table des matières de MINUCIUS FELIX
MINUCIUS FÉLIX.
OCTAVIUS. Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
MINUCIUS FÉLIX.
NOTICE
Tout ce qu’on sait sur Marcus Minucius Félix, c’est qu’il était né en Afrique, sur la fin du deuxième ou au commencement du troisième siècle, qu’il vint s’établir à Rome, où il acquit la réputation d’un des premiers orateurs de son siècle, et qu’il a écrit d’un style fort élégant le dialogue d’Octavius, que l’on trouve ci-dessous. Cet agréable petit traité est plutôt sans doute la production d’un homme d’esprit et d’un homme du monde, que celle d’un théologien de profession; mais tel qu’il est, on le lit avec beaucoup de plaisir, et il donne des idées fort justes sur l’état du paganisme déclinant et du christianisme croissant. On avait longtemps regardé ce traité comme le huitième livre du traité d’Arnobe, Adversus gentes; mais Adrien de Jonghe, célèbre philologue hollandais, s’aperçut le premier de cette bévue, et depuis ce temps le traité d’Octavius a été plusieurs fois réimprimé séparément et sous le nom du véritable auteur, Minucius Félin, dont Lactance et saint Jérôme ont parlé avec beaucoup d’éloges. La première édition séparée du traité de Minucius Félix est celle donnée à Heidelberg, in-8°, 1560. Il a été traduit plusieurs fois en français. J’ai revu l’ancienne traduction française sur te texte, et je l’ai corrigée.
OCTAVIUS.VERS l'AN 200 DE J.-C.
I. Quand je pense à mon cher Octavius et qu'il me souvient de ces agréables moments que nous avons passés ensemble, je goûte tant de plaisir, qu'on dirait que je suis encore en ces temps heureux. Son image en disparaissant à mes yeux, ne s'est que plus profondément gravée dans mon cœur et s'est pour ainsi dire incorporée avec mes sens les plus intimes. Et certes, ce n'est pas sans raison qu'un si saint et si excellent personnage m'a laissé tant de regret de sa perte, puisqu'il m'a toujours tant aimé que partout, et dans les passe-temps et dans les affaires les plus sérieuses, il voulait ce que je voulais; vous eussiez dit que nous n'avions tous deux qu'un cœur et qu'une âme. Il avait été autrefois le confident de mes amours et le compagnon de mes erreurs; et lorsque les nuages furent dissipés, et que je sortis des ténèbres de l'ignorance pour naître à la lumière de la vérité, il voulut être mon guide, et eut la gloire de me prévenir dans une si sainte entreprise. En me rappelant ainsi les dernières époques de notre liaison, ma mémoire s'arrêta sur l'entretien grave et important qu'il eut avec Cecilius en ma présence, lorsqu'il le ramena de ses vaines superstitions à la connaissance de Jésus-Christ. II. Il était venu à Rome pour me voir plutôt que pour ses affaires, et n'avait pas craint, pour l'amour de moi, de quitter sa famille et de laisser des enfants encore tendres et en l'âge où ils sont le plus aimables, lorsqu'ils commencent à prononcer à demi les mots et que le défaut de leur langue donne tant de grâces à tout ce qu'ils disent. Je laisse à penser si je fus ravi d'un bonheur si peu attendu. Je ne pouvais me lasser de l'embrasser, et de lui demander ce qu'il avait fait en mon absence. Mais quand ce premier feu fut passé, après avoir passé quelques jours ensemble et nous être fait l'un à l'autre le récit de nos aventures, nous fûmes d'avis d'aller à Ostie, cité charmante, où les bains de mer pouvaient à la fois rétablir ma santé et offrir d'agréables délassements à mon esprit. Les vacances des vendanges me permettaient de m'éloigner du barreau. La douce température de l'automne avait succédé aux grandes chaleurs de l'été. Arrivés dans cette délicieuse ville, un jour nous allâmes nous promener sur le rivage; on y jouissait d'un air frais qui réveillait les esprits et rendait les membres plus vigoureux ; il y avait un plaisir inexprimable à presser mollement le sable du rivage qui conservait les légères empreintes de nos pas. Cecilius, qui était de notre compagnie, voyant une idole de Sérapis, la salua en passant en baisant sa main selon l'usage du vulgaire superstitieux. III. Alors Octavius s'adressant à moi : « Tu as tort, me dit-il, mon frère, de souffrir qu'un homme qui est tous les jours en ta compagnie soit dans un si grand aveuglement que d'aller se prosterner en plein jour devant des pierres, qui sont parfumées et couronnées de fleurs à la vérité, et qui sont taillées en idole, mais qui ne sont pourtant que des pierres : il y va certes autant de ton honneur que du sien à ne pas le laisser dans cette erreur. » Nous avions alors traversé plus de la moitié de la ville, et commencions à suivre le rivage à l'endroit où il est le plus découvert. Les ondes venaient battre doucement la grève et avaient étendu le sable comme si elles l'eussent préparé pour la promenade; et comme la mer n'est jamais bien tranquille, même quand les vents sont apaisés, elle nous offrait alors non des vagues tumultueuses et écumantes, mais des flots faiblement agités qui se précipitaient vers le rivage. Cependant nous prenions plaisir à nous égarer le long de la côte; les flots venaient expirer à nos pieds, et puis nous les voyions regagner la mer et rentrer dans ce vaste élément. Ainsi nous continuions agréablement notre promenade sans quitter le rivage qui se courbe doucement dans cet endroit. Octavius nous entretenait de la navigation avec tant de plaisir, que nous ne nous lassions ni de nous promener ni de l'entendre. Il est vrai que, pour ne nous point trop éloigner, nous retournions sur nos pas, lorsque, étant arrivés à l'endroit où l'on retire à sec les vaisseaux, nous vîmes de petits garçons qui s'exerçaient à l'envi à jeter des pierres sur l'eau. Le jeu consiste à amasser de petits cailloux sur le rivage, et l'on choisit les plus ronds et les plus polis qu'on peut trouver ; puis les tenant de plat on se baisse jusqu'à terre, et on les lance de toute sa force; si bien qu'ils ne font que friser le dessus de l'eau, ou rouler tout doucement, ou sautiller à petits bonds sur les vagues, et c'est là le secret du jeu. Celui qui peut lancer son caillou le plus loin, et lui faire faire le plus de bonds, celui-là est victorieux. IV. Comme nous prenions plaisir, Octavius et moi, à voir jouer ces enfants, Cecilius, sans s'amusera ce divertissement ni rire de l'ardeur de cette petite jeunesse, demeurait tout pensif et mélancolique, et montrait bien qu'il avait quelque chose dans l'esprit qui lui donnait de l'inquiétude. « Quoi donc! lui dis-je, où est cette gaieté accoutumée, et cette humeur si charmante, même dans les affaires les plus sérieuses? — Je ne vous cèlerai point, dit-il, qu'Octavius m'a piqué : on dirait qu'il ne vous blâme que pour m'offenser, et qu'il ne vous traite de négligent, qu'afin de me faire passer pour ignorant et pour stupide. Il faut décidément que j'aie raison de cette injure, et que nous discutions tout de bon cette matière. S'il veut bien disputer avec un homme qui comme moi professe hautement les opinions qu'il attaque, il verra peut-être qu'il est plus aisé de s'entretenir de ces choses avec ceux de son parti que de soutenir une conférence réglée avec des hommes savants. Allons nous asseoir sur ces pierres qui avancent en la mer et qui défendent les bains contre la violence des vagues, nous pourrons nous reposer et discuter tout à notre aise. » Nous allâmes donc nous asseoir, et ils me mirent au milieu d'eux, non pas pour me faire honneur, car l'amitié nous rend tous égaux, mais comme arbitre de leur différend, pour mieux entendre les raisons de part et d'autre, et pour pouvoir séparer les deux disputants. Alors Cecilius commença de la sorte : V. « Mon frère, encore que tu saches fort bien de quoi nous sommes en dispute, puisque tu as éprouvé ces deux différentes sortes de vie, et quitté le service de nos dieux pour embrasser le christianisme, il faut néanmoins que tu composes tellement ton esprit que tu tiennes la balance égale comme un bon juge, afin que la sentence semble naître de la dispute plutôt que de ton sentiment. Si tu veux donc te conduire dans cette occasion comme un étranger qui ne nous connaîtrait ni l'un ni l'autre, il n'est pas difficile de montrer que toutes les choses du monde sont douteuses et incertaines, et que la connaissance que nous en avons est plutôt une opinion qu'une science. C'est pourquoi je ne m'étonne point s'il y en a quelques-uns qui, ennuyés d'une trop longue recherche de la vérité, se laissent aller à la première opinion qui se présente, sans approfondir les choses davantage ni consumer leur vie dans un travail inutile. Et c'est une chose déplorable, et qui met en colère quand on y pense, de voir certains ignorants qui n'ont aucune connaissance des lettres et qui sont tout à fait étrangers dans l'empire des Muses, gens de basse condition, occupés même à des métiers vils et abjects, décider hardiment sur ce qu'il y a de plus grand et de plus important dans la nature, et qui a exercé les philosophes de tous les siècles, sans qu'ils aient jamais pu se résoudre. En effet, l'esprit de l'homme est si peu capable de si hautes connaissances, que nous ne connaissons ni les choses qui sont au-dessus de nous ni celles qui sont à nos pieds; et c'est une espèce d'impiété de vouloir sonder les secrets de la Providence, et de s'enquérir trop avant de ce qui est là-haut dans le ciel et de ce qui est ici-bas dans les entrailles de la terre. Heureux si, selon cet ancien oracle de la sagesse, nous pouvons nous connaître nous-mêmes. Que s'il n'est pas en notre pouvoir de retirer notre esprit d'un travail audacieux et inutile, et de le contenir dans les bornes de la raison et de son humilité; si, rampant à terre comme nous faisons, nous ne pouvons nous empêcher de nous élever vers le ciel et de vouloir monter au-delà des astres, n'ajoutons point pour le moins une seconde erreur à la première, et ne remplissons pas le monde de vaines opinions et de fantômes qui épouvantent les hommes. Car si les principes des choses sont de certaines semences qui naturellement se sont unies, pourquoi dire qu'un Dieu en est l'auteur? Si les membres de ce grand univers ont été formés et arrangés fortuitement, où est ce Dieu créateur du monde? Si c'est le feu qui a allumé les astres, si la matière du ciel s'est suspendue d'elle-même et la terre affermie par son propre poids, si la mer s'est formée de l'humeur qui est sortie de cette masse pesante, pourquoi cette religion? pourquoi ces craintes? Quelle est cette étrange superstition? L'homme et tous les animaux qui viennent au monde ne sont rien qu'un mélange d'éléments qui se dissolvent ensuite, et reprennent leur premier être : ainsi tout retourne à son principe et redevient ce qu'il était auparavant, sans qu'il y ait d'arbitre, d'ouvrier, ni de conducteur de toutes ces choses. C'est ainsi que par un assemblage continuel de la matière des feux célestes nous voyons toujours reluire un soleil : c'est ainsi que les vapeurs et les exhalaisons de la terre forment toujours des nuages qui, s'épaississant ensuite et s'élevant peu à peu, se résolvent enfin en pluie, ou bien font souffler les vents, ou lancer la grêle, ou gronder le tonnerre, ou briller l'éclair, ou éclater la foudre. C’est pourquoi ils tombent indifféremment tantôt sur une montagne et tantôt sur un arbre, tantôt sur des temples et tantôt sur des palais, tantôt sur ceux qui craignent Dieu et tantôt sur ceux qui le méprisent. Parlerai-je des tempêtes diverses et incertaines par où l'on voit sans ordre et sans choix toutes les choses du monde bouleversées, les bons et les médians enveloppés dans une même ruine sans distinction de vertu ni de mérite, les coupables et les innocents consumés dans un même embrasement, tout un peuple périr confusément par la peste? et lorsque le fléau de la guerre se promène par le monde, les bons ne sont-ils pas souvent emportés les premiers? Dans la paix même la méchanceté n'est pas seulement mise à l'égal de l'innocence, elle est adorée : de sorte que voyant la prospérité des méchants, vous ne savez si vous devez détester leur crime ou souhaiter leur bonheur. Que si le monde était gouverné par une providence et par la puissante main de quelque dieu, jamais Phalaris et Denys le Tyran n'auraient été rois; jamais Rutilius et Camille n'auraient été bannis ; jamais on n'aurait contraint Socrate à boire la ciguë. Voila des arbres tout chargés de fruits, des moissons et des vendanges toutes préparées; en un instant tout est consumé par des pluies ou désolé par une tempête. Certes, ou la vérité est bien cachée, et les ressorts de la Providence fort inconnus; ou, ce qui est plus vraisemblable, c'est que le hasard domine, sans lois et sans règles. VI. « Puisque donc les mouvements de la nature sont incertains, ou que nous sommes sous l'empire de la fortune, combien n'est-il pas plus raisonnable et plus juste de conserver la discipline de ses ancêtres, de suivre les religions que nos pères nous ont laissées, et les dieux qu'ils ont adorés et avec lesquels nous avons été familiarisés dès notre jeunesse, sans entreprendre de juger de choses si hautes. Ne vaut-il pas mieux en croire ces premiers hommes qui, étant venus en des siècles moins corrompus et comme à la naissance du monde, ont mérité de trouver des dieux plus favorables, et de vivre même sous leur conduite; car nous voyons que toutes les provinces, les villes et les empires, ont des religions et des cérémonies qui leur sont propres, et qu'ils adorent des dieux de leur pays : comme les Éleusiniens, Cérès; les Phrygiens, Cybèle ; les Epidauriens, Esculape ; les Chaldéens, Bel; les Syriens, Astarté ; les Scythes, Diane ; les Gaulois, Mercure : mais les Romains les adorent tous, et c'est par là que leur puissance s'est accrue, qu'ils se sont rendus les maîtres du monde et qu'ils ont poussé leur empire au delà des bornes du soleil et de l'Océan. C'est en montrant une vaillance religieuse, en remplissant leur ville du service des dieux, de vierges chastes, d'un grand nombre de prêtres et de cérémonies ; en vénérant les dieux irrités lorsque d'autres ont vomi contre eux des blasphèmes, et cela au moment où Rome était saccagée et qu'il ne leur était plus resté que le Capitole; en ne craignant point, pour la célébration de leurs mystères, de passer sans armes au travers des Gaulois, étonnés de la hardiesse de leur zèle ; en adorant encore des dieux vaincus, au moment même où leurs ennemis ont pris leur ville et font sentir l'insolence de la victoire ; en cherchant des dieux par toute la terre, pour les honorer et leur donner des temples dans Rome ; en dressant même des autels aux mânes et aux divinités inconnues ; c'est en un mot en adorant les dieux de tous les peuples, qu'ils sont devenus les rois de tous les peuples. Cette dévotion s'est toujours conservée parmi eux, et s'est accrue avec le temps ; car l'âge apporte je ne sais quel respect aux temples et aux choses saintes, et plus l'origine en est obscure et incertaine, plus ils sont révérés. VII. « Ce n'est pas avec moins de raison, je le déclare, dussé-je me tromper, et du moins mon erreur vaudra encore mieux que la vôtre, que nos pères se sont adonnés aux augures et à consulter les entrailles des bêtes, ou qu'ils ont institué le service des dieux et consacré des temples. Consultez dans les livres la mémoire des choses passées, vous trouverez qu'ils ont introduit toutes ces cérémonies et tous ces mystères, ou pour remercier la bonté divine, ou pour détourner les fléaux de sa colère. Témoin la mère des dieux r qui manifesta à son arrivée la chasteté d'une dame romaine, et délivra Rome de la crainte de ses ennemis. Témoin les statues à cheval de ces deux frères, qu'on leur dressa au même endroit où ils montèrent, lorsque retournant de la défaite de Persée, leurs chevaux encore tout haletants et couverts d'écume, ils annoncèrent la victoire le même jour qu'ils l'avaient gagnée. Témoin ces jeux qu'on recommença sur un songe qui annonçait le courroux de Jupiter. Témoin ces Décius, qui obtinrent la victoire en se dévouant pour leur pays. Témoin encore ce Curtius, qui remplit le gouffre qui s'était entr'ouvert au milieu de Rome, et ferma cet abîme par l'honneur qu'il rendit aux dieux qui commandaient ce sacrifice. Et certes le mépris des auspices a fait voir la présence des dieux plus souvent que nous n'eussions voulu. Allia, ce nom funeste, nous l'enseigne assez, ainsi que la bataille de Claudius et de Junius contre les Carthaginois, qui ne fut pas tant un combat qu'un misérable naufrage. Le Trasimène a vu ses eaux teintes et enflées du sang des Romains, par le mépris qu'un consul fit des augures. Les Parthes ont remporté nos dépouilles pour nous punir de notre dédain de justes imprécations. Je laisse à part les événements plus anciens de notre histoire sur la naissance des dieux et les présents qu'ils ont faits aux hommes. Je passe les vers des poètes et les oracles qui ont prédit les destins des choses, de peur que l'antiquité ne vous semble trop fabuleuse. Considérez ces temples qui sont les remparts de cet empire, et par lesquels Rome est magnifiquement embellie; ils sont plus célèbres par les dieux qui y habitent et qu'on y adore, que par la pompe de leurs ornements et par la richesse des offrandes. C'est là que les prêtres puisent la connaissance de l'avenir par la fréquentation des dieux: c'est de là qu'ils tirent les oracles contre nos dangers et les remèdes à nos maladies. C'est là qu'ils prennent l'espérance des affligés, le salut des misérables, la consolation des malheureux et le soulagement de nos peines. Nous voyons même et reconnaissons pendant notre sommeil ces dieux que nous blasphémons de jour et que nous ne voulons pas avouer. VIII. « Ainsi, puisque du consentement général de tous les peuples il existe des dieux, quoique leur nature et leur origine soient inconnues, souffrirons-nous ces impudents qui, enflés de je ne sais quelle sagesse impie, s'efforcent de détruire une croyance si utile, si ancienne et si salutaire? Qu'un Théodore le Cyrénien ou qu'un Diagoras que l'antiquité a nommé l'Athée, fassent tout ce qu'ils voudront pour renverser l'opinion des dieux, pour abolir toute sorte de religion et de crainte, et détruire le plus fort lien de la société humaine, ils n'auront jamais assez d'estime et de réputation pour faire prévaloir leur fausse sagesse et leurs leçons d'impiété. Si les Athéniens ont chassé de leur pays un certain Protagoras, qui disputait de la divinité plutôt en philosophe qu'en profane, et ont brûlé ses écrits en pleine assemblée, souffrirons-nous des hommes, permettez-moi de m'exprimer un peu hardiment dans la chaleur de la dispute, souffrirons-nous, dis-je, des hommes d'une faction infâme et désespérée, qui s'attaquent impunément aux dieux, et choisissant leurs prosélytes dans la lie da peuple et parmi des femmes crédules et aisées à tromper par la facilité de leur sexe, les excitent à une société profane, pour ne point dire une conspiration, qu'ils ne cimentent point par quelque sainte cérémonie, mais par des sacrilèges, des assemblées nocturnes, des jeûnes solennels et des festins horribles, gens qui aiment les ténèbres et qui fuient la lumière, qui ne parlent point devant le monde et qui murmurent quand ils sont ensemble, qui fuient les temples comme des sépulcres, méprisent les dieux, se moquent des choses saintes ; enfin ont pitié des antres, étant eux-mêmes si misérables. Ils ne tiennent compte ni de nos dignités, ni de la pompe de nos pontifes, quoiqu'ils aient à peine de quoi se vêtir; et par une folie étrange et une audace incroyable, méprisent les tourments présents par l'appréhension de maux incertains, et ne craignent pas de mourir pour ne point mourir après qu'ils ne seront plus ; tant la crainte a de pouvoir sur eux, ainsi que les espérances trompeuses dont ils se flattent. IX. « Cependant, comme les mauvaises plantes sont les plus fertiles, et que les vices gagnent tous les jours de plus en plus, cette maudite secte s'augmente aussi tous les jours. C'est pourquoi il faut travailler de bonne heure à extirper cette exécrable société : ils s'entre-connaissent à de certains signes cachés, et s'entr'aiment presque avant que de se connaître. La luxure fait une partie de leur religion : ils s'appellent communément frères et sœurs, pour transformer une débauche ordinaire en inceste ; on dirait que ces malheureux se plaisent aux crimes. Et certes s'il n'en était quelque chose, le bruit n'en serait pas si grand : on dit encore qu'ils adorent une tête d'âne consacrée par je ne sais quelle sotte superstition, religion véritablement digne de leur vie. Ils ont aussi en vénération, à ce qu'on dit, les parties honteuses de leurs prêtres ; vous diriez qu'ils adorent la nature de leurs pères. Je ne sais si ces soupçons sont faux ou véritables, mais véritablement ces cérémonies et ces dévotions cachées et de nuit sont toutes propres à les faire naître. Et celui qui dit qu'ils adorent un homme qui a été pendu pour ses crimes, et que le bois d'une croix fait une partie de leurs cérémonies, celui-là leur attribue des autels dignes de leurs méchancetés et leur fait adorer ce qu'ils méritent. D'ailleurs, les cérémonies qu'ils observent quand ils admettent quelqu'un à leurs mystères, ne sont pas moins publiques qu'horribles. On met devant ce nouveau venu un enfant couvert de pâte, afin de cacher le meurtre qu'on veut faire commettre : c'est là-dedans qu'il donne, par leur commandement, plusieurs coups de couteau; le sang coule de toutes parts, ils le sucent avidement, et ce crime commun est le gage commun du silence et du secret. Mystères pires que tous les sacrilèges! On sait aussi quels sont leurs banquets, et l'orateur de Cyrta en fait mention dans sa harangue. Ils s'assemblent tous en un jour solennel, femmes, enfants, frères, sœurs, et enfin de tous âges et de tous sexes, et après avoir bien bu et mangé, lorsque la chaleur du vin et des viandes commence à les échauffer et à les provoquer à la luxure, ils attachent un chien au candélabre et lui jettent un gâteau si loin qu'il n'y peut atteindre, afin qu'en sautant il renverse le flambeau. Ainsi s'étant défaits du témoin de leurs crimes, ils se mêlent au hasard, et par ce moyen sont tous incestueux de volonté s'ils ne le sont tous d'effet, puisque le péché de chacun est le souhait de toute la troupe. X. « Je passe beaucoup de choses à dessein; aussi bien n'y en a-t-il que trop. Et certes les ténèbres qu'ils cherchent pour leurs mystères sont des preuves assez évidentes de tout ce que nous disons, ou du moins de la plus grande partie; car pourquoi cacher tant ce qu'ils adorent? On ne craint point de publier ce qui est honnête ; ce sont les crimes qui demandent le secret et le silence. Pourquoi n'avoir point d'autels, point de temples, point de figures pour le moins que l'on connaisse? Pourquoi ne parler qu'en cachette, ne s'assembler qu'à la dérobée, si ce qu'ils cachent et qu'ils adorent n'est infâme ou criminel? Mais encore quel est ce dieu, seul, abandonné, solitaire, que pas un peuple libre n'adore, pas même les Romains, qui ont adoré les dieux de toute la terre. Il ne se trouve de tous les peuples que la seule nation juive, chétive et misérable, qui ait servi un seul Dieu; encore a-ce été publiquement, avec des temples, des autels, des cérémonies et des sacrifices. Et cependant le pouvoir de ce Dieu est si peu de chose, qu'il est à présent captif des Romains avec tous ses peuples. Mais quelles absurdités et quels prodiges les chrétiens n'inventent-ils point? Ne disent-ils pas que ce Dieu, qu'ils ne voient point et qu'ils ne sauraient montrer, a connaissance de la vie et des actions de tous les hommes; qu'il entend leur voix, pénètre dans leurs plus secrètes pensées, se trouve présent à tout? Ils le font fâcheux, inquiet, et impudent même dans sa grande curiosité; car il assiste à tout ce qu'on fait, court par tous les lieux, veut tout voir, tout savoir, tout entendre. Mais le moyen qu'il puisse avoir soin de chaque chose étant occupé en tout de lieux, ou suffire à tout en s'arrêtant à tout. Non contents de ces extravagantes opinions, ils menacent le monde et ses astres d'un embrasement universel; vous diriez qu'ils méditent sa ruine : comme si quelque chose pouvait troubler cet ordre éternel établi par les mains de la nature, on que les éléments dussent rompre leur alliance et cette divine harmonie, pour perdre la machine qui les contient et les environne. XI. « Ils ajoutent à cela des contes de vieilles femmes. Ils disent qu'ils renaîtront après leur mort avec leurs cendres et leur poussière. Cependant, par je ne sais quelle assurance, ils croient aux choses qu'ils ont inventées ; vous diriez qu'ils ont déjà ressuscité une fois. Double mal et double folie, de croire à la ruine du ciel et des astres, que nous laissons toujours comme nous les avons trouvés, et de ne pas croire à celle des nommes, qui meurent à toute heure et prennent fin comme ils ont eu commencement. Cependant ils ne veulent pas brûler les morts et condamnent notre usage, comme si les corps, pour être dérobés aux flammes, ne laissaient pas d'être réduits en poussière par la suite des temps et des années. Il importe vraiment beaucoup qu'on soit consumé par la terre ou par la mer, et dévoré par les bêtes ou par les flammes! Si les corps ont quelque sentiment après la mort, toute sorte de sépulture leur est un supplice; s'ils n'en ont point, il semble que la plus tôt faite est la meilleure. Cependant, préoccupés de cette opinion ridicule, ils se promettent, comme gens de bien, une félicité éternelle après cette vie, et menacent tous les autres, comme des médians, de tourments qui ne finiront jamais. Je pourrais dire là-dessus beaucoup de choses; je pourrais dire qu'ils sont pires que les autres, et je ne suis point en peine de le prouver, cela est déjà fait. Mais quand ils seraient injustes, n'est-ce pas toujours le destin, comme la plupart des hommes le pensent, qui est cause de tout le bien et de tout le mal qui se fait au monde, et c'est aussi votre sentiment ; car comme quelques-uns attribuent aux destins tout ce que non faisons, vous l'attribuez à Dieu; ainsi vous dites que ce n'est pas votre volonté qui s'est portée d'elle-même à embrasser votre secte, mais que Dieu vous y a appelé ; et par ce moyen vous faites un Dieu injuste qui ne punit pas la volonté, mais le malheur. Dites-moi un peu, je vous prie, ressusciterez-vous sans corps, ou avec un corps, et sera-ce avec celui que vous avez eu, ou avec un autre? Est-ce sans corps? mais je ne crois pas que sans corps il y ait ni vie, ni âme, ni sentiment. Comment donc ressusciter avec son corps? Mais il y a longtemps que le vôtre n'est plus. Avec un autre? Ce ne sera donc plus le même homme. D'ailleurs tant de siècles se sont écoulés, il s'est passé tant d'années! qui est jamais revenu seulement pour quelques heures, comme les poètes feignent de Protésilas, afin qu'on pût ajouter foi à une chose si incroyable? Tout cela n'est rien que chimères d'un esprit malsain, et vaines consolations inventées par les poètes et représentées agréablement. Mais comme vous êtes aisés à persuader, vous avez rétabli ces opinions en faveur de votre Dieu. XII. « Que ne jugez-vous pour le moins par l'expérience des choses présentes, combien ces promesses et ces espérances sont vaines? Apprenez, pauvres misérables, ce qui doit vous arriver après la mort par ce qui vous arrive durant la vie. Voilà la plus grande et la meilleure partie de vous-mêmes, si l'on vous veut croire, qui a faim et soif, qui est travaillée de pauvreté et de misère : et Dieu le souffre, et Dieu le dissimule! Ou il ne veut pas secourir les siens, ou il ne le peut, de sorte qu'il est, ou impuissant ou injuste. Toi qui te figures une immortalité après cette vie, ne sens-tu pas ta condition, ne reconnais-tu pas ta faiblesse lorsque tu vois les dangers, lorsque tu es dans les ardeurs de la fièvre et dans les tranchées de la douleur? Misérable, qui ne veut pas confesser sa misère alors qu'il la sent! Mais laissons ces petites choses : voici des supplices, des tourments, des croix, non plus à adorer, mais à souffrir; des feux que vous craignez et que vous prédites. Où est ce Dieu qui peut secourir les morts, et qui ne saurait aider les vivants? Les Romains sans l'assistance de votre Dieu, ne sont-ils pas les maîtres du monde et de vous-mêmes? Cependant vous êtes dans les appréhensions et les inquiétudes; vous vous privez des plaisirs honnêtes et légitimes. On ne vous voit point aux jeux publics ni aux pompes ; vous ne vous trouvez ni aux festins solennels, ni aux combats sacrés; vous avez en horreur les viandes auxquelles les prêtres ont touché, et le vin qu'on a emporté des autels. Ainsi il semble que vous craignez même les dieux que vous ne croyez point. Vous ne mettes point de couronnes de fleurs sur vos têtes, et n'usez point de parfums, vous les réservez pour les morts; vous, ne mettez pas seulement de guirlandes sur les sépulcres ; on vous voit toujours pales et tremblants; dignes de miséricorde, même de celle de nos dieux. Enfin, misérables que vous êtes, non seulement vous ne ressusciterez point, mais vous ne vivrez même pas. S'il vous reste donc quelque peu de sagesse et de pudeur, cessez de contempler les deux et de rechercher les destins du monde ; songez à vous et regardez à vos pieds; c'est assez, principalement pour des gens sans lettres, rudes et malpolis; s'il ne vous est pas donné de connaître les choses de la terre, à plus forte raison vous serait-il refusé de discourir de celles du ciel. XIII. « Que si vous avez tant d'envie de philosopher, imitez Socrate, vous qui êtes si grands personnages ; c'est le prince de la sagesse. Tout le monde sait sa réponse, lorsqu'on l'interrogeait sur les choses divines : « Ce qui est au-dessus de nous ne nous touche point. » Cependant il a mérité la louange d'une sagesse extraordinaire, et il a pensé lui-même que ce n'était pas pour avoir tout su, que l'oracle l'avait prononcé le plus sage de toute la Grèce, mais pour avoir sa qu'il ne savait rien. C’est donc une souveraine sagesse que de confesser son ignorance. C’est de là qu'est sortie l'opinion d'Arcésilas, de Carnéade et de plusieurs philosophes académiciens, qui ont douté dans les plus hautes questions. C’est le meilleur avis, cerne semble, qu'on puisse suivre, puisqu'il est très glorieux pour les doctes, et qu'il est sans danger pour les ignorants. C’est par là que Simonide se fait admirer, dans cette belle réponse qui mérite d'être proposée pour exemple à tous les siècles. Le roi Hiéron lui ayant demandé ce qu'il croyait des dieux; il sollicita premièrement un jour pour en délibérer, et après celui-là deux autres. Enfin après plusieurs remises, comme on le pressait de répondre et que le roi demeurait étonné de tant de délais. « Plus j'y pense, dit-il, et plus je trouve la chose difficile. » C’est ainsi, à mon avis, qu'il faut laisser indécises les choses qui sont incertaines, et ne pas prononcer hardiment sur ce qui embarrasse tous les sages, ni s'avancer pour résoudre, cependant que les plus grands personnages délibèrent; car c'est le moyen de détruire toute sorte de religions, ou d'introduire une superstition et une servitude insupportable. » XIV. Ainsi parla Cecilius : « Hé bien! dit il, après avoir terminé, et d'un visage riant, car l'impétuosité de son discours avait emporté toute sa colère, que dit à cela cet homme de la race de Plaute, le premier des boulangers et le dernier des philosophes?—Tout beau, lui dis-je, dispensez-vous de vous applaudir à ses dépens. Il ne faut pas chanter le triomphe avant la victoire, ni faire tant le vain pour avoir fait une assez ingénieuse harangue. Souvenez-vous que c'est pour la vérité que vous combattez et non pas pour la gloire. Et certes, ce n'est pas ce que vous avez dit qui me met le plus en peine; quoique d'ailleurs votre discours m'ait extrêmement plu dans sa subtilité et sa diversité admirable. Mais je suis fâché de voir que la vraisemblance des choses change selon la capacité et l'éloquence de ceux qui parlent, et que la vérité la plus claire devient quelquefois méconnaissable. On se laisse emporter à la beauté d'un discours, et détourner de l'examen de ce qu'on traite, sans discerner la vérité, ni prendre garde qu'une chose incroyable peut être vraie, et que la vraisemblance est assez souvent un mensonge. Cependant, cette facilité de croire tout ce qui a de l'apparence fait que les plus habiles ont le plus d'avantage dans la dispute, et qu'à la fin, piqués de nous voir à tout coup déçus, au lieu de nous en prendre à nous-mêmes, nous nous plaignons de l'incertitude des choses du monde, et aimons mieux condamner tout et ne rien croire, que de prendre parti sur des choses incertaines. C’est donc à nous de prendre garde que cela ne nous fasse haïr toute sorte de discours, et avoir même en horreur les hommes ; car ceux qui croient légèrement se trouvant trompés par ceux qu'ils ont estimés gens de bien, viennent par une autre erreur A avoir tout le monde pour suspect, et à se défier de ceux à qui ils auraient pu se fier en assurance. Aussi, puisque chacun tâche de se défendre de tout son pouvoir, et que d'un côté la vérité est ordinairement plus obscure, et de l'autre la subtilité ou l'éloquence plus grande, jusqu'à nous persuader quelquefois ce qui n'est point, c'est à nous à considérer le tout le plus exactement que nous pourrons, afin de prendre ce qui est bon, et de louer les subtilités sans y croire. XV. « Vous sortez des devoirs d'un bon juge, dit Cecilius, de venir interrompre la dispute par un discours qui ôte la force et la créance à ce que j'ai dit, attendu qu'Octavius peut répondre à tout de point en point. — Vos remarques, dis-je, sur ce que vous reprenez, ne sont pas fondées; et je crois avoir agi dans l'intérêt commun. J'ai fait comme un abrégé de tous les points, afin que nous puissions examiner mon discours plutôt par la solidité du raisonnement que par la grandeur de l'éloquence; et il ne faut pas détourner davantage notre attention de la considération des choses comme vous le dites vous-même, puisque voilà Octavius qui se prépare à parler, et que rien n'empêche que nous ne lui donnions bonne audience. » XVI. « Je parlerai, dit Octavius, aussi fortement qu'il me sera possible, mais il faut que nous fâchions tous deux de bannir la calomnie, et de dissiper ces nuages avec le flambeau de la vérité. Et pour commencer, je ne vous cèlerai point d'abord que vous avez montré une si grande incertitude, que je doutais si vous n'aviez qu'une connaissance légère et embrouillée des choses dont vous parliez, ou si vous ne vous étiez point égaré ; car vous avez dit tantôt que vous croyiez aux dieux, tantôt que vous ne saviez qu'en croire, comme si par cette ambiguïté vous eussiez eu envie d'éluder notre réponse. Mais je ne puis croire cela de Cecilius, ces petites finesses sont trop éloignées de sou esprit, et s'il a de la subtilité elle est innocente. C'est plutôt qu'il fait comme ceux qui ne savent pas bien le chemin; aussitôt qu'ils en trouvent plusieurs ils s'arrêtent, parce qu'ils ne peuvent croire qu'ils soient tous bons, et qu'ils n'ont pas l'assurance de choisir : de même, celui qui ne sait pas la vérité demeure court à la première difficulté qui se présente, et change autant de fois d'opinion qu'il trouve de raisons contraires. Il ne faut donc pas s'étonner si Cecilius se trouve agité et chancelant en cette rencontre ; mais je lui veux apprendre la vérité afin qu'il ne flotte plus dans l'incertitude comme auparavant. Or, comme il ne peut souffrir que des gens sans lettres et de pauvres ignorants, comme il nous appelle, disputent des choses divines, il faut qu'il sache que tous les hommes sont nés raisonnables, sans distinction d'âge, de qualité, ni de sexe, et qu'ils ne doivent point leur sagesse à la fortune, mais à la nature ; que même les philosophes et les autres célèbres inventeurs des arts et des sciences ont été regardés comme de la lie du peuple et des ignorants, avant que d'avoir fait paraître leur esprit dans leurs ouvrages, tant il est vrai de dire que les riches, idolâtres des trésors, considèrent plus l'or que le ciel, et que ce sont des pauvres comme nous qui ont découvert la sagesse, et qui l'ont montrée aux autres. De sorte que l'esprit ne vient pas avec les biens, et n'est pas le fruit de l'étude, mais que c'est un avantage de la naissance. Il ne faut donc pas se plaindre ni se mettre en colère, de voir les hommes s'enquérir des choses divines, et vouloir en dire ce qui leur en semble; on ne doit pas regarder à la qualité de celui qui parle, mais à la qualité des paroles. La vérité même est d'autant plus visible, que le discours est plus dépourvu d'ornement, parce qu'elle n'est point déguisée par l'artifice de l'éloquence, mais demeure en sa naïveté, comme elle doit être pour être la règle du bien et du mal. XVII. « Je ne nie pas pourtant ce que Cecilius s'est tant donné de peine à prouver: que l'homme se doit connaître et considérer sa fin, sa nature et son origine; s'il a été fait par l'union des éléments, et par l'agencement des atomes; ou si ce n'est point Dieu qui l'a fait lui-même, et qui l'a formé de ses propres mains. Mais nous ne le pouvons apprendre que par la connaissance de cet univers et de son auteur; car ces choses sont si bien jointes et liées ensemble, que nous ne pouvons connaître l'homme, que nous ne connaissions Dieu auparavant, ni être bien capables de la connaissance des choses du monde, que nous ne connaissions le monde. Et certes, puisque c'est en ceci que nous différons des bêtes, qu'elles sont courbées contre terre comme pour y chercher leur nourriture, et que nous avons le visage élevé pour contempler le ciel, et une raison qui nous apprend qu'il y a un Dieu, et qui nous rend en quelque sorte semblables à lui, nous ne pouvons sans crime fermer les yeux à une si grande lumière, et c'est une espèce de sacrilège de chercher en terre ce que nous devons trouver dans le ciel. Et certes, il faut n'avoir point d'yeux ni de sentiment pour s'imaginer que toute cette grande et admirable machine ait été faite par un assemblage d'atomes, et non pas par la sagesse d'un Dieu ; car y a-t-il rien de plus clair, quand on vient à considérer les cieux et à contempler toute la nature, qu'il y a quelque excellent esprit qui a compassé toutes ces choses, et qui les conduit et les gouverne par sa providence. Considérons le ciel avec toute son étendue et la rapidité de son cours, soit lorsque la nuit il est tout semé d'étoiles, ou lorsqu'il est éclairé par le soleil : nous verrons dans ce mouvement éternel reluire sa sagesse divine. Que dirai-je de cet astre dont le cours marque les années, et de cette planète inconstante qui détermine les mois par sa mort et par sa naissance? Parlerai-je de cette vicissitude éternelle des ténèbres et de la lumière, qui en produit une autre, du travail et du repos. C'est aux astrologues à entrer dans le discours des astres, dont ils connaissent les vertus et les influences, et à nous apprendre celles qui règlent les semences et les moissons, les navigations et les vents, et qui font la science du pilote et du laboureur. C'est assez que pour arranger toutes ces merveilles et leur donner cet ordre qu'elles gardent éternellement, il ait fallu un esprit divin et une sagesse extraordinaire. Et certes, qui en peut douter, puisqu'il en faut même pour les comprendre? Quoi! cette diversité des temps et des saisons qui marchent toujours d'un pas égal, ne parle-t-elle pas de son auteur, et ne publie-t-elle pas ses louanges? Le printemps était nécessaire pour produire les fleurs, l'été pour mûrir les fruits et les moissons, l'automne pour achever doucement cet ouvrage ; mais l'hiver ne l'était pas moins pour le repos et le soulagement de la nature. Cet ordre continue toujours sans se troubler ni se perdre depuis tant de siècles, et serait bientôt changé si la fortune était la maîtresse du monde. D'ailleurs, quelle sagesse d'avoir tempéré l'hiver et l'été par l'automne et le printemps, avec tant d'art et de jugement qu'on passe insensiblement des ardeurs de l'un aux froids de l'autre, sans éprouver les rigueurs des deux contraires! Considérez la mer! un peu de sable lui sert de borne. Voyez les arbres! les entrailles de la terre leur donnent la vie. Admirez ce flux et ce reflux de l'Océan, ces sources éternelles qui arrosent le monde, ces fleuves qui coulent continuellement, la terre si bien disposée en plaines, en vallons, en montagnes! Que dirai-je de tant d'animaux qui ont chacun leurs défenses différentes? ceux-ci sont armés de cornes, ceux-là de dents ou d'aiguillons, les autres de griffes et d'ongles; quelques-uns n'ont pour armes que la vitesse ; mais tous tant qu'ils sont, ils ont obtenu de la nature pour se défendre, ou la légèreté, ou la force, ou l'adresse. La forme de l'homme surtout proclame un Dieu pour auteur; la stature droite, le visage élevé où se trouvent tous les sens ainsi qu'en une souveraine demeure, et les yeux au plus haut comme une sentinelle! XVIII. « Nous n'aurions jamais fait si nous voulions parler de tout. Il n'y a point de partie dans l'homme qui ne soit placée ou pour la nécessité, ou pour l'ornement. Et ce miracle d'être tout semblables et de ne l'être point? Et puis, cette façon de naître toute pleine de merveilles, ce désir d'engendrer, n'est-ce pas Dieu même, qui l'inspire et qui forme le lait dans le sein des femmes, afin de fournir une nourriture assez délicate pour ces petites créatures? Mais il ne se contente pas de donner l'ordre en général, il pourvoit à tout en particulier. Il échauffe par les vapeurs tièdes de la mer l'île de Bretagne qui ne pouvait être échauffée par le soleil; le Nil sert de pluie à l'Egypte ; l'Euphrate engraisse la Mésopotamie et la féconde, et le fleuve qui a donné son nom aux Indes, est celui, à ce qu'on dit, qui les sème et qui les arrose. Que si l'on voyait, en entrant dans une maison, les chambres parées et tendues, ne dirait-on pas aussitôt que c'est l'ouvrage d'un homme? Et dans ce superbe palais arrangé par les mains de la nature, où nous voyons un ordre et une providence admirable, ne croirons-nous point qu'il y a quelque esprit plus grand et plus excellent que toutes ces choses, qui en est le maître et le conducteur. Mais vous ne doutez point peut-être de la Providence, vous doutez seulement si c'est un seul être qui gouverne. Il n'est pas difficile de vous l'enseigner si vous voulez considérer le monde. Où a-t-on vu de royauté souffrir longtemps un compagnon? Ne parlons point de ces grands de Perse qui attendaient l'élection d'un prince du hennissement d'un cheval ; laissons cette vieille histoire des Thébaius; mais chacun sait la dissension des deux frères pour un petit royaume de pasteurs, et pour des cabanes de bergers. Les guerres de César et de Pompée ont remué l'Europe, l'Afrique et l'Asie, et un si grand empire n'a pu porter à la fois le gendre et le beau-père. Considérez le reste. Les abeilles ont un roi, les troupeaux n'ont qu'un conducteur, et tu imagines dans le ciel deux maîtres? Ne sais-tu pas que l'auteur de la nature n'a point de bornes; qu'il n'a ni fin ni commencement; qu'il se donne à soi-même l'éternité, comme il donne le principe à toutes choses; qu'avant le monde il était lui-même son occupation et sa gloire ; qu'il a fait tout ce que tu vois par sa parole, comme il le dispose par sa sagesse, et l'achève par sa vertu? Il ne se voit point, parce qu'il est au delà des sens. Il ne se peut comprendre, parce qu'il est au-dessus de l'entendement. Il est immense, infini, connu seulement à lui-même ; car noire esprit est trop petit pour le concevoir. Dirai-je ce qu'il m'en semble? nous ne le comprenons jamais mieux qu'en l'appelant incompréhensible. Quiconque s'imagine connaître sa grandeur la diminue, et qui ne la diminue point ne la peut connaître. Ne t'enquiers point de son nom ; son nom c'est Dieu. On cherche des mots, quand une chose peut être divisée, mais Dieu étant simple ne peut être divisé. Si je l'appelle père, tu conçois aussitôt un père à notre façon ; si je l'appelle roi ou seigneur, il en est de même. Ote tout ce que ces noms ont de terrestre, et tu as trouvé ce qu'il est. C'est ici le consentement général de tous les peuples. Quand on tend les mains au ciel on ne nomme que Dieu ; on dit que Dieu est grand, qu'il est véritable; on dit encore : « s'il plaît à Dieu. » C’est ainsi que parlent les hommes ; et ce n'est pas tant la confession d'un chrétien que la voix de la nature. Ceux même qui font Jupiter le souverain des dieux, ne s'abusent que sar le mot, car ils sont d'accord d'une seule puissance. XIX. « Les poètes aussi chantent un père des dieux et des humains, et disent que c'est loi qui forme nos pensées comme il lui plaît. Que dit Virgile? ne parle-t-il pas encore plus clairement et en approchant davantage la vérité, quand il dit: ………………………….. Une source de feux. Comme un fleuve éternel répandue en tous lieux, De sa flamme invisible entourant la matière, Jadis versa la vie à la nature entière, Alluma le soleil et les astres divers, Descendit sous les eaux et nagea dans les airs. Chacun de cette flamme obtient une étincelle. C'est cet esprit divin, cette âme universelle Qui, d'un souffle de vie animant tous les corps, De ce vaste univers fait mouvoir les ressorts, Qui remplit, qui nourrit de sa flamme féconde Tout ce qui croit dans l'air sur la terre et dans l'onde.[1] Et ailleurs il donne le nom de Dieu à cette âme universelle : Dieu remplit le ciel, la terre et l'onde ; Dieu circule partout, et son âme féconde A tous les animaux prête un souffle léger.[2] Et ailleurs : Ce pouvoir qui, créant l'homme «t les animaux, Leur verse de la vie et les biens et les maux, Les orages, les feux.[3] Et que disons-nous autre chose? Nous rapporterons si vous voulez la doctrine des philosophes; vous verrez qu'ils sont de cet avis, quoiqu'ils s'expriment diversement. Je laisse à part les plus anciens, qui ont mérité le nom de sages par leur doctrine ; car Thalès de Milet, qui est le premier de tous, et qui a le premier disputé publiquement des choses célestes, dit que l'eau est le principe dont l'esprit a formé toutes choses: mais que de savoir particulièrement comment ils agissent ensemble, ce n'était pas au pouvoir de l'homme, et que Dieu qui est cet esprit l’a révélé. Voyez-vous comme le sentiment du premier des philosophes s'accorde avec le nôtre? Plus tard Anaximène, et depuis Diogène, qu'on a surnommé l'Apolloniate, ont dit que Dieu était une nature aérienne, immense et infinie; ceux-là ne diffèrent pas encore d'avec nous. Anaxagore dit que Dieu est un esprit infini qui a arrangé toutes choses. Pythagore dit que c'est un esprit qui s'épand partout, et qui donne la vie à tout ce qui est au monde. Xénophane veut que Dieu soit une infinité animée. Antisthène disait qu'il y avait plusieurs dieux de divers pays, mais qu'il n'y en avait qu'un principal, qui était Dieu de sa nature. Speusippe a estimé que c'était une vertu naturelle et animale, par laquelle toutes choses étaient conduites. Démocrite lui-même, quoiqu'il ait inventé les atomes, ne dit-il pas souvent que Dieu est cette nature première, et cette intelligence qui produit les images. Straton a pensé aussi que c'était la nature. Épicure lui-même, qui a cru qu'il n'y avait point de dieux, ou qu'ils étaient dans une oisiveté profonde, met la nature par-dessus tout. Aristote n'est pas toujours d'un seul avis. Il établit néanmoins une puissance unique, car tantôt il dit que c'est l'esprit, tantôt que c'est le monde; tantôt que c'est encore quelque chose au-dessus du monde. Aristote le Pontique n'est pas moins chancelant; car tantôt il donne la surintendance à l'esprit divin, tantôt il ne sait rien de plus grand que l'univers. Héraclide, qu'on a appelé aussi le Pontique, adopte un esprit divin : mais il n'est pas toujours d'accord, non plus que Théophraste, Zénon, Chrysippe et Cléanthe. Mais enfin tous n'admettent qu'une Providence; car Cléanthe dit, tantôt que Dieu est un esprit, tantôt que c'est un feu, tantôt une intelligence. Zénon son maître tient que c'est une loi naturelle et éternelle qui est dans les choses. Quelquefois il dit aussi que c'est un feu et une intelligence; et montre bien l'erreur populaire touchant les dieux, lorsqu'il dit que Junon c'est l'air, Jupiter le ciel, Neptune la mer, Vulcain le feu ; et que les autres sont, de la même manière, d'autres principes de la nature. Chrysippe dit presque la même chose : que Dieu est une vertu divine et une nature intellectuelle : mais quelquefois il croit que c'est le monde et une nécessité fatale, et imite Zénon dans l'interprétation des fables des dieux, qui se trouvent dans les livres d'Homère, d'Hésiode et d'Orphée. Diogène aussi, celui qu'on a surnommé le Babylonien, explique l'accouchement de Jupiter, la naissance de Minerve, et autres histoires semblables, comme étant des phénomènes de la nature et non pas des dieux. Xénophon, le disciple de Socrate, pense que le vrai Dieu ne se peut voir, et qu'il ne le faut point chercher. Ariste, de l'île de Chio, dit qu'il est même incompréhensible; l'un et l'autre a compris la grandeur de Dieu en ne le pouvant comprendre. Platon parle plus clairement de la Divinité, et s'abuse moins sur le nom et sur la chose. En effet il serait tout divin, s'il n'avait puisé quelque chose de terrestre des opinions du monde. Il dit donc en son Timée que, par le nom de Dieu, on entend le Père de cet univers, le Créateur de l'âme, l'Auteur du ciel et de la terre, incompréhensible à cause de son immensité, et qu'on ne doit pas découvrir au monde, quand il arriverait qu'on l'aurait compris. Nous disons presque la même chose. Car encore que nous connaissions Dieu et l'appelions le Père de cet univers, nous n'allons point dire publiquement notre opinion à moins que quelque nécessité ne nous y oblige. XX. « J'ai montré le sentiment de presque tous les philosophes, et comment ils n'ont cru qu'en un Dieu unique, quoiqu'ils ne se soient pas tous exprimés de la même façon. Et cela est grandement à notre gloire, car c'est une preuve, ou que les chrétiens sont philosophes, ou que les philosophes ont été chrétiens. Que s'il est vrai qu'il y ait une Providence, et que le monde soit gouverné par un seul Être, nous ne devons point nous laisser emporter aux fables de l'antiquité, contraires à la raison, et condamnées par les philosophes de tous les siècles ; car nos pères ont été si crédules, qu'ils ont ajouté foi a des choses incroyables. Ils ont cru à une Scylla à plusieurs corps, à une Chimère à plusieurs formes, à une hydre qui renaissait de ses plaies, à des centaures, hommes et chevaux tout ensemble; en un mot ils croyaient tout ce qu'on leur voulait faire croire ; des métamorphoses d'hommes en oiseaux, et de bêtes en hommes, et d'hommes encore en fleurs et en arbres, enfin tant d'autres choses, qui se feraient encore si elles avaient été faites, mais qui ne se font point, parce qu'elles ne se peuvent faire. Ils ont cru de la sorte à l'existence des dieux par une étrange simplicité ; car en adorant leurs rois, et désirant avoir leurs portraits après la mort, et conserver leur mémoire par des statues, ils ont à la fin converti en culte ce qui n'avait été pour eux qu'un sujet de consolation. Avant que le monde fût ouvert au commerce, et qu'il se fit un mélange de coutumes et de cérémonies, chaque nation adorait son fondateur, ou quelque grand capitaine, ou quelque reine chaste et vaillante, ou l'inventeur de quelque art, ou l'auteur de quelque invention utile aux hommes. Ils considéraient que leur mémoire méritait bien d'être conservée, et tâchaient par là de s'acquitter des obligations qu'ils avaient à ces illustres personnes, et d'attirer la postérité à l'imitation de leurs vertus. XXI. « Lisez les écrits des sages et des philosophes stoïques, vous reconnaîtrez avec moi que les hommes ont été faits dieux ou pour leurs bienfaits, ou pour leur mérite. Évhémère indique dans l'ordre du temps leur naissance, leur pays et leurs noms, et il cite les lieux où sont leurs sépulcres. Il fait voir encore par les impostures de Jupiter Dictéen, d'Apollon Delphique, de l'Isis de Phare et de la Cérès d'Eleusis, qu'on a mis au nombre des dieux, ceux qui en courant le monde ont porté dans les pays l'invention de quelques semences, ou de quelque autre chose utile à la société humaine. Perséus est de même avis, et ajoute qu'on a nommé de leur nom les choses qu'ils ont inventées, comme le poète, quand il dit : Venus languit sans Bacchus et Cérès.[4] Alexandre le Grand, dans un discours assez long qu'il a écrit à sa mère, lui mande qu'il a fait découvrir par force à un prêtre le mystère des dieux. Il fait Vulcain le premier de tous, et place ensuite la race de Jupiter. Considérez le sistre d'Isis changé en hirondelle, et levain tombeau du dieu que l'Egypte adore, dont les membres ont été mis en pièces. Enfin dans toutes les cérémonies et les mystères, vous verrez la misérable fin de vos dieux, leur mort et leurs funérailles. Isis pleure son fils qu'elle a perdu, et le cherche en compagnie de ses prêtres chauves et de son cynocéphale. Les misérables isiaques frappent leur estomac, et imitent cette dolente mère. Aussitôt après elle se réjouit d'avoir recouvré son fils; les prêtres jettent des cris de joie, et le cynocéphale qui l'a trouvé en fait gloire. Ainsi ils ne cessent tous les ans de perdre ce qu'ils ont trouvé, et de retrouver ce qu'ils ont perdu. N'est-il pas parfaitement ridicule de pleurer ce qu'on adore, ou d'adorer ce qu'on pleure? Ce sont là néanmoins les dévotions de l'Egypte, et maintenant celles de Rome. Cérès, environnée de serpents, cherche, le flambeau à la main et pleine d'inquiétude, sa fille qu'on lui a enlevée; voilà les mystères d'Eleusis. Ceux de Jupiter ne sont pas moins ridicules; une chèvre sert de nourrice ; on dérobe un enfant à son père de peur qu'il ne le dévore ; les corybantes sonnent des cymbales pour empêcher que ses cris ne s'entendent. Passons aux autres. Cybèle mutila son galant, parce qu'il ne se pouvait résoudre à l'aimer quoiqu'elle fût mère des dieux, parce qu'elle était trop vieille et trop laide. On dirait qu'elle avait envie de faire un dieu d'un eunuque ; car les Gaulois adorent ce misérable amant en se condamnant certainement eux-mêmes à sabir la même infortune. Ce ne sont pas là des mystères, ce sont des supplices. La figure même que vous donnez à vos dieux n'est-elle pas honteuse et infâme? Vulcain est un dieu boiteux; Apollon est encore sans barbe après tant de siècles, et son fils Esculape a une barbe vénérable. Neptune a les yeux bleus, Minerve les a verts, Junon les a comme ceux d'un bœuf. Pan a les pieds faits comme une chèvre, Saturne y a des fers, et Mercure y a des ailes. Janus a deux visages, comme s'il voulait marcher à reculons. Diane a un habit de chasseur, mais à Ephèse elle a une infinité de mamelles, et en qualité de déesse des enfers, on lui donne trois têtes et plusieurs mains. Et votre Jupiter même! tantôt il est sans barbe, et tantôt il est barbu. Quand il est Hammon, il a des cornes ; quand il est Jupiter Capitolin, il a des foudres; lorsqu'il est Latiaris, il est tout sanglant ; Phérétrien il est muet. Enfin, pour abréger, autant de noms, autant de monstres, Erigone est pendue pour briller ensuite entre les astres. Castor et Pollux, afin de vivre, meurent tour à tour. Esculape, pour devenir dieu, est frappé d'un coup de foudre. Hercule doit consumer dans le feu ce qu'il avait de terrestre. XXII. « Nous apprenons ces fables de nos pères ignorant, et employons ensuite notre esprit et nos soins à les embellir. Les poètes surtout s'y sont adonnés, et leur réputation a fait un grand préjudice à la vérité. C'est pourquoi Platon avait raison, à mon avis, de chasser Homère de sa république, en dépit de sa gloire et de sa renommée; car c'est lui principalement qui a mêlé vos dieux parmi les choses du monde, quoiqu'il l'ait fait en raillant. Il les fait battre ensemble dans la guerre de Troie. Il blesse Vénus; il enchaîne Mars, il lui fait des plaies, il le met en fuite. Il fait délivrer Jupiter par Briarée, au moment où il était sur le point d'être enchaîné par les dieux. Il lui fait pleurer d'une pluie de sang la mort de son fils Sarpédon, qu'il n'avait pas le pouvoir d'empêcher. Il le dépeint charmé de la ceinture de Vénus et caressant avec plus d'ardeur sa Junon qu'il ne ferait ses maîtresses. Tantôt Hercule vide des écuries, Apollon est bouvier d'Admète, Neptune se loue à Laomédon pour bâtir les murs de Troie, et est assez malheureux pour ne pas être payé de ses journées. Tantôt on fabrique sur la même enclume les armes d'Énée et les foudres de Jupiter, comme si le ciel et ses foudres n'avaient pas existé longtemps avant que Jupiter naquit en Crète, et qu'il n'eût pas redouté lui-même ce tonnerre que les Cyclopes ne peuvent imiter. Que dirai-je de Mars et de Ténus qu'on surprend en adultère, et du crime de Jupiter avec Ganymède, qui est consacré dans le ciel? Toutes ces fables ont été inventées pour autoriser les vices des hommes. C'est par ces fictions et ces agréables mensonges qu'on corrompt l'esprit des jeunes gens; ils y croissent et ils y vieillissent : la vérité est exposée en vue à tout le monde, mais encore faut-il ouvrir les yeux. Tous les auteurs anciens de la Grèce et de l'Italie écrivent que Saturne qui est le premier de toute sa race, n'était qu'un homme. Népos et Cassius le disent dans leur histoire ; Thallus et Diodore sont de cet avis. Ce Saturne donc s'enfuit de Crète en Italie pour ne point tomber entre les mains de son fils, et Janus le reçut dans sa maison. Or, comme il était Grec et assez poli, il apprit plusieurs choses à ces barbares, comme de former des lettres, de battre de la monnaie, de fabriquer divers instruments. Il appela donc ce pays Latium, comme qui dirait l'asile secret, parce qu'il y avait été caché. Il donna aussi son nom à la ville de Saturnia pour conserver sa mémoire, comme Janus donna le sien au mont Janicule qu'il habitait. C'est donc un homme qui s'enfuit et qui se cache; c'est le père d'un homme; c'est le fils d'un homme; car s'il fut appelé fils du ciel et de la terre, c'est parce que son origine était inconnue aux Italiens, comme nous disons encore de ceux qui arrivent à l'imprévu, qu'ils sont tombés du ciel, et de ceux dont on ignore la naissance, que ce sont des enfants de la terre. Jupiter régna en Crète après en avoir chassé son père; il y eut des enfants et il y fut enterré. On y voit encore aujourd'hui un antre qui porte encore son nom ; on y montre son sépulcre ; et les cérémonies dont on honore sa mémoire, témoignent bien qu'il a été homme. Il serait superflu de faire le dénombrement et la généalogie de tous les dieux issus de lui. C'est assez de prouver que le père était un homme, pour faire voir que les enfants le sont aussi, si ce n'est que vous pensiez avoir déifié ceux que vous avez consacrés après leur mort ; et qu'un faux serment de Proculus puisse faire un dieu, ou que Juba soit de la troupe des immortels, parce que les Maures l'adorent. En un mot, en mettant tous ces rois au nombre des dieux, ce n'a pas été pour le persuader aux hommes, mais c'est un honneur qu'on a voulu rendre à la royauté. C'est même malgré eux qu'ils sont honorés de ces vaines cérémonies. Ils voudraient demeurer hommes, et croient si peu devenir dieux par ce moyen qu'ils l'appréhendent même en leur vieillesse. Ceux-là donc qui meurent ne sont point dieux, parce que les dieux ne peuvent mourir ; et ceux qui ont pris naissance ne peuvent l'être, parce qu'ils sont sujets à la mort. Or ce qui est dieu, n'a ni fin ni commencement ; car s'il est né autrefois des dieux, pourquoi n'en naîtrait-il pas encore à présent? à moins qu'on ne suppose que Jupiter soit trop vieux et que Junon ne soit plus en âge d'avoir des enfants. Minerve est-elle vieillie avant d'avoir pu être mère? Ou plutôt n'ont-ils cessé d'engendrer que parce qu'on a cessé de le croire? Certes si les dieux pouvaient procréer des enfants, et que ces enfants fussent immortels, nous aurions déjà plus de dieux que d'hommes, et je ne sais si le ciel et la terre seraient capables de les contenir. Disons donc que ces dieux dont nous avons appris la mort aussi bien que la naissance, ont été véritablement des hommes. Qui doute que la beauté et la richesse de l'ouvrage n'aient fait adorer les statues, et que le peuple ignorant n'ait été charmé par ces chefs-d'œuvre de l'art et ébloui par l'éclat de l'or, de l'argent et de l'ivoire? Que si quelqu'un veut prendre plaisir à considérer comment on fait ces figures et de quelle manière on les taille et on les façonne, il aura honte de craindre une matière sur laquelle la main de l'artisan s'est jouée pour faire un dieu : car ce dieu de bois, qui est peut-être le reste d'un bûcher ou d'un gibet, est suspendu, taillé, raboté, aplani. S'il est d'argent ou de cuivre, il sera peut-être fait d'un chaudron, ou de quelque chose de plus vulgaire, comme il est arrivé souvent au roi d'Egypte, et fabriqué sur l'enclume à coups de marteau. Le dieu de pierre est taillé, façonné et poli quelquefois par un méchant homme. Il ne sait pas pourtant les maux qu'on lui fait à sa naissance, comme il ne sent pas aussi les honneurs qu'on lui rend après sa consécration. Mais peut-être n'est-il pas encore dieu et n'est-il encore que pierre ou métal? Quand donc le devient-il? On le fond, on l'accommode, on le taille; il n'est pas encore dieu. On le soude, on le bâtit, on le dresse; ce n'est pas encore un dieu. Enfin on le pare, on le consacre, on le prie; le voilà dieu, lorsque l'homme l'a voulu et l'a dédié. XXIII. « Que les plus misérables animaux vous enseignent bien ce que sont vos dieux! les souris, les hirondelles, les chouettes, savent bien qu'ils n'ont point de sentiments; ils les rongent, ils marchent dessus, ils s'y établissent; et si vous ne les en chassiez ils y feraient même leur nid. Les araignées leur couvrent le visage de leurs toiles, et se servent de leur tête pour pendre leurs filets. Vous les essuyez, les nettoyez, les frottez : et l'on vous voit craindre des dieux que vous avez fabriqués et que vous êtes contraints de défendre! tout cela, pour ne pas voir qu'il faut connaître Dieu avant que de l'adorer; pour vouloir obéir inconsidérément à nos pères; pour aimer mieux suivre l'erreur des autres que de croire votre propre jugement, et enfin pour ne pas savoir ce qu'on craint et ce qu'on appréhende. Cependant en consacrant l'or et l'argent on a consacré l'avarice; les belles statues sont devenues précieuses; la superstition romaine est née avec ce grand nombre de cérémonies où il y a tant de choses ridicules et tant d'autres qui font pitié. Ils courent tout nus en plein hiver; les uns ont des coiffures extravagantes, portent de vieux boucliers, frappent sur des peaux, promènent les dieux de porte en porte tout en mendiant Ils ont des temples où on ne saurait entrer qu'une fois l'an ; ils en ont d'autres où on n'oserait jamais entrer. Il y en a qui sont fermés pour les femmes; il y en a aussi dont l'entrée est défendue aux hommes. Vous avez des cérémonies où un esclave ne se peut trouver sans crime; des statues qui ne peuvent être couronnées que par une femme qui n'ait connu qu'un seul homme; d'autres qui ne peuvent être couronnées que par celles qui en ont connu plusieurs, et on cherche en grande dévotion celle qui peut compter le plus d'adultères. Quoi! ne vaudrait-il pas mieux que ceux qui font des libations aux dieux de leur propre sang, et qui les supplient par leurs plaies, fussent profanes que de croire en des dieux de cette sorte? Et cent qui se mutilent par dévotion, n'offensent-ils pas Dieu en le pensant honorer, puisque, s'il voulait des eunuques, il en pourrait faire naître sans avoir besoin de les mutiler? Qui ne voit que ceux qui font ces folies n'ont pas le sens bien rassis, et qu'il n'y a que ceux qui les suivent qui les défendent? Aussi toute leur excuse est dans le grand nombre de ceux qui raillent. XXIV. « Et c'est à de telles superstitions que l'empire romain serait redevable de sa grandeur! et les Romains, dites-vous, se sont acquis moins de gloire encore par leur valeur que par leur religion et leur piété! Ah! certes, ils nous ont laissé de grandes marques de leur probité et de leur justice dès la naissance de leur empire! N'est-ce pas le crime qui les a assemblés, qui les a rendus terribles aux peuples circonvoisins, qui leur a servi de remparts pour établir leur domination; car c'était d'abord un asile de voleurs, de traîtres d'assassins et de sacrilèges; et, afin que celui qui était le plus grand fût aussi le plus criminel, il tua son frère : voilà les premiers auspices de cette sainte ville. Aussitôt, contre le droit des gens, ils ravissent des filles déjà promises, déjà fiancées, quelques-unes même déjà mariées; ils les violent et les déshonorent. Ensuite ils font la guerre à leurs pères, à ceux dont ils avaient épousé les filles, et répandent le sang de leurs alliés. Quelle impiété! quelle audace! enfin chasser ses voisins, piller leurs temples et leurs autels, détruire leurs villes, les emmener captifs, s'agrandir par des rapines et par la ruine des hommes, c'est la doctrine de Romulus et de ses successeurs ; si bien que tout ce qu'ils tiennent, tout ce qu'ils adorent, tout ce qu'ils possèdent, n'est que brigandage : leurs temples ne sont bâtis que des dépouilles des peuples, du sac des villes, du débris des autels, du pillage des dieux, du meurtre des prêtres. Quelle impiété et quelle profanation de s'agenouiller devant des dieux qu'ils traînent captifs en triomphe! Adorer ce qu'on a pris, n'est-ce pas consacrer son larcin? Autant de victoires autant de crimes; autant de trophées autant de sacrilèges. Et ce n'est pas par leur religion, mais par leur impiété qu'ils sont montés à ce haut faîte de grandeur : ce n'est pas pour avoir été pieux, mais pour avoir été médians impunément; car le moyen qu'ils aient eu de leur côté les dieux contre lesquels ils ont pris les armes, et qu'ils n'ont honorés qu'après tes avoir déshonorés? Et puis que peuvent faire pour les Romains ceux qui n'ont rien pu contre eux pour la défense de leurs peuples; car pour leurs dieux, quels pensez-vous qu'ils fussent d'abord?Romulus, Picus, Tibérinus, Consus, Pilumnus, Picumnus, Cloacine que Tatius inventa, la Crainte et la Pâleur à qui Hostilius bâtit un temple, la Fièvre consacrée par un autre : voilà tes protecteurs, ô Rome! Mes maux et les maladies. Et certes ces deux infâmes débauchées, Flora et Acca Laurentia, qui comptent entre leurs divinités, peuvent bien être comptées entre leurs fléaux. Sont-ce de pareils dieux qui vous ont aidés à vaincre ceux des autres nations et à étendre les frontières de l'empire romain; car on ne peut présumer que vous ayez été assistés contre leurs peuples adorateurs par le Mars de la Thrace, le Jupiter de Crète, la Junon d'Argos, de Samos ou de Carthage, la Diane d'Ephèse ou de Tauride, la Cybèle de l'Ida, enfin par les divinités ou plutôt les monstres de l'Egypte; à moins peut-être que ces dieux n'aient pensé qu'ils seraient mieux servis dans Rome, et que les prêtres y étaient plus saints, et les vierges sacrées plus chastes? Mais il y a eu plus de vos vestales punies pour l'inceste, qu'il y en a eu d'innocentes; et celles qui ont été accusées n'étaient pas peut-être les plus coupables, mais ont été les plus malheureuses. Pour ce qui est des prêtres, où se livrent-ils plutôt à leurs débordements que dans vos temples et près de vos autels? N'est-ce pas là que se font leurs sales marchés, et qu'ils méditent les adultères; et l'impudicité ne règne-t-elle pas plus puissamment dans leurs cellules que dans les lieux consacrés à la déhanche? Mais n'y a-t-il pas en aussi de grands empires et des Etats florissants avant que toutes ces superstitions fussent inventées? L'empire des Assyriens, des Mèdes, des Perses, des Grecs, des Égyptiens, quoiqu'ils n'eussent ni pontifes, ni arvales, ni saliens, ni augures, ni vestales, ni de ces poulets modérateurs de la république, et de qui l'appétit et le dégoût donnaient le mouvement à toutes les affaires du monde. C'est Dieu qui dispose des royaumes et qui les change à sa volonté, et c'est sa puissante main qui distribue les couronnes. XXV. « Mais venons à ces augures qui, dites-vous, font tant de bien à ceux qui les observent, et qui ont causé tant de maux pour avoir été négligés. C’est, pensez-vous, pour n'avoir pas attendu le trépignement solennel des poulets sacrés, que les armées de Claudius, de Junius et de Flaminius ont été défaites. Mais Régulus a observé les augures et n'en fut pas moins prisonnier. Mancinus, non moins qu'eux, fut contraint de se rendre et de passer sous le joug. Les poulets de Paulus ne mangeaient ils pas fort bien à la bataille de Cannes? cependant il y périt avec la plus grande partie de la république. César méprisa les augures qui lui défendaient le passage en Afrique avant l’hiver, et ne laissa pas de naviguer heureusement et de vaincre; vous diriez que cela hâta la victoire. Combien aurais-je de choses à dire des oracles. Amphiaraüs prévoit ce qui doit arriver après sa mort, et ne prévoit pas ce qui arrivera durant sa vie, et comment sa femme le trahira pour un collier. Tirésias voit l'avenir et ne voit pas le présent. Ennius suppose impunément une réponse d'Apollon Pythien à Pyculius, quoiqu’Apollon eût déjà cessé de s'exprimer en vers ; car les oracles ont commencé à se taire aussitôt que les hommes ont commencé à se polir. Démosthène accusait la prêtresse de Delphes de philippiser, parce qu'il savait, fort bien que ses réponses lui étaient dictées. Mais les oracles ont quelquefois dit la vérité? Quoique cela ne soit pas fort étrange parmi tant de mensonges, et que la fortune fasse quelquefois les mêmes choses que la raison, je veux néanmoins remonter à la source de l'erreur, et sonder l'abîme d'où sont sorties tant de ténèbres. Il existe des esprits malins et vagabonds qui ont gâté toute la beauté de leur naissance par les souillures du monde. Ces misérables, après avoir perdu les avantages de leur nature et s'être plongés dans les vices, tâchent pour se consoler d'y précipiter les autres. Comme ils sont corrompus, ils ne se plaisent qu'à corrompre : s'étant séparés de Dieu, ils ne peuvent souffrir que les autres s'en approchent. Les poètes et les philosophes les appellent des démons, et Socrate en avait un, de qui il suivait la fantaisie. Ce sont eux qui opèrent ce que les magiciens font d'admirable, qui donnent l'efficacité à leurs enchantements, qui font qu'on voit ce qu'on ne voit pas, et qu'on ne voit pas ce qu'on voit, qui produisent enfin toutes ces autres merveilles dont on parle. Cependant Hoscanès, le plus excellent magicien et pour la science et pour la pratique, rend à Dieu l'honneur qui lui est dû, et dit que les anges qui sont ses ministres et ses messagers adorent sa majesté et tremblent devant sa face. Il dit encore que les démons sont des esprits terrestres, vagabonds, et ennemis des hommes. Platon qui trouvait de la difficulté à connaître Dieu, n'en a point trouvé à les connaître. Il discourt des démons et des anges et tâche même, dans son dialogue du Banquet, d'exprimer la nature des premiers. Il dit que c'est une substance moyenne entre la mortelle et l'immortelle, c'est-à-dire entre le corps et l'esprit ; et qu'ils sont faits du mélange d'une substance terrestre et céleste. Il croit encore que ce sont eux qui engendrent nos désirs amoureux. Il dit qu'ils se glissent dans nos cœurs ; qu'ils émeuvent nos sens, forment nos affections, versent dans nos âmes les ardeurs des convoitises. XXVI. « Ces démons, qui sont des esprits impurs comme nous avons montré par l’autorité des mages, des philosophes et de Platon, se tiennent dans les statues et dans les images où on les consacre, et par leur présence acquièrent une autorité semblable à celle d'une divinité qui serait présente : car ils inspirent leurs prophètes; ils habitent dans les temples; ils font palpiter les entrailles des bêles; ils gouvernent le vol des oiseaux ; ils président au sort; ils rendent des oracles mêlés de mensonges. En effet, ils trompent et sont trompés comme ceux qui ne savent pas bien la vérité, et qui ne la veulent pas publier contre eux-mêmes. Ainsi ils nous tirent du ciel sur la terre, et de la considération du Créateur à celle de la créature. D'ailleurs ils troublent la vie et tourmentent le monde. Ils se glissent dans le corps, comme des esprits subtils et déliés, forment les maladies, épouvantent rame, tordent les membres pour contraindre les hommes à les adorer, afin qu'ensuite, lors que rassasiés de sang et de victimes, ils auront délié leurs charmes, on leur attribue la gloire de la guérison. Ces furieux aussi que vous voyez courir par les rues sont agités par ces damnables esprits, ainsi que vos prophètes même lorsqu'ils se roulent et hurlent comme des bacchantes. L'instigation des démons est pareille dans les uns et les autres, mais l'objet de leur fureur est différent. Ce sont eux aussi qui produisent ces illusions que vous avez racontées, de Jupiter qui commande en songe qu'on ait à recommencer ses jeux, de Castor et Pollux qui apparaissent, d'un navire que tire la ceinture d'une dame romaine. Plusieurs d'entre vous savent bien que les démons sont contraints d'avouer avoir fait ces choses, lorsque nous les tourmentons pour les chasser des corps, et que nous les faisons sortir par ces paroles qui les gênent, et ces prières qui les brûlent. Ce Saturne, ce Jupiter, ce Sérapis, et tous ces autres que vous adorez, vaincus par la douleur, confessent ce qu'ils sont : et quoique la honte dût leur faire cacher éternellement ce qu'ils révèlent, et surtout en votre présence, ils avouent néanmoins leur misérable condition. Vous le pouvez croire, puisque c'est contre eux-mêmes qu'ils sont contraints de rendre témoignage à la vérité. Car lors qu'on les conjure par le Dieu vivant, ces misérables frémissent dans les corps, et s'ils ne sortent incontinent, ils se retirent pour le moins peu à peu, selon que la loi du patient est grande, ou la grâce du médecin. Ainsi ils fuient ces chrétiens présents, dont ils troublent de loin les assemblées par voire moyen. C'est pourquoi ils sèment la haine de notre religion dans les esprits faibles ; car il n'y a rien de si naturel que de haïr ceux que nous craignons, et de vouloir perdre ceux qu'on redoute. Ils occupent donc les esprits, et gagnent les cœurs, afin qu'on nous baisse avant que de nous connaître, de peur qu'on ne nous aune en nous connaissant. XXVII. « Mais certes, c'est une injustice que de condamner ce qu'on ne connaît point, et nous ne sommes pas à nous repentir de cette faute ; car vous savez que nous avons été comme vous, et que nous avons eu les mêmes sentiments, lorsque nous étions dans le même aveuglement. Nous croyons que les chrétiens adoraient des monstres, dévoraient des enfants, se livraient à l'inceste dans leurs banquets, sans considérer que cela n'avait jamais été, ni prouvé, ni découvert, et qu'en un si long espace, et après tant de promesses, de récompense et de pardon, il ne s'était jamais trouvé personne qui eût révélé le moindre de ces crimes. Et certes, il y a si peu de mal, qu'on ne rougit point d'être chrétien; ceux même qui en sont accusés le confessent publiquement, et en font gloire; et s'ils se repentent de quelque chose, c'est de ne l'avoir pas été plus tôt. Cependant nous-mêmes qui prenions la défense des sacrilèges, des incestes et des parricides, nous ne voulions pas entendre seulement les chrétiens, et quelquefois nous les traitions plus cruellement, non pas par haine, mais par pitié, afin de les sauver en les contraignant par les tourments à se dédire. Étrange artifice d'employer les armes de la vérité pour établir le mensonge! Si quelqu'un pressé de la douleur venait, à nier sa religion, il était traité aussi favorablement que si par cette abjuration il se fût déchargé de tous les crimes qu'on leur imputait. Vous voyez que nous avons eu les mêmes sentiments que vous, et que nous avons fait les mêmes choses que vous faites; au lieu que si nous eussions agi par la raison, et que nous n'eussions pas été poussés par ces esprits malins, il fallait contraindre les chrétiens, non pas à nier leur religion, mais à confesser leurs incestes, leurs débauches, leurs profanations et leurs homicides : car voilà les fables dont les démons ont rempli l'esprit du simple peuple pour nous mettre en abomination parmi les hommes. Il ne faut pas s'étonner si tous ces fantômes disparaissent en la présence de la vérité. C'est donc là l'ouvrage de ces monstres, ils sèment de faux bruits et les entretiennent. De là vient ce conte, que nous adorons la tête d'un âne. Qui serait si sot que de l'adorer, ou plutôt qui est si sot que de le croire, si ce ne sont ceux qui font des monstruosités semblables? Car vous consacrez et les ânes et les étables avec votre déesse Hippone, et vous les adorez bien religieusement avec Isis. Vous en faites autant à des têtes de bœufs et de béliers que vous immolez en sacrifice; vous avez mis au nombre des dieux des têtes de chiens et de lions mêlées ensemble, et des monstres demi-chèvres et demi-hommes. N'adorez-vous pas encore avec les Égyptiens le bœuf Apis? N'approuvez-vous pas leur religion envers les serpents, les crocodiles et les autres bêtes farouches, et envers tant d'animaux de l'air, de la mer et de la terre? Étrange manie! Ils feraient même mourir un homme qui aurait tué quelqu'un de ces dieux. Ils craignent, aussi bien que quelques-uns d'entre vous, l'acrimonie des oignons autant qu'ils feraient leur déesse, et ne redoutent pas moins ce brait proscrit qui échappe au corps de l'homme que leur dieu Sérapis. Ceux qui nous imputent d'adorer les parties honteuses de nos prêtres, nous attribuent aussi leurs saletés ; car ces dévotions infâmes conviennent fort bien aux débauches de ceux parmi lesquels l'un et l'autre sexe prostitue tous ses membres, parmi lesquels toute sorte d'impudicité passe pour galanterie; qui portent envie à la liberté des femmes, commettent entre eux des ordures épouvantables, et se lassent plutôt de ces abominations qu'ils n'en ont honte. Prodiges incroyables! Ils souffrent volontairement sur leur personne un crime que l'enfance si souple ne pourrait supporter, et auquel la tyrannie la plus dore ne pourrait contraindre ses esclaves. XXVIII. « Pour nous, nous sommes si éloignés de commettre ces turpitudes, que nous rougissons même de les entendre, et je penserais violer l'honnêteté que d'employer plus de paroles à nous en défendre. Car vous nous accusez de crimes que nous ne croirions pas seulement, si nous n'en avions des exemples parmi vous. Quant au reproche que vous nous faites d'adorer un criminel, et la croix instrument de son supplice, vous êtes bien éloignés de la vérité, en pensant qu'un criminel ait même pu mériter qu'on le prit pour un dieu, ou qu'on ait pu prendre pour un dieu un homme terrestre. Celui-là certes est misérable, de qui toute l'espérance est en un homme mortel, puisqu'en le perdant il perd toutes ses espérances. Ce sont les Égyptiens qui choisissent un homme, l'adorent, le prient, le consultent sur tous leurs doutes, et lui font des sacrifices. Mais cet homme, qui est un dieu pour les autres, n'est qu'un homme pour lui-même. Il les trompe, et il ne se peut tromper. La flatterie aussi traite les rois et les grands seigneurs de divinité, bien qu'il dût suffire de leur rendre des honneurs légitimes, et qu'en effet l'honneur serait mieux dû aux hommes de mérite, ainsi que l'amour aussi est mieux dû aux gens de bien. Cependant on les appelle dieux; on prie devant leurs images; on invoque leur génie, c'est-à-dire leur démon; et il est moins dangereux de se parjurer par Jupiter que par l'empereur. Non! nous n'adorons point les croix, ni ne souhaitons d'y être attachés. C'est vous peut-être qui les adorez, en adorant des dieux de bois qui en sont faits. Et qu'est-ce autre chose que vos bannières et vos étendards, que des croix dorées et enjolivées? Ces trophées mêmes qui sont vos plus glorieux monuments, n'ont pas seulement la figure d'une croix, mais d'un homme crucifié. Certes, le signe de la croix paraît naturellement en un vaisseau, dont les voiles sont enflées, ou qui va à force de rames. Quand on dresse un joug, il représente une croix, et lorsqu'un homme prie Dieu les mains étendues, il fait la même figure. Ainsi le signe de la Croix, ou est naturel, ou sert à votre religion. XXIX. « Je voudrais bien parler avec ceux qui disent ou qui croient que le meurtre d'un enfant est la cérémonie de l'introduction à nos mystères. Qui aurait le courage de répandre le sang d'un petit innocent qui ne fait encore que de naître? Personne ne peut croire un si grand crime, que ceux qui le peuvent commettre. C’est vous qui exposez vos enfants aux bêtes farouches et aux oiseaux, au sortir du rentre de la mère, et qui les étranglez et les étouffez. Il y en a même qui, par des breuvages cruels, les meurtrissent dans les entrailles de leur mère et les font mourir avant que de naître; c'est ce que vous avez appris de vos dieux? car Saturne n'exposait pas ses enfants, mais il les dévorait. C'est pourquoi dans quelques endroits de l'Afrique on lui immolait ces petites créatures, qu'on empêchait de crier par des caresses, pour ne point sacrifier aux dieux des victimes tristes et éplorées. C'était aussi la coutume des Scythes d'immoler les étrangers qui logeaient chez eux; un roi d'Egypte pratiquait cet usage. Les Gaulois sacrifiaient à Mercure des victimes humaines, ou plutôt des victimes inhumaines. Les Romains enterraient tout vifs en de certaines cérémonies un Grec et une Grecque, un Gaulois et un Gauloise. Encore aujourd'hui on adore Jupiter Latiaris en lui égorgeant un homme; et ce qui est digne du fils de Saturne, c'est qu'il se veut repaître du sang d'un criminel. Je crois que ce fut de là que Catilina apprit à boire du sang humain dans sa conjuration, et que c'est pour cela que Bellone en fait boire à ceux qui lui sont consacrés ; on guérit même l'épilepsie par ce remède cruel, et pire mille fois que le mal. Ceux-là ne sont pas encore fort éloignés de ce crime, qui se nourrissent des bêtes farouches au sortir de l'amphithéâtre, encore toutes sanglantes et toutes pleines de ceux qu'elles viennent de dévorer. Pour nous il ne nous est permis ni de voir des meurtres, ni de les entendre, et le sang nous fait tant d'horreur, que nous ne mangeons pas seulement de celui des bêtes. XXX. « Pour ce qui est du banquet incestueux, c'est une calomnie que les démons ont inventée pour souiller la gloire de notre chasteté, et détourner les hommes de notre religion par l'horreur d'un si grand crime. Aussi te qu'en a dit votre orateur, c'est plutôt une injure qu'un témoignage. Et certes! vous êtes coupables d'incestes plutôt que nous. Les Perses épousent leurs mères; en Egypte et dans Athènes on se marie avec ses sœurs : vos histoires et vos tragédies, auxquelles vous prenez tant de plaisir, font gloire des incestes, et les dieux que vous adorez les commettent avec leurs mères, avec leurs filles, avec leurs sœurs. Il ne faut donc pas trouver étrange s'il y en a tant parmi vous, puisque vous avez vos dieux pour exemple. Vous pouvez vous rendre coupables sans le vouloir, en exposant vos enfants de tout sexe et les abandonnant à la pitié publique, ou en ayant commerce avec toutes les femmes que vous fréquentez; car qui empêche que vous ne rencontriez plus tard ces fruits inconnus de vos débauches? Ainsi vous nous accusez de faux incestes, et ne vous souciez point d'en commettre de véritables. Mais les chrétiens ne mettent pas la chasteté en dehors, ils la mettent dans l'esprit, et ils ne s'étudient pas tant à paraître chastes qu'à l'être en effet. Un mariage nous suffit ; nous ne voyons qu'une femme, ou bien nous n'en voyons point. Pour nos banquets, ils ne sont pas seulement chastes, ils sont sobres ; car nous ne nous amusons point à nous charger l'estomac de vin ni de viandes, mais nous tempérons l'allégresse des festins par la gravité de notre entretien. Que si nous sommes chastes dans nos assemblées, nous ne le sommes pas moins ailleurs. Plusieurs gardent la sainteté du célibat jusqu'à la mort, sans en faire gloire; et nous sommes si éloignés de l'inceste que quelques-uns même ont bonté des plaisirs légitimes. Pour ce qui est des honneurs, pour refuser votre pourpre et vos dignités, il ne s'ensuit pas que nous soyons de la lie du peuple, et parce que nous aspirons tous à une même félicité, que nous sommes appelés à ces mêmes espérances, et que nous avons obtenu la paix par un même moyen, nous ne sommes pas pour cela des factieux. Pour ne pouvoir aussi nous entretenir qu'en particulier, il ne s'ensuit pas que nous n'osions en parler en public; c'est vous qui êtes cause de ce silence; vous avez honte de nous entendre publiquement, ou craignez l'effet de nos paroles. Si notre nombre s'augmente de jour en jour, ce n'est pas un crime, mais une louange. Nos enfants suivent notre façon de vivre comme la meilleure, et les étrangers s'y viennent ranger tous les jours. Nous ne nous reconnaissons point aussi à quelque petite marque sur le corps, comme vous le pensez, mais a la modestie et à l'innocence. Nous nous appelons frères, parce que nous avons tous on même Père, une même foi, et de mêmes espérances. Mais pour vous, vous ne vous reconnaissez pas l'un l'autre, vous brûlez de haine et d'envie, et ce n'est que dans le parricide que se manifeste votre fraternité. XXXI. « Pensez-vous encore, pour n'avoir point de temples ni d'autels, que nous cachions ce que nous adorons? Quelle image pourrions-nous donc tracer de Dieu, puisqu'aux yeux de la raison, c'est l'homme qui est son image? Quel temple aussi lui pourrions-nous bâtir, puisqu'il a fait tout le monde, et que tout le monde même ne le peut comprendre. Enfermerons-nous tant de majesté dans un si petit espace, nous qui logeons dans de grands palais. Il lui faut bien plutôt dresser un temple dans notre esprit et lui consacrer un autel dans notre cœur. Offririons-nous à Dieu des victimes et des hosties qu'il a faites pour notre usage, afin de lui rejeter son présent ; ne serait-ce pas une ingratitude? Les sacrifices qu'il demande c'est une âme pure, une bonne conscience, une créance sincère ; c'est le servir que de vivre dans l'innocence ; c'est lui sacrifier que d'exercer la vertu : s'abstenir de mal faire, c'est lui faire une offrande agréable; et empêcher quelqu'un de périr, c'est lui égorger les victimes qu'il désire. Voilà nos sacrifices, voilà nos mystères, et le plus dévot parmi nous, c'est celui qui est le plus juste. Mais quoi! nous ne montrons point le Dieu que nous adorons et ne le voyons pas nous-mêmes! C’est pour cela que nous le croyons, parce que nous le sentons et que nous ne le voyons point ; car dans ses œuvres et dans tous les mouvements de la nature nous voyons sa vertu présente : quand il tonne, quand il éclaire, quand il nous donne le beau temps. Ne trouves point étrange, si tu ne vois point de Dieu. Tout est agité et troublé par les vents, et néanmoins tu ne les vois point. Le soleil même qui fait tout voir est comme invisible; ses rayons nous éblouissent, et si nous nous arrêtions à le contempler, il nous ferait perdre la vue ; et tu pourrais soutenir le regard de celui qui a allumé le soleil, et qui est la source de la lumière. Hé quoi! ses éclairs mêmes te font fuir, et tu vas te cacher quand il tonne! Tu veux voir Dieu de tes yeux charnels, et tu ne vois pas seulement cette âme qui te fait parler et qui t'anime. Mais peut-être qu'il ignore ce que nous faisons, et qu'étant au ciel il ne peut ni tout voir ni tout connaître. Tu te trompes! Comment Dieu serait-il loin, lui qui remplit le ciel et la terre, et tout ce qui est au delà du monde? Il n'est pas seulement auprès de nous, il est dans nous. Considère le soleil, il est attaché au ciel, et ne laisse pas de se répandre par tout l'univers. Il est présent à tout par sa lumière. Combien plus Dieu, qui est l'auteur de toutes choses et qui les contemple, à qui rien ne peut être caché ni secret, se trouvera-t-il dans les ténèbres, et dans les ténèbres même de l'homme, car c'est ainsi que j'appelle nos pensées? Nous ne vivons pas seulement sous lui, mais s'il faut ainsi dire avec lui. XXXII. « Et ne nous flattons point de notre grand nombre. Il nous semble que nous sommes beaucoup, mais nous sommes fort peu aux yeux de Dieu. C'est nous qui distinguons les pays et les nations ; car à Dieu, tout l'univers n'est qu'une province. Les rois ne voient ce qui se passe dans leurs États que par les yeux de leurs ministres. Mais ce monarque du monde n'a pas besoin que personne le vienne avertir. Nous ne sommes pas seulement dans ses yeux, mais dans son sein. Mais quoi! il n'a de rien servi aux Juifs d'adorer un seul Dieu avec des temples, des autels, et un si grand nombre de cérémonies. Tu t'abuses en oubliant le passé et ne faisant mention que des derniers événements ; car tant qu'ils ont adoré notre Dieu saintement, religieusement et innocemment, je dis notre Dieu, parce qu'il n'y en a point d'autre et qu'il est le Dieu de tout le monde ; tant qu'ils ont obéi à ses commandements salutaires, d'un petit nombre ils sont devenus une grande multitude, de pauvres ils ont été faits riches, et d'esclaves rois. Tous les éléments ont combattu pour eux contre leurs ennemis; en fuyant ils ont défait ceux qui les poursuivaient, et sans armes ils ont vaincu des hommes armés. Parcourez leurs écrits, ou si vous aimez mieux ceux des Romains ; lisez ce qu'en ont écrit Flavius Joseph, et Antonius Julianus, pour ne point parler de ceux qui les ont précédés, et vous trouverez que leurs péchés ont attiré sur eux ce châtiment, et qu'il ne leur est rien arrivé qui ne leur ait été prédit longtemps auparavant, s'ils persistaient dans leur rébellion. Si bien qu'ils ont abandonné Dieu avant que Dieu les ait abandonnés. Ils n'ont point été pris avec lui, comme vous le dites en blasphémant, mais il les a livrés comme des déserteurs à la cruauté de leurs ennemis. XXXIII. « Pour ce qui est de l'embrasement du monde, qu'il soit malaisé de croire qu'un feu tombe tout à coup qui le consume, c'est le vulgaire qui le trouve étrange. Car où est celui qui doute que ce qui a eu un commencement ne doive avoir une fin, et que ce qui a été fait ne doive périr; que le ciel même avec tout ce qu'il contient, comme il a commencé, finira; qu'il se nourrit de l'eau de la mer et des rivières, et qu'il sera consumé par le feu? Les stoïciens ont soutenu constamment que cet univers s'embrasera, lorsque son humeur sera consumée, et les épicuriens sont de même sentiment touchant sa ruine et la conflagration des éléments. Platon dit que le monde est renouvelé par parties, tantôt par des inondations, et tantôt par des embrasements. Et ayant dit qu'il était fait de sorte qu'il pouvait durer toujours, il ajoute que Dieu néanmoins le peut détruire, et qu'en effet il périra. Et certes il n'est pas étrange que l'ouvrier puisse briser son ouvrage. Vous voyez comme les philosophes disent les mêmes choses que nous; non pas que nous ayons suivi leurs traces, mais ils ont puisé dans nos prophètes la vérité qu'ils ont déguisée. C'est ainsi que Platon et Pythagore, les plus célèbres, n'ont rapporté qu'à demi l'opinion touchant l'état de l'homme après cette vie; encore ont-ils corrompu ce qu'ils en ont pris; car ils disent que les âmes seules sont éternelles, et qu'elles rentrent toujours dans de nouveaux corps. Ils ajoutent encore, pour corrompre davantage la vérité, qu'elles passent dans les corps des animaux. Est-ce là l'opinion d'un philosophe, ou bien celle d'un bouffon? Mais c'est assez pour nous, que nos sages mêmes soient en quelque sorte de notre avis ; car du reste qui est si fou, ou si simple, que d'oser nier que celui qui a fait le monde ne le puisse refaire? qu'il n'y a rien après la mort, et qu'il n'y a rien eu devant la naissance? que comme il a été bâti du néant, il peut être refait du néant? D'ailleurs il est plus difficile que ce qui n'a point été commence à être, que de refaire ce qui a été. Et puis crois-tu que ce qui se dérobe à nos yeux se dérobe aussi à la connaissance divine. Soit que le corps se réduise en poudre ou en cendres, ou bien que l'eau le consume, il n'est perdu que pour nous, car les éléments le conservent. Nous ne croyons pas aussi, comme vous le pensez, qu'il y ait aucune sorte de sépulture qui puisse empêcher notre rétablissement, mais nous observons l'ancienne coutume qui est la meilleure. Voyez comme, pour corroborer notre foi, toute la nature n'est qu'une méditation et qu'une image de la résurrection. Le soleil se lève et se couche, les astres s'en vont et reviennent ; les fleurs meurent et ressuscitent, les arbres renaissent tous les ans, les semences se corrompent pour revivre, et ne revivraient pas sans cette corruption. Pourquoi donc les corps humains, ainsi que les arbres, ne garderont-ils point leur vigueur dans une mort apparente. Tu as tort de vouloir qu'ils renaissent dans leur hiver, que n'attends-tu leur printemps? Je n'ignore pas pourtant que plusieurs, dans le sentiment de ce qu'ils méritent, tâchent de rétablir cette opinion. Mais ils ne la croient pas tant qu'ils la souhaitent, car ils aimeraient mieux mourir pour jamais que de revivre pour souffrir. Leur erreur s'augmente par l'impunité et par la patience de Dieu, de qui les jugements sont d'autant plus terribles qu'ils sont plus lents à venir. XXXIV. « Cependant les hommes sont avertis, par les écrits des sages et par les oracles de la poésie, qu'il y a un fleuve de feu et un marais ardent, préparé aux médians pour un supplice éternel. Ces choses ont été sues et par le rapport des démons et par les réponses des prophètes. C'est pourquoi les poètes font jurer Jupiter par les rivages brûlants et par les ténèbres de l'abîme ; car comme il prévoit les supplices qui lui sont préparés à lui et à ses adorateurs, il les redoute et en tremble. Or ces tourments sont éternels. Le feu, comme s'il avait une intelligence, entretient et consume, dévore et nourrit, semblable à ces foudres qui blessent les corps sans les détruire; et comme ces montagnes ardentes qui broient continuellement sans s'éteindre. Ainsi ce bourreau ne se lasse point des tourments de ceux qui souffrent ; mais se nourrit de leurs peines. Or il n'y a que les profanes qui puissent douter que Dieu n'ait raison de châtier les impies, car ce n'est pas un moindre crime de méconnaître son Père et son Maître que de l'offenser. Mais encore que la connaissance d'un Dieu serve à nous obtenir le pardon, comme l'ignorance suffit à nous punir, néanmoins, si on veut faire la comparaison des chrétiens aux infidèles, on trouvera que nous sommes beaucoup meilleurs, quoique nous n'ayons pas tant de juges ; car vous défendez les adultères, mais vous les commettez, au lieu que nous vivons saintement dans nos mariages. Vous punissez les actions, et parmi nous la pensée seule est criminelle. Vous redoutez les hommes, et nous redoutons même notre conscience. Vos prisons sont pleines de criminels, mais ou y trouverez-vous un chrétien, si ce n'est un martyr ou un renégat? XXXV. « Au reste, que personne ne rejette ses fautes sur le destin et sur une fatalité inévitable. Attribuons, tant que nous voudrons, nos fautes à notre condition ou à la fortune, toujours est-il vrai de dire que notre volonté était libre; et c'est l'action de l'homme qui est punie, et non pas son rang ni sa qualité. Qu'est-ce que la destinée, sinon ce que Dieu a destiné, lui qui pouvant prévoir la matière de ses décrets, les rend selon les mérites et les qualités de chacun? Ainsi il punit en nous le vice, il ne punit pas la naissance. Mais c'est assez parler sur ce point, et si c'est peu pour le présent, nous en traiterons une autre fois plus amplement. Au reste, si nous sommes pauvres comme vous nous reprochez, ce n'est pas notre honte, mais notre gloire. Comme l'esprit se perd dans le luxe, il se forme dans la frugalité. Néanmoins, est-il pauvre celui à qui il ne manque rien, qui ne désire point le bien d'autrui, qui est riche en Dieu? L'homme véritablement pauvre est celui qui, ayant beaucoup, désire encore davantage. Dirai-je ce qu'il m'en semble? nous naissons encore plus pauvres que nous ne continuons à l'être. Les oiseaux vivent sans biens; les animaux n'ont point de revenu, et trouvent tous les jours leur nourriture. C'est, pour nous toutefois qu'ils sont faits; et certes nous possédons toutes ces choses si nous ne les souhaitons point. Comme donc, en un voyage, moins on est chargé et plus on est à son aise ; de même durant le cours de nos jours, la pauvreté nous soulage de beaucoup de soins, et nous ne haletons point sous le faix des richesses. Cependant si nous croyions qu'elles nous fussent nécessaires nous les demanderions à Dieu; il nous pourrait donner quelque chose de tous ces grands trésors qui lui appartiennent ; mais nous aimons mieux mépriser les biens que de les posséder. Nous souhaitons plutôt l'innocence, nous demandons plutôt la patience; en un mot, nous aimons mieux la probité que le luxe. Que si nous souffrons les incommodités de la vie, et les infirmités de notre nature, ce n'est pas une peine, mais un exercice ; car les afflictions servent à nous fortifier, et nous apprenons la vertu dans la misère. Les forces du corps et de l'esprit s'engourdissent si elles ne sont exercées. Et tous ces grands hommes dont vous nous prêchez les exemples, ne sont-ce pas les calamités qui les ont rendus célèbres? Ce n'est pas donc que Dieu nous méprise, ni qu'il soit trop faible pour nous secourir, puisque nous savons qu'il aime les siens? et qu'il est le maître du monde ; mais il nous exerce dans les adversités, il éprouve nos forces; il sonde la volonté de l'homme jusqu'à la mort, sachant bien que rien ne peut échapper à sa providence; en un mot, il nous éprouve dans les afflictions, comme on éprouve l'or dans le feu. XXXVI. « Quel plus beau spectacle pour Dieu que de voir un chrétien combattre contre la douleur; se préparer contre toute sorte de tourments, de menaces et de supplices; regarder sans crainte le visage de ses bourreaux; se jeter hardiment au milieu des apprêts de la mort; défendre sa liberté contre les rois et les princes; résister à tout hormis à son Dieu à qui il est ; enfin triompher de son juge; car celui-là est victorieux, qui a obtenu ce qu'il demande! Où est le soldat qui n'affronte les dangers en la présence de son prince? Car personne ne reçoit la récompense qu'il n'ait combattu. Et encore le prince ne peut donner ce qu'il n'a pas; je veux dire qu'il ne saurait prolonger nos jours, quoiqu'il puisse honorer notre vaillance. Mais le soldat de Jésus-Christ n'est point abandonné dans les dangers ; il triomphe même dans la mort. Ainsi il peut bien paraître misérable, mais il ne l’est point. Vous mêmes vous élevez jusqu'au ciel ceux qui ont souffert courageusement, tels qu'un Mutius Scévola, qui ayant failli à frapper un roi, eût été cruellement puni s'il n'eût laissé brûler sa main. Et combien y en a-t-il parmi nous qui, sans donner aucune marque de crainte ont vu brûler tous leurs membres pouvant se délivrer d'une parole! Mais j'ai tort de faire entrer en comparaison vos hommes illustres avec les nôtres. Nos femmes et nos enfants se moquent des croix et des tourments, montrent un visage assuré devant les bêtes farouches, enfin souffrent la douleur sans gémir, par la patience que Dieu leur inspire. Cependant vous savez bien qu'il n'y a personne qui veuille souffrir des peines sans raison, ni qui les paisse endurer constamment sans l'assistance divine. Mais quoi! ceux qui ne connaissent point Dieu abondent en richesses, et triomphent dans les honneurs et les dignités. Misérables! ils sont élevés plus haut, afin que leur chute soit plus terrible. Ce sont des bêtes qu'on engraisse pour le sacrifice; ce sont des victimes que l'on couronne avant que d'être immolées. Vous diriez, à voir leur vie et leurs débordements, qu'ils n'ont été élevés sur des trônes que pour abuser de leur pouvoir, et pécher avec plus de licence. D'ailleurs, sans la connaissance de Dieu, qui peut avoir une solide félicité? Les grandeurs humaines ressemblent à un songe qui s'évanouit en un instant. Les rois reçoivent autant de crainte qu'ils en donnent, et quoiqu'une grande foule les accompagne, ils se trouvent seuls dans le danger. Tu es riche; mais il ne fait pas bon se fier à la fortune; et après tout, tant d'approvisionnement pour si peu de chemin, ne sert pas tant qu'il embarrasse. Tu te glorifies dans ta pourpre et tes dignités, mais ta vanité est injuste, et c'est un faible ornement que ton écarlate, si tu as l'âme souillée. Tu es grand en noblesse ; ta race te rend glorieux : mais ne sais-tu pas que notre naissance est égale, et qu’il n'y a que la vertu qui doive mettre de la différence parmi les hommes. C'est donc avec raison que les chrétiens, qui ne tirent leurs motifs de louange que de leurs mœurs et de leur vie, méprisent vos spectacles, vos voluptés et vos pompes, et les fuient comme des corruptions agréables. C'est avec raison qu'ils s'abstiennent de ces cérémonies, dont ils savent la naissance et l'origine ; car qui n'a horreur, dans la course des chariots, de voir la fureur de tout un peuple qui s'emporte et qui dispute? Qui ne s'étonne de voir, dans les jeux des gladiateurs, la discipline de l'homicide? Pour les théâtres, la fureur n'y est pas moindre, mais l'infamie y est plus grande. Ou un comédien représente des adultères, ou il les raconte; et un bouffon lascif qui fait l'amoureux, nous enseigne à faire l'amour. Ils déshonorent vos dieux en leur attribuant des haines, des tourments et des adultères. Par des douleurs feintes, ils vous tirent des larmes véritables; vous souhaitez de vrais homicides, et vous en pleurez de faux. XXXVII. « Que si nous haïssons le reste des sacrifices, et le vin dont on a fait des libations, ce n'est pas une preuve de notre crainte, mais un témoignage de notre liberté. Car quoique rien ne puisse corrompre ce que la nature a fait naître pour notre usage, et que les présents de Dieu soient inviolables, nous nous abstenons néanmoins de ces oblations profanes, de peur qu'on ne croie, ou que nous cédons aux démons à qui elles sont présentées, ou que nous ayons honte de notre religion. Mais quels sont ceux qui s'imaginent que nous n'osons toucher aux fleurs? Ne cueillons-nous pas le lis et la rose, et toutes celles que nous donne le printemps, qui embellissent les parterres, et qu'on estime pour leur beauté ou pour leur odeur? Tantôt nous les semons mollement sous nos pas, et tantôt nous en faisons des guirlandes pour le cou de nos femmes. Mais vous nous pardonnerez bien si nous ne portons point de couronnes, et si nous croyons que c'est par l'odorat qu'on sent les fleurs, et non pas par les cheveux, ni par le derrière de la tête. Nous n'en mettons point aussi sur les morts? mais je m'étonne du reproche que vous me faites. A quoi bon donner un flambeau à celui qui ne voit point, ou une couronne de fleurs à celui qui n'a point l'usage de l'odorat. D'ailleurs s'ils sont heureux, ils n'en ont que faire, et s'ils ne le sont point, cela n'est pas capable de les réjouir. Pour nous, nous faisons l'appareil de nos funérailles avec la même modestie qui nous a accompagnés durant toute notre vie. Nous ne prenons point de guirlandes qui se sèchent, mais nous en emportons de fleurs immortelles que la main libérale de Dieu nous a données. Nous vivons aussi sans appréhension par la grâce que sa bonté nous a faite, et nous jugeons de la félicité qui nous attend par l'assurance qu'il nous en a donné lui-même en conversant parmi noua. Ainsi nous ressusciterons bienheureux, et nous le sommes dès cette vie, dans l'espérance et la contemplation de l'avenir. Donc que Socrate, ce bouffon d'Athènes, crie tant qu'il le voudra qu'il ne sait rien, et fasse le vain de ce que des démons trompeurs l'en ont estimé sage : qu'Arcésilas et Carnéade, Pyrrhon et toute la secte des académiciens délibèrent éternellement; que Simonide diffère toujours à répondre; nous méprisons l'orgueil de ces philosophes, que nous savons être des tyrans, des corrupteurs et des adultères, toujours fort éloquents contre les vices qu'ils conservent. Nous ne travaillons point à paraître sages, mais à l'être ; nous ne parlons point en héros, mais notre vie est exemplaire. En un mot, nous faisons gloire d'avoir trouvé ce qu'ils cherchent toujours, et qu'ils ne trouvent jamais. Pourquoi serions-nous ingrats? Pourquoi envierions-nous leur bonheur? Si nous avons été assez heureux pour que la vérité divine se soit manifestée en nos jours, jouissons de notre bonne fortune; cessons d'en disputer, arrêtons la superstition, chassons l'impiété et que la véritable religion triomphe toute seule. XXXVIII. Lorsque Octavius eut cessé de parler, certain et moi nous demeurâmes longtemps tout étonnés sans rien dire. Pour moi j'étais ravi de ce qu'il avait prouvé, par autorités, par raisons et par exemples, ce qui se sent mieux ordinairement qu'il ne s'exprime; et j'étais bien aise de voir qu'il avait combattu les malveillants avec leurs armes, et qu'il avait montré que la vérité n'était pas seulement facile, mais favorable. XXXIX. Comme je repassais ces choses dans mon esprit, Cecilius prenant la parole: « J'embrasse dit-il, Octavius, et le remercie autant que la franchise dans laquelle nous vivons me le peut permettre, et je me réjouis moi-même de ce qui est arrivé; car je n'attends point le jugement. Je suis assez méchant pour usurper la victoire, puisque si l’on a triomphé de Cecilius, Cecilius aussi triomphe de son erreur. Pour le principal de la dispute, je confesse la Providence, et me soumets à Dieu : et pour le reste je tombe d'accord de la sincérité de votre religion, ou pour mieux dire de la notre. Il y a néanmoins encore quelque chose, non pas de contraire à la vérité, mais qui est nécessaire à une parfaite instruction; toutefois nous en parlerons demain, puisque voilà tantôt le soleil couché ; car je veux m'enquérir le plus promptement de tout, et en un lieu plus commode. » XL. « Pour moi, dis-je, je prends part aussi à la victoire, et suis très heureux de n'avoir point à prononcer sur le différend de mes amis. Je ne m'amuserai point néanmoins à rendre de grandes actions de grâces à Octavius, car je ne lui saurais donner les louanges qu'il mérite. C’est trop peu du témoignage d'un homme, et encore du témoignage d'un seul. C'est Dieu qui lui donnera sa récompense, et qui lui à déjà donné une si belle harangue, et lui a fait obtenir la victoire. » Nous nous retirâmes ensuite fort joyeux, Cecilius d'avoir cru, Octavius d'avoir vaincu, et moi de la foi de l'un et de la victoire de l'autre.
[1] Principio cœlum ac terras, camposque liquentes, Lucentemque globum lunae, titaniaque astra Spiritus iutus alit, totamque infusa per artus Mens agitat molem, et magno se corpoie miscet. Inde hominum pecudumque genus, vitaeque volantum, Et quae marmoreo fert monstra sub aequore pontus. (Virgile, Enéide, l. vi, v. 224 et suiv.) [2] Deum namque ire per omnet Terrasque, tractusque maris, cœlumque profundum: Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum, Quemque sibi tenues nascenlem arcessere vitas. (Géorg., l. iv, v. 221 et suiv.) [3] Unde hominum genus,et pecudes; unde imber et ignes. (Enéide., liv. i, v. 747.) [4] Sine Cerere et libero friget Venus. (Térence, Eunuque, acte iv, sc v, v. 6.) |