retour à l'entrée du site   table des matières de l'histoire de la littérature romaine de Paul Albert

 

 

 Albert, Paul (1827-1880)
Histoire de la littérature romaine. Tome second / par Paul Albert,...
494 p.
C. Delagrave, 1871.

LIVRE TROISÈME

CHAPITRE IV

Les contemporains de Virgile et d'Horace. - Gallus. - Tibulle. Properce. - Ovide. - Varius. - Valgius. - Albinovanus. - Les didactiques. - Manilius. - Cornelius Severus. - Phèdre.

La plupart de ces personnages, cités par Horace, étaient poètes ou du moins faisaient des vers. Tout le monde en fait, dit Horace, docte ou ignorant. Rien n'est plus, facile en effet. C'était alors une mode, à peu près comme chez nous vers le milieu du XVIIe siècle : poésies légères, rimées avec soin, lues devant quelques amis indulgents, et toujours applaudies. Je ne rechercherai pas curieusement dans les auteurs anciens le nom de ces poètes mondains et les titres de leurs oeuvres perdues pour la plupart ; ce qui importe, c'est de bien en marquer le caractère ; celles qui ont survécu nous y aideront.
Horace et Virgile, Virgile surtout, ne remplissent pas leurs vers de leur seule personnalité : Virgile cherche la vieille Rome, Horace essaye de la peindre dans plus d'une ode. Leurs contemporains de quelques années plus jeunes et plus profondément pénétrés de l'esprit nouveau, indifférence à la vie publique et égoïsme, ne voient plus qu'eux-mêmes. Tels sont Gallus, Tibulle, Properce, Ovide, ce dernier avec un caractère plus particulier.
De là la préférence accordée en poésie à un genre tout nouveau, où Catulle seul s'était encore essayé, l'élégie. - L'élégie, qui avait été en Grèce tour à tour héroïque et morale avec Callinos, Tyrtée, Solon et Théognis, fut presque exclusivement voluptueuse chez les Alexandrins. Le vrai modèle des Romains, ce ne fut ni Callimaque, ni Philétas, mais Euphorion, le plus rapproché d'eux par les années, le plus célèbre peintre des tourments et des joies de l'amour. L'amour, voilà la passion qui a hérité de toutes les autres ; voilà la principale occupation de la génération nouvelle à qui le prince a fait des loisirs.

Cornélius Gallus.

C'est l'amour que chantait ce Cornélius Gallus, ami de Virgile, qui lui a dédié une de ses plus belles bucoliques (la 10e). Gallus, chevalier romain, né en 685, comme Virgile, à Fréjus, fut nommé, par Auguste, préfet d'Égypte, tomba en disgrâce, fut accusé de haute trahison, et prévint l'exil par une mort volontaire. Remarquons en passant que sous le nouveau régime il y a des condamnés, et pas de procès. Nous ne savons quel était le crime de Gallus ; nous ne saurons pas non plus quel était celui d'Ovide. Gallus se tua à quarante ans. Il laissait quatre livres d'élégies, dans lesquelles il chantait sa passion pour Lycoris. Cette Lycoris était, dit-on, une joueuse de mime célèbre, appelée Cythérea, et qui avait été la maîtresse du triumvir Antoine. Ces élégies ont péri. Sous le nom de Gallus nous en possédons six, qui sont évidemment d'un autre poète et d'une époque bien postérieure : on les attribue à un certain Maximianus. On sait seulement que Gallus avait pris pour modèle l'Alexandrin Euphorion de Chalcis, le père de toute cette littérature érotique.

Tibulle (Albius Tibullus).

Nous possédons les Élégies de Tibulle (01), et c'est un bonheur pour nous, elles sont charmantes. Quelques mots d'abord sur ce poète. Il appartenait à l'ordre équestre, s'appelait Albius Tibullus, et était originaire de Pédum, (aujourd'hui Zagarola), ville située entre Tibur et Préneste. Lui aussi, comme Virgile et sans doute Horace, fut victime des guerres civiles : son patrimoine lui fut enlevé en partie du moins, et passa entre les mains des vétérans. Cependant il put sauver du naufrage quelques débris, ou son puissant protecteur Corvinus lui fit restituer ses biens, puisque Horace lui écrivait :
«Les dieux t'ont donné la richesse et l'art d'en jouir. » Il fit partie de la cohorte qui suivit Messala en Gaule et en Asie. Étant tombé malade à Corcyre, il ne put achever le voyage et revint en Italie où il mourut vers 735.
Il était l'ami d'Horace qui lui adressa une ode et une épître (02). L'épître n'est qu'un billet, d'une grâce charmante. Horace y appelle Tibulle « juge bienveillant de ses satires ». Il me semble difficile d'admettre après cela que Tibulle n'est né qu'en 710, c'est-à-dire vingt et ans un après Horace. Quelle apparence qu'Horace érige en juge de ses écrits un enfant de 17 ans ? Car cette épître remonte à l'an 727. Pour moi je croirais volontiers que Tibulle est né vers 695, et qu'il avait alors environ trente-deux ans. Il mourut sept ou huit ans après, vers quarante ans. Mais laissons ces questions de chronologie. Voyons l'oeuvre du poète.
Tibulle n'a vécu que pour l'amour. Il a d'abord été dupe de l'hypocrisie générale de son temps, de ces faux semblants de vie publique qui suffisaient aux contemporains d'Auguste ; et lui aussi il a songé à entrer dans la carrière des honneurs. Il s'attacha donc à Messala Corvinus, fit avec lui une campagne en Gaule et s'embarqua avec lui pour l'Asie. Mais ni les temps, ni l'humeur de Tibulle n'en firent un vrai citoyen. Il veut célébrer son patron, chose assez facile après tout. Il suffit d'évoquer les vieux souvenirs de Rome républicaine et de peindre son héros en pensant à Scipion ou à Camille. Mais de tels éloges n'étaient sans doute plus à la mode, c'étaient des vieilleries sans grâce. Aussi Tibulle compare-t-il Messala à Ulysse, à Nestor, aux héros de l'épopée homérique ; il fait une érudite analyse de l'Odyssée, et immole à son patron les rois de Pylos et d'Ithaque. Nous voguons en pleine mythologie ; le faux déborde.
Aussi bien l'esprit du poète est ailleurs. Il se soucie aussi peu de la gloire de Messala que de la sienne propre. Il est amoureux et chante ses amours. Il n'a plus que du mépris pour les vaines agitations des mortels, comme s'il y avait autre chose au monde qu'aimer et être aimé ! Qu'est-ce que la fortune, mère des succès et des alarmes ? C'est dans une douce médiocrité qu'est le bonheur. Vivre dans son petit domaine, voir grandir et jaunir ses moissons, entendre dans son lit le rugissement des vents et serrer sa maîtresse sur son coeur : voilà la vraie félicité. Que Messala aille faire la guerre, qu'il rapporte les dépouilles des ennemis et les attache à sa maison : pour Tibulle il est dans les fers d'une belle fille, et fait le siège de sa maison. Il en est le portier. Quelle folie que d'aller braver la mort sur les champs de bataille ! Elle est toujours là près de nous, on ne l'entend pas venir, et la voilà ! Qu'elle vienne donc, quand il plaira aux dieux. Il mourra dans les bras de sa maîtresse, elle le pleurera ; mais, tant que l'âge sourit, il faut aimer, il faut se livrer aux douces luttes. C'est là que Tibulle est bon général et bon soldat.
Celle qu'il aime porte différents noms, c'est d'abord Délia, puis Néoera, puis Némésis, peut-être Sulpicia, et Glycéra. Qu'est-ce que ces femmes ou cette femme ? Il paraît que sous Délia se cachait Plania, descendante d'une des plus nobles familles de Rome, comme Sulpicia. Mais qui pourrait se flatter de retrouver la chronique scandaleuse d'une telle société ? Ce qui importe ici, c'est de découvrir un côté des moeurs du temps. Il y avait alors trois classes de femmes à Rome : les filles de parents libres à quelque classe qu'ils appartinssent, les affranchies, les courtisanes. Le costume les distinguait, c'était à peu près tout. Tibulle aima des matrones, des courtisanes et des affranchies, peut-être pis encore. Mais, de quelque rang qu'elles fussent, il semble bien facile de les confondre. Délia était de noble famille. Elle trompait à la fois son mari et ses amants. Que d'infidélités lui reproche Tibulle, et que d'audace ! Mais ce que déplore surtout le poète, c'est l'avidité de ses maîtresses. « Hélas ! hélas ! s'écrie-t-il, je vois que les femmes n'aiment plus que l'argent ! » - «A quoi servent les élégies, et les vers inspirés par Apollon ? Elle tend la main et demande un autre salaire. » Que fera donc le malheureux poète ? « Plutôt que de rester plaintif étendu sur ce seuil insensible qui le repousse, il commettra un meurtre, il ira dépouiller les temples, surtout celui de Vénus. » On voit que son désespoir ne lui ôte point l'esprit. De tous les élégiaques latins, Tibulle est le plus touchant, le plus vrai, et il ne l'est pas encore assez. Une strophe de Sapho a plus de flamme que ses deux livres d'élégies. Ame faible, même en amour, Tibulle est languissant, mélancolique sans élévation. Il avait de prompts désespoirs qu'il aimait à faire connaître ; toujours près de mourir et revenant vite à la vie. Ces esprits passionnés, faibles et légers, font mieux comprendre la vigueur originale d'Horace. Lui aussi a connu les Délia, les Néaera, et tant d'autres ; lui aussi a été trompé, a maudit les dieux et sa maîtresse, mais pendant une heure ou deux. Quoi de plus noble et de plus élevé dans sa tristesse que le début de cette ode ? « C'était la nuit, dans le ciel serein brillait la lune parmi les étoiles moindres : c'est alors que, prête à offenser par un parjure la majesté des grands dieux, tu répétais après moi les paroles du serment. Et tu me serrais dans tes bras plus étroitement que le lierre ne s'attache au chêne puissant. » Quoi de plus dégagé que les derniers mots : « Ah ! tu pleureras aussi la fuite de tes amours, et moi à mon tour j'en rirai ! » C'était un conseil de ce genre qu'Horace donnait à Tibulle, victime de la perfidie de Glycère : « Albius, cesse donc de gémir, et d'invoquer toujours le souvenir de la cruelle Glycère ; cesse de te répandre en élégies plaintives, parce qu'un amant plus jeune sourit plus au goût de l'infidèle. » Et il se citait en exemple, lui qui eût pu aimer et être aimé en meilleur lieu et qui restait dans les fers de l'affranchie Myrtalè.
Tibulle a donc l'âme plus sensible, si l'on veut, qu'Horace ; ou plutôt il n'a pas ce ressort énergique de son ami. Il ne voit rien au monde que les Délie, les Némésis, les Néoera et se montra digne de vivre sous le principat. Ses élégies, envisagées sous ce point de vue, sont curieuses à étudier, et laissent dans l'esprit une vraie tristesse. Voilà donc, se dit-on, ce qu'étaient devenus les fils de ceux qui combattaient Mithridate, Sertorius, Jugurtha ! Voilà les inspirations de la poésie nouvelle !

Properce. (Sextus Aurelius Propertius. )

Le nom de Tibulle appelle celui de Properce. Les deux poètes étaient du même âge, ils sont morts à peu près en même temps ; ils ont chanté les mêmes sujets. Properce ne fut même pas tenté d'aborder la vie publique ; il ne s'attacha point à un patron illustre, il ne songea point à servir dans les armées ; et de bonne heure « Apollon lui interdit de faire entendre sa voix au forum. » C'était un épicurien peu délicat. Son père avait été victime des proscriptions qui suivirent la guerre de Pérouse , Properce n'en célébra pas moins les exploits et les vertus d'Auguste. Il faisait partie du groupe de lettrés qui étaient bien vus de Mécène et de l'empereur. Je croirais volontiers cependant que Virgile, Horace et Tibulle goûtaient peu son caractère, sa conversation et son esprit. Properce est d'une vanité exubérante : il félicite l'Ombrie de lui avoir donné le jour ; « qu'elle s'enfle, qu'elle s'enorgueillisse à jamais de sa gloire : elle est la patrie du Callimaque romain. » Et, ailleurs : « Je suis le premier prêtre qui de la source pure ai transporté dans les cérémonies italiques les danses sacrées de la Grèce. » Il oubliait volontiers que Catulle avait eu cet honneur avant lui, que Gallus et Tibulle le valaient bien, et que la modestie est l'apanage du vrai mérite. Mais c'était un Ombrien, que Rome et la société polie avaient bien pu décrasser, mais qui conservait encore je ne sais quoi de l'âpre saveur du terroir. Aussi nul de ses contemporains ne chanta ses louanges ; on trouva sans doute qu'il s'acquittait trop bien de ce soin. Voilà, si je ne me trompe, sa physionomie dans le cercle des poètes du temps. Il paraît moins effacé que Tibulle, moins intéressant. Tibulle était beau, délicat et comme paré d'une douce mélancolie ; Properce a plus de relief et d'énergie, mais souvent la grâce lui manque et la mollesse.
Et d'abord, s'il n'a composé que des élégies, plusieurs d'entre elles ont une tendance héroïque. Je ne parle pas seulement de celles où il célèbre la gloire d'Auguste et celle de Mécène. Il a essayé de tracer un tableau assez ferme des lieux où devait s'élever un jour Rome. Je n'hésite pas à croire qu'il a eu connaissance de l'Énéide ; on sait que c'est lui qui annonça l'oeuvre dans ce distique fameux : -- « Retirez-vous, poètes romains, retirez-vous, poètes grecs : il va naître je ne sais quoi de plus grand que l'Iliade. » - On retrouve donc en lui quelque chose qui ressemble à une inspiration patriotique. Bien qu'il déclare sans cesse que sa faible muse ne saurait aborder ces grands sujets, il s'y essaye cependant, et monte à une certaine hauteur. Il retombe vite, parce que Callimaque et Philétas, ses modèles chéris, le rappellent à eux, c'est-à-dire sur terre. Mais c'est là une partie de son originalité : l'ombrien se ressouvient du vieil Ennius, et y fait penser : - « Il a, en effet, comme il le dit lui-même, approché sa lèvre faible des sources puissantes où le grand Ennius, altéré, avait bu. » Et, ailleurs : « Qu'Ennius couronne ses vers de la rude feuille du laurier, pour moi, ô Bacchus, présente-moi la modeste feuille du lierre. » Je signale d'autant plus volontiers ce côté de son oeuvre, que nous sommes au seuil même du néant politique.
Restent les élégies amoureuses. La maîtresse de Properce, c'est Cynthia. Suivant quelques commentateurs, son vrai nom était Hostia, elle était petite-fille du poète Hostius. Suivant toute probabilité, c'était une affranchie et des plus légères. Properce ne cesse de gémir sur les nombreuses infidélités de Cynthia ; mais il préfère encore ces petits désagréments aux ennuis et aux dangers d'un commerce avec une matrone ; en cela, on le sait, il était de l'avis d'Horace et pouvait passer pour un homme de moeurs réglées. Mais peut-être était-ce là une concession faite à Auguste, prince moral, qui tenait beaucoup à ce que les apparences fussent sauvées. Il n'était pas riche, on le doit supposer, ou Cynthia aimait fort l'argent ; car il se voit à chaque instant évincé par un rival plus opulent. Aussi regrette-t-il naïvement les anciennes moeurs, simples et frugales. Combien les premiers humains savaient mieux aimer au sein des forêts ! Cynthia guettait à leur retour des provinces les préteurs enrichis, et n'en faisait qu'une bouchée. Properce en était bien quelque peu affligé, mais cela ne l'empêchait pas de donner à sa maîtresse des conseils assez étranges. « Si tu as de l'esprit, ne laisse pas échapper cette bonne aubaine, enlève à ce sot animal toute sa toison. » Ici encore se retrouve l'Ombrien, peu délicat et parfois grossier. Tibulle n'eût jamais parlé de ce ton. Deux détails encore, et je finis sur ce sujet. Properce se lamente souvent sur la corruption des femmes de son temps, et il en cherche les causes : c'est l'amour du luxe d'une part, et, de l'autre, les peintures légères que l'on met sous les yeux des jeunes filles. Les appartements en sont remplis. Quelles étaient ces peintures ? On en a découvert de bien monstrueuses à Herculanum. Y en avait-il de semblables à Rome ? Properce ajoute à ces causes de démoralisation précoce les fameux bains de Baïes, déjà signalés par Cicéron comme une école de corruption. Il nous semble que Cynthia eût trouvé Baies partout. Je signale en passant une autre élégie, la 7e du IIe livre. Cynthia et Properce se réjouissent ensemble de la suppression de la loi Julia, de Maritandis ordinibus. Auguste avait voulu imposer le mariage aux célibataires ; des protestations s'élevèrent de tous côtés ; il fallut rapporter la loi. La joie de Properce est entière. Il ne sera pas forcé de se marier ! Lui, père de famille ! et pourquoi cela ? Est-il chargé de procréer des soldats à l'empereur pour orner son triomphe ? L'amour de Cynthia lui suffit. - Il faut lire cette élégie malheureusement incomplète. L'ironie et le mépris des devoirs du citoyen et de l'homme y percent à chaque vers. Voilà un commentaire éloquent des réformes morales opérées par Auguste !
Tel est l'homme, tel est l'esprit de l'oeuvre. Quant à la forme, elle est évidemment fort inférieure à celle de Tibulle. Properce est un pur disciple des Alexandrins, comme il s'en vante. C'est un érudit. De là une froideur réelle dans un genre où la passion seule doit parler. A propos des trahisons de Cynthia, il raconte l'histoire de la chaste Pénélope ; s'il veut peindre son désespoir, il rappelle que Hémon, ayant perdu Antigone, se donna la mort ; qu'Achille, privé de Briséis, laissa massacrer les Grecs. Il accuse Romulus d'avoir donné un fort mauvais exemple en enlevant les Sabines : on sent que tous ces souvenirs mythologiques sont pour lui non une broderie, mais le tableau même. Là encore nous retrouvons le provincial, qui étale avec complaisance toute sa richesse. La mesure et la distinction sont absentes. L'auteur veut paraître, et on oublie l'homme. Cependant l'expression est plus forte que chez Tibulle, et souvent aussi moins naturelle. La versification est régulière, mais non sans quelque hardiesse.

Ovide (PUBLIUS OVIDIUS NASO.)

L'homme.

Ovide, le plus jeune des poètes de la nouvelle école, en est le roi. Nul ne la représente plus exactement. Jamais homme ne fut plus de son temps que celui-là. Il est le type de ces esprits faciles et aimables qui s'ouvrent à toutes les influences du moment, et rendent immédiatement ce qu'ils ont reçu, à peu près comme ils l'ont reçu. On se figure volontiers le poëte isolé et cherchant les hautes cimes, voisin du ciel et loin des hommes. Si on eût transporté Ovide sur ces hauteurs, il s'y fût consumé d'ennui. A l'air vif des sommets il préférait la tiède atmosphère des salons, aux splendeurs du soleil levant, les douces lueurs des lampes éclairant les festins et les conversations mondaines. Voilà ce qu'il faut bien se dire avant de le juger. La sévérité ici serait injuste et toucherait au ridicule. Il faut mesurer les gens à leur mesure, et ne pas demander aux oiseaux gracieux de nos volières l'oeil de feu et l'aile puissante de l'aigle.
S'il n'avait été exilé, l'histoire de sa vie pourrait s'écrire en deux mots : il fut amoureux et fit des vers. Si nous en savons un peu plus, c'est à lui que nous le devons. Il était d'un naturel expansif, et tout lui était matière à poésie. Il nous apprend donc (03) qu'il est né à Sulmone, ville des Péligniens, l'année où « moururent d'une même mort les deux consuls » (Hirtius et Pansa, en 711), que sa famille était riche et appartenait à l'ordre équestre. De bonne heure amené à Rome, il y suivit les leçons des grammairiens et des rhéteurs à la mode, et, pour complaire à son père, se prépara à aborder la vie publique. Il fut, en effet, triumvir, centumvir et décemvir, noms anciens, fonctions nouvelles ; mais son respect filial et son courage ne purent aller plus loin. Le Sénat allait s'ouvrir pour le recevoir, mais il fuyait l'ambition et ses soucis. « Les filles d'Aonie le sollicitaient à rechercher les loisirs et la sécurité, biens préférables à tous les autres. » Le voilà donc qui abandonne le forum, les tribunaux, les jurisconsultes, et recherche la société des poètes. « Autant j'en voyais, dit-il, autant je croyais voir de dieux. » Il ne fit qu'apercevoir Virgile, connut quelque peu Horace, fut lié avec Properce ; Tibulle mourut trop tôt pour qu'il pût devenir son ami. A peine âgé de vingt ans, il est déjà connu et recherché. En vain son père lui représente « que les Muses n'ont jamais enrichi leurs adorateurs, qu'Homère est mort sans laisser aucune fortune », Ovide ne put l'écouter. Il ne pouvait écrire en prose, les vers naissaient sous sa plume, se pliant d'eux-mêmes à la mesure : « tout ce qu'il essayait de dire se transformait en vers. » Il disait vrai. Il n'y a pas d'exemple d'une pareille facilité, elle devint une véritable tyrannie, et dès lors il fut impropre à toute autre chose qu'au métier de poète. Sénèque, le Rhéteur qui le connut dans le temps où il suivait les leçons d'Arellius Fuscus et de Porcius Latro, nous apprend que déjà alors son langage n'était autre chose que vers brisés (04). « Il déclama une controverse avec beaucoup d'esprit, seulement il n'y avait aucun ordre dans ce qu'il disait, il courait cà et là ; toute argumentation lui déplaisait. »
Il vécut vingt-cinq ans de cette vie mondaine qui lui était si chère, goûté, recherché, lisant ses vers dans des réunions où il était applaudi, savourant les plaisirs qu'offrait alors la société romaine, dont il était le plus brillant et le plus spirituel représentant, lorsqu'il fut tout à coup relégué par Auguste à Tomes, chez les Gètes, aux extrémités de l'empire. Quelle fut la cause de ce châtiment ? il est fâcheux pour Auguste qu'on la cherche encore. Le poète protesta jusqu'à la mort contre la rigueur de la peine et ne se reconnut jamais coupable que d'imprudence, il ajoute même d'imprudence involontaire. « Mes yeux, dit-il, ont vu involontairement un crime : voilà pourquoi je suis puni ; ma faute, c'est d'avoir eu des yeux. » Et ailleurs : « Pourquoi ai-je vu quelque chose ? Pourquoi mes yeux ont-ils été coupables ? Pourquoi, sans le vouloir, ai-je eu connaissance d'un crime ! » Qu'a-t-il donc vu ? Il fut probablement témoin et peut-être complice des désordres de Julie, petite-fille d'Auguste qui, cette même année, fut convaincue d'adultère et exilée. Il reconnaît d'ailleurs qu'Auguste punit lui-même une offense personnelle comme il en avait le droit (ultus es offensas, ut decet, ipse tuas). Peut-être à ces scandales de la maison impériale se mêlèrent des intrigues d'ambition. Livie et son fils Tibère étaient capables de tout : ils avaient déjà fait exiler Agrippa Postumus, petit fils de l'empereur, et le firent bientôt égorger. Ovide eût été enveloppé dans un coup d'État de famille. Quoi qu'il en soit, pour mieux dissimuler les motifs réels du châtiment, Auguste fit retirer des bibliothèques publiques les oeuvres du poète, qu'elles eussent déshonorées apparemment, hypocrisie dont nul ne fut dupe. Que n'y avait-il pas dans ces bibliothèques ? Qu'on voie ce qu'en disait Ovide (05).
On pense bien qu'il ne supporta pas fort courageusement une telle disgrâce. Un homme comme lui ne pouvait vivre qu'à Rome. Il fatigua de ses plaintes et de ses supplications Auguste et ses amis : l'empereur mourut sans par donner. L'avènement de Tibère enleva à Ovide toute espérance ; il se borna dès lors à demander un lieu d'exil moins rigoureux, et il ne put l'obtenir. Après huit ans de souffrances et de vaine attente, il mourut à Tomes, âgé de 59 ans (770). Les barbares, parmi lesquels il vivait, étaient devenus ses amis et ses admirateurs. Il avait appris la langue du pays et écrivait en langue gétique des vers qui ravissaient les indigènes.

L'OEUVRE.

Bien que tous les poèmes d'Ovide portent l'empreinte évidente d'un même esprit, je les diviserai en deux classes : les uns que j'appellerai poèmes légers, badins, ce sont les Élégies amoureuses, l'Art d'aimer, les Remèdes contre l'amour, les Cosmétiques du visage, les Héroïdes ; les autres, ayant évidemment des prétentions au sérieux, sont les Métamorphoses, les Fastes, les Tristes, les Pontiques. Quant à Ibis et aux Halieutiques, ce ne sont que des fragments sans importance ; et de la tragédie de Médée nous ne possédons qu'un vers.
Les élégies amoureuses
, publiées d'abord en cinq livres, puis en trois, sont le début du poète. Il avait 27 ou 28 ans. Comme ses prédécesseurs, Catulle, Gallus, Tibulle et Properce, il chanta les menus événements de sa passion pour Corinne, c'est le nom qu'il donna à sa maîtresse. Était-ce une affranchie, une courtisane ? Un reste de pudeur publique interdisait aux poètes de prendre des matrones pour héroïnes de leurs vers : il est bien difficile cependant de ne pas voir dans la Corinne de l'élégie IVe du Ier livre une femme mariée, placée entre son amant et son mari. Ailleurs, Corinne sera une affranchie, pis que cela même, mais qu'importe au poète ? Ses élégies ne jaillissent point de son coeur ; c'est un jeu d'imagination et d'esprit. Il met à la suite l'une de l'autre les petites scènes d'intérieur galant dont il a été le témoin ou le héros, peu soucieux de l'unité de ton et de couleur. Si la passion profonde et vibrante lui fait défaut, l'imagination saura bien y suppléer. Elle éclate déjà dans cette première oeuvre avec une richesse merveilleuse. La situation la plus simple fournit au poète des développements ingénieux qui ne tarissent pas. Le dernier mot du vers éveille une idée ; il la saisit, l'expose, la reprend, la présente sous une nouvelle forme, la met en lumière par un rapprochement mythologique, par une comparaison, puis passe à une autre, et y applique les mêmes procédés. Ovide est déjà tout entier dans cette première oeuvre, c'est un peintre d'esprit qui ne sait pas composer un tableau, mais qui en réunira cinq ou six dans le même cadre. L'ensemble est choquant d'invraisemblance. Regardez de plus près ; chaque esquisse, prise à part, est délicieuse. Ajoutez à cela la fluidité d'un style que rien n'arrête, qui sait tout dire, qui ose beaucoup saris en avoir l'air ; l'extrême liberté des images, sans grossièreté crue, l'art de ne supprimer aucun détail et de les voiler suffisamment. La poésie érotique mondaine est créée. Le ton du badinage graveleux est trouvé. Ovide est le gentil Bernard et le Parny du siècle d'Auguste vieillissant. Il ne chante pas l'amour, mais le plaisir : il ignore la passion, mais il a la grâce, la légèreté, l'esprit. C'est l'idéal de la littérature de boudoir, qui ne peut naître qu'à de certaines époques. Il dresse lui-même quelque part un catalogue des ouvrages qu'il faut mettre dans les mains d'une femme qu'on veut préparer à l'amour, et il n'a garde d'oublier ses élégies et son poème sur l'Art d'aimer.
Qu'on me permette de dire que celui-ci est un chef-d'oeuvre, le genre une fois admis. Ovide est ici dans son élément ; il traite un sujet fait pour lui, il a trouvé sa vraie voie. Aussi je ne sais s'il y a dans toute la littérature latine beaucoup d'oeuvres aussi originales que celle-là. De modèles, je ne lui en connais point, il n'a que taire des Grecs en pareille matière. Les éléments de son poème il les a sous les yeux ; la science qu'il enseigne, il l'a pratiquée depuis vingt ans et y est passé maître. Enfin son style léger, brillant, spirituel est le seul qui convienne. Tout se réunit pour produire une oeuvre accomplie, mais quelle oeuvre ! Ce n'est pas au fond autre chose que le code de la séduction et de la galanterie à Rome, au milieu du huitième siècle. Peu d'ouvrages plus instructifs que celui-là et moins édifiants. Nous voilà d'emblée introduits au coeur même de la corruption romaine, non par un déclamateur passionné, comme Juvénal, mais par un poète à bonnes fortunes qui, au lieu d'écrire ses mémoires galants, résume en préceptes légers l'expérience de sa vie amoureuse. J'ai dit que jamais homme ne fut plus de son temps que celui-là. Écoutez-le : «Que d'autres soient charmés de l'antiquité ; pour moi je me réjouis d'être né de nos jours : voilà bien le siècle qui convenait à mon caractère. Non parce qu'on arrache aujourd'hui à la terre l'or qu'elle recèle, parce qu'on rapporte de tous les rivages les coquillages précieux, parce qu'on fouille les monts pour en arracher le marbre, ou que la mer se retire devant nos maisons de plaisance. Non. Mais aujourd'hui fleurit la politesse, il ne reste plus rien de l'ancienne rusticité que l'on a laissée à nos vieux aïeux. » Voltaire disait aussi :
Regrettera qui veut le bon vieux temps
Ce temps profane est tout fait pour mes moeurs.
Ah ! le bon temps que ce siècle de fer !
Cette politesse moderne a bien son mauvais côté cependant. «Nous vivons vraiment dans l'âge d'or, s'écrie-t-il, ailleurs : c'est l'or qu'on honore avant tout, c'est l'or qui fait aimer. » Il faut à un amant pauvre du mérite pour plaire. Ovide lui enseignera l'art de suppléer à la fortune par l'esprit, et de se faire aimer presque gratis. On comprend que je ne puis analyser ce poème : un trait ou deux suffiront pour en marquer le caractère. Ovide n'enseignera point l'art de se faire aimer des matrones : « loin d'ici, légères bandelettes, parure de la pudeur, loin d'ici la longue stole qui couvre les pieds de la matrone : je ne chante que les amours permises, les galanteries autorisées (par les lois), il n'y aura dans mes vers rien de criminel. » Après cet hommage rendu en passant aux lois d'Auguste, simple formalité, il entre dans son sujet. « On trouvera à Rome, dit-il, autant de belles femmes que dans tout le reste du monde ; il y en a autant que d'étoiles au ciel, de poissons dans la mer. On voit bien que Vénus habite la ville de son fils Énée. Sortez de chez vous et faites votre choix. - Allez sous les portiques, dans les théâtres, au cirque, dans les temples, surtout ceux de Vénus et, d'Isis, assistez aux sacrifices en l'honneur d'Adonis, mais c'est aux spectacles surtout que le choix est plus facile - là elles viennent moins pour voir que pour être vues. Vous les rencontrerez aussi à Baies, dans les festins et les réunions. Vous vous assoirez près d'elles au théâtre, au cirque, vous mettrez un petit banc sous leurs pieds, vous parierez pour le cheval qu'elles préfèrent. Voilà les moeurs de la Rome impériale ; voilà ce qui charmait Ovide et ses contemporains ; voilà ce qu'il a chanté. Je m'arrête au moment où la connaissance est faite entre les deux amants, connaissance bientôt suivie de la conquête de l'un des deux, on ne sait lequel, par l'autre. Ovide, enchanté de cette première partie de son oeuvre, s'écrie : "Que dans sa joie l'amant couronne mes vers d'une verte palme ; que je sois préféré au vieillard d'Ascrée, au vieillard de Méonie (Homère et Hésiode)." On est tenté de crier à la profanation. Mais ces grands noms n'effrayent point Ovide : il se regarde naïvement comme le successeur de ces hommes divins ; il en diffère seulement par le choix des sujets. Ici nous touchons un des côtés les plus curieux de l'oeuvre du poète, et il me semble qu'il n'a pas été assez remarqué jusqu'ici. Il n'y a point de poème didactique, et l'Art d'aimer en est un, qui soit une simple exposition de préceptes : épisodes, digressions, tableaux, récits, tout ce qui peut jeter de la variété dans l'oeuvre en fait naturellement partie. Ovide en cela a imité ses devanciers ; on peut même dire que chez lui les ornements l'emportent sur le fonds. Mais où va-t-il les prendre ? Il semblerait tout d'abord qu'il dût les emprunter à la chronique scandaleuse de son temps. Il n'en est rien ; c'est l'antiquité héroïque et mythologique qu'il met à contribution. Il sait quel était le genre de beauté de toutes les héroïnes des âges primitifs, ce que leurs époux et leurs amants admiraient en elles ; il a pénétré dans l'alcôve d'Hector et d'Andromaque ; il sait ce qui se passait sous la tente d'Achille, quand Briséis le recevait couvert du sang des Troyens. Il raille ce vieil Homère qui a fait respecter Briséis par Agamemnon ; il déclare que cela n'est pas, et que pour lui il n'eût pas été si sot. Il raille Ménélas et félicite l'heureux Pâris. S'il abandonne les antiques légendes de la Grèce, c'est pour se rabattre sur celles du Latium. L'enlèvement des Sabines pendant les jeux le charme ; il convie les Romains de son temps à imiter les compagnons de Romulus. Figurez-vous la Bible mise en madrigaux folâtres par un Hébreu, voilà ce que deviennent sous les mains d'Ovide les traditions religieuses et héroïques de la Grèce et de Rome. Le contraste entre les moeurs du jour et celles des anciens âges donnait plus de piquant à son oeuvre, il faisait preuve d'esprit et d'érudition à la fois. Le moyen pour lui de résister à cette double tentation !
Supposez maintenant une série de petits poèmes dans lesquels ces brillants hors-d'oeuvre, au lieu d'être l'accessoire, soient le sujet même, et vous aurez les Héroïdes (06) : il ne se peut rien imaginer de plus faux et de plus spirituel que ces poèmes. Il se glorifie d'en être l'inventeur, et il eut bientôt des imitateurs. En effet, sur les 21 héroïdes qui portent son nom, il y en a plus de la moitié qui ne sont pas de lui, mais d'un certain Sabinus, son disciple. Ces héroïdes sont des lettres en vers élégiaques écrites à leur amant ou à leur époux par les héroïnes célèbres de l'antiquité : Pénélope à Ulysse, Phyllis à Démophon, Oenone à Pâris, Canacé a Macareus, Hypsipyle à Jason, Ariane à Thésée, Phèdre à Hippolyte, Didon à Énée, Sapho à Phaon. Sabinus avait imaginé de faire les réponses des héros. C'est un ouvrage de la première jeunesse d'Ovide. Il sortait des écoles de déclamation ; il déclama en vers, puisqu'il ne le pouvait en prose, et sur des questions d'amour, puisqu'il n'en pouvait traiter d'autres. Les héroïdes ne sont pas autre chose en effet que des Suasoriae. Nous savons par Sénèque qu'Ovide préférait de beaucoup les Suasoriae aux Controversiae, parce que toute argumentation lui déplaisait. Il fit parler des femmes, au lieu de faire parler Sylla, Cicéron, Annibal. Il leur donna beaucoup d'esprit, il en avait de reste, et se préoccupa fort peu de la vérité historique ou héroïque. Il n'emprunte aux anciens âges que les noms et la situation des personnages ; il se charge de leur fournir les sentiments et les idées qu'avaient les Corinnes de son temps. O nobles et pures figures des siècles primitifs, vous doutiez-vous jamais qu'on dût un jour vous farder ainsi !
Les Remèdes d'amour
(07), en un livre, parurent deux ans après l'Art d'aimer. C'est ce qu'on pourrait appeler, en style judiciaire, une récidive. Ovide cherche d'abord de bonne foi et sérieusement les moyens de se guérir d'une passion qui fait le tourment de la vie. Les philtres et les incantations magiques étaient alors fort à la mode. Il n'y croit pas et les condamne. Que reste-t-il donc ? Il reste le travail, l'action. Est-ce bien Ovide qui parle ? N'en doutez pas, aux grands maux les grands remèdes. Il envoie notre amant malade au forum, il le condamne à l'étude des lois, aux plaidoiries ; il va même jusqu'à lui ordonner d'aller faire la guerre contre les Parthes : C'est l'oisiveté qui a causé tous les maux. Pourquoi Égisthe a-t-il été adultère ? Parce qu'il est resté oisif à Argos, au lieu de suivre les Grecs au siège de Troie. « Il a fait ce qu'il a pu ; il a aimé pour ne pas rester à rien faire. » A défaut des travaux du forum et de la guerre, faites-vous chasseur, faites-vous laboureur. Voilà de bien durs préceptes, avoue-t-il, mais c'est le seul moyen de se guérir. Est-ce vraiment le seul ? Ovide, qui a tant d'esprit, n'en saurait-il trouver d'autre ? N'en doutez pas. Le naturel revient au galop. Le meilleur et le plus sûr moyen de combattre l'amour, c'est d'aimer, d'aimer ailleurs, s'entend. Voilà l'homéopathe appliquée aux blessures du coeur, et Ovide redevenu chantre de la volupté, seul rôle qui lui convienne.
Au moment où Ovide fut condamné à l'exil, il se préparait à publier un grand poème qu'il croyait sérieux. Ce sont les quinze livres des Métamorphoses. Il voulut, dit-il, les jeter au feu, comme Virgile son Énéide, mais il les épargna. Il demande grâce pour les fautes de l'ouvrage que ses malheurs ne lui ont pas permis de corriger. On ne se représente guère Ovide corrigeant ses vers ; et il ne faut pas prendre trop au sérieux ses doléances. Il m'est difficile, je l'avoue, de partager l'admiration des critiques pour cette vaste composition. Il leur a semblé qu'ils avaient enfin mis la main sur un Ovide sérieux, épique, digne émule d'Homère et de Virgile. N'auraient-ils pas dû se demander d'abord si le poète des Élégies et de l'Art d'aimer pouvait être à la hauteur d'une telle oeuvre ? Il en était absolument incapable. Pourquoi ne pas le reconnaître ? Non omnia possumus omnes. Il ne faut pas que l'hexamètre héroïque nous fasse illusion. Si l'extérieur de l'oeuvre a une apparence de gravité, le fond reste ce qu'il est, un exercice d'esprit, un recueil d'anecdotes joliment racontées. Est-ce un poème épique ? Non, car l'unité de sujet manque absolument. J'en dirai autant de l'unité d'action, à moins que l'on ne prétende que les transformations infligées à chacun des personnages mis en scène constituent l'unité du sujet. C'en est l'uniformité et le vice radical. Quel est le ressort du poème ? Procède-t-il d'une inspiration héroïque ou religieuse ? En aucune façon. De quelque côté que l'on se tourne, on ne peut rien découvrir qui donne l'idée d'une oeuvre fortement conçue. On est réduit à admirer l'art avec lequel le poète a su lier les uns aux autres des épisodes détachés pour en former un semblant de tout. Mais ces soudures sont puériles et inadmissibles : elles ne font que mieux ressortir le caractère profondément artificiel et faux de l'oeuvre. Ovide se propose de raconter les métamorphoses subies par des personnages de l'antiquité, depuis le Chaos jusqu'à Jules César. La première transformation est celle de Lycaon changé en loup par Jupiter ; la dernière est celle du père adoptif d'Auguste, changé en astre. Il y a quinze livres. Chacun d'eux raconte trois ou quatre métamorphoses, et chaque récit se termine naturellement par une métamorphose. Tantôt c'est l'analogie de la transformation qui amène le récit suivant, tantôt c'est la différence. Parfois l'action se passe sous nos yeux, le plus souvent un des personnages mis en scène la raconte. Idée bizarre, sujet étrange et souvent absurde. Ovide n'a pas même eu le mérite de l'invention. Il avait parmi ses devanciers jusqu'à six modèles, appartenant tous, cela va sans dire, à l'école d'Alexandrie : Corinna, qui avait écrit des livres de Transformations („EteroÛvn bÛblouw) ; Callisthènes, qui avait écrit des Métamorphoses (MetamorfÅseiw) ; Antigone de Caryste, qui avait composé des Mutations (ƒAlloiÅseiw) ; Nicandre, auteur d'un poème du même genre intitulé : („Eteroioæmena), et enfin Parthénius, le maître de Virgile, qui avait écrit des Métamorphoses (MetamorfÅseiw). Le genre fut bientôt à la mode : il y eut des divisions et des subdivisions de métamorphoses. Tel poète chanta les hommes changés en quadrupèdes ; tel autre les hommes changés en arbres ; celui-ci les hommes changés en oiseaux. Un certain Boëus avait démontré dans un poème de ce genre que tous les oiseaux avaient été jadis des hommes. Voilà les prédécesseurs et les modèles d'Ovide. Qu'il ait été supérieur à chacun d'eux, je le crois aisément. Mais que penser du choix d'un tel sujet ? Qu'y a-t-il en effet au fond de ces métamorphoses d'hommes en bêtes ou en objets inanimés ? Un sens symbolique profond ou naïf, une allégorie morale ou plus fréquemment encore une conception naturaliste. Que la signification primitive de ces mythes se soit perdue ou du moins altérée par suite des progrès de l'anthropomorphisme hellénique, cela est incontestable, et au point de vue de l'art nous ne devons point le regretter ; mais qu'à cette transformation nécessaire soit venue s'ajouter encore cette suprême parodie des vieilles croyances religieuses, que la nature tout entière, cet immense théâtre des phénomènes et de l'activité humaine, ne soit plus qu'une sorte de panorama fantastique, où l'homme n'apparaît que pour se transformer en bête, en arbre, en oiseau, il faut avouer qu'il n'est guère possible de pousser plus loin l'inintelligence des grandes choses et la passion du joli quand même. Le joli, l'ingénieux, si l'on veut, voilà en effet le caractère de l'oeuvre. C'est une galerie de tableaux rangés par analogie de sujets. Le dénouement est toujours le même, mais les descriptions varient. Ovide se plaît à montrer un homme devenant par degrés loup, une femme devenant araignée ou laurier. Il y a là une sorte d'anatomie spirituelle qui l'amuse. Au fond il ne cherche pas autre chose. Vainement vous attendriez-vous à trouver dans ces vers quelques-uns de ces frémissements d'horreur religieuse, que Virgile a connus : le sceptique et spirituel poète ne songe qu'à divertir. Il donne un spectacle avec de riches décors, il parle aux yeux, il les éblouit. Que si parfois il met l'homme en scène, avec ses passions et ses douleurs, c'est le déclamateur de l'école de Porcins Latro, qui parle : de beaux discours, comme ceux d'Ajax et d'Ulysse, de belles dissertations pythagoriciennes contre l'usage de manger la viande des animaux, quelques élégies par ci, par là, et l'oeuvre est terminée, la parodie est complète.
Le poème des Fastes (08) est un peu plus sérieux, ce qui n'est pas beaucoup dire. Il devait avoir douze livres correspondant aux douze mois de l'année. Quelques critiques ont supposé que les six derniers livres s'étaient perdus, mais à tort ; ils ne furent jamais écrits. Ovide avait composé la première partie de son ouvrage au moment où il fut envoyé en exil, et il déclare formellement que sa triste destinée l'interrompit. On le comprendra sans peine pour peu qu'on se rende compte de la nature du poème. C'est un travail d'érudition, d'archéologie. A Rome, Ovide trouvait tous les documents nécessaires pour mener à bonne fin son entreprise. A Tomes, ils lui firent défaut ; il se trouva réduit à ses propres ressources ; et, malgré tout son esprit, il ne pouvait improviser la science.
Comment fut-il amené à un travail de ce genre ? On sait quelle était pour la vie civile et religieuse des Romains l'importance du calendrier. Pendant plusieurs siècles, l'aristocratie s'en était réservé exclusivement la connaissance, et s'en faisait un de ses plus puissants moyens de gouvernement. La réforme opérée par Jules César fut poursuivie et achevée par Auguste en 755. Des travaux considérables avaient déjà paru à cette époque sur les antiquités nationales et religieuses de l'Italie. Clodius Tuscus, L. Cincius, Cornélius Labeo, et enfin le savant Varron, avaient publié sur ce sujet des livres de vaste érudition. L'étude des Fastes de Rome touchait à toute l'histoire romaine ; plus que chez aucun autre peuple, la religion était intimement unie chez les Romains aux moindres événements de la politique. Les anciens annalistes en fournissaient des preuves à chaque page. Avec Varron, la critique commença à essayer de relier les usages de la vie civile et les cérémonies de la vie religieuse aux traditions antiques du Latium et de l'Italie. Voilà le sujet qu'Ovide songea à traiter à son tour. Son érudition est évidemment de seconde main, mais elle est précieuse pour nous qui avons perdu les originaux consultés par lui. Est-il besoin de dire que le poète se proposa surtout d'égayer l'aridité du sujet par l'élégance et la variété des ornements ? Ici donc se retrouve toujours le même esprit. Les légendes héroïques ou religieuse, empreintes dans Virgile d'un caractère auguste et mystérieux, sont par Ovide habillées à la moderne. L'énergie et la foi lui manquent. Qu'on lise, pour s'en convaincre, dans le premier livre, tout ce qu'il dit des Carmentales, d'Évandre, d'Hercule et de Cacus, et qu'on rapproche ces cent vingt vers de ceux de Virgile. On ne comprend guère qu'il ait employé dans un tel sujet le mètre élégiaque, et lui-même s'en excuse à plusieurs reprises (09). La meilleure raison qu'il donne de cette préférence, c'est que l'hexamètre était trop pesant pour lui.
Pendant ses huit années d'exil à Tomes, il écrivit neuf livres d'Élégies, les Tristes et les Lettres du Pont. Les Tristes sont une espèce de mélodie plaintive que le poète se chante à lui-même : il ne les adresse à personne en particulier, mais il les envoie à Rome. Sa femme, ses amis, les liront ; peut-être les mettra-t-on sous les yeux d'Auguste ; et le tableau des souffrances du pauvre exilé fera naître un peu de pitié dans le coeur du prince. Les Épîtres du Pont sont adressées à des amis : ce sont des prières, des remerciements, des effusions de tristesse et de désespoir. Il y a peu de lectures plus affligeantes que celle de ces neuf livres d'élégies. Mais il s'en faut que la misérable destinée du poète cause seule la tristesse qu'on ressent. Il y a toujours en nous une affliction réelle, quand nous sommes témoins d'un malheur immérité ; à cette affliction se mêle un autre sentiment, quand la victime de l'injustice s'abaisse devant celui qui en est l'auteur. Nous plaignons le malheur, nous regrettons qu'il ne soit pas plus courageux. Nous nous sentons comme atteints en notre dignité d'homme ; il nous semble que, frappés comme Ovide, nous aurions eu du moins la force de nous taire, que nous aurions su opposer à la force brutale du despotisme, cette suprême et certaine vengeance, le mépris. Mais ce que nous appelons aujourd'hui l'honneur était peu connu des anciens. Ils ne rougissaient pas d'avouer ce qu'ils éprouvaient, dût l'orgueil en souffrir, et d'implorer grâce. Cependant Ovide est allé plus loin qu'aucun autre dans cet oubli de la dignité personnelle. Cicéron était bien faible, bien abattu pendant son exil ; mais il ne lui vint jamais à l'idée de s'humilier devant Clodius. Il était à peu près certain d'être victime de la cruauté d'Antoine, s'il ne rétractait les Philippiques et n'implorait son pardon : cependant nul parmi ses amis n'eût osé lui donner ce lâche conseil. C'est que Cicéron avait l'âme d'un citoyen. Ovide a l'âme d'un courtisan. Je n'ai pas encore montré le Romain en lui ; peu de mots suffiront pour cela. Il est romain, quand il chante l'art d'aimer ; il est romain, quand il clôt la série des métamorphoses par celle de Jules César en astre ; il est romain, quand il compose les Fastes, commentaire poétique du calendrier réformé par César et par Auguste ; il est romain, enfin, quand il célèbre l'un après l'autre les portiques, les théâtres, les cirques, les temples de Rome, construits ou embellis par Auguste et les siens. Voilà son patriotisme : c'est justement celui du courtisan, qui absorbe la patrie dans le maître qu'elle s'est donné ou qu'elle subit. Mais peu de poètes, race légère, ont porté si loin l'adulation. Tous les membres de la famille impériale sont pour lui autant de dieux. Exilé, misérable, mourant, il n'ose se révolter contre l'iniquité de son châtiment ; il est juste, puisque César l'a ordonné. Il se borne à demander quelques adoucissements à sa peine. Le croira-t-on ? il implore un rapprochement de Rome, pour être plus près des exploits et des vertus de César, et pouvoir les célébrer plus dignement ; car, à cette grande distance, l'inspiration s'affaiblit, il risque de ne pas se tenir à la hauteur du sujet : voilà sa dernière et constante préoccupation. Je me trompe, il faut y ajouter cette secrète inquiétude qui le tourmente au sujet de ses vers. Il craint qu'ils ne se ressentent de la barbarie des lieux qu'il habite. Peut-on bien écrire loin de Rome, ce centre de la politesse et du beau langage ? Tels sont les derniers soucis qui assiégèrent cette pauvre âme : plaire à l'empereur et faire de beaux vers. Tout Ovide est là.
Il ne sut pas même s'indigner et haïr. Calomnié, insulté dans son exil par un domestique de l'empereur, faiseur de vers, qui se permet même d'outrager la femme du poète, Ovide écrivit, sous le titre d'Ibis, 644 vers en réponse au misérable. L'occasion était belle d'allonger au dos de l'esclave les coups qu'on eût voulu pouvoir donner au maître. Comment rester froid et spirituel devant une si lâche agression ? Ovide y a cependant réussi. Il ne nomme pas ce persécuteur d'une femme et d'un exilé ; et il va emprunter à ses chers alexandrins les injures qu'il lui adresse. Callimaque avait composé sous le nom d'Ibis un poème contre Apollonius, l'auteur des Argonautiques ; Ovide s'en empare et le traduit. Il se venge par imitation ! De vraie colère, il n'y en a trace dans ces 644 vers. Il ose évoquer le souvenir d'Archiloque et de Lycambé sa victime ; mais de telles fureurs sont bien loin de son coeur. Ici encore il n'a que de l'esprit et beaucoup de mythologie à son service. Il dévoue Ibis à la colère de tous les dieux du ciel, de la terre, de la mer et des enfers. Vengeance d'érudit, inoffensive et puérile, comme le coeur même du poète !
Parlerai-je des autres poètes, contemporains d'Ovide ? Il y en eut beaucoup, et de toute sorte. On sait assez que les Romains étaient peu sensibles au mérite de l'originalité. Traduire ou imiter agréablement un poème grec, suffisait à leur ambition. Les modèles ne manquaient pas. Les Alexandrins seuls en offraient un nombre considérable, et que leur médiocrité facile mettait à la portée des imitateurs. Ajoutez à cela la nécessité d'employer à quelque occupation les loisirs que le nouveau gouvernement faisait aux citoyens, les commodités qu'offre la versification latine, la certitude d'être applaudi par les petites sociétés littéraires qui composaient alors le public. C'est là ce qui fit éclore une foule de productions, sans mérite réel pour la plupart, mais dont les titres et des fragments ont survécu, parce que les poètes contemporains en ont fait mention, et les ont louées pour être loués à leur tour. De ces poètes des lectures publiques, on pourrait dire ce que saint Augustin dit de ceux qui n'ont recherché qu'à faire du bruit dans le mande : receperunt mercedem suam, vani vanam, et passer. Je me bornerai à rappeler les noms et les ouvrages de quelques-uns d'entre eux.

Varius, ami de Virgile et d'Horace, était, suivant le témoignage de ce dernier, un poète épique, comparable à Homère. Disons que c'était surtout un poète de cour. Il avait chanté la Mort de César, la Gloire d'Auguste, les Exploits d'Agrippa. Le louer, c'était louer les maîtres du jour. Tel était encore Valgius Rufus, que Tibulle place aussi à côté d'Homère. La poésie officielle est dans une cour la plus belle de toutes les poésies. Pedo Albinovanus, qui célébra le voyage de Drusus Germanicus dans l'Océan septentrional, est singulièrement vanté par Ovide. Il écrivit aussi une Thébaïde. Titius Septimius, qui faisait partie du cortège de celui qui fut Tibère, est assuré de l'immortalité par Horace ; il faisait à la fois des vers lyriques et des tragédies. Voilà ceux que célébrèrent à l'envi leurs contemporains : on en voit la raison.

Ce ne sont pas les seuls. Après la poésie officielle, vient la poésie artificielle. Les Géorgiques, qui le croirait ! eurent une déplorable influence sur la littérature de cette époque. Le poème didactique est chose si commode ! Des descriptions, des préceptes, quelques digressions par-ci, par-là, des récits mythologiques, et l'oeuvre est complète. Elle n'exige à vrai dire ni invention, ni chaleur, ni mouvement. L'exactitude, l'élégance, la grâce, suffisent, qualités rares, mais sur lesquelles, à la rigueur, on peut se faire illusion, pour peu qu'on ait quelque présomption. C'est le genre qui inaugure et signale la décadence. II faut n'avoir rien dans le coeur et dans l'imagination pour se faire pédagogue en vers. Stérilité et dogmatisme : voilà les marques du néant poétique. Où ne va-t-on pas prendre alors des sujets de poème ? Un certain Emilius Macer chante les oiseaux (Ornithogonia) et les poisons (Theriaca) ; mais sa science de fraîche date, il l'emprunte à l'Alexandrin Nicander. Plus tard, un autre Macer chantera les plantes (De virtutibus herbarum). Un autre met en vers les préceptes de la rhétorique relatifs à l'élocution. Les plus distingués de ces versificateurs choisissent des sujets un peu moins éloignés des moeurs et des habitudes romaines ; Gratius Faliscus chante la chasse (Cynegeticon). Il décrit les filets, les chiens, les chevaux, les armes que doit préférer un habile chasseur. Il imite Xénophon. Un autre chante la pêche (Halieuticon.) Est-ce Ovide dans son exil ? on l'a supposé.
Mais la voie dans laquelle on se précipite à l'envi, c'est celle de l'astronomie, ou de l'astrologie, que les Romains ne distinguaient pas l'une de l'autre. Le grand initiateur fut Aratus l'Alexandrin. C'est lui que Cicéron imita. Après Cicéron, Germanicus reproduisit sous le titre de Phenomena Aratea, de Diosemeia, Prognostica, les leçons du premier maître. Le plus illustre de ces versificateurs astronomes est Manilius.
On ne sait rien de précis sur le lieu et la date de sa naissance : mais, suivant l'opinion la plus commune, il appartient aux dernières années du règne d'Auguste et à l'époque de la saine et pure latinité. D'ailleurs tous les poètes que nous venons de citer sont remarquables par la correction du langage et le mérite de la versification. Il ne leur manque que des idées et de la verve. Manilius a parfois l'une et l'autre (10). D'où cela vient-il ? Ce n'est pas un servile imitateur des Grecs. Il a pensé par lui-même. La plupart de ses contemporains et de ses successeurs n'avaient d'autre but que de versifier d'élégantes descriptions des signes célestes, et d'y joindre les légendes mythologiques les plus remarquables par leur éclat ou leur bizarrerie. Manilius ne s'interdira pas non plus ces ornements ; mais une idée générale préside à l'ordonnance de son poème et lui donne une couleur particulière. Manilius n'est pas un astronome seulement, c'est avant tout un moraliste. Supposez à cet esprit, plus de force, à cette âme une conviction plus ardente, et vous aurez dans le poème des Astronomiques le pendant du fameux de Natura rerum de Lucrèce. Manilius est stoïcien par sa physique. Son Dieu n'est autre chose que l'âme du monde ; le monde lui-même est dieu. Conception pleine de grandeur et éminemment favorable à la poésie, pourvu que l'esprit qui l'a reçue soit en même temps une imagination forte et féconde. Voilà le cadre de l'oeuvre, malheureusement il est à peine dessiné dans Manilius. On voit bien que son esprit se tournait d'un autre côté, que d'autres préoccupations obsédaient sa pensée. Il s'est demandé, après tant d'autres, quelle était la cause suprême des événements dont le monde est le théâtre, dont l'homme est tour à tour le héros ou la victime. Il n’en a découvert d'autre explication que la fatalité. C'est cette puissance aveugle qui règle tout ici-bas, l'heure de notre naissance et celle de notre mort, les faits heureux ou malheureux dont se composera le tissu de notre vie. Mais lui ne recule pas même devant les dernières et les plus douloureuses conséquences de ce principe. C'est à la fatalité qu'il attribue les vices et les vertus de l'homme, ses belles actions et ses crimes. C'est par là que ce poème étrange mérite quelque attention. Il porte bien l'empreinte de son temps. Les Virgile, les Horace, les Ovide ne voyaient que les splendeurs de la cour impériale, et se plaisaient à présenter à Auguste, comme le tribut de la reconnaissance du monde pacifié, les remerciements et les adulations sans fin. Il semble que Manilius, esprit plus sombre, poète caché dans l'obscurité et la solitude, loin de la cour et des pompes du principat, ait surtout été frappé des misères infligées à l'humanité et des vains efforts que fait l'homme pour s'y soustraire. Il rappelle quelque part (11) les meurtres hideux dont ce triste temps fut témoin : les fils assassinés par les pères, les pères par les fils, les frères armés contre les frères. Et il s'écrie : "Ces crimes ne sont point l'oeuvre des hommes ; un mouvement étranger les y pousse de force. " Il en dit autant des vertus. Elles ne sont point le propre de l'homme ; elles lui viennent du dehors aussi bien que la configuration de ses traits, ses dispositions naturelles pour tel ou tel art, etc. Il n'y a pas loin de cette conception désolée à l'idée fondamentale des Pensées de Pascal. La théorie impitoyable du péché originel et de la grâce n'a-t-elle pas quelque-uns des caractères du fatalisme antique ? Mais Pascal enferme sa solution dans sa théorie. Il se plaît à exposer toutes les misères sans nombre qui affligent l'homme, ce roi déchu, parce qu'il sait comment il le relèvera ensuite. C'est là ce que l'on chercherait vainement chez Manilius. La fatalité : voilà pour lui toute l'explication. Il ne se met pas en peine de concilier l'influence qu'il attribue aux astres sur notre destinée, avec celle qu'exerce le destin. Il les admet l'une et l'autre. On dirait qu'il cherche à appesantir le poids des chaînes que nous portons. Qui ne s'attendrait à trouver dans une couvre ainsi conçue les âpres accents du désespoir, des cris de révolte, ou de terribles arguments tirés du fond d'une âme désolée en faveur de ce tyran des choses humaines, la fatalité ? Il n'en est rien. Manilius a porté le fardeau d'un tel système sans protester et sans se plaindre. L'âme de Lucrèce, qui a supprimé les dieux, est profondément triste ; Manilius est calme, indifférent ; peu lui importe l'organisation du monde. Il ne la voudrait point autre qu'elle est. Aussi bien il a les yeux sans cesse fixés sur les signes célestes, par qui sont réglées nos destinées. Il expose, il explique les causes et les effets. Que d'autres s'indignent ou se lamentent, pour lui, il n'est que rapporteur. Cette indifférence est encore, si je ne me trompe, un signe du temps. Il faut être bien avant dans la mort pour ne pas sentir qu'on va cesser de vivre.
Faut-il pousser plus loin cette stérile énumération de versificateurs inconnus, d'oeuvres incomplètes ou perdues pour nous ? Wernsdorff a dépensé beaucoup de science et de sagacité pour recueillir, distribuer, cataloguer les productions misérables des petits poètes latins. Quand on a feuilleté ces sept gros volumes, on se demande avec tristesse ce qu'on a trouvé. Toutes ces oeuvres, il faut bien le reconnaître, sont mortes et vides. Le choix des sujets seul suffit pour montrer l'incroyable stérilité des esprits sous le régime impérial. Qu'est-ce qu'un Romain qui a perdu l'aiguillon de la vie publique ? Un sec et froid contrefacteur de la mauvaise poésie des Alexandrins. Chanter les oiseaux, les plantes, les astres, la pêche, quels sujets pour des poètes ! Ce qui étonne, c'est qu'ils aient pu se résigner si absolument à la suppression de la liberté et de ses féconds orages. Comment ne se glisse-t-elle pas dans leurs vers, ne fût-ce que furtivement et embellie par les regrets ? Se peut-il qu'ils soient devenus à ce point faiseurs de vers, indifférents à tout ce qui avait passionné leurs pères ? Je ne trouve dans toutes ces oeuvres d'érudits qu'un seul écho des souvenirs de la Rome républicaine. Ce n'est pas l'imprécation artificielle de Valérius Caton contre les soldats à qui on avait donné son domaine ; c'est le cri d'indignation qui s'échappe des lèvres de Cornélius Sévérus, à la pensée des indignes traitements infligés à Cicéron mort. D'où est tiré ce fragment, quelque peu déclamatoire, mais passionné ? Est-ce d'un poème historico-épique, intitulé la Guerre de Sicile ? On l'a supposé. On a supposé aussi que ce Cornélius Sévérus était l'auteur d'un poème sur l'Etna, oeuvre sèche, pédante, niaise, d'un écolier qui vient de suivre un cours de physique et se croit bien savant parce qu'il est un peu moins ignorant que la veille. Quoi qu'il en soit, voici les vers de Cornélius Sévérus ; ils nous ont été conservés par Sénèque le Rhéteur.
"On vit encore vivantes les têtes de ces hommes magnanimes, attachées à la tribune où ils avaient régné ; mais elles pâlissent toutes devant l'image de Cicéron, comme s'il était seul. On se rappelle alors les grandes actions du consul, les serments des conjurés, le complot criminel par lui découvert, l'attentat des patriciens qu'il étouffa, Céthégus puni et Catilina renversé par lui de ses espérances sacrilèges. Que lui ont servi la faveur du peuple, ces concours d'hommes, ces années comblées d'honneurs ? Un seul jour a éteint la gloire de toute sa vie, et, frappée du même coup, l'éloquence latine se tait. Il était jadis le soutien et le salut des accusés, la noble tête de la patrie ; il était le défenseur du Sénat, du Forum, des lois, de la religion, il était la voix publique de la paix : la voilà muette à jamais, éteinte par le fer cruel. Ce visage défiguré, ces cheveux blancs, souillés de sang, ces mains saintes, ouvrières de si grands travaux, c'est un citoyen, qui les a foulés sous ses pieds orgueilleux, oubliant et les retours de la fortune et les dieux. Non, jamais les siècles n'emporteront dans leur course le crime d'Antoine."
Cornélius Sévérus est, je crois, le seul poète du règne d'Auguste, qui ait osé prononcer le nom de Cicéron.
Je terminerai cette énumération incomplète, je le sais, quoique trop longue, par Phèdre. D'après l'opinion des critiques les plus autorisés, Phèdre, bien que postérieur aux écrivains précédents, appartient encore à cette période littéraire, qu'on est convenu d'appeler le siècle d'Auguste. On sait comment elle se termine et ce qu'il faut penser de ces contemporains de Virgile et d'Horace. Admirons, je le veux bien, la pureté de leur langage ; mais reconnaissons en même temps l'extrême stérilité de leur esprit et la sécheresse de leur imagination. - Oserai-je avouer que Phèdre, écrivain si remarquable d'ailleurs, ne me semble pas mériter l'admiration dont il est aujourd'hui l'objet ? Les anciens semblent en avoir jugé ainsi. Le premier, le seul auteur qui mentionne le nom de Phèdre (Phedrus ou Pheder) est le fabuliste Avienus, qui vivait plus de cent cinquante ans après son modèle. Le vers de Martial, sur lequel on prétendrait fonder la notoriété de Phèdre, ne lui semble point applicable. Où trouver dans cet auteur d'apologues secs rien qui ressemble aux joci improbi, à la malignité dont parle Martial ? Quintilien ne le nomme pas, Sénèque ignore son existence. Lui, son contemporain, il déclare même que l'apologue n'existe pas à Rome (intentatum nostris opus). Je n'irai pas, comme certains érudits du dix-septième et du dix-neuvième siècle, jusqu'à contester l'authenticité du recueil des fables de Phèdre. Après la publication textuelle du manuscrit faite en 1830 par M. Berger de Xivrey, le scepticisme n'est plus possible. Ce manuscrit, découvert et publié sans avoir été communiqué à personne par Pierre Pithou en 1596, remonte au dixième siècle. Transmis aux descendants de Pithou qui en ignoraient l'existence et l'importance, ce n'est qu'en 1830 que le dernier propriétaire, le marquis Lepelletier de Rosanbo, voulut bien autoriser M. Berger de Xivrey à en prendre copie. Jusqu'alors on n'avait que le texte publié par Pierre Pithou, et qui, il faut le reconnaître, est bien supérieur en correction et en clarté au manuscrit original (12).
Non seulement Phèdre est resté longtemps inconnu, mais il a été pillé, défiguré avant d'être publié. Son oeuvre peu goûtée apparemment et peu lue a été remaniée, délayée par des plagiaires des derniers temps de l'empire et du moyen âge, notamment par l'archevêque Perotto. C'est ce qui rendait encore plus insoluble la question d'authenticité. Regardons-la aujourd'hui comme tranchée, grâce à la découverte et à la publication textuelle du manuscrit original. Aussi bien elle l'était déjà par le caractère même de l'oeuvre et surtout par le style.
Quelques mots sur le personnage. Les conjectures les plus ingénieuses des commentateurs n'ont pas réussi à nous donner une histoire de Phèdre. C'est dans les prologues ou les épilogues de ses cinq livres de fables (quatre suivant le manuscrit Pithou) qu'il faut glaner à grand peine de vagues renseignements. Il était Thrace ou Macédonien, né dans la région qui s'étend aux pieds du mont Pierus, et fier de sa patrie qui fut le berceau des anciens aèdes Linus et Orphée. On pense que dès l'âge le plus tendre il fut amené à Rome comme prisonnier de guerre, puis, qu'il fut affranchi par Auguste. Il vit les règnes de Tibère, celui de Caligula et une partie de celui de Claude. Le dernier livre de ses fables est dédié à Particulon, affranchi de l'empereur ; le quatrième à Eutychus, affranchi de Caligula. Il commença à publier ses fables sous Tibère ; et il tomba, on ne sait pourquoi, dans la haine de Séjan et par suite du prince lui-même. Condamné à la perte de ses biens sans doute, il vécut tristement jusqu'à un âge assez avancé. On suppose que des allusions sanglantes aux moeurs de Tibère, aux desseins cachés de Séjan, furent les causes de sa disgrâce. On sait en effet combien était soupçonneuse et ombrageuse la tyrannie de Tibère dans les dernières années de sa vie, et quel terrible usage il faisait de la loi de Majesté. Mais si nous ne pouvons douter de la condamnation de Phèdre, nous sommes réduits à des conjectures sur le crime qui lui fut reproché. Tel est l'homme. Sa vie, on le voit, nous fournit bien peu de lumières sur son oeuvre. Voyons l'oeuvre elle-même.
Quelle part faut-il faire à l'invention originale dans Phèdre ? Il avoue lui-même qu'il n'a fait que mettre en vers la matière créée par Ésope. Mais il dit ailleurs, en réponse à des détracteurs qui lui reprochaient de n'être qu'un plagiaire, qu'un bon nombre de ses apologues lui appartient en propre. On ne peut en douter. Plusieurs fables en effet semblent n'être autre chose que des récits empruntés à la vie commune des Romains de son temps. Le poète en dégage une leçon morale quelconque, le plus souvent vulgaire et peu éloignée de ces réflexions banales que fait le passant témoin d'un accident ou d'un crime. Ce qui lui appartient en propre, c'est l'idée d'écrire en latin des apologues à la façon d'Ésope.
Il est donc le créateur du genre à Rome, car les apologues semés par Horace dans ses Épîtres et dans ses satires ne sont que d'agréables hors-d'oeuvre. Mais il ne réussit pas à lui donner le droit de cité. Pourquoi ? L'apologue n'est pas fait pour plaire à des siècles de haute corruption et de culture intellectuelle raffinée. C'est la forme ingénieuse, et presque enfantine que revêt la sagesse balbutiante des âges primitifs. Envelopper une leçon dans un récit, éveiller la curiosité pour parler à la raison, insinuer un conseil en flattant l'imagination, telle fut l'oeuvre de ces anciens sages, qu'on retrouve au berceau de toutes les civilisations antiques. Ils sont les auxiliaires des poètes inspirés et des grands législateurs. Ils mettent à la portée de tous les enseignements divins des Muses et les prescriptions austères de la loi. Ce sont des vulgarisateurs, des commentateurs. Mêlés à la foule, le plus souvent pauvres, esclaves, infirmes ou contrefaits, victimes de la dureté d'un maître, l'intelligence et l'esprit les affranchissent et les relèvent. Observateurs patients et sagaces, ils prévoient et prédisent les conséquences d'un fait ; on les croit volontiers divins , tant l'expérience et la réflexion sont alors choses nouvelles et admirables ! Mais transportez un Ésope, un Pilpay, un Lockman dans un monde déjà vieux, fatigué et blasé, parmi des hommes qu'il serait impossible d'amuser avec des contes enfantins, et qui savent à quoi s'en tenir sur ce qu'il est utile de faire ou de ne pas faire, qui prêtera l'oreille à cette sagesse usée, déplacée, vieillie ? Les fables de Phèdre ont ce grave défaut : elles sont vieilles. C'est un bon vin, mais à qui les ans ont enlevé toute sa saveur et tout son feu. Cette morale élémentaire, sans élévation et saris vigueur, elle a fait son temps. On est alors épicurien ou stoïcien. Voilà des doctrines bien autrement fortes et complètes que le recueil des apologues d'Ésope. On lit Phèdre, on sourit, on passe. C'est un homme qui n'a pas su être de son temps : les sentences sèches et nues de P. Syrus plaisaient davantage. Mais l'oeuvre de Phèdre était pleine d'allusions. Séjan était comparé au soleil et à une hydre, Tibère au soliveau que Jupiter donne pour roi aux grenouilles. Je le veux bien. Qu'est-ce que cela ? Voilà les seuls traits que les commentateurs les plus ingénieux aient pu recueillir pour expliquer les malheurs présumés de Phèdre. Ce côté satirique de l'oeuvre nous échappe tout à fait. S'il eût été plus nettement accusé, soyez assuré que Phèdre eût été connu, glorifié ou maudit par ses contemporains et la postérité immédiate. Mais le moyen de faire de lui un peintre énergique et obstiné des turpitudes impériales ? Tout en lui répugne à un tel rôle. Il est froid, compassé, discret, mesuré. Son style, d'une limpidité merveilleuse, ne laisse pas une ombre à sa pensée. Celle-ci, nette, commune, médiocre, s'expose nue à tous les regards. Le poëte se travaille pour économiser les mots ; ce n'est pas un homme qui écrit, c'est un oracle qui parle. Il a le ton didactique et dogmatique. Il met en scène des animaux, des arbres, des hommes ; mais nul ne vit chez lui ; il ne s'imagine pas un seul instant qu'il doive peindre ses personnages, les animer sous nos yeux, les montrer agissants. Chacun d'eux est une abstraction, non un être. On dirait les propositions d'un syllogisme qui s'alignent dans l'ordre voulu pour opérer la démonstration annoncée. Qu'il y a loin de lui à notre La Fontaine ! Chez le bonhomme, chaque fable est un drame, qui a ses personnages, son exposition, son noeud, son dénouement. Chaque personnage a son caractère. Le lieu de la scène est décrit. Après cela vient la morale, comme elle peut, un peu bien au hasard. On ne voit que trop qu'elle est bien l'accessoire. Chez Phèdre, elle est tout. Les personnages et le récit sont imaginés pour la maxime qui est en tète ou à la fin. Celle-ci est d'ordinaire assez plate et vulgaire. Le lecteur attend toujours quelque chose, et arrive, à la fin, toujours déçu. C'est alors qu'il s'avise des rares qualités de style qu'il n'avait pas remarquées d'abord. Il reconnaît qu'il est impossible d'être ; plus bref, plus clair, plus élégant, et il ajoute aussi, plus froid.

CHAPITRE V

Les prosateurs du siècle d'Auguste. - Ruine de l'éloquence. - L'histoire. - Les contemporains de Tite-Live. - Tite-Live.

§1.

Les écrivains postérieurs au siècle d'Auguste, historiens, rhéteurs, érudits s'obstinent à parler toujours de l'éloquence et des orateurs, comme si tout cela existait encore. Il n'en restait plus que l'ombre. La vie publique ayant cessé, c'est dans l'étroite enceinte du sénat que l'éloquence est claquemurée. Les orateurs prennent le mot d'ordre de César. Sous Auguste, ils s'ingénient à devancer ses désirs ; sous Tibère, ils commencent à se regarder avec une sombre défiance ; sous Caligula et les autres, les plus ardents et les plus vils se font délateurs. Ils ont des colères et des violences qui seraient burlesques, si elles n'étaient odieuses ; ils prononcent des réquisitoires contre Cremutius Cordus, Thraseas, Soranus. L'empereur semble en dehors de ces débats ; mais, l'accusé une fois condamné, César enrichit l'accusateur. Tacite et Pline nous ont conservé les noms de quelques-uns de ces misérables. Ils s'appelaient Eprius Marcellus, Regulus (quelle dérision !), Capito Cossutianus. Quant aux autres orateurs que les critiques se sont donné la peine de juger, nous sommes réduits à nous demander quelle pouvait être la matière de leur éloquence. C'étaient sans doute des rapporteurs officiels, clairs, exacts, précis. Il ne semble pas en effet que leur éloquence ait eu de grandes batailles à livrer. Les contradictions étaient rares, très mesurée, et aussi peu propres à faire jaillir la passion que la vérité. Restait le barreau. C'était toujours une des grandes routes qui conduisaient aux honneurs. Mais, sous l'ancienne république, les procès avaient toujours un caractère politique, donc plus élevé ; les avocats qui s'en chargeaient plaidaient la cause de leur parti aussi bien que celle de leur client. De là ces grands mouvements d'éloquence, cette passion débordante. Sous la monarchie, il n'y eut plus que des avocats. La cause fut sans doute plaidée plus à fond, mais elle n'intéressa personne. De tout cela rien ne nous est parvenu, rien que l'obstination des Romains à cultiver avec amour un art devenu à peu près inutile. Ils y restèrent fidèles jusqu'au dernier jour. Par une cruelle ironie du sort, nous ne possédons des monuments de cette éloquence que des panégyriques, celui de Pline et ceux qu'on appelle Anciens Panégyriques.
On touche ici une des conséquences les plus immédiates de l'établissement de la monarchie. Quel vide que celui de la suppression de l'éloquence ! Là, était la sève du génie romain ; là, son originalité. Ce peuple n'est ni savant ni poëte : il avait le tempérament oratoire ; il aimait la prose, et il avait fait de sa langue l'organe même de l'éloquence. Quand la source en fut tarie, quel néant ! l'âme même de Rome sembla languir. Elle ne s'éteignit pas cependant : les esprits médiocres et sans portée continuèrent à plaider ou à parler au sénat ; les esprits puissants et tourmentés du génie national se jetèrent dans l'histoire, et dans la philosophie. Tels furent Tite-Live, Sénèque, Tacite. - Voilà certainement les trois esprits les plus élevés et les plus forts de la Rome impériale. Ils suffiraient au besoin pour prouver que le vrai génie de leur race n'est pas le génie de la poésie ; qui fut toujours plus ou moins artificielle, mais celui de la prose, qui se renouvela, se transforma et maintint en dépit de tout sa vive originalité.

§ II.

Lorsque parut Tite-Live, les Romains ne possédaient pas encore une histoire nationale, vraiment digne de ce nom. César et Salluste s'étaient bornés à des épisodes ; les écrivains antérieurs étaient plus complets, mais ils s'arrêtaient au septième siècle, c'est-à-dire à l'époque la plus intéressante. Parmi les contemporains de Tite-Live il ne s'en rencontra pas un seul qui songeât à embrasser dans son magnifique développement l'oeuvre de la grandeur romaine. Je vais les énumérer rapidement ; puis j'introduirai celui qui seul fut à la hauteur d'une si belle tâche.
Cornélius Nepos.
- Il y a peu d'écrivains dont la vie et les ouvrages nous soient moins connus. Ami de Cicéron, d'Atticus et de Catulle qui lui dédia ses vers, il vécut probablement à Rome, mais il était originaire de la haute Italie. Catulle l'appelle Italus, Pline, Padi accola, Ausone, Gallus. S'il est né à Vérone, comme on le suppose, ces diverses appellations peuvent lui convenir : Vérone appartenait à cette partie de l'Italie appelée aussi Gallia togata.
Il ne joua aucun rôle dans la république, à l'exemple de son ami Atticus. On sait seulement qu'il lui survécut, et mourut sous Auguste. Quant à ses ouvrages, les anciens en possédaient un certain nombre que nous n'avons plus ; et le seul qui nous soit parvenu était inconnu des anciens. Aussi la sagacité des critiques s'est laborieusement exercée sur ces problèmes ; et, bien qu'aucune opinion n'ait encore rallié tous les suffrages, voici cependant celle qui parait la plus vraisemblable. Cornélius Népos avait composé : 1° des Chroniques, en trois livres (Chronica), qui étaient comme un résumé d'histoire universelle ; omne aevum tribus explicare chartis, dit Catulle ; - 2° des livres d'exemples (Libri exemplorum), c'est-à-dire une sorte de morale en action ; -- 3° des livres sur les hommes illustres (Libri virorum illustrium) ; - 4° un ouvrage sur les historiens (De historicis) ; -- 5° des lettres adressées à Cicéron. Suivant Pline, il s'était aussi exercé dans la poésie. Des critiques modernes supposent qu'il avait écrit des ouvrages de géographie et d'archéologie. Or de tous ces livres il ne nous reste rien. Ce n'est qu'au milieu du seizième siècle (1568) que Lambin, averti par Gifanius, revendiqua pour Cornélius Népos l'ouvrage intitulé Vitae excellentium imperatorum, dédié à Atticus, et renfermant vingt biographies de personnages athéniens, spartiates, thébains, syracusains, macédoniens, plus un catalogue des rois de Perse et de Grèce, la vie d'Hamilcar et celle d'Annibal, celles de M. Portius Caton et d'Atticus. Ce recueil avait passé jusqu'alors pour l'oeuvre d'un certain Aemilius Probus, qui vivait sous Théodose, à la fin du quatrième siècle. Le manuscrit portait une dédicace en mauvais vers, adressée à Théodose, et dans laquelle ce Probus se déclarait l'auteur du livre :
Si rogat auctorem, paulatim detege nostrum
Tunc domino nomen : me sciat esse Probum.
Mais le vers suivant éveilla quelques soupçons :
Corpore in hoc manus est genitoris avique meaque (13).
On supposa non sans raison que ce Probus et les siens étaient de leur métier éditeurs ou copistes. La latinité d'ailleurs était trop pure pour appartenir à une telle époque. Emilius Probus fut donc dépossédé et Cornélius Népos rétabli dans la propriété de l'oeuvre. Mais avons-nous réellement dans ce petit volume l'ouvrage authentique de Cornélius Népos ? Il est permis d'en douter. Si le style est en général élégant et correct, certains tours bizarres, des irrégularités graves, des erreurs historiques parfois grossières, et, par-dessus tout, je ne sais quoi de puéril et de niais, font supposer que Probus et d'autres peut-être n'ont pas été étrangers à la composition et à la rédaction de ce recueil. Les livres de Cornélius Népos, historien moraliste, se prêtaient parfaitement à ces modifications. Des abréviateurs ineptes auront fait un choix dans ses biographies, empruntant à tel ouvrage un personnage, à tel autre un autre, sans se préoccuper de l'unité de caractère qui était la base de chacune de ces compositions. Quant aux interpolations qui se glissèrent dans le texte, elles doivent être peu nombreuses, car le style a conservé une couleur uniforme, et la diction est généralement pure. Mais il est fort probable qu'à défaut d'additions, Cornélius Népos a subi des retranchements considérables. Un ami de Cicéron et d'Atticus, un homme qui a vécu dans un temps si fécond en enseignements, et dont ses contemporains vantaient l'intelligence, aurait donné à ses livres une plus forte empreinte. La vie de Caton et celle d'Atticus ont évidemment été moins mutilées ; on y retrouve l'écrivain d'une grande époque. La vie de Cicéron qu'il avait composée n'a pas été conservée par ces abréviateurs ; peut-être ont-ils jugé qu'elle eût déplu à Théodose.
On a attribué à Cornélius Népos le recueil intitulé : De viris illustribus, qui appartient à Aurélius Victor, et une histoire de la prise de Troie (Historia excidii Trojae), espèce d'extrait de l'ouvrage grec de Darès le Phrygien, qui fut la source où puisa tout le moyen âge. Quant aux lettres de Cornélia, mère des Gracques, qui se trouvent à la suite des oeuvres de Cornélius Népos, il est permis de douter qu'elles soient authentiques.
Il est difficile de porter un jugement sur un auteur dont les oeuvres ne nous sont parvenues qu'incomplètes et modifiées ; cependant Cornélius Népos paraît avoir conçu l'histoire à la façon de Plutarque. Il dit formellement en effet dans sa vie d'Annibal qu'il comparera les hommes de guerre de Rome à ceux des autres pays, afin que l'on puisse juger ceux qu'il convient de placer au premier rang. C'est ce que fait aussi Plutarque, qui invoque souvent son témoignage. Ce point de vue est étroit et puéril ; ces parallèles souvent forcés faussent l'histoire en la réduisant à des antithèses, le plus souvent sans fondement sérieux. Il est regrettable que de tels auteurs soient la maigre pâture offerte aux enfants qui commencent le latin. Ils n'y prennent que des idées fausses ou niaises. Plus stérile et plus puéril encore est Valère Maxime, le grand pourvoyeur de versions. C'est à dégoûter de la belle antiquité.
De Cornélius Népos à Tite Live nous ne possédons guère que des indications et de rares fragments d'auteurs. On ne saurait trop regretter la perte de la plupart de ces documents. De ces écrivains, en effet, les uns comme Asinius Pollion et Auguste, avaient pris la part la plus importante aux événements qu'ils racontaient ; les autres, comme Tiron, Bibulus et Volumnius avaient vécu dans l'intimité des grands hommes dont ils avaient écrit la biographie. La vie de Brutus par les deux derniers, celle de Cicéron par son affranchi, éclaireraient sans doute pour nous d'une lumière inattendue cette époque si intéressante qui est le passage de la forme républicaine à la forme monarchique. Asinius Pollion avait été mêlé à toutes les péripéties des guerres civiles, tantôt avec Antoine, tantôt avec Octave, ne demeurant neutre que jusqu'à la victoire, tout prêt, comme il le disait lui-même, à être la proie du vainqueur. Fort admiré de ses contemporains, comme orateur, comme poète et comme historien, chéri des poètes dont il fut le protecteur, fondateur de la première bibliothèque publique qui ait existé à Rome, ce personnage remarquable, qui sut si habilement juger les hommes et pressentir les événements, avait composé en seize livres une histoire de Rome, qui commençait à la guerre civile entre César et Pompée, et se terminait à l'établissement de la domination d'Auguste. Courtisan habile et peu généreux, il traitait Cicéron, ce remords incessant d'Auguste, avec la plus extrême injustice. C'est la seule impression que les contemporains aient léguée à la postérité. Après la mort de Salluste, Asinius Pollion avait attaché à sa personne le savant grec Atéius dont la collaboration, si utile à l'historien de Catilina, ne le fut pas moins à son nouveau maître.
Les oeuvres de l'empereur Auguste sont plus regrettables encore que celles de Pollion. Il avait en effet écrit une histoire de sa propre vie en treize livres, depuis ses premières années jusqu'à la guerre contre les Cantabres (26 ans av. J.-C. âge d'Auguste, 37 ans). Un autre ouvrage de lui, qui serait pour la connaissance de cette époque d'une importance encore plus grande, est désigné par Suétone sous le titre de Breviarium ou Rationarium totius imperii. C'était une sorte de tableau sommaire de l'État général de l'empire. Dans ce livre, dit Tacite, "opes publicae continebantur, quantum civium sociorumque in armis, quot classes, regna, provinciae, tributa out vectigalia, et necessitates ac largitiones." C'était une statistique universelle rédigée par un grand administrateur. Quant à un autre livre, qui renfermait un résumé de tout ce qu'il avait fait, et qu'il avait ordonné de faire graver sur des tables d'airain placées devant son mausolée, c'est ce que l'on a appelé depuis le Monument d'Ancyre (Monumentum Ancyranum). Le voyageur érudit Busbecq en découvrit au seizième siècle des fragments en Galatie, à Ancyre. D'autres continuèrent ces recherches, Cosson, Paul Lucas, Tournefort, André Schott, Chishul. Enfin en 1861, à la suite d'une exploration archéologique en Galatie, en Bithynie, faite par MM. G. Perrot, Guillaume et Delbet (14), ce monument, connu sous le nom de Testament politique d'Auguste, a été complété et publié. L'empereur l'avait écrit à l'âge de soixante-seize ans. C'est un résumé officiel plutôt que sincère des actes de sa vie. Il y rappelle les honneurs dont il a été comblé, les pouvoirs qui lui ont été confiés, ses victoires sur les citoyens et sur les peuples étrangers, ses largesses au peuple, qui montèrent à des sommes incroyables, les jeux, les fêtes qu'il donna, la restauration et la construction des temples, les réformes qu'il crut avoir opérées dans les moeurs. « J'ai fait, dit-il, des lois nouvelles, j'ai remis en honneur les exemples de nos aïeux, qui disparaissaient de nos mains, et j'ai laissé moi-même des exemples dignes d'être suivis par nos descendants. » Ses successeurs n'en profitèrent point. De toute son oeuvre il ne resta debout que le pouvoir absolu, qui de sa nature se déprave sans cesse et déprave.
Un autre contemporain de Tite-Live semble avoir conçu l'histoire d'une manière plus philosophique. C'est Trogue Pompée (Trogus Pompeius), gaulois d'origine, attaché au parti de Pompée et qui reçut de lui le droit de cité. C'est à peu près tout ce que nous savons sur cet auteur. Son ouvrage même a péri ; et l'on doit le regretter d'autant plus que cet étranger a eu le premier l'idée d'une histoire universelle. Mais ce n'est pas Rome qu'il avait choisie comme le centre où devaient aboutir les autres peuples ; c'était la Macédoine, telle que l'avaient faite les conquêtes d'Alexandre. Le titre de cette vaste composition était : Historiae Philippicae et totius mundi origines et terrae situs. Elle comprenait quarante-quatre livres. Dans une introduction rapide, il traçait l'histoire des Asiatiques et des Grecs, dès les temps les plus reculés ; il passait ensuite à la Macédoine et aux royaumes d'Asie sortis de la conquête d'Alexandre. L'ethnographie et l'histoire naturelle tenaient une place importante dans ce grand ouvrage. L'auteur avait consulté les historiens grecs, Ctésias, Théopompe, et résumé dans un ensemble, habilement composé, la science et l'érudition de ses devanciers. Pline l'appelait auctor severissimus ; son style avait la simplicité et la précision qui conviennent au genre historique. Trogue Pompée ne craignait pas de blâmer les longues harangues de Tite-Live et de Salluste. Cet écrivain si original est devenu la victime de l'abréviateur Justin. M. Junianus Justinus (suivant d'autres Justinus Frontinus), qui vivait vers le milieu du deuxième siècle de notre ère, réduisit en extraits l'oeuvre de Trogue Pompée. Il retrancha tout ce qui n'était pas agréable à connaître, ou nécessaire comme exemple (omissis his, quae nec cognoscendi voluptate jucunda, nec exemplo erant necessaria), c'est-à-dire qu'il supprima à peu près toute la partie géographique, négligea la chronologie, remplaça un livre plein de science et de philosophie, par un résumé dépourvu de toute valeur. Il fut cher aux écrivains ecclésiastiques, Jérôme, Augustin, Orose, qui le citent avec respect comme une grande autorité. Il n'a survécu de Trogue Pompée que des phrases reproduites et souvent écourtées par Justin. La latinité est correcte, simple, mais on sent ça et là la main de l'abréviateur.
Les historiens de la littérature latine mentionnent parmi les écrivains du siècle d'Auguste un certain nombre d'auteurs, dont les ouvrages ont péri. Je me borne à donner ici leurs noms. L. Fenestella écrivit des annales, dont rien n'a survécu. On lui attribua longtemps un traité en deux livres, De sacerdotiis et magistratibus Romanorum, qui est d'un florentin Frocchi qui vivait vers 1450. C. Julius Hyginus, le commentateur de Virgile, affranchi d'Auguste, grand érudit, grand archéologue, qui avait écrit comme Cornélius Népos De vita rebusque virorum illustrium, un livre d'exemples (Exempla), des traités sur les Dieux, les Pénates les familles Troyennes, etc. - Julius Marathus, autre affranchi d'Auguste, qui écrivit l'histoire de ce prince ; Verrius Flaccus, qui fut chargé de l'éducation des petits-fils d'Auguste, composa sous le titre de Rerum memoria dignarum libri un ouvrage historique assez étendu, Q. Vitellius Eulogius, affranchi de Vitellius, avait écrit une généalogie de la famille de son maître. Le plus remarquable de ces écrivains était sans doute Titus Labienus, que l'on appelait aussi Rabienus (le rageur). Sénèque le Rhéteur parle avec admiration de ses histoires, dont on ignore le titre. Il les lisait en public, mais en supprimant des passages considérables, qui, disait-il, ne "seront lus qu'après ma mort" . L'indépendance et la hardiesse de Labienus étaient excessives. Tibère fit rendre un sénatus-consulte qui ordonnait la destruction de ses ouvrages par le feu. Labienus se fit porter aussitôt dans le tombeau de sa famille, et le fit fermer sur lui. Une ère nouvelle commence. Le gouvernement absolu va rendre l'histoire impossible. Le siècle d'Auguste est fini.

III. Tite-Live (Titus-Livius) vécut soixante-seize ans, de 695 à 771. Il put, tout jeune homme, connaître Cicéron ; la plus grande partie de sa vie se passa sous le principat d'Auguste ; il assista aux premières années de celui de Tibère, mais il avait quitté Rome dès son avènement et s'était retiré dans sa ville natale, à Padoue. C'était un honnête homme, que sa première éducation avait préparé au rôle de citoyen, que son éloquence eût sans doute élevé aux premières dignités d'un État libre, et qui ne voulut rien être par la grâce du prince. La vie publique lui échappa juste au moment où il pouvait y entrer. IL voulut cependant être et rester romain. Il y réussit, d'abord en acceptant les charges qu'impose la qualité d'époux et de père (il se maria deux fois, et éleva six enfants) ; ensuite, en consacrant toute sa vie et les rares facultés qui étaient en lui, à la composition de l'histoire de son pays. Auguste, ne pouvant en faire un courtisan, voulut paraître son ami. On rapporte qu'il lui avait donné le surnom de Pompéien, et qu'il essayait de le plaisanter sur sa fidélité à la cause du droit et de la légalité. On dit même qu'il le chargea de l'éducation de son petit-fils, qui fut plus tard l'empereur Claude. Il y a dans la vie de ce prince plus d'un acte inspiré par de généreux sentiments : il est permis de croire que l'influence du maître, bien qu'étouffée depuis par les vices du despotisme, n'y fut pas étrangère. Tite-Live en effet est avant tout une âme droite, sincère, prompte à l'enthousiasme. Le long commerce qu'il entretint avec les grands hommes de Rome républicaine le maintint dans une région pure à une certaine hauteur, loin des bassesses qu'il avait sous les yeux. Rien d'étonnant qu'il ait souvent embelli, idéalisé les hommes et les choses du passé. Il n'était pas de ceux qui immolaient aux pieds d'Auguste toutes les gloires de la patrie. Combien il est regrettable que les débris seuls du vaste monument élevé par Tite-Live soient parvenus jusqu'à nous !
Il avait lui-même désigné son ouvrage sous le nom d'Annales, sans doute par un pieux souvenir des premiers écrivains nationaux qui avaient adopté et comme consacré cette forme. Cet ouvrage embrassait une période de 744 années, depuis la fondation de Rome jusqu'à la mort de Drusus, frère de Tibère. Il était divisé en cent quarante-deux livres. Les copistes le distribuèrent de bonne heure en décades, et c'est probablement une des causes qui contribuèrent le plus à la perte d'une partie considérable de l'ouvrage. En effet, sur ces cent quarante-deux livres nous n'en possédons que trente-cinq dans leur intégrité : savoir, les dix premiers, qui renferment l'histoire de Rome jusqu'à l'année 460 ; les vingt-cinq livres de vingt et un à quarante-cinq, qui vont de l'année 536, commencement de la seconde guerre punique, jusqu'à l'année 586, date de la soumission de la Macédoine. Des autres livres il ne reste que des fragments ou des sommaires composés probablement par Florus. On sait qu'un savant Allemand, Freinshemius, a essayé de combler les lacunes si considérables du texte. Il paraît qu'au seizième siècle il existait encore un manuscrit complet de Tite-Live, mais toutes les recherches faites n'ont abouti qu'à la découverte de quelques fragments. C'est Sénèque le Rhéteur qui nous a conservé le récit de la mort de Cicéron. Les hommes se sont associés aux ravages du temps. Caligula, qui trouvait Tite-Live verbeux et plein de négligences, détruisit plus d’un exemplaire du grand écrivain ; le pape Grégoire le Grand en fit brûler un très grand nombre, parce qu'il s'y trouvait une foule de superstitions païennes ( Quod multae in iis superstitiones ethnicae traditae sint). Ainsi l'ensemble et les proportions de ce grand ouvrage nous échappent. De plus nous ne possédons rien ou presque rien de toute cette partie si importante qui renfermait l'histoire des guerres civiles, la fin de la république, la première moitié du règne d'Auguste, c'est-à-dire ce qu'il y avait évidemment de plus original et de plus dramatique dans l'ouvrage. Pans la première partie en effet l'auteur, rapportant des événements accomplis depuis plus de deux cents ans, n'était qu'un simple narrateur ; dans la seconde il parlait en témoin oculaire. Il était impossible qu'il n'eût pas pris parti dans la grande mêlée où périt la liberté ; autrement que signifierait ce surnom de Pompéien ! Voilà quelles étaient les dimensions de l'ouvrage. Quand il apparut, il frappa de respect les contemporains et les étrangers eux-mêmes. On rapporte que des Gaulois et des Espagnols vinrent du fond de leurs provinces pour voir Tite-Live et repartirent aussitôt après l'avoir vu : ils avaient cherché dans Rome autre chose que Rome elle-même, son historien. Tite-Live est, en effet, le premier et le seul qui ait conçu et exécuté le vaste projet d'une histoire nationale complète. Avant lui, des extraits, après lui, des résumés. Il se met à l'oeuvre après la bataille d'Actium, à ce moment solennel où, le monde étant pacifié, la grande unité de l'empire apparaît dans toute sa majesté. Les splendeurs du triple triomphe d'Auguste, cette procession de peuples et de rois vaincus, les fêtes, les jeux, les supplications et les sacrifices dans tous les temples, la souveraineté de Rome rendue pour ainsi dire visible, les antiques prédictions des oracles si manifestement accomplies ; toute cette gloire et toute cette puissance qui avaient éveillé dans Virgile l'idée de son épopée et inspiré à Horace quelques-uns de ses plus beaux vers, frappèrent l'imagination de Tite-Live ; et il voulut lui aussi élever son monument à sa patrie, la dominatrice du monde. Seulement les poètes ne voyaient qu'Auguste et rapportaient tout à Auguste ; Tite-Live ne vit que Rome et ne sacrifia qu'à cette divinité. Tel est l'esprit, disons mieux, telle est l'inspiration de l'ouvrage. Voyons quels sont les principes de critique.
On pourrait croire que le patriotisme a aveugle l'historien et faussé l'oeuvre. Il est certain que Tite-Live n'échappe pas toujours à ce reproche ; mais ses erreurs sort pour ainsi dire involontaires, je dirais presque : inconscientes (15), et d'ailleurs ne portent que sur des détails. Il est toujours appuyé sur des autorités, mais il ne les contrôle pas toujours avec assez de rigueur, et souvent se détermine par des raisons qui sont étrangères au véritable esprit historique. M. Taine, dans son bel essai sur Tite-Live, a parfaitement mis en lumière ce point intéressant ; peut-être a-t-il un peu trop accordé à l'orateur au détriment de l'historien.
On sait quels étaient les matériaux réunis. L'histoire de Rome jusqu'à la prise de la ville par les Gaulois, racontée par une foule d'annalistes, par les poètes Naevius et Ennius, ne supporte pas l'examen d'une critique sévère. Tite-Live lui-même reconnaît que bien des fables sont mêlées à un petit nombre de vérités ; cependant il accepte les traditions, il raconte les légendes. Il n'y a pas d'autre histoire des commencements de Rome que celle-là ; ce n'est pas à lui de la créer ; il est un rapporteur éloquent de ce qui a été dit et écrit, non un chercheur de la vérité. Il ne choisit pas toujours entre les divers récits d'un événement le plus probable et le plus authentique, mais celui qui frappe le plus l'imagination, prête aux plus beaux développements et satisfait la vanité nationale. C'est ainsi qu'il avait raconté, si l'on en croit les sommaires attribués à Florus, l'histoire de Régulus, mise en vers plus tard par le plagiaire Silius Italicus. Il emprunte à Polybe la plus grande partie de son histoire des guerres puniques, et se borne à dire de son modèle qu'il est haudquaquam spernendus auctor. Quand il s'écarte de ce guide si sûr, c'est pour donner la préférence à tel écrivain national, dépourvu d'autorité, mais plus admiratif. Il réunit souvent des documents de provenance différente, et d'autorité fort inégale, et en compose un ensemble qu'une judicieuse critique ne saurait accepter. "Nihil haustum ex vano velim (16)", dit-il : et cependant les sources auxquelles il puise sont rarement contrôlées avec soin. De là des erreurs nombreuses dans la description des lieux, dans celle des batailles et des opérations militaires, et même dans la peinture des institutions politiques. On pourrait en donner d'après Lachmann une foule de preuves. Il vaut mieux en expliquer l'origine et la cause.
Tite-Live n'est pas un politique ; il n'a jamais été ni chef d'armée, ni homme d'État, ni administrateur. Il ne s'est point préparé à sa tâche d'historien par une participation directe au gouvernement des affaires. Il sort de l'école, non de la vie pratique. L'éducation politique lui fait défaut ; mais il a beaucoup lu, et il a été de bonne heure exercé par les rhéteurs et les philosophes à revêtir d'un beau langage, à décorer d'une certaine philosophie tous les sujets. Voilà la méthode qu'il applique à l'histoire. Par là il est le véritable héritier de Cicéron, qui ne l'eût pas écrite autrement. Les détails techniques, les recherches sur tel point spécial de politique, de tactique, d'administration, il s'en soucie médiocrement : rien dans son éducation antérieure ne lui a donné le goût du savoir nécessaire à l'historien. Il y supplée par l'imagination ; non qu'il substitue aux faits ses inventions personnelles : c'est une âme droite et élevée ; mais il se fait, comme il le dit lui-même, "un esprit antique", c'est-à-dire qu'il voit les siècles primitifs de Rome comme on les voyait de son temps, et les raconte comme lui seul pouvait les raconter. Il a l'enthousiasme du patriotisme : Rome est réellement pour lui, comme pour Virgile, "la plus belle des choses" (rerum pulcherrima Roma). De là une partialité naïve : c'est l'entraînement de la passion qui le rend injuste contre Carthage et Annibal, contre presque tous les ennemis de Rome, y compris ces pauvres Grecs, adversaires bien peu dangereux cependant, et auxiliaires littéraires bien précieux. Mais ce patriotisme est souvent aveugle. S'il échauffe l'imagination de l'écrivain, il lui borne son horizon ; l'histoire n'est plus une science, elle devient une province de l'art oratoire. Tite-Live admire ; il loue, mais souvent sans comprendre et à tort. Rien de plus remarquable que cette habile, patiente et opiniâtre politique du sénat, si bien analysée par Montesquieu, ce plan lentement développé de conquête universelle : Tite-Live mesure aux règles de la morale les combinaisons d'une politique froide et profonde. Il croit avec Denys d'Halicarnasse que la domination du monde a été accordée à Rome en récompense de ses vertus. Institutions, discipline, calculs, intérêts, ces ressorts et ces mobiles puissants, tout cela est à peine indiqué : nous avons en échange une galerie de portraits, des peintures de caractères, un panorama de vertus, l'histoire dramatisée. Il se demande ce qui serait arrivé si Alexandre fût venu en Italie. Il imagine une lutte terrible du conquérant macédonien contre Rome. Alexandre eût été vaincu, dit-il ; n'était-il pas ivrogne, orgueilleux, colère, débauché ? Les Romains étaient des modèles de tempérance et d'égalité d'âme (17). Quand il n'est pas injuste envers les peuples étrangers, il est méprisant. "C'est un fardeau assez lourd, dit-il, de raconter les exploits de Rome, sans m'embarrasses des guerres que se font entre eux les autres peuples." Tout ce qui touche Rome, au contraires l'émeut et le passionne. Auguste essayait de rendre la vie aux institutions et aux croyances religieuses que le temps et le scepticisme avaient minés : Tite-Live: raconte avec un soin minutieux tous les prodiges, tous les oracles anciens. Ses contemporains n'y croient plus, et il le sait bien ; mais les grands hommes d'autrefois y ont cru, ils ont consacré par des cérémonies publiques ces signes de l'intervention céleste ; l'historien est obligé par un pieux scrupule à les consigner dam son ouvrage (18). C'est ainsi qu'il reproduit la physionomie vivante des temps anciens, tels que se les représentaient ses contemporains, c'est-à-dire sous des couleurs fausses, mais éclatantes. Il a le sentiment profond de la dignité de son oeuvre ; il la croit sincèrement utile. L'histoire de sa patrie lui semble le meilleur et le plus éloquent cours de morale. On y trouvera, dit-il, des exemples de toute sorte à imiter ou a fuir. Pour lui, ce long ouvrage a été une consolation des misères présentes ; dans la société des nobles âmes de l'antiquité, il a pu oublier ce qui se passait à côté de lui. Ce grand travail a été la nourriture, de, son coeur tourmenté.
C'est cet esprit qui vivifie toutes les parties de l'oeuvre. Qu'on lise une narration, un discours, un portrait, on sent l'homme dans l'historien, le citoyen ému, tour à tour plein d'orgueil ou de tristesse. Tite-Live a revécu pour ainsi dire les sept siècles qu'il raconte. Chacun des événements a produit sur lui son impression ; il le rapporte non tel qu'il s'est passé réellement, mais d'après l'émotion qu'il a ressentie lui-même. Il a revu ce forum où retentissaient les véhémentes revendications des tribuns : il refait leurs discours, mais tels qu'il les prononcerait lui-même si la vie publique l'appelait à ses orages. Récits, discours, tout porte l'empreinte de la personnalité même de l'auteur. Comme il connaît les conséquences des événements qu'il rapporte, conséquences ignorées des acteurs, il se sert de sa science pour donner une couleur plus éclatante à ses narrations et à ses discours. Par là il introduit dans l'histoire un élément de plus, que j'appellerais le pathétique d'intuition, et dont l'effet est tout puissant. Qu'était-ce d'ailleurs que ces prodiges, ces réponses d'augures ou d'aruspices qu'il a consignés avec tant de soin dans son livre, sinon un élément dramatique merveilleux, qui donne aux hommes et aux événements je ne sais quoi de plus imposant ?
Tite-Live a exercé une influence considérable sur la plupart des historiens des temps modernes, comme Virgile sur les faiseurs d'épopée. La critique de nos jours n'admet plus un tel modèle. Le style, l'éloquence, la mise en scène ne sont plus les premières qualités d'un historien. Après les travaux des Niebhur, des Michelet et des Mommsen, l'oeuvre de Tite-Live apparaît comme une succession de scènes dramatiques admirablement traitées. C'est ainsi que les contemporains d'Auguste comprenaient l'histoire. Les dix premiers livres n'ont donc guère plus d'autorité que n'en auraient les Annales d'Ennius, si nous les possédions. Le récit des guerres puniques est fait d'après Polybe. Mais nous avons perdu les cent livres qui étaient évidemment la partie la plus sérieuse et la plus originale de l'histoire. Il reste du moins le style. Quintilien compare Tite-Live à Hérodote, avec lequel il n'a pas la moindre analogie. L'historien latin n'a pas ce naturel exquis et ce pittoresque naïf ; mais sa diction est plus imposante, plus variée, plus animée. Il a moins de transparence que Cicéron ; mais souvent plus de relief. Mira facundia, lactea ubertas, disait Quintilien, mira jucunditas in narrando : voilà bien les qualités générales du style de Tite-Live, mais il serait injuste de ne pas y ajouter l'énergie. C'est une des formes de l'éloquence. Il y a bien peu de discours de Tite-Live, dans lesquels la passion ne crée des expressions rapides, pleines de sens et de portée. Quant à l'accusation de patavinité dirigée contre lui par Asinius Pollion, on se demande encore aujourd'hui ce qu'elle signifie. Suivant les uns, elle faisait allusion à la partialité de TiteLive pour les Padouans, ou bien à son pompéianisme ; suivant d'autres, ce serait un défaut de style, des taches de provincialisme. Avouons humblement que la patavinité de Tite-Live nous échappe, ou ayons le courage de déclarer avec M. Daunou qu'Asinius Pollion n'a dit qu'une sottise : on sait d'ailleurs, ajoute-t-il, qu'il en a débité beaucoup d'autres.

EXTRAITS DE TITE-LIVE

I - Préface.

Aurai-je lieu de m'applaudir de ce que j'ai voulu raire, si j'entreprends d'écrire l'histoire du peuple romain depuis son origine ? Je l'ignore ; et si je le savais, je n'oserais le dire, surtout quand je considère combien les faits sont loin de nous, combien ils sont connus, grâce à cette foule d'écrivains sans cesse renaissants, qui se flattent, ou de le présenter avec plus de certitude, ou d'effacer, par la supériorité de leur style, l'âpre simplicité de nos premiers historiens.
Quoi qu'il en soit, j'aurai du moins le plaisir d'avoir aidé, pour ma part, à perpétuer la mémoire des grandes choses accomplies par le premier peuple de la terre ; et si, parmi tant d'écrivains, mon nom se trouve perdu, l'éclat et la grandeur de ceux qui m'auront éclipsé serviront à me consoler.
C'est d'ailleurs un ouvrage immense que celui qui, embrassant une période de plus de sept cents années, et prenant pour point de départ les plus faibles commencements de Rome, la suit dans ses progrès jusqu'à cette dernière époque où elle commence à plier sous le faix de sa propre grandeur. Je crains encore que les origines de Rome et les temps les plus voisins de sa naissance n'offrent que peu d'attraits à la plupart des lecteurs, impatients d'arriver à ces derniers temps, où cette puissance, dès longtemps souveraine, tourne ses forces contre elle-même. Pour moi, je tirerai de ce travail un grand avantage ; celui de distraire un instant du spectacle des maux dont notre époque a été si longtemps le témoin, mon esprit occupé tout entier de l'étude de cette vieille histoire, et délivré de ces craintes qui, sans détourner un écrivain de la vérité, ne laissent pas d'être pour lui une source d'inquiétudes.
Les faits qui ont précédé ou accompagné la fondation de Rome se présentent embellis par les fictions de la poésie plutôt qu'appuyés sur le témoignage irrécusable de l'histoire : je ne veux pas plus les affirmer que les contester. On pardonne à l'antiquité cette intervention des dieux dans les choses humaines, qui imprime à la naissance des villes un caractère plus auguste. Or, s'il est permis à un peuple de rendre son origine plus sacrée, en la rapportant aux dieux, certes c'est au peuple romain ; et quand il veut faire du dieu Mars le père du fondateur de Rome et le sien, sa gloire dans les armes est assez grande pour que l'univers le souffre, comme il a souffert sa domination. Au reste, qu'on rejette ou qu'on accueille cette tradition, cela n'est pas à mes yeux d'une grande importance. Mais ce qui importe, et doit occuper surtout l'attention de chacun, c'est de connaître la vie et les moeurs des premiers Romains, de savoir quels sont les hommes ; quels sont les arts qui, dans la paix comme dans la guerre, ont fondé notre puissance et l'ont agrandie ; de suivre enfin, par la pensée, l'affaiblissement insensible de la discipline et ce premier relâchement dans les moeurs qui, bientôt entraînées sur une pente tous les jours plus rapide, précipitèrent leur chute, jusqu'à ces derniers temps, où le remède est devenu aussi insupportable que le mal. Le principal et le plus salutaire avantage de l'histoire, c'est d'exposer à vos regards, dans un cadre lumineux, des enseignements de toute nature qui semblent vous dire : voici ce que tu dois faire dans ton intérêt, dans celui de la république ; ce que tu dois éviter, car il y a honte à le concevoir, honte à l'accomplir.
Au reste, ou je m'abuse sur mon ouvrage, ou jamais république ne fut plus grande, plus sainte, plus féconde en bons exemples, aucune n'est restée plus longtemps formée au luxe et à la soif des richesses, plus longtemps fidèle au culte de la tempérance et de la pauvreté, tant elle savait mesurer ses désirs à sa fortune. Ce n’est que de nos jours que les richesses ont engendré l'avarice, le débordement des plaisirs, et je ne sais quelle fureur de se perdre et d'abîmer l'État avec soi dans le luxe et la débauche. Mais ces plaintes ne blesseront que trop, peut-être, quand elles seront nécessaires ; ne commençons donc pas par là ce grand ouvrage. Il conviendrait mieux, si l'historien avait le privilège du poëte, de commencer sous les auspices des dieux et des déesses, afin d'obtenir d'eux, à force de voeux et de prières, l'heureux succès d'une si vaste entreprise.

II - Combat des Horaces et des Curiaces.

Le traité conclu, les trois frères, de chaque côté, prennent leurs armes, suivant les conventions. La voix de leurs concitoyens les anime. Les dieux de la patrie, la patrie elle-même, tout ce qu'il y a de citoyens dans la ville et dans l'armée ont les yeux fixés tantôt sur leurs armes, tantôt sur leurs bras. Enflammés déjà par leur propre courage, et enivrés du bruit de tant de voix qui les exhortaient, ils s'avancent entre les deux armées.
Celles-ci étaient rangées devant leur camp, à l'abri du péril, mais non pas de la crainte. Car il s'agissait de l'empire, remis au courage et à la fortune d'un si petit nombre de combattants. Tous ces esprits tendus et en suspens attendent avec anxiété le commencement d'un spectacle si peu agréable à voir. Le signal est donné. Les six champions s'élancent comme une armée en bataille, les glaives en avant, portant dans leur coeur le courage de deux grandes nations. Tous, indifférents à leur propre danger, n'ont devant les yeux que le triomphe ou la servitude, et cet avenir de leur patrie, dont la fortune sera ce qu'ils l'auront faite. Au premier choc de ces guerriers, au premier cliquetis de leurs armes, dès qu'on vit étinceler les épées, une horreur profonde saisit les spectateurs. De part et d'autre l'incertitude glace la voix et suspend le souffle. Tout à coup les combattants se mêlent ; déjà ce n'est plus le mouvement des corps, ce n'est plus l'agitation des armes, ni les coups incertains, mais les blessures, mais le sang qui épouvantent les regards. Des trois Romains, deux tombent morts l'un sur l'autre ; les trois Albains sont blessés. A la chute des deux Horaces, l'armée albaine pousse des cris de joie ; les Romains, déjà sans espoir, mais non sans inquiétude, fixent des regards consternés sur le dernier Horace déjà enveloppé par les trois Curiaces. Par un heureux hasard, il était sans blessures. Trop faible contre ses trois ennemis réunis, mais d'autant plus redoutable pour chacun d'eux en particulier, pour diviser leur attaque il prend la fuite ; persuadé qu'ils le suivront selon le degré d'ardeur que leur permettront leurs blessures. Déjà il s'était éloigné quelque peu du lieu du combat, lorsque, tournant la tête, il voit en effet ses adversaires le poursuivre à des distances très inégales, et un seul le serrer d'assez près. Il se retourne brusquement et fond sur lui avec furie. L'armée albaine appelle les Curiaces au secours de leur frère ; mais, déjà vainqueur, Horace vole à un second combat. Alors un cri, tel qu'en arrache une joie inespérée, part du milieu de l'armée romaine ; le guerrier s'anime à ce cri, il précipite le combat, et, sans donner au troisième Curiace le temps d'approcher de lui, il achève le second. Ils restaient deux seulement, égaux par les chances du combat, mais non par la confiance ni par les forces. L'un, sans blessure et fier d'une double victoire, marche avec assurance à un troisième combat ; l'autre, épuisé par sa blessure, épuisé par sa course, se traînant à peine, et vaincu d'avance par la mort de ses frères, tend la gorge au glaive du vainqueur. Ce ne fut pas même un combat. Transporté de joie, le Romain s'écrie : "Je viens d'en immoler deux aux mânes de mes frères ; celui-ci c'est à la cause de cette guerre, c'est afin que Rome commande aux Albains que je le sacrifie." Curiace soutenait à peine ses armes. Horace lui plonge son épée dans la gorge, le renverse et le dépouille. Les Romains accueillent le vainqueur et l'entourent en triomphe, d'autant plus joyeux qu'ils avaient été plus près de craindre. Chacun des deux peuples s'occupe ensuite d'ensevelir ses morts, mais avec des sentiments bien différents. L'un conquérait l'empire, l'autre passait sous la domination étrangère. On voit encore les tombeaux de ces guerriers à la place où chacun d'eux est tombé ; les deux Romains ensemble, et plus près d'Albe ; les trois Albains du côté de Rome, à quelque distance les uns des autres, suivant qu'ils avaient combattu.

III - Brutus après la mort de Lucrèce.

Tandis qu'ils s'abandonnent à la douleur, Brutus retire de la blessure le fer tout dégouttant de sang, et, le tenant levé : "Je jure, dit-il, et vous prends à témoin, ô dieux ! par ce sang, si pur avant l'outrage qu'il a reçu de l'odieux fils des rois, je jure de poursuivre par le fer et par le feu, par tous les moyens qui seront en mon pouvoir, l'orgueilleux Tarquin, sa femme criminelle et toute sa race, et de ne plus souffrir de rois à Rome, ni eux ni aucun autre." Il passe ensuite le fer à Collatin, puis à Lucrétius et à Valérius, étonnés de ce prodigieux changement chez un homme qu'ils regardaient comme un insensé. Ils répètent le serment qu'il leur a prescrit, et, passant tout à coup de la douleur à tous les sentiments de la vengeance, ils suivent Brutus, qui déjà les appelait à la destruction de la royauté. Ils transportent sur la place publique le corps de Lucrèce, et ce spectacle extraordinaire excite, comme ils s'y attendaient, une horreur universelle. Le peuple maudit l'exécrable violence de Sextus ; il est ému par la douleur du père, par Brutus, lequel, condamnant ces larmes et ces plaintes inutiles, propose le seul avis digne d'être entendu par des hommes, par des Romains, celui de prendre les armes contre des princes qui les traitent en ennemis. Les plus braves se présentent spontanément tout armés ; le reste suit bientôt leur exemple. On en laisse la moitié à Collatie pour la défense de la ville, et pour empêcher que la nouvelle de ce mouvement ne parvienne aux oreilles du roi ; l'autre moitié marche vers Rome sur les pas de Brutus. A leur arrivée, et partout où cette multitude en armes s'avance, on s'effraye, on s'agite ; mais, lorsqu'on les voit guidés par les premiers citoyens de l'État, on se rassure sur leurs projets, quels qu'ils soient. L'atrocité du crime ne produisit pas moins d'effet à Rome qu'à Collatie. De toutes les parties de la ville, on accourt au Forum, et la voix du héraut rassemble le peuple autour du tribun des Célères.
Brutus était alors revêtu de cette dignité. Il harangue le peuple, et sa parole est loin de se ressentir de cette simplicité d'esprit qu'il avait affectée jusqu'à ce jour. Il raconte la passion brutale de Sextius Tarquin, et la violence infâme qu'il a exercée sur Lucrèce ; la mort déplorable de cette femme, et la douleur de Tricipitinus, qui perdait sa fille, et s'affligeait de cette perte moins encore que de l'indigne cause qui l'avait provoquée. Il peint 1e despotisme orgueilleux de Tarquin, les travaux et les misères du peuple, de ce peuple plongé dans des fosses, dans des cloaques immondes qu'il lui faut épuiser ; il montre ces Romains, vainqueurs de toutes les nations voisines, transformés en ouvriers et en maçons. Il rappelle les horreurs de l'assassinat de Servius, et cette fille impie faisant passer son char sur le corps de son père ; puis il invoque les dieux vengeurs des parricides. De pareils forfaits et d'autres plus atroces sans doute, qu'il n'est pas facile à l'historien de retracer avec la même force que ceux qui en ont été témoins, enflamment la multitude. Entraînée par l'orateur, elle prononce la déchéance du roi, et condamne à l'exil Tarquin, sa femme et ses enfants.

IV - Discours de Canuléius.

"Déjà, Romains, j'ai souvent eu l'occasion de remarquer à quel point vous méprisaient les patriciens, et combien ils vous jugeaient indignes de vivre avec eux dans la même ville, entre les mêmes murailles. Mais je n'en ai jamais été plus frappé qu'aujourd'hui, en voyant avec quelle fureur ils s'élèvent contre nos propositions. Et cependant, à quoi tendent-elles qu'à leur rappeler que nous sommes leurs concitoyens, et que, si nous n'avons pas les mêmes richesses, nous habitons du moins la même patrie ? Par la première, nous demandons la liberté du mariage, laquelle s'accorde aux peuples voisins et aux étrangers : nous mêmes nous avons accordé le droit de cité, bien plus considérable que le mariage, à des ennemis vaincus. L'autre proposition n'a rien de nouveau ; nous ne faisons que redemander et réclamer un droit qui appartient au peuple, le droit de confier les honneurs à ceux à qui il lui plaît. Y a-t-il de quoi bouleverser le ciel et la terre ? de quoi se jeter sur toi, comme ils l'ont presque fait tout à l'heure dans le sénat ? de quoi annoncer qu'ils emploieront la force, qu'ils violeront une magistrature sainte et sacrée ? Eh quoi ! si l'on donne au peuple romain la liberté des suffrages, afin qu'il puisse confier à qui il voudra la dignité consulaire ; et si l'on n'ôte pas l'espoir de parvenir à cet honneur suprême à un plébéien qui en sera digne, cette ville ne pourra subsister ! C'en est fait de l'empire ! et parier d'un consul plébéien, c'est presque dire qu'un esclave, qu'un affranchi pourra le devenir !
Ne sentez-vous pas dans quelle humiliation vous vivez ? Ils vous empêcheraient, s'ils le pouvaient, de partager avec eux la lumière. Ils s'indignent que vous respiriez, que vous parliez, que vous ayez figure humaine. Ils vont même, que les dieux me pardonnent, jusqu'à appeler sacrilège la nomination d'un consul plébéien. Je vous en atteste ! Si les fastes de la république, si les registres des pontifes ne nous sont pas ouverts, ignorons-nous pour cela ce que pas un étranger n'ignore ? Les consuls n'ont-ils pas remplacé les rois ? n'ont-ils pas obtenu les mêmes droits, la même majesté ? Croyez-vous que nous n'ayons jamais entendu dire que Numa Pompilius, qui n'était ni patricien ni même citoyen romain, fut appelé du fond de la Sabine, par l'ordre du peuple, sur la proposition du sénat, pour régner sur Rome ? Que, plus tard, L. Tarquinius, qui n'appartenait ni à cette ville ni même à l'Italie, et qui était fils de Démarate de Corinthe, transplanté de Tarquinies, fut fait roi du vivant des fils d'Ancus ? Qu'après lui Servius Tullius, fils d'une captive de Corniculum, S. Tullius, né d'un père inconnu et d'une mère esclave, parvint au trône sans autre titre que son intelligence et ses vertus ? Parlerai-je de T. Tatius le Sabin, que Romulus lui-même, fondateur de notre ville, admit à partager son trône ? Ainsi, c'est en n'excluant aucune classe où brillait le mérite, que l'empire romain s'est agrandi. Rougissez donc d'avoir un consul plébéien, quand vos ancêtres n'ont pas dédaigné d'avoir des étrangers pour rois ; quand, après même l'expulsion des rois, notre ville n'a pas été fermée au mérite étranger. En effet, n'est-ce pas après l'expulsion des rois que la famille Claudia a été reçue non seulement parmi les citoyens, mais encore au rang des patriciens ? Ainsi, d'un étranger on pourra faire un patricien, puis un consul ; et un citoyen de Rome, s'il est né dans le peuple, devra renoncer à l'espoir d'arriver au consulat ! Cependant croyons-nous qu'il ne puisse sortir des rangs populaires un homme de courage et de coeur, habile dans la paix et dans la guerre, qui ressemble à Numa, à L. Tarquinius, à Servius Tullius ? ou, si cet homme existe, pourquoi ne pas permettre qu'il porte la main au gouvernail de l'État ? Voulons-nous que nos consuls ressemblent aux décemvirs, les plus odieux des mortels, qui tous alors étaient patriciens, plutôt qu'aux meilleurs des rois, qui furent des hommes nouveaux ?
Mais, dira-t-on, jamais depuis l'expulsion des rois un plébéien n'a obtenu le consulat. Que s'ensuit-il ? Est-il défendu d'innover ? et ce qui ne s'est jamais fait (bien des choses sont encore à faire cher, un peuple nouveau) doit-il, malgré l'utilité, ne se faire lamais ? Nous n'avions, sous le règne de Romulus, ni pontifes ni augures : ils furent institués par Numa Pompilius. Il n'y avait à Rome ni cens ni distribution par centuries et par classes : Serv. Tullius les établit. Il n'y avait jamais eu de consuls : les rois une fois chassés, on en créa. On ne connaissait ni le nom ni l'autorité de dictateur : nos pères y pourvurent. Il n'y avait ni tribuns du peuple, ni édiles ni questeurs : on institua ces fonctions. Dans l'espace de dix ans, nous avons créé les décemvirs pour rédiger nos lois, et nous les avons abolis. Qui doute que dans la ville éternelle, qui est destinée à s'agrandir sans fin, on ne doive établir de nouveaux pouvoirs, de nouveaux sacerdoces, de nouveaux droits des nations et des hommes ? Cette prohibition des mariages entre patriciens et plébéiens, ne sont-ce pas ces misérables décemvirs qui l'ont eux-mêmes imaginée dans ces derniers temps, pour faire affront au peuple ? Y a-t-il une injure plus grave, plus cruelle, que de juger indigne du mariage une partie des citoyens, comme s'ils étaient entachés de quelque souillure ? n'est-ce pas souffrir dans l'enceinte même de la ville une sorte d'exil et de déportation ? Ils se défendent d'unions et d'alliances avec nous ; ils craignent que leur sang ne se mêle avec le nôtre. Eh bien ! si ce mélange souille votre noblesse que la plupart, originaires d'Albe ou de Sabine, vous ne devez ni au sang ni à la naissance, mais au choix des rois d'abord, et ensuite à celui du peuple qui nous a élevés au rang de patriciens ; il fallait en conserver la pureté par des mesures privées ; il fallait ne pas choisir vos femmes dans la classe du peuple, et ne pas souffrir que vos filles, que vos soeurs choisissent leurs époux en dehors des patriciens. Jamais plébéien n'eût fait violence à une jeune patricienne : de pareils caprices ne siéent qu'aux patriciens ; et jamais personne ne vous eût contraints à des unions auxquelles vous n'auriez pas consenti. Mais les prohiber par une loi, mais défendre les mariages entre patriciens et plébéiens, c'est un outrage pour le peuple : ce serait aussi bien d'interdire les mariages entre les riches et les pauvres. Jusqu'ici on a toujours laissé au libre arbitre des particuliers le choix de la maison où une femme devait entrer par mariage, de celle où un homme devait prendre une épouse, et vous, vous l'enchaînez dans les liens d'une loi orgueilleuse, pour diviser les citoyens, et faire deux États d'un seul. Pourquoi ne décrétez-vous pas également qu'un plébéien ne pourra demeurer dans le voisinage d'un patricien, ni marcher dans le même chemin, ni s'asseoir à la même table, ni se montrer sur le même forum ? N'est-ce pas la même chose que de défendre l'alliance d'un patricien avec une plébéienne, d'un plébéien avec une patricienne ? Qu'y aurait-il de changé au droit, puisque les enfants suivent l'état de leur père ?
Tout ce que nous demandons par là, c'est que vous nous admettiez au nombre des hommes et des citoyens ; et, à moins que notre abaissement et notre ignominie ne soient ; pour vous un plaisir, vous n'avez pas de raison pour vous y opposer.
Mais enfin, est-ce à vous ou au peuple romain qu'appartient l'autorité suprême ? A-t-on chassé les rois pour fonder votre domination, ou pour établir l'égalité de tous ? Il doit être permis au peuple de porter, quand il lui plaît, une loi. Sitôt que nous lui avons soumis une proposition, viendrez-vous toujours, pour le punir, ordonner des levées ? Au moment où moi, tribun, j'appellerai les tribus au suffrage, toi, consul, tu forceras la jeunesse à prêter serment, tu la traîneras dans les camps, tu menaceras le peuple, tu menaceras le tribun !
En effet, n'avons-nous pas déjà éprouvé deux fois ce que peuvent ces menaces contre l'union du peuple ? Mais c'est sans doute par indulgence, que vous vous êtes abstenus d'en venir aux mains ! Non ! s'il n'y a pas eu de prise d'armes, n'est-ce pas que le parti le plus fort a été aussi le plus modéré ? Et aujourd'hui encore, il n'y aura pas de lutte, Romains, ils tenteront toujours votre courage, et ne mettront jamais vos forces à l'épreuve. Ainsi, consuls, que cette guerre soit feinte ou sérieuse, le peuple est prêt à vous y suivre, si, en permettant les mariages, vous rétablissez ainsi dans Rome l'unité ; s'il lui est permis de s'unir, de se joindre, de se mêler à vous par des liens de famille ; si l'espoir, si l'accès aux honneurs cessent d'être interdits au mérite et au courage ; si nous sommes admis à prendre rang dans la république ; si, comme le veut une liberté égale, il nous est accordé d'obéir et de commander tour à tour par les magistratures annuelles. Si ces conditions vous répugnent, parlez, parlez de guerre tant qu'il vous plaira ; personne ne donnera son nom, personne ne prendra les armes, personne ne voudra combattre pour des maîtres superbes qui ne veulent nous admettre ni à partager avec eux les honneurs, ni à entrer dans leurs familles."

V - Prise de Rome par les Gaulois.

Les douleurs privées se turent devant la terreur générale, quand on annonça l'arrivée de l'ennemi ; et bientôt l'on entendit les hurlements, les chants discordants des Barbares qui erraient par troupes autour des remparts. Pendant tout le temps qui s'écoula depuis lors, les esprits demeurèrent en suspens ; d'abord, à leur arrivée, on craignit de les voir d'un moment à l'autre se précipiter sur la ville, car si tel n'eût pas été leur dessein, ils se seraient arrêtés sur les bords de l'Allia ; puis au coucher du soleil ; comme il ne restait que peu de jours, on pensa que l'attaque aurait lieu avant la nuit ; et, ensuite, que le projet était remis à la nuit même pour répandre plus de terreur. Enfin, à l'approche du jour, tous les coeurs étaient glacés d'effroi ; et cette crainte sans intervalle fut suivie de l'affreuse réalité, quand les enseignes menaçantes des Barbares se présentèrent aux portes.
Cependant il s'en fallut de beaucoup que cette nuit et le jour suivant Rome se montrât la même que sur l'Allia, où ses troupes avaient fui si lâchement. En effet, comme on ne pouvait pas se flatter avec un si petit nombre de soldats de défendre la ville, on prit le parti de faire monter dans la citadelle et au Capitole, outre les femmes et les enfants, la jeunesse en état de porter les armes et l'élite du sénat ; et, après y avoir réuni tout ce qu'on pourrait amasser d'armes et de vivres, de défendre de ce poste fortifié, les dieux, les hommes et le nom romain. Le flamine et les prêtresses de Vesta emportèrent loin du meurtre, loin de l'incendie, les objets du culte public, qu'on ne devait point abandonner tant qu'il resterait un Romain pour en accomplir les rites. Si la citadelle, si le Capitole, séjour des dieux, si le sénat, cette tête des conseils de la république, si la jeunesse en état de porter les armes venaient à échapper à cette catastrophe imminente, on pourrait se consoler de la perte des vieillards qu'on laissait dans la ville abandonnés à la mort. Et pour que la multitude se soumît avec moins de regret, les vieux triomphateurs, les vieux consulaires déclarèrent leur intention de mourir avec les autres, ne voulant point que leurs corps, incapables de porter les armes et de servir la patrie, aggravassent le dénuement de ses défenseurs.
Ainsi se consolaient entre eux les vieillards destinés à la mort. Ensuite ils adressent des encouragements à la jeunesse, qu'ils accompagnent jusqu'au Capitole et à la citadelle, en recommandant à son courage et à sa vigueur la fortune, quelle qu'elle dût être, d'une cité victorieuse pendant trois cent soixante ans dans toutes ses guerres. Mais au moment où ces jeunes gens, qui emportaient avec eux tout l'espoir et toutes les ressources de Rome, se séparèrent de ceux qui avaient résolu de ne point survivre à sa ruine, la douleur de cette séparation, déjà par elle-même si triste, fut encore accrue par les pleurs et l'anxiété des femmes, qui, courant incertaines tantôt vers les uns, tantôt vers les autres, demandaient à leurs maris et à leurs fils à quel destin ils les abandonnaient. Ce fut le dernier trait à ce tableau des misères humaines. Cependant une grande partie d'entre elles suivirent dans la citadelle ceux qui leur étaient chers, sans que personne les empêchât ou les rappelât, car cette précaution, qui aurait eu pour les assiégés l'avantage de diminuer le nombre des bouches inutiles, semblait trop inhumaine. Le reste de la multitude, composé surtout de plébéiens, qu'une colline si étroite ne pouvait contenir, et qu'il était impossible de nourrir avec d'aussi faibles provisions, sortant en masse de la ville, gagna le Janicule ; de là, les uns se répandirent dans les campagnes, les autres se sauvèrent vers les villes voisines sans chefs, sans accord, ne suivant chacun que son espérance et sa pensée personnelle, alors qu'il n'y avait plus ni pensée ni espérance commune. Cependant le flamine de Quirinus et les vierges de Vesta, oubliant tout intérêt privé, ne pouvant emporter tous les objets du culte public, examinaient ceux qu'elles emporteraient, ceux qu'elles laisseraient et à quel endroit elles en confieraient le dépôt : le mieux leur paraît de les enfermer dans de petits tonneaux qu'elles enfouissent dans une chapelle voisine de la demeure du flamine de Quirinus, lieu où même aujourd'hui on ne peut cracher sans profanation : pour le reste elles se partagent le fardeau, et prennent la route qui, par le pont de bois, conduit au Janicule. Comme elles en gravissaient la pente, elles furent aperçues par L. Albinus, plébéien qui sortait de Rome avec la foule des bouches inutiles, conduisant sur un chariot sa femme et ses enfants. Cet homme, faisant même alors la différence des choses divines et des choses humaines, trouva irréligieux que les pontifes de Rome portassent à pied les objets du culte public, tandis qu'on le voyait lui et les siens dans un chariot. Il fit descendre sa femme et ses enfants, monter à leur place les vierges et les choses saintes, et les conduisit jusqu'à Céré, où elles avaient dessein de se rendre.
Cependant à Rome, toutes les précautions une fois prises, autant que possible pour la défense de la citadelle, les vieillards rentrés dans leurs maisons attendaient, résignés à la mort, l'arrivée de l'ennemi ; et ceux qui avaient rempli des magistratures curules, voulant mourir dans les insignes de leur fortune passée, de leurs honneurs et de leur courage, revêtirent la robe solennelle que portaient les chefs des cérémonies religieuses ou les triomphateurs, et se placèrent au milieu de leurs maisons, sur leurs sièges d'ivoire. Quelques-uns mêmes rapportent que, par une formule que leur dicta le grand pontife L. Fabius, ils se dévouèrent pour la patrie et pour les Romains enfants de Quirinus. Pour les Gaulois, comme l'intervalle d'une nuit avait calmé chez eux l'irritation du combat, que nulle part on ne leur avait disputé la victoire, et qu'alors ils ne prenaient point Rome d'assaut et par force, ils y entrèrent le lendemain sans colère, sans emportement, par la porte Colline laissée ouverte, et arrivèrent au Forum, promenant leurs regards sur les temples des dieux et la citadelle qui, seule, présentait quelque appareil de guerre. Puis, avant laissé près de la forteresse un détachement nombreux pour veiller à ce qu'on ne fit point de sortie pendant leur dispersion, ils se répandent pour piller dans les rues où ils ne rencontrent personne : les uns se précipitent en foule dans les premières maisons, les autres courent vers les plus éloignées, les croyant encore intactes et remplies de butin. Mais bientôt, effrayés de cette solitude, craignant que l'ennemi ne leur tendit quelque piège pendant qu'ils erraient çà et là, ils revenaient par troupes au Forum et dans les lieux environnants.
Là, trouvant les maisons des plébéiens fermées avec soin, et les cours intérieures des maisons patriciennes tout ouvertes, ils hésitaient encore plus à mettre le pied dans celles-ci qu'à entrer de force dans les autres. Ils éprouvaient une sorte de respect religieux à l'aspect de ces nobles vieillards qui, assis sous le vestibule de leur maison, semblaient à leur costume et à leur attitude, où il y avait je ne sais quoi d'auguste qu'on ne trouve point chez des hommes, ainsi que par la gravité empreinte sur leur front et dans tous leurs traits, représenter la majesté des dieux. Les Barbares demeuraient debout à les contempler comme des statues ; mais l'un d'eux s'étant, dit-on, avisé de passer doucement la main sur la barbe de M. Papirius qui la portait fort longue, celui-ci frappa de son bâton d'ivoire la tête du Gaulois, dont il excita le courroux : ce fut par lui que commença le carnage, et presque aussitôt tous les autres furent égorgés sur leurs chaises curules. Les sénateurs massacrés, on n'épargna plus rien de ce qui respirait ; on pilla les maisons, et, après les avoir dévastées, on les incendia.

VI - Manlius condamne son fils à mort.

Au nombre des préfets de la cavalerie envoyés pour faire des reconnaissances dans tous les sens, se trouva T. Manlius, fils du consul, qui, avec sa troupe, dépassa le camp des ennemis, de telle sorte qu'il était à peine à une portée de trait du premier poste. C'étaient des cavaliers tusculans qui le composaient ; ils étaient commandés par Géminus Métius, distingué chez les siens par sa naissance et par sa valeur. Cet officier n'eut pas plutôt aperçu les cavaliers romains et reconnu parmi eux et à leur tête le fils du consul (car ils se connaissaient tous, surtout entre personnages de marque) qu'il leur cria : « Est-ce donc avec un seul escadron que vous autres, Romains, venez faire la guerre aux Latins et à leurs alliés ? Que vont faire pendant ce temps-là vos consuls et vos deux armées consulaires ? » Ils viendront au moment convenable, dit Manlius ; et, avec eux, viendra aussi Jupiter, témoin des traités que vous avez violés, lui qui a bien plus de force et de puissance. Si au lac Régille nous avons combattu de manière à vous en rassasier, ici nous tâcherons de vous faire passer l'envie d'avoir affaire à nous. » A ces mots, Géminus, se portant à cheval un peu en avant des siens : « Eh bien, veux-tu, lui crie-t-il, en attendant le jour ont vos armées déploieront de si grands efforts, veux-tu te mesurer avec moi, afin que par le résultat d'une lutte entre nous on puisse voir dès ce moment combien le cavalier latin l'emporte sur le romain ? » L'âme fière du jeune homme fut vivement émue : soit colère, soit honte de refuser le combat, soit force invincible de la destinée, il oublie l'autorité de son père et l'édit des consuls, il se précipite en aveugle à un combat où il importait si peu qu'il fût vainqueur ou vaincu.
Les autres cavaliers se rangent comme pour assister à un spectacle, et, dans l'espace resté libre, les deux champions poussent leurs chevaux l'un contre l'autre, et s'attaquent la lance à la main. La lance de Manlius glisse sur le casque de son adversaire, celle de Métius effleure le cou du cheval de Manlius. Alors ils font faire demi-tour à leurs chevaux ; Manlius, le premier, se dresse pour frapper un second coup, et plante sa javeline entre les oreilles du cheval de son ennemi : l'animal, se sentant blessé, se cabre en secouant violemment la tête et renverse son cavalier ; au moment où celui-ci, s'appuyant sur sa lance et son bouclier, se relève de sa lourde chute, Manlius lui enfonce son fer dans la gorge, lui traverse les côtes, et le cloue à terre. Il recueille alors les dépouilles de son ennemi, revient au milieu des siens, et, avec sa troupe toute triomphante de joie, il rentre dans le camp, et de là se dirige vers la tente de sen père, sans penser à ce qu'il a fait et à ce qui peut en résulter, sans réfléchir s'il a mérité des éloges ou le supplice. " C'est afin, dit-il, de bien persuader à tous que je suis sorti de ton sang, ô mon père, que je t'apporte ces dépouilles d'un cavalier qui m'a défié et que j'ai tué.
A peine le consul eut-il entendu son fils que, détournant de lui ses regards, il fit sonner la trompette pour convoquer l'armée. Dès que l'assemblée fut assez nombreuse, "puisque, lui dit-il, sans respect pour l'autorité consulaire et la majesté paternelle, tu as, contre notre défense et hors des rangs, combattu un ennemi ; puisque, autant qu'il a été en toi, tu as enfreint la discipline militaire qui, jusqu'à ce jour, a été la sauvegarde de Rome, et que tu m'as réduit à la nécessité de perdre le souvenir ou de la république, ou de moi-même et des miens ; portons la peine de notre crime, plutôt que de faire expier, par les plus grands dommages, nos fautes à la république. C'est un exemple à donner bien triste pour nous, mais qui sera salutaire pour la jeunesse à venir. Il est vrai que ma tendresse naturelle pour mes enfants, et aussi cette première preuve de ta valeur, qu'a égarée une vaine image de gloire, me touchent en ta faveur ; mais comme ta mort va sanctionner les ordres consulaires ou ton impunité les abroger à jamais, tu ne refuseras pas, je le pense, pour peu que tu aies de mon sang dans les veines, de rétablir par ton supplice la discipline militaire renversée par ta faute. - Allons, licteur, attache-le au poteau." Cet ordre affreux jeta la consternation dans toute l'armée ; chacun crut voir la hache levée sur sa tête, et ce fut par crainte bien plus que par retenue que tous restèrent immobiles. Aussi, lorsqu'après quelques instants d'un énorme silence, la vue de cette tête qui tombait et de ce sang qui jaillissait fit sortir cette foule de sa stupeur, elle donna un libre cours à ses plaintes et à ses cris de douleur, n'épargnant ni les regrets amers ni les imprécations. Le cadavre du jeune homme fut couvert des dépouilles de l'ennemi qu'il avait tué, et, avec tout l'appareil qu'on put mettre à une solennité militaire, il fut brûlé sur un bûcher construit hors des retranchements. La sentence portée par Manlius ne dut pas être un objet d'horreur pour son siècle seulement ; elle doit encore laisser un douloureux souvenir à la postérité.

VII - Portrait d'Annibal.

Envoyé en Espagne, Annibal, dès son arrivée, attira sur lui les regards de toute l'armée. Les vieux soldats crurent revoir Amilcar dans sa jeunesse : c'était dans le visage la même expression d'énergie, le même feu dans le regard, la même physionomie, les mêmes traits. Bientôt il n'eut aucun besoin du souvenir de son père pour se concilier la faveur. Jamais esprit ne fut plus propre à deux choses bien opposées, obéir et commander ; aussi eût-il été difficile de décider qui le chérissait davantage du général ou de l'armée. Asdrubal ne cherchait point d'autres chefs, quand il s'agissait d'un coup de vigueur et d'intrépidité ; et sous nul autre les soldats ne montraient plus de confiance ou de courage. D'une audace incroyable pour affronter le danger, il gardait dans le péril une merveilleuse prudence. Nul travail ne fatiguait son corps, n'abattait son esprit. Il supportait également le froid et le chaud. Pour le boire et le manger, il consultait les besoins de la nature, et jamais le plaisir. Ses veilles, son sommeil n'étaient pas réglés par le jour et la nuit. Le temps qui lui restait après les affaires, il le donnait au repos, qu'il ne cherchait du reste ni dans la mollesse de la couche, ni dans le silence. Souvent on le vit couvert d'une casaque de soldat, étendu sur la terre, entre les sentinelles et les corps de garde. Son vêtement ne se distinguait en rien de celui de ses égaux ; il n'y avait que ses armes et ses chevaux qui se faisaient remarquer. Le meilleur à la fois des cavaliers et des fantassins, il allait le premier au combat et se retirait le dernier. Tant de grandes qualités étaient accompagnées de vices non moins grands : une cruauté féroce, une perfidie plus que punique, nulle franchise, nulle pudeur, nulle crainte dés dieux, nul respect pour la foi du serment, nulle religion. Avec ce mélange de vertu et des vices, il servit trois ans sous Asdrubal, sans rien négliger de ce que devait faire ou voir un homme destiné à être un grand capitaine.

VIII - Discours de Vibius Virius.

Tous étaient d'avis d'envoyer des ambassadeurs aux généraux romains, lorsque Vibius Virius, dont les conseils avaient décidé la révolte contre Rome, interpellé à son tour, soutient d'abord :
Que ceux qui parlent d'ambassade, de paix, de soumission, ont oublié ce qu'ils eussent fait eux-mêmes s'ils avaient eu les Romains en leur pouvoir, et ce qu'ils doivent en attendre. Eh quoi ! ajoute-t-il, croyez-vous qu'en nous rendant aujourd'hui, nous serions traités comme dans le temps où, pour obtenir leur secours contre les Samnites, nous leur avons livré nos personnes et nos biens ? Avez-vous déjà oublié à quelle époque et dans quelles circonstances nous avons renoncé à l'alliance des Romains ? Comment, dans notre révolte, au lieu de renvoyer leur garnison, nous l'avons fait périr au milieu des tourments et des outrages ? Combien de fois et avec quel acharnement nous nous sommes jetés sur eux pendant le siège, nous avons attaqué leur camp, et appelé Annibal pour les écraser ? Comment, enfin, nous l'avons tout récemment pressé de quitter ce pays pour aller assiéger Rome ? Rappelez-vous aussi avec quelle animosité ils ont eux-mêmes agi contre nous ; et, par là, jugez de ce que vous devez en attendre.
Lorsqu'ils avaient en Italie un ennemi étranger, et que cet ennemi était Annibal ; lorsque la guerre avait mis tout en feu dans leur empire, oubliant tous leurs ennemis, oubliant Annibal lui-même, c'est au siège de Capoue qu'ils ont envoyé les deux consuls et les deux armées consulaires. Depuis près de deux ans, ils nous tiennent investis et enfermés dans nos murs, où ils nous épuisent par la faim, exposés, comme nous, aux plus grands périls et supportant des fatigues extrêmes, souvent massacrés autour de leurs retranchements et de leurs fossés, et dernièrement presque forcés dans leurs lignes. Mais c'est peu encore ; car rien de plus ordinaire que d'affronter les fatigues et les dangers du siège d'une ville ennemie ; voici une marque de ressentiment et de haine implacable. Annibal, avec des troupes nombreuses d'infanterie et de cavalerie, est venu attaquer leur camp et l'a pris en partie ; un danger si pressant ne leur a point fait interrompre le siège. Il a passé le Vulturne et livré aux flammes tout le territoire de Calas ; cet horrible désastre de leurs alliés ne les a point fait marcher à leur secours. Il a tourné ses armes contre Rome elle-même ; ils ont méprisé cet orage menaçant. Il a franchi l'Anio et campé à trois milles de la ville ; il s'est approché de ses murailles et de ses portes ; il leur a fait voir qu'ils allaient perdre Rome s'ils n'abandonnaient Capoue, ils ne se sont pas retirés. Les bêtes féroces, même dans les plus violents accès de leur rage, si elles voient marcher vers leurs tanières et leurs petits, quittent tout pour courir les défendre. Il n'en est pas ainsi des Romains : ni Rome menacée, ni leurs femmes ni leurs enfants, dont les cris plaintifs retentissaient presque jusqu'ici, ni leurs autels, ni leurs foyers, ni les temples de leurs dieux, ni les tombeaux de leurs ancêtres profanés et détruits, rien n'a pu les arracher de Capoue, tant ils sont avides de vengeance, tant ils ont soif de notre sang ! Et peut-être n'est-ce pas à tort : nous eussions fait comme eux si la fortune nous eût été favorable.
Mais puisque les dieux immortels en ont ordonné autrement, et que je ne dois même pas refuser la mort, je puis su moins, tandis que je suis encore libre et maître de moi, éviter, par une mort aussi douce qu'honorable, les tourments et les outrages que l'ennemi me destine. Je ne verrai point Ap. Claudius et Q. Fulvius tout fiers de leur insolente victoire ; je ne me verrai pas chargé de fers, traîné dans les rues de Rome, servir d'ornement à leur triomphe pour être ensuite jeté dans un cachot, ou attaché à un poteau, être déchiré à coups de verges et tendre ma tête à la hache romaine ; je ne verrai point la ruine et l'embrasement de ma patrie, ni le déshonneur et l'opprobre de nos épouses, de nos filles et de notre jeune noblesse. Albe, le berceau de Rome, fut par les Romains détruite de fond en comble, pour qu'il ne restai aucune trace, aucun souvenir de leur origine : puis-je croire, après cet exemple, qu'ils épargneront Capoue, qui leur est plus odieuse que Carthage ? Ceux donc d'entre vous qui veulent céder à la destinée avant d'être témoins de tant d'horribles maux, trouveront aujourd'hui chez moi un festin préparé pour eux.
Lorsque nous serons rassasiés de vin et de nourriture, une coupe, qui m'aura été présentée d'abord, sera portée à la ronde. Ce breuvage arrachera nos corps aux supplices, notre âme à l'infamie, nos yeux, nos oreilles à la nécessité de voir et d'entendre toutes les horreurs, toutes les indignités qu'on réserve aux vaincus. Il se trouvera des gens tout prêts pour jeter dans un vaste bûcher, allumé dans la cour de ma maison, nos corps inanimés. C'est la seule voie qui nous reste de mourir avec honneur et en hommes libres. Nos ennemis eux-mêmes admireront notre courage, et Annibal saura quels alliés il a abandonnés et trahis."

IX - Liberté rendue aux Grecs.

L'époque fixée pour les jeux Isthmiques approchait ; cette solennité attirait ordinairement une grande foule, tant à cause de la passion naturelle des Grecs pour ces luttes où tous les genres de talent, de force et d'agilité venaient se produire, que, grâce à la situation avantageuse de Corinthe, qui, baignée par deux mers différentes, pouvait être abordée de tous les points de la Grèce. En cette occasion, la curiosité générale était plus vivement excitée par l'attente du sort qu'on réservait à la Grèce et à chaque peuple en particulier ; c'était là non seulement la préoccupation de tous les esprits, mais le sujet de tous les entretiens. Les Romains assistèrent au spectacle. Suivant l'usage, le héraut s'avança avec le musicien au milieu de l'arène, où il annonce ordinairement l'ouverture des jeux par un chant solennel ; il fit imposer silence à l'assemblée par le son de la trompette, et s'écria : "Le sénat romain et le général T. Quinctius, vainqueur du roi Philippe et des Lacédémoniens, rendent la jouissance de leur liberté, de leurs franchises et de leurs lois, aux Corinthiens, aux Phocidiens, aux Locriens, à l’île d'Eubée, aux Magnètes, aux Thessaliens, aux Perrhèbes et aux Achéens Phthiotes." Cette énumération comprenait tous les peuples qui avaient été sous la domination de Philippe. Quand le héraut eut terminé, l'assemblée faillit succomber sous l'excès de sa joie. On n'était pas sûr d'avoir bien entendu ; on se regardait l'un l'autre avec un air d'étonnement, comme si l'on était dans les vaines illusions d'un songe ; chacun osait à peine, pour ce qui le concernait, croire ses propres oreilles et interrogeait ses voisins. On rappela le héraut, qui avait proclamé la liberté de la Grèce, on voulait entendre une seconde fois, on voulait surtout le voir : il renouvela sa proclamation. Alors la multitude, ne pouvant plus douter de son bonheur, fit éclater sa joie par des cris et des applaudissements tant de fois répétés, qu'il était aisé de comprendre que le plus cher de tous les biens, pour elle, était la liberté. Les jeux furent ensuite célébrés à la hâte ; les esprits et les yeux étaient ailleurs qu'au spectacle. Tant il est vrai qu'un seul sentiment préoccupait tous les coeurs et les rendait étrangers aux autres plaisirs.
Le spectacle fini, chacun courut auprès du général romain ; l'empressement de cette foule qui se précipitait vers un seul homme, pour toucher sa main, et pour lui jeter des couronnes de fleurs et de rubans, pensa mettre sa vie en danger. Heureusement il avait environ trente-trois ans ; la vigueur de l'âge, jointe à l'ivresse d'une gloire si éclatante, lui donna la force de résister à la foule. L'enthousiasme ne se borna point aux démonstrations du moment ; il se manifesta plusieurs jours de suite par les sentiments et les expressions de reconnaissance de tous les Grecs. "Il y avait donc sur la terre, disaient-ils, une nation qui combattait à ses dépens, à ses risques et périls pour la liberté des autres ; qui, non contente de rendre ce service à des voisins plus on moins éloignés, ou à des peuples situés sur le même continent qu'elle, traversait les mers pour faire disparaître du monde entier toute domination tyrannique, et pour établir en tous lieux l'empire absolu du droit, de la justice et des lois. Un seul mot de la bouche d'un héraut avait rendu la liberté à toutes les villes de la Grèce et de l'Asie. Pour concevoir cette pensée, il fallait un grand coeur pour la faire réussir, un courage et un bonheur plus grands encore. "

X - Caton l'Ancien.

Ce célèbre personnage avait une grande force d'âme, une grande énergie de caractère, et, dans quelque condition que le sort l'eût fait naître, il disait être lui-même l'artisan de sa fortune. Doué de tous les talents qui honorent le simple citoyen ou qui font l'habile politique, il possédait tout, à la fois la science des affaires civiles et l'économie rurale. Les uns se sont élevés au faite des honneurs par leurs connaissances en droit, les autres par leur éloquence, d'autres enfin par l'éclat de leur gloire militaire. Caton avait un génie souple et flexible ; il excellait dans tous les genres au point qu'on l'eût dit exclusivement né pour celui dont il s'occupait. A la guerre, il payait courageusement de sa personne, et il se signala par plusieurs actions brillantes ; parvenu au commandement suprême, ce fut un général consommé. En temps de paix, il se montra très habile jurisconsulte et très fameux orateur, non pas de ceux dont le talent brille d'un vif éclat, pendant leur vie, et qui ne laissent après eux aucun monument de leur éloquence. Car sa science lui a survécu, elle respire encore dans des écrits de tous les genres. Nous avons un grand nombre de plaidoyers qu'il prononça soit pour lui-même, soit pour d'autres, soit contre ses adversaires ; car il savait terrasser ses ennemis, non seulement en les accusant, mais en se défendant lui-même. S'il fut en butte à trop dé rivalités jalouses, il poursuivit aussi vigoureusement ses rivaux, et il serait difficile de décider si la lutte qu'il soutint contre la noblesse fut plus fatigante pour elle que pour lui. On peut, il est vrai, lui reprocher la rudesse de son caractère, l'aigreur de son langage et une franchise poussée jusqu'à l'excès ; mais il résista victorieusement aux passions, et, dans sa rigide probité il méprisa toujours l'intrigue et les richesses. Économe, infatigable, intrépide, il avait une âme et un corps de fer. La vieillesse même, qui use tout, ne put le briser ; à l'âge de quatre-vingt-six ans il fut appelé en justice, composa et prononça lui-même son plaidoyer ; à quatre-vingt-dix, il cita Serv. Galba devant le peuple.

XI - Mort d'Annibal.

T. Quinctius Flamininus se rendit en ambassade à la cour de Prusias, qui était devenu suspect aux Romains pour avoir accueilli Annibal depuis la défaite d'Antiochus, et entrepris la guerre contre Eumène. Là sans doute l'ambassadeur reprocha entre autres griefs à Prusias d'avoir donné asile à l'ennemi le plus acharné du peuple romain, à un homme qui avait soulevé sa patrie contre Rome et qui, après l'avoir ruinée, avait fait prendre les armes au roi Antiochus. Peut-être aussi que Prusias lui-même, voulant faire sa cour aux Romains et à leur représentant, résolut de mettre à mort un hôte si dangereux ou de le livrer aux ennemis. Du moins, aussitôt après l'entrevue du prince et de Flamininus, des soldats eurent ordre d'aller investir la maison d'Annibal. Ce général avait toujours pensé qu'il finirait ainsi, quand il songeait à la haine implacable que lui portaient les Romains, et au peu de sûreté qu'offre la parole des rois.
D'ailleurs il avait éprouvé déjà l'inconstance de Prusias, et il avait appris avec horreur l'arrivée de Flamininus, qu'il croyait devoir lui être fatale. Au milieu des périls dont il était ainsi entouré, il avait voulu se ménager toujours un moyen de fuir, et il avait pratiqué sept issues dans sa maison ; quelques-unes étaient secrètes, afin qu'on ne pût y mettre des gardes. Mais la tyrannie soupçonneuse des rois perce tous les mystères qu'il lui importe de connaître. Les soldats enveloppèrent et cernèrent si étroitement toute la maison, qu'il était impossible de s'en évader. A la nouvelle que les satellites du roi étaient parvenus dans le vestibule, Annibal essaya de fuir par une porte dérobée, qu'il croyait avoir cachée à tous les yeux. Mais, voyant qu'elle était aussi gardée, et que toute la maison était entourée de gens armés, il se fit donner le poison qu'il tenait depuis longtemps en réserve pour s'en servir au besoin. "Délivrons, dit-il, le peuple romain de ses longues inquiétudes, puisqu'il n'a pas la patience d'attendre la mort d'un vieillard. Flamininus n'aura guère à s'applaudir et à s'honorer de la victoire qu'il remporte sur un ennemi trahi et désarmé. Ce jour seul suffira pour prouver combien les moeurs des Romains ont changé. Leurs pères, menacés par Pyrrhus, qui avait les armes à la main, qui était à la tête d'une armée en Italie, lui ont fait dire de se mettre en garde contre le poison ; eux, ils ont envoyé un consulaire en ambassade pour conseiller à Prusias d'assassiner traîtreusement son hôte." Puis, après avoir maudit la personne et le trône de Prusias, et appelé sur sa tête le courroux des dieux vengeurs de l'hospitalité trahie, il but le poison.
Telle fut la fin d'Annibal.

 

(01 )  Les oeuvres et la personne de Tibulle donnent lieu à plus d'un doute. La date de sa naissance n'est pas fixée. Parmi les quatre livres d'Élégies publiées sous son nom, il y en a deux, le 3e et le 4e, qui sont rejetés comme apocryphes par un certain nombre de commentateurs. M. de Golbéry, le dernier éditeur français (Collection Lemaire, tome CVII) nous semble trop facile à admettre l'authenticité de ces deux livres. Peut-être les érudits allemands s'étaient-ils montrés trop difficiles. J'avoue cependant que ces deux livres me semblent bien peu dignes des deux premiers. Quant au panégyrique de Messala, en vers hexamètres, je l'accepterais comme authentique, en le reportant aux premières années de Tibulle. Le nom et la condition des maîtresses de Tibulle ont aussi été l'objet de dissertations savantes, qui ont leur intérêt. Je ne puis les exposer ici.
(02)  Carm., I, 33. Epist., I, IV.
(03) Tristium lib. IV. Eleg. X.
(04) Voir la controverse d'Ovide, Senec. Rhet. Cont., lib. II, 1.
(05)  Trist., II. 409.
(06) Héroïdes, an. 739.
(07)  Remedia amoris, 754.
(08)  Fastorum libri sex, an. 762.
(09) Lib. II, initio. lbid., 125 et VI, 21.
(
10 Manilii Astronomicon libri quinque.
(11)  Lib. IV, 82.
(12)   Je renvoie pour tous les détails bibliographiques au savant travail de Schwabe, reproduit dans la collection Lemaire. A vrai dire, la question la plus curieuse à examiner à propos de Phèdre est la question bibliographique. - Il faut joindre à Schwabe la préface de l'édition de Berger de Xivrey.
(13)  Alii mei, pour éviter une faute de quantité à l'auteur. C'est trop de bonté.
(14) Exploration archéologique de la Galatie. Paris, Didot, 1863. M. Gaston Boissier a donné une analyse du Monument d'Ancyre (Revue des Deux Mondes, avril 1863).
(15) Consulter à ce sujet Lachmann, De fontibus historiarum Titi Livii.
(16)  XXII, 7.
(17) IX, 16, et sqq.
(18) XLIII, 13