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table des matières de l'œuvre d'ISOCRATE

 

ISOCRATE

 

A PHILIPPE.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

texte grec

 

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ISOCRATE

 

A PHILIPPE.

 

INTRODUCTION.

 

Union et oubli entre les Grecs! Guerre à la Perse! Tel était le cri poussé par quelques hommes pleins d’expérience, tandis que Philippe, maître d’Olynthe et de plusieurs autres cités, continuait de conquérir, ou plutôt d’acheter la Grèce. Ces mots étaient aussi la devise d’Isocrate. Il conçut l’espoir d’engager le roi de Macédoine à changer de rôle, et à préférer le titre de médiateur entre les États grecs divisés, à celui de conquérant; il pensait aussi que, devenu le pacificateur de cette contrée sans effusion de sang, il lui serait facile d’en diriger contre l’Asie l’activité turbulente et les forces superflues. Du fond de son cabinet, le vieux citoyen d’une démocratie communique donc ses vues et adresse ses exhortations à un despote jeune encore.

Tout porte à croire que Philippe, et plus tard Alexandre, lurent ce noble et éloquent Mémoire. Mais cette lecture exerça-t-elle quelque influence sur le projet de guerre orientale du premier, que le second seul exécuta ? On peut en douter.

 

A PHILIPPE.

 

[1] Ne soyez pas surpris, Philippe, qu’au lieu de traiter d’abord l’objet principal du discours que je vous adresse, je débute par vous parler d’Amphipolis.[1] J’ai dû commencer ainsi, pour vous convaincre, vous et d’autres, que ce n’est ni dans un délire de mon imagination, ni par un excès de confiance en mes forces, que j’ai formé le projet de cet ouvrage, mais que de justes motifs m’y ont conduit par degrés.

[2] Comme je voyais que la guerre au sujet d’Amphipolis était pour vous et pour nous une source intarissable de maux, j’entrepris de vous parler de cette ville et de son territoire, dans des vues bien différentes de vos courtisans et de nos orateurs. ]3] Leur objet était d’exciter les deux partis à la guerre en flattant leurs prétentions; le mien, sans entrer dans le fond de la dispute, était de me renfermer dans les motifs les plus propres à porter les esprits à la paix. Je disais que vous et ma patrie vous manquiez également votre but; qu’en soutenant cette guerre vous combattiez pour nos intérêts, comme nous pour les vôtres ; qu’il n’y avait aucun avantage pour vous à garder la place, ni pour nous à la recouvrer; [4] et je le démontrais avec une telle évidence, qu’oubliant l’orateur, la justesse de ses expressions, la pureté de son langage, à quoi l’on s’attache pour l’ordinaire, ceux auxquels je lisais mon discours ne faisaient attention qu’à la solidité des preuves, et pensaient que, pour mettre fin à nos querelles, il fallait absolument recourir aux moyens que j’avais imaginés. [5] Je disais donc que, pour terminer toute contestation, vous deviez tenir moins aux revenus d’Amphipolis qu’à l’amitié d’Athènes, qu’Athènes ne devait plus songer à former des colonies dans des lieux où on les avait déjà vues plus d’une fois si mal réussir, mais qu’elle devait s’éloigner de voisins trop puissants, et se rapprocher des peuples affaiblis par leur dépendance, comme a sagement fait Lacédémone pour sa colonie de Cyrène. [6] J’ajoutais qu’en paraissant nous céder Amphipolis, vous en resteriez toujours le maître et que de plus, vous gagneriez notre affection, dont vous auriez autant de garants et d’otages que nous aurions de citoyens transplantés dans les pays de votre obéissance; qu’on ne pourrait trop persuader aux Athéniens que, si nous rentrions en possession d’Amphipolis, nous serions obligés, par égard pour nos compatriotes établis dans cette ville, d’avoir pour vous les mêmes ménagements que nous avions pour le roi Amadokos,[2] dans le temps où plusieurs de nous possédaient des terres dans la Chersonèse.

[7] Frappés de ces réflexions sur l’état actuel de notre république, ceux à qui je les communiquais espéraient que, si je publiais mon discours, nous renoncerions à la guerre, et que, prenant d’autres idées, nous nous déterminerions à ce qui nous serait vraiment utile. Je ne déciderai pas si leurs conjectures étaient justes; mais, tandis que j’étais occupé de mon objet, les deux partis firent la paix avant que j’eusse achevé mon ouvrage; et ils avaient raison: car il valait mieux pour les uns et pour les autres faire une paix quelconque, que de souffrir les maux qu’entraîne la guerre.

[8] Satisfait du traité qui venait de se conclure, et persuadé qu’il vous serait aussi avantageux qu’à nous et au reste de la Grèce, je ne pouvais renoncer encore à quelques idées qui tenaient à ce que j’avais écrit déjà; j’examinais en moi-même quels pouvaient être les moyens de rendre la paix solide, et d’empêcher qu’Athènes, à peine sortie des embarras de la guerre, ne voulût s’y replonger. [9] En balançant tous les partis qu’on pouvait prendre, je crus voir que le meilleur serait de faire cesser toute inimitié entre nos républiques principales, de les engager à porter toutes leurs forces dans l’Asie, et à tourner leur ambition contre les barbares, au lieu de chercher à s’assujettir les villes de la Grèce; et c’est là ce que j’avais prouvé dans mon Panégyrique.

[10] Plein de mon sujet, et n’espérant pas en trouver un plus noble, plus intéressant pour tous les Grecs en général, ni plus utile pour nous en particulier, je me suis déterminé à le reprendre; non que je me flatte et cherche à m’abuser: je sais trop qu’une pareille entreprise convient peu à la faiblesse de mon âge, et qu’elle demanderait toute la vigueur de la jeunesse, réunie à tous les avantages du talent. [11] Je sais encore qu’il n’est pas facile de se faire écouter deux fois sur le même sujet, surtout lorsque dès la première, on a tellement réussi, que nos détracteurs nous prennent pour modèles, et que, par là même, ils font plus pour notre gloire que tous les éloges de nos admirateurs. [12] Les réflexions ne m’ont pas découragé; et, malgré mon grand âge, je me sens encore assez de force pour entreprendre de prouver à vos sujets comme à mes compatriotes, que venir fatiguer nos grandes assemblées, et parler tous les Grecs qui s’y rassemblent en foule, c’est ne parler à personne ; que toutes les harangues qu’on y débite sont aussi vaines que ces lois et ces républiques écloses du cerveau des philosophes. [13] Ainsi, un orateur qui, peu jaloux de se consumer en déclamations frivoles, croit avoir trouvé un projet utile à toute la Grèce, laissant ses rivaux haranguer de nombreux auditoires, doit faire part de ses idées à un personnage célèbre, qui ait le double talent de parler et d’agir, et qui l’écoute favorablement.

[14] C’est par ce motif, Philippe, et non pour avoir des choses agréables à vous dire, que je vous adresse ce discours. Quelque flatté que je fusse de vous plaire, ce n’est pas là mon but ; mais j’ai observé que tout ce qu’il y a d’hommes distingués dans la Grèce vit dans les républiques et sous l’empire des lois, qu’aucun d’eux, n’ose agir de son chef, ni ne peut, faute de ressource, exécuter l’entreprise que je dois vous proposer; [15] que, seul, vous avez reçu de la fortune un pouvoir absolu; qu’il vous est libre et facile d’envoyer des députations où vous voulez, d’en recevoir d’où vous jugez à propos, d’éclairer les peuples de la Grèce sur leurs vrais intérêts; qu’enfin personne ne vous est comparable pour les richesses et pour la puissance, deux choses également nécessaires dans un projet où il faut en même temps persuader et contraindre: [16] car je viens vous exhorter à vous charger de la réconciliation des Grecs, et à aller, à leur tête, attaquer les Barbares. Une guerre, en général, ne peut que faire honneur à Philippe; une guerre contre les Barbares fera le bien de toute la Grèce: c’est là le but et le précis de tout ce discours.

[17] Je ne vous dissimulerai pas les difficultés qui m’ont été faites par mes amis, et je crois ce détail nécessaire. Lorsque je leur annonçai que je pensais à vous envoyer un discours, non pour faire parade d’éloquence, ni pour vous louer de toutes les guerres que vous avez heureusement terminées, et que d’autres loueront assez sans moi, mais pour vous proposer des entreprises plus grandes, plus utiles que celles qui vous occupent, plus dignes du sang dont vous sortez, [18] ils craignirent que mon idée ne fût un délire de la vieillesse, et, me blâmant avec une rigueur qui ne leur était pas ordinaire, ils traitèrent de déraisonnable et d’absurde le projet d’envoyer des conseils à Philippe. « Dans des temps moins heureux, me disaient-ils, ce prince pouvait se défier de sa politique; mais, vu la grandeur de ses succès, il peut se croire aujourd’hui plus habile que personne.  [19] D’ailleurs les ministres de Macédoine dont il prend les avis, moins instruits peut-être que vous ne l’êtes de ce qui leur est étranger, doivent connaître mieux que vous les intérêts de leur monarque. Vous savez enfin qu’il a auprès de lui des Grecs, gens de mérite et connus par leurs talents, avec le secours desquels il a augmenté sa puissance et réussi au-delà de ses vœux. [20] Et quels succès n’a-t-il pas obtenus? Les Thessaliens qui avaient cherché à envahir la Macédoine, n’a-t-il pas fini par se les attacher, et par leur inspirer plus de confiance qu’ils n’en ont pour aucun de leurs compatriotes? Parmi les villes qui bornent ses états, n’a-t-il pas amené les unes à son alliance par des bienfaits, et détruit les autres qui infestaient sans cesse son royaume? [21] N’a-t-il pas réduit en son pouvoir et accoutumé à son empire les Magnètes, les Perrhèbes, les Péoniens; poussé la conquête de l’Illyrie jusqu’aux bords de la mer Adriatique; donné aux peuples de la Thrace les rois qu’il a voulu? Croyez-vous qu’un prince qui a exécuté de si grandes entreprises ne traite point d’extravagante l’idée de lui adresser un discours, qu’il ne juge point que c’est méconnaitre également l’insuffisance d’un simple écrit, elles dispositions de celui à qui on le destine? »

[22] Je ne vous dirai pas combien je fus troublé d’abord par ces obstacles que m’avaient signalés des amis que j’estime, et comment, revenu à moi-même, je sus leur répondre; je craindrais de paraître trop vain de la manière dont je me défendis. Cependant, comme je pouvais avoir choqué, par mes réponses, des amis qui m’avaient peu ménagé dans leurs attaques, je leur donnai parole de ne communiquer mon discours qu’à eux seuls, et de ne rien faire sans les consulter. [23] Là-dessus ils me quittèrent, j’ignore dans quelles dispositions: mais, peu de jours après, ayant achevé mon ouvrage, et le leur ayant lu, je les trouvai bien changés. Confus de la hardiesse avec laquelle ils s’étaient élevés contre mon dessein, ils rétractaient tout ce qu’ils avaient pu dire, et convenaient que jamais ils ne s’étaient aussi complètement trompés. Ils me pressèrent même le vous envoyer le discours, en m’assurant qu’il pourrait vous plaire, et que ma patrie et toute la nation m’en sauraient gré.

[24] Pourquoi suis-je entré dans ces détails? afin que si mon projet, au premier coup d’œil, vous parait chimérique, impraticable, ou contraire à vos vues, vous ne vous laissiez pas prévenir, à l’exemple de mes amis, mais que, suspendant votre jugement, vous écoutiez jusqu’à la fin sans impatience: or, je me flatte de ne rien dire qui ne soit à la fois juste et utile à vos intérêts.

[25] Je n’ignore pas quel est le pouvoir d’un discours prononcé, et combien on l’écoute plus favorablement que celui qui n’est qu’écrit; je sais qu’on regarde l’un comme inspiré par le besoin et les affaires, l’autre comme dicté par l’intérêt ou par l’orgueil; [26] et cette manière de penser n’a rien qui m’étonne. Lorsqu’un discours n’est pas soutenu par la considération dont jouit l’orateur, par le ton de sa voix, par les gestes qui ajoutent tant à la parole; que, séparé du mérite des circonstances et de l’intérêt du moment, il n’a rien de ce qui peut en augmenter l’effet et contribuer à la persuasion; que, dépouillé de tous ces avantages, il est encore lu sans âme, d’une voix monotone et languissante; [27] je sens qu’un tel discours doit déplaire et n’inspirer que le dégoût; et c’est ce que j’ai à craindre pour l’ouvrage que je mets sous vos yeux. Si du moins il était écrit avec cette variété de nombre et de figures dont jadis je connaissais l’usage, et que j’enseignais à mes disciples en leur montrant les secrets de mon art! [28] Mais à mon âge on ne retrouve plus ces tours, on manque de ces ressources: ainsi, je me borne à rendre simplement mes idées; et vous devez vous-même, à ce que je pense, considérer moins les grâces qui manquent à mon ouvrage que les vérités qu’il renferme. Le moyen le plus sûr pour juger sainement des conseils que je vous donne, [29] c’est de déposer les préventions que vous pourriez avoir contre les sophistes et contre les discours écrits pour être lus; c’est de recueillir toutes mes raisons et d’en peser la force, sans précipitation comme sans négligence, avec toute la réflexion et toute la sagesse que personne ne vous refuse. Ainsi, en voyant les choses dans la vérité, et non avec les préjugés du vulgaire, vous serez plus en état de vous bien décider dans la circonstance. [30] Voilà ce que j’avais à vous dire avant que de commencer; maintenant j’entre en matière.

Je dis d’abord que, sans négliger vos intérêts, vous devez vous occuper de réconcilier entre elles les républiques d’Athènes, d’Argos, de Lacédémone et de Thèbes. Si vous parvenez à les réunir, les autres ne tarderont pas à suivre leur exemple; [31] elles sont toutes dans la dépendance de celles-ci, et, au moindre danger, on les voit recourir à la première d’entre elles qui veut bien les défendre. Ainsi en inspirant des vues pacifiques à ces quatre villes principales, vous assurez la paix et le bonheur de toute la Grèce. [32] Et, pour vous convaincre que vous ne sauriez sans injustice être indifférent sur ce qui les regarde, il ne faut que jeter les yeux sur leur conduite, en remontant jusqu’à vos premiers ancêtres : par-là vous verrez que chacune leur était dévouée, et leur a prouvé son attachement par des services essentiels.

Argos est votre berceau,[3] et vous devez chérir cette ville comme vous chérissez les parents dont vous tenez le jour. Les Thébains adorent le héros, chef de votre race; ils lui adressent plus de vœux et lui font plus de sacrifices qu’à aucun autre dieu. [33] Les Lacédémoniens ont remis pour toujours à sa postérité le sceptre et la puissance. Si l’on en croit nos annales les plus dignes de foi, Hercule doit l’immortalité à notre ville; je n’entrerai pas dans le détail de cet événement, ce n’est pas ici le lieu, et il vous sera facile de vous en instruire. Au rapport des mêmes annales, ses enfants nous durent leur salut.
[34] Athènes, prenant sur elle le poids de toute la guerre, et bravant la puissance d’Eurysthée, réprima son insolence, et délivra les Héraclides de leurs continuelles alarmes. Si nous avions droit à la reconnaissance des ancêtres, nous n’en avons pas moins à celle de leurs derniers neveux. L’air qu’ils respirent, les biens dont ils jouissent sont, en quelque sorte, notre ouvrage: les enfants existeraient-ils, si nous n’avions sauvé les pères?

[35] Redevable, comme vous l’êtes, à toutes ces républiques, vous n’auriez jamais dû avoir de démêlé avec aucune d’elles. Mais, comme un funeste penchant nous porte plutôt à oublier qu’à reconnaître les bienfaits, regardons le passé comme une suite de la faiblesse humaine, pourvu qu’à l’avenir vous soyez plus en garde contre vous-même, et que, par des services dignes d’elles et de vous, vous fassiez éclater votre gratitude pour ceux qu’en ont reçus vos ancêtres. [36] L’occasion est favorable; ces républiques, ayant perdu le souvenir de faits aussi anciens, croiront que vous leur donnez ce que vous ne ferez que leur rendre. Vous aurez la gloire de paraître le bienfaiteur de nos villes principales, et, en ménageant leurs intérêts, vous n’aurez pas négligé les vôtres. [37] D’ailleurs, si vous leur aviez donné quelque sujet de plainte, tous vos torts se trouveront effacés par là. Les égards actuels couvriront les offenses passées; et tout le monde convient que les services qu’on oublie le moins, sont ceux qu’on reçoit dans la détresse. [38] Or, voyez en quel état les Grecs sont réduits par les maux de la guerre: ils ressemblent à deux hommes qui, s’étant pris de querelle, en seraient venus aux coups. Si, dans le fort de la colère, on entreprend de les apaiser, la chose est impossible; mais quand tous deux se sont fait assez de mal, ils se quittent sans attendre qu’on les sépare. Craignez que nos républiques ne fassent de même, et que, si vous ne vous hâtez, elles ne se réconcilient sans votre entremise.

[39] Peut-être, pour décrier mon projet, on dira que je ne vous propose qu’une chimère; que jamais vous ne verrez Argos devenir amie de Lacédémone, ni Lacédémone de Thèbes; que des villes qui de tout temps combattent pour la prééminence ne sauraient consentir à l’égalité.

[40] Je veux croire que, lorsqu’Athènes ou Lacédémone dominaient dans la Grèce, il n’eût guère été possible d’exécuter un projet de réunion qu’elles auraient traversé sans peine. Mais aujourd’hui je pense bien différemment; et je me persuade que, rapprochées par le malheur, toutes les villes préféreraient volontiers les avantages d’une paix solide à ceux qu’elles ont pu trouver dans leurs querelles passées. [41] De plus, en convenant que nul autre ne parviendrait à les réunir, il me semble que ce ne serait pas pour Philippe une chose si difficile. Après vous être signalé par des actions surprenantes et presque incroyables, serait-il étonnant que vous fissiez aujourd’hui ce que personne ne saurait faire? Une âme aussi grande et aussi élevée que la vôtre doit moins s’attacher à ces entreprises ordinaires dont tout homme est capable, qu’à celles qui pourraient effrayer un prince privé de votre génie et de votre puissance.

[42] Je ne puis concevoir que ceux à qui mon projet paraît impraticable ignorent que, plus d’une fois, après une guerre sanglante, des ennemis, qui paraissaient irréconciliables ont fait la paix, et ont fini par se rendre les plus signalés services. Vit-on jamais une haine plus vive que celle des Grecs pour Xerxès? On sait néanmoins qu’Athènes et Lacédémone ont préféré son amitié à celle des peuples qui les avaient aidées tour à tour à obtenir l’empire. [43] Mais pourquoi tirer de si loin des exemples, et parmi les Barbares? Qu’on jette les yeux sur les malheurs qu’ont éprouvés les autres peuples, on verra qu’ils n’approchent pas des maux que nous ont faits les Thébains et les Lacédémoniens. Cependant, lorsque ceux-ci marchèrent contre Thèbes avec le projet de dévaster la Béotie et d’en détruire les villes, nous volâmes au secours de cette république, et nous fîmes échouer les desseins de Sparte. [44] Depuis, la fortune ayant changé, et les Thébains ayant conjuré avec les peuples du Péloponnèse, la ruine de Lacédémone, seuls entre les Grecs, nous nous rangeâmes du côté des plus faibles, et nous les sauvâmes d’une ruine totale. [45] Il y aurait donc de la folie, quand on voit les peuples de la Grèce passer si promptement d’un parti à un autre, les villes déposer leurs haines, oublier leurs serments, ne considérer que l’intérêt personnel auquel elles rapportent leurs vues et leurs démarches, il y aurait, dis-je, de la folie à croire qu’elles ne seront pas dans les mêmes dispositions, aujourd’hui que vous travaillerez à les réunir, que leur intérêt les y portera, et qu’elles y seront forcées par leurs maux actuels. Je pense donc que, vu ce concours de circonstances, vous ne pouvez manquer de réussir.

[46] Mais, pour vous faire encore mieux connaître si les républiques dont je parle sont disposées à vivre entre elles en paix ou en guerre, je vais, sans trop me resserrer comme sans trop m’étendre, vous mettre sous les yeux les principaux traits de leur situation actuelle.

Commençons par Lacédémone : [47] cette cité qui commandait, il n’y a pas longtemps, sur terre et sur mer, déchue de sa grandeur par sa défaite à Leuctres, a perdu, avec la prééminence dont elle jouissait, l’élite de ses guerriers, qui ont mieux aimé mourir que de vivre dans la dépendance de ceux dont ils avaient été les maîtres. [48] Ces mêmes Lacédémoniens qui, traînant à leur suite tous les habitants du Péloponnèse, les lançaient contre l’ennemi qu’ils leur désignaient, les ont vus, réunis avec les Thébains, venir fondre sur eux, les forcer de combattre, non en rase campagne, pour sauver quelques moissons, mais dans l’enceinte de leurs murs, pour la défense de leurs femmes et de leurs enfants, aux risques d’une ruine absolue s’ils avaient succombé, et sans qu’ils se trouvent plus heureux après être sortis du péril. [49] Toujours en guerre avec leurs voisins, suspects à tous les peuples du Péloponnèse, détestés de la plupart des Grecs, pillés nuit et jour par leurs propres esclaves, ils se voient à chaque instant obligés d’attaquer ou de se défendre. [50] Pour comble de disgrâce, ils sont sans une appréhension continuelle que les Thébains, réconciliés avec les Phocidiens, ne reparaissent une seconde fois, et ne leur fassent encore plus de mal que la première. Serait-il donc possible que, dans de telles circonstances, ils ne vissent avec joie un projet de paix entrepris par le prince le plus capable de le faire réussir, en même temps que le plus fort pour les garantir des guerres qui les menacent?

[51] Quant aux Argiens, aussi malheureux que les Lacédémoniens à certains égards, ils sont encore plus à plaindre sous d’autres rapports. Comme eux, depuis qu’ils sont établis, ils sont en guerre avec leurs voisins; la seule différence, c’est que les premiers ont affaire à des ennemis inférieurs en forces, et que les autres sont attaqués par des ennemis supérieurs. Aussi, combattant avec ce désavantage, ils ont la douleur de voir presque tous les ans leurs moissons enlevées et leur pays dévasté; [52] et, pour dernier trait d’infortune, si la guerre leur donne quelque relâche, ils tournent leurs armes contre les plus riches et les plus distingués d’entre eux, les immolent à leur rage, et paraissent plus fiers du meurtre d’un concitoyen que d’autres ne le sont de la défaite d’un ennemi. L’unique cause des troubles qui les agitent, c’est la guerre; en la faisant cesser, vous mettrez fin à leurs maux présents, et leur ferez prendre à l’avenir des sentiments plus raisonnables.

[53] Venons aux Thébains vous ne pouvez ignorer ce qui les regarde. Vainqueurs dans ce combat célèbre[4] qui les couvrit de gloire, mais n’ayant pas su profiter de leurs avantages, leur sort n’est pas moins triste que celui des vaincus. A peine ont-ils eu triomphé de Lacédémone, qu’enivrés de leurs succès, ils ont inquiété les villes du Péloponnèse, assujetti les Thessaliens, menacé Mégares, ville voisine, dépouillé les Athéniens d’une partie de leur territoire, ravagé l’Eubée, envoyé des vaisseaux à Byzance, comme s’ils eussent prétendu à l’empire de la terre et de la mer. [54] Enfin ils ont porté leurs armes dans la Phocide, se flattant d’en soumettre bientôt les villes, de s’emparer de toute la contrée, et de triompher, avec leurs ressources modiques, de toutes les richesses renfermées dans le trésor de Delphes. Mais rien n’a réussi selon leurs espérances. Loin de prendre les villes des Phocidiens, ils ont perdu les leurs; en se jetant sur le pays ennemi, ils y font moins de dégât qu’ils ne se sont fait de mal à eux-mêmes avant de le quitter. [55] En effet, ils entrent dans la Phocide, tuent aux Phocidiens quelques mercenaires prodigues de leur vie; et, en se retirant, ils immolent à leur haine leurs concitoyens les plus distingués, les plus disposés à mourir pour la patrie.[5] En un mot, des hommes qui comptaient voir à leurs pieds tous les peuples de la Grèce sont maintenant réduits à recourir à vous comme à leur unique ressource. Je ne saurais donc croire qu’ils refusent de se prêter à vos vues.

[56] Il me resterait à vous parler de notre république, si, plus sage que les autres, elle n’eût déjà fait la paix; mais je puis vous répondre qu’elle secondera vos desseins, loin de les traverser, surtout quand elle verra que vos démarches n’ont d’autre objet qu’une expédition contre les Barbares.

[57] Je crois avoir assez parlé du projet de réunion, et vous avoir prouvé qu’il est possible; je veux encore, par des exemples, vous convaincre qu’il est même facile: car, si je montre que d’autres, avant vous, ont formé des projets qui n’étaient ni plus nobles ni plus justes, et qu’ils sont parvenus à les réaliser, quoiqu’ils fussent d’une exécution plus difficile, pourra-t-on nier que vous n’ayez moins de peine à réussir dans une entreprise qui offre moins de difficultés?

[58] Prenons d’abord l’exemple d’Alcibiade. Banni d’Athènes, et voyant qu’avant lui, étonnés de la puissance de leur ville, les exilés n’avaient su que plier sous le coup, il n’eut garde de les prendre pour modèles; mais, persuadé qu’il devait rentrer de force dans sa patrie, il se détermina à leur faire la guerre. [59] Je ne parcourrai pas en détail les événements de ce temps-là; la chose ne serait pas aisée, et peut-être n’est-ce pas ici le lieu. Il suffit de savoir que, n’ayant que trop réussi à exciter des troubles dans Athènes, dans Lacédémone, chez tous les peuples de la Grèce, il plonge notre république dans les malheurs que personne n’ignore, [60] que, par la guerre qu’il sut allumer, il fit aux autres villes des maux dont le souvenir n’est pas encore effacé; que les Lacédémoniens, qui étaient au comble de la prospérité, sont tombés dans l’abaissement où nous les voyons, et qu’Alcibiade est la cause de leur chute. [61] Déterminés par ses conseils s’emparer de la domination sur mer, ils perdirent même le commandement qu’ils avaient sur terre; et l’on pourra avancer, sans crainte d’être démenti, que l’empire maritime a été le principe de leur décadence. Après avoir causé tous ces maux, Alcibiade rentra dans sa patrie avec l’éclat d’un grand nom, quoique tout le monde n’applaudit pas à son triomphe.

Conon, peu d’années après, montra le même courage dans une circonstance bien différente.[6] [62] Honteux de la défaite qu’il avait essuyée, par la faute de ses collègues dans le combat naval de l’Hellespont, il ne put se résoudre à reparaître dans Athènes; il se retira dans l’île de Chypre et y resta quelque temps occupé de ses propres affaires. Mais, apprenant qu’Agésilas était passé en Asie, et qu’avec une puissante armée il en ravageait le territoire, sa fierté se réveille: [63] seul, sans autre ressource que son courage et son génie, il forme le projet d’abaisser la puissance des Lacédémoniens, qui commandaient à tous les Grecs sur terre et sur mer. Il envoie son projet aux généraux du roi de Perse, et se charge de l’exécution. En un mot, il rassemble une flotte près de Cnide, défait les Lacédémoniens, les dépouille de l’empire, [64] met les Grecs en liberté, et, de retour dans sa patrie, relève ses murs, et la rétablit dans le degré de splendeur dont elle était déchue. Cependant, qui jamais eût imaginé qu’un homme seul, aussi faible, eût pu transformer l’état des villes, abaisser les unes, relever les autres, changer la face de toute la Grèce?

[65] Et Denys, tyran de Syracuse (car je veux vous montrer, par plusieurs exemples, que l’entreprise à laquelle je vous exhorte est facile), Denys, qui n’était distingué de ses concitoyens ni par la naissance, ni par la considération, ni par rien de ce qui pouvait le faire valoir, forma le projet absurde et chimérique d’envahir l’autorité souveraine; mais, ayant tout osé pour arriver à son but, il s’empara de Syracuse, se soumit toutes les villes grecques de la Sicile; et, par ses armées et ses flottes, se forma une puissance, la plus formidable qu’on eût vue avant lui.

[66] Pour faire aussi mention des Barbares, Cyrus, exposé par sa mère, et nourri par une femme du commun, s’éleva de cet état abject à la domination de toute l’Asie.

[67] Or, si Alcibiade exilé, Conon vaincu, Denys perdu dans la foule, Cyrus abandonné et délaissé dès sa naissance, se sont élevés à ce point de grandeur, et ont exécuté des choses si surprenantes, pourquoi un prince, issu d’un sang aussi auguste, roi de Macédoine et souverain de tant de peuples, ne réaliserait-il pas aisément le projet que je lui présente?

[68] Considérez d’ailleurs, Philippe, combien il est avantageux de vous mettre à la tête d’une entreprise dont le succès portera votre gloire à son comble, et qui vous assurera, quand même elle ne réussirait pas, l’affection des Grecs, dont il vous est plus honorable de gagner les cœurs que de forcer les villes. Les conquêtes entraînent toujours après elles les plaintes, les reproches, la haine et l’envie. Ici, vous n’avez rien à craindre de semblable; et, si les dieux vous donnaient le choix des travaux et des soins qui doivent remplir vos jours, et que vous voulussiez vous en rapporter à moi, je ne vous en proposerais pas d’autres, [69] assuré qu’en vous tenant à ceux-là, l’univers applaudira à vos desseins, et que vous aurez lieu de vous en applaudir vous-même. Voir les hommes les plus distingués de nos principales républiques venir en ambassade dans votre cour délibérer avec vous sur l’intérêt commun, dont ils vous trouveront et mieux instruit et plus occupé qu’aucun des autres Grecs; [70] voir toute la Grèce en suspens fixer les yeux sur l’entreprise et sur le chef qui la conduit; voir enfin tous les peuples attentifs à ce que vous aurez décidé, les uns s’enquérir de ce qui les regarde, les autres faire des vœux pour le succès de votre expédition, ou craindre qu’un malheur ne vous arrête au milieu de vos projets; que pourriez-vous imaginer de plus flatteur? [71] Dans ce concours de circonstances, comment se défendre d’un noble orgueil? comment des jours consacrés au bonheur des peuples ne seraient-ils pas heureux? Quel homme, pour peu qu’il eût de raison, ne vous presserait de vous charger d’une entreprise qui, pour prix de vos travaux, vous promet à la fois et les plaisirs les plus touchants, et les honneurs le plus solides?

[72] Ici finirait cette partie de mon discours, si, par une sorte de réserve, plutôt que par oubli, je n’avais omis quelques réflexions dont je dois vous faire part, puisqu’il est également de votre intérêt de m’écouter avec patience, et dans mon caractère de vous parler avec franchise.

[73] Je sais qu’il est dans la Grèce des hommes qui s’occupent à décrier vos entreprises, des hommes jaloux de votre gloire, qui se plaisent à troubler leur patrie, et qui, ennemis de la paix, où les autres voient le bien général, croient trouver dans la guerre leur avantage particulier. Détracteurs assidus de votre puissance, ils disent que ce n’est pas pour le bien de la nation, mais à son préjudice, que vous vous agrandissez; que depuis longtemps vous formez de mauvais desseins contre les Grecs; [74] que, paraissant vous disposer à secourir Messène dès que vous aurez réglé les affaires de la Phocide, vous ne pensez en effet qu’à vous assujettir le Péloponnèse. Les Thessaliens, selon eux, les Thébains et tous les peuples qui participent au droit amphictyonique,[7] sont prêts à vous suivre; les Grecs d’Argos, de Messène, de Mégalopolis, et plusieurs autres, se joindront à vous pour détruire la puissance de Sparte. Ces premiers succès, disent-ils, vous feront triompher aisément du reste de la Grèce. [75] A les entendre, ils pénètrent dans tous vos secrets; et leurs vains discours vous gratifiant de conquêtes faciles, ils entraînent dans leur opinion presque tous ceux qui les écoutent. D’abord ils persuadent, et sans beaucoup de peine, ceux qui désirent les mêmes troubles ensuite ils séduisent ces gens simples qui, faute de jugement, ne pouvant raisonner sur les affaires publiques, savent gré à des hommes qui affectent de s’alarmer pour eux; enfin, il s’en trouve d’autres qui croient que ce n’est pas une honte de passer pour former des entreprises contre les Grecs, et que prêter de tels desseins à un roi de Macédoine, c’est faire son éloge. [76] Ils sont assez dépourvus de sens pour ignorer que le même propos peut flatter les uns et offenser les autres. Par exemple, dire du roi de Perse qu’il en veut aux Grecs et qu’il se dispose à les attaquer, ce ne serait pas en penser mal, ce serait annoncer, au contraire, qu’on a une haute idée de son génie et de son courage. Mais, pour un prince qui descend de ce héros célèbre, le bienfaiteur de la Grèce entière, ce serait un vrai reproche, et un reproche diffamant. Pourrait-on, en effet, voir d’un œil tranquille et sans indignation, qu’un descendant d’Hercule s’armât contre ceux mêmes pour qui le chef de sa race s’est exposé à mille dangers; [77] qu’il fût peu jaloux de conserver pour les Grecs une bienveillance transmise par ce demi-dieu à sa postérité; et que, rejetant un projet digne de ses grandes actions, il se portât à des démarches aussi criminelles que déshonorantes?

[78] Songez-y bien, Philippe; gardez-vous de laisser fortifier des bruits peu favorables que vos ennemis se plaisent à répandre, et que vos amis s’empressent de détruire. C’est par les dispositions des uns et des autres que vous pourrez connaître la vérité, et vous instruire de vos vrais intérêts.

[79] Mais peut-être croyez-vous que, n’ayant rien à vous reprocher, ce serait une faiblesse de faire attention aux discours de calomniateurs également vils et téméraires, et à la crédulité de ceux qui les écoutent. Oui, mais ce n’est pas une chose à dédaigner que l’estime générale et l’opinion des peuples; et vous devez penser que vous n’aurez acquis une gloire brillante et solide, une gloire digne de vous et de vos ancêtres, digne de leurs exploits et des vôtres, [80] que lorsque les Grecs seront disposés à votre égard, comme le sont les Lacédémoniens à l’égard de leurs rois, et comme vos amis le sont pour vous-même. Il est un moyen facile de vous concilier toute la Grèce, c’est de témoigner à tous les peuples la même affection, c’est de ne plus vous déclarer l’ami de certaines villes, tandis que vous agirez en ennemi avec d’autres; c’est enfin de former des projets qui, en vous gagnant la confiance des Grecs, vous rendront la terreur des Barbares.

[81] Et ne soyez pas surpris, comme je le disais à Denys le Tyran, si, n’étant ni général, ni orateur, et n’ayant aucune autorité dans ma ville, je vous parle avec une franchise et une liberté peu communes. J’étais le moins propre des citoyens pour gouverner la république; je n’avais ni assez de voix, ni assez de hardiesse pour paraître devant le peuple, et pour faire assaut d’invectives avec ces orateurs qui assiègent la tribune; [82] mais, s’il est question de disputer de droiture, de raison et de vertu, dussé-je me voir taxer d’orgueil, j’ose entrer en lice, et je ne crois pas aire des derniers. Je tache, selon mes facultés et mes forces, de conseiller ma patrie, les autres Grecs et les princes les plus célèbres.

[83] Voilà ce que j’avais à vous dire sur ce qui me regarde personnellement, et sur la conduite que vous devez tenir envers la nation.

Quant à l’expédition d’Asie, c’est lorsque les peuples que je vous ai conseillé de réunir seront parfaitement d’accord, que je pourrai les exhorter à faire la guerre aux Barbares; c’est à vous que je m’adresse en ce jour et je pense bien autrement que dans ma jeunesse, où je parlai de cette même entreprise. [84] Je permettais alors à ceux qui devaient me lire de me prodiguer les traits de la censure la plus amère, si le discours ne répondait pas à la dignité du sujet, à la réputation que je m’étais acquise, et au temps que j’avais consacré à l’étude de l’éloquence; aujourd’hui, je crains de rester infiniment au-dessous de moi-même; car, sans parler du reste, le Panégyrique, source abondante où puisent nos écrivains politiques, embarrasse aujourd’hui son auteur. J’appréhende de me répéter, et je ne puis trouver des idées neuves. [85] Je n’abandonnerai pas pourtant mon dessein; je dirai, sur l’objet dont je vais vous entretenir, ce qui s’offrira à mon esprit, et ce qui sera le plus propre à vous déterminer. Si le style ne se soutient pas également partout, si je ne puis atteindre au ton de mes premiers discours, je me flatte du moins de fournir les premiers traits à ceux qui sont en état d’achever un ouvrage, et de lui donner toute la perfection dont il est susceptible.

[86] Je crois avoir posé, dans ce qui précède, la base de ce qui va suivre; car, lorsqu’on exhorte à une expédition en Asie, on doit commencer, avant tout, par disposer les Grecs ou à partager, ou à favoriser le projet. Agésilas, le plus sage des Lacédémoniens, négligea de prendre ces mesures, [87] moins par défaut de lumières que par excès d’ambition. Il avait formé deux projets très beaux, à la vérité, mais qui, contraires l’un à l’autre, ne pouvaient s’exécuter en même temps. Il voulait et faire la guerre au roi de Perse, et, rétablissant dans leurs villes les amis de Lacédémone, les mettre à la tête des affaires. Les mouvements qu’il se donna pour ce dernier objet allumèrent dans la Grèce le feu de la discorde; et les troubles excités parmi les Grecs lui ôtèrent la facilité et les moyens de combattre les Barbares. [88] La faute qui fut commise alors prouve donc évidemment que, pour réussir, on ne doit porter la guerre chez le roi de Perse qu’après avoir réuni les peuples de la Grèce, qu’après avoir éteint l’ardeur funeste qui les transporte; et c’est là l’objet du conseil que je viens vous donner.

[89] Il n’est point d’homme raisonnable qui puisse attaquer ce principe. Quant au motif le plus propre pour vous exciter à une descente en Asie, d’autres pourraient vous dire que tous ceux qui ont fait la guerre au monarque, d’inconnus qu’ils étaient d’abord, sont devenus illustres, de l’extrême misère ont passé à la plus grande opulence, et d’un état de faiblesse à l’empire de plusieurs villes et d’une vaste étendue de pays. [90] Moi, pour vous porter à cette expédition, je ne vous propose pas l’exemple de ces derniers, mais de ceux qu’on regarde comme ayant échoué dans leur entreprise; je parle des Grecs qui ont accompagné Cyrus et Cléarque. Il est constant qu’ils vainquirent en bataille rangée toutes les troupes du roi, comme s’ils n’eussent eu affaire qu’à des femmes; et qu’ils étaient déjà victorieux lorsque, par sa témérité, Cyrus leur arracha des mains la victoire, Cyrus qui, emporté hors des rangs par la poursuite des fuyards, fut tué au milieu des ennemis. [91] Quoique délivré de son adversaire, le monarque, qui comptait peu sur la multitude de ses troupes, fit venir Cléarque et les autres chefs pour leur faire des propositions. Il promit de leur accorder de grandes récompenses, de donner aux soldats une paye entière, et de les renvoyer dans leur pays. Après ces magnifiques promesses, qu’il confirma par le serment qui devait être pour lui le plus inviolable, il se saisit de leurs personnes, les fit mourir, et fut assez lâche pour aimer mieux outrager les dieux que de combattre des troupes dépourvues de toutes ressources.

[92] Or, peut-on imaginer un motif et plus noble et plus puissant pour vous engager à attaquer le roi de Perse? Il est certain que nos Grecs, sans l’imprudence de Cyrus, se seraient rendus maîtres de tout son royaume. Vous pouvez aisément vous garantir d’un pareil malheur, et il vous est facile de lever une armée plus formidable que celle qui a triomphé de toutes les forces de l’Asie. Assuré de ces deux avantages, ne devez-vous pas entreprendre avec confiance l’expédition à laquelle je vous invite?

[93] Je ne me dissimule pas que j’ai déjà parlé de ces objets, et à peu près dans les mêmes termes. Sans doute, on me reprocherait avec justice de me répéter moi-même, si j’avais voulu composer un discours seulement pour briller.[8] Avec un pareil dessein, j’aurais évité de revenir sur ce que j’ai déjà dit; mais, comme j’ai pour but de vous offrir des conseils, [94] il y aurait de la folie à moi d’être plus occupé des agréments du style que de la solidité des raisons. Pourquoi d’ailleurs, voyant les autres se parer de mes pensées, serais-je le seul qui craindrais de m’en servir? Je pourrai quelquefois user de mon bien, quand le temps me pressera, et que les bienséances l’exigeront; je me garderai toujours, d’après mon ancienne méthode, d’usurper le bien d’autrui.

[95] Mais revenons à notre sujet, et comparons toutes vos ressources avec celles des guerriers qui ont accompagné Cyrus.

Les Grecs, ce qui est essentiel, seront bien disposés pour vous, si vous êtes fidèle à suivre le plan que je viens de vous tracer. Le décemvirat, établi par les Lacédémoniens dans les villes, avait indisposé les peuples de la Grèce contre les troupes de Cyrus. Ils étaient persuadés que la victoire de ce prince et de Cléarque ne ferait qu’appesantir leurs chaînes, et que, si le roi était vainqueur, ils seraient délivrés des maux qui les accablaient, comme l’événement l’a justifié. [96] Ajoutez que vous aurez à vos ordres le nombre de soldats que vous désirerez, attendu que, dans l’état actuel de la Grèce, il est plus aisé de former de grandes armées de gens errants[9] que de citoyens domiciliés. Du temps de Cyrus, nulles troupes d’étrangers mercenaires : on était obligé de lever des soldats dans les villes; et les présents faits aux Grecs montaient plus haut que la solde des étrangers. [97] Pousserons-nous plus loin le parallèle? Comparons Philippe, qui doit prendre le commandement de l’armée et diriger toutes les opérations, avec Cléarque, qui était pour lors à la tête des troupes grecques. Jusque-là, ce général n’avait commandé ni sur terre, ni sur mer; il n’est connu que par ses malheurs en Asie; [98] au lieu que mille exploits éclatants ont signalé vos armes. Si je parlais à d’autres, je pourrais les rapporter en détail; parlant à vous-même, je serais regardé, à juste titre, comme un orateur indiscret, qui se répand en discours inutiles, si je vous fatiguais du récit de vos propres actions.

[99] Mais il faut comparer les deux princes, celui que nous vous conseillons d’attaquer, et celui chez lequel Cléarque a porté la guerre; il faut faire connaître les sentiments et la puissance de l’un et de l’autre. Le père du monarque actuel a triomphé quelquefois d’Athènes et de Lacédémone; son fils n’a remporté aucune victoire sur les armées qui ont ravagé son pays. [100] L’un, dans les traités, a reçu des Grecs toute la Grèce asiatique; loin de commander aux Grecs, l’autre n’a pu même retenir sous sa domination les villes qu’on lui a livrées; et ce ne serait pas une chose embarrassante que de juger s’il les a abandonnées par faiblesse, ou si elles ont bravé la puissance des Barbares. [101] En apprenant ce qui se passe dans son royaume, qui ne serait tenté de l’aller attaquer? L’Egypte s’était révoltée il y avait longtemps; mais les Egyptiens craignaient toujours que le prince ne marchât en personne, qu’il ne vint s’emparer des passages difficiles du fleuve, et leur ôter toutes les autres ressources : il les a affranchis de cette crainte. Après avoir marché contre eux avec l’armée la plus formidable, il s’est vu contraint de se retirer vaincu; que dis-je? méprisé, et jugé aussi peu digne de commander des troupes, que de gouverner un royaume. [102] L’île de Chypre, la Phénicie, la Cilicie, et toutes ces provinces qui fournissaient des flottes aux rois de Perse, étaient auparavant attachées au monarque; elles sont aujourd’hui révoltées ou troublées par des discordes qui les lui rendent inutiles, et qui vous y feront trouver des secours, si vous voulez lui faire la guerre.

[103] Pour Idriée,[10] ce riche potentat de l’Asie, il doit être plus ennemi de la puissance du roi que les rebelles les plus déclarés. Oui, il serait le plus méprisable des hommes, s’il ne désirait pas la ruine d’un monarque qui a fait périr son frère dans les supplices, qui lui a fait sentir à lui-même la force de ses armes, qui de tout temps a cherché les occasions de le perdre, et qui maintenant encore en veut à sa personne et à ses trésors. [104] Dans la crainte d’en être accablé, il est obligé de lui faire des soumissions, et de lui envoyer chaque année de forts tributs. Si vous passez en Asie, il vous verra avec joie, comme un prince qui vient le secourir. Parmi les autres satrapes, vous gagnerez le plus grand nombre en leur promettant la liberté, en semant dans tous les états de la Perse la terreur d’un nom qui vous a soumis la Grèce et a dépouillé du commandement Athènes et Lacédémone.

[105] Je pourrais m’étendre sur le plan qu’il faudrait suivre pour combattre le roi barbare, et pour triompher au plus tôt de sa puissance; mais peut-être serait-on choqué qu’un orateur sans expérience dans le métier des armes se mêlât de donner des avis à un prince belliqueux qui s’est distingué par une foule d’exploits. Je me tairai donc sur le plan de l’expédition, dont il me siérait mal de rien dire.

[106] Pour achever de vous convaincre, il me suffit de vous citer l’exemple de votre père, du premier roi de votre famille, et du héros, chef de votre race. Si l’un voulait, si les deux autres pouvaient parler, je ne craindrais pas qu’ils me démentissent; j’en ai pour garant la conduite qu’ils ont tenue. En commençant par l’auteur de vos jours, il aima constamment les républiques pour lesquelles je cherche à vous intéresser. Celui à qui vous devez l’empire, se sentant l’âme trop grande pour vivre dans une condition privée, aspirant au pouvoir suprême, ne voulut pas y arriver par la voie que d’autres lui avaient frayée. [107] Ceux-ci, pour s’élever, n’avaient connu que le trouble, les meurtres, le bouleversement de leur patrie; mais lui, respectant les contrées de la Grèce, porta ses vues ailleurs, et alla régner en Macédoine. Il savait que les Grecs ne sont pas habitués à l’autorité d’un maître, et que les autres peuples ont besoin d’un pareil joug avec de tels principes, [108] il monta sur le trône, et s’y maintint avec un bonheur qui lui fut propre. De tous les Grecs parvenus à la souveraine puissance, il fut le seul qui ne voulut pas régner sur des Grecs; aussi fut-il le seul qui ne succomba pas aux périls du rang suprême. On a vu les autres finir par des chutes éclatantes, leur race disparaître de dessus la terre; tandis que le premier monarque de votre maison, après le règne le plus heureux, a transmis à sa postérité le sceptre et la couronne.

[109] Pour ce qui est d’Hercule, les poètes et les orateurs, occupés sans cesse à célébrer son courage et à chanter ses victoires, ne pensèrent jamais à parler de ses autres vertus. Moi, j’y trouve un sujet absolument neuf, aussi intéressant que fécond; mais, par là même qu’il offre une foule d’actions glorieuses et un vaste champ pour les louanges, il demanderait un écrivain en état de le traiter dignement. [110] Si cette idée me fût venue dans la jeunesse, j’aurais montré sans peine que le dieu, votre ancêtre, l’emportait sur tous ses prédécesseurs moins par la force du corps que par sa sagesse, sa prudence et son esprit d’équité. A l’âge où je suis, et avec une matière aussi riche, je sens qu’une pareille entreprise serait au-dessus de mes forces, et je conçois qu’il faudrait passer les bornes ordinaires d’in discours. Ces motifs m’ont déterminé à choisir un seul fait parmi tous les autres; un fait qui, en même temps qu’il convient au sujet que je traite, n’exige pas une trop grande étendue.

[111] Hercule voyait la Grèce déchirée par des guerres, par des dissensions, et accablée de tous les maux qu’elles entraînent ; pour dissiper ces maux et ramener la concorde dans les villes, il désigna à ses descendants les peuples avec lesquels ils devaient s’unir, et ceux contre lesquels ils devaient marcher. Incapable de languir dans le repos, il attaqua la ville de Troie, qui était alors la plus puissante de l’Asie; et, bien supérieur aux guerriers qui l’attaquèrent depuis, tandis que ceux-ci, [112] avec toutes les forces de la Grèce, ne purent s’en emparer qu’après un siège de dix ans, lui, en moins de jours qu’ils ne mirent d’années, et avec un petit nombre de troupes, s’en rendit aisément le maître. Ensuite il fit périr tous les souverains des côtes asiatiques; ce qui prouve qu’il avait subjugué leurs peuples, et défait leurs armées. Enfin, pour couronner ses exploits, il posa ces fameuses Colonnes qui devaient être le trophée de la défaite des Barbares, un monument de son courage et de ses combats, et la dernière limite de la Grèce. [113] Je vous retrace ces faits, afin que vous sachiez que vos ancêtres ont préféré sagement à toutes les autres expéditions celles que je propose aujourd’hui à votre courage.

Quiconque a des sentiments élevés doit se choisir les plus grands modèles, et tâcher de les suivre. Vous, prince, vous le devez plus qu’un autre, et, puisque vous n’avez pas besoin de recourir à des exemples étrangers, puisque vous trouvez des modèles chez vos ancêtres, pourriez-vous ne point vous piquer d’une noble émulation, ne point vous efforcer de ressembler au héros à qui ils doivent leur plus grand lustre? [114] Non que je prétende que vous puissiez reproduire les hauts faits d’Hercule, (parmi les dieux mêmes, combien ne pourraient y atteindre!) mais, du moins, vous pouvez prendre ses sentiments, faire revivre les dispositions de son cœur, son amour pour les hommes, et son affection pour les Grecs. Vous pouvez, en suivant mes conseils, acquérir une gloire immortelle; [115] et il vous est plus facile, du point où vous êtes, de parvenir à la plus haute renommée, qu’il ne l’était de vous élever de votre état primitif à votre grandeur présente. Considérez enfin que je vous engage, non à vous unir avec les Barbares contre les peuples que vous devez ménager, mais à marcher avec les Grecs contre ceux que doivent combattre les descendants d’hercule.

[116] Et ne vous étonnez pas que, dans tout mon discours, je vous exhorte à vous montrer le bienfaiteur des Grecs, paraître un prince doux et humain. La rudesse du caractère nous est aussi nuisible à nous-mêmes qu’à ceux qui nous approchent; au lieu que la douceur se fait aimer non seulement dans les hommes, dans les animaux et dans tous les êtres, [117] mais encore dans les dieux. Nous appelons habitants de l’Olympe les divinités bienfaisantes; nous donnons des noms plus tristes à celles qui président aux calamités et aux châtiments. Les villes et les particuliers élèvent des temples et des autels pour les unes, tandis que l’on se contente d’apaiser les autres par des cérémonies lugubres, sans les honorer ni dans les prières ni dans les sacrifices. [118] Pénétré de ces idées, employez tous vos soins, et faites de nouveaux efforts pour donner une haute opinion de vous-même à tous les peuples. Quiconque aspire à la gloire ne doit pas être effrayé de la grandeur des projets, dès qu’ils sont possibles, mais se porter à l’exécution selon que les circonstances le lui permettent.

[119] Bien des motifs doivent vous faire entrer dans la carrière que je vous ouvre; un des plus forts est l’exemple d’un prince de Thessalie. Jason,[11] sans s’être distingué par des exploits tels que les vôtres, s’est couvert de gloire, moins par ses actions que par ses paroles; il avait simplement parlé de passer en Asie et de faire la guerre au roi de Perse. [120] Or, si Jason s’est fait tant d’honneur par de simples projets, quelle idée n’aura-t-on pas d’un monarque qui, exécutant ce que le Thessalien n’avait fait que projeter, entreprendra de détruire l’empire des Perses, ou du moins d’en démembrer une portion considérable, et, comme le disent quelques-uns, de faire une province grecque de cette partie de l’Asie qui s’étend depuis la Cnide jusqu’à Sinope? Que ne pensera-t-on pas d’un monarque qui travaillera à fonder des cités dans ses nouvelles conquêtes, pour y fixer ces troupes vagabondes qui traînent leur indigence de pays en pays, et portent partout le ravage? [121] Oui, si nous n’empêchons ces malheureux de s’attrouper, en leur procurant l’aisance dont ils manquent, nous verrons insensiblement leur nombre s’accroître au point qu’ils se rendront aussi redoutables aux Grecs qu’aux Barbares. Nous ne cherchons pas à réprimer ces désordres, et nous ignorons qu’ils nous préparent à tous des périls et des alarmes. [122] Un grand homme, un prince ami des Grecs, qui se pique d’avoir des vues plus étendues que les autres, doit se servir contre les Barbares de ces soldats mercenaires, conquérir pour eux de vastes contrées, et, les délivrant des maux qu’ils souffrent et font souffrir, les réunir dans des cités qui puissent défendre toute la Grèce et la couvrir d’un rempart insurmontable. [123] Ainsi, vous ne ferez point seulement le bonheur de ces misérables, vous établirez encore la sûreté parmi nos différents peuples; et, quand votre expédition ne produirait pas tous ces avantages, vous réussirez du moins à mettre en liberté nos villes asiatiques. L’exécution de ce projet, et même l’entreprise seule doit vous rendre d’autant plus célèbre, que vous y serez porté de vous-même, et que vous y aurez déterminé les Grecs.

[124] Eh! peut-on sans surprise, sans avoir droit de nous mépriser, rapprocher notre conduite de celle des Barbares? Quoi! parmi ces Barbares que nous traitons d’efféminés, que nous regardons comme des gens peu aguerris et énervés par les délices, on a vu paraître des hommes qui ont prétendu assujettir la Grèce à leur puissance, tandis qu’aucun Grec n’a eu assez de force d’âme pour entreprendre de soumettre l’Asie à nos lois! [125] Pleins de courage, les Perses n’ont pas craint d’attaquer les Grecs et de provoquer leur haine; et nous, cœurs timides et lâches, nous n’osons venger les maux qu’ils nous ont faits! Oui, quoique dans toutes les occasions ils se plaignent de n’avoir ni capitaines ni soldats, d’être dépourvus de toutes les choses nécessaires à la guerre, [126] et qu’ils viennent chercher en Grèce ce qu’ils ne sauraient trouver chez eux, nous, emportés par le désir insensé de nous nuire les uns aux autres, nous nous occupons à nous déchirer pour des sujets frivoles, quand nous pourrions, sans périls, enlever toutes leurs richesses. Je dis plus, nous nous unissons au roi de Perse pour faire rentrer dans le devoir des sujets révoltés; quelquefois même, sans y prendre garde, ligués avec les ennemis de nos pères, nous travaillons à ruiner des peuples qui partagent notre origine.[12]

[127] Au milieu de cette lâcheté universelle, il est de votre honneur, Philippe, de vous mettre à la tête d’une expédition utile. Les autres descendants d’Hercule qui sont assujettis à des lois, et comme circonscrits dans des murs, doivent chérir uniquement la ville où ils sont nés; mais vous, qui êtes libre, qui ne tenez, pour ainsi dire, à aucun pays, vous devez, à l’exemple du chef de votre race, voir votre patrie dans toute la Grèce, et combattre pour elle comme vous feriez pour les objets les plus chers.

[128] Il est des hommes qui, n’ayant d’autre talent que celui de critiquer, me blâmeront peut-être de m’être adressé à vous plutôt qu’à ma patrie, pour vous exhorter à vous charger d’une expédition contre les Barbares, et à prendre en main les intérêts des Grecs.

[129] Sans doute, si j’avais conseillé à d’autres ce grand projet, avant de le proposer à la ville d’Athènes, qui a eu la gloire de délivrer deux fois la Grèce de l’invasion des Barbares,[13] et une troisième fois de la domination des Lacédémoniens, je me croirais répréhensible; mais on sait que j’ai excité d’abord mes concitoyens à cette noble entreprise avec toute l’ardeur dont je suis capable. Comme je voyais qu’ils prêtaient moins l’attention à mes avis qu’aux déclamations de la tribune, j’ai renoncé à leur communiquer mes idées, sans abandonner mon dessein. [130] Ainsi, je crois mériter des éloges pour avoir fait continuellement la guerre aux Barbares avec les seules forces qui soient à ma disposition, pour m’être élevé sans relâche contre ceux qui ne pensent pas comme moi, enfin pour avoir animé sans cesse les hommes les plus puissants, les plus capables de servir les peuples de la Grèce et de ruiner la prospérité des Barbares. [131] C’est donc à vous que j’adresse maintenant mes conseils, n’ignorant pas que plusieurs n’entendront mes discours, qu’avec des sentiments d’envie, mais que tous applaudiront à votre entreprise. Personne ne partage avec un écrivain les productions de son génie, au lieu que chacun des Grecs se flattera d’avoir part aux fruits de vos victoires.

[132] Voyez combien il est honteux de souffrir que l’Asie soit plus florissante que l’Europe, que les Barbares surpassent les Grecs en opulence, que des hommes qui ont reçu leur royaume d’un Cyrus exposé en naissant par sa mère, soient nommés grands rois, et que les descendants d’Hercule, de ce héros, fils de Jupiter, mis au rang des dieux pour sa vertu rare, soient décorés de titres moins honorables.

Ne laissez subsister aucun de ces abus, changez tout, réformez tout; [133] et sachez que je ne vous conseillerais pas cette expédition, s’il ne devait vous en revenir que de la puissance et des richesses. Vous avez assez et même trop de ces frêles avantages, et il faudrait être dévoré d’une cupidité insatiable pour vouloir les acquérir au péril même de ses jours. [134] Aussi n’est-ce pas dans ces vues que je vous engage à marcher contre l’ennemi commun, mais dans la persuasion que vous retirerez de cette entreprise une gloire aussi brillante que solide et durable. Souvenez-vous que, si nous n’avons tous qu’un corps mortel, les éloges prodigués à la vertu et la durée d’un nom célèbre nous font participer à l’immortalité, dont le désir doit soutenir notre patience et enflammer notre courage. [135] Les particuliers, même les plus modérés, qui ne voudraient exposer leur vie pour nul autre motif, sont prêts, pour acquérir de l’honneur, à la sacrifier dans les combats. Et, en général, on comble de louanges ceux qui brûlent d’augmenter sans cesse le trésor de gloire qu’ils possèdent, tandis que ces hommes, fortement attachés aux objets qu’admire le vulgaire, ne sont regardés que comme des âmes viles et intéressées. [136] J’ajoute, et c’est ce qui doit vous toucher le plus, que nos richesses et notre puissance tombent souvent au pouvoir de nos ennemis; au lieu que nos enfants seuls peuvent hériter de l’affection de nos compatriotes, et des autres avantages que je viens de décrire. Je rougirais donc de vous avoir excité par d’autres motifs, à courir les hasards de la guerre dans une expédition contre les Perses.

[137] Rien de plus propre à vous décider dans la conjoncture, que de joindre au zèle de l’orateur le souvenir de vos ancêtres, la valeur de vos pères, le courage de ces héros que leur expédition contre les Barbares a rendus célèbres et a fait regarder comme des demi-dieux, et surtout l’avantage de la circonstance présente, où vous jouissez d’une puissance supérieure à celle de tous les potentats de l’Europe, et où le prince chez qui vous porterez vos armes est plus haï, plus méprisé que ne le fut jamais aucun monarque.

[138] Pour donner plus d’autorité à mon discours, je voudrais pouvoir rassembler tous les motifs dont j’ai fait usage parmi tous ceux que je vous ai présentés, recueillez et posez les plus propres à vous faire entreprendre la guerre que je vous conseille.

[139] Je n’ignore pas que bien des Grecs sont persuadés que le roi de Perse est invincible. S’imaginent-ils donc qu’une puissance établie et formée sous les auspices de la servitude, par un Barbare élevé au sein de la mollesse ne puisse pas être détruite par un Grec exercé dans les travaux militaires, et combattant pour la liberté? Peuvent-ils ignorer, d’ailleurs, qu’une puissance quelconque est aussi facile à détruire que difficile à établir?

[140] Songez encore qu’on a la plus haute estime pour ceux qui savent à la fois gouverner les états et commander les armées. Or, si on vante le mérite des citoyens qui, dans une seule ville, se distinguent par un génie également propre aux affaires et aux combats, quels éloges ne s’empressera-t-on pas de vous donner lorsqu’on vous verra conduire tous les Grecs par vos bienfaits, et subjuguer les Barbares par vos armes? [141] Pour moi, il me semble que par là vous arriverez au faîte de la gloire, et que les races futures ne pourront rien produire de plus grand que ce que vous aurez exécuté. En effet, il n’y eut jamais parmi les Grecs d’entreprise plus importante que d’amener à la concorde tous les peuples de la Grèce, qu’il paraissait impossible de réunir; et il n’est pas probable que, si vous détruisez aujourd’hui la puissance des Barbares, il s’en forme par la suite une pareille. [142] Aucun de ceux qui vous suivront ne pourra donc égaler vos exploits, quelle que soit la supériorité de son génie; quant à ceux qui ont précédé, ne pourrais-je pas dire, avec vérité et sans flatterie, que vous les effacez dès à présent? Et, puisque vous avez soumis plus de nations qu’aucun Grec n’a jamais pris de villes, en vous comparant à nos anciens héros, je montrerais sans peine que vous vous êtes signalé par des faits plus éclatants. [143] Mais dans ce discours je me suis interdit les louanges, et parce que beaucoup d’orateurs en abusent, et parce que je ne veux pas relever les héros de mon siècle aux dépens des demi-dieux.

[144] Considérez aussi, en remontant aux âges les plus reculés, que ni poète ni orateur ne voudrait prodiguer ses éloges ni aux richesses de Tantale, ni au vaste empire de Pélops; ni à la puissance d’Eurysthée. Mais, après Hercule et Thésée, qui se sont illustrés par une vertu rare et par un courage sublime, tous s’empresseraient de louer les guerriers de Troie et ceux qui leur ressemblent. [145] Les plus fameux de ces héros n’ont régné que dans des villes modiques et dans des îles étroites, et cependant ils ont rempli toute la terre de la célébrité de leur nom. Car, sans doute, ce ne sont pas ceux d’entre eux qui se sont acquis à eux-mêmes une grande puissance, que l’on chérit davantage, mais ceux qui ont rendu à la Grèce les plus signalés services.

[146] Et ce n’est pas seulement pour les héros de Troie qu’on est ainsi disposé, mais pour tous les Grecs qui ont marché sur leurs traces. Par exemple si on vante notre république, ce n’est point pour avoir acquis l’empire des mers, enrichi son trésor des contributions des alliés, détruit, agrandi ou gouverné à son gré les peuples de sa domination; ces avantages, dont nous avons joui autrefois; ne nous ont attiré que des reproches. [147] Mais ce que toute la terre admire en nous, ce sont les batailles de Marathon et de Salamine, et principalement le généreux abandon que nous avons fait de notre ville pour le salut de la Grèce. [148] C’est d’après la même règle qu’on juge les Lacédémoniens. Leur défaite aux Thermopyles est plus célébrée que toutes leurs victoires: on contemple avec un sentiment d’admiration et d’amour le trophée érigé contre eux par les Barbares, tandis que ceux qu’ils ont érigés eux-mêmes contre les Grecs, on ne peut les voir sans gémir. L’un est pour nous le témoignage de la valeur, les autres ne sont qu’un monument d’ambition.

[149] Voilà, prince, les réflexions que j’avais à vous communiquer : examinez-les toutes en vous-même, et pesez chacune d’elles. Si vous trouvez dans ce discours quelque endroit faible et languissant, ayez égard à mon âge, qui réclame l’indulgence. Si vous y voyez des traits dignes de mes autres écrits, ne pensez pas qu’ils soient la production de ma vieillesse, mais plutôt l’inspiration d’une divinité moins attentive à ma gloire qu’au bonheur de la Grèce, d’une divinité qui voudrait nous affranchir des maux sous lesquels nous gémissons, et porter notre renommée à son comble. [150] Vous n’ignorez pas sans doute comment les dieux gouvernent les choses humaines. Ils ne viennent pas converser avec les hommes, nous apporter eux-mêmes les biens ou les maux; mais ils font naître dans nos cœurs ces projets et ces désirs utiles ou funestes, par lesquels nous opérons réciproquement notre bonheur ou notre infortune. [151] Ce n’est pas sas dessein peut-être que, dans la conjoncture actuelle, ils ont départi à vous le talent de gouverner, à moi celui d’écrire: ils savent que, vous conduirez les affaires avec gloire, et que mon discours pourra ne pas déplaire. Oui, je l’assure, vous n’auriez jamais eu par le passé des succès aussi brillants, si vous n’eussiez été favorisé dans vos conquêtes par quelque dieu, [152] non pour vous borner à combattre les Barbares de l’Europe, mais afin qu’exercé contre de tels ennemis, secondé de l’expérience, et jouissant d’un grand nom, vous entrepreniez plus facilement l’expédition à laquelle je vous convie. Quelle honte serait-ce pour vous de résister à la fortune qui vous entraîne sur ses pas, et d’hésiter devant la carrière glorieuse qu’elle ouvre à votre ardeur !

[153] Honorez tous les panégyristes de vos actions; mais soyez persuadé que vous croire un génie capable des plus grandes choses et fait pour les entreprises auxquelles je vous exhorte, c’est vous donner les plus beaux éloges; estimez moins ceux qui vous adressent des discours flatteurs pour le moment, que ceux qui vous offrent les moyens de vous rendre plus illustre qu’aucun de vos prédécesseurs. Je voudrais m’étendre davantage, mais je ne le puis, et j’en ai assez dit la raison.[14]

[154] Il ne me reste qu’à recueillir les principaux traits de mon discours, et à vous présenter en peu de mots le précis des conseils que je vous ai adressés. Je dis donc que vous devez vous rendre le bienfaiteur de la Grèce, régner en roi, non en tyran sur la Macédoine, et vous assujettir un grand nombre de Barbares. Ainsi, les Grecs seront sensibles à vos bienfaits; les Macédoniens, à la douceur ave laquelle vous gouvernerez votre empire; les autres peuples, à l’affranchissement des Barbares, et à notre protection, que vous leur aurez procurée. [155] C’est de vous-même qu’il faut que j’apprenne si mon discours était fait pour réussir, et s’il est propre au sujet que je traite: mais je puis assurer que personne ne vous donnera jamais des avis plus utiles, ni mieux adaptés à l’état actuel de la Grèce.

 


 

[1] Amphipolis, ville de Thrace, située dans une île du Strymon, près de l’embouchure de ce fleuve. Aujourd’hui Iamboli, bourg. Les Athéniens avaient fort à cœur de recouvrer cette colonie, dont Philippe s’était emparé.

[2] Xénophon et Démosthène parlent d’un Amadokos, prince de Thrace.

[3] Karanos, premier roi des Macednes ou Macédoniens, était d’Argos.

[4] Bataille de Leuctres.

[5] Il paraît qu’il s’était élevé quelques divisions dans les troupes de Thèbes lorsqu’elles quittèrent la Phocide, et que plusieurs citoyens distingués en furent les victimes.

[6] Après la défaite essuyée sur l’Hellespont, Conon se retira auprès d’Evagoras, dans l’île de Chypre. Là, sans aucun secours de la part des Grecs, il conçut le hardi projet d’abattre la puissance de Lacédémone et de relever Athènes, sa patrie. Soutenu des généraux du roi de Perse, il emporta, près de Cnide, en Asie Mineure, une victoire, à la suite de laquelle il fit rebâtir les murs de sa ville natale, que le Lacédémonien Lysandre avait renversés.

[7] C’est-à-dire, au droit d’envoyer des députés au congrès des Amphictyons, assemblée qui était comme les États-Généraux de la Grèce.

[8] Isocrate met ici à nu ses prétentions de rhéteur, et les inquiétudes de son amour-propre d’écrivain.

[9] Allusion aux troupes mercenaires de la Grèce d’Europe et d’Asie, qui allaient vendre leurs services au plus offrant.

[10] Idriée, prince de Carie, était frère de Mausole et d’Artémise. Suivant Diodore de Sicile, Artaxerxès-Ochus l’employa pour soumettre l’île de Chypre.

[11] Jason de Phères, tage ou chef des Thessaliens, avait formé le projet d’aller attaquer le roi de Perse au sein de ses états.

[12] Athènes et Lacédémone avaient plusieurs fois aidé le roi de Perse à combattre les Grecs d’Asie.

[13] A Marathon et à Salamine. Et une troisième fois, etc., à la bataille de Cnide, cagnée par Conon.

[14] Cette raison, c’est le grand âge de l’orateur.