on reconnaît le temps. Or nous connaissons le temps quand nous distinguons
le mouvement en y établissant un avant et un après; et nous disons qu'il se
passe du temps quand nous percevons un sens de l'avant et de l'après dans le
mouvement. Il reste donc que le temps suit le mouvement en rapport à l'avant et
à l'après. 58
#580. — Ensuite (219a25), il
montre l'aspect que le temps est du mouvement, qu'il est le nombre du
mouvement. Et cela même, il le montre de la même manière, à savoir, par la
connaissance du temps et du mouvement. Il est manifeste, en effet, que nous
établissons qu'il y a du temps quand nous percevons, dans le mouvement, une
partie et une autre, et que nous percevons quelque chose d'intermédiaire entre
elles. En effet, quand nous saisissons des extrêmes différents d'un
intermédiaire, et que nous nous disons mentalement que ce sont deux instants65,
celui-ci avant, celui-là après, de la manière dont nous dénombrerions l'avant
et l'après dans le mouvement, c'est alors que nous disons qu'il y a du temps.
Le temps, en effet, semble bien s'établir par l'instant même. Et cela, on le
suppose seulement pour le moment, car c'est plus loin (#582ss.) que cela
deviendra plus manifeste. Quand donc nous sentons un instant, et que nous ne
discernons pas dans le mouvement un avant et un après; ou quand nous discernons
dans le mouvement un avant et un après, mais que nous percevons le même instant
comme fin de l'avant et début de l'après, il ne semble pas se passer du temps,
car il n'y a pas non plus de mouvement. Mais quand nous percevons un avant et
un après et que nous les dénombrons, alors nous disons qu'il se passe du temps.
La raison en est que le temps n'est rien d'autre que le nombre du mouvement
quant à son avant et à son après; nous percevons le temps, en effet, comme on
l'a dit, quand nous dénombrons un avant et un après dans le mouvement. Il est
donc manifeste que le temps n'est pas un mouvement, mais suit le mouvement pour
autant que celui-ci se dénombre. Aussi est-il le nombre du mouvement. Si par
contre on objecte à la définition qui précède que l'avant et l'après
s'établissent par le temps, et qu'ainsi la définition est circulaire, on doit
répliquer que l'avant et l'après se mettent dans la définition du temps, en
tant qu'ils sont causés dans le mouvement à partir de la grandeur, et non en
tant qu'ils sont mesurés par le temps. Et c'est pourquoi, plus haut (#577),
Aristote a montré que l'avant et l'après sont dans la grandeur avant d'être
dans le mouvement, et dans le mouvement avant d'être dans le temps, pour
exclure cette objection.
#581. — Ensuite (219b3), il
manifeste la définition qui précède de deux manières. En premier, par un signe.
En effet, ce par quoi nous jugeons qu'il y a plus ou moins d'une chose, c'est
son nombre; or nous jugeons qu'il y a plus ou moins de mouvement par son temps;
donc, son temps est son nombre. En second (219b5), il manifeste ce qu'il a dit
par une distinction portant sur le nombre. Le nombre, ditil, se dit de deux
manières. C'est d'une manière ce qui est dénombré en acte, ou qui se dénombre,
par exemple, lorsque nous parlons de dix hommes ou de dix chevaux; c'est ce
qu'on appelle le nombre nombré, parce qu'il s'agit d'un nombre appliqué à des
choses dénombrées. De l'autre manière, on appelle nombre ce par quoi nous
dénombrons, c'est-à-dire le nombre lui-même pris absolument, comme deux, trois,
quatre. Or le temps n'est pas le nombre par lequel nous dénombrons, car il
s'ensuivrait alors que le nombre de n'importe quelle chose serait du temps; il
est au contraire le nombre nombré, parce que c'est le nombre même de l'avant et
de l'après dans le mouvement qui s'appelle son temps; c'est-à-dire les chose
mêmes qui se dénombrent en tant qu'avant et après. Et c'est pourquoi, bien que
le nombre soit une quantité discrète, le temps pourtant est une quantité
continue, à cause de la chose dénombrée; comme dix mesures de tissu sont un
certain continu, bien que le nombre dix soit une quantité discrète.
1 (219b9-220a24) 219b9
412. Et de même que le mouvement est sans cesse différent, de même le temps.
Tout temps simultané est le même; car l'instant, pour ce qu'il peut bien être,
reste le même, mais son être diffère: l'instant mesure le temps en tant qu'il
vient avant et après. 65Et anima dicat illa esse duo nunc. 59 219b12
413. Sous un rapport, l'instant est toujours le même, mais sous un autre il
n'est pas toujours le même. C'est en tant qu'il s'attache à une partie ou à une
autre du mouvement66 qu'il diffère — ce devait être cela pour lui être
l'instant67 —; mais quant à cela même qui est l'instant, il reste le même.
219b15 414. Comme on l'a dit, en effet, le mouvement correspond à la grandeur,
et le temps au mouvement. Pareillement, le mobile68 correspond au point, et
c'est par lui que nous connaissons le mouvement et en celui-ci ce qui a lieu
avant et ce qui a lieu après. Or pour ce qu'il peut bien être, le mobile reste
le même — c'est en effet ou un point ou une pierre ou autre chose de pareil —,
mais pour sa définition il diffère. C'est ainsi que les sophistes considèrent
que c'est autre chose Coriscos au lycée et Coriscos à l'agora; et il y a bien
une différence à ce qu'il soit tantôt ici et tantôt là. Par ailleurs, l'instant
s'attache au mobile comme le temps au mouvement; en effet, c'est par le mobile
que nous connaissons, dans le mouvement, ce qui a lieu avant et ce qui a lieu
après. Or on a l'instant pour autant que l'avant et l'après se dénombrent; par
conséquent, chez ceux-ci, l'instant, pour ce qu'il peut bien être, reste le
même, car il est ce qui vient avant et ce qui vient après dans le mouvement;
mais pour son être, il est différent, car c'est en tant que l'avant et l'après
se dénombrent qu'on a l'instant. 219b28 415. Et c'est cela qui est le plus
connaissable: le mouvement, en effet, se connaît grâce au mobile et le
transport grâce au transporté; en effet, le transporté est telle chose69, mais
le mouvement, non. D'un côté, donc, l'instant est toujours le même, et d'un
autre, il ne l'est pas; car il en va ainsi du mobile70. 219b33 416. Il est
manifeste à la fois que, si le temps n'existait pas, l'instant n'existerait pas
non plus, et que si l'instant n'existait pas, le temps n'existerait pas non
plus. De même, en effet, que le transporté et le transport vont ensemble, de
même aussi le nombre du transporté et celui du transport. Le temps, en effet,
est le nombre du transport et l'instant, à la manière du transporté, est comme
l'unité de ce nombre. 220a24 417. De plus, le temps est continu grâce à
l'instant et se divise d'après l'instant. Cela correspond encore au transport
et au transporté. En effet, le mouvement et le transport sont un grâce au
transporté, du fait qu'il soit unique, et que ce n'est pas pour ce qu'il peut
bien être [qu'il y a pluralité] — car il manquerait alors d'unité —, mais pour
sa définition. De plus, en effet, c'est celui-ci qui définit le mouvement quant
à ce qui a lieu avant et ce qui a lieu après. 220a29 418. D'ailleurs, cela
correspond aussi de quelque manière au point: car le point aussi continue la
longueur et la définit; il est, en effet, début de l'un et fin de l'autre71.
Toutefois, quand on prend ainsi comme double le point unique dont on use, il
est nécessaire de marquer un arrêt, puisque le même point sera début et fin.
L'instant, quant à lui, du fait que le transporté soit en mouvement, est sans
cesse différent; par conséquent, le temps est nombre, non pas à la manière dont
le même point sert de début et de fin, mais plutôt comme il fournit ses
extrémités à la même ligne, mais non ses parties. Et cela pour la raison qu'on
a dite: qu'on prendra le point intermédiaire comme si c'en était deux, de sorte
qu'on se trouvera à marquer un arrêt. 220a18 419. En outre, il est encore
manifeste que l'instant n'est pas une partie du temps, ni sa division n'en est
une du mouvement, comme les points n'en sont pas non plus de la ligne; mais ce
sont deux lignes qui sont les parties d'une ligne. Donc, en tant que sa limite,
l'instant n'est pas le temps, mais 66 àGh l°m fãq £m èkk¯ j` èkk¯, en tant
qu'il se trouve sans cesse en autre chose. Le sens est à rattacher avec la
phrase précédente où Aristote dit que l'essence particulière d'un instant lui vient
de se trouver avant ou après d'autres; ainsi, un instant ne se différencie
d'autres instants qu'en tant qu'il se trouve dans un avant ou un après, avant
ou après tel point d'un mouvement. 67SnÊsn cÇ µm `Ás– s. mÊm d‚m`h. Une formule
extrêmement concise et difficile qu'Aristote utilise régulièrement pour cerner
l'essence la plus appropriée d'un sujet, en la connotant comme une fin qu 'il
fallait atteindre. 68S.
edqÔldmnm, plus précisément: ce qu'on transporte, le transporté. Dans
le contexte, transport et mouvement se prennent comme des équivalents, et de
même transporté et mû. Aussi peut-on traduire ici mobile, terme plus
léger que transporté, d'autant plus qu'il est le relatif plus naturel de
jŸmgrhv, mouvement.
69SÔcd sh.
C'est-à-dire quelque chose de singulier, qu'on peut montrer, désigner. 70S. edqÔldmnm.
Voir supra, la note 67. 71C'est-à-dire début de ce qui vient après et
fin de ce qui vient avant. 60 coïncide avec lui72. En tant qu'il le dénombre,
il est son nombre; car les limites d'une chose n'existent que comme ses
limites, tandis que le nombre de tels chevaux, la dizaine, se retrouve aussi
ailleurs.
#582. — Après avoir montré ce
qu'est le temps, le Philosophe traite ici de l'instant. En premier, il montre
s'il s'agit du même instant dans tout le temps, ou d'instants différents, ce
qu'il avait soulevé plus haut (#561) comme difficulté; en second (219b33), il
explique ensuite à partir de là ce qui se dit de l'instant. Sur le premier
point, il en développe trois autres: en premier, il soutient que l'instant est
d'une certaine manière le même, mais que d'une autre manière il n'est pas le
même; en second (219b12), il explique ce qu'il a dit; en troisième (219b15), il
le prouve.
#583. — Étant donné, dit-il donc
en premier, que le temps est le nombre du mouvement, comme les parties du
mouvement sont sans cesse différentes, de même aussi les parties du temps. Ce
qui existe simultanément pour le temps tout entier reste la même chose, à
savoir, l'instant lui-même. Et certes, quant à ce qu'il est, il est la même
chose; mais pour sa notion il est autre chose, dans la mesure où il se trouve
avant et après. De la sorte, l'instant mesure le temps non pas selon qu'il est
le même sur le plan de son sujet, mais selon qu'en sa notion il est différent,
c'est-à-dire avant et après.
#584. — Ensuite (219b12), il
explique ce qu'il a dit. L'instant lui-même, dit-il, est d'une certaine manière
toujours la même chose, et d'une certaine manière il n'est pas la même chose.
Pour autant, en effet, qu'on le regarde sans cesse comme en quelque chose de
différent suivant la succession du temps et du mouvement, sous ce regard il est
différent et non le même. C'est ce que nous avons dit plus haut, que pour lui
être c'est différent73. En effet, être, pour l'instant lui-même, c'est-à-dire
ce d'après quoi on tire sa définition, c'est la façon dont on le regarde dans
le cours du temps et du mouvement. Mais pour autant que l'instant lui-même est
une espèce d'être, alors il est la même chose quant à son sujet.
#585. — Ensuite (219b15), il
prouve ce qu'il a dit. En premier, il prouve que l'instant est la même chose
quant à son sujet, mais diffère quant à sa définition; en second (219b28), que
l'instant lui-même mesure le temps. Comme on l'a dit plus haut, dit-il donc en
premier, le mouvement, quant à sa continuité et quant au fait d'avoir un avant
et un après, suit la grandeur; et le temps suit le mouvement. Imaginons donc,
d'après les géomètres, que le point mû fasse la ligne; il faudra qu'il y ait
pareillement quelque chose d'identique dans le temps, comme il y a quelque
chose d'identique dans le mouvement. Or si le point fait la ligne avec son
mouvement, c'est par le point même qu'on transporte que nous connaissons le
mouvement, et qu'il y a un avant et un après en lui. En effet, on ne perçoit le
mouvement que du fait que le mobile ait différents rapports: et d'après ce qui
concerne la disposition précédente du mobile, nous jugeons l'avant dans le
mouvement, tandis que d'après ce qui concerne la disposition suivante du
mobile, nous jugeons de l'après dans le mouvement. Cela donc qui se meut, et
par quoi nous connaissons le mouvement, et discernons un avant et un après en
lui, que ce soit un point, que ce soit une pierre, ou quoi que ce soit d'autre,
cet aspect selon lequel il est une espèce d'être, quel qu'il soit, reste la
même chose, quant à son sujet, mais diffère de définition. C'est de cette
manière que les sophistes utilisent différent, quand ils disent que
Coriscos est différent au théâtre et au forum, argumentant ainsi d'après le
sophisme de l'accident: être au forum est différent d'être au théâtre; or
Coriscos est tantôt au forum tantôt au théâtre; donc, il est différent de
lui-même. Ainsi donc, il appert que ce qui se meut diffère de définition, en ce
qu'il est ici et là, bien qu'il reste le même quant à son sujet. Or de même que
le temps suit le mouvement, de même l'instant, lui, suit le mobile. Et il
prouve cela, du fait que c'est par le mobile que nous connaissons l'avant et
l'après dans le mouvement. Lorsqu'en effet nous trouvons le mobile dans une
partie de la grandeur sur laquelle il se meut, nous jugeons que le 72Rtla†agjdm.
L'instant et le temps coïncident, se retrouvent ensemble, arrivent l'un à
l'autre, se rapportent comme des accidents l'un à l'autre, mais ne sont pas de
même nature, ne s'identifient pas. 73Ipsi est esse alterum. 61 mouvement
qui a eu lieu sur une partie de la grandeur a eu lieu avant, et qu'il suivra
après sur l'autre partie de la grandeur. Et pareillement dans la numération du
mouvement, qui se fait par le temps, ce qui distingue l'avant et l'après du
temps, c'est l'instant même, qui est le terme du passé et le principe du futur.
Ainsi donc, l'instant se rapporte au temps comme le mobile au mouvement; donc,
d'après la proportion impliquée74, l'instant se rapporte au mobile comme le
temps au mouvement. Aussi, si le mobile est le même quant à son sujet durant
tout le mouvement, mais qu'il diffère quant à sa définition, il faudra qu'il en
aille de même aussi pour l'instant, qu'il soit le même quant à son sujet mais
diffère quant à sa définition. Car ce par quoi on discerne dans le mouvement un
avant et un après reste le même quant à son sujet, mais diffère en sa
définition, à savoir le mobile, et ce d'après quoi on dénombre l'avant et
l'après dans le temps est l'instant même.
#586. — À partir de cette
considération, on peut facilement se faire une intelligence de l'éternité.
L'instant, en effet, en tant qu'il correspond au mobile en situation
différente, distingue un avant et un après dans le temps, et par son flux fait
le temps, comme le point la ligne. Si donc on enlève cette disposition sans
cesse différente du mobile, la substance reste toujours dans la même situation.
Aussi, on comprend l'instant comme toujours stable, et non comme coulant, ni comme
ayant un avant et un après. Comme donc l'instant du temps se comprend comme le
nombre du mobile, de même l'instant d'éternité se comprend comme le nombre, ou
plutôt comme l'unité de la chose qui se tient toujours de la même manière.
#587. — Ensuite (219b28), il
montre d'où l'instant tient qu'il mesure le temps. La raison en est, dit-il,
que ce qui est le plus connu dans le temps, c'est l'instant; et que chaque
chose se mesure par ce qui est le plus connu dans son genre, comme il est dit, Métaphysique,
X, 1. Cela, il le montre aussi à partir de la relation du mouvement au mobile:
car le mouvement se connaît par le mobile, et le changement de lieu par ce qui
se transporte localement, comme un moins connu par un plus connu. C'est que ce
qui se meut est telle chose, c'est-à-dire une chose qui se tient par elle-même,
ce qui ne convient pas au mouvement. Aussi le mobile est-il plus connu que le
mouvement, et par le mobile on connaît le mouvement; et pareillement le temps
par l'instant même. — Et ainsi, il conclut la conclusion principalement
recherchée, que ce qui se dit instant est toujours le même d'une certaine
manière, et d'une certaine manière non; car il en va pareillement du mobile,
comme on l'a dit.
#588. — Ensuite (219b33), il
donne la raison de ce qui se dit de l'instant: en premier, de ce qui se dit,
que rien n'existe du temps sauf l'instant; en second (220a4), de ce qui se dit,
que l'instant divise et continue les parties du temps; en troisième (220a18),
de ce qui se dit que l'instant n'est pas une partie du temps.
#589. — Il est manifeste, dit-il
donc en premier, que s'il n'y a pas de temps il n'y aura pas d'instant; et que
s'il n'y a pas d'instant, il n'y aura pas de temps. Et cela à partir de la
relation du mouvement au mobile. De même, en effet, que le changement de lieu
et le transporté existent simultanément, de même aussi le nombre du transporté
est simultané avec le nombre du mouvement local; or le temps est le nombre du
changement de lieu, et l'instant se compare au transporté non certes comme un
nombre — parce que l'instant est indivisible —, mais comme l'unité d'un nombre.
Il reste donc que le temps et l'isntant ne vont pas l'un sans l'autre. Il faut
toutefois porter attention à ce que le temps se compare toujours au changement
de lieu, qui est le premier des mouvements; en effet, le temps est le nombre du
premier mouvement, comme on l'a dit (#574, 576).
#590. — Ensuite (220a4), il donne
la raison de ce qu'on dit, que le temps se continue et se divise d'après
l'instant. Et en premier du côté du mouvement et du mobile; en second (220a9),
du côté de la ligne et du point. Il appert déjà de ce qui précède, dit-il donc
en premier, que le temps est continu pour l'instant même, c'est-à-dire par
l'instant même, et se divise d'après lui. Cela même s'ensuit de ce qui se
trouve dans le changement de lieu, dont le nombre est le temps, et dans ce qui
se transporte selon le lieu, à quoi correspond l'instant même. Il est
manifeste, en effet, que tout mouvement tient son unité de son mobile: car, à
savoir, son mobile est un et reste le même durant tout le mouvement; le mobile
n'est pas indifféremment, tant qu'on en reste à un mouvement unique, n'importe
quel être, mais le même être qui avant a commencé 74Secundum commutatam
proportionem. 62 à se mouvoir; parce que si c'était un autre être qui
ensuite se mouvait, le premier mouvement manquerait, et ce serait un autre
mouvement d'un autre mobile. Et ainsi il appert que le mobile donne son unité
au mouvement, qui est sa continuité. Cependant, il est vrai que, quant à sa
définition, le mobile est sans cesse différent. C'est de cette manière qu'il
distingue la partie antérieure et postérieure du mouvement, car selon qu'il est
regardé dans une définition ou disposition, on connaît que toute disposition
qui a été dans le mobile avant celle qu'on montre appartenait à la partie
antérieure du mouvement, tandis que toute autre qui viendra après celle-là
appartiendra à la partie postérieure. Ainsi donc, le mobile à la fois continue
le mouvement et le distingue. Et c'est de la même manière que l'instant se
rapporte au temps.
#591. — Ensuite (220a9), il donne
la raison de la même chose à partir de la ligne et du point. Ce qu'on a dit du
temps et de l'instant, dit-il, s'ensuit d'une certaine manière de ce qu'on
constate pour la ligne et le point, parce que le point continue la ligne, et la
distingue en tant qu'il constitue le début d'une partie et la fin d'une autre.
Cependant, cela se passe différemment pour la ligne et le point, et pour le
temps et l'instant. C'est que le point est quelque chose de stable, et la ligne
pareillement: aussi, on peut prendre le même point deux fois, et s'en servir
comme de deux choses, à savoir comme début et comme fin. Et comme nous nous
servons ainsi du point comme de deux choses, il se produit un repos; comme il
appert dans le mouvement réfléchi, où ce qui était la fin du premier mouvement
est le début du second mouvement réfléchi. À cause de cela, on prouvera plus
loin, au huitième livre (Leçon 16), que le mouvement réfléchi n'est pas
continu, mais qu'un repos survient au milieu. Au contraire, l'instant, lui,
n'est pas stable, parce qu'il correspond au mobile, qui se transporte sans
cesse durant le mouvement. Pour cette raison, il faut que l'instant soit sans
cesse différent quant à sa définition, comme on l'a dit plus haut. C'est
pourquoi, alors que le temps est le nombre du mouvement, il ne nombre pas le
mouvement de telle manière qu'un même élément de temps se prenne comme début de
quelque chose et fin d'autre chose; au contraire, il nombre le mouvement plutôt
en prenant deux ultimes de temps, à savoir deux instants, qui pourtant ne sont
pas ses parties. Et pourquoi cette manière de nombrer dans le temps plutôt que
l'autre où par le point se nombrent les parties de la ligne, en tant qu'il est début
et fin, la raison en est celle qu'on a dite, que de cette manière on use d'un
point comme de deux; et ainsi il se produit un repos au milieu, qui ne peut
exister dans le temps et dans le mouvement. Cependant, on ne doit pas
comprendre par ce qu'on dit que le même instant n'est pas début du futur et fin
du passé, mais que nous ne percevons pas le temps en nombrant le mouvement par
un instant, mais plutôt par deux, comme on a dit: parce qu'il s'ensuivrait que
dans la numération du mouvement le même instant serait assumé deux fois.
#592. — Ensuite (220a18), il
donne la raison de ce qu'on a dit, que l'instant n'est pas une partie du temps.
Il est manifeste, dit-il, que l'instant n'est pas une partie du temps, comme ce
par quoi on distingue le mouvement n'est pas non plus une partie du mouvement,
à savoir, une disposition marquée dans le mobile; comme aussi les points ne
sont pas non plus des parties de la ligne. Ce sont deux lignes, en effet, qui
sont les parties d'une ligne. Il manifeste les propriétés du temps même à
partir du mouvement et de la ligne: parce que, comme on a l'a dit plus haut
(#585), le mouvement est continu à cause de la grandeur, et le temps à cause du
mouvement. L'instant, conclut-il donc finalement, qui est un terme, n'est pas
un temps, mais arrive au temps comme un terme à ce qui a terme. Cependant, pour
autant que le temps ou l'instant nombrent d'autres choses, de même aussi
l'instant est le nombre d'autres choses que le temps. La raison en est que le
terme n'appartient qu'à ce dont il est le terme; or le nombre peut appartenir à
différents sujets, comme le nombre dix est le nombre de chevaux et d'autres
choses. Ainsi donc, l'instant est le terme du seul temps, mais est le nombre de
tous les mobiles qui se meuvent dans le temps.
1 (220a24-26) 220a24 420.
Que donc le temps est le nombre du mouvement selon l'avant et l'après, et qu'il
est continu, comme nombre de quelque chose de continu, cela est manifeste. 63
2 (220a27-b32) 220a27 Le
nombre le plus petit, celui qui l'est absolument, c'est la dyade. Cependant, un
nombre donné le plus petit75, il y a une manière où il est possible qu'il y en
ait un, mais une autre manière où il n'est pas possible qu'il y en ait. Par
exemple, pour la ligne, ce qu'il y a de plus petit en multitude, c'est deux ou
une seule; mais en grandeur, il n'y a pas de plus petit, car toute ligne se
divise sans cesse. Par suite, il en va pareillement avec le temps: ce qu'il y a
de plus petit en nombre, c'est un ou deux, mais en grandeur il n'y en a pas.
220a32 421. Il est manifeste, par ailleurs, qu'on ne lui attribue pas d'être
vite et lent, mais qu'il y en ait beaucoup ou peu, et d'être long et bref. En
tant que continu, en effet, il est long et bref, tandis qu'en tant que nombre,
il y en a beaucoup et peu. Mais il n'est ni vite, ni lent; en effet, il n'y a
pas non plus de nombre nombrant qui soit rapide ou lent. 220b5 422. En outre,
il est assurément le même partout simultanément. Cependant, avant et après, il
n'est pas le même; car le changement, celui qui se passe, est unique, mais
celui qui est passé et celui qui est futur sont différents. Le temps,
d'ailleurs, est un nombre non pas nombrant, mais nombré. Or ce dernier, avant
et après, se trouve sans cesse différent, car les instants sont différents. Au
contraire, c'est le même et unique nombre, celui de cent chevaux et celui de
cent hommes, mais ce dont il est le nombre diffère, les chevaux des hommes.
220b12 423. En outre, de même qu'il est possible qu'un mouvement soit le même
et unique encore et encore, il en va ainsi du temps aussi; par exemple, une
année ou un printemps ou un automne. 220b14 424. Par ailleurs, non seulement
nous mesurons lemouvement par le temsp, mais aussi le temps par le mouvement,
parce qu'ils se définissent l'un par l'autre. Le temps, en effet, définit le
mouvement, puisqu'il en est le nombre, et le mouvement, le temps. Nous disons
qu'il y a beaucoup ou de peu de temps en le mesurant par le mouvement; de même
en général, nous mesurons le nombre par le nombrable, le nombre des chevaux, par
exemple, avec le cheval comme unité; en effet, c'est par le nombre que nous
connaissons la multitude des chevaux, et inversement, c'est avec le cheval
comme unité que nous connaissons le nombre même des chevaux. Il en va
pareillement pour le temps et le mouvement; avec le temps, en effet, nous
mesurons le mouvement, et avec le mouvement le temps. 220b24 425. Et cela se
trouve raisonnable, car le mouvement correspond à la grandeur et le temps au
mouvement, du fait qu'ils soient dotés de quantité et continus et divisibles.
C'est, en effet, parce que la grandeur est de la sorte que le mouvement est
ainsi affecté, et par le mouvement le temps. Aussi mesurons-nous à la fois la
grandeur par le mouvement et le mouvement par la grandeur; car nous disons
qu'il y a beaucoup de chemin, s'il comporte beaucoup de marche, et qu'il y a
beaucoup de celle-ci, s'il y a beaucoup de chemin. Et de même pour le temps si
c'est le cas du mouvement, et pour le mouvement si c'est le cas du temps.
#593. — Après avoir défini le
temps, le Philosophe, à partir de la définition donnée, rend compte de ce qui
se dit sur le temps. À ce propos, il développe quatre points: il montre, en
premier, comment dans le temps on trouve un plus petit, et comment non; en
second (220a32), pourquoi on attribue au temps qu'il y en ait beaucoup ou peu,
qu'il soit bref ou long, mais non qu'il soit vite ou lent; en troisième
(220b5), comment le temps est le même et comment il ne l'est pas; en quatrième
(220b14), comment le temps se connaît par le mouvement et inversement.
#594. — Il devient manifeste par
la définition du temps donnée plus haut (#591), dit-il donc en premier, que le
temps est le nombre du mouvement en regard d'un avant et d'un après, comme on
l'a exposé plus 75SŸv
cÇ çqhxlÔv. Aristote sous-entend le plus petit , le jugeant
suffisamment présent de par le contexte introduit dans la phrase précédente; et
sŸv s'oppose
à éok¡Öv :
il s'agissait précédemment de nombre absolu, il s'agit maintenant de nombre
con-cret, d'une matière comptée: le temps n'est pas un nombre absolu, mais
c'est un mouvement compté, un nombre de mouvement. 64 haut (#591); il est
encore manifeste à partir de ce qui précède (#587, 592) que le temps est
quelque chose de continu. Car bien qu'il n'ait pas de continuité du fait qu'il
est un nombre, il en a cependant une du fait de ce dont il est le nombre: il
est en effet le nombre d'une entité continue, à savoir, le mouvement, comme on
l'a dit plus haut (#591). Car le temps n'est pas un nombre absolu, mais un
nombre nombré. Par ailleurs, dans le nombre absolu il y a tout à fait lieu de
trouver un nombre qui soit le plus petit, à savoir, la dualité. Mais si nous
prenons un certain nombre, à savoir, le nombre d'une chose continue, il y a
lieu d'une certaine manière d'en trouver un qui soit le plus petit, mais d'une
autre manière cela n'a pas lieu; c'est qu'il y a lieu de trouver un plus petit
en regard de la multitude, mais non en regard de la grandeur. Pareillement, à
regarder plusieurs lignes, il y a certes un plus petit, en regard de la
multitude: une ligne, par exemple, ou deux lignes; une, bien sûr, si on prend
ce qu'il y a de plus petit absolument dans le domaine du nombre; mais deux, si
on prend ce qui est le plus petit dans le genre du nombre, et qui ait la nature
d'un nombre. Mais dans les lignes, il n'y a pas lieu de trouver un plus petit
en regard de la grandeur, de sorte qu'il existe une ligne la plus petite; c'est
qu'on peut toujours diviser n'importe quelle ligne. Il faut parler pareillement
du temps. Car il y a lieu de trouver en lui un plus petit en regard de la
multitude, à savoir, un ou deux; par exemple, un an ou deux ans, ou deux jours,
ou deux heures. Par contre, il n'y a pas lieu de trouver un temps le plus petit
en regard de la grandeur, car quel que soit le temps qu'on donne il y a lieu
d'admettre des parties en lesquelles il se divise.
#595. — Ensuite (220a32), il
donne la raison pour laquelle on n'attribue pas au temps d'être lent ou vite,
mais qu'il y en a beaucoup ou peu, qu'il soit bref ou long. On a déjà montré
que le temps à la fois est un nombre et est continu. En tant donc qu'il est
continu, on attribue au temps et d'être long et d'être bref, comme aussi à la
ligne; et en tant qu'il est un nombre, on lui attribue qu'il y en ait beaucoup
ou peu. Par contre, d'être vite ou rapide ne convient d'aucune façon au nombre:
ni au nombre absolu, comme cela est manifeste; ni même au nombre d'une chose
donnée. En effet, d'être vite ou lent s'attribue à une chose du fait qu'elle
est dénombrée; c'est ainsi qu'on attribue au mouvement d'être vite, du fait
qu'il se dénombre avec un temps petit, et d'être lent pour le motif inverse.
Aussi est-il manifeste que le temps ne peut d'aucune manière se voir attribuer
d'être vite ou lent.
#596. — Ensuite (220b5), il
montre comment le temps est le même, et comment il n'est pas le même: en
premier, comment il est le même et ne l'est pas absolument; en second (220b12),
comment il est le même sous quelque rapport. Le temps qui existe simultanément,
dit-il donc en premier, est le même partout, c'est-à-dire en regard de tout ce
qui se meut partout. En effet, il ne se différencie pas en regard de mobiles
différents; néanmoins, il se différencie en regard des différentes parties du
même mouvement. C'est pourquoi le temps avant et le temps après ne sont pas le
même. La raison en est que le premier changement présent dont en premier et
principalement le nombre est le temps est unique; mais pour ce changement,
c'est une partie différente qui est déjà faite et traversée, et c'en est une
autre qui est future. Aussi, est-ce également un temps différent qui a été
avant et un autre qui est futur. La raison en est que le temps n'est pas un
nombre absolu, mais le nombre d'une chose nombrée, à savoir, de l'avant et de
l'après dans le mouvement; et pour ce nombre il se trouve toujours que soit
différent à la fois l'avant et l'après, du fait que les instants en regard
desquels il y a un avant et un après sont toujours différents. Par ailleurs,
s'il s'agissait d'un nombre absolu, on aurait alors le même temps pour le
changement qui est passé et pour celui qui est futur, parce que le nombre
absolu est unique et le même pour des nombrés différents; par exemple, pour
cent chevaux et pour cent hommes. Par contre, le nombre nombré est différent
pour des choses différentes; en effet, cent chevaux sont autre chose que cent
hommes. Or comme le temps est le nombre de l'avant et de l'après dans le
mouvement, et comme ce sont des choses autres qui dans le mouvement viennent
avant et après selon ce qu'il y a de passé du mouvement et selon ce qui suit,
pour cela on a un temps différent comme passé et un différent comme futur.
#597. — Ensuite (220b12), il
montre comment le temps se répète le même sous quelque rapport. Comme il se
peut, dit-il, que le même et unique mouvement se répète, de la même façon il se
peut que le même et unique temps se répète. En effet, c'est spécifiquement que
se répète un même et unique mouvement, mais non numériquement. Car sous le même
signe du Bélier sous lequel le soleil se mouvait en 65 premier, il se mouvra
aussi plus tard; et c'est pourquoi, de même qu'il y a eu hiver ou printemps ou
été ou automne, de même il y en aura encore, non pas cependant le même
numériquement, mais spécifiquement.
#598. — Ensuite (220b14), il
montre que de même que nous connaissons le mouvement par le temps, de même
aussi le temps par le mouvement: et cela en premier à partir de la définition
du nombre et du nombré; en second (220b24), à partir de la ressemblance entre
grandeur et mouvement. Non seulement, dit-il donc en premier, nous mesurons le
mouvement par le temps, mais aussi nous mesurons le temps par le mouvement, du
fait qu'ils se définissent réciproquement. En effet, il faut prendre la
quantité de l'un d'après la quantité de l'autre. Qu'en effet le temps définisse
le mouvement vient de ce qu'il est son nombre; mais inversement le mouvement
définit le temps par rapport à nous. En effet, nous percevons parfois la
quantité du temps à partir du mouvement; par exemple, quand nous disons qu'il y
a beaucoup ou peu de temps d'après une mesure de mouvement assurée pour nous,
car parfois nous connaissons le nombre même par les nombrables, et inversement.
Nous connaissons en effet par leur nombre une multitude de chevaux, et encore
nous connaissons par un cheval le nombre de chevaux. En effet, nous ne saurions
pas combien il y a de milliers, si nous ne savions pas ce qu'est un millier. Et
il en va pareillement avec le temps et le mouvement. Parce que lorsque pour
nous la quantité de temps est assurée, mais que la quantité de mouvement est
ignorée, alors nous mesurons le mouvement par le temps; inversement, par
contre, quand le mouvement est connu et le temps ignoré.
#599. — Ensuite (220b24), il
montre la même chose à partir d'une comparaison entre mouvement et grandeur. Ce
qu'on a dit du temps et du mouvement arrive avec raison, dit-il: car, comme le
mouvement imite la grandeur en quantité et continuité et divisibilité, de même
aussi le temps imite le mouvement; ces propriétés se trouvent en effet dans le
mouvement à cause de la grandeur, et dans le temps à cause du mouvement. Or
nous mesurons à la fois la grandeur par le mouvement et le mouvement par la
grandeur. Nous disons, en effet, qu'il y a beaucoup de chemin, quand nous
percevons que nous avons fait beaucoup de mouvement; et inversement, quand nous
regardons la grandeur du chemin, nous disons que nous avons fait beaucoup de
mouvement. Et il en va aussi de même du temps et du mouvement, comme on l'a dit
plus haut (#598).
2 (220b32-222a9) 220b32
426. Le temps, par ailleurs, est la mesure du mouvement et du fait du
mouvement; de plus, il mesure le mouvement du fait d'établir un mouvement
particulier pour mesurer tout le mouvement, comme la coudée mesure la longueur
du fait qu'on ait établi une grandeur particulière pour mesurer toute la
grandeur. Par conséquent, pour le mouvement, être dans le temps c'est être
mesuré par le temps, en luimême et quant à son être, car le temps mesure
simultanément le mouvement et son être. De plus, pour le mouvement, être dans
le temps c'est être mesuré quant à son être. 221a7 427. Il est évident par
ailleurs que, pour les autres choses aussi, être dans le temps c'est être
mesurées par le temps quant à leur être. En effet, être dans le temps cela se
fait de l'une de deux manières: l'une, c'est être quand le temps est; l'autre,
c'est comme nous disons que des choses sont dans le nombre. Cela signifie ou
bien comme partie ou affection du nombre et en général comme un aspect du
nombre, ou bien qu'il y en a un nombre. Ainsi, puisque le temps est nombre,
l'instant, l'avant et toutes pareilles choses sont dans le temps, comme
l'unité, l'impair et le pair sont dans le nombre. Les uns, en effet, sont des
aspects du nombre, et les autres sont des aspects du temps. Par ailleurs, les
choses sont dans le temps comme elles sont dans le nombre. S'il en va ainsi,
elles sont contenues par le nombre, comme celles qui sont dans un lieu le sont
par ce lieu. Cependant, il est manifeste qu'être dans un temps n'est pas être
quand ce temps est, comme être dans un mouvement et être dans un lieu, ce n'est
pas être quand ce mouvement et ce lieu sont. En effet, si c'est ainsi qu'on est
en une chose, tout sera en n'importe quoi, même le ciel dans un grain de mil,
car quand le grain de mil est, le ciel aussi. Mais cela est par accident,
tandis que c'est nécessairement que du fait qu'une chose soit dans un temps, ce
temps soit aussi et que du fait qu'une chose soit en un mouvement, ce mouvement
soit aussi. 221a26 428. Ce qui est en un temps y est comme en un nombre. Par conséquent,
il est possible de prendre un temps plus grand que tout ce qui est dans un
temps. Par suite, tout ce qui est dans un temps, 66 nécessairement, est contenu
par le temps, comme tout ce qui est dans quelque chose; par exemple, ce qui est
en un lieu est contenu par ce lieu. 221a30 429. Assurément aussi, on est
affecté par le temps, comme nous avons coutume de dire que le temps consume,
que tout vieillit avec le temps, qu'on oublie avec le temps, mais non qu'on
apprend ni qu'on devient jeune ni qu'on embellit. En effet, le temps est en soi
plutôt cause de corruption, puisqu'il est nombre du mouvement et que le
mouvement éloigne de comment on est. 221b3 430. Par suite, il est manifeste que
ce qui est toujours, en tant qu'il est toujours, n'est pas dans le temps. Ce
n'est pas contenu par le temps, en effet, ni n'est mesuré quant à son être par
le temps. 221b5 431. Le signe en est que ce n'est en rien affecté par le temps,
puisque ce n'est pas dans le temps. 221b7 432. Par ailleurs, puisque le temps
est mesure du mouvement, il sera aussi par accident mesure du repos, car tout
repos est dans le temps. 221b9 433. Ce qui est dans un mouvement se meut
nécessairement, en effet, mais il n'en va pas de même aussi pour ce qui est
dans un temps. C'est que le temps n'est pas un mouvement, mais le nombre du
mouvement. Or dans le nombre du mouvement il se peut aussi que soit la chose en
repos. 221b12 434. Car tout ce qui est immobile n'est pas en repos, mais
seulement ce qui est privé de mouvement, alors qu'il est de nature à se
mouvoir, comme on l'a dit précédemment. Par ailleurs, qu'une chose soit dans un
nombre, c'est qu'il y ait un nombre pour elle et qu'elle soit mesurée quant à
son être par le nombre dans lequel elle est. Aussi, si on est dans un temps, on
est contenu par ce temps. 221b16 435. Par ailleurs, le temps mesurera ce qui
est mû et ce qui est en repos, en tant que l'un est mû, et que l'autre est en
repos. Il mesurera en effet combien il y a de leur mouvement et de leur repos.
Par suite, la chose mue ne sera pas mesurable par le temps absolument, en tant
qu'elle-même est chose d'une certaine quantité, mais en tant que son mouvement
est d'une certaine quantité. 221b20 436. Par conséquent, rien de ce qui n'est
ni en repos ni en mouvement n'est non plus dans le temps, car être dans un
temps c'est être mesuré par ce temps. Or le temps c'est du repos et du
mouvement qu'il est mesure. 221b23 437. Il est donc manifeste que tout le
non-être ne sera pas non plus dans le temps, par exemple ce qui ne peut être
autrement, comme que le diamètre soit commensurable au côté. Car dans
l'ensemble, si le temps est par soi mesure du mouvement et par accident des
autres choses, il est évident que tout ce dont il mesure l'être aura son être
dans le repos ou le mouvement. Donc, tout ce qui est corruptible et générable,
et dans l'ensemble tout ce qui tantôt est, tantôt n'est pas, est nécessairement
dans le temps. Car il y a un temps plus grand qui dépasse leur être et celui de
ce qui mesure leur essence. Quant à ce qui n'est pas, tout ce que le temps
contient ou bien a existé, comme Homère jadis a été, ou bien sera, comme tel
événement futur, selon la façon dont le temps le contient; et si c'est des deux
manières, cela à la fois a été et sera. Par contre, tout ce qu'il ne contient d'aucune
manière n'a pas été, ni n'est, ni ne sera. Cependant, parmi ce qui n'est pas,
il y a aussi tout ce dont l'opposé est toujours; par exemple, que le diamètre
soit incommensurable, cela reste toujours. Or cela ne sera pas dans le temps.
Ni non plus, donc, qu'il soit commensurable. C'est toujours que le premier
n'est pas, parce qu'il est contraire à ce qui est toujours. Par contre, tout ce
dont le contraire n'est pas toujours peut être et ne pas être, et il y en a
génération et corruption.
#600. — Après avoir traité du
temps en lui-même, le Philosophe traite ici du temps par comparaison à ce qui
est dans le temps. À ce propos, il développe deux points: en premier, il
compare le temps à ce qui est dans le temps; en second (222a10), à ce qui est dans
l'instant. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il
compare le temps au mouvement; en second (221a7), à d'autres choses qui sont
dans le temps.
#601. — Sur le premier point, on
doit tenir compte que c'est d'une manière différente que le mouvement se
compare au temps, et que d'autres choses s'y comparent. Le mouvement, en effet,
se mesure avec le temps à la fois en regard de ce qu'il est et en regard de sa
durée ou de son être. Tandis que les autres choses, par exemple un homme ou une
pierre, se mesurent avec le temps en regard de leur être ou de leur 67 durée,
dans la mesure où ils ont un être qui peut changer; mais quant à ce qu'ils
sont, ils ne se mesurent pas avec le temps; c'est plutôt l'instant de temps qui
leur correspond, comme on a dit plus haut (Leçon 18). Le temps, dit-il donc,
est la mesure du mouvement même, et du fait d'être mû, par quoi il donne
à entendre la durée du mouvement. Par ailleurs, le temps mesure le mouvement du
fait qu'avec le temps on fixe une partie du mouvement qui en mesure le tout.
Cela est nécessaire, parce que chaque chose se mesure avec quelque chose de son
genre, comme il est dit, Métaphysique, X, 1. Cela est apparent dans les
mesures des grandeurs. La coudée, en effet, mesure toute la longueur d'un
morceau d'étoffe ou d'un chemin, du fait qu'elle fixe une partie de cette
longueur qui en mesure le tout. Et pareillement, c'est avec une partie de
mouvement que le temps mesure le mouvement en son entier; en effet, c'est avec
le mouvement d'une heure qu'on mesure le mouvement du jour tout entier, et
c'est avec le mouvement diurne qu'on mesure le mouvement annuel. Donc, puisque
le mouvement se mesure avec le temps, ce n'est pas autre chose pour le
mouvement d'être dans le temps que d'être mesuré avec le temps, à la fois en
rapport à ce qu'il est et en durée; car c'est de l'une et l'autre façon qu'il
se mesure avec le temps, comme on a dit.
#602. — Ensuite (221a7), il
montre comment le temps se rapporte aux autres choses. En premier, il montre
comment les autres choses sont dans le temps; en second (221a26), à quelles
choses il convient d'être dans le temps. Que le mouvement soit dans un temps,
dit-il donc en premier, c'est qu'il se mesure avec ce temps à la fois en
lui-même et en son être; par conséquent, il est manifeste que c'est aussi la
même chose, pour les autres choses, d'être dans un temps et d'être mesurées
avec ce temps, non pas en elles-mêmes, toutefois, mais en leur être: en effet,
le mouvement se mesure par soi avec le temps, mais les autres choses pour
autant qu'elles ont un mouvement. Et que pour toute chose être dans un temps ce
soit être mesurée en son être avec ce temps, il le montre comme suit. Être dans
un temps peut se comprendre de deux manières: d'une manière, de façon qu'on
dise qu'une chose est dans un temps parce qu'elle existe simultanément à ce
temps; de l'autre manière, de sorte qu'on dise que des choses sont dans un
temps, comme on dit qu'elles sont dans un nombre. Cela aussi se dit de deux
manières: une chose est dans un nombre, en effet, comme sa partie: par exemple,
deux sont dans quatre; et une autre l'est comme une affection propre de ce
nombre, comme le pair et l'impair, ou quoi que ce soit d'autre qui appartienne
au nombre même. Mais on attribue d'une autre manière à une chose d'être dans un
nombre non en ce qu'elle soit un aspect de ce nombre, mais parce que ce nombre
lui appartient comme à ce qu'il dénombre, comme des gens se font attribuer
d'être en tel ou tel nombre. Comme par ailleurs le temps est un nombre, il se peut
de l'une et l'autre manière qu'une chose soit dans un temps. En effet,
l'instant et l'avant et l'après et toutes autres choses pareilles sont dans le
temps comme sont dans le nombre l'unité, qui en est une partie, et le pair et
l'impair, qui sont des affections du nombre, comme aussi le superflu et le
parfait. On attribue à un nombre d'être parfait quand il se constitue de
parties qui le mesurent; par exemple, le nombre six, que mesurent l'unité, le
deux et le trois, lesquels, mis ensemble, font six. Et on attribue à un nombre
d'être superflu, quand les parties qui le mesurent excèdent son tout; par
exemple, douze, que mesurent l'unité, le deux, le trois, le quatre et le six,
lesquels, mis ensemble, font seize. C'est de cette manière que des choses sont
dans un temps en tant qu'aspects de ce temps. Par contre, les choses qui ne
sont pas des aspects du temps se font attribuer d'être dans un temps comme les
choses dénombrées se font attribuer d'être dans un nombre. Aussi faut-il que
les choses qui sont dans un temps se trouvent contenues dans ce temps comme
dans un nombre; c'est de même manière que ce qui est dans un lieu est contenu
dans son lieu comme dans une mesure. Il explique aussi par la suite la première
façon dont une chose soit dans un temps. Il est manifeste, dit-il, que ce n'est
pas la même chose d'être dans un temps et d'être quand ce temps existe, comme
aussi ce n'est pas la même chose d'être dans un mouvement et dans un lieu, et
d'être quand existent ce lieu et ce mouvement. Autrement, il s'ensuivrait que
toutes choses seraient en n'importe quoi; par exemple, le ciel serait dans un
grain de mil, puis quand existe ce grain de mil, le ciel existe aussi. Il y a
là deux différences, parce que lorsqu'on dit qu'une chose existe au moment où
une autre existe, il est accidentel à l'une d'exister simultanément à l'autre;
mais pour ce en quoi une chose est comme en sa mesure, cela s'ensuit par
nécessité. Par exemple, il s'ensuit par nécessité qu'un temps existe
simultanément à ce qui est dans ce temps, et un mouvement simultanément à ce
qui est dans ce mouvement. 68
#603. — Ensuite (221a26), il
montre à quoi il convient d'être dans un temps. En premier, que tous les êtres
ne sont pas dans un temps; en second (221b23), que tous les non-êtres n'y sont
pas non plus. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il
montre que ce qui est toujours n'est pas dans un temps; en second (221b7), que
néanmoins ce qui est en repos, en tant que tel, est dans un temps. À ce propos,
il développe deux points: en premier, il présente ce dont il va procéder pour
montrer son propos; en second (221b3), il conclut son propos. Il présente
d'abord deux notions. La première en est que, étant donné qu'une chose se
trouve dans un temps comme un nombré dans un nombre, on peut nécessairement
prendre un temps plus grand que tout ce qui est dans un temps, comme on peut
prendre un nombre plus grand que tout ce qu'on dénombre. Pour cela, tout ce qui
est dans un temps, nécessairement, est contenu dans le temps et renfermé en lui
comme ce qui est en un lieu est renfermé en ce lieu.
#604. — Il présente ensuite sa
seconde notion (221a30). C'est que tout ce qui est dans le temps est affecté de
quelque façon dans le temps, au sens où l'affection appartient au défaut. Cela,
il le prouve à partir de la manière habituelle de parler. La longueur du temps
consume, avons-nous l'habitude de dire, c'est-à-dire, elle pourrit et corrompt;
et encore qu'à cause du temps tout vieillit, qui se trouve dans ce temps; et
qu'à cause du temps se produit l'oubli: en effet, ce que nous connaissons
depuis peu demeure en mémoire, mais s'échappe avec la durée. Pour qu'on ne
prétende pas que les perfections aussi sont attribuées au temps comme les
affections, il l'exclut par la suite; et il oppose trois perfections aux trois
affections mentionnées. Contre ce qu'il a dit, qu'on oublie à cause du temps,
il ajoute qu'on n'apprend pas à cause du temps: si en effet on vit longtemps
sans s'efforcer d'apprendre, on n'apprend pas pour autant, étant donné qu'on
oublie à cause du temps. Contre ce qu'il a dit que tout vieillit avec le temps,
il ajoute qu'il n'est pas possible qu'une chose se renouvelle à cause du temps:
en effet, à cause du seul fait qu'une chose dure longtemps, elle ne devient pas
neuve, mais plutôt ancienne. Et contre ce qu'il a dit, que le temps consume, il
ajoute que le temps n'améliore pas, c'est-à-dire ne rend pas intègre et
parfait, mais plutôt consumé et corrompu. Et la cause en est que par le temps
les choses sont corrompues, même s'il ne se présente rien d'autre qui corrompe
manifestement; aussi cela paraît venir de la seule nature du temps. En effet,
le temps est le nombre du mouvement; or il est de la nature du mouvement de
faire que chaque chose se distance de la disposition dans laquelle elle était
auparavant. Aussi, comme le temps est le nombre du premier mouvement, d'où
provient pour toutes choses l'aptitude à changer, il s'ensuit qu'à cause de la
durée du temps, toutes choses qui sont dans le temps se voient retirées de leur
disposition.
#605. — Ensuite (221b3), il
conclut son propos à partir de ce qui précède. Et en premier à partir de ce
qu'il a proposé en premier. On a montré, en effet, que tout ce qui est dans un
temps est contenu dans le temps; par contre, ce qui est toujours n'est pas
contenu dans le temps, puisqu'il le dépasse. Et son être, c'est-à-dire sa
durée, ne se mesure pas avec le temps, puisque cela dure à l'infini, et que
l'infini ne peut pas se mesurer. Donc, ce qui est toujours n'est pas dans un
temps. Mais cela est vrai sous l'aspect où cela est toujours. En effet, les
corps célestes sont toujours, quant à l'être de leur substance, mais non quant
à leur lieu; c'est pourquoi leur durée ne se mesure pas avec le temps, mais
leur mouvement local se mesure avec le temps. En second (221b5), il prouve la
même chose à partir de la seconde notion présentée auparavant. Un signe de
cela, dit-il encore, de ce que ce qui est toujours n'est pas dans un temps,
c'est qu'il n'est pas affecté par le temps; cela donne bien l'impression qu'il
n'existe pas dans le temps. En effet, il ne se consume pas, ni ne vieillit,
comme on a dit de ce qui est dans un temps.
#606. — Ensuite (221b7), comme il
a montré que ce qui est toujours n'est pas dans le temps, et que ce qui est en
repos se trouve dans la même disposition, on pourrait croire que ce qui est en
repos, en tant que tel, ne se mesure pas avec le temps. Aussi, pour exclure
cela, il montre que le temps est aussi la mesure du repos. À ce propos, il
développe cinq points. En premier, il propose son intention: comme le temps est
la mesure du mouvement par soi, dit-il, il sera aussi par accident la mesure du
repos, car tout repos est dans un temps, comme aussi tout mouvement.
#607. — En second (221b9), il
exclut quelque chose par quoi il pourrait sembler que le repos ne se mesure pas
avec le temps. Comme, en effet, le temps est la mesure du mouvement, on
pourrait croire que 69 ce qui est en repos, du fait qu'il n'est pas en
mouvement, n'est pas dans un temps. Aussi, pour exclure cela, il dit que tout ce
qui est dans un temps ne se meut pas nécessairement, comme tout ce qui est dans
un mouvement se meut nécessairement: car le temps n'est pas le mouvement, mais
le nombre du mouvement. Il se peut par ailleurs qu'il y ait dans le nombre du
mouvement non seulement ce qui se meut mais aussi ce qui est en repos.
#608. — En troisième (221b12), il
prouve son propos, à savoir, que ce qui est en repos est dans le nombre du
mouvement, de sorte qu'il est mesuré par le temps. Pour le prouver, il affirme
que ce n'est pas tout ce qui est immobile, c'est-à-dire pas tout ce qui ne se
meut pas, qui est en repos. Au contraire, ce qui est en repos est une chose
privée de mouvement qui cependant est apte de nature à se mouvoir. Comme on a
dit plus haut, au troisième livre, que cela se meut dont l'immobilité est un
repos; le repos, en effet, n'est pas la négation du mouvement, mais sa
privation. Et ainsi il appert qu'appartenir à ce qui est en repos est
appartenir à la chose mobile. Aussi, comme l'être de la chose mobile est dans
le temps et se mesure avec le temps, l'être de la chose en repos aussi se
mesure avec le temps. Ici, par ailleurs, nous disons qu'une chose est dans un
temps comme en son nombre, parce que c'est un nombre de la chose même, et parce
que c'est son être même qui se mesure avec le nombre du temps. Aussi, il est
manifeste que ce qui est en repos est dans un temps, et se mesure avec le
temps, non en tant qu'il est en repos, mais en tant qu'il est mobile. C'est
pour cela qu'il a affirmé plus tôt que le temps est la mesure du mouvement par
soi, mais du repos par accident.
#609. — En quatrième (221b16), il
montre sous quel rapport le mobile et la chose en repos se mesurent avec le
temps. Le temps, dit-il, mesure la chose mue et celle en repos non pas en tant
qu'il s'agit d'une pierre ou d'un homme, mais en tant qu'elle se meut et est en
repos. La mensuration, en effet, se doit proprement à la quantité; c'est donc
ce dont la quantité est mesurée par le temps qui est proprement mesuré par le
temps. Avec la mensuraton du temps, on connaît combien il y a de mouvement, et
combien il y a de repos; mais non combien il y a de chose mue. Aussi, ce qui se
meut ne se mesure pas absolument avec le temps quant à sa propre quantité, mais
quant à la quantité de son mouvement. D'où appert que le temps est proprement
la mesure du mouvement et du repos; mais du mouvement par soi, du repos par
contre par accident.
#610. — En cinquième (221b20), il
induit un corollaire de ce qui précède. Si, en effet, rien ne se mesure avec le
temps sinon selon qu'il se meut et est en repos, il s'ensuit que tout ce qui ni
ne se meut ni n'est en repos, comme les substances séparées, n'est pas dans un
temps; parce que d'être dans un temps, c'est d'être mesuré avec ce temps. Le
temps est par ailleurs la mesure du mouvement et du repos, comme il appert de
ce qu'on a dit.
#611. — Ensuite (221b23), il
montre que tous les non-êtres ne sont pas dans un temps. Il est manifeste,
dit-il, à partir de ce qui précède, que pas même tout le non-être n'est dans un
temps, comme ce qui ne peut pas être autrement, comme que le diamètre soit
commensurable au côté du carré; cela, en effet, est impossible, parce qu'il ne
peut jamais arriver que ce soit vrai. Des choses de la sorte ne se mesurent pas
avec le temps. Cela, il le prouve comme suit. Le temps est en premier et par
soi la mesure du mouvement, et le reste ne se mesure par lui que par accident.
Donc, tout ce qui se mesure avec le temps, il lui est possible de se mouvoir et
d'être en repos. Aussi, ce qui peut s'engendrer et se corrompre, et tout ce qui
est parfois et parfois n'est pas, du fait que cela se trouve à l'intérieur du
mouvement et du repos, c'est dans un temps: parce qu'il y a un temps plus grand
qu'eux, qui dépasse leur durée, et qui à cause de cela mesure leurs substances
non quant à ce qu'elles sont, mais quant à leur être ou leur durée. Par
ailleurs, parmi les choses qui ne sont pas, il y en a cependant de contenues
par le temps: certaines ont déjà été, comme Homère; certaines seront à un
moment donné, comme un événement futur; ou si elles sont contenues par le temps
passé et futur, elles seront et étaient. Mais ce qui n'est d'aucune façon
contenu par un temps ni n'est ni n'a été ni ne sera. Et telles sont les choses
qui toujours ne sont pas, et dont les opposés sont toujours; comme que le
diamètre soit incommensurable au côté, cela est toujours; aussi il ne se mesure
pas avec un temps. Et pour cela, son contraire non plus, qui est que le
diamètre soit commétrable, c'est-à-dire commensurable au côté, ne se mesure pas
avec le temps; c'est pourquoi en effet c'est toujours qu'il n'est pas: parce
qu'il est contraire à ce qui est toujours. 70 Par contre, tout ce dont le
contraire n'est pas toujours, cela peut être et ne pas être, et a génération et
corruption, et de pareilles choses se mesurent avec le temps.
3 (222a10-b15) 222a10 438.
C'est l'instant qui assure la continuité du temps, comme on l'a dit, car il met
en continuité le temps passé et futur. Il est aussi la seule limite du temps76;
en effet, il est commencement d'un temps, fin d'un autre. Mais cela n'est pas
manifeste comme pour le point, qui est stable. 222a14 439. Plutôt, c'est en
puissance qu'il divise. Sous ce rapport, l'instant est sans cesse un autre. En
tant qu'il relie, par contre, il est toujours le même. Il en va comme pour les
lignes mathématiques, car un point unique n'est pas toujours le même pour
l'intelligence77, puisqu'on est toujours autre chose que ce qu'on divise; mais
pour autant qu'il rend la ligne une, il est le même de toutes les manières78.
De même aussi, l'instant est d'un côté division en puissance du temps, de
l'autre limite et union pour deux temps. 222a19 440. Néanmoins, c'est le même
instant qui fait la division et l'union et celles-ci s'effectuent en rapport au
même instant, mais son essence ne reste pas la même. Voilà donc une manière de
parler des instants. 222a21 441. Il y en a une autre, toutefois; c'est quand le
temps de telle chose est proche: il viendra à l'instant, puisqu'il
viendra aujourd'hui; il est venu à l'instant, puisqu'il est venu aujourd'hui.
Mais les événements de Troie ne sont pas arrivés à l'instant, et le déluge
n'est pas non plus arrivé à l'instant; pourtant, le temps jusqu'à eux est
continu, mais il n'est pas proche. 222a24 442. Alors, c'est un temps terminé
à un instant antérieur. Par exemple, Troie fut prise alors et le déluge eut
lieu79 alors; il faut en effet que cela ait été terminé à tel instant. Il y
aura donc un temps entre l'instant actuel et celui auquel on renvoie, et
celui-là était déjà dans le passé. 222a28 443. Cependant, s'il n'y a aucun
temps non susceptible d'être alors, tout temps sera susceptible d'être terminé.
Cessera-t-il donc? ou non, puisqu'il y a sans cesse du mouvement. Est-il donc
différent, ou est-ce le même plusieurs fois? Il est évident que, comme il en va
du mouvement, de même aussi il en va du temps: si à un moment c'est le même et
unique mouvement qui se produit, ce sera de même le même et unique temps;
sinon, ce ne sera pas le cas. Or l'instant est la fin et le début du temps,
bien que non du même temps, mais la fin du passé et le début du futur, comme le
cercle tient d'une certaine manière sur la même ligne ses aspects concave et
convexe. Ainsi, le temps en est toujours à la fois au début et à la fin, et
pour cela, semble-t-il, toujours différent. Car ce n'est pas du même temps que
l'instant est le début et la fin, puisque les opposés seraient ensemble sous le
même rapport. Le temps ne cessera donc pas, car il y en aura toujours qui soit
au début. 222b7 444. Tout à l'heure 80, c'est la partie du futur proche
de l'instant présent indivisible. Quand te promènes-tu? Tout à l'heure! Parce
que le temps est proche, où on s'apprête à le faire. C'est aussi la partie du
temps passé qui n'est pas loin de l'instant présent. Quand te promènes-tu? Je
me suis promené tout à l'heure. Par contre, nous ne disons pas que Troie a été
détruite tout à l'heure, parce que c'est trop loin de l'instant présent. 222b12
445. Tantôt aussi, c'est la partie du passé proche de l'instant présent.
Quand y es-tu allé? Tantôt, si le temps en est proche de l'instant où on est;
mais jadis, c'est le temps qui est loin. Tout à coup, c'est ce
qui a lieu dans un temps insensible à cause de sa petitesse. 76J` ýkuv o†q`v wqÔmnt
£rsŸm. ÖNkuv
n'apparaît pas sur beaucoup de manuscrits, mais Moerbeke le traduit: et
omnino terminus temporis est. 77Sð mn¨rdh. Synonyme de s– kÔf–. Ce qui est dans la réalité une
chose unique, l'intelligence le conçoit comme deux natures, sous deux
définitions. 78Une même réalité, conçue sous une définition unique. 79 ÑDrs`h. Le futur
est ici un contresens, puisqu'Aristote insiste tout de suite après qu'alors renvoie
toujours au passé. Moerbeke traduit d'ailleurs erat. 80 ÑGcg, iam. 71
#612. — Après avoir montré
comment le temps se rapporte à ce qui est dans un temps, le Philosophe montre
ici comment, par comparaison à l'instant, c'est de manières différentes que des
choses sont nommées quant au temps. À ce propos, il développe deux points: en
premier, il présente la signification de l'instant; en second (222a24), celle
d'autres choses qui se déterminent en rapport à l'instant. Sur le premier
point, il en développe deux autres: en premier, il présente la signification
propre et principale de l'instant; en second (222a21), il en présente une
signification secondaire.
#613. — Sur le premier point, il
affirme trois choses de l'instant. La première en est que l'instant met le
temps passé en continuité avec le futur, pour autant qu'il est le terme du
temps; il est toutefois le début du futur et la fin du passé. Cela, néanmoins,
n'est pas aussi manifeste pour l'instant que pour le point. En effet, le point
est stable; c'est pourquoi il peut se prendre deux fois, une fois comme début
et une fois comme fin; tandis que cela ne se fait pas avec l'instant, comme on
l'a dit plus haut (#591). En second (222a14), il dit que le temps se divise
d'après l'instant, comme aussi la ligne d'après le point. Cependant, l'instant
divise le temps en tant qu'on le regarde comme multiple en puissance, à savoir,
en tant qu'on le prend à part comme début de tel temps et comme fin de tel
autre. Pour autant qu'on le prend de cette manière, on le prend comme des
instants différents, mais pour autant qu'on le prend comme unissant le temps et
le mettant en continuité, on le prend comme le même. Il manifeste cela avec le
cas semblable des lignes mathématiques, où cela est plus manifeste. En effet,
dans les lignes mathématiques, le point qu'on marque au milieu de la ligne ne
se comprend pas toujours comme le même: parce que pour autant qu'on divise la
ligne, on comprend un point comme extrême d'une ligne et un autre comme extrême
d'une autre; parce que les lignes, pour autant qu'elles sont divisées en acte,
se comprennent comme contiguës, et des objets contigus en sont dont les
extrêmes sont ensemble. Pour autant, par contre, que le point met en continuité
les parties d'une ligne, il est le même et unique: parce que les objets
continus en sont dont le terme est le même. Ainsi en va-t-il aussi de l'instant
en regard du temps, car d'une manière on le peut prendre comme division du
temps en puissance, et d'une autre manière selon qu'il est le terme commun de
deux temps, les unissant et les mettant en continuité. En troisième (222a19),
il dit que l'instant qui divise et met en continuité le temps est le même et
unique quant à son sujet, mais diffère de définition, comme il appert de ce
qu'on a dit. Voilà donc une manière dont on parle de l'instant.
#614. — Ensuite (222a21), il
présente une signification secondaire de l'instant. On attribue d'une autre
manière d'être l'instant, dit-il, non au terme du temps qui met en continuité
le passé avec le futur, mais au temps qui est proche de l'instant présent,
qu'il soit passé ou qu'il soit futur. Par exemple, nous disons qu'il viendra
à l'instant, du fait qu'il viendra aujourd'hui, et qu'il est venu à
l'instant, du fait qu'il soit venu aujourd'hui. Par contre, nous ne disons
pas que la guerre de Troie se soit faite à l'instant, ni que le déluge se soit
fait à l'instant, parce que bien que tout le temps soit continu, ces faits ne
sont cependant pas proches de l'instant présent.
#615. — Ensuite (222a24), il
explique des choses qu'on définit avec l'instant. En premier, ce que signifie alors
81. À ce propos, il développe deux points: en premier, il présente
sa signification; en second (222a28), il soulève une question. Alors,
dit-il donc en premier, signifie un temps qu'on définit par un instant
antérieur, qu'il soit proche ou éloigné. Nous pouvons en effet dire qu'alors
Troie a été détruite, et que le déluge s'est produit alors. Il faut en effet
que ce qu'on dit s'être produit alors se soit terminé à un instant précédent82.
Il faudra en effet admettre un temps d'une quantité déterminée entre le temps
présent et cet instant dans le passé. Et ainsi il appert qu'alors diffère
de la seconde signification de l'instant en deux points: du fait qu'alors est
81Tunc, traduction de ons†. 82Includatur ad aliquod nunc vel instans praecedens. 72
toujours au passé83, mais se rapporte indifféremment à des événements prochains
ou éloignés, tandis qu'à l'instant se rapporte spécialement à un
événement prochain, mais indifféremment au passé et au futur.
#616. — Ensuite (222a28), il
soulève une difficulté à partir de ce qui précède, et il la résout. Le temps
auquel on attribue d'être alors, a-t-il dit, en effet, se termine en
deçà de l'instant passé et du présent. Aussi faut-il que tout temps auquel on
attribue d'être alors soit terminé. Pourtant, il n'y a aucun temps
auquel on ne puisse éventuellement attribuer d'être alors. Donc, tout
temps sera éventuellement terminé. Cependant, tout temps terminé cesse84; il
semble donc qu'on doive dire que le temps cesse. Mais s'il y a toujours du
mouvement, et que le temps est le nombre du mouvement, il s'ensuit que le temps
ne cesse pas. Il faudra donc dire, si tout temps se termine, qu'on a sans cesse
un temps différent, ou que le même temps se répétera plusieurs fois. Et il doit
en aller dans le temps comme il en va dans le mouvement. Si en effet on a un
seul et même mouvement, il faudra qu'on ait un seul et même temps. Mais si on
n'a pas un seul et même mouvement, on n'aura pas un seul et même temps.
#617. — D'après son opinion,
donc, le mouvement jamais n'a débuté, ni ne cessera, comme il deviendra évident
au huitième livre (Leçon 2). Ainsi, c'est un seul et même mouvement qui se
répète, spécifiquement certes, non numériquement. En effet, ce n'est pas
numériquement mais spécifiquement que c'est la même révolution qui a lieu
maintenant et qui a eu lieu auparavant. Et cependant, tout le mouvement est
unique en continuité, parce qu'une révolution vient en continuité à une autre,
comme on le prouvera au huitième (Leçon 19). Pareillement, il faut qu'il en
aille du temps comme du mouvement. Aussi montre-t-il par après que le temps ne
cessera jamais. Il appert en effet de ce qui précède que l'instant est le début
et la fin, quoique non pas en regard de la même chose; il est la fin en regard
du passé et le début en regard du futur. Aussi, il en va de l'instant comme il
en va du cercle, dans lequel le concave et le convexe sont la même chose quant
à leur sujet, mais diffèrent de définition à cause d'un rapport à différentes
choses. En effet, le convexe du cercle se regarde en comparaison avec
l'extérieur, tandis que le concave en comparaison avec l'intérieur. Et parce
qu'il n'y a rien à prendre du temps que l'instant, comme on l'a dit plus haut
(#588), il s'ensuit que le temps est toujours au début et à la fin. Et à cause
de cela, le temps paraît être sans cesse différent: parce que l'instant n'est
pas début et fin du même temps, mais de temps différents; autrement, les
opposés appartiendraient à la même chose sous le même rapport. En effet, le
début et la fin ont des définitions opposées: si donc la même chose était début
et fin en regard de la même chose, les opposés appartiendraient à la même chose
sous le même rapport. Par la suite, il conclut, à partir de ce qui précède,
qu'étant donné que l'instant est le début et la fin du temps, le temps ne
cessera jamais: parce que le temps ne peut se prendre sans instant, comme on
l'a dit plus haut, et que l'instant est le début du temps; aussi, le temps est
toujours dans son début. Or ce qui est en son début ne cesse pas; aussi, le
temps ne cessera pas. Et avec le même raisonnement, on peut prouver que le
temps n'a pas commencé, puisque l'instant est la fin du temps. Mais ce
raisonnement vaut pour autant qu'on suppose qu'il y a toujours du mouvement,
comme il le dit. Cela supposé, en effet, on admet nécessairement que n'importe
quel instant de temps est début et fin. Mais si on dit que le mouvement a
commencé ou cessera, il s'ensuit qu'un certain instant sera début du temps,
mais non fin, et qu'un autre sera fin, mais non début, comme il se produit dans
la ligne. Si en effet la ligne était infinie, n'importe quel point marqué en
elle serait début et fin. Mais dans la ligne finie, il y a lieu de prendre un
point qui soit début seulement ou fin seulement. Mais sur cela, on enquêtera
davantage au huitième livre (Leçon 2).
#618. — Ensuite (222b7), il montre
ce que signifie tout à l'heure. Cela a la même signification que
l'instant, pris de la seconde manière. Tout à l'heure, en effet, c'est
ce qui est proche de l'instant présent indivisible, soit qu'il s'agisse d'une
partie du futur, soit qu'il s'agisse d'une partie du passé. La partie du futur,
bien sûr, comme lorsqu'on dit: quand s'en ira-t-il? Tout à l'heure, car le
temps où aura lieu cet événement futur est proche. Et la partie du passé, comme
comme lorsqu'on demande: quand t'en es-tu allé? Et qu'on répond: je me suis en
allé tout à l'heure. Mais de ce qui est éloigné, on ne dit pas tout à 83De
fait, alors, comme ons† et tunc, se rapporte éventuellement, quoique moins
souvent, au futur. 84Deficit. 73 l'heure. Comme nous ne disons
pas que Troie a été détruite tout à l'heure, parce que cela est très éloigné de
l'instant présent.
#619. — Ensuite (222b12), il
explique certaines autres choses pertinentes au temps. Tantôt signifie
que ce qui est passé est proche de l'instant présent; par exemple, si on demande,
quand vient un tel? et qu'on répond: tantôt, si le temps en est passé et
très proche de l'instant présent. Mais nous disons jadis quand c'est
éloigné de l'instant présent dans le passé. Par ailleurs, on dit que quelque
chose se produit tout à coup, quand le temps dans lequel cela se fait
est insensible à cause de sa petitesse.
3 (222b16-29) 222b16 446.
Par ailleurs, tout changement est par nature dérangeant; et c'est dans le temps
que tout s'engendre et se détruit. C'est pourquoi certains le disent très sage;
mais le Pythagoricien Paron le dit très inapte à apprendre, parce qu'avec lui
on oublie; ce disant, il a raison. Il est donc évident que le temps sera par
soi plutôt cause de corruption que de génération, comme on l'a dit plus haut —
car le changement, par soi, est dérangeant —; c'est par accident qu'il est
cause de génération et d'être. 222b22 447. Un signe suffisant en est que rien
ne s'engendre sans qu'on le meuve de quelque manière et qu'on agisse sur lui,
tandis qu'une chose peut se corrompre sans que rien ne la meuve. C'est aussi
surtout cette corruption que nous avons coutume d'attribuer à l'action du
temps. À vrai dire, ce n'est pas non plus le temps qui fait cette corruption,
mais il se trouve que ce changement aussi se produit dans le temps. 222b26 448.
Que donc le temps existe, ce qu'il est, de combien de manières nous attribuons
l'instant, et qu'est-ce que c'est que alors, tantôt, tout à
l'heure, jadis, tout à coup, voilà qui est dit.85
4 (222b30-223a15) 222b30
449. Ces choses une fois articulées de la sorte, il nous devient manifeste que
tout changement et tout ce qui se meut se trouvent dans le temps. Plus rapide
et plus lent, en effet, s'appliquent à tout changement, car il en va
manifestement ainsi dans tous les cas. Par se mouvoir plus rapidement, je veux
dire ce qui se transforme avant en le sujet visé, pour autant qu'on se meuve
sur la même distance et d'un mouvement pareil; pour le transport, par exemple,
si les deux suivent la courbe, ou les deux la droite. Et ainsi des autres.
223a4 450. D'ailleurs, l'avant se situe dans le temps, car nous attribuons
d'être avant ou après selon l'écart par rapport à l'instant, et l'instant est
la limite du passé et du futur. En conséquence, comme les instants sont dans le
temps, l'antérieur et le postérieur seront aussi dans le temps, car où est
l'instant c'est là qu'on trouve aussi l'écart de l'instant. Toutefois, selon
qu'on le regarde en rapport au passé ou à l'avenir, l'avant s'attribue de
manière contraire: car, dans le passé, nous attribuons de venir avant à ce qui
est le plus éloigné de l'instant, et de venir après à ce qui en est le plus
proche; dans l'avenir, au contraire, vient avant ce qui en est le plus
rapproché, et après ce qui en est le plus éloigné. Par conséquent, comme ce qui
est avant est dans le temps et qu'à tout mouvement s'attache un avant, il
devient manifeste que tout changement et tout mouvement sont dans le temps.
#620. — Après avoir comparé le
temps et l'instant à ce qui se trouve dans le temps, le Philosophe manifeste
ici certaines choses qu'il avait touchées plus haut (#601, 604): en premier,
comment la corruption s'attribue au temps; en second (222b30), comment tout
mouvement et changement se trouvent dans le 85Cette phrase serait plus à sa
place en 222b16. 74 temps. Sur le premier point, il en développe deux autres:
en premier, il manifeste son propos avec un raisonnement; en second (222b22),
avec un signe.
#621. — Tout changement, dit-il
donc en premier, par définition propre, dérange la chose qui change de sa
disposition naturelle; néanmoins, autant la génération que la corruption se
produisent en un temps. C'est pourquoi d'aucuns ont attribué les générations
des choses au temps, par exemple, l'apprentissage et autres pareilles choses,
et ont dit que le temps est très sage, du fait que la génération de la science
se fait dans le temps. Par contre, un philosophe du nom de Paron, de la secte
des Pythagoriciens, a prétendu à l'inverse que le temps est profondément inapte
à l'apprentissage parce qu'avec le temps c'est l'oubli qui vient. En cela, il a
eu raison car, comme on l'a dit auparavant (#604), le temps est par soi
davantage cause de corruption que de génération. La raison en est que le temps
est le nombre du mouvement; or le changement est par soi destructif et
corruptif. Il n'est d'ailleurs cause de génération et d'être que par accident.
Du fait même qu'une chose se meut, en effet, elle se retire de la disposition
qu'elle avait auparavant. Et qu'elle parvienne à une autre disposition, cela ne
se trouve pas impliqué dans la notion du mouvement en tant qu'il est un
mouvement, mais en tant qu'il est fini et parfait; et cette perfection, bien
sûr, le mouvement l'a de par l'intention de l'agent, qui meut en vue d'une fin
déterminée. Aussi, c'est plutôt la corruption qui peut s'attribuer au
changement et au temps, tandis que la génération et l'être, c'est à l'agent et
au générateur qu'on doit l'attribuer.
#622. — Ensuite (222b22), il
manifeste la même chose avec un signe. Il y a, dit-il, un signe suffisant de ce
qu'on a dit: c'est que rien ne se trouve à se produire, à moins que quelque
chose ne se montre qui le fasse et le meuve. Par contre, une chose se corrompt
sans que se montre clairement quelque chose qui la mène à la corruption.
Pareille corruption, nous avons coutume de l'attribuer au temps, comme lorsque
quelqu'un d'âgé faiblit en raison d'une cause intrinsèque corruptrice non
manifeste; quand, au contraire, on est tué par le glaive, on n'attribue pas la
corruption au temps. Dans la génération, par contre, le générateur est toujours
manifeste, parce que rien ne s'engendre soi-même; c'est pourquoi on n'attribue
pas la génération au temps, comme la corruption. Toutefois, on n'attribue pas
la corruption au temps au sens que le temps la ferait, mais parce qu'elle se
fait dans le temps, et que le corrupteur nous échappe.
#623. — Ensuite (222b30), il
montre que tout changement se trouve dans le temps, avec deux raisonnements,
dont le premier va comme suit. En tout changement, on trouve du plus vite et du
plus lent. Or cela se définit par le temps, car on dit que se meut plus vite ce
qui se transforme avant un autre jusqu'à un terme donné dans le même espace. À
la condition, cependant, que la même règle vaille pour l'un et l'autre
mouvement; par exemple, que dans un changement de lieu l'un et l'autre
changement soient circulaires, ou l'un et l'autre droits. Si au contraire l'un
était circulaire et l'autre droit, ce qui arriverait avant au terme ne se
mouvrait pas plus vite pour autant. C'est pareillement à comprendre dans les
autres genres de changements. Il s'ensuit donc que tout changeent se trouve
dans le temps.
#624. — Il amène ensuite son
second raisonnement (223a4). Au cours de la preuve, il use de la proposition
suivante: l'avant et l'après sont dans le temps. Et cela, il le manifeste de la
manière suivante. On attribue à une chose d'être avant et après moyennant sa
distance à l'instant, qui est la limite du passé et du futur; or les instants
sont dans le temps; donc, l'avant et l'après aussi sont dans le temps. Il faut
bien en effet que l'instant et sa distance soient dans le même sujet, comme
sont dans le même sujet le point et la distance qu'il admet avec un autre
point; car l'un et l'autre sont dans la ligne. Comme il a dit que l'avant et
l'après se délimitent moyennant leur distance avec l'instant, il montre comment
cela se fait inversement dans le passé et dans le futur, parce que, dans le
passé, on dit qu'est avant ce qui est plus éloigné de l'instant, et après ce
qui en est plus proche, tandis que dans le futur il en va à l'inverse. Si donc
l'avant et l'après sont dans le temps, et qu'à tout mouvement s'attache de
l'avant et de l'après, nécessairement, tout mouvement se trouve dans le temps.
4 (223a16-224a17) 223a16
451. Cela mérite un examen, comment donc le temps se rapporte à l'âme, et
pourquoi le temps semble présent partout, sur terre, sur mer et au ciel. 75
223a18 452. N'est-ce pas qu'il est une espèce d'affection ou d'habitus du
mouvement, se trouvant son nombre, et que tout cela est mobile? Car tout est en
un lieu. Par ailleurs, le temps et le mouvement vont ensemble, qu'on regarde
celui-ci en puissance ou en acte. 223a21 453. Sans l'âme, le temps
existerait-il ou non, on peut bien se le demander. 223a22 454. Car s'il est
impossible qu'il n'y ait quelque chose qui dénombre, il est impossible aussi
qu'il y ait quoi que ce soit à dénombrer; par suite, il est évident qu'il n'y a
pas de nombre non plus, car le nombre c'est ou ce qu'on dénombre ou ce qu'on
peut dénombrer. Alors, si rien d'autre que l'âme, et que l'intelligence de
l'âme, n'est apte de nature à dénombrer, il est impossible, sans l'âme, qu'il
existe du temps. 223a26 455. Sauf cela que d'une certaine manière se trouve à
être le temps86; par exemple, si on admet qu'il puisse y avoir du mouvement
sans l'âme. Car il y a de l'avant et de l'après dans le mouvement, et en tant
qu'ils se dénombrent, ils sont du temps. 223a29 456. On peut bien se demander,
encore, de quel mouvement le temps est nombre. 223a30 457. De n'importe lequel?
Car c'est dans le temps qu'on est engendré, corrompu et augmenté, dans le temps
encore qu'on est altéré et transporté. Dès qu'il y a mouvement, donc, dans
cette mesure même il y a un nombre pour chaque mouvement. C'est pourquoi il est
le nombre du mouvement continu tout simplement, et non celui de tel mouvement.
223b1 458. Pourtant, il se trouve que, qu'au même instant, différentes choses
se meuvent, et pour le mouvement de chacune il y aura un nombre. Est-ce donc
que ce sera un temps différent, et qu'on aura deux temps égaux simultanément?
223b3 459. Plutôt non, car tout temps est le même, s'il est égal et simultané.
Et ceux qui ne sont pas simultanés sont les mêmes spécifiquement. En effet, si
les uns sont des chiens et les autres des chevaux, et que les uns et les autres
soient sept, c'est le même nombre. Il en va de même aussi pour les mouvements
achevés simultanément: c'est le même temps, que l'un soit vite, l'autre non,
que l'un soit transport, l'autre altération. Le temps toutefois est le même, si
bien sûr le nombre est égal et simultané pour l'altération et pour le
transport. C'est pourquoi les mouvements sont différents et séparés, tandis que
le temps est partout le même, parce que pareillement le nombre est unique et le
même partout pour les objets égaux et simultanés. 223b12 460. Il y a, dans le
mouvement, le transport et, en lui, le transport circulaire. Par ailleurs,
chaque chose se dénombre avec une de même genre, des unités avec une unité, des
chevaux avec un cheval. De même aussi, par conséquent, le temps se mesure avec
un temps défini. Par ailleurs, on mesure, comme nous l'avons dit, le temps avec
un mouvement, et le mouvement avec un temps. La raison en est que c'est avec le
temps du mouvement défini qu'on mesure combien il y a de mouvement et de temps.
223b18 461. Si donc ce qui est premier est mesure pour ce qui est de son genre,
c'est surtout le transport circulaire uniforme qui est mesure, parce que son
nombre est le plus connu. Ni l'altération assurément, ni l'augmentation, ni la
génération ne sont uniformes, mais le transport l'est. 223b21 462. C'est
pourquoi aussi le temps donne l'impression d'être le mouvement de la sphère,
parce que c'est avec lui qu'on mesure les autres mouvements et avec ce
mouvement qu'on mesure le temps. 223b23 463. C'est de là aussi que vient ce
qu'on a coutume de dire; car on dit que les affaires humaines font un cercle,
et cela vaut aussi pour les autres choses qui ont une génération et une
corruption naturelle. Et cela, parce que toutes ces choses se jugent avec le
temps, et reçoivent leur fin et leur début comme d'après une espèce de
rotation. Et de fait le temps lui-même donne l'impression d'être une espèce de
cercle. Et cette impression tient, à son tour, à ce qu'il est mesure d'un
pareil transport et qu'il se mesure avec lui. En conséquence, dire que les
choses qui s'engendrent font un cercle, c'est dire qu'il y a une espèce de
cercle du temps. Et cela est dû à ce qu'il se mesure avec le transport
circulaire. C'est que ce qu'on mesure a l'air de n'être rien d'autre que sa
mesure, si ce n'est que son tout comporte plusieurs mesures. 224a2 464. On dit
correctement que c'est le même nombre, celui des brebis et celui des chiens, si
chacun est égal, mais ce n'est pas le même dix, ni non plus les mêmes dix,
comme l'équilatéral et le 86 Ç@kkÇ ¡Ý snÊsn ý onsd Ù £rshm Û wqÔmnv, sed aut hoc quod
utcumque ens est tempus. — C'est la formulation qu'emploie généralement
Aristote pour opposer le sujet à son essence, s. ˆm à s. d‚m`h. 76 scalène ne sont pas non plus
le même triangle. Pourtant, ils sont la même figure, puisque les deux sont des
triangles. En effet, d'être la même chose s'attribue à ce qui ne comporte pas
de différence, non à ce qui en comporte. Par exemple, avec une différence, un
triangle diffère d'un triangle — aussi seront-ils des triangles différents —,
mais pas d'une figure; ils tombent au contraire dans une seule et même
division. En effet, telle forme est un cercle, telle autre un triangle, et tel
triangle est équilatéral, tel autre scalène. Comme figure, donc, c'est la même
chose lui aussi — car c'est un triangle —, mais comme triangle ce n'est pas la
même chose. Le nombre aussi, c'est le même; car leur nombre ne comporte pas de
différence de nombre; mais on n'a pas le même dix, car ceux à quoi on
l'attribue sont différents: les uns sont des chiens, les autres des chevaux. Et
voilà pour l'examen du temps, en lui-même et dans ses propriétés.
#625. — Maintenant qu'il a traité
du temps, le Philosophe écarte quelques difficultés concernant le temps: en
premier, concernant l'existence du temps; en second (223a29), concernant
l'unité du temps. Sur le premier point, il en développe deux autres: en
premier, il soulève deux difficultés; en second (223a18), il les résout. Voici,
dit-il donc en premier, des difficultés qui ont besoin d'un examen attentif:
comment le temps se rapporte à l'âme, et aussi pourquoi le temps paraît être
partout, à savoir, sur terre, sur mer et au ciel.
#626. — Ensuite (223a18), il
résout les questions qui précèdent: en premier, la seconde, qui est plus
facile; en second (223a21), la première. Le temps, dit-il donc, est un accident
du mouvement, puisqu'il est son nombre — il a coutume de nommer un accident du
nom d'habitus et d'affection. Aussi, partout où il y a mouvement,
il faut qu'on trouve le temps. Or tous les corps sont mobiles, sinon d'autres
mouvements, au moins du mouvement local. Car tous sont en un lieu. Cependant,
on pourrait dire que, bien qu'ils soient tous mobiles, ils ne se meuvent
néanmoins pas tous, car certains sont en repos, et que donc du temps ne semble
pas devoir se présenter en tous. Pour exclure cela, il ajoute que le temps va
avec le mouvement, qu'on prenne le mouvement en acte ou en puissance. En effet,
tout ce qui peut se mouvoir et ne se meut pas en acte est en repos. Or le temps
ne mesure pas seulement le mouvement, mais aussi le repos, comme on l'a dit
plus haut (#606). Il reste donc que partout où il y a mouvement, que ce soit en
acte ou en puissance, là se trouve aussi du temps.
#627. — Ensuite (223a21), il résout
la première question. À ce propos, il développe trois points: en premier, il
soulève une difficulté; en second (223a22), il objecte à la question; en
troisième (223a26), il la résout. Il y a donc difficulté à savoir si, sans que
l'âme n'existe, il y aurait quand même du temps, ou non.
#628. — En second (223a22), il
objecte pour montrer que non. Car s'il était impossible qu'il y ait quelque
chose capable de dénombrer, il serait impossible aussi qu'il y ait quelque
chose de dénombrable, qu'on puisse dénombrer, c'est-à-dire. Or s'il n'y a rien
à dénombrer, il n'y a pas de nombre, parce qu'il ne se trouve de nombre qu'en
ce qui se trouve dénombré en acte, ou dénombrable en puissance. Il reste donc
que s'il n'existe pas de puissance de dénombrer, il n'y a pas non plus de
nombre. Or rien d'autre n'est apte de nature à dénombrer, sinon l'âme et, parmi
les parties de l'âme, pas d'autre que l'intelligence. Car la numération se fait
par la comparaison de ce qu'on dénombre avec une première mesure; or comparer
appartient à la raison. Si donc il n'y a pas d'âme intellective, il n'y a pas
de nombre. Le temps, quant à lui, est un nombre, comme on a dit (#580). Si donc
il n'existe pas d'âme intellective, il n'y a pas de temps.
#629. — Ensuite (223a26), il
résout la difficulté. Ou bien, dit-il, il faut dire qu'il n'y a pas de temps
s'il n'existe pas d'âme; ou bien il faut dire, avec plus de vérité, qu'il y a
du temps de toute manière sans âme, s'il se peut qu'il y ait du mouvement sans
âme. En effet, comme on admet du mouvement, on admet nécessairement du temps
pareillement. C'est qu'il y a de l'avant et de l'après dans le mouvement; et
eux, à savoir, l'avant et l'après du mouvement, en tant qu'on peut les
dénombrer, sont le temps même. 77 Pour avoir l'évidence de cette solution, on
doit tenir compte qu'en admettant des choses dénombrées, on admet
nécessairement un nombre. Aussi, c'est de la manière dont les choses dénombrées
dépendent de qui les dénombre que leur nombre en dépend aussi. Or l'existence
des choses dénombrées ne dépend pas de l'intelligence, sauf en cela qu'il y a
une intelligence qui est la cause des choses, comme l'est l'intelligence
divine; mais cette existence ne dépend pas toutefois de l'intelligence de
l'âme. Par conséquent, le nombre des choses ne dépend pas non plus de
l'intelligence de l'âme; c'est seulement la numération même, qui est l'acte de
l'âme, qui dépend de l'intelligence de l'âme. Il peut exister des sensibles
même s'il n'existe pas de sens, et des objets intelligibles même s'il n'existe
pas d'intelligence; pareillement donc, il peut y avoir des choses à dénombrer
et un nombre sans qu'il existe rien pour dénombrer. Peut-être toutefois la
conditionnelle qu'il a introduite en premier est-elle vraie, à savoir que, s'il
est impossible qu'il existe rien pour dénombrer, il est impossible qu'il y ait
quelque chose qui se puisse dénombrer. Par exemple, celle-ci est vraie: s'il
est impossible qu'il y ait rien pour sentir, il est impossible qu'il y ait un
sensible. Car s'il existe un objet sensible, il peut se sentir, et s'il peut se
sentir, il peut exister quelque chose qui sente. Pourtant, il ne s'ensuit pas
que s'il existe un objet sensible, il existe quelque chose pour le sentir.
Pareillement, cette conséquence se vérifie: s'il y a quelque chose qu'on puisse
dénombrer, il pourrait y avoir quelque chose qui le dénombre. Par conséquent,
s'il est impossible qu'il y ait quelque chose pour dénombrer, il est impossible
qu'il y ait quelque chose qu'on puisse dénombrer; mais cependant, il ne
s'ensuit pas que s'il n'existe rien pour dénombrer, il n'existe rien qui se
puisse dénombrer, comme prétendait l'objection du Philosophe. Si donc le
mouvement avait son être fixé dans la réalité, comme la pierre ou le cheval, on
pourrait dire absolument que de même aussi que sans que l'âme existe il existe
un nombre de pierres, de même aussi, sans que l'âme n'existe, il y aurait un
nombre du mouvement, qui est le temps. Cependant, le mouvement n'a pas son être
fixé dans la réalité, et il ne se trouve rien en acte du mouvement dans les
choses, sauf une espèce d'indivisible du mouvement, qui est la division du
mouvement. Cependant, la totalité du mouvement se prend d'après la
considération de l'âme qui compare la disposition antérieure du mobile à sa
disposition postérieure. De même, donc, le temps non plus n'a pas d'être en
dehors de l'âme, sauf en rapport à son indivisible. Or la totalité du temps se
prend par l'ordonnance que met l'âme en dénombrant l'avant et l'après dans le
mouvement, comme on l'a dit plus haut (#572). C'est pourquoi c'est expressément
que le Philosophe dit que le temps, sans qu'existe l'âme, est d'une certaine
manière de l'être, c'est-à-dire imparfaitement. Comme s'il disait que c'est
imparfaitement que, sans l'âme, il peut y avoir du mouvement. Avec cela, on
résout les raisonnements présentés plus haut (#559) pour montrer que le temps
n'existe pas, parce qu'il se compose de parties qui n'existent pas. Il appert
en effet de ce qu'on vient de dire qu'il ne possède pas un être parfait en
dehors de l'âme, comme le mouvement non plus.
#630. — Ensuite (223a29), il
soulève la question de l'unité du temps, ou de la comparaison du temps avec le
mouvement. À ce propos, il développe trois points: en premier, il soulève une
difficulté; en second (223a30), il la résout; en troisième (224a2), il
manifeste un point qu'il avait supposé. Il y a difficulté, dit-il donc en
premier, étant donné que le temps est le nombre du mouvement, de savoir de quel
mouvement ou de quel type de mouvement il est le nombre. Ensuite (223a30), il
résout la difficulté: en premier, il exclut une fausse solution; en second
(223b12), il présente la vraie. Sur le premier point, il en développe trois
autres: en premier, il présente la fausse solution; en second (223b1), il la
réprouve en la réduisant à l'absurde; en troisième (223b3), il montre que cette
absurdité est impossible.
#631. — La première solution,
donc, c'est que le temps soit le nombre de n'importe quel mouvement. Pour le
prouver, il signale que tout mouvement se passe dans le temps: la génération,
l'augmentation, l'altération et le changement de lieu. Or ce qui convient à
tout mouvement convient au mouvement en tant que tel, et se passer dans le
temps, c'est se dénombrer avec le temps. Ainsi donc, il semble que n'importe
quel mouvement, en tant que tel, a un nombre. Aussi, comme le temps est le
nombre du mouvement, il semble s'ensuivre que le temps soit universellement le
nombre du mouvement continu, et non d'un mouvement précis.
#632. — Ensuite (223b1), il
réprouve la solution qui précède. Il se peut, en effet, que deux choses se
meuvent simultanément. Si donc le temps est le nombre de n'importe quel
mouvement, il s'ensuivra que pour deux mouvements simultanés il y ait des temps
différents. Et ainsi, il s'ensuivra par la suite que 78 deux temps égaux
existent simultanément, par exemple deux jours ou deux heures. Que deux temps
inégaux existent simultanément, par ailleurs, n'a rien d'étonnant; par exemple,
un jour et une heure.
#633. — Ensuite (223b3), il
montre que cela est impossible, à savoir, que deux temps égaux existent
simultanément. C'est que tout temps qui est simultané et pareil, c'est-à-dire
égal, est unique seulement, tandis que le temps qui n'est pas simultané n'est
pas unique numériquement. Spécifiquement, toutefois, il est unique, comme le
jour avec le jour, et l'année avec l'année. Cela, il le manifeste par une
comparaison avec d'autres choses dénombrées. Si, en effet, on a sept chevaux et
sept chiens, ils ne diffèrent pas quant à leur nombre, mais ils diffèrent quant
à l'espèce des choses dénombrées. Pareillement, pour tous les mouvements qui
s'achèvent simultanément à la fois quant à leur début et à leur fin, il s'agit
du même temps. Cependant, les mouvements diffèrent selon leurs propres
définitions, en tant éventuellement que l'un est vite et l'autre lent, et que
l'un est un changement de lieu et un autre une altération. Mais leur temps est
le même, s'il y a un nombre égal pour l'altération et le changement de lieu, à
supposer qu'ils se passent simultanément. La raison pour laquelle il faut que
les mouvements soient différents et distincts l'un de l'autre, mais que le
temps en tous soit le même, c'est que le même et unique nombre vaut pour ceux
qui sont égaux et simultanés, où qu'ils soient.
#634. — Ensuite (223b12), il présente
la vraie solution. À ce propos, il développe trois points: en premier, il
présente d'avance des notions nécessaires à la solution; en second (223b18), il
conclut la solution à partir de ce qu'il vient de présenter; en troisième
(223b21), il manifeste la solution à l'aide de citations d'autres auteurs. Sur
le premier point, il présente d'avance trois notions. La première en est que,
parmi les autres mouvements, le premier et le plus simple et régulier est le
mouvement local; et parmi les autres mouvements locaux, c'est le mouvement
circulaire, comme ce sera prouvé au huitième livre (Leçon 14). La seconde est
que chaque chose se dénombre avec quelque chose de proche, c'est-à-dire de son
genre, comme les unités avec une unité, et les chevaux avec un cheval, comme il
appert, Métaphysique, X, 1. Aussi faut-il que le temps se mesure avec un
temps donné, comme nous voyons que tous les temps se mesurent avec le jour. La
troisième notion qu'il présente d'avance, c'est que le temps se mesure avec un
mouvement, et le mouvement avec un temps, comme on l'a dit plus haut (#598). La
raison en est qu'avec un mouvement donné et avec un temps donné, on mesure la
quantité de n'importe quel mouvement et temps.
#635. — Ensuite (223b18), il
conclut à partir de ce qu'il vient de présenter que si c'est une chose première
qui est la mesure de tous ses proches, c'est-à-dire de tout ce qui est de son
genre, nécessairement, c'est la révolution, qui en est le plus régulier, qui
est la mesure de tous les mouvements. On attribue en effet d'être régulier à un
mouvement qui est un et uniforme. Or cette régularité ne peut pas se trouver
dans l'altération et l'augmentation, parce qu'elles ne sont pas partout
continues ni de vitesse égale. Par contre, dans le changement de lieu, on peut
trouver de la régularité, parce qu'un mouvement local peut être continu et
uniforme. Et c'est seulement le mouvement circulaire qui est tel, comme il sera
prouvé au huitième livre (Leçons 19 et 20). Parmi les autres mouvements
circulaires, c'est surtout le premier mouvement, qui est uniforme et régulier,
qui fait tourner tout le firmament avec le mouvement diurne; aussi est-ce cette
révolution, en tant que première et plus simple et plus régulière, qui est la
mesure de tous les mouvements. Il faut par ailleurs que le mouvement régulier
soit la mesure ou le nombre des autres, parce que toute mesure doit être la
plus certaine; et ce sont les choses qui demeurent uniformes qui sont telles. À
partir de là, nous pouvons tirer que si la première révolution mesure tout
mouvement, et que les mouvements se mesurent avec le temps, en tant qu'ils se
mesurent avec un mouvement, on doit nécessairement dire que le temps est le
nombre de la première révolution, d'après laquelle on mesure le temps, et en
rapport à laquelle on mesure tous les autres mouvement avec une mesure de
temps.
#636. — Ensuite (223b21), il
approuve la solution qui précède à l'aide des opinions des autres. En premier
avec l'opinion de ceux qui sont dans l'erreur, qui se sont trouvés portés à
dire que le mouvement de la sphère céleste est le temps (#565), du fait que
c'est avec ce mouvement qu'on mesure tous les autres mouvements, et que le
temps se mesure avec ce mouvement. Il est manifeste, en effet, que nous disons
un jour ou une année complète en portant attention au mouvement du ciel. 79 En
second (223b23), à partir d'une manière coutumière de parler. C'est pour cela,
dit-il, à savoir parce que le temps est le nombre de la première révolution,
qu'il est devenu coutumier de dire qu'il y a comme un cercle dans les choses
humaines, et dans les autres qui se meuvent naturellement et s'engendrent et se
corrompent. La raison en est que toutes les choses de la sorte se mesurent avec
le temps, et reçoivent leur début et leur fin dans le temps, comme si le temps allait
selon une espèce de révolution; c'est que le temps lui-même donne l'impression
d'être une espèce de cercle. Cela donne encore cette impression du fait que ce
qui sert de mesure à la révolution se mesure aussi avec pareille révolution.
C'est pourquoi dire que pour ce qui se produit dans le temps il y a comme un
cercle n'est rien d'autre que dire que pour le temps il y a une espèce de
cercle. Et cela arrive du fait que le temps se mesure avec une révolution. En
effet, ce qu'on mesure ne paraît pas être différent de sa mesure; au contraire,
plusieurs mesures paraissent faire un tout, comme plusieurs unités font un
nombre, et plusieurs mesures de drap une quantité de drap. Et cela est vrai,
quand on prend la mesure d'un genre. Ainsi donc, il appert que le temps mesure
en premier et dénombre le premier mouvement circulaire, et par lui mesure tous
les autres mouvements. Aussi, il y a seulement un temps à cause de l'unité du
premier mouvement; et cependant quiconque sent un mouvement sent le temps du
fait que du premier mouvement se trouve causée leur mutabilité en tous les
mobiles, comme il a été dit plus haut (#574).
#637. — Ensuite (224a2), il
manifeste, sur un point qu'il avait dit plus haut (#633), comment on doit le
comprendre. Il a dit en effet que c'est le même nombre pour sept chiens et pour
sept chevaux. Comment donc cela est vrai, il le montre. On peut le dire
correctement, dit-il, si le nombre de choses différentes est égal, par exemple,
de brebis et de chiens, que ce soit le même nombre pour les deux, par exemple,
si tant les brebis que les chiens sont dix. Mais on ne peut dire que le fait
d'être dix soit la même chose pour les chiens et les brebis; en effet, ce ne
sont pas les mêmes dix qui sont dix chiens et dix brebis. Et cela, la raison en
est que le genre peut, avec addition d'unité ou d'identité, s'attribuer à
plusieurs individus existant dans une espèce, et pareillement le genre éloigné
s'attribuer à plusieurs espèces qui se rangent sous un genre prochain.
Cependant, ni l'espèce ne peut l'être aux individus, ni le genre prochain aux
différentes espèces, avec addition d'unité ou d'identité. Pour cela, il
introduit ensuite un exemple. Ce sont en effet deux espèces du triangle, à
savoir, l'équilatéral, c'est-à-dire, celui qui a trois côtés égaux, et le
scalène, celui qui a trois côtés inégaux. Par ailleurs, la figure est le genre
du triangle. Nous ne pouvons pas dire, donc, que l'équilatéral et le scalène
soient le même triangle; mais nous pouvons dire qu'ils sont la même figure,
parce que l'un et l'autre sont contenus sous le triangle, qui est une espèce de
figure. Il en donne la raison: c'est que, lorsque le même et l'autre, ou le
différent, s'opposent, là nous pouvons attribuer l'identité où ne se trouve pas
la différence; mais nous ne pouvons pas attribuer l'identité où se trouve la
différence. Il est manifeste, par ailleurs, que l'équilatéral et le scalène
diffèrent entre eux par une différence du triangle, c'est-à-dire qui est
proprement divisive du triangle; et cela est la raison pour laquelle il y a
différentes espèces du triangle. Mais l'équilatéral et le scalène ne diffèrent
pas selon la différence de la figure, mais sont contenus sous une seule et même
différence divisive de la figure. Cela appert comme suit. Si en effet nous
divisons la figure en ses espèces, qui sont constituées par des différences, on
trouvera qu'une sera le cercle, et une autre le triangle, et ainsi des autres
espèces de la figure; mais si nous divisons le triangle, nous trouverons qu'une
espèce à lui est l'équilatéral, et une autre le scalène. Il est donc manifeste
que l'équilatéral et le scalène sont une seule figure, parce qu'ils sont
contenus sous une espèce de figure, qui est le triangle; mais qu'ils ne sont
pas un seul triangle, parce qu'ils sont diverses espèces du triangle. Il en va
pareillement dans notre propos. Le nombre, en effet, se divise en différentes
espèces, dont l'une est le dix. Donc, tous ceux qui sont dix, on les dit avoir
un seul nombre, parce qu'ils ne diffèrent entre eux pas selon l'espèce du nombre,
puisqu'ils sont contenus sous une seule espèce du nombre. Mais on ne peut dire
qu'ils sont le même dix; parce que ce à quoi s'applique le nombre dix diffère,
puisque certains d'entre eux sont des chiens et certains des chevaux. Aristote
paraît avoir introduit ceci pour que personne, pour soutenir l'unité du temps,
ne soit satisfait de ce qu'on dise qu'il y a un seul nombre pour des choses
égales en nombre bien que différentes; parce que, bien que ce soit le même dix
ou le même trois à cause de l'unité de l'espèce, ce n'est cependant pas le même
dix ou le même trois à cause de la diversité qui rejoint le nombre de la part
de la matière. Aussi, selon cette raison il s'ensuivrait qu'il n'y aurait qu'un
temps spécifiquement, mais non en nombre. Et c'est 80 pourquoi, pour recevoir
la vraie unité du temps, il faut retourner à l'unité du premier mouvement, qui
est mesuré en premier par le temps, et par lequel aussi le temps est mesuré. En
dernier, sous forme d'épilogue, il conclut qu'on a traité du temps, et des
choses qui sont propres à la considération du temps.