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table des matières de l'œuvre D'HYPÉRIDE

 

HYPÉRIDE

 

ou

 

DÉMOSTHÈNE

 

 

DISCOURS SUR LE TRAITÉ CONCLU AVEC ALEXANDRE.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

texte grec

 

 

 

 

 

HYPERIDE

DISCOURS SUR LE TRAITÉ CONCLU AVEC ALEXANDRE.

INTRODUCTION.

Philippe mourut peu de temps après sa victoire de Chéronée et le jeune Alexandre hérita de son trône et de ses conquêtes Le nouveau roi n’était assuré ni des Barbares, ni des Grecs, ni de ses propres sujets. Il les concilia tous par la crainte on par la douceur, par son courage ou par sa prudence, et alla exécuter en Asie l’œuvre déjà méditée par son père. En son absence, Antipater veillait sur la Grèce.

Il paraît que ce chef, au nom de son souverain, commit plusieurs actes qui pouvaient passer pour une violation manifeste d’un traité conclu à Corinthe entre la Grèce et Alexandre. Avant même le départ du conquérant, quelques insurrections l’avaient probablement forcé à des mesures contraires à des stipulations qui reconnaissaient, jusqu’à un certain degré, l’indépendance de la plupart des cités grecques.

Voilà pourquoi nous voyons un orateur monter à la tribune athénienne, y accuser les Macédoniens d’avoir enfreint des traités, et appeler ses concitoyens aux armes. Mais, de l’aveu de tous les critiques, cet orateur n’était pas Démosthène. Libanius et un scoliaste nomment Hypéride.

L’auteur de cette harangue, quel qu’il fût, ne connaissait pas Alexandre. Le conquérant eût probablement avoué tout ce qu’Antipater avait fait. Or, vouloir qu’Alexandre ne fût pas maître, c’était méconnaître son génie et sa destinée.

DISCOURS.

[1] Il convient d’écouter, ô Athéniens ! les orateurs qui vous pressent de garder les serments et les traités, s’ils agissent d’après leur conviction. Rien ne sied mieux à une démocratie que ce respect du droit et de l’équité. Cependant, que ceux qui vous font ces instances ne vous fatiguent point par l’abus de la parole, tandis que leur conduite les dément; que, soumis à votre examen, ils acquièrent pour l’avenir le moyen de vous persuader; ou que, cédant la place, ils laissent parler ceux qui s’expliquent avec plus de vérité sur vos droits. [2] Ainsi, par une soumission volontaire, vous ferez la cour à qui les viole; ou, préférant la justice à tout, vous maintiendrez aussi vos intérêts sans retard et sans reproche. Or, l’examen du traité de paix générale suffit pour montrer quels sont ceux qui l’ont enfreint. Exposons, en peu de mots, combien cette violation est grave.[1]

[3] Si l’on vous demandait, Athéniens ! quel pourrait être l’objet de votre plus ardente indignation; ce serait, répondriez-vous tous, le retour des Pisistratides, s’il en existe encore; ce serait la contrainte, la violence de leur rétablissement. Oui, vous courriez aux ormes, vous braveriez tous les périls plutôt que de les recevoir et de vous courber sous leur joug; résolution d’autant plus sage que personne ne tue son esclave de gaîté de cœur, tandis qu’on voit les esclaves d’un tyran mis à mort sans procès, et outragés dans leurs femmes, dans leurs enfants. [4] Mais Alexandre qui, au mépris des serments et de la pacification générale, a rétabli les tyrans de Messène, les fils de Philiade, a-t-il respecté la justice? n’a-t-il pas suivi son instinct de despote, dédaignant et votre courroux et les stipulations communes? [5] Eh bien ! ces mêmes violences qui, tentées ici, vous rempliraient de colère, pourquoi les tolérer ailleurs contre la foi jurée? pourquoi souffrir qu’on vous dise: Observez les serments, vous; et ceux qui se sont parjurés avec tant d’éclat, laissez-les faire?

[6]  Non, non, il n’en sera pas ainsi, si vous êtes résolus à user de vos droits. Le traité proclame ennemi de tous les confédérés quiconque fera ce qu’a fait Alexandre, lui et son pays; et il les autorise tous à l’attaquer. Voulons-nous donc exécuter les conventions? guerre à l’auteur du retour des tyrans !

[7] Mais, diront les fauteurs du despotisme, avant le traité les fils de Philiade dominaient dans Messène: voilà pourquoi Alexandre les y a rappelé. Défense ridicule ! Les tyrans de Lesbiens qui, avant le traité, opprimaient Aptissa et Érésos,[2] en ont été chassés à cause des iniquités de leur gouvernement: et ces mêmes iniquités, vous les souffrirez en Messénie ! [8] D’ailleurs, je lis en tête du traité: Les Hellènes seront libres et régis par leurs propres lois. Puisque cette indépendance est la clause fondamentale, peut-on, sapa absurdité, ne pas voir nos stipulations violées par le retour de la servitude? On vous adjure d’être fidèles à vos serments, d’observer la justice ! Je répète, comme conséquence nécessaire: Aux armes, Athéniens! marchez contre les infracteurs avec les braves de bonne volonté ! [9] L’occasion a eu parfois assez d’empire pour vous faire sacrifier l’équité à votre intérêt: aujourd’hui que l’intérêt, l’équité, l’occasion concourent, attendrez-vous un autre temps pour affranchir Athènes et la Grèce?

[10] Je passe à un autre article du traité, ainsi conçu: Ceux qui détruiront le gouvernement établi dans chaque Etat, à l’époque de la prestation du serment pour la paie, seront ennemis de tous les confédérés. Or, considérer, hommes d’Athènes, que les Achéens formaient, dans le Péloponnèse, une démocratie, et que le Macédonien a brisé le pouvoir du peuple de Pellène,[3] chassé la plupart des citoyens, donné leurs biens à des esclaves, imposé à cette ville, pour tyran, Chaeron, un lutteur ! [11] Et nous, compris dans le traité qui appelle hostilités de pareils actes, obéirons-nous aux communes stipulations? Ne traiterons-nous pas les Macédoniens en ennemis? trouverons-nous une opposition effrontée chez quelqu’un de ces stipendiés de la Macédoine, gorgés d’or pour nous trahir? [12] Ils connaissent toutes ces oppressions; mais, dans l’excès de leur insolence, escortés des troupes du tyran, ils vous somment de garder les serments qu’il viole comme s’il avait, la haute prérogative du parjure; ils vous forcent de briser vos lois en relâchant les condamnés de vos tribunaux; ils vous poussent, malgré vous, à mille démarches illégales. [13] Cela est tout simple : vendus à la cause de l’ennemi de leur patrie, ils ne peuvent respecter ni lois ni serments; ils en jettent seulement le nom pour fasciner les oisifs qui s’assemblent ici avec l’horreur des affaires et qui ne voient pas d’avance succéder au calme actuel les plus terribles tempêtes. [14] J’ai demandé, je demande encore qu’on se rende à l’avis de ceux qui insistent sur la fidélité aux stipulations générales; à moins qu’ils ne s’imaginent que dire, gardez vos serments, ce n’est pas dire que nul ne doit être lésé, ou qu’ils ne croient que nul ne ressent une offense quand les républiques sont détruites, quand le despotisme prend la place de la démocratie.

[15] Mais ce qu’il y a de plus dérisoire, le voici. Le traité porte: Le conseil chargé de veiller sur les intérêts communs empêchera, dans les cités confédérées, tout supplice, tout bannissement illégal, les confiscations, le partage des terres, l’extinction des dettes, l’affranchissement des esclaves, enfin toute innovation. Et, loin de lutter contre une de ces violences, il est des hommes qui les secondent ! Mais préparer dans des Etats libres ces grandes catastrophes dont tant d’hommes sont chargés de les garantir, n’est-ce pas mériter la mort?

[16] Signalons encore une autre infraction, il est écrit : Défense est faite aux émigrés de partir armés d’aucune des villes confédérées pour en attaquer une autre, sous peine d’exclusion de traité pour la ville d’où ils seront partis. Et pourtant avec quelle facilité le Macédonien porte en tous lieux ses armes[4] ! Jamais il ne les a déposées. Maintenant encore, l’épée à la main, il rôde partout où il peut; et ses excursions sont devenues plus fréquentes, puisqu’il vient de rétablir, après sommation, des bannis dans plusieurs villes, et, dans Sicyone, un maître d’escrime. [17]  Il faut, dit-on, nous conformer aux conventions générales ! eh bien excluons du traité les villes qui ont lancé ces bannis. S’il est nécessaire de voiler la vérité, ne disons pas que ces villes sont macédoniennes. Mais si les traîtres, si les serviteurs de la Macédoine réclament sans relâche l’exécution du traité, obéissons à des paroles si justes, obéissons à notre serment: retranchons les Macédoniens de l’alliance; et avisons à ce qu’il faut faire de ces insolents despotes, de ces intrigants, de ces perturbateurs,[5] qui se rient de la paix de la Grèce. [18] Qu’est-ce que nos traîtres peuvent nous opposer? Réclament-ils le maintien des articles onéreux à la république, annulant ceux qui lui sont favorables? cela vous semble-t-il juste? Quoi ! toute convention stipulée pour vos ennemis contre Athènes, ils la rendront inviolable à jamais; et, s’il en est une équitable, importante, qui vous soutienne et les réprime, ils se feront un devoir de la combattre à outrance !

[19] Vous allez voir plus clairement encore que, loin de vous reprocher d’avoir violé quelque article du traité, tous les Hellènes vous sauront gré d’en avoir seuls démasqué les infracteurs. Parcourons plusieurs de ces dispositions si nombreuses.

Les confédérés, selon l’une d’elles, auront la mer libre; nul n’arrêtera et n’emmènera un seul de leurs navires; quiconque violera cette défense sera un ennemi pour la confédération. [20] Ici, hommes d’Athènes, vous avez vu les Macédoniens commettre les violations les plus flagrantes. Ils ont poussé l’arrogance jusqu’à traîner à Ténédos tous les vaisseaux partis du Pont; ils rusaient pour garder cette prise, et ils ne l’ont lâchée qu’après que vous eûtes décrété que cent trirèmes seraient à l’instant équipées, mises en mer, et commandées par Ménesthée. [21] Or, n’est-il pas absurde que des étrangers commettent d’aussi graves infractions, tandis que leurs amis d’Athènes, au lieu de les en détourner, vous conseillent de maintenir ce qu’ils foulent aux pieds? A-t-on ajouté au traité pleine licence pour les uns, défense aux autres de les réprimer? [22] A l’injustice les Macédoniens n’ont-ils pas joint l’aveuglement? Par une juste conséquence de leur énorme transgression, n’ont-ils pas failli perdre l’empire de la mer? et maintenant encore, ne tenons-nous pas d’eux-mêmes le droit de les en dépouiller quand nous voudrons? Pour s’être arrêtés, ils n’en ont pas moins violé les conventions communes; [23] mais leur bonne étoile exploite cette quiétude si bien décidée à ne pas faire valoir vos droits. Voici le comble de l’outrage: vous, dont tous les Hellènes et tous les Barbares craignent l’inimitié, vos parvenus à la fortune, moitié persuasion, moitié violence, vous réduisent à vous mépriser vous-mêmes, comme s’ils gouvernaient Abdère ou Maronée.[6] [24] Déprimant notre puissance, relevant celle des ennemis, ils avouent à leur insu qu’Athènes est invincible: car lui prescrire la fidélité à des droits violés, c’est reconnaître que, si elle préférait le soin de ses intérêts, elle pourrait facilement vaincre ses ennemis. [25] Opinion très vraisemblable: oui, tant que nous aurons seulement[7] la paisible liberté des mers, nous pourrons ajouter des moyens de défense plus énergiques à nos forces de terre. Surtout maintenant que le sort a brisé ces hommes qui s’entouraient des satellites du tyran, les uns ayant succombé, les autres étant convaincus d’impuissance. [26] Aux autres infractions dont j’ai parlé, ajoutez donc ce grave attentat du Macédonien contre les vaisseaux. Mais c’est tout récemment qu’il a fait le plus éclater ses violences et ses dédains. Il a osé pénétrer dans le Pirée, au mépris de nos conventions mutuelles ! il n’avait qu’une trirème: mais n’en concluez pas, ô Athéniens ! que l’infraction fut légère: il aspirait à en faire autant avec une flotte; et c’était un essai de notre patience, une insulte à une décision commune, méconnue comme les précédentes. [27] Un fait prouve qu’il cherchait à se glisser chez nous, à nous accoutumer à cette violation de nos ports. Le capitaine, entré dans le Pirée, sur un navire qui eût dû périr à l’instant avec lui, demanda la permission de construire sur notre rade de petits bâtiments: c’était déclarer que, non content d’aborder chez nous, l’intrigant s’y impatronisait. La chaloupe tolérée, serait venue la trirème; peu d’abord, ensuite beaucoup. [28] On ne peut pas dire que les bois pour la marine abondent à Athènes, qui les fait venir de loin et à grands frais;[8] ni qu’ils manquent en Macédoine, où l’on en livre à bon marché à qui en veut. Mais les Macédoniens espéraient construire et charger des vaisseaux dans le même port, dans le Pirée, malgré la défense absolue qu’ils ont stipulée avec nous; et cette licence augmentera tous les jours, [29] tant ils ont pour Athènes un souverain mépris, grâce aux Athéniens qui les endoctrinent et leur soufflent ce qu’il faut faire ! tant ils jugent bien et notre défaillante mollesse, et notre imprévoyance, et notre insouciance pour les parjures du tyran avec qui la Grèce a traité !

[30] Je le répète, Athéniens, observez vos engagements; et je puis affirmer, grâce à mon âge, que nul ne réclamera contre l’exercice de vos droits, et que vous profitez sans péril, des occasions qui vous poussent à travailler pour vous mêmes. Il est encore écrit dans le traité: Si les Athéniens veulent participer à la paix générale. Cette volonté libre est liée à une nécessité.[9] Nous le voulons, s’il faut cesser de nous traîner honteusement à la remorque d’une politique étrangère; nous ne le voulons pas, s’il faut oublier un seul de ces titres de gloire dont les siècles ont doté Athènes, plus richement que tous les autres peuples.

Si donc vous l’ordonnez, hommes d’Athènes ! je présenterai, conformément au traité, un décret de guerre contre ceux qui l’ont enfreint.


 

[1] J’ai préféré à l’interprétation de Reiske celle de Schaefer, quoique repoussée par Dobrée: Quam graves autem sint res, tu quibus violatio foederis vertitur, paucis docebo.

[2] Deux villes de Lesbos, aujourd’hui Porto-Sigri et Hiersé. L’histoire se tait sur tous ces petits événements.

[3] Pellène (ruines près de Vlogoka) était une ville d’Achaïe.

[4] Il y avait sans doute des Grecs bannis dans plusieurs villes de Macédoine; et les Macédoniens, loin de réprimer leurs entreprises, les avaient aidés à rentrer de force dans leur patrie.

[5] Au lieu de πράττουσι, des manuscrits donnent ἐπιτάττουσι. Je traduis sur la variante de J Wolf, ταράττουσι, sc. τὴν Ἑλλάδα,Graeciae pertubatoribus

[6] Deux villes de Thrace, dont les habitants passaient pour stupides.

[7] Je lis, avec Reiske, Bekker et Schaefer, μόνων, et non μόνοις

[8] De loin: surtout des forêts de la Thrace, et des montagnes du Pont. — A grands frais: μόλις est opposé εὐτελέστατα. Le bois nécessaire pour une rame coûtait à lui seul 5 drachmes. V. Bœckh, l. i, c. 19.

[9] Schaefer entend par τοὐναντίον et δεῖ, opposés à βουλώμεθα, la nécessité; et il fait dépendre ἀναμνησθῆναι de παῦσασθαι comme s’il y avait ἀναμνησθέντας, forme inutilement proposée par Seager.