retour à l'entrée du site   table des matières de l'histoire de la littérature romaine de Paul Albert

 

 

 Albert, Paul (1827-1880)
Histoire de la littérature romaine. Tome second / par Paul Albert,...
388 p.
C. Delagrave, 1871.

LIVRE CINQUIÈME

CHAPITRE PREMIER

État général des lettres depuis le principat d'Hadrien jusqu'à la fin de l'empire d'occident. - Les rhéteurs. - Fronton. - Aulu-Gelle. - Apulée.

§ I.

ÉTAT GÉNÉRAL DES LETTRES.

Avec le règne d'Hadrien commence la profonde, l'incurable décadence : tout languit, dépérit, disparaît à la fois, les idées, les sentiments, la langue. La littérature devient un je ne sais quoi de factice et de puéril. Les écrivains de la période précédente étaient encore des citoyens; la chose publique les intéressait ; le mot de patrie avait pour eux un sens : ceux que nous allons rencontrer sont des sujets dans le sens le plus plat du mot ; on écrit encore, mais on ne pense plus. Pline, Tacite, Quintilien déploraient la décadence de l'antique éducation nationale : on n'en trouve plus la moindre trace dans la période actuelle. Ils conservaient encore quelques-uns de ces vieux préjugés romains, qui après tout étaient une passion et une force : tout cela est mort et n'a pas été remplacé. Rome est devenue la patrie du genre humain. Les étrangers, les provinciaux y affluent et y tiennent le premier rôle. Trajan est espagnol ; bientôt vont venir des empereurs africains, syriens, thraces. Chaque peuple de l'immense empire sera représenté à son tour sur le trône du monde. Des empereurs comme Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle, sont des esprits cultivés ; mais la faveur qu'ils accordent aux lettrés consomme la ruine de toute indépendance personnelle. La littérature devient comme une fonction, en tout cas, c'est un métier ; Hadrien réunit en une sorte d'académie les rhéteurs et les philosophes ; il leur assigne pour théâtre de leurs exercices l'Athenaeum, et leur fixe des salaires. Antonin et Marc-Aurèle feront comme lui. C'est l'empereur qui donnera le ton à la littérature. Hadrien méprise Cicéron, Salluste et Virgile : ce sont des auteurs trop modernes pour lui plaire ; il ne veut entendre parler que du vieux Caton, d'Ennius, de Caelius, ce qui ne l'empêche pas d'avoir le plus profond mépris pour Homère et Platon. Il aime à railler les écrivains de son temps ; il les accable d'épigrammes impertinentes (risit, contempsit, obtrivit), mais il les paye, et nul ne réclame. Marc-Aurèle est plus doux, mais, dans cette âme honnête et faible, la bienveillance est banale, le discernement presque nul. Tous ses maîtres, et combien n'en eut-il pas ! sont pour lui des grands hommes. D'ailleurs toutes ses prédilections sont pour l'idiome grec, et lui-même écrira en grec son beau livre des Pensées.
Sous un tel régime il ne pouvait se produire d'oeuvres fortes et originales. Aussi presque tous les monuments de la littérature sont des traités de grammaire, de rhétorique ou de philosophie élémentaire. Les compilateurs apparaissent : une des formes les plus accusées de l'impuissance se manifeste, la recherche des archaïsmes. C'est la grande voie du succès alors. On ne songe plus à imiter les moeurs antiques, ce qui serait ridicule, mais on aime à enchâsser dans son style les tours, les figures les membres et les périodes des anciens auteurs. Des grammairiens, passés maîtres dans ces pastiches déplorables, sont chargés de l'éducation des princes, sont élevés au consulat, obtiennent des statues : ils seront plus tard empereurs. De quelque côté que l'on se tourne, on sent le vide et le néant. Le mouvement et la vie passent chez les chrétiens, dont les éloquentes apologies commencent à retentir dans ce silence de mort. On voudrait aller à eux, abandonner le vieux cadavre romain, mais il faut réserver à ces précurseurs d'un monde nouveau une place à part, et achever les funérailles de l'ancien monde.
Il serait cependant injuste de ne pas mentionner, ne fût-ce qu'en passant, les remarquables développements que prit alors une science éminemment romaine, je veux dire la jurisprudence. L'époque à laquelle nous sommes parvenus produisit des hommes qui sont encore aujourd'hui considérés comme les fondateurs du droit. Il y a peu de noms plus illustres que ceux des Ulpien, des Papinien, des Paul et des Gaïus, celui-ci découvert et publié par Niebhuren 1816. Malheureusement nous ne possédons que des fragments incomplets et probablement défigurés de leurs ouvrages. La grande révision commandée par Justinien et opérée par Tribonien donna une place considérable aux décisions des jurisconsultes du troisième siècle, mais Tribonien falsifia plus d'une fois leurs textes, peccadille pour un homme qui vendait la justice. Quoi qu'il en soit, sous les règnes d'Hadrien et de ses successeurs, le droit fut définitivement constitué sur une base philosophique. Au temps de Cicéron lui-même, la jurisprudence n'était guère autre chose que la science des décisions rendues par les préteurs ou les jurisconsultes ; la science du droit proprement dite n'existait pas. L'étude de la philosophie, et surtout de la philosophie stoïcienne, amena peu à peu les jurisconsultes à rechercher les principes mêmes des lois. C'est sous Auguste que s'annonça cette révolution importante. Elle eut pour promoteur Antistius Labéon, élève de Trébatius, stoïcien. Elle eut pour adversaire Capito, courtisan et favori du prince. Les ouvrages de Sénèque, les nobles exemples donnés par les stoïciens sous les règnes de Néron et de ses successeurs, l'avènement à l'empire du stoïcien Marc-Aurèle, firent enfin définitivement entrer dans le droit romain les principes du droit naturel, c'est-à-dire, ceux de la raison et de l'équité. Rien de plus remarquable que l'aspect offert alors par la société romaine. Le despotisme dans la cité, l'anéantissement de toute vie politique, une grande corruption dans les moeurs, voilà une de ses faces ; d'un autre côté, l'humanité et la justice pénétrant dans les institutions et les lois ; le droit paternel, si dur et si despotique, restreint ; la femme relevée de sa déchéance ; l'esclave reconnu et proclamé un être moral. M. Laferrière, dans un mémoire fort intéressant, a constaté la puissante et salutaire influence exercée par la doctrine stoïcienne sur les jurisconsultes romains. C'est à ceux que j'ai nommés qu'il emprunte presque toutes ses citations. Rien de plus élevé, de plus noble, de plus nouveau que ces fières revendications de l'équité naturelle. J'ajoute aussi que le langage de ces interprètes du droit est d'une remarquable pureté : concision, propriété, énergie, c'est une langue qu'on ne soupçonne pas, quand on lit Aulu-Gelle ou Apulée.
Il serait injuste de ne pas mentionner en passant le développement que prit aussi dans cette période la grammaire. Il s'en faut bien que les Donat, les Servius, les Macrobe, les Priscien et tant d'autres aient un style remarquable, qu'ils se distinguent par l'élégance de la diction, que leur goût soit pur ; il leur arrive même assez souvent de ne pas comprendre les beautés littéraires des poètes qu'ils interprètent ; mais leurs commentaires, surtout ceux de Donat et de Servius, renferment des renseignements archéologiques précieux. On en peut dire autant de Macrobe, à qui nous devons la conservation du Songe de Scipion, cet admirable couronnement du traité de la République de Cicéron. On consulte encore avec fruit son autre ouvrage les Saturnales, qui donne des détails intéressants sur les usages religieux des anciens Romains. 

§ II.

CORNÉLIUS FRONTON.

La découverte des fragments de Fronton faite, il y a une cinquantaine d'années par M. Angelo Maï, nous permet de restituer à cette époque sa physionomie. Fronton, originaire d'Afrique, et qui florissait dans la première moitié du second siècle, était un rhéteur latin ; il fut chargé de l'éducation de Marc-Aurèle et de Lucius Vérus. Il eut dans ses élèves des amis pleins de déférence et de tendresse : élevé au consulat, honoré même du proconsulat, estimé, choyé, il donna le ton à la littérature de son temps. Il avait composé un ouvrage de grammaire sur les différences des termes (De differentiis vocabularum) qui est perdu pour nous. Mais nous possédons, grâce à la découverte de M. Mal, quelques fragments assez considérables de Fronton, et surtout un grand nombre de lettres adressées par lui aux Antonins, avec les réponses de ces princes. C'est de cette partie de son œuvre que je m'occuperai particulièrement. Je dois cependant indiquer les titres et le caractère de ses autres ouvrages. L'un, fort mutilé, est une espèce de relation panégyrique de la guerre parthique. Il est probable que Fronton avait été comme promu aux fonctions d'historiographe des princes. L'ouvrage avait pour titre : Principes d'histoire. A la suite se trouvent deux compositions d'une puérilité rare, un Éloge de la fumée et de la poussière (Laudes fumi et pulveris), sorte de déclamation paradoxale, et un Eloge de la négligence. Ajoutons-y encore, pour être complet, une narration fabuleuse intitulée : Arion. Voilà le catalogue des oeuvres de Fronton.
C'était un honnête homme, de mœurs douces ; cependant il ne pouvait s'accommoder du caractère difficile, il est vrai, de son collègue Hérodes Atticus, rhéteur grec. Le pauvre empereur avait fort à faire pour maintenir la paix entre ses deux professeurs d'éloquence. Fronton vécut et mourut heureux ; il fut pleuré par son élève, et les contemporains s'imaginèrent ou firent semblant de croire que l'éloquence romaine avait perdu en lui son plus glorieux représentant (decus romanae eloquentiae). C'est qu'en réalité, elle avait cessé d'exister. Lisez tout ce qui reste de Fronton, vous ne découvrirez pas une idée. Fronton n'en avait point, et était persuadé qu'il n'était pas nécessaire d'en avoir. Il avait une passion sincère et profonde pour l'éloquence, mais il ne lui arriva jamais de se demander quelles étaient les sources de l'éloquence, quel en était le but, et si par hasard il n'était pas utile de penser avant de parler. Sa correspondance contient à ce sujet les plus curieuses révélations. Il s'aperçoit à un moment que son élève Marc-Aurèle le néglige quelque peu, qu'il recherche les maîtres de philosophie, qu'il travaille à son âme, et que même il consacre une partie de ses nuits à ce salutaire labeur, Fronton s'alarme ; il tremble d'abord pour cette chère santé, puis il se lamente à la pensée d'une infidélité faite à l'éloquence en faveur de la philosophie. Platon, Chrysippe, Cléanthe, voilà assurément de grands personnages, mais « apprendre les raisonnements cératins, les sorites, les sophismes, mots cornus, instruments de torture, et négliger la parure du discours, la gravité, la majesté, la grâce, l'éclat, cela n'indique-t-il pas que tu aimes mieux parler que de t'énoncer, murmurer et bredouiller plutôt que de faire entendre une voix d'homme ? » Et plus loin : « Aujourd'hui, tu me parais, entraîné comme tu l'es par les habitudes du siècle et le dégoût du travail, avoir déserté l'étude de l'éloquence et tourné tes regards du côté de la philosophie, où il n'y a nul préambule à décorer avec soin, nulle narration à disposer brièvement, nettement, avec art, nulle question à diviser, nuls arguments à chercher, rien à accumuler... » Les arguments de Fronton, on le voit, ne sont pas d'une bien haute portée. Laissons-le s'animer, et voyons comme il plaidera pro domo sua.« Quoi ! les dieux immortels souffriraient que les comices, que les rostres, que la tribune, jadis retentissante à la voix de Caton, de Gracchus et de Cicéron, devînt silencieuse, et de préférence à notre âge ! L'univers, que tu as reçu sous l'empire de la parole, deviendrait muet par ta volonté ! Qu'un homme arrache la langue à un autre homme, il passera pour atroce ; arracher l'éloquence au genre humain, regarderais-tu cela comme un médiocre attentat ? Ne l'assimileras-tu pas à Téréus ou à Lycurgus ? Et ce Lycurgus enfin, quel attentat si grave a-t-il commis que de couper des vignes ? C'eût été, certes, un bienfait pour un grand nombre de peuples que la destruction de la vigne par toute la terre, et cependant Lycurgus fut puni d'avoir coupé les vignes. A mon sens, la destruction de l'éloquence appellerait la vengeance divine : car la vigne n'est placée que sous la protection d'un seul dieu ; l'éloquence dans le ciel est chère à bien des dieux. Minerve est la maîtresse de la parole ; Mercure préside aux messages ; Apollon est l'auteur des chants agrestes, Bacchus le fondateur des dithyrambes ; les Faunes sont les inspirateurs des oracles ; Calliope est la maîtresse d'Homère, et Homère et le Sommeil sont les maîtres d'Ennius,» etc., etc., etc. Voilà un spécimen du goût et de la force d'invention qu'on admirait dans cet illustre rhéteur ; telle est l'idée qu'il se fait de l'éloquence, quand il essaye de s'en faire une idée, ce qui lui arrive rarement. Il ne s'imagine pas un seul instant qu'elle puisse être autre chose qu'une parure : aussi déclare-t-il que le genre démonstratif est le genre par excellence, le sommet de l'art où peu parviennent (in arduo situm) : encore un renseignement assez curieux sur l'éloquence du temps, qui ne pouvait plus guère consister qu'en discours d'apparat. Quels sont les auteurs dont il recommande la lecture à son élève ? Cicéron vraisemblablement. Il n'en est rien. Pourquoi ? Cicéron n'est-il pas le plus grand des orateurs ? Idées, disposition des arguments, dialectique pressante et nourrie, philosophie oratoire, mouvement, passion, il réunit toutes les qualités. Fronton s'occupe bien de tout cela ! Cicéron ne saurait être un modèle utile à étudier, « car il a apporté un soin peu scrupuleux dans la recherche des mots. » Peut-être l'a-t-il fait par grandeur d'âme, ou pour s'éviter un long travail ; mais enfin, dans tous ses discours, « on ne rencontrera que très peu de ces mots inattendus, inopinés, qui ne se trouvent qu'à l'aide de l'étude, du travail, des veilles et d'une mémoire meublée de vers des anciens poètes. » Quels seront donc les modèles proposés à l'admiration et à l'imitation du jeune prince ? Ce sera avant tout M. Porcius Caton, puis Salluste son imitateur ; parmi les poètes, ce sera Plaute, surtout Ennius, puis Naevius, Lucrèce, Accius, Cécilius et Labérius. Il faudra aussi aller fouiller les vieilles Atellanes de Pomponius et de Novius, les contes de Sisenna et les satires de Lucilius. Voilà les procédés littéraires de Fronton mis à nu : c'est un amateur de vieux mots. Quant à penser, il ne s'en soucie aucunement, et même il témoigne une aversion particulière pour les auteurs atteints de cette infirmité. Sénèque en particulier est l'objet de son profond mépris. Il va jusqu'à dire que « si l'on trouve quelquefois dans ses livres des idées sérieuses, on trouve bien des paillettes d'argent dans les cloaques, ce qui n'est pas une raison suffisante pour aller remuer les cloaques. » Je n'insiste pas sur des théories littéraires de ce genre ; mais qui n'admirerait la patience héroïque de ce grand esprit Marc-Aurèle, traînant attaché à sa personne ce froid et pauvre rhéteur qui réclame toujours pour son art toutes les préférences de l'empereur ? Les doléances sont parfois comiques. « Où est cet heureux temps, s'écrie-t-il, où, ne pouvant composer tout un discours, tu t'amusais du moins à recueillir des synonymes, à rechercher des expressions remarquables, à tourner et à retourner les membres de phrases des anciens, à communiquer de l'élégance aux termes vulgaires, de la nouveauté aux mots corrompus, à ajuster une image, jeter dans le moule une figure, la parer d'un vieux mot, lui donner avec le pinceau une teinte légère d'antiquité ? »
Qu'on me permette d'ajouter à cette esquisse rapide d'un rhéteur célèbre le trait suivant. Fronton veut s'excuser auprès de l'impératrice de ne lui avoir pas encore écrit, mais il était occupé. Voici comment il se tire de son épître (elle est en grec).
«Par faiblesse et par impuissance, je suis dans le même état que cet animal appelé hyène par les Romains, et dont le col tendu en ligne droite ne peut, dit-on, se tourner ni à droite ni à gauche. Moi aussi, lorsque je travaille avec ardeur à une chose, je ne puis me tourner d'aucun côté ; je me sépare de tout ce qui n'est pas elle, et j'y suis tout entier attaché. On dit aussi que, semblables à l'hyène, les serpents à dard marchent en ligne droite, et ne vont jamais autrement. Les javelots et les traits atteignent plus sûrement le but lorsqu'ils sont lancés droit, sans être écartés par le vent ou détournés par la main de Minerve ou d'Apollon, comme ceux de Teucer ou des amants de Pénélope. De ces trois images sous lesquelles je viens de me représenter, il en est deux qui ont quelque chose de farouche et de sauvage, l'hyène et les serpents ; la troisième, celle des traits, a encore quelque chose d'inhumain et de bien fait pour effrayer les Muses. Si je parlais du souffle des vents qui pousse le vaisseau en droite ligne, et ne l'entraîne point vers l'abîme, cette quatrième image offrirait encore quelque chose de violent. Si, ajoutant encore une image tirée des lignes, je donnais la préférence à la ligne droite, parce qu'elle est la plus noble, la plus antique des lignes, j'aurais choisi là une image non seulement inanimée, comme celle des javelots, mais qui serait même incorporelle. Quelle image pourrais-je donc trouver qui fût vraisemblable, prise surtout de l'humanité, de la musique mieux encore ? Elle serait pour moi la perfection, si on pouvait y mettre de l'amitié et de l'amour. Orphée pleura, dit-on, pour s'être retourné en arrière ; s'il eût regardé et marché droit devant lui, il n'aurait pas tant pleuré. Mais c'est assez d'images ; car celle d'Orphée elle-même n'est point vraisemblable, puisqu'elle sort des enfers, » etc., etc.
Auprès de ce galimatias, Balzac et Voiture sont des modèles de simplicité et de naturel.

§ III.

AULU-GELLE.

J'insisterai beaucoup moins, sur un autre personnage du même temps, Aulu-Gelle (Aulus Gellius, et quelquefois par corruption Agellius). Ce n'est pas qu'il semble inférieur en esprit à Fronton, mais sa personnalité nous échappe. Il n'a pas eu comme le premier l'honneur d'être le précepteur des princes, il n'a pas été élevé au consulat, il n'a pas obtenu de statues. Rien de brillant dans sa vie, rien de prétentieux dans son oeuvre. Il n'a pas été un de ces hommes qui exercent une influence quelconque sur leur temps. Né à Rome, élève de Fronton dans sa première jeunesse, il le quitta pour aller, suivant l'ancien usage, achever son éducation à Athènes ; puis il revint à Rome, où il remplit une fonction publique, probablement celle de centumvir ou juré dans les affaires civiles. Il était marié, il avait des enfants, et consacrait à l'étude et à leur éducation les loisirs que lui laissaient les tribunaux. De là, est sorti l'ouvrage intitulé les Nuits attiques (Noctium atticarum commentarium), en vingt livres, dont le huitième est perdu. Aulu-Gelle choisit ce titre de préférence à tous les titres ambitieux alors à la mode, parce qu'il lui rappelait les longues et douces soirées d'hiver passées dans son domaine de l'Attique à lire, à annoter, à extraire les anciens auteurs grecs ou romains. Les Nuits attiques ne sont pas autre chose en effet qu'une compilation. A mesure qu'Aulu-Gelle trouvait dans ses livres quelque particularité intéressante, i1 la recueillait ; et il ne suivit jamais d'autre ordre que celui de sa fantaisie de chaque jour. Ajoutons que tous les livres lui étaient bons, et qu'il enflait le sien de toutes les questions qui se présentaient. Poésie, éloquence, philosophie, droit, médecine, religion, grammaire, usages nationaux ou étrangers, anecdotes piquantes, souvenirs personnels ; tout est entassé confusément dans le recueil ; c'était, il le dit lui-même, comme un vaste cabinet à provisions. On le comprend, l'analyse d'un tel livre est impossible, on comprend aussitôt qu'il n'est pas dépourvu d'utilité pour nous. Bien des détails précieux nous ont été conservés par Aulu-Gelle seul, et il est juste de lui en savoir gré. Mais ce qu'il importe surtout de remarquer en lui, comme un des signes du goût du temps, c'est sa prédilection bien accusée pour les anciens auteurs. En cela il est de l'école de Fronton, c'est un archéologue. Grâce à celle manie de la mode du jour, nous trouvons dans Aulu-Gelle un nombre considérable de fragments qui remontent au sixième siècle de Rome. Il est un des plus ardents admirateurs de M. Porcius Caton, qu'il cite à chaque instant. Ennius, Naevius, Pacuvius sont ses poètes préférés : il les mentionne, les commente avec amour, non pour admirer la puissante venue de leurs vers sauvages, mais pour relever telle expression curieuse, tel tour, ou tel détail d'archéologie. - Lui-même dans ce commerce a contracté je ne sais quelle couleur archaïque, parure chère à son coeur assurément. C'est un homme qui vit dans la contemplation des vieilleries, qu'il adore comme vieilleries, ivre de joie quand il peut coudre à son vêtement moderne quelque lambeau de la toge antique de M. Porcius Caton !

§ IV.

APULÉE. 

Apulée (L. Appuleius) est un tout autre homme ; il ne faut pas le confondre avec ces collectionneurs de bric-à brac : c'est un être vivant, passionné, étrange souvent, mais ce n'est pas une vieille médaille usée.
Il est né à Madaura, sur cette terre brûlante d'Afrique, dans la patrie des superstitions, des prodiges, des passions emportées. Sa naissance se place dans les dernières années du règne d'Hadrien, et l'on ignore la date de sa mort. C'est à Carthage qu'il alla faire son éducation. Cette grande cité était alors plus corrompue encore que Rome, si c'est possible, et plus éprise assurément de beau langage. « Y a-t-il, dit Apulée, gloire plus haute et plus sûre que de bien parler à Carthage ? La cité est un peuple d'érudits : c'est là que les enfants s'imprègnent de toutes les connaissances, que les jeunes gens en font parade, que les vieillards les communiquent. - Carthage, ô ma vénérable maîtresse, Carthage, Muse céleste de l'Afrique, Carthage charme harmonieux de tous ceux qui portent la toge ! » De Carthage il passe à Athènes ; mais il n'y allait point chercher cette délicatesse et cette mesure attiques qui ne convenaient point à sa nature. Il y étudia la philosophie, puis se mit à courir le monde. Esprit curieux et qui se portait aux choses surnaturelles d'un singulier élan, il profita de ses voyages pour se faire initier à tous les mystères alors enseignés. Enfin il arriva à Rome, la sentine du genre humain ; il s'y perfectionna dans la langue latine, et réussit même à plaider avec succès. Mais toute son attention se porta bientôt sur les mystères d'Osiris et de Sérapis auxquels il se fit initier; il obtint même une des premières dignités dans le collège des prêtres. De là, il se rend à Alexandrie, autre centre religieux et littéraire fort considérable, puis nous le retrouvons dans la petite ville d'Oeea où s'accomplit un des principaux événements de sa vie. Agé alors d'une trentaine d'années, beau, bien fait, éloquent, spirituel, il inspire une passion très vive à une veuve de quarante ans, fort riche, qui se décide à l'épouser. Mais les enfants et les collatéraux de Pudentilla défèrent Apulée aux tribunaux comme coupable d'avoir employé le secours de la magie pour se faire aimer et épouser. Il échappe à ce danger, perd ou abandonne sa femme et retourne à Carthage. Son éloquence y ravit tous les auditeurs, on lui dresse des statues. Que devient-il ensuite ? On ne sait, mais on aime à croire qu'il n'est pas mort d'une mort vulgaire.
Tel est le personnage. Comme on le voit, ce n'est ni un Romain ni un Grec, c'est un mélange d'africain, de grec d'Orient, et de domicilié à Rome. Ces trois caractères se retrouveront dans son oeuvre, non point fondus harmonieusement comme il arrive aux grandes époques littéraires, mais juxtaposés : de là des disparates étranges, monstrueuses parfois, mais non sans intérêt après tout. Ce personnage encore une fois n'est pas le premier venu.
Son premier ouvrage a pour titre : Les Métamorphoses ou l'Ane d'or en onze livres (Metamorphoseon libri XI). C'est un roman, le seul, on peut dire, que nous ait transmis l'antiquité romaine, car le Satiricon de Pétrone n'a pas tout à fait ce caractère. On ignore quelle est la source à laquelle a puisé Apulée. Ce qu'il y a de certain, c'est que la fable du roman et les principales particularités lui sont communes ainsi qu'à Lucien. Ou il a imité de très près ce dernier, ou tous deux ont imité le même modèle. Celui-ci serait un certain Lucius de Patras, personnage d'ailleurs absolument inconnu. Quoi qu'il en soit, l'oeuvre d'Apulée est originale. Elle a des proportions, bien plus vastes que l'Ane d'or de Lucien. Elle renferme un plus grand nombre d'épisodes et particulièrement, celui des amours de Psyché qui forme deux livres. Disons en deux mots le plan du roman. Un jeune homme de moeurs peu régulières, et passionné pour la magie, a recours à un sortilège pour se transformer en oiseau, mais il se trompe de fiole et le voilà changé en âne. Il garde l'intelligence humaine, la mémoire, et racontera plus tard les misères et les déboires de sa vie de bête. Enfin il réussit à manger des roses, ce qui est un remède souverain en pareil cas, il redevient homme et se fait initier aux mystères d'Osiris et de Sérapis. Apulée était fort jeune quand il écrivit ce roman. Il n'avait pas encore habité Rome, et il porta dans ses récits et son style un coloris d'une singulière chaleur et des élégances africaines à faire frémir les puristes ; mais que d'esprit, que de verve ! Les anecdotes de haut goût, les détails licencieux, et pis que cela même, sont abordés franchement ; dans un genre détestable l'auteur du moins est original ; il sait peindre : il sait aussi raconter avec beaucoup de charme et de grâce ; et s'il n'évite point les polissonneries, on le voit pourtant comme toujours porté vers des choses plus hautes. L'histoire de Psyché et de l'Amour que notre La Fontaine, fin connaisseur, est allé chercher dans l'Ane d'or, est un mythe d'une pureté ravissante. Agréable repos ménagé dans le récit un peu monotone des épreuves d'un baudet, ce mythe, d'un symbolisme si transparent, trahit une préoccupation réelle des destinées de l'âme, du problème de la nature humaine, des expiations, des purifications qu'elle doit subir avant de s'unir définitivement à celui qui est la véritable vie et le véritable amour. Les critiques ont été fort durs envers Apulée, faute d'avoir essayé de le comprendre. Y a-t-il dans toute la littérature latine un seul récit symbolique de cette valeur ? Y en a-t-il même un seul ? Et qu'on ne parle pas de magie et d'obscénité (c'est la définition qu'on impose à Apulée). Ici rien de tel. L'épisode de Psyché a un caractère religieux et philosophique à la fois. Je croirais volontiers qu'il naquit à l'ombre des sanctuaires et qu'il fut imaginé pour peindre aux initiés dans une allégorie poétique la nécessité des pratiques purificatrices sans les-quelles la béatitude céleste est refusée aux hommes. Mais ce n'est pas ici le lieu de développer cette hypothèse. Je ferai seulement remarquer que le onzième livre tout entier est consacré aux choses religieuses, et qu'il respire une onction remarquable.
Après les Métamorphoses, l'ouvrage le plus intéressant d'Apulée est celui qui porte indifféremment les titres d'Apologie ou sur la Magie. Ce sont deux plaidoyers prononcés par Apulée devant les juges pour repousser l'accusation de magie dirigée contre lui par le fils et les parents de sa femme. Il y a dans ces deux discours des détails bien curieux sur les moeurs, les habitudes, les préjugés et les superstitions d'une petite ville d'Afrique au deuxième siècle de notre ère, mais je ne puis m'y arrêter. Apulée gagna sa cause, et il était difficile qu'il en fût autrement. Il plaida avec beaucoup d'esprit et quelque peu de fatuité. « Vous prétendez que j'ai eu recours à des sortilèges pour me faire épouser de Pudentilla : mais, pauvres gens, que voyez-vous donc de si extraordinaire dans l'amour qu'un jeune homme beau, bien fait, spirituel, éloquent, inspire à une veuve sur le retour ? Ma bonne mine et mon esprit, voilà ma magie et mes charmes. » Vous ne trouverez plus, dans aucun orateur quel qu'il soit, ce ton simple et naturel, ce goût des arguments vrais. Quant au fond du débat, je renvoie les curieux soit à Apulée, soit à Bayle, qui dans son Dictionnaire critique s'est livré avec amour à l'examen du point en question : c'est un chef-d'oeuvre d'analyse pénétrante, je dirais presque sensuelle. Le style des Métamorphoses est singulièrement chargé de néologismes et d'archaïsmes ; c'est du punique déguisé en latin ; mais l'auteur est parvenu à l'âge de trente ans, il a passé à Rome de laborieuses années, il plaide sa propre cause : son style est épuré, sa diction élégante sans trop d'affectation : il ne lui manque que la mesure. C'est la qualité impossible a acquérir dans les époques de décadence. Je ne dirai que quelques mots des autres ouvrages d'Apulée. Ils n'ont rien de cette originalité qui recommande les Métamorphoses, et l'Apologie; je les appellerais volontiers des résidus de lectures. Les Florides sont des extraits de morceaux oratoires destinés à produire de l'effet ; on les enchâssait dans une plaidoirie, comme on pouvait ; c'était un lambeau de pourpre pour éblouir. Les traités philosophiques sur les Dogmes de Platon, (De dogmate Platonis libri tres), sur le Monde (De mundo), sur Hermès Trismégiste (De natura Deorum Dialogus), ne sont que des traductions ou des amplifications de textes grecs. Parmi ces fragments on trouve des vers, des discours, des ébauches de compositions historiques. Cet esprit curieux, fouilleur, s'était tourné de tous les côtés. Combien il diffère par là de ses contemporains qui vivent plongés et abêtis dans l'étude des vieilles formes du langage, incapables de penser et croyant écrire !

CHAPITRE II

Les Panégyriques et les Historiens.

§ I.

LES PANÉGYRIQUES.

L'éloquence, bien que toujours enseignée et étudiée dans toutes les parties de l'empire, mais particulièrement dans les Gaules et dans l'Italie du nord, ne produisit dans les trois derniers siècles de l'empire d'Occident que des rhéteurs et des harangues officielles. Le nombre en fut probablement considérable, car les empereurs se succédaient, se renversaient avec une grande rapidité : c'est à peine si les orateurs avaient, le temps de célébrer le vainqueur et d'insulter le vaincu qu'ils avaient célébré la veille. Mais de bonne heure les amateurs de ces sortes de monuments firent un choix : aussi ne possédons-nous que douze panégyriques. C'est assez pour apprécier en connaissance de cause cette branche de la littérature impériale.
Les anciens panégyriques (panegyrici veteres) célèbrent les vertus de Dioclétien et de Maximien, de Constance et de Constantin, de Julien, de Gratien et de Théodose. Quant aux auteurs, la plupart d'entre eux sont restés parfaitement inconnus. Le nom d'Ausone seul a survécu, parce que Ausone a fait autre chose : quant aux deux Mamertins, à Eumenius, à Nazarius, à Drépanius, ils n'ont laissé dans l'histoire et dans la littérature d'autre trace de leur passage que ces harangues mêmes. Je serai fort bref à ce sujet.
Si l'on envisage ces panégyriques au point de vue historique, on ne peut les considérer comme une source bien abondante ni bien sûre. Ils ne sont pas cependant sans importance. On sait combien l'histoire du quatrième siècle est obscure, à la fois par le manque de documents et par le caractère même des documents souvent contradictoires : la translation de la capitale à Constantinople, la lutte de plus en plus vive entre le christianisme et le paganisme, entre le christianisme et l'arianisme, les pérégrinations incessantes des empereurs et les sanglantes révolutions qui étaient comme la loi de ce temps misérable, en un mot une anarchie universelle qui dura plus de cent ans : voilà le tableau que présente ce siècle si tourmenté et si fécond cependant. On essayerait en vain d'en reconstituer la physionomie à l'aide des panégyriques. C'est à peine si çà et là on peut recueillir un trait significatif, un détail intéressant dans le fade écoule-ment d'adulations banales. Ce qui m'a le plus frappé au milieu de cette stérilité de mort, c'est le silence absolu de chacun des orateurs sur le christianisme. Ainsi l'un de ces panégyristes (l'auteur de la huitième harangue, il n'est pas nommé) raconte dans les plus grands détails la fameuse victoire remportée par Constantin sur Maxence, et il ne fait pas la moindre allusion au fameux labarum qui parut dans les airs avec l'inscription : Hoc signo vinces. - Nazarius, autre panégyriste, passe aussi sous silence ce merveilleux incident ; et ce qui rend plus étrange cette omission, c'est la relation d'un autre miracle qui assura aussi la victoire à Constantin : des escadrons célestes vinrent se joindre à ses troupes. L'orateur rapproche cette intervention surprenante de l'apparition de Castor et de Pollux, qui combattirent pour les Romains à la bataille du lac Régille, et il ajoute : le miracle fait en faveur de Constantin nous oblige à croire celui de l'apparition de Castor et de Pollux. Puissamment raisonné ! Autre détail non moins curieux : Ausone, qui était peut-être chrétien, loue la piété de son élève Gratien, qui avait décerné les honneurs divins à Valentinien, son père (divinis honoribus consecratus). - On sait du reste que Gratien, bien que chrétien, prenait encore le titre de Pontifex maximus, l'administration des choses de la religion était toujours une fonction de l'empereur. L'auteur du panégyrique de Julien, un des deux Mamertinus, écrivain qui n'est pas sans mérite, ne dit pas un mot de ce que nous appellerions aujourd'hui la question religieuse. Il semble appartenir lui-même à cette élite de la société païenne de ce temps, qui ne voulait point paraître acheter la faveur du prince au prix d'une conversion sans sincérité. Elle restait donc attachée, au moins de nom, à la vieille religion nationale ; mais elle avait cessé depuis longtemps d'y croire. La religion pour elle était une forme populaire et inférieure de la philosophie. Je trouve dans Mamertinus cette phrase bien remarquable : « J'atteste Dieu immortel, et ce qui me tient lieu de la divinité, ma sainte conscience. » (Testor immortalem deum, et, ad vicem numinis, sanctam conscientiam meam.) Enfin, dans le dernier de ces panégyriques, celui de Théodose par Drépanius, l'orateur, après avoir chanté la défaite de Maxime, s'indigne de la bassesse, de la cruauté, de la cupidité de ces évêques qui faisaient leur cour à l'usurpateur, et l'aidaient de leurs anathèmes contre les Priscillianistes, dans ses extorsions et ses exécutions. Il les représente de ces mêmes mains qui avaient manié les instruments de torture, touchant les objets sacrés. Ici l'orateur se rencontre avec Sulpice Sévère, qui a raconté deux fois ce lugubre épisode.
Tous ces renseignements ne jettent pas un grand jour sur cette époque. Il faut y joindre les détails qu'on rencontre ça et là sur les misères et les dangers incessants qui menaçaient l'empire. Les orateurs dont nous parlons félicitent parfois les princes de leur humanité envers leurs peuples. Les remises d'impôts étaient la forme la plus agréable sous laquelle elle pût s'exercer. Ausone raconte avec plus d'esprit que de sérieux une scène bien curieuse dont Gratien est le héros. Ce prince exempta des arrérages à payer toutes les provinces de son empire ; et, se liant peu à la générosité de ses successeurs, il voulut les mettre dans l'impossibilité de révoquer ce qu'il faisait : il ordonna en conséquence que tous les registres d'impôts fussent brûlés sur les places publiques. C'était une des plaies de l'empire ; les invasions des barbares, la révolte des Bagaudes en Gaule, en furent d'autres ; on en trouve de vifs souvenirs retracés par quelques-uns de ces panégyristes, sous de fausses couleurs, il est vrai ; mais leurs aveux, si adoucis qu'ils soient, jettent de la lumière sur les ténèbres de ces temps malheureux.
Quant au mérite littéraire de ces compositions, il est à peu près nul. J'ai signalé dans l'examen du panégyrique de Trajan par Pline, les inconvénients inévitables du genre. Cependant Pline parle en homme convaincu ; c'est un bon citoyen qui célèbre les vertus réelles du prince, une félicité relative dont l'empire lui est redevable. Rarement les panégyristes eurent cette bonne fortune. Les empereurs qu'ils louent ne sont pas des Trajans ; souvent la matière est fort ingrate : de là, la nécessité de suppléer à la pauvreté du sujet par les ornements du langage. L'antithèse et l'hyperbole sont les grandes ressources de ces orateurs officiels. Ils opposent les crimes ou les vices du prédécesseur aux vertus et aux belles actions du prince régnant, et ils exagèrent dans les deux sens ; souvent même ils évoquent les souvenirs de la Rome républicaine pour en faire litière à leur maître. Cette profanation est, à vrai dire, ce qu'il y a de plus triste ; car, pour le reste, tout est si vide, si plat et si prétentieux à la fuis, que l'on n'a pas le courage de s'en indigner.

§ II.

LES HISTORIENS DE L'HISTOIRE AUGUSTE.

Nous possédons, sous le litre d'écrivains de l'histoire Auguste (scriptores historiae Augaustae), un recueil de biographies d'empereurs, d'Hadrien à Carus et à ses fils (117-285). L'auteur de ce recueil est inconnu, il semble avoir voulu, en réunissant ces vies des Césars, donner une suite à Suétone ; mais les biographies de Nerva et de Trajan manquent au commencement, et, dans le milieu de l'ouvrage, celles des Philippes et des Décius, et une partie de celle de Valérien. Telle qu'elle nous est parvenue, cette compilation, presque nulle sous le rapport littéraire, est d'une certaine importance au point de vue historique. Cette longue et confuse période pleine de guerres, d'anarchie, de désordres de tout genre, ne nous est guère connue que par l'histoire Auguste. L'auteur a fait parmi les nombreuses biographies des empereurs un choix quelconque, et les a rangées dans l'ordre qu'il lui a plu. Quant aux biographies elles-mêmes, elles n'ont pas été écrites par des témoins oculaires ou contemporains, si l'on en excepte Vopiscus. Tous ces historiens, personnages obscurs pour la plupart, sont de plats et inintelligents imitateurs de Suétone. Aucune considération élevée, aucun sens politique, rien de général ni de romain ; le monde entier est pour eux renfermé dans l'intérieur du palais impérial. Ce qu'ils nous apprennent, ce sont de petits détails, des particularités de la vie intérieure ; ils ne se doutent même pas que la véritable histoire du monde romain à cette époque se passe non dans les appartements de ces Césars renversés l'un sur l'autre, mais dans les provinces qui les élèvent, sur les frontières que les barbares vont envahir, ou au sein de celte société chrétienne que la persécution rend chaque jour plus puissante. Heyne a dit d'eux : « Les écrivains de l'histoire Auguste sont indignes du nom d'historiens : ce sont des abréviateurs et des compilateurs d'écrivains qui eux-mêmes ne doivent pas être salués du nom d'historiens ; ils n'ont en effet farci leurs ouvrages que de vains bruits populaires. » Ainsi, d'une part, l'inintelligence du temps, de l'autre, un manque absolu de critique et d'exactitude, des erreurs grossières, des répétitions parfois contradictoires, quand ils empruntent à deux auteurs différents le récit d'un même événement, sans se donner la peine de choisir l'une des deux versions : voilà pour nous à peu près la seule source historique pour une période de près de 160 ans. Quant à leur style, il est souvent incorrect et inintelligible, toujours fort médiocre. Ils ne s'en soucient point d'ailleurs. L'un d'eux, Trébius ou Trébellius Pollio, dit : «id quod ad eloquentiam pertinet non curo. » On ne le voit que trop.
Voici l'ordre dans lequel ils sont rangés.
Elius Spartianus. Il vivait sous Dioclétien, à qui son livre est adressé. Il s'est proposé d'écrire l'histoire, d'abord pour satisfaire à sa conscience (meae satisfaciens conscientiae), ensuite pour soumettre à la connaissance de la divinité du prince les empereurs (cognitioni tui numinis sternere principes). Il avait, à ce qu'il paraît, l'intention d'écrire l'histoire de tous les empereurs ; on ne sait s'il a donné suite à ce projet. On a de lui les vies d'Hadrien, d'Aelius Vérus, de Didius Julianus, de Sévère, de Pescennius Niger, d'Antonin Caracalla, de Géta, cette dernière dédiée à Constantin.
Vulcatius Gallicanus vivait aussi sous Dioclétien. Il avait comme Spartianus conçu un plan plus vaste d'historiographie, qui ne fut pas mis à exécution : « Proposui omnes qui imperatorum nomen sive juste, sive injuste, habuerunt, in litteras mittere, ut omnes purpuratos Augustos cognosceres. » Il ne reste de lui que la vie d'Avidius Cassius, que Fabricius lui a même enlevée pour l'attribuer à Spartianus. Vulcatius est incorrect et sans ordre.
Trébius ou Trébellius Pollio, contemporain de Dioclétien et de Constantin, est quelque peu supérieur aux deux précédents. Il reste de lui les vies de Valérien père et fils, des deux Galliens, les Trente Tyrans et Divus Claudius.
Flavius Vopiscus, de Syracuse, vivait sous Constantin ; son père et son grand-père étaient amis de Dioclétien. Ils furent témoins de l'entrevue du futur empereur avec la druidesse qui prédit le meurtre d'Aper. Il a écrit les vies d'Aurélien, de Tacite, de Florianus, de Probus, de Firmus, de Saturninus, de Proculus, de Bonasus, de Carrus, de Numerianus et de Carin. Il s'était proposé en outre de raconter la vie d'Apollonius de Tyane dont il disait : « quid illo viro sanctius, venerabilius, diviniusque inter hommes fuit ? » Vopiscus est d'un degré su­périeur aux autres biographes. Plus voisin des événements et dans une position qui lui permettait de les mieux apprécier, il mérite plus de crédit qu'aucun d'eux.
Aelius Lampridius a écrit les vies de Commode, de Diaduménus, d'Héliogabal, d'Alexandre Sévère.
Julius Capitolinus est auteur des biographies d'Antoninus Pius, de Marc-Aurèle, de L. Vérus, de Pertinax, d'Albinus, de Macrin, des deux Maximins, des Gordiens, de Maxime et de Balbinus.
Les derniers historiens de la fin du quatrième siècle sont Sextus Aurélius Victor, Eutrope, Sextus Rufus, et enfin Ammien Marcellin. Le dernier seul mérite d'être consulté. Sextus Aurélius Victor, Africain d'origine et d'une naissance obscure, fut élevé par Julien aux plus hautes dignités de l'empire, et nommé par Théodose préfet de Rome. C'était un païen fort honnête homme. Ammien Marcellin en fait le plus grand éloge. De ses ouvrages qui embrassaient toute l'histoire romaine jus-qu'à son temps, nous ne possédons plus que de véritables abrégés dont il a fourni les matériaux, mais dont il n'est peut-être pas l'auteur. Tel est le livre intitulé Origo gentis Romanae, qui est probablement l'oeuvre d'un grammairien, qui a imaginé cette espèce d'introduction à l'histoire de Rome. L'ouvrage, qui porte le titre : De viris illustribus urbis Romae, a été attribué à Cornélius Népos, à Suétone, à Pline le jeune. Une histoire abrégée des Césars (de Caesaribus historiae abbreviatae pars altera) semble composée d'après des sources assez pures. Et enfin, l'ouvrage intitulé : De vita et moribus imperatorum romanorum epitome ex libris Aurelii Victoris a Caesare Augusto ad excessum Theodosii imperatoris, est un extrait d'Aurélius Victor, dont l'auteur est inconnu. Une certaine indépendance s'y fait remarquer, et le style de ces divers ouvrages est en général assez pur.
Eutrope fut un personnage considérable sous les règnes de Constantin, de Julien et de Valens. Il fut consul, secrétaire des empereurs, suivit Julien dans son expédition contre les Parthes. Mais ce n'est pas un personnage politique. Il est appelé Sophiste, par les autres historiens. On sait qu'à cette époque, en Orient comme en Occident, les rhéteurs et les sophistes jouissaient d'une haute considération. On a cru qu'il était chrétien ; le contraire est à peu près certain. Comme beaucoup de bons esprits de ce temps, il était détaché du paganisme sans avoir embrassé le christianisme. Il dit de Julien : « religionis christiana insectator, perinde tamen ut cruore abstineret. » C'est le jugement d'un esprit sensé et impartial. Eutrope a écrit un abrégé de l'histoire romaine (Breviarium historiae romanae) en dix livres, qui vont de la fondation de Rome à Valens. Il paraît que cet empereur fort ignorant lui avait commandé cet ouvrage pour sa propre instruction ; c'est une sorte de manuel. Eutrope se promettait d'écrire pour la postérité une histoire considérable de Rome, stylo majore ; on ne sait s'il a exécuté son dessein. L'abrégé d'Eutrope fut accueilli avec la plus grande faveur ; il s'en fit plusieurs traductions grecques ; les auteurs ecclésiastiques, Jérôme, Prosper d'Aquitaine, Orose, et les faiseurs de chroniques des premiers siècle du moyen âge le copièrent et l'étudièrent comme source unique. Le style d'Eutrope est généralement pur et simple, rare mérite dans ce temps-là.

§ III.

AMMIEN MARCELLIN.

Avec Ammien Marcellin, nous sortons des puérilités de la biographie anecdotique, et nous rentrons dans le domaine de l'histoire. Nous ne savons rien de précis sur ce personnage. Il est né probablement à Antioche ; il appartient à une bonne famille ; il passa la plus grande partie de sa vie dans les camps, et mourut vraisemblablement à Rome, où il s'était retiré en quittant le service militaire. Il eût pu écrire des mémoires, car il fut témoin oculaire des principaux événements qu'il rapporte ; mais il ne se met jamais en scène ; il ne lui arrive jamais rien d'extraordinaire, il est vainqueur ou vaincu comme le dernier de ses compagnons d'armes ; il n'accuse jamais les chefs de ne pas savoir distinguer le mérite ; il ne se vante jamais d'avoir donné au général un conseil qui eût sauvé l'armée. En un mot, l'histoire d'Ammien Marcellin se présente à nous avec tous les caractères de la plus franche impartialité ; de plus l'auteur ne parle que d'événements dont il a été le témoin, ou qu'il connaît d'après les documents les plus authentiques.
Ammien Marcellin avait écrit l'histoire de Rome, depuis la mort de Nerva jusqu'à celle de Valens (96-378). Mais les treize premiers livres, qui allaient de Trajan à Constance, ont péri. Nous ne possédons que les dernières années du règne de Constance, ceux de Julien, de Jovien, de Valentinien Ier et de Valens, en tout une période d'environ vingt ans, racontée en dix-sept livres, donc avec beaucoup de détails, ce qui nous autorise à penser que la partie perdue ne devait guère être qu'une sorte de résumé.
L'ouvrage d'Ammien Marcellin est la source la plus précieuse que nous ayons pour étudier une des époques les plus intéressantes de l'histoire du monde. A vrai dire, il est le seul écrivain de ce temps dont le témoignage ait une sérieuse autorité. Il n'est pas difficile d'en donner la raison. Les historiens qu'on appelle ecclésiastiques, Eusèbe, Socrate, Sozomène, Théodoret, et les autres, sont des chrétiens plus ou moins intelligents (ils le sont tort peu en général), et qui ne s'intéressent qu'aux événements qui touchent directement au christianisme ; à les lire, on croirait que les empereurs n'ont absolument agi, parlé, pensé, commandé , que pour servir ou combattre la religion chrétienne. Ils sont doux et partiaux pour les orthodoxes, sottement calomniateurs envers les hérétiques et les païens. Ils traitent Julien d'une façon qui serait odieuse, si elle n'était ridicule : mais aujourd'hui encore il y a des gens qui croient, ou font semblant de croire à l'honnêteté et à l'intelligence de ces chétifs auteurs, et se dispensent d'être équitables parce que les contemporains ne l'ont pas été. Quant à Zosime, le seul auteur païen de cette même période, il est suspect de partialité contre les chrétiens, mais c'est un autre esprit que ceux dont j'ai parlé. Reste donc notre Ammien Marcellin, écrivain d'une intelligence suffisante, et d'une impartialité manifeste. C'est bien lui qui eût pu dire : « Sine odio et ira, quorum causas procul a me habeo. » En effet, il n'est ni chrétien ni païen ; c'est, comme on disait au siècle dernier, un philosophe.
Ceux qui ont songé à en faire un chrétien, ne l'ont pas lu sérieusement. Jamais un chrétien ne se fût exprimé de la sorte sur l'empereur Julien. A vrai dire, c'est le héros d'Ammien ; il l'admire, il l'aime ; c'est avec un véritable désespoir qu'il est forcé de lui trouver quelques défauts, mais la vérité avant tout. Il blâmera donc dans l'empereur ce fameux décret qui interdisait l'enseignement aux chrétiens ; il blâmera ces sacrifices incessants, ces pratiques de dévotion puérile, en un mot tout ce qui jette une ombre fâcheuse sur cette noble figure du jeune stoïcien ; il aime à le comparer à Marc-Aurèle, sur lequel évidemment Julien voulut se régler. Il le représente faisant tous ses efforts pour imposer aux chrétiens la tolérance envers leurs dissidents, c'est-à-dire l'anarchie dans l'Église, adroite politique qu'ils ne lui ont pas pardonnée. Un chrétien eût parlé tout au long de la fameuse question de l'Arianisme qui remplit ce siècle ; Ammien ne s'en occupe pas. Enfin un chrétien ne nous eût pas montré Damase et Ursin se disputant l'évêché de Rome à main armée, remplissant les rues de cadavres, et surtout n'eût pas ajouté que la chose était toute simple, car l'évêque de Rome recevait beaucoup de cadeaux des matrones et vivait fort opulemment. Il est inutile de pousser plus loin cette démonstration, le fait est trop évident.
Ce n'est pas un païen non plus, ai-je dit. Les croyances religieuses d'Ammien Marcellin sont assez difficiles à déterminer. Il ne croit plus aux dieux du vulgaire, ni au Tartare, ni à toutes les vieilleries du culte national ; il s'en faut cependant que ce soit un esprit libre de préjugés. Il ne dit plus a les dieux ni Jupiter, Mars, Junon ; il dit tantôt la divinité (superum numen), tantôt la justice, tantôt la fortune (Fortuna, fatum.) Il croit à l'action du destin, ce qui ne l'empêche pas d'admettre l'action de la Justice souveraine. Mais ce qui domine en lui, c'est sa croyance à la divination : c'est la grande maladie morale du quatrième siècle. Dans la ruine des croyances nationales, cela seul subsista, et avec une énergie que rien ne put abattre. Tous, grands et petits, sages et vulgaire, empereur et sujets, étaient tendus vers l'avenir, et voulaient lui arracher ses secrets. Tout homme qui consultait les devins était suspect au prince ; il leur demandait s'il ne serait pas bientôt empereur. De tous côtés, en effet, s'éveillaient des ambitions, des convoitises, des hallucinations impériales. Aussitôt des perquisitions étaient faites ; on découvrait, ici, un manteau de pourpre, là, des brodequins, un diadème ; les exécutions commençaient ; elles remplissaient les villes de sang. L'empereur voulait tuer celui qui rêvait sa succession. La prétendue conspiration de Théodoros inonda l'Orient de carnage. Ammien croit que la puissance supérieure, éternelle et par conséquent connaissant l'avenir, peut communiquer à un mortel une partie de sa connaissance. Je cite le texte, pour donner une idée de la confusion des idées et du style. « Elementorum omnium spiritus utpote perennium corporum praesentiendi motu semper et ubique vigens, ex his quae per disciplinas varias affectamus, participat nobiscnm munera divinandi ; et substantiales potestates ritu diverso placatae, velut ex perpetuis fontium venis vaticina mortalitati suppeditant verba ; quibus numen praeesse dicitur Themidis, quam ex eo quod fixa fatali lege decreta praescire facit in posterum, quae
teyeim¡na sermo graecus appellat, ita cognominatam in cubili solioque Jovis, vigoris vivifici, theologi veteres collocarunt. » (Lib. XXI, cap. I.)
Chez lui le politique et le soldat valent mieux que le théologien. Il porte sur les divers princes qui ont passé sous ses yeux des jugements sérieux, bien motivés, impartiaux, et s'applique à dire le bien et le mal, ne dissimulant rien, et laissant au lecteur le soin de conclure. Il ne s'est pas proposé de présenter un tableau complet de l'empire romain au quatrième siècle, et l'on signalerait dans son ouvrage plus d'une lacune ; cependant les traits dominants qui caractérisent cette époque y sont fortement dessinés. Les questions d'administration intérieure étaient devenues secondaires pour ainsi dire : il s'agissait en effet pour l'empire d'être ou de n'être pas. Les barbares ne laissaient aucune trêve aux princes. En Orient, les Arméniens, les Perses ; sur le Danube les Quades, les Marcomans, les Sarmates ; sur le Rhin, les Allemands et les Francks, les Bretons eux-mêmes ; puis les Goths, bientôt suivis des Huns, des Mains, des Suèves. Les empereurs étaient brusquement appelés de l'Orient à l'Occident, du Nord au Sud par les provinces envahies, dépouillées, mises à feu et à sang. Ammien Marcellin a combattu sur le Rhin, sur le Danube, dans les plaines de la Mésopotamie ; il a été vainqueur près d'Argentoratum, il a assisté aux désastres d'Amida et d'Andrinople ; Julien est mort sous ses yeux, il a vu la maison où Valens a été brûlé ; il a échappé avec quelques soldats au glaive des Perses maîtres d'Amida. Toutes ces campagnes sont racontées par lui avec une grande sincérité ; le récit est intéressant, un peu forcé de couleur et cherchant le dramatique, mais de fort beaux épisodes se détachent du cadre général, et produisent une impression forte. Je signalerai la mort de Julien, le traité conclu avec les Perses par Jovien, la bataille d'Argentoratum, celle d'Andrinople, le meurtre du roi d'Arménie, Para. Quant à la critique des événements, elle est généralement saine et honnête. Ammien Marcellin est sévère dans ses jugements sur les courtisans et les créatures des empereurs ; il a tracé de quelques-uns d'entre eux des portraits d'une rare énergie. C'est un honnête homme indigné qui flétrit des scélérats et des fripons. Le nombre en était grand. L'administration de Rome délaissée par les empereurs était entre les mains de préfets tout puissants jusqu'au jour où un caprice du prince, une délation, une crainte superstitieuse, les renversaient. Le tableau que trace Ammien des moeurs romaines vers 370 est fort instructif, mais lamentable. Les nobles, la bourgeoisie (représentée par les avocats) et le peuple sont tour à tour mis sous nos yeux et dépeints sous les plus sombres couleurs. Le Sénat n'a plus qu'un semblant d'existence ; c'est le délégué de l'empereur absent qui est tout, et il règne d'après les lois du bon plaisir. L'historien n'invoque pas l'antique liberté perdue ; il se borne à exiger des hommes en dignité un peu de désintéressement et d'honneur, qualités fort rares alors. C'est un moraliste sans rigorisme, ce qu'on appelle un honnête homme. Ce qui excite son indignation, ce sont les lâchetés, les perfidies. Plus d'une fois les généraux romains y avaient recours dans les périls extrêmes où se trouvait placé l'empire. Le préfet du prétoire, Trajan, invite à sa table le roi d'Arménie, Para, et le fait assassiner sous ses yeux. Ammien est révolté de ce guet-apens odieux ; il rappelle la générosité des anciens Romains, la belle lettre de Fabricius à Pyrrhus pour lui dénoncer la trahison de son médecin. Mais parfois il est plus indulgent, et semble accepter l'axiome immoral « dolus an virtus, quis in hoste requirat ? » il appelle « mesure sage » prudens consilium le massacre d'une troupe de Goths appelés sous prétexte de recevoir leur paye.Tel est l'esprit de l'ouvrage ; je dirai peu de chose de la composition et du style. L'auteur e essayé de présenter un récit fidèle des événements ; mais le théâtre est trop vaste, la scène change trop souvent. L'unité du sujet échappe à l'historien ; elle est réelle cependant, un mot la résume : décadence. La confusion est partout ; il ne reste plus rien des antiques traditions; les empereurs sont pris au hasard, par les armées en campagne ; l’empire est comme un avancement. Rome n'est plus la capitale de l'État romain ; il n'y a plus de capitale, partant plus de centre, plus de direction unique, plus de suite dans la politique. On vit au jour le jour. Cette confusion se trouve dans l'ouvrage d'Ammien Marcellin ; Gibbon lui-même n'y a pas échappé. Mais si l'on prend telle ou telle partie de l'oeuvre, soit une expédition contre les Allemands, soit une guerre contre les Perses, on ne peut que louer l'ordonnance du récit, la proportion des diverses parties, la gradation, l'intérêt. Les digressions nombreuses et généralement très faibles, auxquelles se livre l'auteur, sur les tremblements de terre, les comètes, les avocats, sont des hors-d'oeuvre qu'il est difficile de goûter. Il sait beaucoup, croit savoir, et n'a que des notions vulgaires et erronées. C'est un soldat qui s'est mis tard au travail et dont le jugement a été peu exercé. Quant au style, c'est le traiter avec indulgence que de dire qu'il est dur ; il est affecté, emphatique, souvent barbare. Il y a des élégances qui font frémir. Ammien ne dit pas l'exil, mais le chagrin de l'exil (moeror exsutaris) ; il ne dit pas la relégation dans une île, mais la solitude insulaire (exsularis solitudo). Va-t-il raconter une guerre, il dit : «cependant la roue rapide de la fortune, changeant toujours la prospérité en malheur, armait Bellone en lui adjoignant pour compagnes les Furies. » En général, lorsqu'il se laisse entraîner à quelque réflexion philosophique, son langage revêt une teinte de barbarie très prononcée ; quand il se borne à raconter, il est plus simple, mais il écrit toujours mal.
Tel qu'il est, il est intéressant à lire, et son autorité n'est pas médiocre.

§ IV.

SYMMAQUE.

 Symmaque est le dernier orateur qu'ait produit la société antique. On voudrait qu'en disparaissant, le génie romain se recueillît et jetât par un dernier effort quelque oeuvre puissante ; il n'en est rien. Après avoir longtemps langui, il s'éteint comme un feu sans aliments. Quelle inspiration possible pour un peuple qui n'a plus ni vie politique ni vie religieuse ?
Ce qui a sauvé le nom de Symmaque de l'oubli où sont tombés tous ses contemporains, ce ne sont pas les nombreuses harangues qu'il faisait admirer aux sénateurs ; ce n'est pas même le recueil de ses lettres divisées en dix livres et publiées avec un soin pieux par son fils : c'est une requête adressée à Théodose, et qui fut presque aussitôt vivement réfutée par l'évêque de Milan, saint Ambroise, et par le poète chrétien Aurélius Prudentius Clemens. Cette requête peut être considérée comme la suprême et impuissante protestation de la Rome païenne contre le christianisme.
Ce n'est pas un médiocre honneur pour Symmaque d'avoir pris la défense du culte et des institutions nationales dans un moment où il y avait plus de péril que de profit à le faire. Mais Symmaque n'était pas une âme vulgaire, et, de plus, il avait été comme préparé et désigné pour cette tâche par l'éducation qu'il avait reçue et la position qu'il occupait. J'ai montré avec quelle ardeur, parfois puérile, Pline le Jeune refaisait dans son imagination la vie publique qui n'était déjà plus qu'une ombre ; quelle importance il attachait à ces séances du Sénat qui étaient une vaine parade ; quel sérieux il apportait dans l'accomplissement de ses fonctions exercées sous la surveillance d'un empereur ; avec quelle naïveté il établissait des rapprochements impossibles entre son temps et celui de Cicéron : c'est que, si tout avait changé, l'éducation d'alors préparait toujours le jeune Romain à la vie publique d'autrefois. Il s'en faut bien que Symmaque ait toutes les illusions de Pline, son époque ne le permettait pas ; mais, lui aussi, il est comme dominé parles traditions antiques ; et, malgré les cruels démentis des faits, il se rejette sans cesse vers ce qui a été, et ne peut s'empêcher d'en souhaiter, d'en espérer même le retour. Cicéron était le modèle et l'idéal de Pline ; Pline est le modèle et l'idéal de Symmaque : tous deux se repaissent d'illusions.
Symmaque a rempli les charges les plus considérables de la république (on parlait encore ainsi) sous les règnes de Gratien, de Valérien, de Valentinien et de Théodose ; il a été préfet de Rome en 384, consul et grand pontife en 391. Suivant Cassiodore, il aurait composé un panégyrique en l'honneur de Maxime, l'usurpateur, et l'aurait prononcé en plein Sénat, ce qui l'exposa à une accusation de lèse-majesté, à laquelle il n'échappa que par la clémence de Théodose. Le fait n'est pas impossible, surtout si on se rappelle que Maxime se présentait comme le restaurateur de la vieille religion nationale. Quoi qu'il en soit, Symmaque survécut à Théodose et ne mourut probablement que dans les premières années du Ve siècle.
Le recueil de ses lettres offre bien peu d'intérêt. On ne s'explique guère une si absolue indigence d'idées et de sentiments. Il est probable que son fils, qui s'en fit l'éditeur, retrancha toutes celles où ce païen obstiné exprimait son opinion sur les hommes et les choses de son temps. La matière était riche ; chaque jour amenait des conversions au christianisme, et l'on ne sait que trop ce que valaient souvent ces conversions ; Symmaque était bien placé pour en apprécier la sincérité : « s'éloigner des autels, dit-il quelque part, c'est une manière de s'avancer. » On regrette de ne pas trouver plus d'indications de ce genre dans la correspondance qui nous est parvenue, et qui doit avoir été modifiée. Ces détails, qui eussent été si intéressants, sont remplacés par des pauvretés : tel livre tout entier ne renferme que des lettres de recommandation, des billets plus ou moins bien tournés ; ailleurs, ce sont les menus événements de sa vie privée, à Rome, en Campanie, dans quelqu'une de ses nombreuses villas. Les moins vides de ces lettres sont celles où il se montre préoccupé de ses fonctions de consul ou de préfet ; la tâche était souvent bien pénible : il fallait nourrir et amuser le peuple romain. Aussi l'annone d'une part, de l'autre, les jeux publics, tenaient sans cesse en éveil les malheureux magistrats.
La requête adressée aux empereurs (Relatio ad Valen­tinianum, Theodosium, Arcadium imperatores) fut justement inspirée par une circonstance de ce genre. L'an 384, il y eut une famine. Symmaque, alors préfet, et chargé de l'approvisionnement de la ville, ne put faire venir de l'Afrique qu'une quantité fort insuffisante de blé ; il fallut attendre quelque temps l'arrivage d'une flotte apportant les blés de la Macédoine. Or, l'année précédente, l'empereur Gratien avait fait enlever du Sénat l'autel de la Victoire, ce symbole visible de la gloire de Rome dominatrice du monde. Aussitôt et la multitude et un grand nombre de sénateurs s'écrièrent que les malheurs de l'empire, les disettes, les invasions des barbares étaient un châtiment envoyé par les dieux dont on avait abandonné le culte. Rien de plus conforme aux idées romaines : on peut voir dans Tite-Live le discours si curieux de Camille après la prise de Véies, discours où il explique les succès et les revers de Rome par la scrupuleuse observance ou par l'omission des rites consacrés. Symmaque se fit à plusieurs reprises, sous Gratien d'abord, puis sous Valentinien, l'interprète de la croyance populaire : il demanda le rétablissement de l'autel de la Victoire d'abord, puis la reprise de toutes les cérémonies du culte national que les princes chrétiens n'osaient pas encore proscrire, mais qu'ils laissaient tomber en désuétude.
Le sujet était beau, favorable à l'éloquence. Qu'était-ce en effet que le christianisme d'alors, religion qui n'avait rien de national, qui ne se rattachait par aucun lien à l'histoire de la patrie, auprès de l'antique culte institué par Romulus, par Numa, et qui remontait même jus-qu'aux dieux par Énée, le fondateur de la cité ? Ce culte, on en retrouvait la trace vivante dans tous les souvenirs héroïques de Rome ; le premier empereur, politique, avisé, en avait multiplié les cérémonies et accru la splendeur, tandis que ses poètes les Horace, les Virgile, les Ovide en célébraient l'incomparable majesté. Tant que le peuple romain était resté fidèle aux prescriptions de la religion antique, il avait exercé sur les nations soumises une domination paisible. Les premiers revers essuyés dataient justement de l'expansion du christianisme. Voilà ce que devaient se dire les païens convaincus, voilà ce que pensait certainement Symmaque ; mais il n'osa pas exprimer toute sa pensée. La meilleure, la seule efficace manière de plaider pour le culte ancien, c'était, en le glorifiant, d'attaquer ouvertement et sans scrupule le christianisme. Encore une fois la religion nouvelle n'avait pas de racines dans la cité ; au fond, la cité lui était indifférente. Le temps était proche où saint Augustin opposerait à la vieille Rome prise par Alaric, la ville céleste, véritable et seule patrie du chrétien. Il fallait avoir le courage de condamner hautement le christianisme dans ses dogmes, dans sa constitution et surtout dans son esprit ; de prouver qu'il faisait des saints et non des citoyens; que la patrie n'avait rien à attendre de lui dans les périls qui la menaçaient ; que les vainqueurs, quels qu'ils fussent, seraient toujours bien accueillis des chrétiens. En plaidant ainsi la cause du culte national, Symmaque eût échoué, cela est certain : mais il échoua en la plaidant en avocat honteux, incertain, qui se tient sur la défensive au lieu de pousser vivement son adversaire. Il ne sut pas, il n'osa pas affronter un débat solennel, faire un dernier et éclatant appel au gouvernement d'une part, mais surtout au Sénat et au peuple romain. Quand on parle au nom de onze siècles de gloire, quand on est convaincu que toute cette gloire doit remonter à la religion comme à son principe naturel, il ne faut pas être humble et supplier, il faut parler haut et ferme, livrer le dernier combat et mourir. Symmaque était incapable de cet héroïsme : c'était un fonctionnaire. Il voulait bien adresser une requête aux empereurs, évoquer les glorieux souvenirs de Rome républicaine, les Gaulois, Annibal, que l'ombre du Capitole mettait en fuite ; mais la conclusion naturelle, impérieuse, il n'osait la lancer à la face de ses maîtres. Il se bornait donc, après avoir prouvé l'excellence du culte antique, à réclamer, quoi ? la tolérance. C'était une abdication. Et que l'on remarque qu'il avait pour lui non seulement les traditions nationales, autorité imposante, mais la légalité même. C'était en effet au mépris des lois qu'on affectait à d'autres usages les fonds destinés au culte ; qu'on interdisait aux vestales de recueillir des héritages. D'où vient cette faiblesse de l'orateur ? Il était peut-être convaincu de la bonté de sa cause, mais il avait peur de se compromettre. Les chrétiens étaient les plus forts ; les empereurs eux-mêmes devaient compter avec eux, Nous sommes à la veille de la pénitence publique infligée à Théodose par saint Ambroise ; et bientôt l'archevêque de Constantinople, saint Jean Chrysostome tiendra en échec l'empereur Arcadius dans sa propre capitale. Voilà pourquoi le polythéisme romain fut si faiblement défendu.
La réfutation de saint Ambroise a un tout autre ton ; elle est triomphante et méprisante. Il n'accorde rien à Symmaque, ni dans le présent ni dans le passé. Que parle-t-on des dieux protecteurs des Camille et des Scipions, des dieux qui chassèrent les Gaulois et Annibal ? C'est le courage des Romains qui a tout fait, les dieux n'ont jamais existé. L'orateur chrétien n'examine pas si les anciens Romains croyaient à l'existence de ces dieux, si la foi profonde qui les animait ne les a pas conduits cent fois à la victoire. Il condamne, il anathématise, il annonce le Dieu des chrétiens, le seul vrai Dieu. Comme jadis Scipion arrachait le peuple aux gradins du tribunal pour le mener au Capitole rendre grâces aux dieux de la république, ainsi saint Ambroise repoussait les vaines doléances de Symmaque, en montrant d'un geste dominateur le christianisme triomphant.

CHAPITRE III 

Les derniers poètes.

§ I.

LES PETITS POETES. 

Nous avons montré dans la période précédente ce qu'était devenue la poésie sous les derniers Césars de la famille d'Auguste. A partir du règne d'Hadrien, elle n'est plus qu'un misérable jeu d'esprit ou un moyen plus raffiné d'adulation. La plupart des écrivains de cette période sont inconnus ; les érudits s'épuisent en recherches pour déterminer la naissance, la patrie, la position sociale et souvent même le nom de ces poètes. Les curieux trouveront dans Wernsdorff (Poetae latini minores) reproduit par Lemaire, les oeuvres de ce temps, et les détails biographiques obscurs ou peu satisfaisants, réunis et peu digérés par cet estimable savant.
Le caractère général des poésies conservées est la stérilité d'invention ; une des formes sous lesquelles elle le traduit de préférence, c'est le genre didactique ou descriptif. C'est ainsi qu'à la fin du dix-huitième siècle, et sous l'Empire sembla près d'expirer la poésie française, lorsque d'un brusque élan elle se replongea aux sources vives. Dans les trois premiers siècles de l'ère chrétienne, il se produisit un certain nombre de manuels en vers sur la chasse, la pêche, sur les phénomènes célestes, sur la géographie. Nous possédons le poème de Némésianus (qui pourrait bien s'appeler plutôt Olympius), intitulé : Cynegeticon ; il est fort inférieur à celui de Gratius Faliscus sur le même sujet. L'astronomie, qui était déjà fort à la mode deux cents ans auparavant, inspire à un certain Rufus Festus Avienus, personnage consulaire à ce que l'on croit, deux poèmes imités ou plutôt traduits du grec, les Phénomènes et les Pronostics d'Aratus (Phenomena, pronostica Aratea). Ce savant personnage ne s'en tint pas là ; il emprunta encore à des originaux grecs la matière de deux poèmes géographiques, intitulés : Description de l'Univers (Descriptio orbis terrae), et Régions maritimes (Orae maritimae), absolument dépourvus d'intérêt, soit au point de vue scientifique, soit au point de vue poétique.
Un autre poète du troisième siècle, Caius Julius Calpurnius Siculus, se livra à la composition de Bucoliques. Depuis Virgile nul ne s'était essayé dans ce genre ; il y occupe donc la seconde place, mais à une distance considérable du maître qu'il imite, disons mieux, qu'il copie souvent sans pudeur. C'est le même cadre, les mêmes sujets, les mêmes détails ; toujours des combats de chant entre deux bergers, ou des plaintes adressées à une infidèle. La seul innovation que se permette l'auteur, c'est d'appliquer au règne fortuné de Carus et de ses fils les descriptions de l'âge d'or qu'il emprunte à Virgile. J'y trouve cependant quelques détails dont celui-ci ne se fût pas avisé. Il n'aurait pas osé dire, par exemple : « Le Sénat enchaîné, marchant au supplice dans un appareil funèbre, ne lassera plus les bras des bourreaux, et, pendant que les prisons regorgent, la curie infortunée ne comptera plus le petit nombre de ses membres. » Mais les souhaits du poète, ses supplications à l'empereur pour qu'il veuille bien ne pas devenir dieu trop tôt, c'est la menue monnaie des poètes et des orateurs de cour. Combien les Césars auraient accédé avec empressement à leurs désirs, s'ils l'avaient pu ! Une de ces églogues se distingue des autres par le sujet : c'est une description des spectacles de Rome par le berger Corydon. Cette vision splendide l'a ébloui ; combien les champs et les bois lui paraissent froids et mornes désormais ! Vous retrouvez ici l'auteur qui chante la campagne, enfermé dans son galetas. Combien l'autre thèse eût été plus poétique et plus intéressante !
Après ce triste disciple de Virgile, disons un mot d'un disciple de Phèdre, Flavius Avianus, personnage inconnu, qui composa et dédia à un certain Théodose également inconnu un recueil de quarante-deux fables. Le but d'Avianus, c'est d'offrir à son protecteur un ouvrage « propre à charmer son esprit, à exercer e son imagination, à calmer ses soucis, à le diriger dans la conduite de la vie. » Il est douteux que ce but ambitieux ait été atteint. Ces apologues sont froids et secs. La forme élégiaque adoptée par Avianus est peu propre aux récits. Cette chute monotone des vers, cette suspension forcée du sens, souvent même de la phrase, condamne le poète à je ne sais quoi de heurté et d'écourté. Ces défauts déjà sensibles dans Phèdre, qui lui aussi voulait enseigner au moyen de l'apologue ésopique, sont insupportables dans Avianus. Mais peut-être notre La Fontaine, si varié, si vif, si éclatant, si pittoresque, nous rend-il injuste pour ces fabulistes.
Il y eut aussi dans le troisième et dans le quatrième siècle un certain nombre de compositions en vers sur le jardinage. On se rappelle que Virgile avait laissé de côté ce sujet, faute d'espace (spatiis exclusus iniquis), mais il avait eu l'imprudence d'ajouter : « je le laisse à traiter à d'autres » (aliis post commemoranda relinquo). Plus d'un effort fut tenté pour combler cette lacune. Un certain Palladius écrivit un traité en vers sur la greffe des arbres (de insitionibus arborum) ; il y eut une foule de petits poèmes sur les Roses, entre autres une élégie assez gracieuse qu'on attribue à Ausone. L'auteur qui annonça formellement l'intention d'être le continuateur de Virgile, est Columelle (L. Janius Moderatus Columella). Il appartient à l'époque précédente ; il était contemporain de Sénèque; et s'il n'est pas un grand poète, sa diction du moins est assez pure. Il a composé un grand ouvrage en prose, sans aucune originalité sur les travaux de la campagne (de re rustica). Un de ses amis, un certain Silvinus, l'invita à écrire en vers le dixième livre consacré au jardinage. Columelle ne se fit pas prier et se mit résolument à l'oeuvre.
Il est difficile de partager l'admiration du docte Barthius pour ce travail consciencieux, qu'il qualifie de naturali venustate elegans,, ni pour le poète, qu'il déclare égal aux plus illustre, poetarum primoribus accensendum. Columelle, comme tous les imitateurs, met à nu les vices inhérents au poème didactique, la sécheresse et la monotonie. Virgile avait échappé à ce grave inconvénient à force de génie, et surtout parce qu'il avait le vif et profond sentiment des choses de la nature; Columelle tombe dans le catalogue. Son jardin est un fouillis de plantes et d'arbres inextricable ; il énumère, énumère impitoyablement ; seulement il ajoute des épithètes aux substantifs, ce qui crée à ses yeux le style poétique. Les épisodes sont sans relief, les digressions, visiblement imitées, n'ont aucune grâce. Il aime les détails crus, immondes ; il enregistre les vieilles recettes malpropres de la superstition antique (v. 85, 105-360). C'est un compilateur et un archéologue. On se rappelle les admirables descriptions de Lucrèce et de Virgile sur le réveil de la fécondité au printemps ; Columelle a essayé de refaire ce tableau. Il faut le lire pour se rendre bien compte de la différence essentielle qu'il y a entre un sec imitateur et des génies originaux (v. 196 et 59).

§ II.

CLAUDIEN.

 Claudien (Claudius Claudianus) termine cette longue et froide série des poètes de la décadence. Avant lui presque rien, après lui, plus rien ; nous tombons dans la pieuse et dure barbarie du moyen âge. Dans ses vers la Muse latine jette un dernier éclat ; on pourrait croire à une renaissance prochaine, c'est un adieu éternel.
Claudien n'est ni un Romain, ni même un Italien, c'est un Alexandrin ; mais son père était sans doute Romain d'origine, un de ces fonctionnaires qui accompagnaient les empereurs dans leurs fréquentes tournées. Il écrivit d'abord en grec, et ne composa ses poèmes en langue latine que lorsqu'il se fut fixé soit à Rome, soit à Milan, où résidaient souvent les empereurs d'Occident. Stilichon, le tuteur d'Honorius, fut son protecteur, et il s'éleva aux premières dignités de l'empire. Arcadius et Honorius lui accordèrent une distinction plus flatteuse encore ; ils lui firent ériger une statue dans le forum de Trajan, avec une inscription fort élogieuse : « Rien que ses vers suffisent à sa gloire immortelle, cependant les très heureux et très doctes empereurs, voulant honorer son dévouement, ont, sur la demande du Sénat, fait élever sa statue dans le forum de Trajan. » Un distique grec ajoutait que Claudien réunissait en lui l'esprit de Virgile et la muse d'Homère. Voilà des princes qui payaient bien les éloges reçus.
La faveur dont jouissait Claudien dura autant que celle de son protecteur. Quand Stilichon fut renversé du pouvoir par une de ces révolutions de palais, si communes alors, Claudien fut sans doute enveloppé dans sa disgrâce. C'était en 408, il devait alors avoir environ quarante ans ; fut-il tué ? fut-il exilé ? on ne sait, mais, à partir de ce moment, il disparaît pour nous.
C'est un poète de cour. Tous ses poèmes, sauf deux essais très pâles d'épopée, sont des poèmes de circonstance. Il glorifie ses maîtres et ses protecteurs, célèbre leurs triomphes et leurs mariages, insulte à leurs ennemis abattus. Pour lui, le monde est renfermé dans l'enceinte du palais. Il chante Théodose le père des deux empereurs Arcadius et Honorius, il chante Stilichon le tuteur d'Honorius, il chante la femme de Stilichon et sa fille qui doit épouser Honorius. Quant à Arcadius qui règne à Constantinople, il le célèbre d'abord quand il vit en bonne harmonie avec son frère ; mais, du jour où le faible empereur tombe sous l'autorité de Rufin et d'Eutrope, Claudien, qui approuve Honorius de se laisser gouverner par Stilichon, ne peut pardonner à Arcadius d'en faire autant. Mais c'est trop insister sur ce point ; et il serait injuste d'exiger d'un courtisan qui fait des vers pour ses maîtres, de l'élévation dans les idées et de l'indépendance dans les sentiments. Il serait plus injuste encore de ne pas reconnaître les qualités remarquables qui brillent dans ces vers de commande, et assurent à Claudien une place distinguée parmi les poètes de second ordre.
Il y a peu de variété dans l'oeuvre poétique de Claudien, et je ne crois pas utile de donner les titres des pièces qui forment son recueil. Essayons plutôt d'en bien déterminer le caractère.
J'ai eu occasion de montrer, en parlant des derniers monuments de l'éloquence latine, comment des trois genres reconnus, le genre démonstratif était à peu près le seul qui eût survécu. La poésie subit aussi plus ou moins cette nécessité des temps. Claudien est le représentant accompli du genre démonstratif en vers. Il ne sait que louer ou invectiver, louer le maître et ses favoris, invectiver ses ennemis. Mais, dans ce cercle si étroit, il a déployé des mérites fort remarquables, et je ne crois pas qu'aucun poète de cour puisse lui être comparé.
Je prends un exemple dans les deux genres. Claudien veut chanter le 3e et le 4e consulats d'Honorius Augustus. Le sujet était difficile, car Honorius avait alors dix ans et onze mois ; mais son père vivait encore, Théodose le Grand ; c'est lui qui sera l'âme du poème. L'enfant royal, tout brillant des espérances qui reposent sur lui, illustre déjà par son père, promet au monde un grand empereur. La pourpre lui sied, il est revêtu d'une majesté précoce ; sur son visage éclate une fierté guerrière qui rappelle les exploits sans nombre de Théodose. Il est né pour ainsi dire, il a grandi dans les camps : « A peine u les peuples barbares ont-ils appris qu'un enfant était né au héros, sur les rives du Rhin, voici que les Germains commencent à trembler ; le Caucase effrayé agite la cime de ses forêts, l'Égypte s'incline, et dépose ses flèches. Quant à l'enfant, il se traîne parmi les boucliers ; ses hochets, ce sont les dépouilles toutes fraîches des rois ; c'est lui qui le premier embrasse son père, quand, tout farouche, il revient des combats. A peine a-t-il atteint sa dixième année, il demande des armes. Tel un lion qu'abritait l'antre de sa mère au poil fauve, et qui tétait sa mamelle, dès qu'il a senti croître les griffes à ses pattes, la crinière à son cou, les dents à sa gueule, il repousse cette molle nourriture, et quitte l'abri du rocher, il brûle d'accompagner son père errant aux déserts de Gétulie ; il menace déjà les étables, déjà il se couvre du sang d'un taureau superbe. »
C'est là la partie la plus originale des poèmes laudatifs de Claudien. Cette association de la gloire du père et des belles espérances que donne le fils, plaît à l'imagination. Le poète sort du lieu commun, et il rencontre de belles images pour peindre ce qu'il y a de plus charmant ici-bas, les premiers rayons d'une destinée illustre. Les faits n'ont pas encore démenti ces belles promesses ; cet enfant qui grandit sera peut-être un second Théodose.
Il convient aussi de louer les longues mais nobles recommandations du père à son fils. Cette espèce de testament politique est animé d'un souffle généreux. Le début ne manque pas d'une sorte de gravité antique. « Si la fortune t'avait assis sur le trône des Parthes, cher enfant, si, descendant des Arsacides, tu étalais aux yeux l'éclat barbare de la tiare orientale, la noblesse de ta race pourrait suffire ; tu pourrais, satisfait de la gloire de ton nom, consumer dans le luxe et la mollesse une vie inutile. Mais d'autres lois sont imposées à ceux qui dirigent les destinées de Rome ; c'est sur leur vertu et non sur leur nom qu'ils doivent s'appuyer. »
Il y a même dans ce poète courtisan un ressouvenir éloquent de la Rome républicaine.
« N'oublie pas que tu commandes aux Romains, qui pendant longtemps ont commandé au monde entier : c'est un peuple qui n'a pu tolérer l'insolence de Tarquin, ni l'autorité usurpée de César. L'histoire te racontera les crimes d'autrefois. Tu verras que la honte ne meurt point. Qui ne flétrit et ne flétrira à jamais les monstruosités de la maison des Césars ? Qui pourrait ignorer les meurtres de Néron, et les rochers de Caprée où s'alla cacher l'ignoble vieillard ? »
Il serait facile de détacher de ces poèmes plus d'un passage digne d'être admiré. Claudien, en effet, a de l'imagination, de l'éclat et une certaine élévation dans les sentiments. Si les princes qu'il loue ne méritent pas tous les éloges qu'il leur décerne, il sait du moins ce que c'est qu'un grand prince, ce que c'est que la gloire, la vertu, le désintéressement, la clémence ; il n'adore point, il n'encense point les viles passions des princes, il ne célèbre point leurs vices ; il veut voir en eux les vertus dont il a l'esprit possédé. Au fond, est-il plus excessif dans ses louanges que Virgile et Horace ? Je ne le crois pas. Après tout, Stilichon comme homme de guerre valait bien Auguste ; chanter, dans Honorius enfant, les espérances qu'il donne au monde, il n'y a là rien de trop exorbitant pour l'époque. Ce qui est insupportable, ce sont les épithalames, l'éloge de Sérena, celui de Mallius Théodorus, d'Olybrius, de Probinus. Sur ce point, j'abandonne Claudien.
Mais il excelle clans l'invective. Ses deux poèmes contre Rufin et Eutrope sont des oeuvres éloquentes et d'un singulier éclat. Je sais tout ce qu'il y a d'excessif, de faux et même de peu généreux dans les outrages amers, lancés à des vaincus, à des morts ; mais c'est le style du sujet et le ton de l'époque. Ce qui n'appartient qu'à Claudien, c'est la vigueur du pinceau et la chaleur du langage. Un historien, un philosophe aurait recherché et expliqué les causes de l'élévation de Rufin et d'Eutrope ; comment ces personnages de vile extraction, dont le dernier n'était pas même un homme, sont-ils devenus les véritables maîtres d'un grand empire ? Il serait absurde de dire qu'ils n'ont dû leur haute fortune qu'à leurs vices : s'ils avaient peu de vertus, ils avaient assurément du mérite : un eunuque, vendu sur la place publique, ne devient pas consul et premier ministre s'il ne possède des qualités réelles : l'empereur préférerait après tout pour favori quelque descendant d'une noble famille : s'il accepte le joug d'un eunuque, c'est que celui-ci a su l'imposer. De tout cela le poète ne tient nul compte ; il ne voit que la bassesse du personnage ; il se complaît dans les peintures les plus violentes de son abjection première ; il en fait comme le rebut de la nature entière, un être qu'on ne peut nommer ; puis il le montre revêtu de la pourpre et de la trabée, précédé des licteurs portant les faisceaux, donnant son nom à l'année ; il évoque le souvenir des consuls de la vieille Rome, il les convie à la contemplation de cette infamie. C'est une joie pour lui que d'énumérer toutes les turpitudes de cette vie étrange, de fouiller dans les replis de cette âme souillée, et d'opposer sans cesse l'abjection de l'origine et celle de l'âme aux splendeurs dont l'eunuque a été revêtu. Ajoutez à cela une sorte de satisfaction, quand il nous rappelle que c'est à la cour d'Arcadius, en Orient, que de telles hontes s'étalent. Ce n'est pas à Rome ou à Milan qu'un Rufin ou un Eutrope pourraient se faire jour jusqu'aux premiers honneurs de l'État. La vieille majesté romaine vit encore à la cour d'Honorius ; et c'est lui ou Stilichon qui purgera l'empire d'Orient de ces deux monstres qui le déshonorent. - Voilà les procédés de l'invective dans Claudien. Malgré la diffusion et les déclamations trop ordinaires en pareil sujet, on ne lit pas sans plaisir ces virulentes satires. Le sentiment est sincère, honnête ; il y a dans ce poète de cour une indignation réelle. Les souvenirs de l'ancienne Rome le soutiennent et l'inspirent ; si ce n'est pas un citoyen qui parle, c'est du moins un admirateur des temps où il y avait des citoyens.
Claudien a de l'imagination ; il fait un emploi assez heureux de la religion et des machines poétiques, surtout quand il s'indigne ; il a du coloris et de l'énergie. Il est dépourvu de mesure. Les sujets de ses chants étaient maigres ; il leur donne un embonpoint factice au moyen de développements et de répétitions souvent fastidieuses. Ce qu'il y a de plus remarquable en lui, c'est la versification ; souple, variée, harmonieuse surtout, elle est une imitation savante de Virgile et de Lucain.

§ III.

RUTILIUS NUMATIANUS.

Ce n'est pas un Romain, ni même un Italien qui ferme la série des poètes de cette dernière période, c'est un gaulois, Rutilius Numatianus.
On ne sait s'il est né à Toulouse ou à Poitiers, mais il n'y a pas de doute sur sa nationalité ; lui-même nous apprend qu'il a quitté l'Italie et s'est rendu en Gaule où l'appelaient les malheurs de sa patrie :
Indigenamque suum gallica rura vocant.
Illa quidem longis nimium deformia bellis ;
Sed, quam grata minus, tam miseranda magis.

C'est là un sentiment généreux. La Gaule tout entière était alors en proie à la dévastation ; les barbares la ravageaient périodiquement, et l'Italie, envahie à plusieurs reprises, conquise par Alaric, ne pouvait porter secours aux provinces. Les catastrophes se succédaient ; le vieil empire tombait en ruines, et sur ses débris commençaient déjà à apparaître les États nouveaux d'où sortiront les sociétés modernes.
Il y avait là une riche matière pour un poète. Quelle révolution dans le monde que la chute de Rome ! Quelles perspectives offertes à l'imagination dans cette longue agonie de l'empire ! Quels seront les successeurs des maîtres du monde? Que de peuples barbares se sont déjà précipités sur les provinces ouvertes, ont accumulé les ruines et ont disparu ! La ville éternelle survivra-t-elle à ce débordement des nations ? Les anciens oracles seront-ils confondus ? Apparaîtra-t-il un sauveur ? Et quand même le poète ne chercherait point à pénétrer les voiles sombres de l'avenir, ne suffirait-il pas d'égaler les lamentations aux calamités présentes ?
Mais Rutilius Numatianus a l'imagination légère et agréable plutôt que forte. C'est bien un Gaulois, un Gaulois romanisé ; mais la solide gravité romaine n'a pu transformer la nature primitive. C'est de plus un fonctionnaire. Son père, Lachanius, avait été proconsul en Toscane, et les habitants du pays, satisfaits de son administration, lui avaient élevé une statue. Rutilius, lui aussi, était entré dans les charges publiques. En 417, il était préfet de Rome, dignité considérable jadis. C'est en 419 ou 420, pendant ou peu après le voyage qu'il fit en Gaule, qu'il publia le poème qui a sauvé son nom de l'oubli. Ce poème a pour titre : Itinerarium. Il ne nous en reste que le premier livre et une soixantaine de vers du second. Nous ne possédons point la partie de l'ouvrage où l'auteur décrivait l'état de la Gaule, sa patrie, et les sensations qu'il dut éprouver à la vue de cette désolation.
Le poème est écrit en vers élégiaques, d'un tour assez facile et non sans élégance, un peu durs cependant. Le choix de ce mètre indique la portée de l'oeuvre. Elle ne renfermera pas de grands tableaux ; elle n'aura point un mouvement ample et grave : ce seront de petits détails juxtaposés, une série de silhouettes agréablement jetées sur un fond sombre.
Rutilius dépeint les lieux qu'il a non pas traversés, mais vus dans son voyage, et qu'il a vus à une certaine distance. En effet, ce haut fonctionnaire, ce préfet de la ville, n'ose voyager par terre : les Goths sont partout, et ces barbares seraient capables de ne pas s'incliner devant la majesté d'un magistrat romain. Aussi Rutilius voyage par mer ; il rase les côtes, et, de loin, il distingue les contours des régions dont il n'ose approcher. Quels rapprochements s'offrent à l'esprit ! Un préfet de Rome forcé de se cacher, et cela aux portes mêmes de Rome ! Cette dure nécessité n'imposait-elle pas pour ainsi dire le ton et la couleur du poème ? Il fallait un Jérémie pour peindre de tels désastres ; Rutilius n'est qu'un diminutif d'Ovide. Comme lui, il colle ses baisers aux portes qu'il doit abandonner,
Crebra relinquendis infigimus oscula portis;
il pleure, les sanglots étouffent sa voix ; il supplie Rome de lui pardonner cet abandon. Que pense-t-il de Rome ? C'est la reine superbe du monde qui lui appartient :
Regina tui pulcherrima mundi;
c'est la mère des hommes et des dieux :
Genitrix hominum, genitrixque deorum ;
et il énumère les exploits de la cité victorieuse, et cela après qu'elle est tombée aux mains d'Alaric ! Dans cette invocation fastueuse et vide, deux vers se détachent : le poète a entrevu un des côtés sérieux de la grandeur de Rome, l'unité des peuples accomplie par elle. Il y avait là matière à de belles et fécondes idées, à de nobles peintures ; mais il tombe aussitôt dans le vide de la mythologie ou dans les souvenirs héroïques, si cruellement déplacés :
Fecisti patriam diversis gentibus unam.
Urbem fecisti quod prius orbis erat.

Voilà le patriotisme de Rutilius : il est sincère, ruais qu'il est borné et puéril ! Comment peut-il croire que Rome va reprendre d'une main ferme la domination du monde, quand tout lui échappe à la fois, quand lui-même, il n'ose toucher le sol de l'Italie ? Le dernier souvenir, la dernière impression qu'il emporte de Rome, c'est le bruit des applaudissements qui retentissent au cirque. Est-ce sur les gladiateurs qu'il comptait pour chasser les barbares ?
Rutilius, si plein d'illusions sur l'avenir de Rome, n'a que le plus profond mépris pour le christianisme. Cela devait être : pouvait-il comprendre la révolution religieuse qui s'accomplissait, lui qui se refusait à voir la révolution politique accomplie ? Mais il n'ose guère épancher sa haine et son dédain. Heureusement il lui tombe un juif sous la main. Juif, chrétien, pour lui c'est tout un ; il en est resté à l'opinion de Tacite sur ce point. A ce juif, il adresse les injures «dues à cette race dégoûtante»
Reddimus obscenae convicia debita genti.
Cette race, c'est la souche de la folie, radix stultitiae ; elle a le coeur froid, comme le froid sabbat qu'elle célèbre; elle condamne le septième jour à un honteux repos, symbole de la fatigue de son dieu :
Septima quaeque dies turpi damnata veterno
Tanquam lassati mollis imago Dei.

Il regrette enfin que Titus ait soumis la Judée. Puissamment imaginé !Après les juifs, les moines ont leur tour. En longeant l'île de Capraria, il a entrevu des êtres sales qui fuient la lumière. « Ils s'appellent moines, dit-il, d'un mot grec, parce qu'ils veulent vivre seuls et sans témoins. Ils fuient les faveurs de la fortune, parce qu'ils en craignent les revers. Ce sont de vils esclaves ; un fiel noir gonfle leurs coeurs. » Que d'ignorances et de préjugés sots dans ces quelques vers ! Quelle légèreté surtout ! Bientôt, en effet, la barque de Rutilius glisse le long des rivages de Pise et de Cyrnos, et le poète envoie à un de ses amis, qui a fui le monde pour se faire moine, un adieu mélancolique d'un tout autre ton.
« Je me détourne avec douleur de ces rochers qui me rappellent une douceur récente : c'est là que s'est enseveli vivant un concitoyen égaré. Hier, il était des nôtres ; jeune, d'illustre naissance, sa fortune était brillante, il était marié à une femme digne de lui: le délire le saisit, il abandonne les dieux et les hommes ; sottement crédule, il va s'exiler, se cacher dans une vile retraite. Malheureux ! il croit que les misères et la saleté sont chères aux cieux ; il se torture lui-même, cent fois plus cruel que les dieux outragés. Cette secte, je le demande, n'est-elle pas plus funeste que les poisons de Circé ? Autrefois, c'étaient les corps qu'on changeait, aujourd'hui, ce sont les âmes.
Tunc mutabantur corpora, nunc animi.
Beau vers, et qui lui échappe sans qu'il en comprenne toute la portée. Ainsi Rutilius Numatianus assista à la plus grande, à la plus complète révolution qui se soit accomplie dans le monde, la chute de l'empire romain et l'établissement du christianisme, sans se douter du spectacle imposant qu'il avait sous les yeux.

FIN DU TOME SECOND.