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table des matières de l'oeuvre d'Aristote

ARISTOTE

Poétique - Rhétorique

NOTICE PRÉLIMINAIRE

Nous avons jugé à propos de placer avant notre traduction de la Poétique et de la Rhétorique d'Aristote une biographie sommaire de l'auteur, puis un aperçu bibliographique et critique, d'après les meilleures autorités, sur la valeur et la portée de ces deux ouvrages.
Aristote est né à Stagire, ville de Macédoine, dans la Chalcidique, la première année de l'olympiade 99 (384 av. J.-C.). Son père Nicomaque étant premier médecin du roi Amyntas III, il fut élevé à la cour de ce prince et vécut dans l'intimité de Philippe qui lui succéda en 360. Après la mort de sort père et de sa mère, il fut envoyé, à l'âge de dix-sept ans, dans la petite ville d'Atarné, en Mysie, par son tuteur Proxénos, dont il n'eut qu'y se louer. Peu de temps après, il vint à Athènes suivre les leçons de Platon, alors âgé de soixante ans, qui presque aussitôt alla résider en Sicile et revint diriger son école vers 364. A sa mort (345), Aristote lui fit dresser un autel. Il passa les années 348 à 346 auprès d'Hermias, tyran d'Atarné, dont il épousa la fille Pythias, et les années 345-344 à Mitylène. On croit que c'est à cette époque qu'il composa la Politique. En 343, Philippe lui confia l'éducation dis son fils Alexandre. Cette tâche terminée et son élève devenu roi ( 338) Aristote revint à Athènes où, deux ans après, il fonda le Lycée, qu'il dirigea jusqu'à la mort d'Alexandre (323). On lui attribue la création de la première bibliothèque et la rédaction du premier répertoire alphabétique d'histoire. En 329, la mort de Callisthène, une des taches de la vie d'Alexandre, entraîna la rupture du royal élève et de son maître, neveu et ami de ce philosophe, dont le seul crime, aux yeux du conquérant, fut peut-être de ne pas se prosterner à ses pieds. Accusé d'impiété pour avoir dressé un autel à Pythias, Aristote s'exila en 322 et fut condamné à mort par contumace, sur la proposition d'Eurymédon, hiérophante ou grand prêtre de Cérès. Retiré à Chalcis d'Eubée, il y mourut d'une maladie d'estomac, au mois de juillet de la même année (01). Le Lycée fut confié à Théophraste, qu'il avait désigné pour lui succéder. On prétend que l'un de ses disciples, Aristoxène de Tarente, chef de l'école musicale qui porte son nom, en conçut une basse jalousie contre Aristote; mais un passage relevé par nous dans les Eléments harmoniques d'Aristoxène nous a permis, dès 1857, de reléguer ce fait parmi les légendes. Les nombreux ouvrages qu'il laissait passèrent aux mains de Théophraste, puis, vers 272, en celles de Nélée son disciple, dont les descendants gardèrent le précieux dépôt jusqu'en l'année 90, où, ces manuscrits furent vendus au philosophe grammairien Apellicon de Téos. A la mort de ce dernier, Sylla, vainqueur d'Athènes, les fit porter à Rome où ils furent copiés et révisés par un ami de Cicéron, le Grec Tyrannion. En 39 ils prirent place dans la bibliothèque fondée par le consul Asinius Pollio, la première qui fut ouverte à Rome. Diogène Laërce nous en a conservé le catalogue, dressé par Andronicus de Rhodes, d'après celui de cette bibliothèque.
Voici la liste des ouvrages qui nous sont parvenus sous le nom d'Aristote

LOGIQUE. - L'Organon, groupe formé par les traités suivants : Catégories. De l'Élocution. Premières et secondes Analytiques. Topiques. Réfutation des sophismes.

RHÉTORIQUE. - Poétique. Rhétorique. Rhétorique à Alexandre (sûrement apocryphe).

PHYSIQUE ET PHYSIOLOGIE. - Leçons de physique. Traité du ciel. De la génération. Les Météorologiques. Traité du monde (sûrement apocryphe). De l'âme. De la sensation. De la mémoire. Du sommeil. Des songes. De la jeunesse et de la vieillesse. De la vie et de la mort. De la respiration. De la longévité.

HISTOIRE NATURELLE. - Histoire dos animaux. Parties des animaux. De la démarche des animaux. Du souffle. Des couleurs. Physiognomoniques. Traditions merveilleuses. Des opinions de Xénophane (ou plutôt de Mélissus), de Zénon et de Gorgias. Des lignes insécables.

MÉTAPHYSIQUE. - Les Métaphysiques.

SCIENCES MORALES ET POLITIQUES. - Morale à Nicomaque, en 10 livres. Grandes Morales ou Morale d'Eudème, en 7 livres. Traité des vertus. Des vertus et des vices. La Politique. Les Économiques.

MATHÉMATIQUES. - Problèmes. Questions mécaniques

Théophile Buhle, qui avait entrepris à la fin du dernier siècle une édition grecque-latine des oeuvres d'Aristote, interrompue par sa mort après la publication du 5ème volume, a laissé une biographie très détaillée de notre auteur accompagnée d'une étude bibliographique sur ses ouvrages, l'ordre probable de leur composition, les manuscrits qui nous en restent, etc.
La critique moderne, qui a repris et ravisé ce travail, a pour principal représentant Édouard Zeller, auteur de la Philosophie des Grecs considérée dais son développement historique dont M. Émile Boutroux publie en ce moment une traduction française. M. Ernest Navet, dès 1813, M. Ch. Thurot, en 1860, ont consacré chacun tout un livre à l'étude d'Aristote. M. Thurot a compiété le sien par des articles publiés en 1861 dans la Revue archéologique. Nous rapporterons quelques-unes de leurs appréciations en ce qu'elles auront de relatif soit à la méthode générale du Stagirite, soit aux deux traités qu'on va lire.
Il est bon de déterminer tout d'abord la différence du style d'Aristote et de celui de Platon. "L'un exprime ses idées sous la forme du dialogue, dans un style plein d'imagination, de grâce et de sensibilité ; l'autre s'adresse directement au lecteur, ne parle qu'à son intelligence et disserte dans un style d'une aridité toute géométrique, sans couleur et sans passion" (Thurot, Études sur Aristote, p. 144). "S'il exprime (Aristote) souvent sa pensée avec une précision qui en orne la profondeur, la rédaction de ses ouvrages ferait penser qu'il les a écrits plutôt pour lui que pour le public, tant elle est parfois négligée et rebutante" (l. c., p. 150). Du reste, Aristote, M. Thurot le rappelle, avait écrit d'autres ouvrages pour le plus grand nombre; ils avaient la forme du dialogue. - "Le mot dialectique n'a pas le même sens pour Aristote et pour Cicéron. Il est synonyme de logique pour Cicéron. Il signifie l'art de disputer pour Aristote " (l, c., p. 264). Cicéron, qui appliqua souvent le mot suavitas au style d'Aristote (voir Thurot, ouvrage cité, p. 273, note 4), est meilleur critique lorsqu'il écrit : Quia Aristote nervosior, Theophrasto dulcior ? (Brutus, 31, 121.) Nous nous sommes efforcé de conserver les saillies nerveuses de ce style où la douceur du langage le céda toujours à la rigueur de l'observation, à la force et à la profondeur de la pensée.
On n'a jamais élevé de doute sérieux sur l'authenticité de la Poétique et de la Rhétorique. Nous n'avons donc pas à nous arrêter sur ce point.
Les détails qui vont suivre concernent particulièrement la Poétique. Il ne faut pas s'étonner que nous l'ayons placée avant la Rhétorique, contrairement à l'usage suivi dans les éditions générales d'Aristote. Elle est citée dans ce dernier ouvrage (III, I, 10). Les manuscrits connus qui la renferment pont conservés à Paris, à Rome, à Venise, à Florence, à Madrid, à Leyde et à Wolfenbuttel (Guelpherbytum). L'édition de ce texte, dans la collection aristotélique publiée par Bekker pour l'Académie de Berlin, a été établie sur quatre manuscrits: Codex Marcianus Venetus 200 = Q, Codex Vaticanus 240 = Xb, Codex Palatinus 23 = Zb, et le Codex Parisinus 1741=Ac, manuscritdu XIème siècle d'où paraissent dériver tous les autres. Telle est du moins l'opinion de J. Vahlen qui, pour constituer son édition, a eu à sa disposition la collation de seize manuscrits. Il nous reste un livre unique de cet ouvrage. Diogène Laërce lui en donne deux, l'auteur de la Vie d'Homère longtemps attribuée à Plutarque cite le livre III de la Poétique, mais c'est peut-être l'effet d'une confusion avec l'ouvrage perdu d'Aristote sur les Poètes ", cité par Diogène comme divisé en trois livres. Il est probable que nous possédons le livre Ier et que le second traitait de la comédie, du dithyrambe, des nomes, des chants, et peut-être de la musique instrumentale. (Vossius, De artis poeticae natura, etc. 1647, p. 28.)
La première édition de la Poétique a été donnée par Alde Manuce, dans sa collection des Rhetores graeci Venise, 1508, in-8°, vol. I, p. 269-286. Dix ans auparavant parut, à Venise aussi, la traduction latine de Georges Valla. Dès 1481, Hermann Alemannus avait publié, dans la même ville, une traduction latine de celle du philosophe arabe Averroès. Le principal commentateur de ce texte, au XVIe siècle, a été Pierre Vettori, dont le travail (Commentarii in primum librum Aristotelis de arte poetarum, Florence, 1560, in-fol.), a été complété, mais non surpassé. Harlès, dans son édition grecque-latine de la Poétique (1708), a pu dire : "Victorium Aristotelis sospitatorem constat." Nous retrouverons plus loin Vettori, commentateur de la Rhétorique (1548). Il a fait un travail semblable sur la Politique (1552) et la Morale à Nicomaque (1584). De nos jours, outre l'édition de la Poétique donnée par Bekker (1831), nous rappellerons celles de Susemihl (1865), de J. Vahlen (1867) et de Leonhard Spengel. On ne peut mentionner l'édition de Vahlen sans rappeler que ce philologue a publié en quatre dissertations une série de remarques sur la Poétique dans les comptes rendus de l'Académie des sciences de Vienne (Beitroege zur Aristoteles Poetik, 1865, 1866, 1867). D'autre part, si M. Thurot a admis quelques corrections proposées par Vahlen, il en a rejeté le plus grand nombre. (Observations philologiques sur la Poétique d'Aristote, dans la Revue archéologique, t. II, 1863.)
M. Egger en a donné, en 1849, une édition avec traduction française et commentaire, dans son Essai sur l'histoire de la critique chez les Grecs. Cette édition a été réimprimée plusieurs fois, notamment en 1876, avec des additions destinées à la mettre au courant des derniers travaux de l'érudition. C'est le texte de Bekker, modifié en quelques endroits ; nous reviendrons tout à l'heure sur la traduction qui l'accompagne. Le savant helléniste est assurément le Français qui a le plus contribué à l'éclaircissement comme à l'interprétation de la Poétique. C'est aussi l'éditeur et traducteur de ce traité auquel notre travail doit le plus, bien qu'il ait été, comme la Rhétorique, exécuté sur le texte même d'Aristote. Nos arguments analytiques, notamment, sont empruntés presque textuellement à la traduction de M. Egger.
Il est inutile d'insister sur l'importance de la Poétique. Elle a été mise en relief par Daniel Heinsius, dont l'édition (1611, puis 1643) a troublé plutôt que rectifié l'ordre du texte, mais qui en a parlé avec une admiration éclairée autant qu'enthousiaste. Bayle, dans son Dictionnaire critique (art. Aristote) le met au-dessus de tous les ouvrages philosophiques du Stagirite. Rapin a dit : "La Poétique n'est, à proprement parler, que la nature mise en pratique et le bon sens mis en principe." (Réflexions sur l'éloquence, la poétique, l'histoire et la philosophie, etc., 1693.) Antonio Lullo, critique espagnol cité dans la notice bibliographique que Harlès a placée en tête de son édition (1780), formulait son jugement en termes qui peuvent se traduire ainsi : "Aristote a un goût plus sûr que tous les poètes, et, mieux que tous les poètes, il a compris ce qui convient et ne contient pas dans une oeuvre poétique." (De Orator., 1. III, ch. v.).
Ce chef-d'oeuvre d'esthétique littéraire devait avoir ses détracteurs. Citons entre autres Ch. Perrault, l'auteur du trop fameux Parallèle des anciens et des modernes (1688-1698), pour qui le passage relatif à la purgation des passions est "un galimatias qui a été expliqué en tant de manières différentes qu'on peut croire qu'il n'a été entendu de personne". Notre intention n'est point de rouvrir ce débat. Du reste, l'appréciation du mérite d'Aristote et l'apologie de son oeuvre auront leur complément naturel dans ce que nous avons à dire de la Rhétorique.
Si l'on pouvait mettre en doute l'utilité, dans notre temps, d'une étude approfondie de ce traité, il suffirait, pour être détrompé, de relire le travail que M. Ernest Havet consacrait, en 1843, à l'examen de l'ouvrage, travail qu'il reprit en 1846 et dans lequel il s'est proposé, comme il le déclare lui-même, non pas d'étudier les détails de la Rhétorique d'Aristote, mais d'en développer la méthode. "Cette méthode, dit-il, qui n'est plus celle des Rhétoriques postérieures et qui fait l'originalité de celle d'Aristote, fait aussi sa supériorité ; c'est par là qu'elle est, encore aujourd'hui, neuve et féconde. Je ne crains pas de dire que c'est la seule philosophique et, par conséquent, la seule vraie que l'antiquité nous ait transmise. Dans un temps où la rhétorique artificielle semble abandonnée et n'impose plus aux esprits, où l'on demande surtout à l'orateur d'être pressant et fort, où l'on se pique de préférer des raisons à des phrases, le traité d'Aristote doit être le livre classique de tous ceux qui veulent apprendre l'art de persuader par le discours. Je ne dis pas qu'il faille le traduire mot à mot pour nos écoles et l'y faire réciter pat coeur : c'est l'esprit qu'il importe de recueillir et non la lecture, qui pourrait rebuter quelquefois. Ce qui est plus praticable et ce qui vaut mieux, c'est de se pénétrer de la philosophie qui est dans ce livre, de s'approprier ces procédés d'une observation délicate et pénétrante, et de les faire passer dans la pratique de l'enseignement et dans le travail habituel de la culture de l'esprit. » (Étude sur la Rhétorique d'Aristote, 2e édition, p. 1.) - Citons encore ces lignes, si vraies et si éloquentes : "Les formules d'Aristote, sous leur enveloppe vieille et desséchée, couvrant des sentiments toujours nouveaux. Ces pages, qui ne semblent contenir qu'une lettre morte, paraissent toutes pleines de vie quand on vient à les déchiffrer. Les étiquettes du philosophe marquent chacune des cordes du coeur humain ; touchez celle qu'il vous indique, elle va résonner à l'instant même et répondra à votre appel." (P. 41.) - "L'idée qu'Aristote donne de la Rhétorique, écrit en concluant le savant académicien, est la plus vraie qu'on s'en puisse faire ; c'est une dialectique du vraisemblable, une dialectique politique. Ainsi le raisonnement en fait le fond, et ce raisonnement repose sur l'intelligence des opinions, des intérêts et des passions humaines. Aucune autre définition n'a fait si bien paraître le fond." (P. 119.)
Jetons un coup d'oeil rapide sur l'état de l'art oratoire avant Aristote. Suivant une observation de Ch. Thurot, il convient lui-même que l'on a moins de peine à perfectionner les méthodes après que les inventeurs et ensuite Tisias, Thrasyrnaque, Théodore et beaucoup d'autres ont fourni tant d'éléments. Seulement leur enseignement était très imparfait. "Ils procédaient comme celui qui, au lieu de nous apprendre le métier de cordonnier, nous donneraitdes chaussures de toute espèce". (études sur Aristote, p. 196.) Aristote, au rapport de Cicéron, avait écrit un livre dans lequel il exposait les préceptes oratoires de ses devanciers. (De Oratore, II, 58, 160.) Leonhard Spengel a pour ainsi dire reconstitué ce livre dans un mémoire couronné en 1823 par l'université de Berlin et publié en 1828 : «
Sunagvg¯ texnÇn, sive artium scriptores ab initiis usque ad editos Aristotelis de rhetorica libros," ouvrage qu'il a fait suivre de quelques textes inédits sur la théorie de l'art. M. Thurot a précisé la différence qui existe entre la rhétorique des philosophes, notamment celle de Platon, la rhétorique des sophistes et celle dont Aristote inaugure l'enseignement : "Entre les rhéteurs qui absorbaient la philosophie dans la rhétorique et les philosophes qui absorbaient la rhétorique dans a philosophie, Aristote a appliqué l'une des maximes fondamentales de sa méthode, qui est de raisonner sur chaque objet conformément aux principes qui sont propres à cet objet. Absorber la rhétorique dans la philosophie ou la philosophie dans la rhétorique, c'est les dénaturer égaiement l'une et l'autre ; la philosophie est une science, la rhétorique une méthode, etc. On ne doit pas oublier que la rhétorique cherche à persuader, c'est-à-dire raisonne avec des vraisemblances et des opinions, tandis que la science démontre, c'est-à-dire raisonne avec des vérités évidentes par elles-mêmes et avec leurs conséquences nécessaires... En énumérant les propositions relatives à ce qui est avantageux, honorable ou juste, Aristote répète qu'il n'appartient pas à la rhétorique de traiter ces idées à fond, conformément à la vérité et à la rigueur scientifique... Il a analysé les passions et les caractères sans déterminer métaphysiquement la nature de l'âme, comme Platon le recommandait expressément aux rhéteurs. Pour n'être fondée que sur la vraisemblance, l'éloquence ne lui paraît pas à dédaigner ; le raisonnement oratoire lui paraît légitime et même nécessaire à côté du raisonnement scientifique." (Études, etc., p. 176-179.) On trouvera dans (étude de M. Havet un développement analytique très substantiel de la définition donnée par Aristote de ce qu'est ou plutôt de ce que doit être la rhétorique.
La rhétorique consiste dans la faculté de découvrir tous les moyens possibles de se faire croire sur tout sujet. Le savant professeur avait touché la question examinée tout à l’heure et marqué la différence de la méthode suivie dans la rhétorique d'Aristote et de celle que pratiquèrent les philosophes procédant de son école. a Avec moins de rigueur et plus de justesse, dit-il, il a compris que si la rhétorique, considérée abstraitement et en idée, n'a pas d'existence à part ; si l'orateur, à le prendre de cette manière, n'a pas une science à lui, il a néanmoins dans la pratique un emploi particulier à faire de la science ; qu'il n'est pas un dialecticien ni un philosophe de profession, mais qu'il emprunte seulement à la philosophie certaines ressources pour venir à bout de certaines difficultés ; enfin que, outre la dialectique et l'éthique absolue, il y a une dialectique de l'orateur, une éthique de l’orateur, et que c'est ce qui doit composer un traité de rhétorique. Cependant de ces deux choses, les rhéteurs n'en étudient qu'une, et c'est la moins importante. Ils font un peu de dialectique, etc. Mais, pour une éthique oratoire un inventaire des observations et des principes que la science morale et politique fournit à l'orateur, et qui sont les vraies sources du raisonnement, c'est ce qu'Aristote seul a fait; c'est par où son livre est original; et aujourd'hui encore, cette théorie n'est pas moins neuve que lorsqu'il remarquait qu'elle était aussi ignorée qu'importante. » (Étude, etc., p. 35.)
Sur la question de l'élocution, nous ne pouvons mieux faire, pareillement, que de reproduire le passage suivant du même auteur : "Aristote nous apprend que jusqu'à lui la doctrine de l'élocution n'avait été qu'ébauchée. Ce témoignage prouve, ce qu'on reconnaît d'ailleurs, que les sophistes, qui avaient beaucoup travaillé sur le langage, s'étaient plus occupés de la grammaire et du nombre, ou de la composition de la phrase, que du mérite de l'expression. Dans cette partie de la rhétorique comme dans le reste, Aristote est allé au fond des choses ; traitant du style comme il avait fait du raisonnement, il en a recherché les lois générales et les principes essentiels." (P. 93.)
Au commencement du livre IIIe de la Rhétorique, Aristote établit que personne avant lui n'a traité de l'action oratoire, et le paragraphe où il détermine le rang qui lui convient dans l'art renferme, en quelque sorte, la pensée générale qui a présidé à la composition de l'ouvrage. "Un traité de rhétorique, dit-il, doit être rédigé tout entier au point du vue de l'opinion, etc."(L. III, ch. I, § 5.)
Quant au plan du traité, L. Spengel a cherché à démontrer que, pour le livre IIe, il y avait désaccord entre celui qu'Aristote annonce dans le premier et la disposition que présente actuellement ce second livre. (Mémoires de l'Académie de Bavière ; Philosophie, t. XXVII, 1851). Nous n'avons trouvé aucun rappel de cette assertion dans l'édition donnée par le savant philologue en 1867. M. Thurot l'a combattue et son avis est qu'il n'y a rien à déplacer. "La rédaction d'Aristote est sans doute irrégulière ; il a eu tort de suivre un autre plan que celui qui semble annoncé par ses divisions générales. Mais ces irrégularités sont très fréquentes dans Aristote. (Suivent de nombreux exemples.) En résumé, la division en lieux et en propositions spéciales, qu'Aristote semble établir sur les mêmes principes, en dialectique et en rhétorique, repose, en réalité, sur des principes tout différents dans les deux arts. Il y a là, dans le fond des idées, une confusion qui a dû s'étendre au langage." (Étude, etc., p. 235.) M. Havet estime que la "Rhétorique" est un des ouvrages du Stagirite où règne l'ordre le plus lucide. Il rappelle qui, la Métaphysique, la Politique, la Poétique même, l’Histoire des animaux ont donné lieu à des controverses sur la disposition de leurs parties. "Quant à la Rhétorique, les trois livres qui la composent sont parfaitement à leur place, et, dans chacun d'eux, il y a un plan général très régulier. Rien de plus facile à faire que le sommaire de l’ouvrage : De la rhétorique en général ; de l'argumentation ; moyens d'argumentation particuliers à chaque genre : genre délibératif, genre épidictique, genre judiciaire (parmi les moyens qui se rapportent à ce dernier genre est comprise l'étude des passions et des moeurs moyens qui conviennent également à tous les genres : l'exemple, l'apologue, la sentence, l'enthymème (lieux communs pour l'enthymème) ; de l'élocution ; des éléments du style ; des qualités du style ; des traits brillants; des divers genres de style ; de la disposition et des parties du discours : exorde, narration, confirmation, péroraison. Ce n'est donc que dans l'exposé des détails qu'il se trouve de la confusion et du désordre, mais cela arrive assez souvent, etc." (Étude, etc., p. 56.)
A quelle époque fut composée la Rhétorique d'Aristote ? Cette question, agitée déjà dans l'antiquité, n'est pas encore définitivement résolue. Denys d'Halicarnasse opinait pour la période comprise entre 334 et 324. Parmi les modernes, Max Schmidt a traité le sujet ex professo. (Commentatio de tempore quo ab Aristotele libri de arte rhetorica conscripti et editi fuerint. Halae Sax., 1837, in-4°.) Il croit que l'ouvrage fut rédigé par Aristote pendant sa jeunesse, puis retouché plusieurs fois et enfin publié entre 335 et 322, en tout cas après la mort de Théodecte (336). qui dut composer sa Rhétorique, peut-être avec les conseils d’Aristote, avant l'année 347. Aristote a cité dans la Rhétorique, et par conséquent a dû composer, antérieurement à ce traité, les Premières Analytiques, les Méthodiques (ouvrage perdu), les Theodectes (si l'on admet, comme Schmidt, que c'est là une oeuvre aristotélique), la Poétique et la Politique. Leonhard Spengel place la date en question entre 336, année de la paix générale qui résulta de la bataille de Chéronée, et 330, celle pendant laquelle eut lieu le procès de la couronne, qu'Aristote passe sous silence. M. Havet propose cette dernière date.
On a vu plus haut quelles vicissitudes traversa la collection des écrits d'Aristote pendant les trois premiers siècles qui suivirent sa mort. Pour ne parler que de la Rhétorique, on ne ressaisit plus la trace de ce texte, comme de celui de la Poétique, qu'au commencement du XIe siècle, dans le manuscrit n° 1741 de notre Bibliothèque nationale. Il a été connu de Pierre Vettori, qui en consulta aussi trois autres; Gaisford, cinq, tous de Paris, dont ce même n° 1741 ; Bekker, outre ce manuscrit, le Codex Venetus Marcianus, 200 (= Q), le Vaticanes, 1340 (= Yb) et un manuscrit d'Oxford (= Z). On considère aussi comme élément utile pour établir le texte grec le manuscrit qu'avait sous les yeux l'auteur d'une traduction latine qui doit remonter au XIIIe siècle et que reproduit l'édition critique de Spengel. La notice déjà citée de Buhle signale en outre, à Naples, un manuscrit conservé dans la bibliothèque des augustins de Saint-Jean de Carbonata ; à Florence, un autre chez les bénédictins de Sainte-Marie, et deux à la Laurentienne (XXXIII, 14 ; LX, 10 ); à Turin, le n°103 ; à Madrid, un seul (Iriarte, p. 196).
L'édition princeps de la Rhétorique est comprise dans les Rhetores graeci d'Alde Manuce, (t. I, 1508, fol. 161-234). P. Vettori, en 1548, mit en oeuvre, le premier, avec une sagacité critique que la postérité a proclamée, l'excellent manuscrit 1741 et la vieille traduction latine. On cite aussi avantageusement l'édition de Sylburg (Francfort, 1584), celle de Théophile Buhle dans la collection bipontine (1793), qui nous a été d'un grand secours, bien que sa traduction latine ait souvent besoin d'être vérifiée sur le texte, et dont nous avons adopté les divisions en paragraphes pour la facilité des renvois. La collation de Bekker (1831) mérite une mention particulière et a servi de base aux travaux critiques des philologues allemands L. Spengel, A. Brandis, J. Vahlen, H. Bonitz et de nos savants compatriotes Em. Egger Ch. Thurot, Norbert Donafous et Barthélemy Saint Hilaire. Nous devons faire une grande place à l'édition de la Rhétorique préparée à Cambridge, par Meredith Cope, et publiée, en 1877, sous les auspices de l'université de cette ville. Ce beau livre, qui résume et complète tous les travaux antérieurs, nous a épargné beaucoup de recherches et procuré plus d'une banne interprétation.
La Rhétorique d’Aristote a été le sujet de nombreux commentaires. S'il faut s'en rapporter à un texte contenu dans le manuscrit 203 de Saint-Marc, à Venise (fol. 230) et mentionné par Leonhard Spengel (Aristotelis ars rhetorica, t. I, p. 40), d'après H. Usener (Mus. rhen., XX, p. 133), ce traité aurait eu pour exégètes Eustathe, Métrophane, Nicolas , Géometrès , Paul , Athanase, Hermagoras Porphyre, Georges le Diviseur (
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), Syrianus, Phaebaphon et Troïle; mais, selon les deux philologues précités, il faut considérer ces auteurs comme ayant composé des traités de rhétorique, ou, ajouterons-nous, des commentaires sur des rhéteurs autres qu'Aristote, ce qui est, notamment, le cas de Syrianus, qui a commenté la Rhétorique d'Hermogène.
On connaît trois recueils de scolies sur celle d'Aristote. Le premier, qui est anonyme, a été publié à Paris en 4339 (apud Conradurn Neobarium). Spengel en parle assez longuement (l, c., p. VI-VIII). Celui du philosophe Stéphanos ou Étienne date d'une époque postérieure à Suidas. Il est plus savant que le précédent. Cramer l'a publié dans ses Anecdota parisiensia, t. I , p. 245-342. Mienne a composé aussi un commentaire sur le traité aristotélique de l'Élocution et sur les Éthiques. Un troisième recueil de scolies a été trouvé par Gaisford dans un manuscrit de la Bodléienne à Oxford; mais celles-ci ne concernent que les chapitres XV et XVI du dernier livre de la Rhétorique. Elles ont été éditées par L. Spengel (t. I, p. 153-162) d'après le numéro 1869 de Paris, dont le manuscrit d'Oxford est la copie. On a cru pendant un temps à l'existence d'une paraphrase grecque « très ancienne » de la Rhétorique ; mais i1 paraît établi que, si elle a jamais existé, ce serait une traduction en grec de la paraphrase écrite en latin par Antoine Riccoboni. (L. Spengel, t. I, p. IX.) Au nombre des commentateurs de la Rhétorique, on serait tenté de placer, et dans un bon rang, l'orateur romain par excellence, Cicéron ; mais il s'en faut de beaucoup que l'on puisse adopter cette opinion après avoir lu le chapitre très complet où Ch. Thurot a examiné la question. (Étude, appendice 13.) Ce savant a cherché à démontrer que Cicéros avait directement peu pratiqué les ouvrages oratoires d'Aristote. "Il n'est pas surprenant, dit-il en terminant, qu'un homme absorbé comme Cicéron par les affaires publiques et par les intérêts d'une clientèle nombreuse ait peu pratiqué des ouvrages difficiles, presque ignorés même des philosophes de profession, parvenus dans des manuscrits très fautifs. On ne saurait pourtant dissimuler qu'il ait voulu avoir l'air de les connaître. Dans le De Oratore, il dit qu'il a lu la Rhétorique d'Aristote, etc." (P. 275.) Quant à Quintilien, qui, souvent, suit pas à pas Aristote, il ne faut pas lui demander la profondeur et l'élévation de son modèle. M. Havet en fait la remarque : "La méthode de Quintilien ne diffère pas de celle des rhéteurs que Cicéros a suivis ; elle se réduit également à une classification sèche et pauvre. Une seule chose la distingue, c'est que l'auteur écrit dans un temps où il n'y a plus de délibération publique, du moins sur les grands sujets. Il ne traite donc du genre délibératif que pour remplir le cadre accoutumé des Rhétoriques. Et il a soin d'avertir que ses préceptes ne s'appliqueront pas tant aux discours sérieux qu'à ces déclamations des écoles dans lesquelles il était permis encore de parler à peu près librement aux tyrans des temps passés." (Étude, etc., p. 87.) Du reste, l'auteur des lignes précédentes place à côté de ce jugement une appréciation des grandes qualités de l'Institution oratoire. Et il ajoute : "En mettant Aristote bien au-dessus de Cicéron et de Quintilien, je n'ai jugé ni Cicéron, ni même Quintilien tout entier."
La chaîne des commentateurs de la Rhétorique, interrompue durant plusieurs siècles, fut renouée au commencement du XVIIe par un professeur hellène, Théophile Corydalleus, d'Athènes, dont Fabricius a tiré des manuscrits et traduit en latin un remarquable exposé de cet ouvrage et de la Rhétorique à Alexandre. (Bibliotheca graeca, t. XIII, p. 648-748.) Ce Théophile Corydalleus, sur lequel nous avons publié une courte notice bibliographique (Annuaire de !'Association pour l'encouragement des études grecques, année 1881, p. 192), professa la littérature, la philosophie, voire même la théologie byzantine, puis calviniste à Venise et à Constantinople. On connaît de lui des commentaires sur plusieurs autres ouvrages d'Aristote, les uns publiés, d'autres inédits, et parmi ceux-ci, un commentaire sur le traité de l'âme dont un manuscrit, le seul connu en France, a été récemment acquis, sur notre indication, par la bibliothèque Sainte-Geneviève. Pour revenir à son exposé de la Rhétorique, on notera seulement ici que, dans les premières lignes, il considère ce traité comme dédié à Théodecte, mais il ne dit pas sur quoi repose cette opinion. C'est pour lui, d'ailleurs, un moyen de la distinguer de la Rhétorique à Alexandre que l'on attribuait, encore de son temps, au philosophe de Stagire et dont on fait généralement honneur, aujourd'hui, à l'un de ses disciples, Anaximène de Lampsaque.

Il nous reste à dire un mot des traductions françaises de la Poétique et de la Rhétorique qui ont précédé la nôtre.
La première traduction française de la Poétique est celle de Cassandre (Paris, 1654, in-4°) ; vinrent ensuite celles du sieur de Norville (1671) , d'André Dacier (1692). Batteur, qui donna la sienne en 1771 (les quatre Poétiques, etc.) y joignit le texte, revu sur les éditions de Sylburg (1584) et de Vettori et sur les manuscrits de Paris 2117 et 2040. Les mémoires de l'Académie des inscriptions renferment deux communications (t. XXXIX, 1777 et XLI, 1780) dans lesquelles il propose de nouvelles corrections. Il a défini lui-même en ces termes la manière dont il comprenait son rôle de traducteur: "Je me suis attaché à la lettre, parce que j'ai éprouvé par moi-même et reconnu par les autres que la moindre liberté pouvait devenir un contresens. " Il ajoute : "Je n'ai point cru devoir employer la traduction de M. Dacier, qui est toujours diffuse, souvent embarrassée, quelquefois peu exacte mais j'ai profité de ses recherches, etc." (Avant-propos, p. 11.) En 1815 parut "la Poétique d'Aristote, traduite par Joseph Chénier, avec le texte en regard", suivie d'une traduction en vers français de l'Art poétique d'Horace.
On sait que M. Barthélemy-Saint Hilaire s'est imposé la tâche immense de traduire toute l'oeuvre aristotélique. Quinze volumes ont été publiés jusqu'ici. La Poétique a paru en 1858.
Nous avons vu que M. Egger, en 1849, a fait suivre son Essai sur la critique chez les Grecs d'une traduction de la Poétique, qu'il a rééditée plusieurs fois avec un riche commentaire. Elle est entrée en 1875, avec le texte grec dans la collection entreprise par la librairie Hachette des traductions juxtalinéaires d'auteurs grecs et latins. (Poétique expliquée littéralement et annotée par F. de Parnajon et traduite par E. Egger.) Pour faire connaître l'estime où nous tenons cette interprétation, il nous suffira de dire que, sans rien ôter à l'originalité de la nôtre, elle nous a souvent servi de modèle. Enfin M. Cougny a donné à son tour une nouvelle traduction de la Poétique (1875), à l'usage des classes, accompagnée de rapprochements littéraires qui donnent à son travail un prix et un attrait particuliers.
Voici la nomenclature, aussi complète que possible, des traductions françaises de la Rhétorique. La première en date porte la signature de J. du Sin (par J. Edwin Sandys, 3 vol. in-8°, Paris, 1608). Celle de Robert (II) Estienne, mort en 1629, est de Paris, 1624, in-8°. Elle ne comprend que les deux premiers livrés. Le traducteur dit qu'il s'est abstenu de traduire le troisième "d'autant qu'il contient divers préceptes d'éloquence et observations illustres d'exemples recueillis de divers orateurs et poètes, dont la grâce consiste en la diction grecque et y est tellement attachée qu'elle ne passe point en quelque autre langue que ce soit, moins encore en la nostre qu'en la latine, etc." (AU LECTEUR.) - Son neveu Robert (III) Estienne, avocat au Parlement, fils de Henri (III) Estienne, donna en 1630 (in-8°) une nouvelle édition da cette traduction, complétée par celle du livre III. L a Rhétorique fut de nouveau traduite par Baudouyn (Paris, 1669, in-12), et par Cassandre en 1675 (in-12). Cette dernière traduction est restée fort estimée, malgré la disposition au moins singulière que lui donna son auteur. Au moyen d'un système de mots en italiques et d'alinéas multipliés, Cassandre a mis en relief presque toutes les idées contenues dans l'auteur grec. Parfois même, il a glissé des interpolations dans son texte, en vue de le rendre plus clair. Citons, par exemple, à la page 408 de l'édition posthume d'Amsterdam (1698) : "Et tout de même en est-il de ce que disoit Cephisodote, lorsqu'il appeloit les galeres des Athéniens des "moulins peints et enjolives", à raison de ce que, chez les Athéniens, un coquin estoit envoyé aux galeres pour punition, comme chez les particuliers un esclave estoit envoyé au moulin quand il avoit fait quelque friponnerie." Le texte grec, au même endroit (liv. III, ch. x, § 7), dit simplement : "Céphisodote appelait les trières des moulins ornés." L'explication de ce passage, à laquelle Spengel a renoncé (éd. de 1867, t. II, p. 406) est assurément ingénieuse dans Cassandre; peut-être même est-elle admissible, mais ce n'était pas une raison suffisants pour l'insérer dans le corps de la traduction. Notons, en passant, que Meredith Cope (t. III, p. 118) propose une autre explication et voit dans les moulins ornés (parti-codourecl "gaily-painted" millstones) l'image de l'oppression des colonies athéniennes sous la domination de la métropole. Par contre, le traducteur Cassandre, quelques lignes plus haut, supprime trois exemples (le mot de Moeroclès, celui d'Anaxandride et celui de Diogène) : le premier, parce qu'il te juge incompris et incompréhensible ; le second et le troisième, sans motif énoncé .
Tout le XVIIIe siècle se contenta de la traduction de Cassandre. En 1822, parut la Rhétorique d'Aristote en grec et en français ; traduction nouvelle par M. Gros, etc.. avec des notes et un index des morceaux parallèles de Cicéron et de Quintilien (Paris, Bobée, in-8°). Minoide Mynas, voyageur et philologue hellène et hellénisant, aux recherches et à la main duquel notre Bibliothèque nationale doit une assez nombreuse collection de manuscrits grecs, donna aussi, en 1837, une édition de ce traité avec traduction française. Spengel dit de la première : "quam hic referamus indigna est", et renvoie à la critique qu'il en a faite à Munich (Gelehrte Anzeigen, 1840, t. X, p. 49). Quant à la traduction, M. J.-P. Rossignol ne l'a pas ménagée davantage dans le Journal des savants (octobre 1840, septembre 1842 et février 1843).
M, Norbert Bonafous publia, en 1856 (Paris, Aug. Durand, in-8°), la Rhétorique, accompagnée d'un riche commentaire et d'une nouvelle traduction qui laissait bien loin derrière elle toutes les précédentes. Pour la première fois, le texte était serré de près, mais nous avons dit plus haut que ce système, appliqué dans toute sa rigueur, n'était pas, du moins à notre avis, sans inconvénient.
La traduction donnée, en 1870, par M. Barthélemy-Saint Hilaire est d'une lecture facile et agréable, mais encourrait plutôt la critique opposée. Elle avoisine la paraphrase.
Mais à quoi bon, diront quelques-uns, une nouvelle traduction de la Poétique d'Aristote et de sa Rhétorique ? Ne sont-elles pas assez nombreuses, assez variées ? Tous les systèmes d'interprétation n'ont-ils pas leurs, représentants autorisés ?
Il y a deux manières de traduire les ouvrages techniques de l'antiquité. L'une consiste a faire passer dans notre langue toute la pensée et jusqu'aux expressions de l'auteur traduit, avec un tel souci de la fidélité littérale, que l'on retrouve, dans le texte français, le génie même du texte original. L'effet produit répond rarement au but proposé. Rien ne le prouve mieux que la traduction latine des auteurs grecs. Leur moindre défaut est de laisser subsister l'obscurité de ces auteurs. Jale ne fait, pour ainsi dire, que transformer la difficulté de les comprendre. L'autre manière, qu'on pourrait appeler la manière littéraire, c'est d'habiller l'auteur ancien à la française, de substituer à son style celui du traducteur, de remplacer les termes et les images, la structure des phrases et les périodes par des termes, des images, des périodes qui n'appartiennent qu'à notre idiome et à nos habitudes. Le lecteur est séduit par la clarté qui en résulte, mais cette clarté est trop souvent obtenue au détriment de l'exactitude. L'élégance de la forme nous entraîne, elle nous jette contre l'écueil de l' "à peu près" et là, plus que partout ailleurs, traduttore è traditore.
Nous avons cherché à nous garder contre ces deux conséquences également fâcheuses et, pour les éviter, nous nous sommes inspiré d'un double sentiment : un respect religieux de la pensée aristotélique comme de la forme qu'elle revêt, et une soumission absolue aux légitimes exigences du lecteur français.
Au moment de clore cette préface, il nous reste à remplir le doux devoir de remercier M. Rodolphe Dareste qui, par ses travaux sur l'histoire du droit hellénique et sa traduction des plaidoyers de Démosthène, s'est acquis une si solide et si juste autorité. M. Dareste a bien voulu consacrer quelques-uns de ses rares loisirs à la lecture, la plume à la main, de cette traduction et rectifier les passages où nous avions remplacé, par un mot impropre, le terme technique que réclamait le texte d'Aristote. C'est peut-être dans la traduction des ouvrages, didactiques que trouve sa meilleure application cette remarque de La Bruyère : "Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant. Il est vrai, néanmoins, qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre. "
Les précieux conseils du savant académicien nous ont plus d'une fois dicté ce que nous donnons pour le terme propre. Il n'est pas moins juste de rappeler l'obligeance amicale avec laquelle M. Chassang, au milieu d'occupations multipliées, nous a prodigué les conseils de son expérience et de son goût.
Tout le monde convient que la traduction de la Poétique et de la Rhétorique d'Aristote représente un travail difficile. Nous serions récompensé du nôtre si nous avions réussi à mettre le lecteur en communication avec l'auteur de ces deux chefs-d'oeuvre, heureux de faire partager la jouissance que nous avons trouvée parfois dans le commerce du plus grand génie scientifique de l'antiquité et dans notre effort pour ressaisir sa pensé, voilée sous un texte obscur !

Venise, 26 septembre 1882

 

(01) Une tradition a régné longtemps en Macédoine, durant le moyen âge, d'après laquelle Aristote était considéré comme un saint. Nous devons la connaissance de ce fait curieux aux recherches de M. Constantin Sathas. (Annuaire de l'Association grecque année 1882.)