retour à l'entrée du site   table des matières de l'histoire de la littérature romaine de Paul Albert

 

 

 Albert, Paul (1827-1880)
Histoire de la littérature romaine. Tome second / par Paul Albert,...
494 p.
C. Delagrave, 1871.

LIVRE QUATRIÈME

 

CHAPITRE II

Juvénal. - Martial. - Stace. - Silius Italicus. - Valerius Flaccus.

§ I.

Les règnes détestables de Claude et de Néron virent naître un certain nombre d'écrivains doués de talents remarquables, mais sur qui pesèrent cruellement les misères de cette triste époque. Juvénal, Martial, Stace, Silius Italicus, Valerius Flaccus n'étaient pas des poètes méprisables, bien qu'il faille mettre les deux premiers bien au-dessus des autres ; les deux Pline, Quintilien viennent immédiatement après les plus grands ; quant à Tacite, il faut lui faire une place à part. Il est en dehors et au-dessus de ses contemporains ; peut-être même au-dessus de Salluste et de Tite-Live. Étudions d'abord les poètes, et, parmi eux, ceux qui nous présenteront un tableau fidèle de cette société romaine devenue la proie du principat et des vices qu'il amenait à sa suite. A ce point de vue, Stace n'est pas dépourvu d'intérêt, mais qu'il est pâle et insuffisant auprès de Juvénal et de Martial !
Suivant une biographie fort courte et parfois obscure attribuée à Suétone, Juvénal (Decimus Junius Juvenalis) est né l'an de Rome 793 (après J.-C. 42). Dodwell reporta sa naissance à l'an 791. De sa famille on ne sait rien : suivant Suétone son père ou celui qui l'éleva (incertum filius an alumnus) était un riche affranchi. Il naquit à Aquinum , ville des Volsques. Il vécut plus de quatre-vingts ans, et assista aux règnes de Caligula, Claude, Néron, Galba, Othon, Vitellius, Vespasien, Titus, Domitien, Nerva, Trajan, et mourut sous Adrien. Le pouvoir absolu donnait ses fruits ; et quelques princes honnêtes intercalés parmi des monstres, faisaient mieux sentir encore la dureté de ces temps, où tout dépendait du caprice d'un seul. Juvénal étudia l'éloquence, mais par goût, et sans ambition ; il ne se destinait ni à l'enseignement ni à la vie publique. (Animi magis causa quam quod scholae se aut foro praepararet.) Jusqu'à l'âge de quarante ans, il se livra à la déclamation. J'ai dit ce qu'il fallait entendre par là. De tels exercices prolongés jusqu'à un âge si avancé indiquent une passion véritable : aussi le poète porta-t-il dans ses vers les habitudes et la couleur oratoires. Presque tous ses contemporains reçurent la même éducation et s'adonnèrent à cette rhétorique vide et ampoulée, puis la portèrent dans des sujets où elle était froide et déplacée : Juvénal (et c'est là une part de son génie) écrivit des satires. La satire est le genre démonstratif en vers. De là, l'étroite convenance du sujet et du style. Il ne cessa de déclamer que pour commencer d'écrire, et, quand il écrivit, il déclama encore. Suivant toute probabilité, c'est sous Domitien qu'il composa ses premières satires, mais il se garda bien de les lire en publie. Elles ne parurent que sous Adrien. L'une d'elles, la septième, renfermait un trait piquant à l'adresse d'un histrion, le pantomime Pâris, une des victimes de Domitien : des courtisans charitables y virent une allusion à un acteur chéri d'Adrien, et le prince envoya le poète en Égypte à l'âge de quatre-vingts ans, avec le titre de préfet d'une cohorte ; il y mourut bientôt. Que dire des commentateurs, qui ne virent là qu'une aimable plaisanterie du prince ? Il est vrai qu'il eût pu le faire périr à Rome même.
Tel est l'homme. Il s'est tenu en dehors des événements de son temps, non par indifférence, mais par prudence, je dirais même par dégoût, et il a été néanmoins victime d'une de ces cruelles fantaisies impériales auxquelles son obscurité eût dû le soustraire. Quant au poète, il a été en effet, comme le dit Boileau, "élevé dans les cris de l'école." A-t-il poussé jusqu'à l'excès sa mordante hyperbole ? Qu'on lise Tacite, Suétone, Martial. Voyons l'oeuvre.
Les satires de Juvénal sont au nombre de seize (01), et les grammairiens anciens les distribuaient en cinq livres, division abandonnée depuis. La seizième sur les avantages de l'état militaire est d'une authenticité douteuse : elle est cependant fort ancienne, car Servius et Priscien en citent quelques expressions, et l'attribuent à Juvénal.
Je vais indiquer brièvement le sujet de chacune de ces satires.
Dans la première, qui est une véritable préface, Juvénal expose les motifs qui le poussent à écrire des satires. Il ne peut contenir sa bile devant les infamies qu'il a sous les yeux ; il faut qu'elle s'épanche. S'il n'a pas de génie, l'indignation lui dictera des vers. « Non, dit-il, non, les siècles à venir n'ajouteront rien à nos dépravations : en fait de passions et de vices, je défie nos descendants de trouver du nouveau. Tout vice est à son comble et ne peut que baisser (02). Allons, toutes voiles dehors, lançons-nous ! »
La deuxième, défectueuse dans sa composition, est une peinture des hypocrites "qui font les Curius et dont la vie est une éternelle bacchanale."Le poète y ajoute un tableau des vices des grands, vices qui s'étalaient au grand jour.
La troisième, représente au vif la Rome de Domitien, envahie par les aventuriers grecs, n'offrant aucune sécurité à l'honnête homme pauvre.
La quatrième a pour titre le turbot. C'est le récit de la délibération du Sénat sur la manière dont il fallait faire cuire un magnifique turbot offert à Domitien.
La cinquième est consacrée aux parasites, vieille industrie qui se modifiait suivant les moeurs du jour et la bassesse de ceux qui l'exerçaient.
La sixième, qui n'a pas moins de 661 vers, a pour sujet les femmes.
La septième énumère toutes les misères des gens de lettres.
La huitième a pour sujet la noblesse.
La neuvième est une peinture des débauches romaines.
La dixième est intitulée : les voeux des hommes. Le poète montre combien ils sont insensés le plus souvent.
La onzième a pour sujet le luxe des festins.
La douzième pourrait avoir pour titre: «l'amitié désintéressée. » Le poète célèbre le retour de son ami Catulus et offre aux dieux un sacrifice.
La treizième a pour sujet "le remord".
La quatorzième traite de l'exemple, de son importance dans l'éducation des enfants.
La quinzième est une peinture des superstitions, surtout de celles de l'Égypte.
Enfin, la seizième expose les avantages de l'état militaire. Elle est incomplète, assez froide, et l'authenticité n'en est pas certaine.
Il serait intéressant de connaître la date de la composition de chacune de ces satires; mais on est réduit sur ce sujet à des conjectures. Suivant toute vraisemblance, c'est dans un âge avancé que le poète écrivit les quatre dernières, peut-être même la huitième sur la noblesse. Il y a en effet moins d'âpreté, une sorte de tristesse plus douce, qui convient mieux à un vieillard. Les autres durent être composées sous Domitien ou peu de temps après. Le ton en est plus amer, il y a plus d'emportement, la déclamation, proprement dite, s'y fait plus sentir. Quoi qu'il en soit, l'histoire de la société romaine sous les empereurs est là. Juvénal a compris et rendu son siècle ; il l'a vu et jugé en homme vertueux, indigné, en bon citoyen. Son témoignage est accablant pour ses contemporains. Encore une fois, je ne puis accepter pour lui le reproche d'exagération : la forme seule est excessive parfois chez lui ; mais Dion-Cassius et Suétone sont les garants de sa véracité... On leur adresserait le même reproche, s'ils n'étaient plats. Demandons-lui donc ce qu'il a vu ; nous examinerons ensuite comment il l'a vu ; quelle est la matière de son livre ; quelle en est la forme ?

§ II.

POINT DE VUE OU SE PLACE JUVÉNAL.

Ce qui constitue l'originalité du poète satirique, c'est le point de vue auquel il se place pour railler et flétrir les vices qu'il a sous les yeux. S'il vit dans le monde, s'il se pique d'être ce qu'on appelle un honnête homme, de savoir vivre, de garder dans sa mise, son langage, ses moeurs, ce décorum qui distingue les gens bien élevés, de fuir tout excès choquant, sans s'interdire pourtant les voluptés permises, il sera, comme Horace, une sorte de moraliste mondain, qui raille les infractions au code des bonnes manières. Esprit, grâce, vivacité sans emportement : voilà le ton du poëte, qui fuit les grands mots, semble converser avec son lecteur, lui fait doucement son procès, se le fait à lui-même à l'occasion. Comme il ne sent point
Ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses,
il ne s'indigne jamais, n'éclate jamais. Tout autre est Juvénal. Il voit les Romains de son temps comme les aurait pu voir un Curius, un Dentatus. Il les juge et les flétrit au nom des lois antiques abolies depuis quatre cents ans. Il prend volontiers le ton que J.-J. Rousseau prête à Fabricius dans sa fameuse prosopopée. Les moeurs romaines, au temps de la première guère punique, voilà son idéal. Par là ,il se rattache à Lucilius : celui-ci a représenté les vices de la civilisation pénétrant à Rome, le vieil esprit de la république s'armant contre eux, disputant vaillamment le terrain. Juvénal les représente vainqueurs, triomphants, ayant libre carrière, ne songeant même plus dans l'enivrement de la victoire au vieil ennemi qui a succombé. Il réveille ce fantôme e des antiques vertus, et le dresse menaçant devant la corruption régnante. Dans ces orgies grandioses où les descendants des Scipions et des Métellus se plongeaient, les statues des ancêtres sur leur piédestal de marbre contemplaient l'abaissement de leur postérité. Juvénal prête sa voix à ces témoins muets de tant de turpitudes. Ce n'est plus un contemporain qui parle, c'est un homme d'autrefois qui ne peut supporter ce qu'il a sous les yeux. Quelle force le poète ne trouve-t-il point dans un tel point de vue ! Mais quelle prise peut-il avoir sur les âmes ? Est-il juste d'exiger des sujets de Domitien les vertus des concitoyens de Camille ? Le moraliste ne tiendra-t-il aucun compte de toutes les révolutions survenues ? La république romaine pouvait-elle s'immobiliser et durer telle qu'elle était au temps de Caton le Censeur ? Les changements introduits peu à peu n'étaient-ils pas nécessaires, fatals, et quelques-uns d'entre eux ne sont-ils pas une amélioration ? Ne faut-il pas distinguer entre un luxe modéré, utile, et les effroyables prodigalités de quelques fous ? Un vêtement chaud, moelleux, élégant même, est-il le signe d'une réelle dépravation ?... Toutes ces questions et bien d'autres, le philosophe, l'historien les pèsent, les examinent avec soin, non le poète. Tel n'est point son rôle, telle n'est pas sa vocation. Ce n'est pas un débat contradictoire qu'il ouvre, c'est un réquisitoire qu'il prononce. Il est l'accusateur public. Rien ne trouve grâce devant ses yeux ; il repoussera même les circonstances atténuantes. Suivons-le dans son oeuvre.

LA FAMILLE. - LA FEMME.

Ce qu'était la famille romaine dans les premiers siècles de la république, chacun le sait. Pureté, dignité, majesté : voilà son caractère. Que de vertus exigées et obtenues sans peine de la matrone, assise à son foyer, filant la laine et élevant pour la république l'enfant en qui elle voit déjà un citoyen romain et qu'elle vénère dès le berceau ! Quelle gravité dans l'union des deux époux ! Le mariage, indissoluble pendant près de cinq cents ans malgré le droit au divorce, maintient les fortes et pures traditions, recrute l'État d'hommes libres élevés uniquement pour l'État, et s'impose comme une obligation sacrée à tout citoyen. La femme est dans là main du mari ; la loi ne lui confère aucun droit ; c'est une esclave ; mais de quelle vénération elle est entourée ! Elle a sa part dans la majesté du peuple-roi : elle est la divinité du foyer ; elle ne quitte l'austère maison que pour accomplir les rites religieux auxquels est attaché le salut de l'empire. Rien d'impur ne blesse ses regards, n'approche d'elle, ne sort d'elle.
Voyez ce qu'elle est devenue au temps où Juvénal écrit. Il ne recherchera point comment la femme a été peu à peu émancipée par les lois, comment le divorce s’est introduit dans les moeurs, comment le mariage n'est plus qu'un contrat ou une fantaisie de quelques jours, comment le célibat est devenu à la mode, comment les moeurs inouïes des hommes ont avili les femmes, non ; c'est l'historien qui marquera les étapes de cette dépravation : Juvénal peindra ce qu'il a sous les yeux. Ce n'est plus dans l'intérieur de la maison qu'il faut chercher la Romaine : elle se promène sous les portiques, aux rendez-vous de la galanterie ; elle est au théâtre, où elle s'éprend des mimes, des chanteurs, des joueurs de lyre ; elle est au cirque, où elle applaudit le gladiateur ; elle s'attache à lui, pour lui quitte mari, enfants, patrie, avec lui s'embarque pour l'Égypte. D'autres se font gladiatrices : « les voilà qui se frottent d'huile comme les athlètes. Qui ne les a vues tirer au mur, creuser le but à coups d'épée, le heurter du bouclier, observer enfin toutes les règles de l'escrime. » Heureux le mari, quand elle n'éprouve pas la fantaisie de se donner elle-même en spectacle dans l'arène, casque en tête, épée au poing ! La suivrons-nous aux mystères de la bonne déesse ? Ces saintes cérémonies sont devenues des orgies monstrueuses. Dans les temples, elle invoque les dieux, elle offre des victimes, consulte les aruspices, pour savoir si la harpe de Pollion remportera le prix aux jeux Capitolins. Chez elle, elle ne sait que faire, défaire et refaire son visage, échafauder sa chevelure. Malheur à l'esclave maladroite qui aura disposé irrégulièrement une boucle rebelle ! « Parmi ces dames, il y en a qui ont des bourreaux à l'année: frappez ! dit-elle, et, pendant ce temps, elle se pommade le visage, elle écoute les propos de ses amies, elle examine une étoffe richement brodée d'or. Frappez encore ! Et elle parcourt un long journal. Frappez toujours ! Mais les bourreaux n'en peuvent plus.- Sors ! crie-t-elle à la victime d'une voix tonnante. Justice est faite. » Ajoutez à ces occupations les pratiques de dévotion, les pèlerinages imposés par les prêtres de B ellone, les immersions dans le Tibre glacé ; puis, les conférences avec les vieilles femmes de Judée, ou les aruspices d'Arménie, ou les sorciers chaldéens, et les fabricants de poisons expéditifs. Voilà la vie de la dame romaine, voilà d u moins ce qu'on en peut dire à un lecteur français. Le reste, il ne le devinera point ; il faut le lire dans Juvénal. Demandons-lui d'où vient cette prodigieuse dépravation. Il répond ce qu'aurait répondu le vieux Caton : « Jadis la médiocrité des fortunes maintenait la chasteté de nos Romaines. Le vice n'osait entrer dans ces pauvres demeures ; ce qui l'en repoussait, c'était le travail, les longues veilles ; c'étaient ces mains de femmes, mains laborieuses, durcies à filer les laines d'Étrurie ; c'était Annibal aux portes de Rome, et les citoyens debout sur la porte Colline. Nous souffrons aujourd'hui des maux d'une longue paix ; plus terrible que les armes, le vice s'est abattu sur Rome et venge l'univers vaincu. Toutes les horreurs, toutes les monstruosités de la débauche nous sont devenues familières du jour où périt la pauvreté romaine. Ainsi sur nos sept monts se sont installées Sybaris, Rhodes, Milet, et cette folle Tarente, au front couronné de fleurs, aux lèvres humides de in. C'est l'argent, l 'argent immonde, qui le premier importa chez nous les moeurs étrangères ; c'est l'enivrante richesse, le luxe avec ses honteux raffinements qui a brisé notre vieille énergie."
Sa pensée revient sans cesse à ces temps de l'heureuse simplicité, non qu'il poursuive l'effet du contraste, mais parce que son esprit violent ne voit et ne veut que les extrêmes (03).

LE ROMAIN.

Voyons maintenant le Romain. Ici, encore, il faudra singulièrement adoucir les traits du tableau : il y a telle satire dont on ne peut même dire le titre. - Ce qui maintenait les anciennes moeurs, c'était la vie publique. Le Romain soldat, agriculteur, jurisconsulte, toujours aux armées ou dans les champs, au forum, au sénat, aux tribunaux, était absorbé par ses devoirs de citoyen ; ce que nous appelons aujourd'hui la vie privée était encore l'accomplissement d'un devoir public. "Quel vide le jour où la chose de tous devint la chose d'un seul, le jour où, le fouet à la main, César fit trotter devant lui le docile troupeau des citoyens de Rome (04) !" L'oisiveté imposée à ces hommes dont la vie était si pleine ! ils se jetèrent en désespérés dans tous les vices. Juvénal a bien entrevu la cause réelle de la dégradation dont il était témoin, mais il était défendu, même sous les bons empereurs, de parler de la liberté. Il sait bien cependant qu'elle était la gardienne des anciennes moeurs. «Depuis longtemps, depuis que nous n'avons plus de suffrages à vendre, ce peuple ne s'inquiète plus de rien ; et lui qui jadis distribuait les commandements militaires, les faisceaux, les légions, tout enfin, maintenant il n'a plus de prétentions si hautes. Son ambition s'est réduite à ces deux choses : du pain, des jeux au cirque. "C'est Juvénal qui a trouvé la formule de l'Empire : Panem et circenses.
Tel est le peuple, ce qu'il appelle "la tourbe des enfants de Rémus" (Turba Remi). Que sont devenues les hautes classes de la société ? C'est sur elles que pèse plus lourdement le joug. C'est parmi les héritiers des grands noms que César choisit ses victimes (05). Condamnés à l'oisiveté, ne sachant s'ils ne seront point égorgés demain, les descendants des nobles familles cherchent dans le tumulte d'une vie d'orgies à oublier ce qu'ils ont perdu et ce qu'ils peuvent perdre à tout moment. Les uns se font les courtisans de Domitien, et il les convoque pour délibérer sur le sort d'un turbot. Ils font antichambre, tandis que le poisson est introduit. Enfin ils entrent à leur tour : "sur leur face réside cette pâleur naturelle à ceux que Domitien honore de sa redoutable amitié. Car, com ment s'y prendre pour ne pas irriter un tyran ombrageux avec lequel on risquait sa tête à parler du beau temps, de la pluie ou des brouillards du printemps. Celui-ci se sent menacé : il se déshonore pour sauver sa vie ; il descend dans l'arène. Mais le Néron chauve a déjà destiné sa tête au glaive. Cet autre échappera : pour n'être point victime, il s'est fait bourreau, mais avec douceur. Il devine les sentences de mort qui couvent dans l'âme du maître, et d'un mot glissé à l'oreille, il fait couper la gorge aux gens.» Mais toutes ces bassesses, toutes ces infâmes complaisances sont souvent perdues. Le maître préfère à ces porteurs de grands noms les affranchis, les étrangers venus à Rome pieds nus, qui ont exercé les plus vils métiers, et sont prêts à tout. Il trouve en eux plus de docilité, moins de scrupules, plus d'empressement à servir ses défiances et sa haine contre ces patriciens qui flattent la créature de César et la méprisent.
Juvénal n'a peut-être pas compris ce penchant du despote à s'entourer de vils ministres, qui reçoivent de lui tout leur éclat, à qui on peut tout demander, et qui ne refuseront aucun office. Il s'indigne de voir ces basses figures rangées autour de César ; il réclame cet honneur pour les vrais Romains, les fils des Scipions et des Métellus ; il peint en termes énergiques et désolés l'abaissement des grandes familles ; tel patricien réduit à se faire entrepreneur de vidanges ; tel autre tenant un établissement de bain, un Corvinus faisant paître les brebis d'autrui ! Il montre les nobles, "les fils des Troyens" disputant au peuple en tunique, à la porte d'un insolent parvenu, la sportule qui nourrira leur famille ; des préteurs, des tribuns, voyant passer devant eux un misérable affranchi ; un vieux citoyen romain, forcé de céder sa place au théâtre au fils d'un prostitueur né dans un mauvais lieu. Tout cela le révolte, et avec raison, mais c'était la conséquence naturelle de la révolution accomplie dans la vie politique des Romains. Le poète s'indigne du pouvoir que donne l'argent ; il s'étonne qu'on n'ait pas encore élevé de temple au dieu Écu ; il attribue à ce culte de la richesse tous les vices qu'il a sous les yeux : c'est confondre l'effet avec la cause. L'argent ne devient une puissance énorme que dans les sociétés où il n'y a plus rien pour lui faire contre-poids. Donnez aux âmes une nourriture plus noble et elles dédaigneront celle-là.
Quant aux occupations des Romains de ce temps, je n'en dirai que peu de chose. La vie privée ne gagne point ceux qui ont perdu la vie politique. L a famille, c'était l'État en petit ; plus d'État, plus de famille. Le mariage ruiné par l'extrême facilité du divorce est une fantaisie ou une spéculation. Les époux se livrent chacun de leur côté aux vices qu'ils préfèrent. Liberté réciproque absolue, indifférence complète. Plus de foyer domestique. Que devient l'enfant ? Qu'on lise dans Tacite (Dialogue des orateurs, §§ 28 et 29) l'éloquent parallèle entre l'éducation d'autrefois et celle de son temps. Je le résumerai en deux mots. Jadis on voyait dans l'enfant un citoyen : on ne voit plus en lui qu'un embarras. C'est à Juvénal qu'il faut demander ce que devient ce pauvre être abandonné par ses protecteurs naturels au plus vil des esclaves de la maison. La Satire XIVe sur l 'Exemple, nous montre la dépravation transmise par les pères aux enfants.« Si ce vieillard s'abandonne aux funestes entraînements du jeu, son fils qui porte encore au cou la bulle d'or joue déjà comme lui : voilà sa petite main qui s'arme aussi d'un cornet. Et cet autre jeune garçon, sa famille peut-elle espérer de lui des sentiments plus élevés que ceux de son père, quand on le voit déjà savant dans l'art de préparer les truffes et capable de faire nager des champignons et des becfigues sur une sauce de sa façon ! Cette science lui vient de son père, un vieux polisson, un goinfre à cheveux blancs. Le pauvre enfant n'a que sept années, toutes ses dents ne sont pas encore repoussées; mais quand tu l'entourerais des maîtres les plus graves et les plus barbus, toujours il lui faudra une table somptueuse ; sa cuisine doit soutenir l'honneur de sa maison.»
Et la jeune fille, que lui enseignera sa mère ? « Peux-tu espérer de la fille de Larga qu'elle soit une honnête femme, elle qui, pour te nommer tous les amants de sa mère, rien pourrait expédier la liste sans reprendre haleine jusqu'à trente fois ? Vierge encore, elle était déjà la confidente de sa mère, maintenant c'est sous sa dictée qu'elle écrit ses billets doux ; et elle les fait porter à ses amants par les mêmes drôles dont s'est servie sa mère.»
Voilà les exemples que l'enfant a sous les yeux, l'éducation qu'il reçoit : ainsi le vice pénètre dans son âme appuyé d'une imposante autorité. Il n'a qu'à ouvrir les yeux pour recueillir des leçons empoisonnées. Que si le père de famille songe à lui inculquer quelques maximes, il ne lui recommandera qu'une seule chose : gagne de l'argent. Que tous les moyens te soient bons pour cela. « Aie toujours à la bouche cette pensée du poète, pensée vraiment digne des Dieux et de Jupiter même : comment vous vous êtes enrichi, c'est ce dont nul ne s'inquiète ; l'essentiel, c'est de s'enrichir. Voilà ce que nos vieilles nourrices enseignent aux petits garçons, qui se traînent encore à quatre pattes, voilà ce que « savent toutes les petites filles avant d'apprendre leurs « lettres. » Quels fruits sortiront d'une telle éducation? On le devine sans peine. Il dépassera son maître, ce jeune écolier si bien formé : on le verra, la main sur l'autel de Cérès, vendre de faux témoignages. S'il épouse une femme riche, il l'étranglera pendant son sommeil pour en hériter ; enfin il trouvera un jour qu'il est bien fâcheux d'attendre l'héritage paternel, et il se débarrassera de son père trop obstiné à vivre. Ah ! tu te récrieras en vain, en vain tu soutiendras que tu ne lui as pas enseigné cette morale. Si, cette perversité lui vient de toi. Celui qui par ses leçons met au coeur de son fils l'amour des grandes fortunes ; celui dont les sinistres conseils ont fait d e lui un homme avide, en lui laissant toute liberté de s'enrichir par la fraude, celui-là, en lui lâchant la bride, l'a engagé dans la carrière : une fois lancé, tes cris ne l'arrêteront point, il va, passe la borne, et ne t'écoute plus. Nul ne croit que ce soit assez de s'en tenir aux fautes qu'on lui permet : on s'accorde toujours plus de licence. Quand tu dis à ce jeune homme que donner à un ami est une sottise, que c'en est une aussi de soulager la pauvreté d'un de ses proches, de le tirer de la misère, du même coup tu lui apprends le vol, l'escroquerie ; tu lui enseignes à acquérir au prix de tous les crimes ces richesses dont l'amour te dévore (06).» Ah ! C'était un tout autre langage que tenaient à leurs enfants ces héroïques vieillards qui, brisés par l'âge, après avoir traversé les batailles des guerres puniques, ou bravé le farouche Pyrrhus et l'épée de ses Molosses, recevaient de la république en récompense de tant de blessures un ou deux arpents de terre ! Le poète se reporte toujours par la pensée à cet âge d'héroïques vertus, si différent du siècle où il vit. Il se plaît à les opposer l'un à l'autre : l'antithèse est terrible, écrasante pour les contemporains. Il n'exige pas de ceux qui ne sont plus citoyens, "qui ne sauraient tenir le langage d'une âme libre, et sacrifier leur vie à la vérité" qu'ils soient semblables aux vieux Romains de la république. Non : qu'ils aient leurs vices, qu'ils en soient la proie, mais qu'ils respectent au moins celte chose sacrée, l'enfance. « On ne saurait trop respecter l'enfance. Prêt à commettre quelque honteuse action, songe à l'innocence de ton fils, et qu'au moment de faillir, la vue de ton enfant vienne te préserver. »

LA VILLE.

Voilà la famille romaine: c'était autrefois Rome tout entière, car l'étranger n'y pénétrait point, si ce n'est comme esclave. Les temps sont changés : la moitié de la population est étrangère. En vain quelques empereurs ont essayé d'arrêter les flots de cette invasion ; l'impulsion donnée par César se poursuit. Depuis longtemps les barrières vermoulues de la cité jalouse sont tombées, et tous les vaincus, pêle-mêle se précipitent dans son enceinte. Nous ne sommes pas loin du temps où l'édit de Caracalla étendra à tous les peuples le titre de citoyen romain. Puis ce seront des empereurs sortis de tout pays qui viendront prendre à Rome le diadème des Césars; les uns venus du fond de la Germanie, les autres de l'Espagne, ceux-ci apportant avec eux les moeurs de l'Orient, ce cortège de despotes asiatiques, ces costumes étranges, ces pratiques et ces superstitions extraordinaires. Un immense défilé de tous les peuples se prépare ; et tous se dirigent vers Rome, que chacun d'eux occupera à son heure. En attendant, c'est le Grec qui pullule dans la ville des Césars, non le Grec de l'Attique ou du Péloponnèse, mais celui de la Syrie, de l'Égypte, des îles de l'Asie Mineure, le Grec façonné depuis longtemps à la servitude, sans traditions nationales, sans foyer, aventurier spirituel et hardi, qui vit des vices d'autrui et, comme le vautour qui sent le cadavre, afflue aux lieux où fermente la corruption.
Juvénal les a vus à l'oeuvre, ces subtils agents de corruption, il a compris leur rôle, et senti leur force, il en est effrayé. Il nous montre u n de ses amis, Umbritius, vieux citoyen romain, qui émigre de Rome, laisse sa patrie en proie à cette lie grecque, se reconnaît incapable de disputer la place à ces parasites qui ont fait main basse sur tout. Le moyen qu'un rustique enfant de Romulus le dispute à ces Grecs si fins, si vils, si souples ! Se fera-t-il comme eux coureur de dîners ? Il n'a pas l'esprit assez vif, assez amusant ; il ne sait pas comme eux flatter impudemment ; il lui reste un fonds d'honnêteté et de pudeur qui le gêne, l'empêche de plaire et de réussir. « Le Grec au contraire, le voilà au coeur des grandes maisons, bientôt il en sera le maître. Esprit prompt, aplomb imperturbable, parole facile, plus rapide que celle de l'orateur Isée, ils ont tout pour eux. En voici un : quelle profession lui supposes-tu ? Toutes celles que tu peux désirer, c'est un homme universel. Grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, baigneur, augure, saltimbanque, médecin, sorcier, un Grec, quand il a faim, sait tous les métiers. Tu lui dirais : Monte au ciel, il y monterait (07). »
Avec de telles gens point de concurrence possible pour le Romain. En vain il aura respiré dés son enfance l'air du mont Aventin, et se sera nourri des fruits de la Sabine, le patron préfère aux clients indigènes, lourds et mal appris, cet étranger aux aimables manières, au langage mielleux, qui offre ses services pour tout faire, et qui sait flatter comme personne. Les voilà donc reçus dans les riches maisons. Ils en chassent bientôt le vieux client, qui était un ami des anciens jours. « Pour cela, il suffit de laisser tomber dans l'oreille crédule du maître une goutte, une seule, du venin particulier à leur nature, à leur pays : aussitôt il me fait déguerpir. » Le Grec reste maître de la place, il corrompt la mère de famille, la fille jeune et chaste, le jeune époux adolescent. Par là, il se rend maître des secrets de la maison et se fait craindre. Belle et énergique peinture qui fait songer à Tartufe. Voilà les successeurs des Romain, les nouveaux clients qui réduisent les anciens à la misère, les forcent d'émigrer en province ou de soutenir sans espoir une lutte inégale : ainsi doit disparaître peu à peu le vieil élément romain. Quel métier faire, quand partout à l'entrée de toutes les industries on rencontre le Grec ? Celui de parasite est hideux, dangereux même, et ne rapporte plus rien ; celui de ministre des débauches des grands est plus avantageux, mais il y a telles ignominies dont tout le monde n'est pas capable. Il reste celui de poète, de rhéteur, de grammairien.

LES GENS DE LETTRES.

Les poètes, ils n'ont d'espoir que dans la munificence de César. Quel César ? on ne sait, peut-être Adrien. Un grand nombre, et des plus en renom, vont ouvrir des bains à Gabies, des boulangeries à Rome, ou se font crieurs publics. Il y avait autrefois des Mécènes, et Martial semble croire que, s'il y en avait encore, il naîtrait des Virgile.
Sint Mecenates, non deerunt, Flacce, Marones.
Mais c'est une race disparue. Les riches aujourd'hui font un autre usage de leur argent. Ils prêteront au poète qui veut faire une lecture publique quelque vieille salle délabrée, et même quelques affranchis pour applaudir, mais c'est le lecteur qui devra faire les frais des banquettes, de l'estrade, des fauteuils loués pour la circonstance. Quant au prétendu Mécène, sa bourse, fermée au poète, s'ouvre pour la courtisane Quintilla ; ou bien il fait l'emplette d'un lion apprivoisé qu'il faut gorger de viande. « Peut-être après tout cette grosse bête est-elle moins dispendieuse à nourrir qu'un poète : un poète, ça doit manger plus qu'un lion (08) »
Voyez Stace, le poète chéri, à la mode ; quelle joie dans la ville quand il annonce une lecture de sa Thébaïde ! On le couvre d'applaudissements : « Oui, mais il crève de faim, s'il ne réussit à vendre au comédien Paris son Agavé encore vierge de toute publicité.»
Qu'on s'étonne après cela de la stérilité des muses latines ! Il faut avoir bien dîné pour faire de beaux vers. Mais que tirer de son cerveau, quand on a faim, quand on a froid, quand on se demande où dînerai-je ? où pourrai-je me procurer une couverture ? - Et les avocats ? « Leur faconde ronge comme un soufflet de forge, on voit le mensonge écumer sur leurs lèvres. Et que leur en revient-il ? La fortune de cent avocats vaut juste celle du cocher Lacerna de la faction rouge. » A quels misérables expédients ils ont recours ! Les chalands vont de préférence aux avocats de grande naissance qui ont des statues d'aïeux dans leur atrium ou qui mènent grand train. Aussitôt de pauvres diables, pour jeter de la poudre aux yeux et attirer la pratique, étalent un luxe emprunté, louent des esclaves, des bijoux, de l'argenterie, une robe de pourpre, et à la fin font banqueroute. C'est un préjugé tout puissant. « On n'est guère éloquent avec un habit râpé. Est-ce qu'un pauvre hère comme Basilus oserait se permettre de jeter aux genoux des juges une mère éplorée ? Il plaiderait à ravir qu'on le trouverait insupportable. »
Plus misérable encore est le rhéteur qui forme les avocats. C'est peu d'avoir à subir les éternels refrains de ses élèves, les vieilles déclamations qu'ils chantent sur le même ton : on refuse de le payer. "Eh ! qu'ai-je appris? C'est cela ! on s'en prend au professeur ! Est-ce ma faute, si cet âne n'a rien qui lui batte sous la mamelle gauche ? » - Ah ! l'on ne marchande pas avec les musiciens ou les chanteurs, Chrysogonus et Pollion, ni avec le maître d'hôtel qui dresse un festin, ni avec le cuisinier qui le prépare. « Mais ce qui coûte le moins à un père, c'est l'éducation de son fils. » Quel respect inspirent à leurs élèves des maîtres ainsi traités, réduits à citer en justice, pour obtenir payement, les parents récalcitrants ? On en a vu que leurs écoliers battaient ! - « Dieu ! faites qu'aux ombres de nos ancêtres la terre soit douce et légère ; que sur leurs urnes s'épanouisse le safran parfumé : qu'elles se couronnent d'un éternel printemps : car ils voulaient que pour l'enfant le maître qui l'instruit fût aussi révéré qu'un père, »

§ III.

LE STYLE.

Telle est la matière du livre. Encore une fois, il faut croire à la véracité de Juvénal ; il n'a rien inventé. Il aurait pu dire comme Labruyère : «Je rends à mon siècle ce qu'il m'a prêté. » Ce qui lui appartient en propre et constitue son génie, c'est la forme qu'il a donnée à son oeuvre. Presque tous les critiques la jugent excessive, et ne voient en ce poète qu'un déclamateur. Il faudrait pourtant s'entendre sur ce mot, qui n'avait pas autrefois le sens qu'il a aujourd'hui. Il n'y a pas un écrivain romain qui ne se soit livré à l'exercice de la déclamation : Cicéron déclama jusqu'à son dernier jour. Mais Cicéron était un orateur, et Juvénal écrit en vers ? Eh quoi ! ignore-t-on les rapports étroits qu'il y a entre l'éloquence et la poésie ? Qu'est-ce que les Philippiques de Cicéron, la deuxième notamment, celle que préférait à tout Juvénal, sinon une déclamation virulente contre Antoine ? Juvénal a fait en vers ce que Cicéron avait fait en prose. Par là il a donné à la satire une nouvelle forme, la forme oratoire, déclamatoire si l'on veut, les mots importent peu : ce qui importe, c'est d'examiner si cette forme nouvelle, créée par lui, est en rapport avec le sujet à traiter. Il est difficile de ne pas l'avouer.
En présence des monstruosités de ce temps, qui comprendrait une satire légère, spirituelle, moqueuse ? le ridiculum d'Horace est charmant, mais il ne serait pas de mise ici, il faut autre chose. Juvénal l'a compris, ou plutôt, son propre tempérament lui a révélé la forme que réclamait l'oeuvre. C'est un génie original, le premier des satiriques de tous les temps, de tous les pays. Plus d'une fois on sent l'art et même l'artifice dans son style, mais le ton général est si vrai, la couleur si exacte, que les affectations de détail sont emportées dans le mouvement puissant qui pousse le style. Là, en effet, est le secret de sa vraie force : sa diction n'a rien de maigre et de haché : elle est large, abondante : il vogue à pleines voiles (totos pande sinus). Ne demandez pas à des écrivains de cette trempe l'exquise mesure, la gradation des nuances ; ces qualités sont incompatibles avec celles qu'ils possèdent. Le souci des détails, la recherche du fini ralentiraient l'élan impétueux de la verve. Il y a dans ce style des taches nombreuses, bien des scories mêlées à l'or pur, mais il empoigne le lecteur, et le maîtrise. Parfois la pensée est pauvre, vulgaire, la philosophie d u moraliste tourne au lieu commun (09), mais l'expression reste forte ; les contrastes dramatiques, les antithèses éloquentes relèvent l'idée et lui donnent un relief saisissant. Sa qualité dominante, c'est le don de peindre. Il est vrai qu'aucun scrupule de pudeur ne l'arrête : mais ce n'est pas à la crudité des termes, à la précision impudente des détails qu'il doit sa force. Elle est dans la vigueur de la composition, dans le souffle qui anime toutes les parties, et qui n'est autre chose qu'une indignation généreuse. Je ne connais guère dans aucune langue de tableau plus vigoureusement dessiné que celui de la chute de Séjan (Sat. X). Quelle sobriété et quel éclat dans les vers consacrés à Messaline et à Hippia (Sat. VI) ! Et que l'on ne croie pas que le poète ne saurait prendre un autre ton que celui de l'invective. Voyez (Sat. XI) l'image des anciennes moeurs romaines : quelle vérité, et quelle éloquence triste ! De telles peintures reposent agréablement, et font estimer le poète. Rarement il moralise, mais quand il le fait, c'est dans un style élevé, grave (10). Il n'emprunte à aucune école sa philosophie ; on voit même qu'il a peu d'estime pour les représentants du stoïcisme qu'il accuse d'hypocrisie : mais sa parole n'en a que plus d'autorité. C'est le langage d'un honnête homme, convaincu, qui n'a point de théorie à exposer.

§ IV.

MARTIAL.

n pourrait à l'aide de Martial compléter la peinture des moeurs romaines esquissée dans ses grands traits par Juvénal. Mais si on lit Martial, on est embarrassé pour en parler. Qu'il se contente donc d'une petite place auprès de son illustre contemporain et fort au-dessous.
Martial (M. Valerius Martialis) est né en Espagne, à Bilbilis, vers l'an 43 après Jésus-Christ, sous le règne de Claude, et il est mort en Espagne âgé environ de soixante ans, sous le règne de Trajan. Il vint à Rome vers l'âge de vingt ans, pour y faire son droit, comme nous dirions aujourd'hui ; mais la jurisprudence n'était pas son fait, pas plus que l'éloquence : il se mit à faire des vers, des petits vers, comme on disait au dix-huitième siècle. Il en fit pendant trente-cinq ans, puis il retourna dans sa patrie où il en fit encore, y épousa une femme d'une certaine fortune, mais s'y ennuya profondément et y mourut peu de temps après. Pourquoi abandonna-t-il Rome, âgé de cinquante-cinq ans, pour aller s'enterrer à Bilbilis ? Parce que Domitien venait de périr, Domitien le protecteur, le héros, le dieu de Martial, Domitien qui l'avait fait tribun, lui avait accordé le droit de trois enfants (jus trium liberorum).Le poète s'était rabattu sur Nerva, puis sur Trajan : pour toucher le coeur de ces princes, il avait insulté la mémoire de son dieu Domitien ; mais ils avaient été sourds à ses éloges, ils avaient méprisé ses palinodies injurieuses, et Martial, n'ayant plus ni pensions ni gratifications, était allé mourir en Espagne. On le voit, c'est un assez triste personnage. Il est difficile de comprendre comment l'auteur anonyme du Martial de la collection Lemaire a pu trouver tout naturel le rôle d'un poète adulateur de Domitien. Mais il n'a loué dans ce prince que ce qui était digne d'éloges, les spectacles qu'il donna, les embellissements de Rome, les lois en faveur des jeunes enfants que des infâmes mutilaient ou prostituaient ? Si c'est là tout ce que Martial a vu de Domitien, il avait la vue courte : Suétone a vu bien d'autres choses, et Juvénal en a rappelé quelques-unes. Mais on ne peut pas même lui laisser cette misérable excuse. Qu'on lise l'Épigramme 71 du livre IX, on verra que Martial est très heureux de vivre sous un si bon prince : "aucune cruauté, aucune violence armée : on peut jouir d'une paix et d'une joie assurées." Enfin l'avènement de Nerva et de Trajan fut salué avec des cris de joie, des actions de grâces aux dieux par tout ce qu'il y avait encore d'honnête à Rome ; tout le monde y gagna, Martial seul y perdit. Il a bien d'autres traits dans sa vie qu'on pourrait relever, et qui ne sont pas à son honneur : ce rapprochement suffit.
C'est un poète de cour, prêt à chanter ce que l'on voudra, et qui l'on voudra. Il lui manque le sens moral ; il est tour à tour insolent et bas ; il se croit des envieux, et s'enfle d'orgueil; tournez la page, il mendie une toge, et s'aplatit. Il célèbre les vertus et les grâces de sa femme ; un peu plus loin il écrit telle épigramme qui les déshonore tous deux. De l'esprit, une certaine intelligence du faible des gens. Il tourne à Pline, dont il connaît la vanité et l'austérité, un compliment fort habile, le comparant à la fois à Cicéron et à Caton. Pline lui paye son voyage pour retourner en Espagne, et lui rédige une petite oraison funèbre très convenable. Qui sait ? se dit-il, les vers de Martial dureront peut-être, et me voilà immortel. En tous cas je dois lui savoir gré de l'intention. Il écrit à presque tous les hommes illustres de ce temps-là : il ose s'adresser à Juvénal ; il encense Quintilien; il se pâme d'admiration devant le génie puissant du pauvre Silius Italicus ; mais il n'ose aborder Tacite. En somme, un composé d'esprit et de bassesse, d'arrogance et de platitude. Il a vécu à Rome pendant trente-cinq ans dans la mauvaise société, moitié parasite, moitié frondeur, et de ce qu'il a fait, vu et entendu, il a tiré quinze cents épigrammes. C'est beaucoup.
L'épigramme était fort à la mode depuis Catulle, le créateur du genre. Ce petit poème est plus ou moins à la portée de tout le monde : il n'exige qu'une fort médiocre culture intellectuelle, et quelque peu de piquant dans l'esprit. Les gens du monde tournaient des épigrammes plus ou moins malicieuses qui couraient dans les salons sous le couvert de l'anonyme : on en gravait sur les murs, on en répandait au théâtre contre l'empereur, parfois même on en mettait jusque sur le socle de sa statue. Dans tous les temps les Romains ont eu un goût particulier pour l'épigramme, et ils y réussissent assez bien. S'ils n'ont pas la grâce des Grecs, ils l'emportent par le mordant. Martial est le représentant le plus complet du genre.
Nous avons en tout de lui quinze livres d'épigrammes : le premier et les deux derniers ont seuls un titre particulier. Sur les Speclacles, Cadeaux, Envois (de Spectaculis, Xenia, Apophoreta). Le poète célèbre les moindres détails des jeux donnés par l'empereur, sa magnificence, sa justice, sa bonté, et toutes les vertus qu'il n'eut jamais. Il le loue d'avoir mis sur la scène une représentation exacte de la fable de Pasiphaé (XV) et du supplice de Lauréolus cloué sur une croix! Les deux livres Xénia et Apophorela sont des devises à joindre à de petits cadeaux. L'auteur y fait preuve de connaissances gastronomiques assez étendues. C'est une poésie dans le genre des petits vers de Benserade ou autres faiseurs de devises pour les bonbons de la reine. Laissons cela, et voyons le reste.
C'est une peinture de la société dans laquelle vivait Martial. Quelle société ? Celle que vous retrouverez dans tous les temps, la société des gens qui s'accommodent toujours du gouvernement, quel qu'il soit, de l'état social, quel qu'il soit, et qui songent à passer la vie le plus agréablement possible. L'attrait d u plaisir est le seul lien qui unisse entre eux les membres de cette association ; on n'y est point exclusif, la haute noblesse y coudoie la bourgeoisie, et celle-ci ne repousse point le peuple. Les uns apportent leur argent, d'autres leur esprit, d'autres leur personne, dans le sens le plus étendu da mot. Les gens de moeurs austères en sont seuls exclus ; ou plutôt s'en excluent eux-mêmes. A Rome, cette association tacite de gens qui se convenaient était fort étendue. Elle renfermait des sénateurs, des chevaliers, des affranchis, des histrions, des musiciens, des matrones, des courtisanes, des parasites. Il se formait bientôt une chronique scandaleuse ; chaque jour fournissait son histoire dont le héros ou l'héroïne variait, mais le fonds était presque toujours le même. Voilà le milieu dans lequel a vécu Martial, voilà les originaux qu'il a eus sous les yeux. C'est là qu'il a puisé la matière de son oeuvre. Les cancans obscènes y tiennent une grande place : c'était la monnaie courante de la conversation. On a prétendu qu'il avait peu réussi dans ce genre, et l'on a voulu lui en faire un titre d'honneur, comme s'il était digne de plus nobles sujets ! Je croirais plutôt que c'est la partie la mieux réussie de son livre, et j'en conclus que c'était celle qui l'attirait le plus. Qu'un ami l'invite à laisser là ces bagatelles, à tenter quelque grand ouvrage, il s'esquive, et répond par une demande d'argent dissimulée sous une pasquinade. « Soyez pour moi un Mécène, et je serai un Virgile (11). » C'est une pensée qui lui est chère. Il s'imagine qu'il suffit de renter un écrivain pour qu'il ait du génie. Tel qu'il est, il s'estime infiniment. On lit ses livres jusqu'à Vienne ; tout le monde s'en repaît, un vieillard, «jeune homme, enfant, jeune femme chaste, sous l'oeil de son sévère mari (12)». Si cela est vrai, quel jour sur les moeurs du temps ! Tel qu'il est, on conserve encore un peu d'indulgence pour lui : il a écrit deux ou trois fort jolies pièces sur la campagne ; il y a là un sentiment vrai, celui du citadin que le bruit, la boue, la fumée, la cuisine et toutes les immondices de Rome, viennent à écoeurer, et qui se représente les frais ombrages baignés d'air pur, les bons paysans, les belles filles de la campagne honnêtes et douces, et la basse-cour et la paix (13).
Il alla retrouver en Espagne ces biens trop méprisés, mais il était trop tard, il ne pouvait plus vivre hors de Rome : les palais blasés, brûlés par des mets épicés, des boisons de feu, ne peuvent supporter autre chose. Il ne fit que languir, peu estimé de ses compatriotes, et mourut bientôt.
Il a dit lui-même de ses épigrammes : « Il y en a de bonnes, il y en a de médiocres, les mauvaises sont en plus grand nombre. » On ne petit que souscrire à ce jugement. En général ce qui lui manque, c'est la grâce. Les épigrammes satiriques, surtout celles qu'on ne peut citer, ont un relief remarquable ; les autres, plus innocentes, manquent de naïveté. On sent le travail, l'effort pénible pour trouver le trait de la fin ; parfois il est longuement préparé, amené, et arrive enfin tout froid ; on l'avait deviné dès le premier vers. En général, la facilité n'est pas la qualité dominante du poète : peut-être était-il heureusement doué dans sa jeunesse, mais quel talent résisterait à un pareil exercice continué sans interruption pendant quarante années ? Cette recherche incessante de l'effet tue toute imagination, toute verve : le procédé remplace l'inspiration. Je reconnais cependant volontiers que la langue, bien que tourmentée, reste pure ; la diction est laborieuse, mais généralement correcte. Les tours sont vifs, variés, l'expression assez nette.

§ V.

STACE.

Stace (P.Papinius Statius) fut contemporain de Martial, et c'est peut-être le seul personnage important dont celui-ci ne parle pas. On a supposé avec quelque raison que Martial en était jaloux : tous deux en effet étaient courtisans ; tous deux aspiraient à l'honneur d'être des poètes officiels, tous deux y réussirent en partie. Martial fut nommé par Domitien tribun, il obtint le Jus trium liberorum et une maison de campagne. Stace de son côté fut plusieurs fois vainqueur dans les concours de poésie établis par Domitien, reçut de lui un domaine, et de plus eut l'honneur d'être invité à la table du prince avec des sénateurs et des chevaliers romains ; enfin il possédait au plus haut degré le don de l'improvisation, et l'empereur lui commanda plus d'une fois de petites pièces de circonstance : il n'est pas téméraire de supposer que Martial en ressentit quelque dépit. Nous voilà bien loin d'Horace et de Virgile. Les moeurs de cour règnent ; ce n'est plus l'émulation qui stimule les poètes, ils se font concurrence.
Le père de Stace qui fut, dit-on, le précepteur de Domitien, reçut du prince de grandes marques d'honneur, et donna à son fils l'éducation la plus propre à en faire un poète de cour. Stace parcourut cette carrière avec succès; mais il rêva en même temps une gloire plus haute, celle de l'épopée. C'était une âme douce, affectueuse, un esprit studieux, un travailleur infatigable. Marié fort jeune et par amour à la veuve d'un musicien, il ne se consola point de n'avoir pas d'enfants, en adopta un et le perdit presque aussitôt. D'une santé délicate, que l'application continuelle ruina de bonne heure, il quitta Rome à l'âge de trente-six ans pour retourner à Naples, respirer l'air natal : il était trop tard, il y mourut peu de temps après son arrivée.
Si l'on en croit le témoignage de Juvénal (Sat. VII), Stace était pauvre. On courait en foule aux lectures qu'il faisait de sa Thébaïde ; mais on ne vit pas d'applaudissements, et le poète était réduit à vendre à l'histrion Pâris sa tragédie d'Agavé encore inédite. De ces traits réunisse dégage une figure assez intéressante: cette mort prématurée qui suit de si près un voyage au pays natal, cette sensibilité un peu maladive, la sympathie très vive qu'il inspira à Dante, tout cela fait naître dans l'esprit l'idée d'un rapprochement avec Virgile, Virgile qu'il appelait un dieu, dont il baisait humblement la trace... Mais ce n'est là qu'une illusion de l'imagination.
Nous possédons de Stace trois ouvrages : 1° un recueil de pièces détachées, presque toutes en vers hexamètres, et intitulées Silves (Sylvarum libri quinque) ; 2°la Thébaïde (Thebais),poème épique en douze livres ; 3°l'Achilléide (Achilleis), autre poème épique incomplet (nous n'en avons que deux livres).
Les Silves sont le meilleur ouvrage de Stace. Il n'est pas difficile d'en trouver la raison. C'étaient de petits cadres, qu'il était capable de remplir : de telles pièces n'exigeaient guère que des détails ingénieux, de rapides peintures ; son génie pouvait aller jusque-là ; la conception puissante d'une oeuvre de longue haleine lui était interdite. Enfin la nécessité de produire vite ces petits poèmes commandés servait heureusement l'auteur. Quand il avait le temps de chercher, il cherchait trop, trouvait rarement bien, s'épuisait et usait son oeuvre en la limant. Est-ce un aveu que cet hémistiche où il caractérise sa Thébaïde : Et longa cruciata lima ? Les Silves le forçaient à urne simplicité relative. Il s'excuse de s'être adonné à de telles bagatelles: Virgile a fait le Moucheron, Homère la Batrachomyomachie. D'ailleurs aucun de ces poèmes ne lui a coûté plus de deux jours de travai l; plusieurs ont été faits en un seul jour ; un d'eux a été improvisé pendant le souper. Il y a faits les lettres qui servent de préface à chaque livre des Silves un mélange de modestie et de fatuité qui fait sourire.
Stace ne s'est pas demandé une seule fois s'il était digne d'un vrai poète de subir des commandes avec la date de la livraison. Et quelles commandes ! Des vers sur la statue équestre de Domitien, sur un mariage, sur une maison de campagne, sur une salle de bains, sur un Ganymède, sur un perroquet, sur un lion apprivoisé qui appartenait à l'empereur, sur une coupe de cheveux d'un affranchi, etc. Les détails gracieux ne font pas défaut dans ces petites compositions; mais la plupart sont manquées : le poète s'est guindé trop haut ; la simplicité, le naturel lui manquent absolument. Il prodigue les images grandioses, épiques : on voit qu'il rumine toujours sa Thébaïde. Il a la mémoire farcie de personnages, d'événements, de peintures démesurées, et il en intercale dans ces petits tableaux de genre. Je retrouve la note vraie, l'accent ému dans les pièces où il a bien voulu se laisser aller quelque peu à sa sensibilité. La Consolation à Flavius Ursus, les Larmes de Claudius Etruscus (14) sont des morceaux réussis. Il y a une épître à sa femme Claudia, pour la décider à le suivre en Campanie, à quitter Rome où elle se plaisait, qui est heureusement tournée. Ce n'est pas que les rapprochements mythologiques n'y tiennent encore trop de place ; mais le sentiment est vrai, touchant (15). J'en dirai autant des vers dans lesquels il déplore la mort de son père et celle de l'enfant qu'il avait adopté (16).
La plus curieuse de toutes ces pièces est le remerciement adressé à l'empereur Auguste Germanicus Domitien, qui avait invité le poète à dîner (17). Il cherche dans ses auteurs les descriptions de festins célèbres, pour les immoler au banquet impérial, le festin de Didon dans l'Énéide, celui-des Phéaciens dans l'Odyssée. Mais que ces images sont faibles ! « Il faut parler dignement : eh bien ! j'étais dans les astres en compagnie de Jupiter. Ah ! jusqu'ici stérile était ma vie ! c'est de ce jour que commence mon existence !» - Il y a soixante-sept vers sur ce ton-là.
C'est sur sa Thébaïde que Stace fondait l'espoir de sa renommée. Il y travailla pendant douze ans, avec cette obstination consciencieuse qui voudrait être du génie. Il en lisait en public des passages qu'on admirait beaucoup, trop même, car il semble que le poète n'ait guère songé qu'à coudre s'il se pouvait, des épisodes plus ou moins éclatants de couleur. Puis, rentré chez lui, il retravaillait avec sa femme (détail touchant) et, probablement sur les indications du public, l'oeuvre si longtemps préparée, couvée, polie avec tendresse. Enfin elle est terminée ; le poète lui dit adieu, et lui recommande de ne chercher point à lutter avec la divine Énéide : " Suis-la, mais de loin, et baise humblement ses traces." Bien des critiques out été moins modestes pour Stace que Stace lui-même. Scaliger déclare, avec cette impertinence qui le caractérise, que Stace doit être placé avant Homère, et ne le cède qu'au seul Virgile. Turnèbe. Casaubon, Juste Lipse l'appellent excellent poète, le dernier n'admet pas qu'un puisse lui reprocher de l'enflure. ("Papinius sublinis et celsus poeta,non hercle tumidus.") D'autres plus mesurés se bornent à le saluer de l'épithète de doctus, doctissimus, poète docte, poète érudit, en quoi ils ont raison.
Ce n'est pas en effet par l'originalité que brille la Thébaïde. Stace a emprunté le sujet, et sans doute la composition générale, au poète grec Antimaque de Colophon, que Quintilien juge avec une certaine sévérité. Nous savons de plus qu'il existait chez les Grecs un nombre considérable de poèmes sur les deux sièges de Thèbes. Stace avait donc à sa disposition des matériaux poétiques abondants et variés, ce qui, loin d'être un avantage, est un embarras. Il en a tiré une oeuvre pénible, fausse de ton et de couleur, à la fois érudite et déclamatoire. Le sujet avait un grave inconvénient, non comme le prétend La Harpe, que deux scélérats maudits par leur père ne puissent inspirer aucun intérêt ; mais il se rattachait à ces antiques légendes de la Grèce héroïque que les Grecs eux-mêmes ne comprenaient plus, et que les Romains n'avaient jamais comprises. La fatalité qui pesait sur les Labdacides, les crimes qui en furent la conséquence, et qui se succédèrent de génération en génération jusqu'à l'extinction complète de la race, Eschyle, s'il ne les a pas racontés, les a sentis : il a éprouvé cette mystérieuse horreur qui se dégage d'un tel sujet, et il en a pénétré cette admirable et puissante tragédie qu'on appelle les Sept devant Thèbes. L'Oedipe roi et l'Oedipe à Colone de Sophocle n'ont pas, il s'en faut bien, ce caractère de sombre grandeur et d'effroi religieux. Stace ne doit rien aux deux tragiques grecs ; il a sans doute pris ailleurs ses modèles, et sur des épopées artificielles composé laborieusement une épopée plus artificielle encore. Ce qui manque en effet par-dessus tout dans ce poème, c'est l'inspiration. L'inspiration crée la composition de l'oeuvre, sans effort pour ainsi dire et naturellement. Quand l'esprit s'est fortement pénétré du sujet, l'a conçu d'une façon toute personnelle, et comme créé, les diverses parties s'ordonnent, un souffle puissant les anime et les relie les unes aux autres; elles sont comme la conséquence naturelle de l'idée première qui s'épanche et rayonne. Telle est l'oeuvre d'Eschyle, telle ne pouvait être celle de Stace. Dans ces douze livres il n'y a pas une idée, il n'y a que des détails. Tout ce que sait le poète, il l'enchâsse dans son oeuvre. Chacun des héros du siège de Thèbes paraît à son tour, accomplit des exploits prodigieux et meurt. Enfin à l'avant-dernier livre, il met aux prises les deux frères. De dénouement il n'y en a pas, car on ne peut regarder l'arrivée de Thésée à Thèbes comme la conclusion de cette sanglante histoire ; c'est un épisode cousu à tous ceux qui constituent le poème, et auquel à la rigueur on pourrait en coudre d'autres. Voilà le défaut capital de la Thébaïde, celui qui la relègue parmi ces oeuvres languissantes, froides, factices ; il n'y a pas de conception forte, il n'y a pas d'unité, j'ajouterai même il n'y a pas d'action.
Restent les détails. Stace n'a rien innové dans cette partie de l'épopée qu'on est convenu d'appeler le merveilleux. Ses dieux sont taillés sur le modèle de ceux de Virgile : il y a des séances dans l'Olympe, ou plutôt dans les cieux, Jupiter préside, Junon essaye un peu d'opposition en faveur de ses chers Argiens, comme dans Virgile ; Mercure est là pour accomplir les ordres du roi des dieux ; il y a des furies pour enflammer le coeur des deux frères, commne dans l'Énéide ; il y a un Tartare et tout l'attirail de la vieille mythologie catachthonienne. D'invention personnelle ont en chercherait vainement. La plus bizarre imitation que se soit permise le poète est, sans contredit, celle du XXIe livre de l'Iliade, où Homère représente Achille allant chercher jusque dans les flots du Scamandre les Troyens qu'il veut égorger à Patrocle ; le fleuve irrité, se soulevant, pressant de ses ondes furieuses le flanc et les épaules du héros, scène merveilleuse, d'une grandeur incomparable, qui reproduit la double conception des divinités antiques, comme éléments et comme personnes. Stace a transporté dans son poème (livre IXe) cet épisode splendide. Mais quelle pauvreté dans cette copie ! Cette stérilité d'invention, ce besoin d'imiter sans cesse réduit le poète à l'impuissance quand il s'agit de peindre des caractères. Quelle variété et quel éclat, quelle vérité dans l'Iliade ! Ces figures de héros sont devenues des types ; chacun d'eux revit dans les Tragiques, dans Pindare, tel que l'a représenté Homère ; il a en lui la vie. Rien de tel chez Stace. Tous sont jetés dans le même moule ; tous accomplissent à peu près les mêmes prouesses, tiennent le même langage, sont animés des mêmes sentiments. Seul, peut-être, Amphiaraus le devin, se détache de ce groupe uniforme, mais le mérite en est plutôt à la légende qu'au poète. Quant aux événements qui remplissent le poème, aucun d’eux n'est déterminé par le caractère connu des personnages. L'Iliade tout entière naît du caractère d'Achille; la Thébaïde sort du caprice de Jupiter : il veut frapper les Thébains et les Argiens ; en conséquence une Furie pousse Étéocle à refuser le trône à soir frère ; Polynice se retire à Argos, y épouse la fille du roi, et engage dans sa querelle les chefs qui avec lui vont assiéger Thèbes. Une fois le poème ainsi lancé, nous avons des combats, des jeux funèbres, un livre épisodique, racontant l'histoire d'Hipsipyle et des Lemniennes, bref, tous les incidents connus d'une épopée d'imitation. Quant au style, je ne puis admettre avec Casaubon qu'il soit sans emphase ; il me semble plutôt que c'est là sa couleur dominante. Je ne connais pas un seul passage qui offre cette simplicité, ce naturel dans les pensées et dans l'expression, qui sont le secret des grands poètes. L'auteur se travaille visiblement pour frapper l'esprit du lecteur ; il croit lui présenter de grandes images, de nobles pensées, mais si l'on écarte la pompe du langage, le fonds apparaît pauvre et nu. Le poète ne dit pas : "Je chante une guerre fratricide", mais : "la flamme des Muses tombée sur mon âme me pousse à dérouler la guerre fratricide, un trône qui devait être occupé à tour de rôle, disputé avec une haine impie, et les crimes de Thèbes." Ce défaut qui est capital est le signe de la déclamation ; il n'y a jamais de proportion exacte entre la forme elle fond ; au contraire, plus celui-ci est chétif, plus celle-là cherche à éblouir. Rien de plus pompeux que le discours adressé par Jupiter aux dieux réunis pour l'entendre (18). Secouez toutes ces magnificences, vous serez étonné de la nullité qu'elles essayent de dissimuler. Jupiter est las d'employer la foudre. « Les Cyclopes sont fatigués de la forger ; c'est pour cela qu'il avait autorisé Phaéton à brûler les humains coupables. Il veut punir en personne. » Le discours de Pluton, lorsque la terre s'ouvre pour donner passage à Amphiaraüs, n'est pas moins étrange (19). L'épisode de l'enfant Archémore tué par un serpent est d'une diction plus sobre et ne manque pas d'une certaine grâce. On l'a déjà remarqué, si Stace eût mieux compris son génie, c'est dans des sujets simples, familiers, touchants qu'il se fût exercé. Sa vie si pure, son coeur si affectueux et si sensible, tout semblait l'y porter ; mais c'est là une des misères de ces époques de décadence : on veut du pompeux, de l'extraordinaire à quelque prix que ce soit. La réalité, la vérité, la nature semblent choses basses, étrangères à l'art. Celui-ci est placé sur des sommets éclatants, vers lesquels se dirigent, haletants et poussifs, des poètes qui s'équipent pour l'ascension ; le divorce entre l'art et la nature devient de plus en plus profond ; et, par une conséquence bien légitime, les oeuvres deviennent de plus en plus fausses. Voilà la tyrannie qu'exercent des époques comme celle que nous étudions, tyrannie que ne peuvent secouer des esprits souvent très heureusement doués, mais que le goût du jour, l'éducation littéraire, le désir de plaire aux contemporains précipitent dans l'ornière commune, souvent loin de leur véritable voie.
Le dernier ouvrage de Stace fut l'Achilléide. Si l'on en juge d'après le contenu des deux premiers livres, l'Achilléide eût été un poème de longue haleine : le poète n'avait pas encore amené son héros à Troie. Il y a en général plus de simplicité dans le style ; la lecture en est plus facile et plus intéressante. Je l'ai déjà dit, Stace eût mieux réussi dans la peinture des scènes de la vie intérieure : les deux premiers livres de l'Achilléide ne sont pas autre chose.
Si l'on en croit Stace, ces deux poèmes n'étaient qu'un essai de ses forces. Il rêvait une épopée plus haute, toute nationale ; mais il voulait s'y préparer en traitant de moindres sujets. Cette épopée, c'étaient les exploits incomparables de Domitien. Qui osera regretter que la mort n'ait pas perchis au poète d'exécuter ce noble projet ? 

§ VI.

SILIUS ITALICUS.

Stace n'était pas le seul qui rêvât de s'asseoir sur le Parnasse au-dessous de Virgile ; plusieurs de ses contemporains ambitionnaient la même gloire, et prirent à peu près le même chemin pour y parvenir. Je tâcherai, en parlant de Silius Italicus et de Valerius Flaccus, d'éviter les redites : il suffit d'avoir montré à propos de la Thébaïde les procédés de cette triste école.
C. Silius Italicus a une physionomie toute particulière. S'il est mauvais poèe, il ne peut en accuser la pauvreté, cette cruelle ennemie du génie, qui a étouffé dans leur germe tant d'oeuvres sublimes. Il est riche, fort riche ; il possède de nombreuses maisons de campagne, en Campanie, près de Naples ; c'est un personnage considérable et considéré, qui a été honoré trois fois du consulat, qui a vu un de ses fils obtenir la même dignité, qui a gouverné en qualité de proconsul cette belle province de l'Asie, si convoitée par les magistrats sortant de charge. Il a traversé les règnes de Néron qui le nomma consul l'année même de sa mort, de Galba, d'Othon, de Vitellius, de Vespasien, de Titus, de Domitien, sous qui il obtint son troisième consulat, et il est mort sous Trajan. Sa mort fut volontaire : malade d'un abcès jugé incurable, il refusa toute nourriture, et quitta volontairement la vie à l’âge de soixante-quinze ans.
Par quels moyens réussit-il à se faire accepter de tous les empereurs ? Ce fut un habile politique ; il poussa même un peu loin cette habileté sous Néron, en se faisant délateur, ce qui nuisit quelque peu à sa réputation. Mais il effaça la honte de ce premier métier par une honorable retraite ; c'est Pline, son aîné, qui parle ainsi (20). Il aimait les belles-lettres, particulièrement l'éloquence et la poésie. Il avait un véritable culte pour Cicéron et pour Virgile, pour Virgile surtout ; il faisait une collection des bustes de ce grand poète, achetait le lieu où s'élevait son tombeau, et célébrait le jour de sa naissance avec plus de pompe que le sien propre. Cette passion lui inspira l'idée d'écrire un poème épique : il se mit à l'oeu vre étant déjà vieux, et lut plusieurs fois en public des fragments de son travail. Les applaudissements ne lui manquèrent pas : il était riche et personnage consulaire. Ses confrères en poésie chantèrent ses louanges. Martial le met tout simplement sur la même ligne que Virgile. Mais brusquement tout ce bruit s'éteint ; le silence et l'oubli se font autour de ce nom, l'oeuvre elle-même disparaît. Ce n'est qu'au quinzième siècle qu'elle est exhumée de la poussière d'une bibliothèque par un de ces hardis promoteurs de la Renaissance, le Pogge ; et aujourd'hui même les critiques les plus bienveillants (21) ont de la peine à se réjouir convenablement de cette trouvaille. C'est qu'en effet l'oeuvre est médiocre. Pline, qui a l'esprit fort délicat, dit de Silius : « il faisait des vers avec plus d'application que de génie. » (Carmina scribebat majore cura quam ingenio.)
Le poème de Silius Italicus a pour titre Punica, et il se compose de dix-sept livres. Le poète s'est arrêté quand la matière lui a manqué : c'est elle qui le menait et non lui qui la traitait à sa guise. Le sujet est le récit en vers de la seconde guerre punique, qui commence, comme on sait, à la prise de Sagonte par Annibal, et finit à la bataille de Zama. On ne comprend pas pourquoi le poète n'a pas raconté la troisième guerre punique : cela lui aurait permis d'aller jusqu'à vingt-quatre livres, comme Homère, et la prise de Carthage avait de quoi tenter un peintre de génie. Mais bornons-nous à examiner non ce qu'il aurait pu faire, mais ce qu'il a fait.
A quel genre rattacher ce poème ? Les érudits ont été fort embarrassés. Est-ce une épopée ? On pourrait le croire, car le merveilleux y tient une certaine place. Est-ce une composition historique versifiée ? Cette opinion est assez vraisemblable, car les événements, les personnages, la description des lieux, tout est réel. On considère même Silius Italicus comme une autorité, et son témoignage sert à contrôler ou à compléter celui des historiens. Il faut bien le reconnaître, les Puniques n'appartiennent à aucun genre connu jusqu'alors excepté pourtant au genre ennuyeux. On a allégué, pour défendre Silius Italicus,l'exemple de Naevius, et d'Ennius, qui célébrèrent en vers ces mêmes guerres puniques ; mais il nous est impossible de juger la composition de leur oeuvre, qui a péri presque en entier, et il est hors de doute que le merveilleux n'y tenait pas la place qu'il occupe dans Silius. Rien de plus étrange que ce récit historique, exact, scrupuleux, minutieux même, brusquement interrompu par l'intervention bizarre d'une divinité. Nous suivons sur la carte cette admirable campagne d'Annibal, parti d'Afrique, débarqué en Espagne, traversant le midi de la Gaule, franchissant les Alpes, battant l'une après l'autre quatre armées romaines, puis forcé de s'arracher à cette Italie devenue sa proie pour courir à la défense de Carthage, vaincu enfin dans un dernier combat, et fuyant pour aller dans le reste du monde susciter des ennemis à Rome. Grande et noble histoire, dramatique surtout, si cette figure imposante d'Annibal domine tous les événements, s'il nous apparaît tirant de son propre génie toutes ses ressources, créant une armée, une discipline, une tactique, accomplissant enfin ce serment prononcé sur les autels dès l'âge de neuf ans d'être jusqu'à sa mort l'implacable ennemi de Rome. Placez derrière un tel homme des Dieux qui le poussent, le retiennent, lui donnent la victoire, la lui enlèvent, et Annibal disparaît pour ne laisser au premier plan que des machines poétiques usées que le bon sens repousse, qui glacent l'imagination. Là, est l'incurable faiblesse de l'oeuvre. Le fabuleux et le réel ne s'y fondent point loin de là, ils se gênent et s'excluent. Le merveilleux de l'Énéide nous semble parfois quelque peu factice ; ici c'est bien autre chose ! Qu'on en juge par quelques-unes des inventions de Silius en ce genre, je dis inventions ; le vrai mot serait imitations, car Silius n'inventait rien. C'est Junon, l'éternelle ennemie des Troyens, et par conséquent de Rome, qui suscite Annibal ; Vénus, de son côté, supplie Jupiter de défendre les descendants d'Énée. Le dieu y consent et il prédit les destinées glorieuses de l'empire romain qui aura le bonheur d'être gouverné un jour par Domitien. Cette prédiction semble insuffisante au poète, et il introduit Protée, qui la reprend et la développe tout au long, en pillant sans pudeur le sixième livre de l'Énéide et le quatrième des Géorgiques. Ce sujet exerçant un charme particulier sur l'imagination du poète, il met en scène la Sybille de Cumes, qui refait d'après Virgile la peinture des enfers. Voilà quelques-uns des lambeaux de pourpre que Silius coud à ses narrations historiques, quand il lui prend fantaisie de donner plus d'éclat à son oeuvre. L'Énéide tout entière se retrouve là en lambeaux informes. La soeur de Didon, Anna, s'y rencontre avec le prétendant malheureux Iarbas. Des jeux funèbres sont célébrés sur le modèle du cinquième livre de l'Énéide. Le malheureux Annibal est condamné par le poète à poursuivre pendant la bataille de Zama un faux Scipion, ou plutôt un fantôme fait à l'image du Romain par Junon. C'est un songe qui l'empêche d'aller assiéger Rome après la bataille de Cannes. Silius a même osé voler à Virgile la plus forte conception épique de l'Énéide. Énée s'obstine à défendre Troie déjà envahie par les Grecs ; tout à coup Vénus lui apparaît, et, lui arrachant le bandeau qui couvre sa faible vue de mortel, lui montre les divinités ennemies de Troie qui accomplissent l'oeuvre de vengeance et de destruction. Junon dessille aussi les yeux d'Annibal et lui découvre sur chaque colline de Rome les dieux prêts à la défendre. On pourrait multiplier ces rapprochements, mais à quoi bon ? Silius pille de préférence à tout autre son cher Virgile ; ce qui ne l'empêche pas d'emprunter à Homère l'idée d'un festin, où un aède, Teuthras, charme les oreilles d'Annibal, en lui racontant les exploits des anciens héros. Il va même jusqu'à prendre dans Prodicus ou dans Xénophon la vieille allégorie d'Hercule placé entre le vice et la vertu ; seulement son Hercule à lui s'appelle Scipion. On pourrait être tenté de croire que là s'arrêtent ses déprédations, il n'en est rien. Sa victime de prédilection, c'est Tite-Live. On connaît cette admirable partie de l'oeuvre de l’éloquent historien, le début solennel qui l'annonce, l'ampleur et la majesté du récit si habilement coupé par ces portraits, véritables chefs-d'oeuvre, ces discours qui sont le vivant commentaire des faits, et ces épisodes dramatiques qui donnent à la couleur générale je ne sais quoi de plus éclatant. Vous retrouverez tout cela dans Silius Italicus; il suit pas à pas l'historien en Afrique d'abord, puis en Espagne, en Gaule, en Italie, il se conforme à l'ordre suivi par son modèle, choisit pour les raconter les mêmes épisodes. De hardis commentateurs, frappés de cette servile déférence, ont recherché sous les vers de Silius la prose de Tite-Live dans les épisodes qui ne nous ont pas été conservés (première guerre punique, Régulus), et ils ont cru en découvrir des fragments, comme d'autres ont cru retrouver parfois dans Tite-Live des tronçons des Grandes Annales. C'est qu'en effet Silius ne se borne pas à emprunter à l'historien la matière et la composition, il essaye de lui prendre son style ! chose incroyable, vraie cependant. Qu'on lise et que l'on compare par exemple dans les deux auteurs l'épisode célèbre de Pacuvius et Pérolla : on sera confondu de ce procédé d'imitation qui consiste à enchaîner dans les entraves du rythme la libre et puissante prose de Tite-Live. Tels sont les procédés de Silius Italicus. Un de ses éditeurs, Ruperti, après avoir longuement essayé de le faire valoir, a très ingénieusement avoué que la lecture de ce poète pouvait être très utile aux jeunes gens : en quoi? En leur montrant, au moyen des rapprochements sans nombre qu'elle amène, que Silius n'avait pas d'invention, qu'il empruntait tout à autrui, et que son style est bien intérieur à celui de Virgile et de Tite-Live. C'est le réduire à n'être qu'un repoussoir. Peut-être en effet n'est-il pas autre chose.
Deux choses cependant plaident en faveur de Silius Italicus : le choix d'un sujet national et la pureté de la diction. S'il n'a pu concevoir le plan d'une épopée, en disposer toutes les parties d'après une idée générale, conserver la variété sans sacrifier l'unité, du moins il n'est pas allé demander aux légendes fabuleuses de la Grèce une matière usée. Enfin, lecteur et admirateur passionné de Cicéron et de Virgile, il a puisé dans le commerce de ces grands écrivains des qualités qui devenaient de plus en plus rares, le respect de la langue, la propriété des termes et une simplicité relative. Ce n'eût pas été lui faire pleine justice que de garder le silence à ce sujet. 

§ VII.

VALÉRIUS FLACCUS.

On ne sait trop quel personnage était C. Valérius Flaccus Balbus Setinus, auteur d'un poème épique incomplet, intitulé Argonautica. Quelle était sa famille ? où est-il né ? Les érudits sont réduits sur tous ces points à des conjectures plus ou moins ingénieuses. On trouve dans Martial un certain nombre d'épigrammes fort élogieuses adressées à un Flaccus ; mais ce Flaccus était riche, il avait une belle maison de campagne à Baïes, des objets d'art, de beaux esclaves ; c'était un homme qu'il pouvait être utile de flatter, tandis que notre poète semble n'avoir rien possédé de tout cela. Martial n'eût pas manqué de vanter l'excellence d'un poète opulent, comme il se fût certainement abstenu de louer un poète pauvre. Une ligne de Quintilien, voilà, à vrai dire, le seul témoignage que l'antiquité nous ait laissé sur Valérius Flaccus : "Nous venons de faire une grande perte dans ta personne de Valérius Flaccus."(Multum in Valerio Flacco nuper amisimus.) On peut en conclure que le poète était fort jeune encore quand il mourut, et que sa perte excita les regrets des connaisseurs. Quant aux critiques du seizième siècle, ils lui ont été généralement très favorables, sauf Scaliger qui, dans l'Hypercritique, traite le pauvre Valérius avec une extrême sévérité, le trouvant surtout dur et sans grâce. Presque tous les autres érudits le placent immédiatement après Virgile, et lui immolent parmi ses prédécesseurs et ses contemporains celui qu'ils honorent d'une particulière aversion, surtout Lucain et Stace.
L'expédition des Argonautes à la recherche de la Toison d'or est un des sujets les plus chers aux poètes de l'antiquité grecque et latine, j'entends aux poètes de seconde main. Que d'épisodes brillants à raconter, quelle variété ! C'était l'Iliade et l'Odyssée réunies dans le même sujet : des combats, des voyages, des légendes de toute nature, des prodiges extraordinaires. D'abord le récit de la disparition d'Hylas, qui était, aux temps de Juvénal, devenu un intolérable lieu commun (cui non dictas Hylas puer?); puis le fameux combat du ceste dans le pays des Bébryces; l'histoire des femmes de Lemnos, meurtrières de leurs époux, et qui accueillent si bien les Argonautes ; l'amour de Médée pour Jason, les charmes, les philtres, les sortilèges de tous genres qui assurent au héros la victoire, et enfin le retour en Grèce avec Médée. Ajoutez à cela la description des lieux où abordent les navigateurs, les légendes qui leur attribuent la fondation de plusieurs colonies, et enfin le nombre considérable des héros qui étaient montés sur le navire Argo, et qui devaient plus tard s'illustrer par tant d'exploits. Peu de matière plus riche que celle-là, mais en même temps je ne sais quoi de vague; un élément nouveau introduit dans la légende, la magie ; ce personnage étrange de Médée, qui importe en Grèce les charmes, les philtres, tout l'attirail d'une science nouvelle : tout cela marquait d'une empreinte relativement moderne l'histoire de l'expédition. L'Iliade n'en fait aucune mention : c'est plus tard que naît cette légende imaginée évidemment pour expliquer sous la forme anthropomorphique l'introduction en Grèce de certaines pratiques de la religion plus sombre de la Thrace. Valérius Flaccus n'a point essayé de décomposer les éléments de la légende ; il l'a reproduite fidèlement dans toutes ses parties. Il avait soudes yeux un modèle grec, qu'il a suivi le plus souvent avec la plus scrupuleuse exactitude, Apollonius de Rhodes, poète alexandrin, auteur d'un poème en quatre livres sur le même sujet. Seulement il avait conçu son ouvrage sur de plus vastes proportions, car il devait contenir au moins dix livres, si ce n'est douze. Il s'arrête après le huitième. Quel est le caractère de l'oeuvre ? C'est une imitation originale. Valérius appartient à cette classe d'écrivains consciencieux, non sans talent, qui n'ont pas l'imagination créatrice, n'inventent rien, mais, sur un sujet déjà traité, trouvent de fort heureuses variations. Ce qui le distingue profondément du modèle grec, c'est la gravité. Apollonius en est complètement dépourvu : il est spirituel, ingénieux, gracieux. Il se complaît dans les petits détails où il excelle ; jamais une image forte, une conception élevée. Cet amour si tragique de Médée pour Jason, amour né dans le crime, qui vit par le crime et que dénouera un dernier crime, le plus affreux de tous, le meurtre des enfants par leur mère, ne lui inspire que des peintures jolies, fades, analogues à ce que nous lisons dans Dorat ou Bernis. Valerius Flaccus a senti le côté dramatique de cette passion. Il a conservé les vieilles machines de Vénus et Junon s'unissant pour troubler l'âme de Médée ; mais la passion qui naît dans ce coeur indomptable, il en a du premier coup senti et rendu le caractère. C'est « un amour mêlé de haines » (permixtumque odiis inspirat amorem), amour que le remords empoisonne dès sa naissance, et qui ressemble à ces terribles maladies de l'âme qui enlèvent la liberté sans ôter la raison, qui précipitent dans l'abîme, mais après en avoir fait mesurer toute la profondeur. Là est l'originalité de Valérius Flaccus, et voilà ce qui justifie les regrets de Quintilien. Il suit son modèle grec, mais où l'autre s'attarde à cueillir des fleurs, il glisse ; où l'autre passe rapidement, il s'arrête et donne aux personnages et aux faits un relief plus énergique. Les commentateurs ont blâmé les vers qui suivent et que pour moi je trouve d'une grande beauté, et qui appartiennent en propre au poète. Il s'agit de Médée, qui ressent les premières atteintes de sa fatale passion. "Elle se penche, elle regarde par la porte ouverte si son père devenu plus doux ne rappelle point les Argonautes, elle cherche encore le visage de l'étranger. Tantôt languissante, désolée, elle s'enferme seule dans sa chambre, ou bien se précipite dans le sein de sa soeur chérie, comme dans un asile, essaye de parler et se tait... Souvent elle s'attache plus caressante à ses parents, elle couvre de baisers les mains de son père. Ainsi une chienne qui vit dans la chambre, que l'on caresse à la table d u maître, dès qu'elle se sent atteinte d'un mal inconnu, de la rage qui couve en elle, malade, se met à parcourir en gémissant avant de prendre la fuite, toutes les parties de la maison." 

EXTRAITS DE JUVÉNAL.

I

Le turbot.

Calliope, mets-toi là et causons. Je ne te dirai point : « Chantons, muse » c'est de l'histoire. Contez-nous cela, vierges du mont Piérius. Vierges ! Sachez-moi gré de ce mot-là !
Au temps où le dernier des Flaviens déchirait le monde expirant, où Rome avait pour maître le Néron chauve (22), dans les parages de la mer Adriatique voisins des temples de Vénus qui domine Ancône, la ville dorienne, un turbot monstrueux vint se prendre dans le filet d'un pêcheur et le remplit tout entier. On eût dit un de ces turbots géants, qu'enferme sous ses glaces le Palus-Méotide, qu'aux premières chaleurs, la débâcle charrie tout alourdis et engraissés par l'inaction d'un long hiver, et qu'elle va livrer aux eaux dormantes du Pont-Euxin. Aussitôt le propriétaire de la barque et du filet prend son parti. Une si belle pièce ! ce sera pour le souverain pontife (23). Où serait l'homme assez hardi pour vendre ou pour acheter un poisson pareil, quand, jusqu'aux rivages mêmes, tout regorge d'espions ? Les inspecteurs de la marine ne manqueraient pas de saisir le pêcheur tout nu et son turbot, et d'affirmer sans la moindre hésitation que c'est un poisson échappé des viviers impériaux, longtemps nourri aux frais de l'empereur, un poisson réfractaire, qui s'est évadé de chez son maître et qui doit lui être restitué. Consultez les jurisconsultes Palfurius et Armillatus ; ils vous diront que tout ce qu'il y a de beau, de rare dans la mer, n'importe dans quel parage, tout cela appartient au domaine impérial. Ce poisson donc, on l'offrira à l'empereur, pour qu'il ne soit pas perdu. Déjà l'automne aux mortelles influences faisait place à l'hiver, déjà les malades espéraient voir leur fièvre tierce se changer en fièvre quarte, déjà sifflait la bise hideuse, et le froid eût permis de garder ce poisson, tout frais péché, mais le pêcheur se hâte, comme si le vent d'été lui commandait de se presser.
Il a déjà dépassé les lacs placés au bas de le montagne, où, dans un temple de Vesta plus modeste que celui de Rome, Albe, toute détruite qu'elle est, conserve le feu venu de Troie. Un moment la foule émerveillée arrête le pécheur à l'entrée du palais. Enfin on s'écarte, les portes s'ouvrent sans difficulté devant le poisson ; les sénateurs attendent : ce qui se mange doit passer avant eux ! Le pécheur s'avance devant le Roi des rois : "Daigne agréer, dit-il, une offrande qui n'est point faite pour la cuisine d'un sujet. Fête aujourd'hui ton génie ; prépare ton estomac à savourer cette chair succulente. Réservé au siècle qui t'a vu naître, ce turbot devait être mangé par toi, il s'est fait prendre tout exprès." Trouvez-moi une flagornerie plus grossière ! Et pourtant la crête en dressait d'orgueil à Domitien. Non il n'est louange si plate qu'on ne puisse faire accepter à ces puissances, que nous avons élevées au niveau de la divinité !
Mais, où trouver un plat assez large ? ceci mérite une délibération ; on appelle au conseil ces sénateurs qu'il déteste, sur la face desquels réside cette pâleur naturelle à ceux que Domitien honore de sa redoutable intimité. Au cri de l'huissier Liburnien : "Accourez, il est assis," le premier sénateur qui se hâte en ajustant son costume, c'est Pégasus, nommé récemment fermier de Rome stupéfaite (car, qu'était-ce que Rome alors? une propriété avec un préfet pour fermier). Or de tous les préfets le plus intègre, le plus scrupuleux à observer la loi, ce fut certainement ce Pégasus, bien qu'il crût qu'en ces temps maudits la justice devait se désarmer de son inflexible sévérité. Puis vient Crispus, un aimable vieillard ; moeurs, caractère, éloquence, tout avait chez lui même douceur. Nul n'aurait été un conseiller plus utile au maître des nations, au dominateur de la terre et des mers, si sous un tel monstre, fléau du monde, il eût été permis de blâmer la cruauté et de donner un avis honnête ! Mais comment s'y prendre pour ne pas irriter une tyran ombrageux, avec lequel on risquait sa tête à parler du beau temps, de la pluie, ou des brouillards du printemps ? Aussi jamais Crispus n'essaya-t-il de se roidir contre le torrent. Hélas ! ce n'était pas un citoyen, un de ces hommes qui osent dire librement ce que leur dicte leur conscience et risquer leur vie pour la vérité. Aussi Crispus a-t-il réussi à vivre quatre-vingts hivers, quatre-vingts étés. Près de lui accourait un sénateur du même âge, et que la même prudence fit vivre tranquille aussi dans cette cour, c'était Acilius, qu'accompagnait un jeune homme, victime innocente, réservée à un sort cruel et déjà marquée pour la mort dans la pensée du maître. Mais il y a longtemps qu'à Rome, c'est un phénomène de vieillir, quand on porte un grand nom. Aussi aimerais-je mieux, pour ma part, être le dernier des enfants de la terre. L'infortuné ! ce fut en vain qu'il s'abaissa à descendre dans l'arène d'Albe, et là, tout nu, en chasseur, vint y percer de près des ours de Numidie. Qui serait aujourd'hui la dupe de ces finesses de nos patriciens ? Qui s'aviserait d'admirer ta dissimulation, ô vieux Brutus ? C'était chose facile que de tromper nos rois barbus.
Voici Rubrius : malgré son obscure naissance, il n'a pas la mine plus rassurée. On lui en voulait pour une vieille offense de celles dont on ne se plaint pas. C'était pourtant un coquin aussi effronté qu'un infâme écrivant des satires morales.
Ce ventre qui vient, c'est Montanus : son abdomen l'a mis en retard ; Crispinus le suit, tout suant, et, dès le matin, plus farci de parfums qu'il n'en faut pour embaumer deux morts ; après lui, un scélérat, plus complet encore, Pompéius qui, d'un mot glissé dans l'oreille du maître, a fait couper la gorge à tant de gens ; puis, Fuscus, dont les vautours de Dacie devaient un jour dévorer les entrailles. C'était dans sa villa de marbre que ce général avait fait ses études militaires. Enfin, avec le cauteleux Veienton s'avance Catullus,le délateur aux meurtrières paroles ; aveugle, il brûle d'amour pour une jeune fille qu'il n'a jamais vue. Catullus ! c'est la bassesse à l'état de prodige, même pour notre temps ; un être fait pour s'installer sur le pont, et pour y mendier en lançant des baisers aux voitures qui descendent la côte d'Aricie. Personne ne s'extasia davantage devant le turbot. Il ne tarissait pas d'éloges, tout en tournant ses yeux éteints vers la gauche (le poisson était à sa droite). C'est avec la même sûreté de coup d'oeil qu'au cirque il vantait la bravoure, les coups du gladiateur Cilicien, et les machines d'où l'on enlevait des enfants à la hauteur du vélarium. Veienton restera-t-il en arrière ? Non ; comme un prêtre de Bellone, que la déesse a frappé de son dard et qui prophétise :
"César, dit-il, quel présage ! tu peux compter sur un grand, un éclatant triomphe. Tu vas faire prisonnier quelque roi, peut-être Arviragus va-t-il tomber du char royal des Bretons. La bête vient de loin ; vois-tu ces pointes qui se dressent sur son dos ?" Un peu plus, Veienton eût déterminé l'âge du turbot et son lieu de naissance.
Eh bien, qu'opinez-vous? Faut-il le couper en morceaux ? « Oh ! ce serait le déshonorer, dit Montanus. Qu'on fasse un plat assez profond et assez large pour le recevoir tout entier entre ses minces parois : c'est une oeuvre qui demande une main habile et prompte, un second Prométhée ! Allons ! de l'argile, préparez la roue. Mais, à partir de ce jour, César, crée dans ta garde une compagnie de potiers."
L'avis était digne de son auteur : il prévalut. C'est que Montanus connaissait à fond les traditions de la débauche impériale ; il savait les nuits de Néron, et comment on y renouvelait son appétit, à l'heure avancée où le falerne brûlait le poumon des convives. Ça été de mon temps, l'homme le plus fort dans l'art de manger. Ces huîtres viennent-elles du promontoire de Circé, des rochers du lac Lucrin, ou des parages de Rutupia ? Voilà ce qu'il eût distingué au premier coup de dent. En regardant un oursin de mer, il vous disait à première vue sur quelle côte on l'avait pris.
La séance est levée. On congédie tous ces graves personnages, que le chef de l'État avait convoqués sur les hauteurs d'Albe, et qui étaient accourus tout ahuris, comme si l'empereur avait une communication à leur faire au sujet des Celtes et des farouches Sicambres, comme si quelque dépêche effarée était arrivée à tire-d'aile des extrémités du monde. Et plût au ciel qu'il eût perdu à des niaiseries pareilles ces heures sanglantes pendant lesquelles il ravit à Rome tant de nobles et glorieuses
existences sans qu'un citoyen se levât pour le punir et les venger. Il tomba pourtant. Un jour il en vint à inquiéter la canaille de Rome : ce fut là ce qui le perdit, lui dont les mains fumaient encore du sang des Lamia! (Sat. IV.)

II

Noblesse.

Qu'importent les titres ? A quoi te sert, ô Ponticus, de vanter l'antiquité de ta race, d'étaler en peinture le visage de tes aïeux, les Émilius debout sur leur char triomphal, les statues mutilées des Curius, un Corvinus qui a perdu ses bras, un Galba auquel manquent le nez et les oreilles ? Pourquoi sur la liste si longue de tes ancêtres signaler avec orgueil le nom enfumé d'un dictateur et de plusieurs maîtres de la cavalerie, si tu vis mal à la face des Lépidus ? A quoi bon ces portraits de tant d'hommes de guerre, si devant ces vainqueurs de Numance la nuit chez toi se passe à jouer, si tu vas te coucher au lever du jour, à l'heure où ces capitaines mettaient en mouvement leurs enseignes et leurs soldats ? De quel droit Fabius ose-t-il rappeler les Allobroges vaincus, l'autel glorieux de sa famille, et citer Hercule comme l'auteur de sa race, si son coeur, avide et vain, a moins de vigueur qu'une brebis d'Euganée, si ses vieux ancêtres le voient se faire épiler à la pierre-ponce les parties les plus secrètes de son corps ; si lui enfin, l'acheteur de poison, il installe, au milieu de ses ancêtres, qu'il faut plaindre, sa sinistre image qu'il faudra briser ? Vainement ces vieilles figures de cire encombrent son atrium ; la vraie, l'unique noblesse, c'est la vertu.
Sois par tes moeurs un Paul-Émile, un Cossus, un Drusus. Crois-moi, cela vaut mieux que des portraits d'ancêtres; fusses-tu consul, cela passe avant les faisceaux. La noblesse du coeur, voilà avant tout ce que j'ai le droit d'exiger de toi. Par tes actes, par tes paroles, as-tu mérité la renommée d'un homme intègre, invinciblement attaché à ce qui est juste ? Alors tu es noble, je te reconnais. Salut, vainqueur des Gétules ! Salut, Silanus ! Quel que soit le sang qui coule dans tes veines, la patrie triomphante se glorifie d'avoir en toi un rare et excellent citoyen. Oui, c'est un plaisir alors de te saluer des cris que pousse le peuple d'Égypte, quand il a retrouvé son Osiris. Mais, comment appeler noble le citoyen dégénéré, qui, pour toute gloire, n'a que celle de son nom ? Voici un nain qui s'appelle Atlas, un nègre, qu'on a nommé le Cygne, une petite fille contrefaite, qu'on appelle Europe, de vieux chiens infirmes, galeux, pelés, qui ne savent plus que lécher la gueule d'une lampe vide, et qui gardent leur nom de Léopard, de Tigre, de Lion, ou de tout autre animal terrible et capable de faire trembler les gens. Prends garde de n'avoir point plus de droit à porter le nom de Créticus ou de Camérinus.
A qui en ai-je à ce moment ? A toi Rubellius Blandus. Ta race remonte aux Drusus, et tu t'en glorifies. Mais qu'as-tu donc fait toi-même, pour être noble, pour être né d'une femme issue du sang d'Iule, au lieu d'avoir pour mère la pauvre ouvrière qui fait de la toile au pied du rempart exposé à tous les vents? « Vous autres, dis-tu, vous êtes de pauvres hères, des gueux, la basse classe. Nul de vous ne saurait dire de quel pays sort son père ; moi, je descends de Cécrops ! Grand bien te fasse Puisses-tu longtemps savourer la joie d'être descendu de si haut ! Pourtant, c'est dans cette basse classe que tu trouveras d'ordinaire le Romain dont la parole protège devant la justice le noble ignorant ; c'est de cette canaille que sort le jurisconsulte, qui sait résoudre les énigmes de la loi, en démêler les difficultés ; c'est de là que partent nos jeunes et vaillants soldats, pour aller sur l'Euphrate et chez les Bataves rejoindre les aigles qui veillent sur les nations domptées. Toi, tu es le descendant de Cécrops, voilà tout. Tu me fais l'effet d'un Hermès dans sa gaine. Ton seul avantage, c'est qu'un Hermès est de marbre, toi, tu es une statue qui vit.
Dis-moi, fils des Troyens: parmi les animaux muets, quels sont ceux dont on vante la noblesse ? Ceux qui sont braves. Nous apprécions le cheval rapide, qui souvent dans la lice a sans efforts passé tous ses rivaux, celui dont la victoire a ébranlé le cirque du fracas des acclamations. Voilà une noble bête ; peu importe le pâturage d'où il vient, si sa fuite agile a devancé les autres chars et soulevé la première la poussière de l'arène. Mais le fils de la jument Corytha et de l'étalon Hirpinus n'est qu'une rosse qu'on va vendre au marché, si la victoire rarement s'est assise sur son timon ; sans tenir compte de ses aïeux, sans respect pour ces illustres ombres, on le vend à vil prix ; il change de maître, on ne le juge plus bon qu'à aller lourdement, le cou pelé, traîner le tombereau, ou tourner la meule de Népos le meunier. Donc, si tu prétends qu'on t'admire pour ce qui vient de toi, non des autres, commence par nous fournir quelque titre à ajouter aux titres accordés jadis et maintenus à ces ancêtres, à qui tu dois tout. (Sat. VIII.)

III

Rome.

Tout affligé que je peux être du départ de mon vieil ami Umbritius, j'approuve sa résolution. Il va s'installer dans la ville solitaire de Cumes et donner dans sa personne un citoyen de plus à la Sibylle. Cumes est comme la porte de Baia : la côte y est charmante, c'est une délicieuse retraite. Pour moi, au quartier de Suburre, je préférerais le rocher de Procida. Est-il, en effet, désert hideux, dont le séjour ne soit préférable à celui de Rome, à l'ennui de craindre perpétuellement les incendies, les éboulements des maisons, les mille dangers de cette cruelle ville, et lés lectures des poètes au mois d'août ?
Umbritius entasse tout son ménage sur une seule charrette. Il part et nous nous arrêtons aux vieilles arcades humides de la porte Capène, à l'endroit où Numa avait de nuit avec la nymphe Égérie ses graves entretiens. Maintenant le bois qui entoure la fontaine sacrée, et la chapelle même, sont loués à des mendiants juifs, dont tout le mobilier consiste dans un panier et un peu de foin. Chaque arbre est taxé ; c'est une place qui paye une redevance au peuple romain. On a chassé les Muses, et la forêt mendie ! Nous descendons dans le vallon d'Égérie, où l'on a construit des grottes qui ne ressemblent guère aux grottes naturelles. Oh ! combien près de l'étang sacré la divinité ferait mieux sentir sa présence, si le simple gazon enfermait encore les eaux de sa verte bordure, et si, violant la nature, le marbre n'en avait fait un bassin !
C'est alors qu'Umbritius me dit : Puisqu'à Rome il n'y a point place pour un métier honnête, que le travail n'y trouve point son salaire, et que mon pauvre avoir, moindre aujourd'hui que hier, demain aura encore diminué ; j'ai pris le parti de me retirer à Cumes, et, comme Dédale, d'y reposer mes ailes fatiguées, tandis que l'âge n'a pas encore plié ma taille et commence à peine à blanchir mes cheveux, qu'il reste à Lachésis des jours à me filer, et que je suis ferme sur mes jambes, sans qu'aucun bâton vienne se placer sous ma main.
Adieu, ma patrie !... qu'Arturius et que Catulus vivent à Rome ; qu'ils y vivent, les intrigants qui savent changer les choses du blanc au noir ; pour eux tout est facile : soumissionner des constructions, prendre l'entreprise des cours d'eau, des ports, des boues de Rome, des pompes funèbres, ou bien se faire maquignons d'hommes et les vendre à la criée. Jadis, on les a vus jouer du cor, dans les arènes de nos petites villes, et souffler dans leurs cuivres ; partout c'étaient des visages de connaissance. Maintenant, les voilà devenus des personnages ; ils donnent au peuple des fêtes, et quand la foule a renversé le pouce, pour plaire su public ils disposent de la vie d'un homme ! Sortis de là, ils vont affermer les vidanges. Et pourquoi pas ? Ne sont-ils pas de ces gens que la fortune s'amuse à tirer de la boue pour les mettre au pinacle, quand elle se sent en humeur de rire ?
Moi, que faire à Rome ?je ne sais pas mentir ? Paraît-il un mauvais livre ? je n'ai pas le courage de le vanter ni d'en demander un exemplaire. Je n'entends rien à l'astrologie : comment faire espérer à un fils la mort prochaine de son père ? non, c'est plus fort que moi, je ne le peux point. Jamais je n'ai inspecté le ventre d'une grenouille. Quant à porter à une femme mariée les billets ou les cadeaux de son amant, que d'autres s'en chargent ; jamais je n'aiderai personne à voler la femme d'autrui ! Aussi n'ai-je point de patron qui m'admette dans son cortège : je ne suis pour eux qu'un manchot, un être sans bras, un propre à rien ! Pour amis maintenant, on n'a que des complices : le seul moyen de se faire bien venir de nos grands, c'est de charger sa conscience de quelque secret redoutable et qui exige une discrétion absolue. Quand on t'a fait une confidence qui n'a rien de déshonorant, on ne croit rien te devoir, on ne songera jamais à t'obliger. Pour être le bien-aimé de Verrès, il faut être toujours en mesure d'accuser Verrès. Mais, quand on t'offrirait tout l'or que les sables du Tage roulent dans la mer, oh !repousse des présents qu'il faudrait abandonner un jour, repousse un fatal secret qui t'ôterait le sommeil et ferait de toi un objet de terreur pour ton puissant ami.
Quels sont aujourd'hui les gens les plus choyés de nos richards, et ceux que je fuis, moi, avec un soin particulier ? Je vais vous le dire ! arrière le respect humain ! Romains, une chose me révolte : c'est que Rome soit devenue ville grecque. Encore, quel est le contingent de la Grèce dans cette boue de Rome ? Ce n'est pas d'hier que l'Oronte, le fleuve syrien, se dégorge dans le Tibre, et qu'il nous apporte la langue, les moeurs de ce pays, ses joueurs de flûte, ses lyres aux cordes obliques, ses tambours, ses courtisanes qui stationnent près du Cirque. Courez après elles, vous qui trouvez des charmes à ces filles orientales aux mitres bariolées ! Ton paysan romain, ô Romulus, a pris le manteau court des coureurs de dîners. A son cou, huilé, comme celui des athlètes, il suspend des colliers, prix de ses victoires ! Ces Grecs, les voilà qui partent de tous les points de 1a Grèce, de la haute Sicyone, d'Amydone, d'Andros, de Samos, de Tralle, d'Alabande, et tous marchent droit aux Esquilies, et vers le mont des Osiers (24). Les voilà au coeur des grandes maisons, bientôt ils en seront les maîtres. Esprit prompt, aplomb imperturbable, parole facile, plus rapide que celle de l'orateur Isée, ils ont tout pour eux. En voici un, quelle profession lui supposes-tu ? Toutes celles que tu peux désirer ; c'est un homme universel, grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, baigneur, augure, saltimbanque, médecin, sorcier, - un Grec, quand il a faim, sait tous les métiers. Tu lui dirais, monte au ciel ! Il y monterait. Au fait, est-ce qu'il sortait du pays des Maures, des Sarmates, ou des Thraces, ce Dédale qui se posa des ailes ? Non, il était né au beau milieu d'Athènes. Et je ne fuirais pas la pourpre de ces gens-là ? Il mettrait aux actes son cachet avant moi, il aurait à table la place d'honneur, ce drôle jeté ici par le vent qui nous apporte les figues et les pruneaux ? Ce n'est donc plus rien que d'avoir dans son enfance respiré l'air du mont Aventin, de s'être nourri des fruits de la Sabine ? (Sat. III.)

IV

Les voeux des hommes.

Il est des hommes qu'une puissance trop enviée plonge au fond de l'abîme. Ce qui les empêche de surnager, c'est cet amas même de titres et d'honneurs qui les surchargent. Leurs statues arrachées du piédestal suivent la corde qui les entraîne. Puis la cognée brise les roues du char qui portait leurs images, elle casse les jambes des chevaux de bronze, fort innocents de leur grandeur. Déjà les soufflets haletants ont fait siffler le feu dans la fournaise ; déjà dans l'âtre fond cette tête devant laquelle se prosternait le peuple romain, déjà l'on entend craquer la statue qui fut le grand Séjan ; et, de cette face, la seconde de l'univers entier, on fait des pots, des chaudrons, des poêles, des plats. Allons, des lauriers partout ! Cours immoler au Capitole un boeuf magnifique, un boeuf blanchi à la craie : voilà Séjan qui passe, son cadavre est traîné au croc ; on peut le voir : la joie est universelle.
« Quelle bouche ! quelle tête il avait ! Jamais non, tu peux m'en croire, je n'ai pu souffrir cet homme. - Mais de quoi l'accusait-on ? Qui l'a dénoncé ? par quelles preuves, par quels témoins a-t-on démontré son crime ? - Oh ! il n'en a pas fallu tant : une dépêche, une longue et interminable lettre est arrivée de Caprée (25). - C'est bien, c'est bien : assez ! - Et que fait-elle cette tourbe des enfants de Rémus ? - Comme toujours, elle salue le succès et déteste les proscrits. Oh ! si Nursia (26), la déesse de Toscane, avait favorisé son nourrisson, si Séjan avait réussi à surprendre le vieil empereur, ce même peuple, à cette heure même, proclamerait Séjan et le nommerait Auguste. Depuis longtemps, - c'est depuis que nous n'avons plus de suffrages à vendre, - ce peuple ne s'inquiète plus de rien, et lui qui, jadis, distribuait les commandements militaires, les faisceaux, les légions, tout enfin, maintenant il n'a plus de prétentions si hautes, son ambition s'est réduite à ces deux choses : du pain, des jeux au cirque ! - On dit qu'il y aura bien des exécutions. - n'en doute pas : dans la fournaise il y a de la place : je viens de rencontrer mon ami Brutidius, près de l'autel de Mars : il était un peu pâle... Mais si Ajax (27), vaincu allait se fâcher et trouver que nous ne l'avons pas assez vengé ! Vite, hâtons-nous ! Aux Gémonies ! le cadavre doit y être encore ; c'était l'ennemi de l'empereur ;courons lui donner notre coup de pied ! Mais surtout que nos esclaves nous voient faire et puissent témoigner en faveur de leurs maîtres : on n'aurait qu'à dire que ce n'est pas vrai, et à nous tramer en justice la corde, au cou !"
Voilà ce qui se dit, ce qui se chuchote dans la foule au sujet de Séjan.
Eh bien ! veux-tu encore, comme Séjan, avoir du monde à ton lever, posséder des trésors immenses, distribuer à tes créatures les magistratures curules, les commandements militaires, te donner l'air de protéger le prince, qui vit perché sur ton rocher étroit de Caprée, avec sa bande de sorciers chaldéens ? Tu voudrais au moins, comme lui, avoir autour de toi des cohortes, la lance au poing, des cavaliers, tout un camp dans ta demeure, Pourquoi pas ? On ne veut tuer personne, soit, mais on veut pouvoir le faire. Pourtant est-il grandeur, est-il prospérité qui vaille tous les maux qu'elle trame à sa suite ? Plutôt que de porter les insignes de cet homme dont tu vois passer le cadavre, n'aimerais-tu pas mieux être un simple édile, à Fidène, à Gabie, dans la pauvre et solitaire Ulubres, et, couvert d'une tunique rapiécée, y régler les poids et mesures, faire briser les vases qui n'ont pas la capacité voulue ? Donc, tu dois le confesser, Séjan s'est trompé sur le but que devaient se proposer ses désirs : car, en aspirant à cet excès d'honneur, en demandant une trop haute fortune, il n'a fait qu'élever les divers étages d'une tour gigantesque, afin que de ce faîte, l'effrayant l’abîme s'ouvrit plus profond devant lui, et qu'il y pût tomber de plus haut. (Sat. X.)

V

La conscience.

Un Spartiate vint u n jour au temple d'Apollon pour savoir s'il pouvait s'approprier un dépôt et couvrir ce vol d'un faux serment ; il voulait connaître la pensée du Dieu, et ce qu'Apollon lui conseillerait. La prêtresse lui répondit qu'il serait puni rien que pour avoir hésité. L'homme rendit le dépôt, mais par peur, non par conscience. Son châtiment vint justifier l'oracle et en attester le caractère sacré : le malheureux périt avec tous ses enfants, avec sa famille, et ses parents les plus éloignés.
Ainsi les Dieux punissent la seule intention de mal faire. Car l'homme qui, dans le silence de son âme, médite un crime, est déjà criminel. Mais quand il l'a consommé, oh ! c'est alors qu'une éternelle inquiétude l'agite, le poursuit, même à l'heure des festins : sa gorge, sèche comme dans la fièvre, laisse s'accumuler dans sa bouche les aliments qu'il n'avale qu'avec peine. Le vin lui répugne, il le rejette, même celui d'Albe, dont la vieillesse a tant de prix. Offre-lui un vin plus exquis encore, son front se ride de dégoût, comme s'il buvait du Falerne ayant gardé son âpreté. La nuit, si ses angoisses lui laissent enfin un moment de sommeil, si, après s'être longtemps retourné dans son lit, il finit par se reposer, aussitôt dans ses rêves lui apparaissent le temple, l'autel du Dieu qu'a profané son parjure. Mais une chose surtout vient répandre dans tout son être comme une sueur glaciale : armée d'une sorte d'épouvante religieuse, et sous des proportions surhumaines, ton image le poursuit et lui arrache l'aveu de son crime. Voilà les gens qu'on voit toujours trembler et pâlir au moindre éclair, anéantis de terreur au bruit du tonnerre, au premier grondement du ciel. Pour eux, ce n'est pas le hasard qui dirige la foudre, elle n'est pas un effet de la fureur des vents ; quand elle tombe sur la terre, c'est qu'elle en veut au crime ; la foudre est un juge qui vient punir. Cet orage les a-t-il épargnés, ils n'en craignent pas moins la prochaine tempête. Le ciel a beau s'éclaircir ; pour leur terreur, ce n'est qu'un sursis. Qu'un point de côté, que la fièvre les livre à l'insomnie ; celle maladie leur vient d'en haut, c'est une divinité implacable qui les frappe : ils se figurent que les Dieux les visent et les lapident du haut du ciel. Que faire alors ? Promettre d'immoler u n agneau bêlant à la chapelle voisine, d'offrir à ses Dieux lares une crête de coq ? Ils ne l'osent même pas: quelle espérance est permise au scélérat malade ? Quelle victime offrir ? Toutes méritent plus que lui de vivre.
Presque toujours l'âme des méchants est flottante et incertaine. A l'instant du crime, leur coeur est ferme encore ; le crime une fois commis, c'est alors qu'ils commencent à sentir ce qui est bien, ce qui est mal. Pourtant ils ont beau condamner le mal, ils y retombent : leur nature s'y fixe et ne peut plus changer. Qui s'est jamais de soi-même arrêté dans ce fatal chemin ? Une fois chassée du front de l'homme, la pudeur n'y revient plus. Où est celui qui s'en est tenu à sa première infamie ? Va, le misérable qui t'a trompé tombera tôt ou tard dans les filets de la justice ; tôt ou tard, tu le sauras enchaîné dans l'ombre d'un cachot, ou déporté sur quelque rocher de la mer Égée, dans une de ces îles où l'on relégua jadis tant d'illustres exilés. Le châtiment frappera ce nom que tu détestes, et te donnera la joie amère de la vengeance. Satisfait enfin, tu conviendras qu'aucun des Dieux n'est sourd et ne ressemble à l'aveugle Tirésias. (Sat. XIII.)

VI

L'exemple.

Abstiens-toi de toute action coupable : pour t'en préserver, un motif doit suffire à ton coeur, c'est la crainte de voir tes enfants imiter tes fautes. Le vice, la dépravation trouve toujours de trop dociles imitateurs : chez toute nation, en tout climat, les Catilinas pullulent ; ce qui ne se voit nulle part, ce sont les Brutus et les Catons. Donc, éloigne du seuil où ton enfant s'élève tout ce qui peut blesser son oreille ou ses yeux. Loin d'ici les femmes galantes ! loin d'ici les chansons nocturnes des parasites ! On ne saurait trop respecter l'enfance. Prêt à commettre quelque honteuse action, songe à l'innocence de ton fils, et qu'au moment de faillir la vue de ton enfant vienne te préserver ; car s'il mérite un jour la colère du censeur, si, te ressemblant déjà de taille et de visage, il se montre encore ton fils par ses moeurs ; s'il s'abandonne sur les traces à des égarements plus graves que les tiens, tu t'indigneras contre lui sans doute, tu lui prodigueras d'amers reproches, tu songeras à le déshériter. Comment oseras-tu prendre avec lui le front irrité d'un père et le droit de le blâmer, quand à ton âge tu fais pis que lui, toi dont le cerveau malade réclame depuis longtemps une application de ventouses, vieux fou que tu es ?
Quand tu dois recevoir quelque visite, chez toi tout est en l'air : "Allons, balayez ces dalles, frottez ces colonnes, faites-les reluire ; décrochez-moi cette araignée desséchée avec sa toile ; toi, lave l'argenterie, toi, récure les coupes ciselées." Tel est le tapage dont tu fais retentir ta demeure, furieux et la verge à la main. Tu frémis à l'idée qu'un chien n'ait laissé dans ton atrium quelque ordure, dont les yeux de ton hôte pourraient s'offenser, ou que ton portique ne soit crotté ; et pourtant avec un demi-boisseau de sciure de bois un petit esclave va te nettoyer tout cela. Mais ce qui t'inquiète beaucoup moins, c'est qu'aux yeux de ton fils, nulle tache, nul vice ne vienne souiller la pureté du foyer domestique. Tu as donné un citoyen à la patrie, au peuple, c'est bien, si tu le rends capable de servir la patrie, s'il sait être utile aux autres ou dans les champs, ou à la guerre, ou dans les arts de la paix. Quelles moeurs, quelles habitudes lui as-tu enseignées ? La chose est importante : la cigogne, en apportant à ses petits la couleuvre ou le lézard qu'elle a trouvé dans les solitudes, leur apprend à chercher à leur tour la même proie, quand les ailes leur seront venues. Le vautour, revolant vers sa couvée, lui rapporte des lambeaux arrachés aux cadavres des chevaux, des chiens, ou des criminels suspendus au gibet ; telle aussi sera la pâture du jeune vautour, lorsqu'il arrivera à se nourrir lui-même et qu'il aura son arbre et son nid. Mais pour le noble oiseau qui obéit à Jupiter, c'est le lièvre ou le chamois qu'il poursuit dans les gorges des montagnes et qu'il revient déposer dans son aire ses aiglons, plus tard, quand ils pourront étendre leur aile, sauront, pour assouvir leur faim, poursuivre la même proie ; au sortir de leur neuf, c'est la première qu'ils ont goûtée. (Sat. XIV.)

VII

Les anciennes moeurs et les moeurs nouvelles.

Sans doute, et pour n'avoir à craindre ni les maladies, ni les infirmités, ni la mort des tiens, ni les soucis, pour vivre heureux et longtemps, il ne te faut qu'une étendue de champs égale à celle que labourait jadis le peuple de Rome ; c'était du temps du roi Tatius. Un peu plus tard, quand nos soldats, brisés par l'âge, avaient traversé les batailles des guerres puniques ou bravé le farouche Pyrrhus et l'épée de ses Molosses, la république récompensait tant de blessures en leur donnant au plus deux arpents de terre. Ce loyer de leur sang et de leurs peines ne leur sembla jamais au-dessous de leurs services : nul n'accusait la patrie d'être ingrate et de manquer à ses engagements. Ce petit champ nourrissait le père, la famille nombreuse qui s'entassait dans la cabane ; sous ce toit où reposait la femme près d'accoucher, jouaient quatre enfants, dont trois étaient ses fils, l'autre, l'enfant de la servante ; puis, quand le soir, leurs aînés revenaient de la vigne ou du champ, on servait alors le grand repas du jour, c'était la soupe qui fumait dans de vastes chaudrons. Aujourd'hui ce champ serait trop peu pour un jardin. De là viennent presque tous les crimes ; parmi les vices de l'âme humaine, le vice empoisonneur, le vice assassin, c'est avant tout cette rage féroce de s'enrichir. Qui veut être riche, veut l'être tôt : quel respect des lois, quelle pudeur peut arrêter la passion de l'or qui court à son but ?
« O mes enfants, contentez vous de ces cabanes et de ces collines, disaient autrefois à leurs fils, les vieillards, chez les Marses, les Herniques et les Vestins. Demandez à votre charrue le pain qui suffit à nos tables. Voilà la vie qui plaît aux Dieux des champs ; leur bonté, en nous faisant présent du blé, apprit à l'homme à dédaigner le gland, son ancienne nourriture. On n'est point tenté de faire le mal, quand on croit pouvoir sons honte se contenter en hiver de grosses guêtres et d'habits de peaux, avec la laine en dedans, pour se garantir de la bise. Ce qui conduit au crime avec toutes ses horreurs, c'est la pourpre, une espèce d'étoffe qu'on va chercher bien loin, et que, nous autres, nous ne connaissons pas. »
Telles étaient les leçons que les anciens adressaient à leurs enfants. Maintenant, dès l'entrée de l'hiver, au milieu de la nuit, un père à grands cris fait lever son fils paisiblement endormi. "Allons, prends les registres ; écris, mon garçon, réveille-toi ; prépare des plaidoyers, étudie notre vieille législation ; ou bien rédige un placet pour obtenir le bâton de centurion. Mais pour te recommander à ton général Lélius, aie soin de lui faire remarquer que ta chevelure ignore l'usage du peigne et qu'une barbe épaisse couvre tes lèvres ; un poil touffu, tes aisselles. Puis va renverser les tentes des Maures, les châteaux des Brigantes, afin que la soixantième année te fasse porte-aigle avec de bons appointements. Mais si, au contraire, tu as peu de goût pour les fatigues prolongées des camps, si le son des clairons et des trompettes effraye tes oreilles et te donne la colique, eh bien ! achète des marchandises pour les revendre moitié plus cher, transporte au delà du Tibre toutes les denrées possibles, sans te rebuter de leur odeur. Mets-toi bien dans l'esprit qu'il ne faut faire aucune différence entre les cuirs et les parfums: qu'importe la marchandise ? l'argent qu'on en tire sent toujours bon. Aie toujours à la bouche cette pensée du poète, pensée vraiment digne des Dieux et de Jupiter même :
« Comment vous vous êtes enrichi, c'est ce dont nul ne s'inquiète, l'essentiel, s'est de s'enrichir (28). » Voilà ce que nos vieilles nourrices enseignent aux petits garçons, qui se traînent encore à quatre pattes ; voilà ce que savent toutes les petites filles, avant d'apprendre leurs lettres.

(Sat. XIV, trad. Eugène Despois.)

CHAPITRE III

Quintilien. - Pline l'Ancien. - Pline le Jeune.

§ 1. QUINTILIEN

On ne sait rien de bien précis sur la vie de Quintilien. Suivant l'opinion la plus généralement accréditée, Marcus Fabius Quintilianus est d'origine espagnole ; il est né à Calagurris (Calahorra) vers l'an de Rome 796 (42 après J.-C.), et il mourut fort âgé sous le règne d'Hadrien. Il fut amené à Rome par Galba, lorsque celui-ci se décida enfin à accepter l'empire. A Rome, il occupa une place brillante au barreau, ce que semble attester le vers de Martial. "Gloria Romanae, Quintiliane, togae." Mais il se distingua surtout comme rhéteur, ce qu'indique cet autre vers de Martial. "Quintiliane, vagae moderator summe juventae." Juvénal ne voit guère en lui autre chose. Son enseignement eut le plus grand succès ; l'empereur Domitien lui assigna sur le fisc un traitement de cent mille sesterces, et de plus le choisit pour précepteur des deux fils de sa nièce. Quelques écrivains prétendent même qu'il fut élevé au consulat, mais le vers de Juvénal sur lequel ils se fondent peut signifier simplement qu'on lui accorda les ornements consulaires ; c'était une distinction purement honorifique, de vanité pour ainsi dire, comme savent en imaginer les princes qui veulent varier et économiser leurs faveurs. Si l'on s'en rapporte à ce même passage de Juvénal, Quintilien était riche ; mais, d'un autre côté, ce fut Pline qui dota sa fille. Peut-être la mort de D omitien supprima-t-elle le traitement de Quintilien ; peut-être n'était-il riche que relativement aux autres rhéteurs que Juvénal nous représente comme mourant de faim. Quoi qu'il en soit, Quintilien, après avoir enseigné l'éloquence pendant vingt années, prit sa retraite. Il était à peine âgé de quarante-six ans. Il aurait pu consacrer les loisirs de son âge mûr à composer un ouvrage parfait de tout point ; mais il nous apprend qu'il ne donna que deux ans à son livre de l'Institution Oratoire, le seul de ses écrits qui nous soit parvenu. Sa vie, comme on voit, nous apprend peu de chose sur son caractère ; son livre est aussi fort sobre de renseignements. Il perdit presque coup sur coup une femme et deux enfants ; mais il puisa des consolations dans le travail. C'est lui qui nous l'apprend. Il nous apprend aussi que Domitien avait toute son affection et toute son admiration. Ce prince était aux yeux de Quintilien un grand capitaine, un administrateur de génie et surtout un excellent poète. Seulement la direction des affaires du monde lui laissa trop peu de loisir pour cultiver les Muses. Il est utile de rappeler toujours ces basses adulations ; elles sont un signe du temps, et elles font connaître un homme. Ajoutons encore que, dans sa préface, Quintilien traite avec le plus grand mépris les philosophes, ces hommes sombres et tristes, qui affectaient l'austérité sans doute pour faire de l'opposition à César. Or César venait de les bannir ; rien donc de plus opportun et de plus courageux que ces invectives du rhéteur salarié. Bien que Quintilien eût été honoré des ornements consulaires, il ne fut pas un homme public ; il n'exerça aucune fonction, ne servit point dans les armées ; ce fut un rhéteur, rien qu'un rhéteur. Son livre est le résumé complet de sa vie, de ses idées ; tout cela est absorbé dans l'étude de la rhétorique. Ce point est important à signaler. Jusqu'ici pas de citoyen romain qui se soit enfermé dans un horizon aussi borné. Voyons quel est le caractère de l'Institution oratoire.
J'ai eu plus d'une fois l'occasion d e montrer quelle était l'importance, je dirai même la nécessité de l'éloquence à Rome. Il était absolument impossible d'exercer une influence quelconque sur la direction des affaires publiques, si l'on n e possédait l'art de la parole. On ressemblait à un homme sans armes jeté au milieu d'hommes armés. Mais sous les empereurs il n'en fut plus ainsi. Plus d'émeutes au forum, plus de grands procès, plus de délibérations imposantes au sénat, plus d'élections libres. Cependant l'éloquence demeura le premier des arts pour les Romains, qui méprisaient à peu près tous les autres comme puérils ou serviles. Quintilien est le maître qui convient à ce temps misérable ; son enseignement est parfaitement proportionné aux besoins de ses contemporains. Il enseigne un art qui meurt d'inanition pour ainsi dire, et il partage toutes les illusions de ceux à qui il l'enseigne. Vous chercheriez en vain dans Quintilien un souvenir, un regret de la liberté perdue, de l'immense carrière ouverte autrefois à l'éloquence ; de tout cela il n'a aucun souci. Il est de son temps, un des heureux de son temps, et c'est pour les hommes mêmes de son temps qu'il écrit. Ce n'est donc pas un orateur qu'il veut former, bien qu'il semble en avoir la prétention, c'est un avocat, c'est un plaideur de causes (causidicus). Il a beau vouloir s'en défendre, il faut lui infliger son véritable caractère. Il est bon même d'ajouter que les seules causes possibles alors sont des procès civils, ce qui réduit encore l'importance de l'avocat ; car, sous la république, il y avait peu de causes civiles ; toutes étaient plus ou moins des causes publiques. Il y eut cependant quelques procès dignes de ce nom sous les empereurs, ceux de Thraséas, d'Helvidius Priscus, d'Arulénus Rusticus, de Sénecion : ces grands citoyens furent déférés à César par des délateurs d'une éloquence incontestable ; Tacite nous a conservé leurs noms. Quintilien put assister à la plupart de ces procès ; il put constater lui-même l'abus déplorable que les accusateurs faisaient des plus beaux dons de la nature et de l'art. Mais il s'est tu sur les crimes de lèse-majesté, sur les victimes et sur les bourreaux. Tacite et Pline ont parlé. Il restait en eux une âme de citoyen, Quintilien est un rhéteur.
Il l'est avec passion. Il ne fit rien autre chose toute sa vie que parler et enseigner à parler. A-t-il eu une idée bien nette de l'éloquence et de sa dignité ? On va en juger. Il examine ce que c'est que la rhétorique. Il voit en elle un art, le premier de tous, il y voit même une vertu. Il immole tous les autres arts à celui-là ; et il va jusqu'à prétendre que l'orateur est orné de toutes les qualités du coeur et de l'esprit. En conséquence, il a le plus profond mépris pour la philosophie, et il reproche amèrement à Cicéron, son idole cependant, l'importance qu'il accorde à la philosophie dans la formation de l'orateur. Il ne veut pas admettre que ce soient des sages qui aient été les premiers législateurs des peuples. Selon lui ce sont des hommes habiles dans l'art de la parole ; comme s'il ne fallait pas avoir des idées avant de les exprimer ! Bref, à ses yeux la rhétorique se suffit à elle-même. Quand on sait parler, on n'a pas besoin de penser ; ou si l'on aime mieux, par cela seul qu'on sait parler, on a tout le reste par surcroît. Cicéron disait : « Si je suis orateur, je le dois moins aux officines des rhéteurs qu'aux enseignements des philosophes; » Aristote appliquait à l'étude de la rhétorique cette puissante raison qui, partant de principes généraux, aboutit par une déduction invincible aux applications pratiques : tout autre est le point de vue auquel se place Quintilien. Tout ce qui est général lui échappe ; il ne sait ce que c'est qu'un principe ; jamais il ne remonte aux éléments des choses.
Quel est donc le véritable caractère de son ouvrage ? C'est un recueil de recettes propres à former un homme qui saura bien parler, je ne dis pas bien penser : Quintilien laisse de côté ce détail.
Une rapide analyse de l'ouvrage fera mieux comprendre le but qu'il se propose et des moyens qu'il emploie.
Il veut former l'orateur complet, sinon parfait. Il le prend au berceau, il lui donne une nourrice de moeurs honnêtes, et surtout parlant purement ; il exige les mêmes qualités du pédagogue qui succède à la nourrice, puis du grammairien qui succède au pédagogue. La tâche du grammairien est plus étendue. il enseignera l'orthographe, les premiers éléments des sciences, y compris la philosophie et l'astrologie (astronomie) à douze ans, puis il exercera son élève à traiter de petits sujets, soit des fables d'Ésope, soit ce qu'on appelle des chries. Enfin l'enfant est confié au rhéteur. Celui-ci sera aussi de moeurs pures, il se fera aimer, il imposera le respect. L'enseignement sera d'abord comme divisé : il exercera les enfants sur chacune des parties de l'oraison, narration, proposition, réfutation, etc, il les habituera à soutenir des thèses ; par exemple, ils referont le plaidoyer de Cicéron en faveur de la science militaire opposée à la science du jurisconsulte ; ils étudieront dans les orateurs et les historiens des modèles qu'ils devront ensuite analyser et commenter. Puis on leur donnera des matières de déclamations, en ayant soin de les choisir vraisemblables, voisines de la réalité ; seulement on leur permettra un certain luxe d'ornements. Voilà l'enseignement préliminaire, pour ainsi dire. Le rhéteur pénètre ensuite dans le détail de la rhétorique proprement dite. Ici je ne le suivrai pas. Les livres qui traitent du genre démonstratif, délibératif, judiciaire, de l'invention, de la disposition, de l'élocution et même de l'action, n'offrent rien d'original. Ces préceptes étaient connus depuis longtemps, Quintilien ne fait pas difficulté de l'avouer ; mais ils n'avaient pas encore été exposés avec des développements aussi complets. Le dixième et le douzième livre sont plus originaux. Dans le premier, Quintilien passe en revue la plupart des écrivains grecs et latins dont il recommande la lecture à son orateur. Il juge chacun d'eux brièvement, sèchement, sauf Sénèque, qu'il a dans une aversion particulière. La plupart de ses jugements sont d'un esprit médiocre et sans portée. C'est toujours au point de vue de la rhétorique qu'il faut lire : tous les grands génies d'autrefois semblent n'avoir existé que pour grossir les provisions de l'avocat ; la forme seule en eux attire l'attention de Quintilien.
Le douzième livre est relatif aux moeurs de l'orateur. Il doit être, comme l'exigeait Caton, « un homme de bien qui sait parler. » Est-ce à dire qu'un scélérat éloquent ne mérite pas le nom d'orateur ? Quintilien est de cet avis, et il se trompe. La définition de Caton n'est pas une définition scientifique ; ce n'est pour ainsi dire qu'une opinion : il lui semble que ce nom d'orateur est si beau, si glorieux, qu'on ne doit pas l'attribuer à des gens sans conscience, fussent-ils doués de génie. Mais Quintilien va plus loin : il nie qu'on puisse être orateur et malhonnête homme. Que pensait-il donc d'Eschine, de Démade, d'Éprius Marcellus et de Régulus ses contemporains ? C'est toujours la même faiblesse de conception, l'impossibilité de s'élever à une idée générale. Ici, du moins, la restriction emporte avec elle son excuse ; elle part d'un certain amour de la vertu. Les chapitres qui traitent des causes qu'on doit accepter ou refuser, sont aussi inspirés par de très honnêtes sentiments. Le dernier est consacré à la retraite que doit prendre l'orateur afin de ne pas se survivre à lui-même, et des occupations de son loisir.
Tel est dans ses caractères généraux cet ouvrage qui fut comme le testament de l'éloquence romaine. Il ravit les contemporains, et fut salué avec enthousiasme par les hommes de la Renaissance, lorsque le Pogge mit au jour le manuscrit retrouvé au monastère de Saint-Gall. Il jouit encore de nos jours d'une grande autorité : le dix-huitième siècle, si irrévérencieux envers l'antiquité, a traité Quintilien avec une indulgence et un respect peu communs. Son livre en effet abonde en préceptes excellents : l'auteur a du goût, de la mesure, et l'on sent qu'il aime passionnément l'art qu'il enseigne. Il y a encore un autre côté par où il se recommande à l'estime. Il fut le ferme adversaire des vices à la mode, et il essaya de remonter jusqu'aux anciens modèles de l'âge classique. De là, sa passion pour Cicéron que l'on affectait de mépriser sur la foi de Sénèque. En une foule de passages, il signale avec vivacité les déplorables enseignements que reçoivent les jeunes gens des déclamateurs en renom ; il fait une guerre opiniâtre à ces affectations de langage qui énervaient, corrompaient le vieil idiome : il réclame en faveur du naturel et de la simplicité, bien qu'il avoue que de son temps Cicéron paraîtrait trop peu fleuri. Il conseille donc aux jeunes gens de lire et d'étudier les anciens. « C'est à eux, dit-il, qu'il faut demander la pureté, l'élévation, et pour ainsi dire la virilité. » Aveu bien remarquable. Comment n'a-t-il pas vu que ce qui faisait des hommes autrefois, c'était la liberté ? Il y avait un beau livre à écrire sur ce sujet. Quintilien l'a peul-être écrit. Un du ses ouvrages perdus avait pour titre : Des causes de la corruption de l'éloquence. Mais si ce point de vue l'avait frappé, l'Institution oratoire aurait un tout autre caractère. Comment ne pas le regretter, quand on trouve dans ce livre des pensées comme celle-ci ? "Si les anciens nous ont surpassés, ce n'est pas tant parle génie que par le but." Quintilien, comme Tacite et tant d'autres, avait-il renoncé à ce but que se proposaient les anciens, c'est-à-dire la liberté, la vie publique, et pensait-il que ses contemporains ne méritaient pas d'autre enseignement que celui d'une rhétorique froide, vide, sans portée ? Protester contre les raffinements du mauvais goût, de la déclamation, rappeler l'antique tradition, les purs modèles de langage sain et viril, c'est encore une belle tâche ; mais quelle oeuvre inutile, quand on ne peut combattre ni même signaler les causes de cette incurable décadence ?

§ II.

PLINE L'ANCIEN.

Pline l'Ancien (C. Plinius Secund us) est né à Novocomum ou à Vérone, car il appelle compatriote Catulle qui est né dans cette dernière ville, la neuvième année du règne de Tibère (année 776, 22 après Jésus-Christ), et, il est mort à cinquante-six ans (832, 79 après Jésus-Christ). Il périt dans la fameuse éruption du Vésuve, qui ensevelit les villes d'Herculanum, de Pompeï et de Stabies. Il se dirigea vers le Vésuve pour explorer de plus près le phénomène dont il était témoin, et sa curiosité scientifique lui coûta la vie. C'était un honnête homme que les règnes affreux de Claude et de Néron remplirent d'une profonde tristesse. Elle ne le quitta plus, même lorsque son ami Vespasien parvint à l'Empire, et apporta quelque soulagement aux misères qui avaient si longtemps pesé sur Rome. Il remplit exactement tous ses devoirs de citoyen, fit d'abord la guerre en Germanie où il fut préfet d'une aile ; puis de retour à Rome, il se livra à l'étude de la jurisprudence et plaida. Néron, vers la fin de son règne, le nomma son procurateur en Espagne, et Pline garda ces fonctions, dont on n'a pas encore bien défini le caractère, jusqu'au règne de Vespasien. Quelle position occupa-t-il sous ce prince, dont il était l'ami, on ne sait. Il était, quand il mourut, préfet de la flotte réunie au promontoire de Misène.
C'était u n travailleur infatigable. Il faut lire dans les lettres de Pline, son neveu (lib. III, 5), l'emploi qu'il faisait de son temps. Le sommeil le surprenait sur ses livres : à table, au bain, partout, il lisait, ou se faisait lire, et toutes ses lectures, il les résumait dans des analyses minutieuses. Ces extraits montaient vers le milieu de sa vie à plus de cent soixante volumes, et il écrivait au verso de ses pages, en caractères très fins. Un de ses amis, Licinius, lui offrit jusqu'à quatre cent mille sesterces de cette bibliothèque. Si Pline avait eu d e l'imagination, des idées personnelles, s'il eût trouvé en son propre esprit des ressources suffisantes, il n'eût point consumé sa vie dans cet éternel travail de compilateur. Mais ce n'est qu'un compilateur. Il aborda une foule d e sujets, et ne semble avoir eu de préférence pour aucun. Soldat en Germanie, il compose un traité sur l'Emploi du javelot dans la cavalerie (de iaculatione equestri). De retour à Rome, il perd Pomponius Secundus, son chef, et il écrit aussitôt une biographie de ce personnage. Dans les premières années du règne de Néron, il consacre ses loisirs à rédiger trois livres sur la profession d'avocat (studiosorum libri tres). Puis, revenant aux souvenirs de sa vie militaire, il raconte en vingt livres l'histoire des guerres de Germanie (germanica bella). Puis son activité se tourne d'un autre côté, et il écrit huit livres sur des questions de grammaire (dubii sermonis libri octo). Enfin, après la mort de Néron, il songea à donner une suite à l'histoire d'Aufidius Bassus, et il raconta en trente et un livres les événements qui s'étaient accomplis depuis le règne de Néron jusqu'à celui de Vespasien.
Aucun de ces ouvrages ne vous est parvenu, et nous ne pouvons juger Pline que d'après son grand travail qui parut un an avant sa mort, et qui a pour titre Histoire naturelle en trente sept livres Historiae naturalis libri XXXVII). Dans le premier livre, qui est à la fois une dédicace à Titus et une table des matières, il marque le but qu'il s'est proposé : il veut présenter non un simple tableau des connaissances humaines, mais une véritable Encyclopédie. Il a peu de sciences en effet qui n'apportent leur contingent à cette volumineuse compilation. La physique, la botanique, la zoologie, l'astronomie, la médecine, l'agriculture, la minéralogie y sont traitées fort longuement. Il y est question aussi de la peinture et de la statuaire. La philosophie n'y est point représentée. On n'attend pas de moi que j'examine successivement chacune des parties de ce vaste ouvrage. Tous les critiques sont unanimes pour en reconnaître l'extrême importance. Ce n'est pas en effet des théories personnelles que Pline expose sur telle ou telle science : il nous fait connaître tout ce qui avait été écrit avant lui sur chacune d'elles. Il remplace pour nous une quantité considérable de documents perdus ; et, si défectueux sur bien des points que soit son livre, il est resté et restera toujours le point de départ de toute investigation sérieuse sur l'antiquité. C'est à peu près tout ce qu'on peut dire à son éloge. Les savants qui ont étudié Pline sont sortis de cette étude avec peu de considération pour l'auteur. Les hommes spéciaux ont trouvé en lui tant d'erreurs et si peu de critique, des ignorances si étranges, et une déférence si malheureuse pour des écrivains sans autorité, qu'ils n'ont pas eu de peine à montrer la faiblesse de cette érudition trop universelle pour ne pas être superficielle. C'est à peu près l'opinion de Cuvier, qui s'exprime ainsi : "Pline n'a point été u n observateur tel qu'Aristote, encore moins un homme de génie, capable, comme ce grand philosophe, de saisir les lois et les rapports d'après lesquels la nature a coordonné ses productions. Il n'est en général qu'un compilateur, et même le plus souvent un compilateur, qui n'ayant point par lui-même d'idée des choses sur lesquelles il rassemble les témoignages des autres, n'a pu apprécier la vérité de ces témoignages, ni même toujours comprendre ce qu'ils avaient voulu dire. C'est en un mot un auteur sans critique, qui, après avoir passé beaucoup de temps à faire des extraits, les a rangés sous certains chapitres, en y joignant des réflexions qui ne se rapportent point à la science proprement dite."
Ce jugement nous dispense d'insister sur ce point ; j'ajoute cependant que Pline souvent aime mieux se tromper en suivant des autorités suspectes, que de décrire tout simplement ce qu'il a vu de ses propres yeux. Ainsi il donne de l'hippopotame la description la plus fausse, puisqu'il va jusqu'à parler de la crinière de l'animal, mais il l'emprunte à Hérodote et à Aristote. Si, laissant de côté cette partie si importante de l'oeuvre de Pline, on examine en lui non le savant, mais le citoyen et l'homme, on est frappé de l'amertume dont est empreint son ouvrage.
Le règne de Néron semble avoir produit sur cet honnête homme une impression ineffaçable. C'est à partir de ce moment qu'il s'est jeté dans ce travail absorbant et misérable de la compilation, comme s'il voulait s'abstraire du spectacle des choses humaines. Esprit faible et sans portée philosophique, mais d'une rare énergie, il a imputé aux dieux qui ne les empêchaient point les horreurs dont il a été le témoin. « Quand Néron régnait, dit-il, puisqu'il a plu aux dieux que Néron régnât.» « on croit que les dieux s'occupent des choses humaines, dit-il ailleurs, et qu'ils punissent les crimes ; cette croyance peut être utile » (ex usu vita est). Mais elle lui semble sans fondement sérieux. Car après tout la puissance des dieux est lien bornée : ils ne peuvent ni rendre la vie, ni assurer l'éternité d'un homme, ni faire que ce qui a été n'ait pas été, ni empêcher que feux fois dix ne soient vingt ; d'où il suit que ce que nous appelons dieu n'est pas autre chose que la nature (livre II, ch. 5). Voilà une véritable profession d e foi d'athéisme. Demandons à Pline ce qu'il pense de l'homme. Il a fait de ce roi de la création une peinture d'une rare énergie et d'une amertume poignante. Il le compare aux autres animaux envers qui la nature a été si bonne mère, et il se plaît à énumérer toutes les misères qui l'accablent depuis le jour où il a été jeté nu sur la terre nue, inaugurant la vie par des larmes, jusqu'à ce qu'il devienne la proie des passions et des calamités dont il est lui-même l'auteur. Nul homme n'est heureux ; celui-là seul a été traité par la fortune en enfant gâté, dont on peut dire qu'il n'est point malheureux. Il n'a à vrai dire ici-bas qu'un bien, un seul, mais par là il est supérieur aux dieux, et ce bien c'est la mort. Voilà le grand, l'inappréciable bienfait dont l'homme est redevable à la nature. Il meurt, et il peut mourir quand il veut. Quant à ce qu'on appelle une autre vie, c'est une chimère ; l'âme n'est pas autre chose que le souffle vital : après la mort le corps et l'âme n'ont pas plus de sentiment qu'ils n'en avaient avant la naissance.»
Telle est la philosophie de Pline, c'est celle du désespoir. Ce regard désolé qu'il porte sur la destinée de l'homme, ce dégoût profond de la vie, cette soif du néant, voilà un singulier jour projeté sur ce temps misérable. Nous retrouverons cette sombre philosophie du découragement dans Tacite ; elle est un des fruits naturels du siècle. Il faut y joindre les vertueuses indignations d'un honnête homme que les incroyables raffinements du luxe et de la débauche révoltent, et qui en a tracé des peintures d'une énergie remarquable. Chez lui, l'expression est rarement mesurée, elle part comme un trait et dépasse le but ; mais elle a un singulier relief. La diction est heurtée, sans harmonie, tranchante ; une foule d'ellipses l'embarrassent ; rarement elle se déroule avec calme et régularité. On sent l'effort souvent pénible, l'affectation, l'âpreté, défauts qui sont plus sensibles à un époque où la langue assouplie était un instrument facile à manier ; mais il y a telles idées étranges, amères, violentes, qui commandent pour ainsi dire un style comme celui-là.

§ III.

PLINE LE JEUNE.

Pline (C. Plinius Cecilius Secundus) est une des figures les plus intéressantes de cette période. Né sous le règne de Néron (62 après J. C.), il mourut dans les dernières années de celui de Trajan, vers l'an (112 après J. C.) : il vit donc dans sa jeunesse le principat de Domitien, et jouit du bonheur accordé à l'empire par Nerva et Trajan. Contemporain de Tacite, il put dire comme lui : "Si nos ancêtres connurent quelquefois l'extrême liberté, nous avons, nous, connu l'extrême servitude." Il assista au retour de ce qu'il croyait être la liberté ; mais, comme il le dit lui- même, elle surprit tout le monde à l'improviste, on n'y était pas préparé (reducta libertas rudes nos et imperitos deprehendit). J'examinerai successivement en lui la vie privée, la vie publique, la vie littéraire, et je le ferai à l'aide des deux seuls ouvrages qu'il ait laissés, ses lettres qui se composent de dix livres, et son Panégyrique de Trajan.
Sa vie privée est d'une remarquable pureté. Élevé par son oncle, Pline l'Ancien, qui l'adopta et lui donna son nom, il consacra à l'étude, aux devoirs de la vie de famille, à de nobles amitiés les belles qualités de l'esprit et du coeur dont il était doué. C'est une âme douce sensible, naturellement vertueuse. Marié fort jeune, il a pour sa femme Calpurnia une tendresse délicate et profonde. Il l'associe à tous ses travaux ; elle assiste à ses plaidoiries, se réjouit d e ses succès ; Pline témoigne à l'aïeul de Calpurnia les sentiments de la plus filiale déférence. Il porte dans le commerce ordinaire de la vie les mêmes besoins de bienveillance et de dévouement. Il imagine les subterfuges les plus ingénieux pour obliger ses amis, pour leur faire accepter un bienfait. Il dote la fille de son maître Quintilien, et s'en excuse avec une grâce charmante. Envers ses esclaves et ses affranchis, c'est un maître bon et généreux : il met en pratique le précepte de l'égalité, tant célébré par les philosophes d'alors, mais qui semble être resté pour la plupart purement théorique. Sa bonté n'a cependant rien de banal ; il sait haïr et même, poursuivre ouvertement les scélérats, si puissants, si dangereux qu'ils soient. Ami du jeune Helvidius, plein de vénération pour sa veuve Fannia, digne descendante d'Arria, il demande en plein sénat le châtiment de son accusateur Certus, qui venait d'être nommé consul désigné. Il a retracé en termes énergiques l'histoire de Régulus le délateur et le captateur de. testaments.
La vie politique de Pline est réglée sur le modèle des hommes de l'ancienne république. Rien de plus curieux et souvent de plus triste que les illusions rétrospectives de cet honnête homme. Il veut à toute force s'imaginer qu'il est le contemporain, parfois même l'émule de Cicéron. Il plaide sa première cause à dix neuf ans ; puis va faire une campagne en Syrie, revient à Rome, où il débute dans la vie publique par la charge de questeur, questeur de l'empereur, il est vrai, mais il n'y en avait plus d'autres. Puis il est élu tribun du peuple, et enfin à f âge de trente et un ans, il parvient à la préture. C'était sous le règne de Domitien. Pline déjà célèbre, et par conséquent suspect, ami d'Helvidius, d'Arulenus Rusticus, de Sénecion, du philosophe Arlémidore, tous gens de bien qui furent les dernières victimes de Domitien, ne peut dissimuler sa pitié pour ces nobles exilés, son mépris pour les délateurs qui les ont livrés à César. Heureusement Domitien est assassiné, et l'on trouve dans ses cassettes une accusation contre Pline. Ici commence l'épanouissement de cette aimable nature. Incapable des passions violentes, Pline n'eût jamais dit comme son ami Corellius : "Savez-vous pourquoi je me suis obstiné à vivre si longtemps, malgré des maux insupportables ? C'est pour survivre au moins un jour à ce brigand ?" Il n'aurait jamais écrit non plus l'admirable préface de la vie d'Agricola, où se détend l'âme comprimée de Tacite ; mais il salua des jours meilleurs avec une joie réelle, et se poussa au grand jour, puisque Nerva et Trajan faisaient appel aux honnêtes gens. Il prit au sérieux ce retour prétendu aux institutions de la Rome républicaine : "Il est vrai, dit-il, que tout l'empire se conduit à présent par la volonté d'un seul homme, qui prend sur lui tous les soins, tous les travaux dont il soulage les autres ; cependant par une combinaison heureuse, de cette source toute puissante il découle jusqu'à nous quelques ruisseaux, où nous pouvons puiser nous-mêmes." Orateur en renom, honnête homme, il se plaît à jouer le rôle de Cicéron écrasant Verrès ; il fait condamner trois concussionnaires. Il est vrai que c'est l'empereur qui rend la sentence ou la mitige ; mais la justice a reçu une satisfaction quelconque, et Pline a rempli un devoir, et il a reçu de tous des compliments pour sa fermeté et son éloquence. Il est ravi de joie quand un décret inaugure le scrutin secret dans les élections ; il va jusqu'à s'imaginer que pour cela elles sont libres. Il a des indignations rétrospectives qui font sourire. Il rend compte du fameux décret du sénat qui glorifie la vertu, le talent, le dévouement, le désintéressement de l'affranchi Pallas. Rentré dans la carrière des honneurs, consul, puis propréteur en Bithynie et dans le Pont, il s'acquitte de ses fonctions avec une modération et une activité au-dessus de tout éloge. Il est le bienfaiteur de ces riches contrées qui avaient tant souffert sous les règnes précédents. Pline consulte l'empereur sur les moindres affaires : la Bithynie est devenue pour lui le centre du monde. Trajan répond à toutes les questions délicates que lui pose son propréteur ; rien de plus curieux que ce commerce épistolaire de deux honnêtes gens qui veulent le bien, le cherchent et le font ensemble. C'est en Bithynie que Pline fut chargé de faire une enquête sur les chrétiens, qu'une persécution menaçait. Son rapport à ce sujet est le premier monument historique que nous possédions (29), c'est de plus l'acte d'un honnête homme, d'un homme éclairé, équitable, modéré. C'est sur ce fondement que les fabricants de légendes édifiantes ont fait de lui un chrétien, qui sous le nom de Secundus aurait peu de temps après subite martyre.
On peut considérer le Panégyrique de Trajan comme une sorte de testament politique de Pline. Je vais donc indiquer le caractère de ce singulier ouvrage, qui devint bientôt le modèle de toutes ces compositions inspirées par l'adulation et la platitude d'âme et de style. Pline ayant été nommé consul, adressa à l'empereur un remerciement qui fut trouvé fort éloquent et fort ingénieux. Encouragé parle succès, il revit son travail, le développa, en fit un ouvrage considérable, si l'on songe au sujet. Il le lut pendant trois années de suite en public et aussi dans de petites réunions où l'on se disputait l'honneur d'être admis. Lisez le procès-verbal d'une de ces séances : "Désirant lire cet ouvrage à mes amis, je ne les invitai point par les billets d'usage, je leur fis seulement dire de venir si cela ne les gênait en rien, s'ils avaient quelque loisir, et vous savez qu'à Rome on n'a jamais ou presque jamais le loisir ou la fantaisie d'assister à une lecture. Cependant ils sont venus deux jours de suite et par le temps le plus affreux, et quand par discrétion je voulus borner là ma lecture, ils exigèrent de moi que je donnasse une troisième séance. Est-ce à moi, est-ce aux lettres qu'ils ont rendu ces honneurs ? J'aime mieux croire que c'est aux lettres, dont l'amour presque éteint se rallume aujourd'hui (30)."
Plus loin, cherchant d'autres causes à cet empressement, il dit: « Ce n'est point que l'orateur soit plus éloquent, mais son discours a été écrit avec plus de liberté et par conséquent avec plus de plaisir. » Il faut lire toute cette lettre pour avoir une idée des illusions où se complaisait la naïveté de cet orateur officiel si vertueux et si vain.
Quant au Panégyrique en lui-même, c'est une oeuvre de bonne foi. Pline parle en homme convaincu : il admire, il aime Trajan, il est heureux d'être l'interprète de la reconnaissance publique. Son coeur s'épanche en remerciements sincères. Il est dans l'enivrement d'un homme qui, après avoir échappé à une horrible tempête, toucherait enfin le rivage de la patrie. Les misères passées, il les rappelle pour jouir pleinement de la félicité qui a suivi. Une âme plus sérieuse ne se fût pas laissé ainsi ravir à une satisfaction sans mélange : elle eût compris que le règne d'un Trajan n'était qu'un accident, que, lui mort, un Domitien pouvait ramener les temps affreux qui finissaient à peine. Tacite l'a eue cette sombre perspective de l'avenir. Lui aussi a rendu grâces à Nerva et à Trajan, mais quelle tristesse dans sa joie ! "Les remèdes, dit-il, agissent plus lentement que les maux ; il est plus facile d'écraser les caractères que de les relever."- Et de plus combien sont morts, que la cruauté du tyran a fait périr ! Et parmi ceux qui survivent, que de vieillards usés par une longue attente, et ce silence forcé qui semblait être le sommeil de la conscience humaine ! Pline n'a pas de ces regards mélancoliques jetés sur l'avenir. Son Panégyrique n'est guère qu'une longue antithèse : il rappelle les malheurs et les crimes du passé, pour les opposer aux vertus et aux félicités de l'état présent ; de l'avenir, rien. Esprit léger et sans portée, qui s'absorbe dans une félicité sans fondement, et ne se dit même pas que ce qui a été peut être encore !
L'énumération des bienfaits de Trajan envers le monde tient la plus grande place dans le Panégyrique. Que n'at-il pas fait ? Il a bien voulu se laisser adopter par Nerva, qui probablement était déjà dieu, quand il exécuta ce beau dessein (dubitatur an jam Deus fecisset), décerna l'apothéose à son père, non à la façon des Tibère, des Vespasien, mais appuyé sur le suffrage unanime de l'empire. Empereur, il relève la discipline militaire et se couvre de gloire dans une foule d'expéditions. Son administration intérieure n'est pas moins remarquable. Il rétablit l'ordre dans les finances et rend compte de ses dépenses personnelles. Il comble le peuple de ses libéralités, non à la façon d'un Néron et d'un Domitien, pour détourner l'attention publique des désordres de sa vie, mais par amour de ses sujets. Il donne aux Romains des jeux splendides, non de viles représentations de pantomimes, mais des combats d e gladiateurs, des combats de bêtes, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus propre à exciter le courage guerrier. (In servorum noxiorumque corporibus amor laudis.) Mais quel plus beau spectacle que celui de l'exil des délateurs ? Ces misérables sont entassés sur des vaisseaux et livrés aux hasards de la mer furieuse. Les gens de bien se réjouissent de leur supplice et remercient l'empereur. Lui, de son côté, se dépouille volontairement de l'infâme secours que la loi de lèse-majesté fournissait aux tyrans, loi monstrueuse "qui créait des crimes à ceux qui n'en avaient pas." - Il renonce aussi à ces successions que les condamnés léguaient à leurs bourreaux pour les attendrir en faveur de leurs enfants. Aussi, grâce à lui, la vertu, la sécurité renaissent. Les gens de bien osent se montrer au grand jour; la probité n'est plus un crime, l'indépendance est honorée par César. Autrefois, au contraire, les princes aimaient mieux les vices que les vertus des citoyens (vitiis potius civium quam virtutibus laetabantur). Aussi cherchait-on pour leur plaire la réputation d'homme sans foi, sans honneur, sans scrupule. C'est qu'en effet (aveu bien remarquable) l'habitude d'une longue soumission nous a amenés à nous conformer tous aux moeurs d'un seul (eoque obsequii continuatione pervenimus ut prope omnes unius moribus vivamus). Sous un prince comme Trajan, la vertu est pour ainsi dire à l'ordre du jour; c'est le meilleur moyen de faire sa cour à César. Aussi tout refleurit : la famille se reconstitue ; on ne craint plus d'avoir des enfants : ils grandiront sous la direction de maîtres éprouvés. Trajan n'a-t-il pas rappelé de l'exil les philosophes et les rhéteurs que Domitien avait bannis ?
Mais il n'est pas utile de pousser plus loin cette analyse : l'esprit de l'oeuvre est suffisamment indiqué. A quoi bon rappeler les incroyables illusions de Pline qui félicite l'empereur d'avoir refusé le consulat et le supplie de vouloir bien l'accepter ? Il ne peut contenir son admiration quand il voit l'empereur se rendre aux comices, comme un candidat ordinaire, prêter serment, et attendre le dépouillement du scrutin. Ces innocentes comédies du maître qui veut paraître l'égal des autres citoyens, il les célèbre avec ravissement, et les prend au sérieux. Les mots de liberté, d'égalité reviennent sans cesse sous sa plume. De son héros il admire tout, sa justice, sa douceur, son affabilité, son goût pour la chasse. Il n'oublie pas non plus l'impératrice, digne compagne de ce grand homme, ni la soeur de César, ni les amis de César. Mais il le félicite surtout de n'abandonner point à des affranchis la direction des affaires : "Car tu sais bien, dit« il, que rien ne montre mieux la petitesse du prince que la grandeur des affranchis." (Scis praecipuum esse indicium non magni principis magnos libertos.) Aussi César faisant tout par lui-même crée des loisirs à Dieu qui n'a plus à s'occuper que du ciel (31 )!

Tel est le citoyen. Voyons le littérateur.

Son activité intellectuelle se porta d e tous les côtés à la fois. Comme Cicéron qui fut son modèle, il fit des vers, écrivit des plaidoyers, songea à composer une histoire. A quatorze ans il écrivit une tragédie grecque. Mais il ne semble pas avoir eu un goût bien prononcé pour la philosophie. Son esprit essentiellement littéraire et oratoire ne le portait point aux spéculations élevées et profondes. De tous ses maîtres celui qu'il eut en plus grande estime, c'est Quintilien, un rhéteur. D'une bienveillance un peu large, il accorde des éloges à tous ceux qui s'exercent dans un genre quelconque. Il aime les lettres avec passion et tous ceux qui s'y adonnent sont bien vus de lui. On pourrait avec sa correspondance tracer un tableau complet de ces fameuses lectures publiques si fort à la mode alors. Pline est le plus fidèle et le plus attentif des auditeurs ; il n'a jamais manqué une séance littéraire. il a des indignations dont il rit presque lui-même contre ces négligents ou ces superbes qui craignent d'assister à une lecture trop longue, qui se font renseigner sur ce qu'il resta de pages à lire à l'orateur, et ne se décident à paraître que vers la péroraison. Il aime passionnément la gloire et voudrait que son nom ne périt pas. Encore un trait qui lui est commun avec Cicéron. Il voit bien que a décadence est venue, il en comprend même les causes : " Les anciens, dit-il, ne passaient point leur temps à cueillir des fleurettes ; le tissu de leur style est viril." Et ailleurs : "Les misères qui ont pesé sur nous ont amoindri et comme écrasé pour l'avenir notre génie," Mais qu'importe ? il veut vivre dans la mémoire des hommes. Il est à l'affût de tout ce qui se publie ou se prépare; un compliment de Martial le ravit. Si les vers de Martial échappent à l'oubli, le nom de Pline ne mourra pas. Il compte beaucoup sur Tacite qui compose ses Annales et ses Histoires. Bref, il a toutes les inquiétudes d'une petite vanité naïve qui fait sourire sans offusquer. - Son style a une grâce réelle, du moins dans ses Lettres. Il n'y faut chercher ni l'abandon de Cicéron, ni le nerf de l'expression fraîche et forte. Écrites et limées en vue de la publication, elles sont un exercice purement littéraire. L'esprit n'y manque pas, ni les détails piquants, ni les expressions heureuses ; le naturel en est trop souvent absent. Elles donnent du personnage une bonne idée ; on y sent l'âme d'un honnête homme à qui il n'a manqué que d'avoir un horizon plus vaste, un esprit moins préoccupé de ses petits intérêts de vanité.

EXTRAITS DE PLINE.

I

Pline. - Emploi de sa journée.

Vous demandez comment je règle ma journée en été dans ma terre de Toscane ? Je m'éveille quand je puis, ordinairement vers la première heure, quelquefois avant, rarement plus tard. Je tiens mes fenêtres fermées ; car le silence et les ténèbres laissent à l'esprit toute sa force : n'étant pas distrait par les objets extérieurs, il demeure libre et maître de lui-même. Je neveux pas assujettir mon esprit à mes yeux ; j'assujettis mes yeux à mon esprit ; car ils ne voient que ce qu'il voit, tant qu'ils n e sont pas distraits par autre chose.
Si j'ai quelque ouvrage commencé, je m'en occupe ; je dispose jusqu'aux paroles, comme si j'écrivais et corrigeais. Je travaille tantôt plus, tantôt moins, selon que je me trouve plus ou moins de facilité à composer et à retenir. J'appelle un secrétaire, je fais ouvrir les fenêtres, et je dicte ce que j'ai composé. Il me quitte ; je le rappelle encore une fois, et je le renvoie. A la quatrième ou cinquième heure (car mes moments ne sont pas si régulièrement distribués) selon le temps qu'il fait, je vais me promener ou dans une allée ou dans une galerie. Je continue de composer et de dicter. Ensuite je monte en voiture ; et là, mon attention étant ranimée par le changement, je reprends l'ouvrage entrepris pendant que j'étais couché ou que je me promenais. Ensuite je dors un peu, puis je me promène : après, je lis à haute voix quelque harangue grecque ou latine non pas tant pour me fortifier la voix que la poitrine ; mais la voix elle-même e n profite. Je me promène encore une fois ; on me frotte d'huile ; je fais quelque exercice, je me baigne. Pendant le repas, si je mange avec ma femme, ou avec un petit nombre d'amis, on fait une lecture. Au sortir de table, vient quelque comédien, ou quelque joueur de lyre. Après quoi, je me promène avec les hommes employés dans ma maison, parmi lesquels il y en a de fort instruits. La soirée se prolonge ainsi par une conversation variée, et le jour quoique fort long s'est assez rapidement écoulé.
Quelquefois je dérange un peu cet ordre. Car si je suis resté au lit, ou si je me suis promené longtemps après mon sommeil et ma lecture, je ne monte pas en voiture, mais à cheval ; je vais plus vite et reviens plus tôt. Mes amis me viennent voir des villas voisines, et m'occupent une partie de la journée : ils me délassent quelquefois par une utile diversion. Je chasse de temps à autre, mais jamais sans mes tablettes, afin que si je ne prends rien, je n'en rapporte pas moins quelque chose. Je donne aussi quelques heures à mes fermiers, trop peu à leurs avis ; mais leurs plaintes rustiques ne servent qu'à me donner plus de goût pour les lettres et pour les occupations de la ville. Adieu.

II

Les lectures publiques.

Il faut absolument que j'épanche dans votre coeur la petite indignation qui vient de me saisir chez un de mes amis : que je vous l'écrive au moins, puisque je ne puis vous conter l'affaire de vive voix. On lisait un ouvrage excellent. Deux ou trois auditeurs, hommes de talent, si l'on s'en rapporte à eux et à quelques-uns de leurs amis, écoutaient froidement : on les eût dit sourds et muets. Pas un mouvement de lèvres, pas un geste ; ils ne se levèrent pas même une fois, au moins par fatigue d'être assis. Est-ce gravité ? est-ce sévérité de goût ? ou n'est-ce point plutôt paresse et orgueil ? Quel travers ! et pour dire encore mieux, quelle folie d'employer une journée tout entière à offenser un homme, à s'en faire un ennemi, lorsqu'on n'est venu chez lui qu'on témoignage d'intime amitié !
Êtes-vous plus habile que lui, raison de plus pour n'être pas jaloux ; on n'est jaloux que du talent qui nous efface. Que vous ayez plus de mérite, que vous en ayez moins, que vous en ayez autant, louez-en lui votre inférieur, ou votre maître, ou votre égal : votre maître, parce que s'il ne mérite point d'éloges vous n'en sauriez mériter vous-même; votre inférieur ou votre égal, parce que votre gloire est intéressée à élever celui qui marche au-dessus ou à côté de vous. Quant à moi, j'ai toujours du respect et de l'admiration pour ceux qui tentent de se distinguer dans les lettres. C'est une carrière qui offre tant de difficultés, de peines, de dégoûts, et le succès semble y dédaigner celui qui le dédaigne. Peut-être ne serez-vous pas de mon sentiment ; et cependant personne plus que vous n'est ami de la littérature, personne ne rend plus de justice aux ouvrages d'autrui. C'est pour cela que je vous ai fait la confidence de ma colère, certain qu'aucun autre ne pourrait mieux la partager. Adieu.

III

Mort de Pline l'Ancien. - Pline à Tacite.

Vous me demandez des détails sur la mort de mon oncle, afin d'en transmettre plus fidèlement le récit à la postérité : je vous en remercie, car je ne doute pas qu'une gloire impérissable ne s'attache à ses derniers moments, si vous en retracez l'histoire. Quoiqu'il ait péri dans un désastre qui a ravagé la plus heureuse contrée de l'univers ; quoiqu'il soit tombé avec des peuples et des villes entières, victime d'une catastrophe mémorable, qui doit éterniser sa mémoire ; quoiqu'il ait élevé lui-même tant de monuments durables de son génie, l'immortalité de vos ouvrages ajoutera beaucoup à celle de son nom. Heureux les hommes auxquels il a été donné de faire des choses dignes d'être écrites, ou d'en écrire qui soient dignes d'être lues ! Plus heureux encore ceux à qui les dieux ont départi ce double avantage ! Mon oncle tiendra son rang entre les derniers, et par vos écrits et par les siens. J'entreprendrai donc volontiers la tâche que vous m'imposez, ou, pour mieux dire, je la réclame.
Il était à Misène, où il commandait la flotte. L e neuvième jour avant les calendes de septembre, vers la septième heure, ma mère l'avertit qu'il paraissait un nuage d'une grandeur et d'une forme extraordinaire. Après sa station au soleil et son bain d'eau froide, il s'était jeté sur un lit, où il avait pris son repas ordinaire, et il se livrait à l'étude. Aussitôt il se lève, et monte en un lieu d'où il pouvait aisément observer ce prodige. La nuée s'élançait dans l'air, sans qu'on pût distinguer à une si grande distance de quelle montagne elle était sortie ; l'événement fit connaître ensuite que c'était du mont Vésuve. Sa forme approchait de celle d'un arbre, et particulièrement d'un pin ; car s'élevant vers le ciel comme sur un tronc immense, sa tête s'étendait en rameaux. J'imagine qu'un vent souterrain poussait d'abord cette vapeur avec impétuosité, mais que l'action du vent ne se faisant plus sentir à une certaine hauteur, ou le nuage s'affaissant sous son propre poids, il se répandait en surface. Il paraissait tantôt blanc, tantôt noirâtre, et tantôt de diverses couleurs, selon qu'il était plus chargé de cendre ou de terre.
Ce prodige surprit mon oncle, et, dans son zèle pour la science il voulut l'examiner de plus près. Il fait appareiller un bâtiment léger, et me laisse la liberté de le suivre. Je lui répondis que j'aimais mieux étudier ; il m'avait, par hasard, donné lui-même quelque chose à écrire. Il sortait de chez lui, lorsqu'il reçoit un billet de Rectine, femme de Cesius Bassius. Effrayée de l'imminence du péril (car sa maison était située au pied du Vésuve et elle ne pouvait s'échapper que par la mer); elle le priait de lui porter secours. Alors il change de but, et poursuit par dévouement ce qu'il n'avait d'abord entrepris que par dessein de s'instruire. Il fait préparer des quadrirèmes, et il monte lui-même pour aller secourir Rectine et beaucoup d'autres personnes qui avaient fixé leur habitation dans ce site attrayant. Il se dirige à la hâte vers des lieux d'où tout le monde s'enfuit ; il va droit au danger, l'esprit tellement libre de crainte, qu'il dictait la description des divers accidents et des scènes changeantes que le prodige offrait à ses yeux.
Déjà sur ses vaisseaux volait une cendre plus épaisse et plus chaude, à mesure qu'ils approchaient ; déjà tombaient autour d'eux des pierres calcinées et des cailloux tout noirs, tout brûlés, tout brisés par la violence du feu. La mer abaissée tout à coup n'avait plus de profondeur, et le rivage était inaccessible par l'amas de pierres qui le couvraient. Mon oncle fut un moment incertain s'il retournerait. Mais il dit bientôt à son pilote qui l'engageait à revenir : "La fortune favorise le courage ; menez-nous chez Pomponianus." Pomponianus était à Stabies, de l'autre côté d'un petit golfe, formé par la courbure insensible du rivage. Là, à la vue du péril qui était encore éloigné mais qui s'approchait incessamment, Pomponianus avait fait porter tous ses meubles sur des vaisseaux, et n'attendait, pour s'éloigner, qu'un vent moins contraire. Mon oncle, favorisé par ce même vent, aborde chez lui, l'embrasse, calme son agitation, le rassure, l'encourage, et, pour dissiper par sa sécurité la crainte de son ami, il se fait porter au bain. Après le bain, il se met à table, et mange avec gaieté, ou, ce qui ne suppose pas moins de force d'âme, avec toutes les apparences de la gaieté.
Cependant on voyait luire, de plusieurs endroits du mont Vésuve, de larges flammes et un vaste embrasement, dont les ténèbres augmentaient l'éclat. Pour rassurer ceux qui l'accompagnaient, mon oncle leur disait que c'étaient des maisons de campagne abandonnées au feu par les paysans effrayés. Ensuite, il se coucha, et dormit réellement d'un profond sommeil, car on entendait de la porte le bruit de sa respiration, que la grosseur de son corps rendait forte et retentissante. Cependant la cour par où l'on entrait dans son appartement commençait à se remplir de cendres et de pierres, et pour peu qu'il y fût resté plus longtemps, il ne lui eût plus été possible de sortir. On l'éveille, il sort, et va rejoindre Pomponianus et les autres qui avaient veillé. Ils tiennent conseil et délibèrent s'ils se renfermeront dans la maison, ou s'ils erreront dans la campagne ; car les maisons étaient tellement ébranlées par les violents tremblements de terre qui se succédaient qu'elles semblaient arrachées de leurs fondements, poussées tour à tour dans tous les sens, puis ramenées à leur place. D'un autre côté, on avait à craindre hors de la ville, la chute des pierres, quoiqu'elles fussent légères et desséchées parle feu. De ces périls, on choisit le dernier. Dans l'esprit de mon oncle, la raison la plus forte prévalut sur la plus faible; dans l'esprit de ceux qui l'entouraient, une crainte l'emporta sur une autre. Ils attachent donc des oreillers autour de leur tête : c'était une sorte de rempart contre les pierres qui tombaient. Le jour recommençait d'ailleurs ; mais autour d'eux régnait toujours la plus sombre et la plus épaisse des nuits; éclairée cependant par l'embrasement et des feux de toute espèce. On voulut s'approcher du rivage, pour examiner si la mer permettait quelque tentative : mais on la trouva toujours orageuse et contraire. Là, mon oncle se coucha sur un drap étendu, demanda de l'eau froide, et en but deux fois. Bientôt des flammes et une odeur de soufre qui en annonçait l'approche, mirent tout le monde en fuite, et forcèrent mon oncle à se lever. Il se leva, appuyé sur deux jeunes esclaves, et au même instant il tombe mort. J'imagine que cette épaisse fumée arrêta sa respiration et le suffoqua : il avait naturellement la poitrine faible, étroite, et souvent haletante. Lorsque la lumière reparut (trois jours après le dernier qui avait lui pour mon oncle), on retrouva son corps entier, sans blessure ; rien n'était changé dans l'état de son vêtement, et son attitude était celle du sommeil plutôt que de la mort.
Pendant ce temps, ma mère et moi nous étions à Misène ..... Mais cela n'intéresse plus l'histoire, et vous n'avez voulu savoir que ce qui concerne la mort de mon oncle. Je finis donc et je n'ajoute qu'un mot ; c'est que je ne vous ai rien dit, ou que je n'aie vu, ou que je n'aie appris dans ces moments où la vérité des événements n'a pu encore être altérée. C'est à vous de choisir ce que vous jugerez le plus important. Il est bien différent d'écrire une lettre ou une histoire, d'écrire pour un ami, ou pour la postérité. Adieu.

IV

Pline à Maxime. - Devoirs d'un gouverneur de province.

L'amitié que je vous ai vouée m'oblige, non pas à vous instruire, car vous n'avez pas besoin de maître, mais à vous avertir de ne pas oublier ce que vous savez déjà, de le pratiquer ou même de travailler à le savoir encore mieux. Songez que l'on vous envoie dans l'Achaïe, c'est-à-dire dans la véritable, dans la pure Grèce, où, selon l'opinion commune, la politesse, les lettres, l'agriculture même, ont pris naissance : songez que vous allez gouverner des cités libres, c'est-à-dire des hommes vraiment dignes du nom d'hommes, des hommes libres par excellence, dont les vertus, les actions, les alliances, les traités, la religion ont eu pour principal objet la conservation du plus beau droit que nous tenions de la nature. Respectez les dieux, leurs fondateurs et les noms mêmes de ces dieux ; respectez l'ancienne gloire de cette nation, et cette vieillesse des villes, aussi sacrée que celle des hommes est vénérable ; rendez honneur à leur antiquité, à leurs exploits fameux, à leurs fables même. N'entreprenez rien sur la dignité, sur la liberté, ni même sur la vanité de personne. Rappelez-vous toujours que nous avons puisé nos lois chez ce peuple ; qu'il ne nous les a pas imposées en vainqueur, mais qu'il les a cédées à nos prières. C'est à Athènes que vous allez entrer ; c'est à Lacédémone que vous devez commander. Il y aurait de l'inhumanité, de la cruauté, de la barbarie à leur ôter l'ombre et le nom de liberté qui leur restent.
Voyez comment en usent les médecins relativement à leur art. Il n'y a pas de différence entre l'homme libre et l'esclave ; cependant ils traitent l'un plus doucement et plus humainement que l'autre. Souvenez-vous de ce que fut autrefois chaque ville, mais non pour mépriser ce qu'elle est aujourd'hui.
Soyez sans fierté, sans orgueil, et ne redoutez pas le mépris. Peut-on mépriser celui qui est revêtu de toute l'autorité, de toute la puissance, s'il ne montre une âme sordide et basse, et s'il ne se méprise pas le premier ? Un magistrat éprouve mal son pouvoir en insultant aux autres. La terreur est un moyen peu sûr pour s'attirer la vénération, et l'on obtient ce qu'on veut beaucoup plus aisément par amour que par crainte. Car, pour peu que vous vous éloigniez, la crainte s'éloigne avec vous, mais l'amour reste ; et comme la première se change en haine, le second se tourne en respect. Vous devez donc sans cesse rappeler dans votre esprit le titre de votre charge ; car je ne puis trop le répéter : pesez ce que c'est que de gouverner des cités libres. - Qu'y a-t-il qui exige plus d'humanité que le gouvernement ? Qu'y a-t-il de plus précieux que la liberté ? Quelle honte serait-ce d'ailleurs de substituer le désordre à la règle, la servitude à la liberté !
Ajoutez que vous avez à vous mesurer avec vous-même. Vous avez à soutenir cette haute réputation que vous vous êtes acquise dans la charge de trésorier de Bithynie, l'estime et le choix du prince, l'honneur que vous ont fait les charges de tribun, de préteur, et, enfin, le poids de ce gouvernement même, qui est la récompense de tant de travaux. Qu'on ne puisse donc pas dire que vous avez été plus humain, plus intègre et plus habile dans une province éloignée qu'aux portes de Rome, parmi des peuples esclaves, que parmi des hommes libres, désigné par le sort, que choisi par nos concitoyens, inconnu et sans expérience, qu'éprouvé et honoré. D'ailleurs, n'oubliez pas ce que souvent vous avez lu, ce que vous avez souvent entendu dire, qu'il est plus honteux de perdre l'approbation acquise, que de n'en pas acquérir.
Je vous supplie de prendre tout ceci pour ce que je vous l'ai donné d'abord : ce ne sont pas des leçons, mais des conseils. Quoiqu'après tout, quand ce seraient des leçons, je ne craindrais pas qu'on me reprochât d'avoir porté l'amitié à l'excès. Car on ne doit pas appréhender qu'il y ait de l'excès dans ce qui doit être si grand. - Adieu.

V

Les lectures publiques.

L'année a été fertile en poètes : le mois d'avril n'a presque pas e u de jour où il n e se soit fait quelque lecture. J'aime à voir que l'on cultive les lettres, et qu'elles excitent cette noble émulation, malgré le peu d'empressement de nos Romains, à venir entendre les productions nouvelles. La plupart, assis dans les places publiques, perdent à dire des bagatelles le temps qu'ils devraient consacrer à écouter : ils envoient demander de temps en temps si le lecteur est entré, si sa préface est expédiée, s'il est bien avancé dans sa lecture. Alors vous les voyez venir lentement, et comme à regret. Encore n'attendent-ils pas la fin pour s'en aller : l'un se dérobe adroitement ; l'autre, moins honteux, sort sans façon et la tête levée. Il en était bien autrement du temps de nos pères ! On raconte qu'un jour l'empereur Claude, se promenant dans son palais, entendit un grand bruit. Il en demanda la cause : on lui dit que Nonianus lisait publiquement un de ses ouvrages. Ce prince quitta tout, et par sa présence vint surprendre agréablement l'assemblée. Aujourd'hui, l'homme le moins occupé, bien averti, prié, supplié, dédaigne de venir ; ou, s'il vient, ce n'est que pour se plaindre qu'il a perdu un jour, justement parce qu'il ne l'a pas perdu. Je vous l'avoue cette nonchalance et ce dédain de la part des auditeurs, rehaussent beaucoup dans mon idée le courage des écrivains qu'ils ne dégoûtent pas de l'étude.
Pour moi, j'ai assisté à presque toutes les lectures ; et, à dire vrai, la plupart des auteurs étaient mes amis, car il n'y a peut-être pas un ami des lettres qui ne soit aussi le mien. Voilà ce qui m'a retenu ici plus longtemps que je ne voulais. Enfin, je suis libre, je puis revoir ma retraite et y composer quelques ouvrages, que je me garderai bien de lire en public : ceux dont j'ai écouté les lectures croiraient que je leur ai, non pas donné, mais seulement prêté mon attention. Car, dans ces sortes de services, comme dans tous les autres, le mérite cesse, dès qu'on en demande le prix. - Adieu.

VI

Sur Silius Italicus.

Le bruit vient de se répandre ici que Silius Italicus a fini ses jours, par une abstinence volontaire, dans sa terre près de Naples. La cause de sa mort est sa mauvaise santé : un abcès incurable, qui lui était survenu, l'a dégoûté de la vie, et l'a fait courir à la mort avec une constance inébranlable.
Jamais la moindre disgrâce ne troubla son bonheur, si ce n'est peut-être la perte de son second fils ; mais l’aîné, qui était aussi le meilleur des deux, il l'a laissé consulaire et jouissant de la plus honorable considération. Sa réputation avait reçu quelque atteinte du temps de Néron. Il fut soupçonné de s'être rendu volontairement délateur ; mais il avait usé sagement et en honnête homme de la faveur de Vitellius. Il acquit beaucoup de gloire dans le gouvernement d'Asie et, par une honorable retraite, il avait effacé la tache de ses premières intrigues : il a su tenir son rang parmi les premiers citoyens de Rome, sans chercher la puissance et sans exciter l'envie. On le visitait, on lui rendait des hommages : quoiqu'il gardât souvent le lit, toujours entouré d'une cour qu'il ne devait pas à sa fortune, il passait les jours dans de savantes conversations. Quand il ne composait pas (et il composait avec plus d'art que de génie), il lisait quelquefois ses vers, pour sonder le goût du public. Enfin, il prit conseil de sa vieillesse, et quitta Rome pour se retirer dans la Campanie, d'où rien n'a pu l'arracher depuis, pas même l'avènement du nouveau prince. Cette liberté fait honneur à l'empereur sous lequel on a pu se la permettre, et à celui qui l'a osé prendre.
Il avait pour les objets d'art remarquables un goût particulier, qu'il poussait même jusqu'à la manie. Il achetait en un même pays plusieurs maisons ; et la passion qu'il prenait pour la dernière le dégoûtait des autres. Il se plaisait à rassembler dans chacune grand nombre de livres, de statues, de bustes, qu'il ne se contentait pas d'aimer, mais qu'il honorait d'un culte religieux, le buste de Virgile surtout. Il célébrait la naissance de ce poète avec plus de solennité que la sienne propre, principalement à Naples, où il ne visitait son tombeau qu'avec le même respect qu'il se fût approché d'un temple. Il a vécu dans cette tranquillité soixante et quinze ans, avec un corps délicat, plutôt qu'infirme. Comme il fut le dernier consul créé par Néron, il mourut aussi le dernier de tous ceux que ce prince avait honorés de cette dignité. Il est encore remarquable, que lui, qui se trouvait consul, quand Néron fut tué, ait survécu à tous les autres qui avaient été élevés au consulat par cet empereur.
Je ne puis me rappeler tout cela sans être frappé de la misère humaine : car que peut-on imaginer de si court et de si borné, qui ne le soit moins que la vie même la plus longue ? Ne vous semble-t-il pas qu'il n'y a qu'un jour que Néron régnait ? Cependant, de tous ceux qui ont exercé le consulat sous lui, il n'en reste pas un seul. Mais pourquoi s'en étonner ? Lucius Pison, le père de celui que Valérius Festus assassina si cruellement en Afrique, nous a souvent répété qu'il ne voyait plus aucun de ceux dont il avait pris l'avis dans le sénat, étant consul. Les jours comptés à cette multitude infinie d'hommes, répandue sur la terre, sont en si petit nombre, que je n'excuse pas seulement, mais que je loue même ces larmes d'un prince fameux : vous savez qu'après avoir attentivement regardé la prodigieuse armée qu'il commandait, Xerxès ne put s'empêcher de pleurer sur le sort de tant de milliers d'hommes qui devaient si tôt finir. Combien cette idée n'est-elle pas puissante pour nous engager à faire un bon usage de ce peu de moments qui nous échappent si vite ! Si nous ne pouvons les employer à des actions d'éclat que la fortune ne laisse pas toujours à notre portée, donnons-les au moins entièrement à l'étude. S'il n'est pas en notre pouvoir de vivre longtemps, laissons au moins des ouvrages qui ne permettent pas d'oublier jamais que nous avons vécu. Je sais bien que vous n'avez pas besoin d'être excité : mon amitié pourtant m'avertit de vous animer dans votre course, comme vous m'animez vous-même dans la mienne. La noble ardeur que celle de deux amis qui, par de mutuelles exhortations, allument de plus en plus en eux l'amour de l'immortalité ! Adieu.

VII

L'avocat Régulus.

Que me donnerez-vous, si je vous conte une histoire qui vaut son pesant d'or ? Je vous en dirai même plus d'une ; car la dernière me rappelle les précédentes : et qu'importe par laquelle je commencerai? Véronie, veuve de Pison (celui qui fut adopté de Galba), était à l'extrémité. Régulus la vint voir. Quelle impudence, d'abord à un homme qui avait toujours été l'ennemi déclaré du mari, et qui était en horreur à la femme ! Passe encore pour la visite : mais il ose s'asseoir tout près de son lit, lui demande le jour, l'heure de sa naissance. Elle lui dit l'un et l'autre. Aussitôt il compose son visage, et, l'oeil fixe, remuant les lèvres, il compte sur ses doigts, sans rien compter ; tout cela, pour tenir en suspens l'esprit de la pauvre malade. "Vous êtes, dit-il, dans votre année climatérique, mais vous guérirez, Pour plus grande certitude, je vais consulter un sacrificateur dont je n'ai pas encore trouvé la science en défaut."
Il part, il fait un sacrifice, revient, jure que les entrailles des victimes sont d'accord avec le témoignage des astres. Cette femme crédule, comme on l'est d'ordinaire dans le péril, fait un codicille, et assure un legs à Régulus. Peu après le mal redouble, et, dans les derniers soupirs, elle s'écrie : Le scélérat, le perfide, qui enchérit même sur le parjure !
Il avait, en effet, affirmé son imposture par les jours de son fils. Ce crime est familier à Régulus. Il expose sans scrupule à la colère des dieux, qu'il trompe tous les jours, la tête de son malheureux fils, et le donne pour garant de tant de faux serments.
Velléius Blésus, ce riche consulaire, voulait, pendant sa dernière maladie, changer quelque chose à son testament. Régulus, qui se promettait quelque avantage de ce changement, parce qu'il avait su, depuis quelque temps, s'insinuer dans l'esprit du malade, s'adresse aux médecins, les prie, les conjure de prolonger à quelque prix que ce soit la vie de son ami. Le testament est à peine scellé que Régulus change de personnage et de ton. Eh, combien de temps voulez-vous encore tourmenter un malheureux ? Pourquoi envier une douce mort à qui vous ne pouvez conserver la vie ? Blésus meurt; et, comme s'il eût tout entendu, il ne laisse rien à Régulus.
C'est bien assez de deux contes : m'en demandez-vous un troisième selon le précepte de l'école ? il est tout prêt.
Aurélie, femme d'un rare mérite, allait sceller son testament : elle se pare de ses plus riches habits. Régulus, invité à la cérémonie, arrive ; et aussitôt, sans autre détour : Je vous prie, dit-il, de me léguer ces vêtements. Aurélie de croire qu'il plaisante; lui de la presser fort sérieusement; enfin, il fait si bien, qu'il la contraint d'ouvrir son testament, et de lui faire un legs des robes qu'elle portait. Il ne se contenta pas de la voir écrire, il voulut encore lire ce qu'elle avait écrit. Il est vrai qu'Aurélie n'est pas morte ; mais ce n'est pas la faute de Régulus : il avait lui, compté qu'elle n'échapperait pas. Un homme de ce caractère ne laisse pas de recueillir des successions et de recevoir des legs comme s'il le méritait. Cela doit-il surprendre, dans une ville où le crime et l'impudence sont en possession de disputer, ou même de ravir leurs récompenses à l'honneur et à la vertu ? Voyez Régulus : il était pauvre et misérable ; il est devenu si riche, à force de lâchetés et de crimes, qu'il m'a dit : Je sacrifiais un jour aux dieux, pour savoir si je parviendrais jamais à jouir de soixante millions de sesterces ; de doubles entrailles trouvées dans la victime m'en promirent cent vingt millions. - Il les aura, n'en doutez point, s'il continue à dicter ainsi des testaments, de toutes les manières de commettre un faux, la plus odieuse à mon avis. Adieu.

VIII

Rapport de Pline sur les Chrétiens.

Je me suis fait un devoir, seigneur, de vous consulter sur tous mes doutes ; et qui peut mieux que vous me guider dans mes incertitudes ou éclairer mon ignorance ? Je n'ai jamais assisté aux informations contre les chrétiens ; aussi j'ignore à quoi et selon quelle mesure s'applique ou la peine ou l'information. Je n'ai pas su décider s'il faut tenir compte de l'âge, ou confondre dans le même châtiment l'enfant et l'homme fait ; s'il faut pardonner au repentir, ou si celui qui a été une fois chrétien ne doit pas trouver de sauvegarde à cesser de l'être ; si c'est le nom seul, fût-il pur de crime, ou les crimes attachés au nom, que l'on punit. Voici toutefois la règle que j'ai suivie, à l'égard de ceux que l'on a déférés à mon tribunal comme chrétiens. Je leur ai demandé s'ils étaient chrétiens. Ceux qui l'ont avoué, je leur ai fait la même demande une seconde et une troisième fois, et les ai menacés du supplice. Quand ils ont persisté, je les y ai envoyés ; car, de quelque nature que fût l'aveu qu'ils faisaient, j'ai pensé qu'on devait punir au moins leur opiniâtreté et leur inflexible obstination. J'en ai réservé d'autres, entêtés de la même folie, pour les envoyer à Rome ; car ils ont citoyens romains. Bientôt après, les accusations se multipliant, selon l'usage, par l'attention qu'on leur donnait, le délit se présenta sous un plus grand nombre de formes. On publia un écrit sans nom d'auteur, ou l'on dénonçait nombre de personnes qui nient être où avoir été attachées au christianisme. Elles ont, en ma présence, et dans les termes que je leur prescrivais, invoqué les dieux, et offert de l'encens et du vin à votre image, que j'avais fait apporter exprès avec les statues de nos divinités ; elles ont même prononcé des imprécations contre le Christ ; c'est à quoi, dit-on, l'on ne peut jamais forcer ceux qui sont véritablement chrétiens. J'ai donc cru qu'il les fallait absoudre. D'autres, déférés par un dénonciateur, ont d'abord reconnu qu'ils étaient chrétiens, et se sont rétractés aussitôt ; déclarant que véritablement ils l'avaient été, mais qu'ils ont cessé de l'être, les uns depuis plus de trois ans, les autres depuis un plus grand nombre d'années, quelques-uns depuis plus de vingt ans. Tous ont adoré votre image et les statues des dieux. Tous ont chargé le Christ de malédictions. Au reste, ils assuraient que leur faute ou leur erreur n'avait jamais consisté qu'en ceci : ils s'assemblaient, à jour marqué, avant le lever du soleil ; ils chantaient tour à tour des vers à la louange du Christ, comme d'un dieu ; ils s'engageaient par serment, non à quelque crime, mais à ne point commettre de mal, de brigandage, d'adultère, à ne point manquer à leur promesse, à ne point nier un dépôt : après cela ils avaient coutume de se séparer ; ils se rassemblaient de nouveau pour manger des mets communs et innocents. Depuis mon édit, ajoutaient-ils, par lequel, suivant vos ordres, j'avais défendu les associations, ils avaient renoncé à toutes ces pratiques. J'ai jugé nécessaire, pour découvrir la vérité, de soumettre à la torture deux femmes esclaves qu'on disait initiées à leur culte : mais je n'ai rien trouvé qu'une superstition ridicule et excessive. J'ai donc suspendu l'information pour recourir à vos lumières : l'affaire m'a paru digne de réflexion, surtout par le nombre des personnes que menace le même danger. Une multitude de gens de tout âge, de tout ordre, de tout sexe sont et seront chaque jour impliqués dans cette accusation. Ce mal contagieux n'a pas seulement infecté les villes ; il a gagné les villages et les campagnes. Je crois pourtant que l'on y peut remédier, et qu'il peut être arrêté ; ce qu'il y a de certain, c'est que les temples, qui étaient presque déserts, sont fréquentés ; et que les sacrifices, longtemps négligés, recommencent. On vend partout des victimes, qui trouvaient auparavant peu d'acheteurs. De là on peut juger combien de gens peuvent être ramenés de leur égarement, sil'on fait grâce au repentir.

(Trad. de Sacy, coll. Panckoucke.)

(01)  Otto Ribheck sur des preuves insuffisantes n'en admet que dix d'authentiques.
(02)  J'emprunte la fidèle et vigoureuse traduction de M. Despois. (Les Satiriques latins, lib. Hachette.)
(03)  Voir un très beau tableau des moeurs antiques (Sat., XI, 83-120).
(04) Sat., X.
(05)  « C'est un phénomène de vieillir quand on porte un grand nom.» (Sat, IV.)
(06) Sat., XIV.
(07)  Sat., III.
(08)   Sat, VII.
(09)  Voir Sat. X, les passages sur Alexandre, Annibal, Cicéron.
(10)  Voir les vingt derniers vers de la Sat. X, et une grande partie de la Sat. XIII.
(11)   Lib. I, 108.
(12)  Lib. VII, 88.
(13)  Voir notamment, lib. III, 58 ; lib. X, 30.
(14)  Lib. II, 6 ; lib. III, 3.
(15)  Lib III, 5.
(16)  Lib. V, 8 et 5.
(17) Lib. IV, 2.
(18) Lib. I, 195 et sqq.
(19) Lib. VIII, 33, sqq.
(20)  Epist., lib. III, 7.
(21) Même Ruperti, si ingénieux, n'a pu que plaider les circonstances atténuantes.  
(22) Sobriquet de Domitien.
(23)  Un des titres que portaient les empereurs.
(24)  Le mont Viminal.
(25) Séjour habituel de l'empereur Tibère.
(26)  Séjan était né en Toscane.
(27)   L'empereur.
(28) Vers ironique d'Ennius que notre avare prend au sérieux.
(29)  On en conteste aujourd'hui l'authenticité
(30) Epist. III, 18.
(31)  § 80.