ARISTOTE
Poétique - Rhétorique
NOTICE PRÉLIMINAIRE
Nous avons jugé à propos de placer avant notre traduction de la Poétique
et de la Rhétorique d'Aristote une biographie sommaire de l'auteur, puis
un aperçu bibliographique et critique, d'après les meilleures autorités, sur
la valeur et la portée de ces deux ouvrages.
Aristote est né à Stagire, ville de Macédoine, dans la Chalcidique, la
première année de l'olympiade 99 (384 av. J.-C.). Son père Nicomaque étant
premier médecin du roi Amyntas III, il fut élevé à la cour de ce prince et
vécut dans l'intimité de Philippe qui lui succéda en 360. Après la mort de
sort père et de sa mère, il fut envoyé, à l'âge de dix-sept ans, dans la
petite ville d'Atarné, en Mysie, par son tuteur Proxénos, dont il n'eut qu'y
se louer. Peu de temps après, il vint à Athènes suivre les leçons de Platon,
alors âgé de soixante ans, qui presque aussitôt alla résider en Sicile et
revint diriger son école vers 364. A sa mort (345), Aristote lui fit dresser un
autel. Il passa les années 348 à 346 auprès d'Hermias, tyran d'Atarné, dont
il épousa la fille Pythias, et les années 345-344 à Mitylène. On croit que
c'est à cette époque qu'il composa la Politique. En 343, Philippe lui
confia l'éducation dis son fils Alexandre. Cette tâche terminée et son
élève devenu roi ( 338) Aristote revint à Athènes où, deux ans après, il
fonda le Lycée, qu'il dirigea jusqu'à la mort d'Alexandre (323). On lui
attribue la création de la première bibliothèque et la rédaction du premier
répertoire alphabétique d'histoire. En 329, la mort de Callisthène, une des
taches de la vie d'Alexandre, entraîna la rupture du royal élève et de son
maître, neveu et ami de ce philosophe, dont le seul crime, aux yeux du
conquérant, fut peut-être de ne pas se prosterner à ses pieds. Accusé
d'impiété pour avoir dressé un autel à Pythias, Aristote s'exila en 322 et
fut condamné à mort par contumace, sur la proposition d'Eurymédon,
hiérophante ou grand prêtre de Cérès. Retiré à Chalcis d'Eubée, il y
mourut d'une maladie d'estomac, au mois de juillet de la même année (01).
Le Lycée fut confié à Théophraste, qu'il avait désigné pour lui succéder.
On prétend que l'un de ses disciples, Aristoxène de Tarente, chef de l'école
musicale qui porte son nom, en conçut une basse jalousie contre Aristote; mais
un passage relevé par nous dans les Eléments harmoniques d'Aristoxène nous a
permis, dès 1857, de reléguer ce fait parmi les légendes. Les nombreux
ouvrages qu'il laissait passèrent aux mains de Théophraste, puis, vers 272, en
celles de Nélée son disciple, dont les descendants gardèrent le précieux
dépôt jusqu'en l'année 90, où, ces manuscrits furent vendus au philosophe
grammairien Apellicon de Téos. A la mort de ce dernier, Sylla, vainqueur
d'Athènes, les fit porter à Rome où ils furent copiés et révisés par un
ami de Cicéron, le Grec Tyrannion. En 39 ils prirent place dans la
bibliothèque fondée par le consul Asinius Pollio, la première qui fut ouverte
à Rome. Diogène Laërce nous en a conservé le catalogue, dressé par
Andronicus de Rhodes, d'après celui de cette bibliothèque.
Voici la liste des ouvrages qui nous sont parvenus sous le nom d'Aristote
LOGIQUE.
- L'Organon, groupe formé par les traités suivants : Catégories. De l'Élocution. Premières et secondes Analytiques. Topiques. Réfutation des sophismes.RHÉTORIQUE.
- Poétique. Rhétorique. Rhétorique à Alexandre (sûrement apocryphe).PHYSIQUE ET PHYSIOLOGIE.
- Leçons de physique. Traité du ciel. De la génération. Les Météorologiques. Traité du monde (sûrement apocryphe). De l'âme. De la sensation. De la mémoire. Du sommeil. Des songes. De la jeunesse et de la vieillesse. De la vie et de la mort. De la respiration. De la longévité.HISTOIRE NATURELLE.
- Histoire dos animaux. Parties des animaux. De la démarche des animaux. Du souffle. Des couleurs. Physiognomoniques. Traditions merveilleuses. Des opinions de Xénophane (ou plutôt de Mélissus), de Zénon et de Gorgias. Des lignes insécables.MÉTAPHYSIQUE.
- Les Métaphysiques.SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.
- Morale à Nicomaque, en 10 livres. Grandes Morales ou Morale d'Eudème, en 7 livres. Traité des vertus. Des vertus et des vices. La Politique. Les Économiques.MATHÉMATIQUES.
- Problèmes. Questions mécaniquesThéophile Buhle, qui avait entrepris à la fin du dernier siècle une
édition grecque-latine des oeuvres d'Aristote, interrompue par sa mort après
la publication du 5ème volume, a laissé une biographie très détaillée de
notre auteur accompagnée d'une étude bibliographique sur ses ouvrages, l'ordre
probable de leur composition, les manuscrits qui nous en restent, etc.
La critique moderne, qui a repris et ravisé ce travail, a pour principal
représentant Édouard Zeller, auteur de la Philosophie des Grecs
considérée dais son développement historique dont M. Émile Boutroux publie
en ce moment une traduction française. M. Ernest Navet, dès 1813, M. Ch.
Thurot, en 1860, ont consacré chacun tout un livre à l'étude d'Aristote. M.
Thurot a compiété le sien par des articles publiés en 1861 dans la Revue
archéologique. Nous rapporterons quelques-unes de leurs appréciations en
ce qu'elles auront de relatif soit à la méthode générale du Stagirite, soit
aux deux traités qu'on va lire.
Il est bon de déterminer tout d'abord la différence du style d'Aristote et de
celui de Platon. "L'un exprime ses idées sous la forme du dialogue, dans
un style plein d'imagination, de grâce et de sensibilité ; l'autre s'adresse
directement au lecteur, ne parle qu'à son intelligence et disserte dans un
style d'une aridité toute géométrique, sans couleur et sans passion"
(Thurot, Études sur Aristote, p. 144). "S'il exprime (Aristote)
souvent sa pensée avec une précision qui en orne la profondeur, la rédaction
de ses ouvrages ferait penser qu'il les a écrits plutôt pour lui que pour le
public, tant elle est parfois négligée et rebutante" (l. c., p. 150). Du
reste, Aristote, M. Thurot le rappelle, avait écrit d'autres ouvrages pour le
plus grand nombre; ils avaient la forme du dialogue. - "Le mot dialectique
n'a pas le même sens pour Aristote et pour Cicéron. Il est synonyme de logique
pour Cicéron. Il signifie l'art de disputer pour Aristote " (l, c., p.
264). Cicéron, qui appliqua souvent le mot suavitas au style d'Aristote
(voir Thurot, ouvrage cité, p. 273, note 4), est meilleur critique
lorsqu'il écrit : Quia Aristote nervosior, Theophrasto dulcior ?
(Brutus, 31, 121.) Nous nous sommes efforcé de conserver les saillies nerveuses
de ce style où la douceur du langage le céda toujours à la rigueur de
l'observation, à la force et à la profondeur de la pensée.
On n'a jamais élevé de doute sérieux sur l'authenticité de la Poétique
et de la Rhétorique. Nous n'avons donc pas à nous arrêter sur ce
point.
Les détails qui vont suivre concernent particulièrement la Poétique.
Il ne faut pas s'étonner que nous l'ayons placée avant la Rhétorique,
contrairement à l'usage suivi dans les éditions générales d'Aristote. Elle
est citée dans ce dernier ouvrage (III, I, 10). Les manuscrits connus qui la
renferment pont conservés à Paris, à Rome, à Venise, à Florence, à Madrid,
à Leyde et à Wolfenbuttel (Guelpherbytum). L'édition de ce texte, dans la
collection aristotélique publiée par Bekker pour l'Académie de Berlin, a
été établie sur quatre manuscrits: Codex Marcianus Venetus 200 = Q, Codex
Vaticanus 240 = Xb, Codex Palatinus 23 = Zb, et le Codex
Parisinus 1741=Ac, manuscritdu XIème siècle d'où paraissent
dériver tous les autres. Telle est du moins l'opinion de J. Vahlen qui, pour
constituer son édition, a eu à sa disposition la collation de seize
manuscrits. Il nous reste un livre unique de cet ouvrage. Diogène Laërce lui
en donne deux, l'auteur de la Vie d'Homère longtemps attribuée à Plutarque
cite le livre III de la Poétique, mais c'est peut-être l'effet d'une confusion
avec l'ouvrage perdu d'Aristote sur les Poètes ", cité par Diogène comme
divisé en trois livres. Il est probable que nous possédons le livre Ier
et que le second traitait de la comédie, du dithyrambe, des nomes, des chants,
et peut-être de la musique instrumentale. (Vossius, De artis poeticae natura,
etc. 1647, p. 28.)
La première édition de la Poétique a été donnée par Alde Manuce,
dans sa collection des Rhetores graeci Venise, 1508, in-8°, vol. I, p.
269-286. Dix ans auparavant parut, à Venise aussi, la traduction latine de
Georges Valla. Dès 1481, Hermann Alemannus avait publié, dans la même ville,
une traduction latine de celle du philosophe arabe Averroès. Le principal
commentateur de ce texte, au XVIe siècle, a été Pierre Vettori,
dont le travail (Commentarii in primum librum Aristotelis de arte poetarum,
Florence, 1560, in-fol.), a été complété, mais non surpassé. Harlès, dans
son édition grecque-latine de la Poétique (1708), a pu dire : "Victorium
Aristotelis sospitatorem constat." Nous retrouverons plus loin Vettori,
commentateur de la Rhétorique (1548). Il a fait un travail semblable sur
la Politique (1552) et la Morale à Nicomaque (1584). De nos
jours, outre l'édition de la Poétique donnée par Bekker (1831), nous
rappellerons celles de Susemihl (1865), de J. Vahlen (1867) et de Leonhard
Spengel. On ne peut mentionner l'édition de Vahlen sans rappeler que ce
philologue a publié en quatre dissertations une série de remarques sur la Poétique
dans les comptes rendus de l'Académie des sciences de Vienne (Beitroege zur
Aristoteles Poetik, 1865, 1866, 1867). D'autre part, si M. Thurot a admis
quelques corrections proposées par Vahlen, il en a rejeté le plus grand
nombre. (Observations philologiques sur la Poétique d'Aristote, dans la
Revue archéologique, t. II, 1863.)
M. Egger en a donné, en 1849, une édition avec traduction française et
commentaire, dans son Essai sur l'histoire de la critique chez les Grecs.
Cette édition a été réimprimée plusieurs fois, notamment en 1876, avec des
additions destinées à la mettre au courant des derniers travaux de
l'érudition. C'est le texte de Bekker, modifié en quelques endroits ; nous
reviendrons tout à l'heure sur la traduction qui l'accompagne. Le savant
helléniste est assurément le Français qui a le plus contribué à
l'éclaircissement comme à l'interprétation de la Poétique. C'est
aussi l'éditeur et traducteur de ce traité auquel notre travail doit le plus,
bien qu'il ait été, comme la Rhétorique, exécuté sur le texte même
d'Aristote. Nos arguments analytiques, notamment, sont empruntés presque
textuellement à la traduction de M. Egger.
Il est inutile d'insister sur l'importance de la Poétique. Elle a été
mise en relief par Daniel Heinsius, dont l'édition (1611, puis 1643) a troublé
plutôt que rectifié l'ordre du texte, mais qui en a parlé avec une admiration
éclairée autant qu'enthousiaste. Bayle, dans son Dictionnaire critique (art.
Aristote) le met au-dessus de tous les ouvrages philosophiques du
Stagirite. Rapin a dit : "La Poétique n'est, à proprement parler,
que la nature mise en pratique et le bon sens mis en principe." (Réflexions
sur l'éloquence, la poétique, l'histoire et la philosophie, etc., 1693.)
Antonio Lullo, critique espagnol cité dans la notice bibliographique que
Harlès a placée en tête de son édition (1780), formulait son jugement en
termes qui peuvent se traduire ainsi : "Aristote a un goût plus sûr que
tous les poètes, et, mieux que tous les poètes, il a compris ce qui convient
et ne contient pas dans une oeuvre poétique." (De Orator., 1. III,
ch. v.).
Ce chef-d'oeuvre d'esthétique littéraire devait avoir ses détracteurs. Citons
entre autres Ch. Perrault, l'auteur du trop fameux Parallèle des anciens et
des modernes (1688-1698), pour qui le passage relatif à la purgation des
passions est "un galimatias qui a été expliqué en tant de manières
différentes qu'on peut croire qu'il n'a été entendu de personne". Notre
intention n'est point de rouvrir ce débat. Du reste, l'appréciation du mérite
d'Aristote et l'apologie de son oeuvre auront leur complément naturel dans ce
que nous avons à dire de la Rhétorique.
Si l'on pouvait mettre en doute l'utilité, dans notre temps, d'une étude
approfondie de ce traité, il suffirait, pour être détrompé, de relire le
travail que M. Ernest Havet consacrait, en 1843, à l'examen de l'ouvrage,
travail qu'il reprit en 1846 et dans lequel il s'est proposé, comme il le
déclare lui-même, non pas d'étudier les détails de la Rhétorique
d'Aristote, mais d'en développer la méthode. "Cette méthode, dit-il, qui
n'est plus celle des Rhétoriques postérieures et qui fait l'originalité de
celle d'Aristote, fait aussi sa supériorité ; c'est par là qu'elle est,
encore aujourd'hui, neuve et féconde. Je ne crains pas de dire que c'est la
seule philosophique et, par conséquent, la seule vraie que l'antiquité nous
ait transmise. Dans un temps où la rhétorique artificielle semble abandonnée
et n'impose plus aux esprits, où l'on demande surtout à l'orateur d'être
pressant et fort, où l'on se pique de préférer des raisons à des phrases, le
traité d'Aristote doit être le livre classique de tous ceux qui veulent
apprendre l'art de persuader par le discours. Je ne dis pas qu'il faille le
traduire mot à mot pour nos écoles et l'y faire réciter pat coeur : c'est
l'esprit qu'il importe de recueillir et non la lecture, qui pourrait rebuter
quelquefois. Ce qui est plus praticable et ce qui vaut mieux, c'est de se
pénétrer de la philosophie qui est dans ce livre, de s'approprier ces
procédés d'une observation délicate et pénétrante, et de les faire passer
dans la pratique de l'enseignement et dans le travail habituel de la culture de
l'esprit. » (Étude sur la Rhétorique d'Aristote, 2e édition, p. 1.) -
Citons encore ces lignes, si vraies et si éloquentes : "Les formules
d'Aristote, sous leur enveloppe vieille et desséchée, couvrant des sentiments
toujours nouveaux. Ces pages, qui ne semblent contenir qu'une lettre morte,
paraissent toutes pleines de vie quand on vient à les déchiffrer. Les
étiquettes du philosophe marquent chacune des cordes du coeur humain ; touchez
celle qu'il vous indique, elle va résonner à l'instant même et répondra à
votre appel." (P. 41.) - "L'idée qu'Aristote donne de la Rhétorique,
écrit en concluant le savant académicien, est la plus vraie qu'on s'en puisse
faire ; c'est une dialectique du vraisemblable, une dialectique politique. Ainsi
le raisonnement en fait le fond, et ce raisonnement repose sur l'intelligence
des opinions, des intérêts et des passions humaines. Aucune autre définition
n'a fait si bien paraître le fond." (P. 119.)
Jetons un coup d'oeil rapide sur l'état de l'art oratoire avant Aristote.
Suivant une observation de Ch. Thurot, il convient lui-même que l'on a moins de
peine à perfectionner les méthodes après que les inventeurs et ensuite
Tisias, Thrasyrnaque, Théodore et beaucoup d'autres ont fourni tant
d'éléments. Seulement leur enseignement était très imparfait. "Ils
procédaient comme celui qui, au lieu de nous apprendre le métier de
cordonnier, nous donneraitdes chaussures de toute espèce". (études sur
Aristote, p. 196.) Aristote, au rapport de Cicéron, avait écrit un livre
dans lequel il exposait les préceptes oratoires de ses devanciers. (De
Oratore, II, 58, 160.) Leonhard Spengel a pour ainsi dire reconstitué ce
livre dans un mémoire couronné en 1823 par l'université de Berlin et publié
en 1828 : «
Il nous reste à dire un mot des traductions françaises de la Poétique
et de la Rhétorique qui ont précédé la nôtre.
La première traduction française de la Poétique est celle de Cassandre
(Paris, 1654, in-4°) ; vinrent ensuite celles du sieur de Norville (1671) ,
d'André Dacier (1692). Batteur, qui donna la sienne en 1771 (les quatre
Poétiques, etc.) y joignit le texte, revu sur les éditions de Sylburg
(1584) et de Vettori et sur les manuscrits de Paris 2117 et 2040. Les
mémoires de l'Académie des inscriptions renferment deux communications (t.
XXXIX, 1777 et XLI, 1780) dans lesquelles il propose de nouvelles corrections.
Il a défini lui-même en ces termes la manière dont il comprenait son rôle de
traducteur: "Je me suis attaché à la lettre, parce que j'ai éprouvé par
moi-même et reconnu par les autres que la moindre liberté pouvait devenir un
contresens. " Il ajoute : "Je n'ai point cru devoir employer la
traduction de M. Dacier, qui est toujours diffuse, souvent embarrassée,
quelquefois peu exacte mais j'ai profité de ses recherches, etc." (Avant-propos,
p. 11.) En 1815 parut "la Poétique d'Aristote, traduite par Joseph
Chénier, avec le texte en regard", suivie d'une traduction en vers
français de l'Art poétique d'Horace.
On sait que M. Barthélemy-Saint Hilaire s'est imposé la tâche immense de
traduire toute l'oeuvre aristotélique. Quinze volumes ont été publiés
jusqu'ici. La Poétique a paru en 1858.
Nous avons vu que M. Egger, en 1849, a fait suivre son Essai sur la critique
chez les Grecs d'une traduction de la Poétique, qu'il a rééditée
plusieurs fois avec un riche commentaire. Elle est entrée en 1875, avec le
texte grec dans la collection entreprise par la librairie Hachette des
traductions juxtalinéaires d'auteurs grecs et latins. (Poétique expliquée
littéralement et annotée par F. de Parnajon et traduite par E. Egger.)
Pour faire connaître l'estime où nous tenons cette interprétation, il nous
suffira de dire que, sans rien ôter à l'originalité de la nôtre, elle nous a
souvent servi de modèle. Enfin M. Cougny a donné à son tour une nouvelle
traduction de la Poétique (1875), à l'usage des classes, accompagnée
de rapprochements littéraires qui donnent à son travail un prix et un attrait
particuliers.
Voici la nomenclature, aussi complète que possible, des traductions françaises
de la Rhétorique. La première en date porte la signature de J. du Sin
(par J. Edwin Sandys, 3 vol. in-8°, Paris, 1608). Celle de Robert (II)
Estienne, mort en 1629, est de Paris, 1624, in-8°. Elle ne comprend que les
deux premiers livrés. Le traducteur dit qu'il s'est abstenu de traduire le
troisième "d'autant qu'il contient divers préceptes d'éloquence et
observations illustres d'exemples recueillis de divers orateurs et poètes, dont
la grâce consiste en la diction grecque et y est tellement attachée qu'elle ne
passe point en quelque autre langue que ce soit, moins encore en la nostre qu'en
la latine, etc." (AU LECTEUR.) - Son neveu Robert (III) Estienne, avocat au
Parlement, fils de Henri (III) Estienne, donna en 1630 (in-8°) une nouvelle
édition da cette traduction, complétée par celle du livre III. L a
Rhétorique fut de nouveau traduite par Baudouyn (Paris, 1669, in-12), et par
Cassandre en 1675 (in-12). Cette dernière traduction est restée fort estimée,
malgré la disposition au moins singulière que lui donna son auteur. Au moyen
d'un système de mots en italiques et d'alinéas multipliés, Cassandre a mis en
relief presque toutes les idées contenues dans l'auteur grec. Parfois même, il
a glissé des interpolations dans son texte, en vue de le rendre plus clair.
Citons, par exemple, à la page 408 de l'édition posthume d'Amsterdam (1698) :
"Et tout de même en est-il de ce que disoit Cephisodote, lorsqu'il
appeloit les galeres des Athéniens des "moulins peints et enjolives",
à raison de ce que, chez les Athéniens, un coquin estoit envoyé aux galeres
pour punition, comme chez les particuliers un esclave estoit envoyé au moulin
quand il avoit fait quelque friponnerie." Le texte grec, au même endroit
(liv. III, ch. x, § 7), dit simplement : "Céphisodote appelait les
trières des moulins ornés." L'explication de ce passage, à laquelle
Spengel a renoncé (éd. de 1867, t. II, p. 406) est assurément ingénieuse
dans Cassandre; peut-être même est-elle admissible, mais ce n'était pas une
raison suffisants pour l'insérer dans le corps de la traduction. Notons, en
passant, que Meredith Cope (t. III, p. 118) propose une autre explication et
voit dans les moulins ornés (parti-codourecl "gaily-painted"
millstones) l'image de l'oppression des colonies athéniennes sous la domination
de la métropole. Par contre, le traducteur Cassandre, quelques lignes plus
haut, supprime trois exemples (le mot de Moeroclès, celui d'Anaxandride et
celui de Diogène) : le premier, parce qu'il te juge incompris et
incompréhensible ; le second et le troisième, sans motif énoncé .
Tout le XVIIIe siècle se contenta de la traduction de Cassandre. En
1822, parut la Rhétorique d'Aristote en grec et en français ;
traduction nouvelle par M. Gros, etc.. avec des notes et un index des morceaux
parallèles de Cicéron et de Quintilien (Paris, Bobée, in-8°). Minoide Mynas,
voyageur et philologue hellène et hellénisant, aux recherches et à la main
duquel notre Bibliothèque nationale doit une assez nombreuse collection de
manuscrits grecs, donna aussi, en 1837, une édition de ce traité avec
traduction française. Spengel dit de la première : "quam hic referamus
indigna est", et renvoie à la critique qu'il en a faite à Munich (Gelehrte
Anzeigen, 1840, t. X, p. 49). Quant à la traduction, M. J.-P. Rossignol ne
l'a pas ménagée davantage dans le Journal des savants (octobre 1840,
septembre 1842 et février 1843).
M, Norbert Bonafous publia, en 1856 (Paris, Aug. Durand, in-8°), la Rhétorique,
accompagnée d'un riche commentaire et d'une nouvelle traduction qui laissait
bien loin derrière elle toutes les précédentes. Pour la première fois, le
texte était serré de près, mais nous avons dit plus haut que ce système,
appliqué dans toute sa rigueur, n'était pas, du moins à notre avis, sans
inconvénient.
La traduction donnée, en 1870, par M. Barthélemy-Saint Hilaire est d'une
lecture facile et agréable, mais encourrait plutôt la critique opposée. Elle
avoisine la paraphrase.
Mais à quoi bon, diront quelques-uns, une nouvelle traduction de la Poétique
d'Aristote et de sa Rhétorique ? Ne sont-elles pas assez nombreuses,
assez variées ? Tous les systèmes d'interprétation n'ont-ils pas leurs,
représentants autorisés ?
Il y a deux manières de traduire les ouvrages techniques de l'antiquité. L'une
consiste a faire passer dans notre langue toute la pensée et jusqu'aux
expressions de l'auteur traduit, avec un tel souci de la fidélité littérale,
que l'on retrouve, dans le texte français, le génie même du texte original.
L'effet produit répond rarement au but proposé. Rien ne le prouve mieux que la
traduction latine des auteurs grecs. Leur moindre défaut est de laisser
subsister l'obscurité de ces auteurs. Jale ne fait, pour ainsi dire, que
transformer la difficulté de les comprendre. L'autre manière, qu'on pourrait
appeler la manière littéraire, c'est d'habiller l'auteur ancien à la
française, de substituer à son style celui du traducteur, de remplacer les
termes et les images, la structure des phrases et les périodes par des termes,
des images, des périodes qui n'appartiennent qu'à notre idiome et à nos
habitudes. Le lecteur est séduit par la clarté qui en résulte, mais cette
clarté est trop souvent obtenue au détriment de l'exactitude. L'élégance de
la forme nous entraîne, elle nous jette contre l'écueil de l' "à peu
près" et là, plus que partout ailleurs, traduttore è traditore.
Nous avons cherché à nous garder contre ces deux conséquences également
fâcheuses et, pour les éviter, nous nous sommes inspiré d'un double sentiment
: un respect religieux de la pensée aristotélique comme de la forme qu'elle
revêt, et une soumission absolue aux légitimes exigences du lecteur français.
Au moment de clore cette préface, il nous reste à remplir le doux devoir de
remercier M. Rodolphe Dareste qui, par ses travaux sur l'histoire du droit
hellénique et sa traduction des plaidoyers de Démosthène, s'est acquis une si
solide et si juste autorité. M. Dareste a bien voulu consacrer quelques-uns de
ses rares loisirs à la lecture, la plume à la main, de cette traduction et
rectifier les passages où nous avions remplacé, par un mot impropre, le terme
technique que réclamait le texte d'Aristote. C'est peut-être dans la
traduction des ouvrages, didactiques que trouve sa meilleure application cette
remarque de La Bruyère : "Entre toutes les différentes expressions qui
peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne.
On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant. Il est vrai,
néanmoins, qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible et ne
satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre. "
Les précieux conseils du savant académicien nous ont plus d'une fois dicté ce
que nous donnons pour le terme propre. Il n'est pas moins juste de rappeler
l'obligeance amicale avec laquelle M. Chassang, au milieu d'occupations
multipliées, nous a prodigué les conseils de son expérience et de son goût.
Tout le monde convient que la traduction de la Poétique et de la Rhétorique
d'Aristote représente un travail difficile. Nous serions récompensé du nôtre
si nous avions réussi à mettre le lecteur en communication avec l'auteur de
ces deux chefs-d'oeuvre, heureux de faire partager la jouissance que nous avons
trouvée parfois dans le commerce du plus grand génie scientifique de
l'antiquité et dans notre effort pour ressaisir sa pensé, voilée sous un
texte obscur !
Venise, 26 septembre 1882
(01) Une tradition a régné longtemps en Macédoine, durant le moyen âge, d'après laquelle Aristote était considéré comme un saint. Nous devons la connaissance de ce fait curieux aux recherches de M. Constantin Sathas. (Annuaire de l'Association grecque année 1882.)