retour à l'entrée du site   table des matières de l'histoire de la littérature romaine de Paul Albert

 

 

 Albert, Paul (1827-1880)
Histoire de la littérature romaine. Tome second / par Paul Albert,...
494 p.
C. Delagrave, 1871.

LIVRE TROISÈME

CHAPITRE PREMIER

§1. - Le siècle d'Auguste. - Politique. - Religion. - Moeurs. - Le prince. - Le théâtre. - Les Mimes. - Labérius et Publias Syrus. -Les Pantomimes. - Fin de la tragédie.

La période de l'histoire littéraire qu'on est convenu d'appeler le Siècle d'Auguste est renfermée dans d'assez étroites limites. Certains critiques rejettent même parmi les écrivains de la décadence le poète Ovide, né sous le principat d'Auguste, et quine lui survécut que de quelques années. C'est pousser un peu loin le purisme. Il est certain néanmoins que les qualités propres aux auteurs de cette époque, ne se retrouvent pas au même degré chez aucun de leurs successeurs. Quelles étaient ces qualités ? La pureté du langage, l'élégance sobre, la mesure ; ajoutez-y un esprit nouveau, mais qui ne se perdra plus, l'esprit monarchique. Les poètes en particulier en sont de bonne heure profondément imprégnés : les Alexandrins qu'ils étudient, les façonnent bien vite à l'admiration sans bornes du prince ; il devient un Dieu, le seul vrai Dieu, car il est vivant, présent et payant. Grâce à lui, plus de troubles, plus de révolutions, le loisir accordé à tous.
Les dernières convulsions de la vie républicaine ont cessé. Brutus et Cassius n'ont survécu que d'un an à Cicéron (712). Après la défaite de Sextus Pompée et la mort d'Antoine, Octave César accepte le monde épuisé de discordes civiles (Tacite). Le temple de Janus est fermé pour la seconde fois depuis Numa ; il y a un apaisement universel, et une sorte de recueillement qui ne laisse plus apercevoir que l'imposante grandeur de Rome. Un seul homme dirige les destinées du monde, la servitude commence. Mais elle n'a rien d'amer ou de blessant. Le prince, c'est le titre dont il se contente, est un homme simple dans sa vie et dans ses moeurs. Il habite une maison modeste sur le Palatin ; seulement il a réuni l'un après l'autre entre ses mains tous les pouvoirs de la république : il est consul, impérator, tribun, grand pontife, il sera même censeur ; mais rien ne semble changé dans la constitution de l'État : c'est l'élection qui lui confère toutes ces dignités. Le Sénat semble gouverner ; le prince n'a pris pour lui que l'administration de certaines provinces. Il a des collègues dans le consulat, et il affecte de les prendre parmi ceux qui sembleraient devoir être ses plus implacables ennemis, le fils de Cicéron par exemple, puis les Pollion, les Pison, les Marron, les Lépidus, les Lentulus, les noms les plus illustres de la république. Ainsi, son usurpation est comme consacrée par l'adhésion de ceux-là mêmes qui devaient y être les plus hostiles. La douceur et l'habileté du prince, cet art qu'il a de faire accepter à tous un pouvoir qui est la ruine réelle de toute liberté, triomphent sans peine des dernières résistances. Quelques vieux républicains restent bien à l'écart, insensibles à toutes les cajoleries de l'empereur : tel Valérius Messala Corvinus qui, nommé par lui préfet de la ville, refuse, parce qui, dit-il, «cette dignité n'est pas faite pour un citoyen, » mais c'est un exemple qui n'a rien de contagieux Octave est bientôt salué du nom d'Auguste, un décret du Sénat le met au-dessus des lois. Encore un pas, et il est Dieu. Les poètes chantent déjà son apothéose. Il incarne en lui la majesté et la divinité même de Rome. Ce qui frappe tous les regards, ce qui ravit toutes les imaginations, c'est la grandeur de Rome dominatrice du monde, et les doux loisirs de la paix dus à un prince qui est le bienfaiteur de l'univers. Voilà les sources d'inspiration pour les poètes et les historiens : il en est de plus hautes.
On a vu par Cicéron et Varron ce qu'étaient devenues les croyances religieuses des Romains, je n'y reviendrai pas. Il n'y avait pas dans tout l'empire un seul homme éclairé qui admît encore les fables du polythéisme. Mais tous reconnaissaient en même temps la nécessité d'une religion officielle, placée dans les mains du Sénat, ou d'un collège d'augures, pris parmi les plus illustres citoyens. Auguste voulut restaurer le culte national et l'épurer en bannissant les superstitions étrangères, particulièrement celles de l'Orient qui avaient envahi Rome. Mécène lui conseilla d'employer jusqu'aux supplices pour arrêter les progrès menaçants des cultes asiatiques. Mais tous ses efforts échouèrent. Ces superstitions et ces pratiques bizarres et monstrueuses étaient au nombre de ces choses dont parle Tacite, qu'on défend toujours et qu'on n'empêche jamais. Il fit relever les temples détruits et en construisit de nouveaux ; il affecta le plus grand zèle pour l'accomplissement de toutes les cérémonies de la religion nationale ; il fit célébrer par ses poètes les anciens dieux du Latium, les fêtes instituées en leur honneur ; il essaya de donner la vie et le mouvement à ces abstractions froides, à ces allégories grossières qui pâlissaient devant les splendides divinités de la Grèce et de l'Orient ; il entoura d'un éclat inaccoutumé les Jeux séculaires que chanta froidement Horace : mais toute cette pompe extérieure ne réussit pas à galvaniser le cadavre du polythéisme romain. On savait d'ailleurs qu'Auguste lui-même, dans une orgie, avait parodié avec des compagnons de débauche les festins des douze grandes divinités de l'Olympe. Et Horace, son ami, ne craignait pas de dire : "Que le juif Apella croie cela, je le veux bien, mais je sais moi ce que c'est que les dieux." Aussi tous ces nouveaux collèges de prêtres qu'il créa, tous les privilèges qu'il leur accorda, toutes les splendeurs antiques qu'il rétablit, rien ne put ramener à des croyances mortes un peuple qu'attiraient de plus en plus les mystérieuses pratiques des cultes de l'Orient. Auguste ne put même trouver une vestale pour remplacer celle qui venait de mourir. Mais en revanche Mithra, Cybèle , Isis et Sérapis ont des adorateurs sans nombre, et les lois les plus sévères ne les peuvent décourager. Le prince lui-même, s'il poursuit ces cultes étrangers, sacrifie aux superstitions populaires. Il craint la foudre, se couvre d'une peau de veau marin pour s'en préserver, et va se cacher dans une cave bien close. Il redoute le vol d'un aigle, qui apparaît au moment où il va clore le lustre ; pour rien au monde il ne chausserait son pied gauche le premier. Le nouveau dieu se défie de ses collègues.
Même hypocrisie dans les moeurs. Les désordres que j'ai signalés au début du siècle précédent, subsistent, avec cette aggravation, qu'ils sont acceptés de tous, qu'ils sont devenus la coutume régnante. La famille, cette base de l'État, n'existe plus. La facilité du divorce devenue extrême, l'adultère reçu en usage, l'ont sapée à la base. Mécène, l'ami particulier de l'empereur, divorce huit ou dix fois avec sa femme dont il ne peut se passer et avec laquelle il ne peut vivre. Auguste a enlevé Livie enceinte à son époux. Mais il n'en publie pas moins les lois les plus sévères contre l'adultère et la séduction. Les deux Julie, sa fille et sa petite-fille, font scandale dans une société qui était cependant fort indulgente ; l'empereur est forcé de les exiler. Ses lois sur la pudicité sont violées par ceux qui l'approchent de plus près. Il a pour consolation les vers d'Horace, l'amant des Néère et de tant d'autres, qui s'écrie : "Aucun adultère ne souille plus la chasteté de la maison ; les moeurs et les lois ont vaincu celte honte : les femmes mettent au monde des enfants qui ressemblent à leur a père, le châtiment suit le crime et l'écrase." Et ailleurs : " Il a mis un frein à la licence qui se précipitait en désordonnée, il a fait disparaître le crime, il a fait refleurir les anciennes moeurs." Toutes ces lois, toutes ces assertions poétiques sont vaines et mensongères. Symptôme plus grave, la plaie du célibat s'étend tous les jours. Les encouragements honorifiques et pécuniaires de l'empereur ne peuvent décider les Romains au mariage, même au mariage tel qu'il est alors, si voisin du divorce. Horace célèbre le bonheur et la pureté des chastes et fécondes unions, mais ni lui ni Virgile ne se marient. Attendons les dernières années du règne, et nous verrons Ovide rédiger le code qui régit alors les rapports entre les deux sexes, c'est celui de la séduction et de la galanterie.
La suppression de la vie publique, et l'oisiveté qui en est la conséquence, achèvent de démoraliser les Romains. Ils se plongent avec une sorte de fureur dans toutes les folies du luxe et de la débauche. Les lois somptuaires sont impuissantes à les contenir. L'épicurisme fait chaque jour de nouvelles conquêtes : c'est bien la philosophie qui convient à des hommes à qui les nobles occupations de la vie publique sont interdites. Les jeux du cirque et du théâtre remplissent une partie de l'année ; l'autre se passe en voyages, ou dans les villas splendides de la Campanie. Quant au peuple, il est nourri par l'État, ou plutôt par César ; il ne fait rien, il assiste aux représentations scéniques, aux tueries de l'amphithéâtre, mendiant, sale, déguenillé. Auguste les voit fourmiller au forum dans leurs haillons, et il déclame avec une emphase ironique le vers majestueux de Virgile :
Romanos rerum dominos gentemque togatam.
De toges ils n'en ont plus, Horace dira bientôt « la populace en tunique », (tunicatus popellus). Où est le client d'Ennius ? où est « ce citoyen avec qui le patron s'entretenait des grandes affaires du forum et du Sénat ?" Le client, c'est le mendiant attitré, qui suit son patron pour lui faire un beau cortège et ne lui parle que pour demander l'aumône.
Voilà ce que l'on trouve dans Rome. Mais Rome elle-même, c'est la création d'Auguste, c'est la vraie et l'unique splendeur du nouveau règne. Le prince se vante de l'avoir reçue de briques et de la laisser de marbre.
Un forum nouveau, des temples éclatants de marbre et d'or, des portiques immenses, où les oisifs se promènent en causant, des basiliques, toute une ville monumentale bâtie au milieu de l'ancienne, voilà l'oeuvre d'Auguste. Il sollicite la collaboration des riches citoyens, obtient de Marcius Philippus la construction d'un temple à Hercule, de Cornificius, celle d'un temple à Diane, d'Asinius Pollion, celle d'un temple à la Liberté. Cornélius Balbus, Statilius Taurus et surtout Agrippa construisent à l'envi théâtres, temples, portiques, bains, aqueducs. Le nombre et la magnificence des jeux publics donnés par l'empereur, sont incroyables ; il en donnait en son nom et au nom des principaux magistrats, c'était un moyen de gouvernement. On y voyait des histrions de tous les pays et de toutes les langues, car toutes les nations de la terre avaient leurs représentants à Rome. Chasses, luttes d'athlètes, combats navals, courses de chars, combats de bêtes et de gladiateurs : il convoque dans des cirques immenses Rome tout entière, saut quelques soldats destinés à protéger contre les voleurs les maisons sans habitants. Il renouvelle les Jeux Troyens, où la brillante jeunesse romaine étale ses grâces et fait l'essai de son adresse. Il montre aux députés des peuples étrangers cette magnificence. Il s'épuise en inventions bizarres pour amuser son peuple, exhibant tantôt un rhinocéros ou un serpent de cinquante coudées. Il règle avec un soin minutieux la place que chacun doit occuper : ici les sénateurs, là les chevaliers, plus loin les soldats, puis les hommes mariés ; les femmes ne peuvent assister aux combats de gladiateurs qu'à une certaine distance ; les vestales seules ont une place réservée et tout près de la scène. Il fait aussi la police parmi les histrions, fait fouetter celui-ci, récompense celui-là. Il est évident qu'il attachait à cette partie de sa tache la plus grande importance, et avec raison. Néron, qui l'imita en cela, fut toujours populaire. Tel est le milieu où vivent les écrivains du siècle d'Auguste.
Après Cicéron, Varron, Lucrèce, Catulle, les lettres étaient devenues une des puissances de la république. Il fallait compter avec elles, Auguste le comprit. Il fut le protecteur déclaré et voulut être l'ami des grands écrivains de son temps. Il séduit le républicain Varron en le chargeant d'acheter et d'organiser de vastes bibliothèques publiques ; il recueille le poète Horace, naufragé de Philippes, et qui s'était cru l'âme d'un républicain ; il encourage le doux Virgile, le comble de bienfaits, lui donne de nobles sujets de poèmes, la glorification de l'antique agriculture du Latium, les légendes héroïques du berceau de Rome. Il a les plus douces flatteries pour Tite-Live, qui commence à écrire sa grande histoire de Rome ; il lui fait doucement la guerre sur son attachement à l'ancienne république et l'appelle Pompéien. Lui-même affecte le plus profond respect pour les grands citoyens qui l'ont combattu ; il salue la statue de Brutus à Milan, il supporte l'humeur hautaine et dénigrante de l'historien Timagène, et la prétendue opposition d'Asinius Pollion. Il encourage le goût des lectures publiques, des petits comités littéraires, et il les honore volontiers de sa présence. Ces gens qui liment des vers ou des périodes avec tant de soin, qui méprisent le vulgaire et se piquent de ne plaire qu'aux délicats, il les aime, il voit en eux des collaborateurs. Ils ne soulèveront point de tempêtes au forum ni au sénat ; leurs vers ne voleront point sur les bouches enflammées des hommes, et ne verseront point dans leurs coeurs jusqu'à la moelle des traits de feu, comme ceux du vieil Ennius. Ils berceront et charmeront les oisifs et les érudits. Cependant, quand la mort a emporté l'un après l'autre tous ceux qui avaient vu les derniers orages de la république et de la liberté, l'empereur est d'humeur moins facile envers ceux qui sont nés ses sujets. Il chasse Timagène, il exile Ovide en Scythie, il tire du fourreau la loi de majesté qui deviendra l'épée de chevet de Tibère, et l'étend aux écrits satiriques. Il fait brûler l'histoire de Labiénus, et exiler Cornélius Sévérus, le seul poète qui se tût indigné du meurtre de Cicéron. Pour éviter l'exil, Albutius Silon, coupable d'avoir regretté trop haut la république, se tua. C'est le revers de la médaille. Les littérateurs sont avertis ; ils savent ce qu'il leur est permis d'approuver ou de blâmer. Les splendeurs de la Rome impériale s'imposent à eux. Poètes, historiens, orateurs, érudits, il faut que tous ne songent au passé que pour le faire servir à la glorification du présent.

§ II. LE THÉATRE.

L'influence de l'esprit nouveau pesa tout d'abord sur le théâtre et sur l'éloquence. L'éloquence fut pacifiée, c'est-à-dire qu'elle n'exista plus, car la parole est une arme, et tout orateur est un combattant. Le théâtre ne pouvait, lui, cesser d'être ; car si les Romains d'alors étaient las des orages du forum et des tribunaux, ils n'en étaient que plus avides de divertissements. La ruine de la vie publique les avait rendus nécessaires ; seulement le théâtre se transforma comme tout le reste.
A la fin du septième siècle, le peuple applaudissait les comédies de Plaute et de Térence, les tragédies de Pacuvius et d'Attius. De grands acteurs, amis des plus illustres personnages de la république, Esopus, Roscius, avaient porté l'art de la déclamation et du geste au plus haut degré de perfection. De plus, bien que le nombre des pièces empruntées à l'histoire nationale fût très restreint, les spectateurs portant au théâtre les passions de la vie publique, saisissaient avidement ou créaient dans les oeuvres des poètes une foule d'allusions qui enflammaient l'attention. Enfin des pièces purement nationales par le choix des sujets et des personnages, les Atellanes, offraient une satisfaction à ce besoin de raillerie et de satire si vif chez la race italique. Dès le milieu du principat d'Auguste, tout cela a disparu, ou du moins on n'en découvre plus aucune trace. L'Atellane, qui ne doit pas périr cependant, car nous la retrouvons sous Caligula et Néron, a cédé momentanément la place à un genre nouveau, à la fois étranger d'origine et national de caractère, c'est le mime. Je n'en dirai qu'un mot, aussi bien les représentants du mime sont perdus pour nous ; leurs noms, quelques indications de titres de pièces, un prologue et des vers-sentences, voilà tout ce qui en a été conservé. Rien de tout cela ne peut nous donner une idée bien nette de ce qu'était dans sa composition et son esprit ce genre qui semble par son nom se rattacher à la Grèce, et par son caractère demeurer tout à fait italique. Ce qui dominait en effet dans le mime, c'était le côté satirique, si cher aux Italiens. Les personnages étaient plus variés que dans l'Atellane, mais au fond il y avait une grande analogie dans l'esprit général des rôles. Le plus ordinairement, le poète mettait en scène moins un individu qu'une profession ; nous avons déjà signalé ce caractère dans l'Atellane. Les foulons, les fileuses, le cordier, le marchand de sel, le teinturier, le pêcheur, la courtisane, l'augure, voilà les titres de quelques-uns des mimes de Labérius ; c'était une peinture des moeurs de l'Italie, des villes municipales sans doute. Il paraît que les plaisanteries des mimes étaient extrêmement salées, les situations scabreuses, pour ne pas dire pis. Le patito de ces pièces était le plus souvent un honnête mari trompé, bafoué, battu. C'était le commentaire populaire des lois d'Auguste sur l'adultère et la pudicité. - Écoutons Ovide, sacrifié, disait-on à la morale publique." Que serait-ce donc, si j'avais écrit des mimes aux plaisanteries obscènes, peintures d'amours criminelles ? c'est là qu'on voit paraître un amant brillant et paré ; c'est là qu'une femme rusée trompe son mari. Voilà les spectacles auxquels assistent la vierge, la matrone, l'homme fait et l'enfant, et le sénat presque tout entier. Ce n'est pas assez que l'oreille y soit souillée de mots impudiques, les yeux s'y accoutument à supporter toutes les obscénités. Une femme a-t-elle imaginé un tour nouveau pour tromper son mari, on applaudit, on lui décerne la palme. Plus la pièce est éhontée, plus elle rapporte au poète, plus le préteur la paye cher. "Compte, Auguste, ce que coûtent ces jeux placés sous ton nom, tu verras à combien te reviennent de telles turpitudes. Et tu as assisté toi-même à de tels spectacles, tu les as commandés toi-même, car partout et toujours douce et familière est ta majesté ! Oui, de tes yeux, de ces yeux qui veillent sur le monde, tu as contemplé tranquille ces peintures de l'adultère (01). »
Par une inconséquence qui ne doit pas nous surprendre, ces pièces graveleuses étaient semées de sentences morales admirables. Les Romains ont toujours aimé ce mélange du bouffon et du sérieux, du lascif et de l'austère. Dans l'âge suivant, quand les commentaires commencèrent à fleurir sur les ruines de la littérature originale, on tira des mimes de Publius Syrus une sorte de code moral en vers. Sénèque admirait fort ces maximes qui se détachaient comme une perle pure de la fange du mime. Il se plaît à citer Publius Syrus, il le commente avec son enthousiasme ordinaire.
Le mime eut trois représentants illustres, Cn. Mattius, le seul ami désintéressé qu'ait eu le dictateur César ; il fut le créateur des mimiambes ; Décimus Labérius et Publius Syrus. Les autres, contemporains d'Ovide, ne sont pas même nommés par lui (02). Décimus Labérius était chevalier romain, et appartenait au parti populaire. Il était hostile au dictateur César. Celui-ci l'invita à représenter lui-même les mimes qu'il composait, et lui offrit pour cela 500,000 sesterces. Une telle invitation était un ordre. Labérius parut sur la scène, et, dans le prologue suivant, il expliqua la violence qui lui était faite. Les hyperboles laudatives à l'adresse du dictateur ne sont pas autre chose qu'une ironie sanglante. «Nécessité au cours oblique, dont beaucoup ont voulu et dont peu ont pu éviter le choc, où m'as-tu réduit, presque au terme de ma vie ? Moi que ni l'ambition, ni la faveur, ni la crainte, ni la puissance n'ébranlèrent jamais au temps de ma jeunesse, voici que dans ma vieillesse je glisse de mon rang pour obéir à la prière humble, douce et caressante sortie de l'âme clémente d'un homme illustre ! Simple mortel, puis-je rien refuser à celui à qui les dieux eux-mêmes n'ont rien pu refuser ! Ainsi, après soixante ans d'une vie sans tache, sorti de ma maison chevalier romain, j'y rentrerai mime ! Ah ! j'ai trop vécu d'un jour. O fortune, toujours excessive dans le bien comme dans le mal, si tel était ton caprice que mon génie dans les lettres fût l'écueil où se brisât ma réputation, pourquoi n'est-ce pas au temps où mes membres étaient pleins de vigueur et de sève, au temps où j'aurais pu complaire au peuple romain et à un tel homme, que tu m'as saisi pour me courber sous ton étreinte ? Où me jettes-tu aujourd'hui ? Qu'apporté-je sur la scène ? Le charme de la beauté, la grâce du corps, l'énergie de l'âme, le doux son de la voix ? Non. Comme le lierre rampant étouffe l'arbre vigoureux, ainsi l'âge m'étrangle par l'étreinte des ans ; véritable sépulcre, je ne conserve que mon nom." Tel n'était pas le ton ordinaire des mimes, comme on peut le penser. Ceci est de la fière et virulente ironie. Labérius, dégradé pour avoir paru sur la scène, redevint chevalier romain, grâce aux 500,000 sesterces que lui donna César ; mais quand il voulut aller prendre sa place parmi ses égaux, ils s'arrangèrent de façon à ce qu'il ne pût s'asseoir : « Je t'offrirais bien une place, lui cria Cicéron, si je n'étais si serré. - Tu n'as pas trop de deux sièges, » répliqua le mime, par une allusion sanglante à la conduite équivoque de Cicéron allant toujours de Pompée à César. Ce même Labérius, dans la pièce même qu'il dut jouer, prit le costume d'un esclave syrien, qui, meurtri de coups et cherchant à fuir, criait : « O Romains, c'en est fait de notre liberté ! » Et il ajoutait, sombre menace : « Il doit craindre tout le monde celui que tout le monde craint. » « A ce vers, dit Macrobe, le peuple, se tournant en foule vers César, montra qu'il comprenait le soufflet insolent donné à sa tyrannie. » Le dictateur se vengea en refusant le prix à Labérius, pour le donner à l'esclave affranchi Publius Syrus. Celui-ci était fort admiré des anciens, moins pour son génie comique dont ils ne parlent guère, que pour les maximes morales semées dans ses mimes. On en fit un recueil dans le siècle suivant, vraisemblablement après la mort de Sénèque. Ce recueil nous le possédons encore. Il se compose de 860 vers sentences, rangés par ordre alphabétique. Il est certain que ce recueil, qui porte le nom de Publius Syrus, est formé d'extraits empruntés à plusieurs auteurs différents, à Labérius, à Mattius, et probablement à Sénèque lui-même. Ce qui semble le prouver, c'est que le vers de Labérius, cité plus haut : « Il doit craindre tout le monde celui que tout le monde craint, » fait partie de ce recueil. Ces maximes parfois ingénieuses et profondes, sont écrites dans le style de Sénèque : brèves, antithétiques, elles frappent l'esprit, sans le satisfaire toujours. Peu ou point d'images, ni même d'expressions poétiques ; cependant je ne sais quoi de condensé, de grave, de triste, qui n'est pas sans charmes. Voici un vers tout grec par la grâce et le sérieux : « L'amour, comme les larmes, naît des yeux et tombe sur le coeur. » On plaçait ces sentences morales entre les mains des enfants dans les écoles au temps de saint Jérôme.
Le mime était encore un poème dramatique, si inférieur qu'il fût à la comédie ; mais que dire des Pantomimes, qui bientôt le rejetèrent au second rang ? De tout temps, les Romains préférèrent les spectacles qui frappaient les sens aux représentations idéales de la vie humaine. On se rappelle comment ils dispensèrent Livius Andronicus de déclamer ses rôles, pourvu qu'il les jouât par le geste. Cette tendance du génie italique prédomina de plus en plus. Bientôt les paroles devinrent l'accessoire, l'insignifiant, le geste fut tout. De là, le Pantomime, de là, la suppression du poète remplacé par l'histrion. Au moyen de la danse, de la gesticulation, de mouvements harmonieux du corps, l'acteur des Pantomimes exprimait tous les actes, toutes les sensations, toutes les passions. Ces danses expressives ne furent plus un intermède comme les ballets de notre opéra, ce fut la partie importante du spectacle. Les choeurs étaient comme un repos ménagé au Pantomime. C'est sous Auguste que ce genre nouveau fut créé, et du premier coup il parvint à la perfection. Deux acteurs célèbres, Pylade et Bathylle, passionnèrent les sujets du prince. Bathylle, affranchi et mignon de Mécène, excellait dans la danse comique et gracieuse, Pylade, dans la danse grave et pathétique. Il y eut des factions, des luttes, des émeutes dont les deux histrions étaient les héros. Pylade tut banni par Auguste, puis rappelé. « Tu n'exciteras plus de cabales contre Bathylle, lui dit l'empereur. » - « Mais, César, répond l'autre, il vous est utile que le peuple s'occupe de Bathylle et de moi. » Pylade avait de l'esprit et comprenait son temps. Voilà en effet les seuls orages intérieurs que Rome ait connus sous Auguste. La révolution est accomplie.
Le Pantomime détruisit la comédie ; il tua aussi la tragédie. Il y avait eu effet des acteurs de Pantomimes tragiques, qui dansaient une tragédie (saltare tragoediam). Jusqu'où cet art fut porté, on peut à peine se l'imaginer d'après les témoignages des auteurs anciens. Les situations les plus délicates, les plus impossibles à rendre par le geste, sans le secours de la parole, étaient figurées avec une vérité saisissante. Par une conséquence toute naturelle, le poète devint un être inutile. Je ne sais en effet s'il y eut des tragédies proprement dites représentées sous le règne d'Auguste. Il y eut des poètes tragiques, on n'en peut douter, mais leurs oeuvres furent-elles jamais interprétées sur le théâtre ? Elles étaient lues, déclamées si l'on veut, en petit comité, devant des amis prompts à applaudir, à titre de revanche. Tels furent probablement le Thyeste de Varius, l'Atalante de Gracchus, l'Adraste de Julius César Strabon, la Médée d'Ovide, et les tragédies de Cassius de Parme et d'Asinius Pollion.
Écoutons Horace : voici ce qui se passait au théâtre sous ce règne d'Auguste, l'âge d'or des lettres latines.
« Voici ce qui épouvante et met en fuite le poète le plus audacieux. Cette partie du public, qui est la plus nombreuse, mais non pas la meilleure, cette foule ignorante et stupide, toute prête à en venir aux mains pour peu que les chevaliers ne soient pas de son avis, s'avise parfois au milieu de la pièce de demander un ours ou des lutteurs, car tel est le goût de la populace, que dis-je, des chevaliers eux-mêmes. Déjà le plaisir a fui de leurs oreilles pour passer à leurs yeux errants et amusés de vains spectacles. Quatre heures et plus, la toile demeure baissée, tandis que défileront sur la scène cavaliers et fantassins, escadrons et bataillons. Puis vient, menée en triomphe et les mains liées derrière le dos, la fortune des rois vaincus ; puis des chars qui se hâtent, des litières, des fourgons, des vaisseaux, nos conquêtes figurées en ivoire, Corinthe elle-même captive. Oh ! combien rirait Démocrite, s'il était encore de ce monde, de voir l'animal à double nature, panthère et chameau tout ensemble (la girafe), ou bien l'éléphant blanc, fixer seuls les regards de la foule ! Les spectateurs l'attacheraient plus que le spectacle, et mieux que les comédiens lui donneraient la comédie. Pour nos poètes, il lui semblerait qu'ils font des contes à un âne sourd. Quelle voix en effet assez puissante pour surmonter le bruit dont retentissent nos théâtres ? Non, les bois du mont Gargan, les flots de la mer de Toscane ne mugissent pas avec plus de fureur que le public de nos jeux, devant ces richesses lointaines, ces produits d'un art étranger dont l'acteur se montre paré, et qui dès son entrée sur la scène, font de toutes parts battre des mains. « Quoi ? qu'a-t-il dit ? Rien encore. - Et qu'applaudit-on ? - Sa robe teinte, aux fabriques de Tarente, de la couleur des violettes. "

CHAPITRE II - VIRGILE

Virgile. - (Publius Virgilius, ou plutôt Vergilius Maro (03).

§1. L'HOMME.

Les biographes, les commentateurs et la légende ont chargé de détails puérils ou merveilleux la vie de Virgile. Elle présente peu d'incidents, c'est une véritable vie de poète. Il est né dans la haute Italie, à Andes, près de Mantoue, l'an 684 (70 avant J.-C.). Son père, petit propriétaire ou potier, s'appelait Majus ou Magus ; c'est peut-être sur ce frôle fondement que l'imagination populaire fit de Virgile un magicien. Ses connaissances très variées et très étendues, les maîtres dont il suivit les leçons (le grammairien Parthénius, et le philosophe Épicurien Syron) permettent de supposer qu'il jouissait d'une certaine aisance. Peut-être fût-il demeuré inconnu, s'il n'avait été victime des misères du temps. Son patrimoine lui fut enlevé en 713, à la suite de la distribution de terres que les triumvirs firent à leurs soldats. (Voir la première Bucolique.) Asinius Pollion et Mécène obtinrent d'Auguste la réparation de cette injustice. Dès ce jour, Virgile est recherché par les plus grands personnages de Rome. Il publie de 713 à 747, les Bucoliques ; de 717 à 724, les Géorgiques ; les dernières années de sa vie, de 724 à 735, sont consacrées à l'Énéide, qu'il laissa inachevée. La douceur de son caractère exerçait un charme infini sur tous ceux qui l'approchaient ; mais il était d'une timidité extrême, peu fait pour l'existence de citadin et de courtisan. Aussi habitait-il d'ordinaire Naples ou Tarente, livré à l'étude et à la contemplation sereine de la nature. La faiblesse de sa santé, une sensibilité vive et profonde, un besoin continuel de recueillement et de paix, lui firent souvent préférer à Rome, où l'appelaient d'illustres amitiés, le séjour des champs. La dernière année de sa vie, il voulut voir la Grèce et l'Asie Mineure, demander aux lieux chantés par Homère une dernière inspiration. Il ne put achever ce voyage, revint précipitamment et mourut en débarquant à Brindes. Il avait institué pour ses héritiers Auguste, Mécène, Varius et Plotius Tucca, et exprimé le désir que son Énéide lût livrée aux flammes. Ses amis la publièrent sans y rien changer. Elle renferme des vers inachevés et quelques contradictions. Il fut enseveli à Naples, ainsi qu'il l'avait souhaité. On montre encore aujourd'hui son prétendu tombeau. Il n'est pas plus authentique que les bustes nombreux du poète. Peut-être la petite miniature qui se trouve dans un manuscrit du Vatican, est-elle une reproduction d'un buste ancien.

§ II.

Virgile avait vingt-six ans quand César fut assassiné. Il vit et détesta toutes les horreurs de la guerre civile et les excès de la victoire plus cruels encore. Provincial, étranger à tous les partis, il fut de bonne heure indifférent à leurs succès ou à leurs revers. La paix, l'ordre, la stabilité, voilà les premiers biens qu'il souhaita pour sa patrie et pour lui-même. L'empire les lui donna, il aima l'empire, et salua dans Auguste le bienfaiteur du monde. Deus nobis haec otia fecit. Horace fut d'abord un ardent républicain ; toutes les sympathies de Virgile étaient pour la monarchie. Elles se conciliaient heureusement avec le goût particulier qui le porta toujours vers la philosophie d'Épicure : on sait de reste qu'elle est peu propre à faire des citoyens. Aussi bien une société nouvelle se fonde, animée d'un tout autre esprit que celui de Rome républicaine. Il y a un assoupissement général de la vie politique. La paix est imposée au monde, le repos aux particuliers. Détournée de son objet ordinaire, l'activité des patriciens se porte vers les études littéraires. Il y avait du temps de Cicéron un reste du vieux préjugé romain contre les hommes qui aimaient mieux écrire qu'agir : aujourd'hui tout le monde rêve la gloire d'auteur. Scribimus indocti doctique poemata passim, dit Horace. Des collèges de poètes se forment, les lectures publiques sont instituées ; Auguste, Mécène, Pollion, se plaisent à y assister. Libraires, rhéteurs, grammairiens, philosophes, une foule d'industries et de professions jusqu'alors peu connues ou peu estimées, s'établissent à Rome ; c'est une véritable invasion de la Grèce savante, lettrée, artistique. "Feuilletez nuit et jour, dit Horace, les modèles grecs." - Une nouvelle école littéraire se fonde, Virgile en est le chef, Horace en est le champion. L'un crée les modèles achevés de l'imitation savante - l'autre bat en brèche la gloire des vieux auteurs nationaux, pose les principes de l'art nouveau, et le défend contre les amateurs obstinés de l'antiquité. Faibles d'invention et d'élan, les poètes novateurs sont des artistes consommés de beau langage et de versification. Leur travail est celui de l'abeille, à laquelle se compare Horace ; il est lent, mais exquis. Épopée, poésie lyrique, didactique, élégiaque, pastorale, ils laissent dans chaque genre un spécimen accompli de leur art. Les calamités des guerres civiles d'une part, de l'autre, la paix glorieuse de l'empire, et la splendeur de Rome souveraine du monde, voilà l'inspiration générale des oeuvres de cette époque. L'héroïsme et l'amour de la liberté ne les échauffent plus.
Virgile et Horace sont les deux hommes de génie de cette école. Tous deux furent vivement attaqués et critiqués par les admirateurs du passé, un Bavius, un Mévius, un Cornificius, et quelques autres, qui cachaient sous une guerre littéraire une opposition politique. Tous deux ont créé des genres nouveaux dans la littérature romaine, ou donné à des genres anciens une empreinte toute nouvelle : voyons quelle fut la part de Virgile dans cette oeuvre de transformation.

§ III. - LES BUCOLIQUES

Les Bucoliques (Bucolica). Les grammairiens on donné aux dix petits poèmes qui composent les Bucoliques, le nom d'Églogues, ou extraits choisis ; mais leur véritable titre est Bucolica. - Les boækoloi, ou pâtres de boeufs, étaient les plus anciens et les premiers des bergers ; de là, le nom général de boukolik‹ donné à des poèmes destinés à retracer des scènes de la vie pastorale. Les bergers des temps primitifs n'étaient pas les mercenaires ou les esclaves qui conduisaient au pâturage les troupeaux d'un maître. Les populations antiques de l'Arcadie, les Pélasges qui s'étaient établis dans toutes les parties de la Grèce et de l'Italie, furent les premiers bergers et les premiers poètes bucoliques. Le culte de la nature adorée et célébrée dans toutes ses manifestations, était alors la seule religion et la seule source de poésie. Chants de joie ou de deuil, chants en l'honneur du printemps qui renouvelle la nature, chants de tristesse sur les longues nuits d'hiver et la mort de toutes choses : voilà les premières expansions de l'âme humaine chez des peuples dont la vie était intimement unie à celle de la terre. Un érudit, un Alexandrin, Théocrite, essaya de reproduire dans une galerie de petits tableaux (eÞdællia) les petits faits et les sentiments qui composaient la vie des bergers de Sicile de son temps. Il est le créateur de la poésie (04) pastorale artificielle, aussi éloignée de la poésie des pâtres anciens, que de la vérité contemporaine. Ce fut le modèle qu'imita Virgile. Dans un genre faux ou impossible, il ne réussit pas à créer des personnages réels, ni un intérêt tiré du sujet même. Ses bergers n'ont jamais existé ; jamais bergers n'ont eu les idées et les sentiments que leur prête le poète ; jamais ils n'ont chanté les sujets imaginés par lui. Les combats de chant, ces improvisations dialoguées, d'un tour sarcastique, étaient, comme nous l'avons vu, chères aux anciens habitants du Latium. C'est le seul trait du caractère national reproduit par le poëte, et singulièrement atténué. (Églogues IIIe, Ve, VIIe, VIIIe) Le cadre même de ces petits poèmes dramatiques est plutôt indiqué que reproduit. Des allégories souvent obscures, des allusions à des événements politiques ou à des détails sans importance de la vie de quelque courtisan (Églogues Ire, IVe, IXe) ; un luxe d'érudition pédantesque, importée d'Alexandrie, des subtilités de raisonnement ; voilà les défauts les plus saillants de cette première oeuvre du poète. Il doit les uns à son modèle ; son goût, si délicat plus tard, ne lui avait pas encore fait rejeter les autres. Mais si l'inspiration générale est médiocre, et l'invention presque nulle, dans l'exécution on sent déjà le vrai poète. Bien qu'il n'ait pas à son service la langue harmonieuse et le dialecte flexible de Théocrite, son style a déjà l'aisance, la noblesse et la grâce dont les Géorgiques seront le plus parfait modèle :
Molle atque facetum, Virgilio annuerunt gaudentes rare Camaenae,
dit Horace, et il est permis de croire qu'en s'exprimant ainsi, il avait en vue les Bucoliques aussi bien que les Géorgiques. Mais ne bornons point l'originalité du poète à d'heureux procédés de style et de versification. Virgile est déjà tout entier dans les Bucoliques. Telle description en quelques vers est un chef-d'oeuvre de vérité et de grâce ; tel fragment a déjà la majesté de l'épopée, mais surtout on sent déjà vibrer ce profond sentiment de la nature qui fut sa plus constante inspiration ; enfin la passion a trouvé son véritable langage. La deuxième Bucolique (Corydon), la huitième (Damon et Alphesiboeus), la dixième (Gallus), sont brûlantes. Choix des détails, simplicité et force de l'expression, et par-dessus tout, mouvement rapide et naturel de l'âme, intime et hardie association de la nature entière aux troubles d'un coeur malade ; tout ce que nous retrouverons dans les Géorgiques et dans l'Énéide, est déjà là. Malgré le factice du genre et la tyrannie du modèle, l'originalité éclate par la vie. L'annonce mystérieuse d'une ère nouvelle saluée par le poëte dans la quatrième Bucolique (Pollion), la remarquable élévation du langage, frappèrent les écrivains chrétiens du quatrième siècle : ils y virent une prédiction de la naissance de Jésus-Christ, et Virgile fut considéré comme une sorte de révélateur païen. Ce petit poème est de l'année 714. Virgile y célèbre la naissance du petit-fils d'Auguste, ce jeune Marcellus dont il déplora plus tard la mort prématurée (05). L'ordre dans lequel sont rangées les Bucoliques n'est pas l'ordre chronologique. On peut les ranger ainsi : an 713, deuxième, troisième, cinquième, première, neuvième, huitième Églogues, an 714, sixième et quatrième, an 715, septième et dixième. Ce n'est pas tout à fait l'ordre adopté par Otto Ribbeck.

§ IV. - LES GÉORGIQUES.

Les Géorgiques (Georgica), poème didactique en quatre livres sur les travaux des champs. Ce fut, dit-on, sur la prière de Mécène et d'Auguste que Virgile composa les Géorgiques. Les guerres civiles, l'instabilité de la propriété, la démoralisation qui suit toutes les grandes catastrophes, avaient éloigné de l'agriculture, cette forte éducatrice des anciens Romains, les peuples de l'Italie. Le poème de Virgile ne fit pas renaître le goût de ces occupations d'un autre âge : la race laborieuse, sobre et vaillante des petits propriétaires avait disparu ; quelques familles aristocratiques possédaient toutes les terres de l'Italie, les faisaient cultiver par des esclaves ou les mettaient en pâturages. C'est de la Sicile et de l'Égypte que Rome tirait ses approvisionnements de blé. Les vers de Virgile n'eurent donc aucune influence sur les contemporains. Ils les charmèrent, voilà tout. Dans un poème de ce genre, le premier mérite était l'exactitude du savoir. Virgile possédait sur l'agriculture les connaissances les plus étendues et les plus sûres. Dans l'âge suivant, Pline et Columelle invoquent son autorité. Lui-même avait étudié et imita Hésiode, Théophraste, Aristote, Nicander, Aratus (Prognostica), Xénophon (OEconomica), Caton et Varron (de Re rustica), Ératosthènes et Parthénius. Il a emprunté à Aratus toute la partie du premier livre relative aux phénomènes célestes ; Thucydide et Lucrèce lui ont fourni plus d'un trait pour sa description de la peste des animaux ; un poète alexandrin resté inconnu lui adonné le modèle de l'épisode d'Aristée ; de plus une foule de détails techniques sont tirés de Caton, de Varron et de Xénophon. C'est cependant l'oeuvre la plus originale et la plus forte du poète. Bien que dans chaque livre il traite un sujet spécial (dans le premier, culture du blé ; dans le deuxième, culture des arbres ; dans le troisième, élève du bétail ; dans le quatrième, éducation des abeilles), le poème a son unité, non cette unité artificielle et vaine des compositions de ce genre, mais celle qui naît d'une idée générale féconde. La nature apparaît à Virgile dans sa vaste harmonie et dans sa variété infinie : une âme immense la meut et la soutient, et tous les êtres, à quelque degré qu'ils soient placés, sont des manifestations de la substance universelle. La tige du froment née d'un grain de blé, le jeune rejeton du chêne, sorti d'un gland, occupent les derniers degrés dans l'immense échelle des êtres. L'animal vient ensuite, organisme plus savant, mû par une intelligence et pourvu de sensibilité. Enfin, à un degré supérieur encore, d'après les idées anciennes, l'abeille qui participe presque à la raison. - Le poète semble avoir exposé lui-même l'idée de son livre dans ces vers :
His quidam signis atque haec exempla secuti
Esse apibus partem divinae mentis et haustus
Aetherios dixere ; deum namque ire per omnes
Terrasque tractusque maris caelumque profundum;
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas;
Scilicet huc reddi deinde ac resoluta referri
Omnia; nec morti esse locum, sed viva volare
Sideris in numerum, atque alto succedere caelo (06).
Ainsi s'expliquent l'intérêt et la vie qui circulent dans le poème. L'âme de la nature anime jusqu'aux brins d'herbes parasites qui se mêlent aux riches épis ; un sentiment profond de cette universelle réunion des êtres dans un loyer commun soutient et inspire Virgile. Les champs, les bois, les animaux, sont comme les associés inférieurs de l'homme ; il les groupe autour de lui. A mesure qu'il les connaît mieux, il apprend à les aimer, à les respecter en se servant d'eux, en les pliant à ses besoins. Souvent le poëte, par une illusion charmante, transforme en êtres sensibles les plantes et les arbres ; il leur prête des préférences, des aversions, des désirs : "le laurier faible encore se tient à l'abri sous la grande ombre de sa mère." - "L'arbre greffé admire son nouveau feuillage et des fruits qui ne viennent pas de lui." - " Le chêne immobile voit passer les générations des hommes et demeure debout et vainqueur." - "Au printemps, la terre se gonfle ; elle attend la semence féconde. Alors le père tout puissant, l'éther, descend en pluies fécondes dans le sein de son épouse réjouie, et mêlé à son corps immense, immense lui-même, il nourrit tous les germes." - C'est en présence de cette infinie variété de phénomènes d'un intérêt éternel, que le poète, comme enivré de sa contemplation, s'écrie :
Felix qui potuit rerum cognoscere causas !
Vivre parmi ces merveilles, les comprendre et en jouir, lui semble la plus grande des félicités.
O fortunatos nimium sua si bona norint
Agricolas !
Flumina amem sylvasque inglorius...
Voilà où réside le charme infini des Géorgiques: c'est une oeuvre de science et une oeuvre de sentiment. Le poète connaît, comprend et aime ce qu'il chante. Il y croit surtout , et comment n'y croirait-il pas ? Ne voit-il pas éclater sous ses yeux le mouvement et la vie universels ?
Là, est la vive et impérissable originalité de l'oeuvre elle réside dans l'union intime de l'homme avec la nature extérieure, union que la loi du travail impose, mais que l'amour rend légère et douce. Point de vue tout nouveau. L'auteur du de Re rustica, Caton, exploite sans pitié et la terre, et les germes qui sortent de son sein fécond, et les animaux qu'il courbe sur les sillons fumants, et les esclaves qu'il traite plus durement encore : c'est un calculateur.
Sa vie est une lutte contre la terre nourricière ; il faut lui arracher un à un les trésors qu'elle renferme. Point de pitié pour elle, encore moins d'amour : il semble qu'elle ne rappelle au rude laboureur que cette pesante loi du travail sous laquelle il succombe. Virgile salue dans la terre l'inépuisable bienfaitrice de l'homme, celle qui le nourrit et le rend meilleur. Elle est la richesse, la force, la sérénité ; d'elle émane un charme mystérieux, l'apaisement des soucis et des poursuites insensées. Il convie à cette union fortifiante les hommes de violences et de rapines que les guerres civiles ont laissés sanglants et oisifs. Appel inutile ! Seul alors le poëte comprenait et sentait les pures et saines voluptés de la vie des champs. Les pauvres gens fuyaient à la ville pour être nourris par César, les gens riches allaient à la campagne pour échapper à la ville.

§ V. - L'ÉNÉIDE.

Virgile n'a pas mis la dernière main à son oeuvre, mais il ne l'eût point modifiée dans la composition générale et les grandes parties. Nous avons donc réellement dans l'Énéide l'épopée telle qu'il l'imagina et l'exécuta. Longtemps attendue par les contemporains, saluée d'avance comme supérieure à l'Iliade, admirée, imitée, commentée dans les siècles suivants et dans toute la durée du moyen âge, préconisée par les faiseurs de traités et les critiques de tous les temps comme le modèle achevé et le type du poème épique, l'Énéide a été reléguée depuis le commencement de ce siècle à un rang bien inférieur. La fameuse théorie de Wolf sur les épopées populaires, fruit d'une inspiration collective et libre, a singulièrement exalté les poèmes homériques et rabaissé l'oeuvre de Virgile. C'est une production artificielle, a-t-on dit, une composition d'érudit, admirablement versifiée, mais il faut aller chercher ailleurs le grand souffle épique. On est un peu revenu aujourd'hui de ces appréciations excessives, qui séduisent l'imagination, mais ne supportent pas un examen sévère. Il n'y a pas une oeuvre poétique quelconque où l'art n'apparaisse ; dans quelle mesure et par quels moyens l'art a-t-il atteint la beauté et la vérité ? voilà la vraie question.
Lorsque Virgile composa l'Énéide, Rome n'avait pas d'épopée ; on ne peut en effet donner ce nom aux récits historiques en vers de Naevius ou d'Ennius, mais de nombreuses tentatives en ce genre venaient de se produire et se produisaient encore chaque jour. Un secret instinct avertissait les uns que toute épopée vraiment digne de ce nom, devait avant tout être nationale. Cicéron chantait Marius et son propre consulat ; Varron d'Atace célébrait la guerre de César contre les Séquanes (de Bello sequanico). Hostius racontait en vers la guerre d'Istrie (Bellum histricum). Alpinus prenait pour sujet de ses chants les exploits de Pompée. Parmi les amis de Virgile, Valgius, Rufus, Rabirius, et enfin Varius, chantaient les grands événements dont le monde était encore ébranlé, la mort de César , la bataille d'Actium. D'autres au contraire, se reportant aux traditions de l'âge héroïque, refaisaient d'après les cycliques telle ou telle partie des épopées anciennes, les Chants Cypriaques, une Diomédéenne, des Argonautiques, une Ethiopide, un Retour de Ménélas et d'Hélène. Mais ni les uns ni les autres ne découvrirent un sujet d'un intérêt vraiment national, vaste dans ses proportions, touchant à la fois à l'âge héroïque, cet inépuisable foyer de grande poésie, et à l'âge contemporain. - Virgile trouva ce sujet dans l'Énéide.
Énée joue un rôle important dans Homère. Fils de Vénus, allié à Priam, présenté déjà dans l'Iliade et dans l'hymne homérique à Aphrodite (07) comme appelé à de mystérieuses et glorieuses destinées, il était de plus, suivant les traditions populaires de l'Italie, considéré comme l'ancêtre des fondateurs de Rome. Epargné par les Grecs après la prise de Troie, il avait successivement abordé en Thrace, en Arcadie, en Sicile et s'était enfin fixé en Italie. Denys d'Halicarnasse, Tite-Live, les anciens poètes Naevius et Ennius adoptèrent cette croyance générale. Jules César déclarait hautement dans l'Éloge funèbre de sa tante Julia, que sa famille remontait aux Dieux par Iule, Énée et Vénus. Virgile n'a donc été que l'interprète du sentiment de tous, en choisissant pour sujet de son poème le récit des aventures d'Énée, son arrivée en Italie, les guerres qu'il eut à soutenir, la victoire qu'il remporta. -De plus, ce sujet éminemment national était admirablement propre à la composition d'une épopée. De ce côté donc on ne peut refuser au poëte le mérite de l'invention, et la convenance parfaite du choix.
Mais, dira-t-on, dans l'exécution, il se montra beaucoup moins original ; on retrouve à chaque page la trace d'emprunts manifestes ; Homère, Apollonius de Rhodes, les Tragiques, sont imités, traduits même sans scrupule.
Disons de plus que nous avons perdu un grand nombre des sources auxquelles puisa Virgile, Arctinos, Leschès, Panyasis, Antimaque, et d'autres poètes cycliques, plusieurs poètes alexandrins, des tragédies dont nous ne connaissons que les titres, et enfin Naevius, Ennius, et tous ses devanciers latins. Mais qu'importent toutes ces imitations de détail dans une oeuvre aussi vaste, si la conception première est originale, si l'inspiration est forte et vraiment nationale ? - Or, on ne peut le nier. Ce n'est ni dans Homère, ni dans les Cycliques que Virgile a trouvé cette grande idée de Rome, que les destins suscitent pour être la reine du monde, idée qui est l'unité et la vie de son poème. Il faut aller plus loin. Homère avait représenté dans ses deux poèmes, d'une part l'enthousiasme guerrier, les grandes batailles livrées loin de la patrie par les héros aventureux, de l'autre, les tribulations et les épreuves infinies du retour. Les poètes cycliques, soit par imitation, soit en obéissant à un instinct naturel, avaient aussi suivi dans leurs compositions cette double division, les uns s'attachant à tel épisode de la guerre de Troie, les autres ramenant dans ses foyers tel héros. Virgile a réuni dans l'Énéide ce double courant épique. Les six premiers livres procèdent d'une évidente inspiration de l'Odyssée, les six derniers se rapprochent de l'Iliade. Mais l'oeuvre conserve dans son ensemble une unité de ton et de couleur qu'aucune imitation de détail n'a pu altérer. La grande image de Rome domine et absorbe tout. Le poète n'a pu se représenter sa patrie dominatrice des nations, sans incarner pour ainsi dire son génie et sa gloire en un homme. Cet homme fut Auguste, le pacificateur du monde, l'héritier de César, le descendant d'Iule et des Dieux. C'est par ce côté que l'épopée virgilienne, rameau détaché de la vieille souche épique, fut réellement nationale, contemporaine et vivante. Le peuple lui-même accepta cette identification de la patrie souveraine des peuples avec Auguste, et l'Énéide si impatiemment désirée de tous, érudits, beaux esprits, peuple illettré, fut par tous accueillie comme le grand, l'impérissable monument de la grandeur romaine. Quant aux imitations, quelques esprits chagrins et envieux les signalèrent, il est vrai ; mais qu'importait aux contemporains ? L'originalité majestueuse de l'ensemble emportait tout. Et d'ailleurs Virgile ne prétendit jamais dissimuler ses emprunts : l'imitation était comme une loi de la littérature latine, et Sénèque le rhéteur a parfaitement raison quand il dit : « Non surripiendi causa, sed palam imitandi, hoc animo ut vellet agnosci. »
Il faut cependant le reconnaître, une lecture suivie de l'Énéide laisse souvent froid et indifférent. L'idée de Rome, la perspective des destinées du peuple-roi, qui agissait si puissamment sur l'imagination des contemporains, se réduit souvent pour les modernes à une pure abstraction. Le patriotisme virgilien ne satisfait pas l'esprit d'un moderne ; nous avons un idéal plus haut, et la cité reine du monde par la conquête, n'est pas à nos yeux la cité universelle. La conception générale qui a présidé à l'oeuvre, si élevée qu'elle soit, ne suffit donc pas à vivifier toutes les parties du poème : il faudrait que les personnages eussent une existence propre ; que par leurs actes, leurs passions, leurs souffrances, ils apparussent véritables contemporains et frères des héros d'Homère, et de plus marqués de ce caractère idéal qui, à travers les différences des lieux et des temps, fait partout reconnaître l'homme à l'homme. Or l'âme de Virgile était plutôt tendre qu'héroïque. Son imagination ne put jamais reproduire la vive couleur de ces âges violents où la force était le seul droit reconnu, où la guerre et le pillage étaient les seules occupations des héros, de ces hommes que Jupiter, dit Homère avait formés pour vivre de l'adolescence à la vieillesse au sein des mêlées sanglantes, jusqu'à ce que chacun y pérît. » Ages de fer et d'airain, sans justice et sans pitié, mais d'une poésie incomparable, comme tout ce qui est sincère et fort. Homère en avait retracé une peinture énergique et sobre, et avait à peine adouci çà et là quelques traits du tableau. Virgile n'était point fait pour ces scènes de carnage. Cet horrible droit de la guerre et de la force, il le détestait. Le souvenir des désolations de l'Italie fermait à son imagination tout retour vers des horreurs analogues, même dans les fantastiques régions du passé. De là, la pâle et froide figure d'Énée. Il est jeté dans un monde qui n'est pas fait pour lui. C'est malgré lui, et pour obéir aux destins, qu'il vient prendre possession de ce sol de l'Italie ; c'est malgré lui qu'il veut arracher à Turnus qu'elle aime, Lavinie qui lui est indifférente. C'est malgré lui qu'il combat ses ennemis, qu'il les renverse ; il voudrait leur tendre la main, les relever, cesser cette guerre horrible. Il semble un instrument inerte dans les mains du Destin. Mélancolique et résigné, il se laisse aimer par Didon, et la quitte à la première injonction des Dieux. De nobles et tristes paroles :
Sunt lacrimae rerum, et mentem mortalia tangunt !
Un sentiment profond de piété, de la gravité, toutes les qualités sérieuses du Romain, chef d'un vaste empire ; mais pas d'élan, pas d'énergie, rien de violent et d'implacable dans la haine, rien enfin de ce qui caractérise un aventurier vaincu, qui cherche fortune, et que de longues souffrances ont fait sans pitié et sans justice. La majesté froide d'Auguste est descendue sur les traits du héros troyen ; et Virgile a de plus versé dans son âme sa propre sensibilité et cette vague mélancolie qui était en lui. En outre, Énée est, isolé dans le poème comme Auguste sur le trône du monde. Le vaillant Gyas, le vaillant Cloanthe, le fidède Achate, ne sont pas des êtres vivants. Où est la variété, où est le mouvement de l'Iliade, cette vaste arène où chaque héros paraît à son tour et frappe ses grands coups ? Le seul personnage intéressant de l'épopée virgilienne, c'est Turnus, évident ressouvenir de l'Achille homérique, dans lequel un commentateur moderne a cru retrouver le triumvir Antoine !
Telle est la principale imperfection de l'Énéide. La vérité historique qui touche de si près à la vérité poétique, y fait défaut. Vainement on y chercherait ce que nous appelons aujourd'hui couleur locale ; même dans les descriptions si savantes de l'Italie ancienne, c'est Rome, toujours Rome qui est au fond du tableau. C'est ce qui conserve à la littérature latine, si faible par l'invention, une originalité remarquable. Plaute et les tragiques de la république habillaient à la romaine leurs personnages grecs ; Virgile est resté fidèle à la tradition littéraire de ses devanciers, dont il s'éloigne sous tant d'autres rapports. C'est ainsi que Racine a conçu et exécuté ses tragédies, si vraies au point de vue humain et général, si contraires à l'histoire et si peu antiques.
Les dieux de l'Énéide n'ont pas une personnalité plus forte que ses héros Le génie romain, dépourvu d'invention, n'a pas su créer de mythes poétiques. Virgile a dû emprunter aux Grecs le caractère, le rôle et les passions qu'il prête à ses divinités. Son Jupiter, sa Junon, sa Vénus sont tout homériques, avec plus de majesté, comme il sied à des Romains. Quant aux divinités indigènes, tout son génie n'a pu leur donner la vie qui leur manquait.
Mais s'il n'a pu reproduire les grands côtés de l'épopée primitive, il a créé le modèle de l'épopée moderne, moins naïve et moins forte, mais plus profonde et plus humaine. Il n'y a rien dans Homère qui approche du IVe et du VIe livre de l'Énéide. Ces admirables analyses de la passion, cette éloquence et cette flamme, tant de grâce, de force et de vérité, voilà l'impérissable triomphe de l'originalité de Virgile. Le VIe livre tout entier est d'une magnificence incomparable. Légendes populaires, conceptions philosophiques sublimes, tableaux éclatants des merveilles que réserve l'avenir aux descendants d'Énée : toutes les splendeurs sont réunies dans cette peinture hardie des mystères du monde des enfers. C'est par ce côté nouveau que Virgile frappa surtout les imaginations du moyen âge si préoccupées des choses de l'autre vie. Dante le prit pour guide dans son voyage à travers les mondes surnaturels.
On trouve à la suite des oeuvres de Virgile plusieurs petits poèmes qui lui furent attribués de bonne heure, et qui, s'ils ne sont pas de lui, appartiennent cependant à ce qu'on est convenu d'appeler le siècle d'Auguste. Ces poèmes sont Culex en 413 vers hexamètres, Ciris en 541, Copa en 38 vers élégiaques, Moretum en 123 vers hexamètres; enfin différentes petites pièces, épigrammes pour la plupart, rangées sous le nom général de Catalecta. II y a dans le Culex une quarantaine de vers qui semblent comme un premier prélude du fameux épisode : O fortunatos nimium ! ...

§ VI. - LE STYLE.

Pour bien apprécier l'originalité et la suprême beauté du style de Virgile, il faut lire Lucrèce qui écrivit à peine une génération avant lui. Dans Virgile tous les archaïsmes, toutes les aspérités, toutes les consonances barbares, tous les défauts d'une versification souvent abrupte ont disparu. Rien de comparable à la souplesse, à l'harmonie facile de cette nouvelle poésie. Elle se développe doucement par un mouvement aisé et gracieux ; l'expression est élégante sans affectation, les ornements exquis et sobres. La langue rompue par une laborieuse discipline, a le tour naturel et la suavité de l'idiome grec. Les commentateurs nous ont appris avec quelle lenteur Virgile écrivait, avec quelle sévérité il revoyait et corrigeait sans cesse ses vers. Ce fut là le signe distinctif de la nouvelle école. Les anciens méprisaient la rature, dit Horace ; les écrivains du siècle d'Auguste poursuivent obstinément une perfection de langage qui leur a été rarement refusée. Dans la composition de la phrase règnent une égale distribution d'ombre et de lumière, une mesure et une proportion exquises, de la noblesse sans emphase, de la simplicité sans bassesse : cura, diligentia, aequalitas, disait Quintilien, exactitude, élégance scrupuleuse, unité de couleur et mélange savant de nuances. Mais cette préoccupation minutieuse de la forme ne nuit en rien à l'expansion du sentiment, au mouvement animé du style. Les nobles idées, les impressions rapides ou profondes de la passion se traduisent en un beau et naturel langage ; le lecteur suit sans effort l'impulsion donnée à son esprit ; l'art est achevé, il ne paraît pas.
Il n'y a pas dans toute l'antiquité d'écrivain qui ait exercé sur l'imagination des hommes une influence aussi profonde et aussi durable que Virgile. L'Énéide, dès son apparition, fut proclamée le chef-d'oeuvre de la poésie. Les grammairiens et les rhéteurs en font la matière de leur enseignement. Expressions, tours de phrases, sentences morales, thèmes de déclamation, c'est l'Énéide qui devient l'arsenal universel. On en fait des centons, des florilèges ; les Grecs eux-mêmes traduisent l'épopée romaine. Le christianisme veut transformer en croyant le grand poëte. Les nobles et mystérieuses aspirations de cette âme élevée, qui semble flotter entre l'Olympe et le ciel chrétien, sont considérées comme des révélations prophétiques. Virgile reçoit un véritable culte : c'est un magicien, un devin. Ses vers deviennent autant d'oracles (sortes Virgilianae). La ruine de l'empire romain, loin d'arrêter le développement de la légende pieuse, lui donne une énergie nouvelle. Tout le moyen âge se prosterne avec adoration devant cet enchanteur, qui est à la fois le prophète et le savant universel. La Renaissance ne lui enlève ce caractère surnaturel que pour en faire la première et la plus haute autorité. C'est sur le modèle de l'Énéide que se font les traités de l'épopée et les épopées. Jamais gloire ne fut plus éclatante et plus pure, jamais la postérité ne confondit aussi intimement dans son admiration et son amour l'homme et son oeuvre. Aussi possédons-nous dans une pureté parfaite le texte de ses poèmes, conservé avec un pieux respect, reproduit à l'infini. Le plus ancien manuscrit, celui de Médicis, remonte au IVe siècle, et un des premiers monuments de l'imprimerie est l'édition princeps de Virgile. -- Quant aux commentateurs de ces oeuvres si admirées, ils furent innombrables. Dès le milieu du premier siècle, on cite Valérius Probus ; puis le stoïcien Annoeus Cornutus, puis Aemilius Asper, Apronianus, Arruntius Celsus, Hyginus, cité déjà par Aulu-Gelle, Velius Longus, cité par Servius et par Macrobe ; Terentius Scaurus, grammairien célèbre du temps d'Adrien. Nous possédons une vie de Virgile par Donatus, qu'il ne faut pas confondre avec Aelius Donatus, commentateur de Térence. Le commentaire de Servius Maurus Honoratus nous est parvenu dans son intégrité ; c'était, d'après Macrobe, un grammairien et un rhéteur fort estimé de la fin du quatrième siècle. Ce commentaire est probablement un résumé des travaux antérieurs ; il offre des renseignements curieux sur l'histoire, l'archéologie et la mythologie. Celui qui porte le nom de Junius Philargyrius est beaucoup moins important ; et d'ailleurs sa conservation laisse fort à désirer. Les Scholies de Venise, découvertes sur un palimpseste, par Angelo Maï, ne sont qu'une compilation des anciens commentateurs.

EXTRAITS DE VIRGILE.

1 - Gallus.

Daigne sourire, Aréthuse, à mes derniers efforts. Je veux adresser quelques vers à mon cher Gallus, mais des vers que Lycoris elle-même puisse lire : comment refuser des vers à Gallus ? Puisses-tu, à ce prix, couler sous les flots de Sicile, sans que Doris mêle son onde amère à la tienne ! Commence et chantons les amours inquiètes de Gallus, tandis que les chèvres camuses broutent les tendres arbrisseaux. Nos chants ne sont pas perdus : l'écho des bois nous répond. - Quelles forêts, quels bocages fouliez-vous, jeunes Naïades, alors que Gallus se consumait d'amour pour une indigne maîtresse ? Car ni les sommets du Parnasse, ni ceux du Pinde, ni l'aonienne Aganippe nevous ont retenues. Les lauriers mêmes ont pleuré Gallus, les bruyères mêmes l'ont pleuré ; en le voyant couché au pied d'un roc solitaire, les pins mêmes du Ménale et les rochers glacés du Lycée ont pleuré. Ses brebis sont autour de lui (elles sont sensibles à nos maux ; et toi, divin poëte, ne rougis pas de conduire un troupeau : lui aussi, le bel Adonis, a fait paître des brebis sur le bord des rivières). Le pâtre vint aussi, et avec lui les bouviers à la démarche lente ; Ménalcas arriva, tout humide encore de la glandée d'hiver ; et tous lui demandèrent : "D'où te vient cet amour ?" Apollon accourut et lui dit : "Quelle est donc ta a folie ? Lycoris, l'objet de ta tendresse, a suivi un nouvel amant à travers les neiges et le tumulte des camps." Silvain se présenta aussi, la tête ornée de ses attributs champêtres, agitant dans sa main des férules en fleur et de grands lis. Pan, le dieu de l'Arcadie, parut à son tour, et nous l'avons vu nous-mêmes le visage coloré de vermillon et du jus sanglant de l'hièble. "Ne mettras-tu pas un terme à tes pleurs ? dit-il. L'Amour se rit de semblables douleurs. Le cruel Amour ne se rassasie point de larmes, non plus que les prairies de l'eau des ruisseaux, les abeilles de cytise, les chèvres de feuillage."
Mais Gallus, désolé, répondit : "Ah ! du moins, Arcadiens, vous chanterez mes malheurs à vos montagnes : car vous seuls, Arcadiens, savez chanter. Oh ! que mollement reposera ma cendre, si votre flûte, un jour, célèbre mes amours. Plût aux dieux que j'eusse été un d'entre vous, ou le gardien de votre troupeau, ou le vigneron qui cueille la grappe mûrie ! Oui, soit que Phyllis, soit qu'Amyntas ou tout autre eût été cher à mon coeur, qu'importe d'ailleurs qu'Amyntas ait le teint basané ? Noires aussi sont les violettes, et noirs les vaciets, il s'étendrait à mes côtés parmi les saules couronnés de pampres flexibles ; Phyllis me tresserait des guirlandes, Amyntas me dirait des chansons. Ici, Lycoris, sont de fraîches fontaines, de molles prairies, de verts bosquets : ici je finirais mes jours avec toi. Mais un fol amour me retient sous les drapeaux de l'impitoyable Mars, au milieu des traits, en butte aux coups de l'ennemi. Loin de ta patrie (puissé-je douter d'un si noir forfait !) tu vois, seule et sans moi, cruelle, les neiges des Alpes et les frimas du Rhin. Ah ! puisse le froid t'épargner ! puissent les âpres glaçons ne pas déchirer tes pieds délicats ! J'irai, et je chanterai sur le chalumeau du pasteur sicilien les vers que j'ai composés à l'imitation du poëte de Chalcis. C'en est fait, j'aime mieux souffrir au sein des forêts, au milieu des repaires des bêtes sauvages, et graver mes amours sur l'écorce des jeunes arbres : les arbres croîtront, avec eux vous croîtrez, mes amours. Cependant je parcourrai le Ménale en compagnie des Nymphes, ou bien je chasserai le sanglier fougueux : les frimas les plus durs ne sauront m'empêcher d'envelopper avec ma meute les bois du Parthénius. Je crois déjà courir à travers les rochers et les bocages retentissants ; je me plais à lancer avec l'arc du Parthe les flèches de Cydon : comme si c'était là un remède à mon délire, comme si le dieu qui me poursuit se laissait attendrir parles souffrances des hommes ! Mais voilà que ni les Hamadryades, ni les chansons elles-mêmes n'ont plus d'attraits pour moi ; vous aussi, forêts, éloignez-vous. Tous nos efforts ne sauraient changer l'Amour : en vain nous irions, au milieu des frimas, boire les eaux de l'Hèbre et affronter l'hiver humide et les neiges de la Thrace ; en vain, dans la saison où l'écorce mourante se dessèche sur l'ormeau, nous mènerions paître les troupeaux d'Éthiopie sous les feux du tropique. L'Amour triomphe de tout ; nous aussi cédons à l'Amour. "
C’est assez, Muses, pour votre nourrisson, d'avoir chanté ces vers, tandis qu'assis, il tresse en corbeille la flexible guimauve : c'est vous qui rendrez ces vers précieux pour Gallus, Gallus, pour qui ma tendresse croît de jour en jour, comme au retour du printemps, pousse l'aune verdoyant.
Levons-nous, car l'ombre du soir est d'ordinaire funeste aux chanteurs ; l'ombre du genévrier est nuisible, l'ombre nuit même aux moissons. Allez, mes chèvres, vous voilà rassasiées : Vesper parait, allez au bercail.
(Bucoliques, X.)

II - Prodiges qui suivirent la mort de César.

Qui oserait accuser le soleil d'imposture ? Lui-même nous avertit souvent que des troubles civils nous menacent à notre insu, que des complots et des guerres couvent sourdement.
Lui-même eut pitié de Rome, après la mort de César, quand il voila d'un sombre nuage son front lumineux, et que la race impie des hommes se crut menacée d'une nuit éternelle. Que dis-je ? La terre aussi, et la plaine liquide, et les chiens de mauvais augure, et les oiseaux sinistres annonçaient en même temps nos malheurs. Que de fois nous avons vu l'Etna, brisant ses fournaises, inonder de ses flots bouillonnants les campagnes des Cyclopes, et lancer des tourbillons de flamme et des roches fondues ! La Germanie entendit un cliquetis d'armes dans toute l'étendue du ciel ; des tremblements inaccoutumés agitèrent les Alpes. Une voix aussi, une voix lamentable, troubla en plus d'un endroit le silence des bois sacrés ; de pâles et hideux fantômes apparurent à la tombée de la nuit ; et les animaux parlèrent, ô prodige ! Les fleuves s'arrêtent, la terre s'entr'ouvre, et dans les temples on voit des pleurs mouiller l'ivoire ému, et l'airain se couvrir de sueur. L'Eridan, le roi des fleuves, déborde, entraînant les forêts dans son cours impétueux, et emporte à travers les champs et les troupeaux et les étables. Alors aussi des fibres menaçantes ne cessèrent d'apparaître dans les entrailles sinistres des victimes, le sang ne cessa de couler dans les puits, et les villes aux murailles élevées retentirent dans la nuit du hurlement des loups. Jamais la foudre ne tomba plus souvent par un ciel serein, jamais ne brillèrent plus de comètes effrayantes. Aussi Philippes nous a-t-il vus combattre de nouveau Romains contre Romains ; et les dieux ont souffert que l'Émathie et les vastes plaines de l'Hémus s'engraissassent deux fois de notre sang. Sans doute, un jour viendra que, dans ces contrées, le laboureur, en remuant la terre avec le soc recourbé de la charrue, trouvera des dards rongés d'une rouille épaisse, ou bien heurtera avec ses lourdes herses des casques sonores, et contemplera d'un oeil étonné de gigantesques ossements dans les sépulcres entr'ouverts.
Dieux de nos pères, divinités nationales, Romulus, et toi, auguste Vesta, qui veilles sur le Tibre et sur le mont Palatin, n'empêchez pas du moins ce jeune héros de relever les ruines de l'empire ! Assez et trop longtemps notre sang a expié le parjure de la Troie de Laomédon. Depuis longtemps, César, le ciel nous envie le bonheur de te posséder, et te voit à regret t'inquiéter de triomphes décernés par les hommes. Ici-bas, en effet, le juste et l'injuste sont confondus ; les guerres se multiplient dans l'univers, le crime revêt mille formes diverses ; la charrue est frustrée des honneurs qui lui sont dus ; les campagnes languissent loin du laboureur entraîné dans les camps, et la faux recourbée est convertie en un glaive homicide. D'un côté l'Euphrate, de l'autre la Germanie soufflent le feu de la guerre ; les villes voisines prennent les armes au mépris des traités qui les lient. Mars exerce ses fureurs impies dans tout l'univers. De même, quand ils se sont une fois élancés hors des barrières, les quadriges dévorent l'espace ; le cocher a beau tendre les rênes, il est emporté par ses coursiers, et le char n'écoute plus la voix qui le guide.
(Géorgiques, livre I.)

III - Bonheur de la vie des champs.

Heureux, trop heureux l'homme des champs, s'il connaît son bonheur ! Loin de la discorde et des combats, la terre, justement libérale, lui prodigue d'elle-même une nourriture abondante. Sans doute, il n'a pas une demeure élevée, où des portes magnifiques livrent passage, le matin, aux flots pressés de clients qui encombrent les appartements. Il ne se passionne pas pour de riches lambris, incrustés d'écaille, pour des tapis brochés d'or, pour des vases de Corinthe ; il ne teint pas la blanche laine dans le suc d'Assyrie, et n'altère pas par un mélange de cannelle la limpidité de l'huile d'olive. Mais un repos assuré, une vie sans mécomptes et riche en trésors de toute sorte, du loisir au sein des vastes campagnes, des grottes, des lacs d'eau vive, de fraîches vallées, les mugissements des boeufs, et le doux sommeil sous l'ombrage : voilà les biens dont il jouit. C'est aux champs qu'on trouve les bocages et les repaires des bêtes fauves ; que la jeunesse est laborieuse et sobre ; que le culte des dieux et le respect de la vieillesse sont en honneur. C'est là que la Justice, en quittant la terre, a laissé la trace de ses derniers pas.
Mon premier souhait, à moi, est que les Muses, objet de ma prédilection, que je sers et que j'aime avec passion, acceptent mon hommage et m'expliquent le cours des astres à travers le ciel, la cause des éclipses diverses du soleil et de la lune ; pourquoi la terre tremble ; quelle puissance enfle la mer profonde et la pousse hors de ses limites pour la refouler ensuite sur elle-même ; pourquoi les soleils d'hiver se hâtent si fort de se plonger dans l'Océan, ou quel obstacle retarde, en été, l'arrivée des nuits ? Mais si le sang, se glaçant dans mon coeur, m'empêche de pénétrer ces mystères de la nature, que du moins les campagnes et les ruisseaux coulant dans les vallées fassent mes délices ! Puissé-je aimer, poète sans gloire, les fleuves et les forêts ! Ah ! où sont les champs arrosés par le Sperchius, et le Taygète foulé en cadence par les vierges de Sparte ! Qui me transportera dans les frais vallons de l'Hémus, et couvrira ma tête de l'ombrage épais des bois ?
Heureux celui qui a pu remonter aux principes des choses et mettre sous ses pieds les vaines terreurs, l'inexorable destin et le bruit de l'avide Achéron ! Heureux aussi celui qui connaît les divinités champêtres, et Pan, et le vieux Sylvain, et les Nymphes soeurs entre elles ! Rien ne l'émeut, ni les faisceaux que donne le peuple, ni la pourpre des rois, ni la discorde armant des frères perfides, ni le Dace descendant de l'Ister conjuré, ni les affaires de Rome et la chute prochaine des empires. Il ne voit autour de lui ni pauvres à plaindre, ni riches à envier. Content de cueillir les fruits que les arbres et les champs ont produits d'eux-mêmes et sans contrainte, il ne connaît ni la rigueur des lois, ni les cris insensés du Forum, ni les archives du peuple.
D'autres fatiguent avec la rame des mers pleines de périls imprévus, s'élancent au combat, ou s'insinuent à la cour et dans le palais des rois. Celui-ci conspire la ruine de sa patrie et de ses malheureux pénates pour boire dans une coupe de saphir et dormir sur la pourpre de Tyr ; celui-là ensevelit ses richesses et couve l'or qu'il a enfoui. Tel demeure en extase devant la tribune aux harangues ; tel autre se laisse enivrer et séduire par les applaudissements que le peuple et les patriciens ont fait éclater à deux reprises au théâtre. D'autres se plaisent à tremper leurs mains dans le sang de leurs frères, échangent contre une terre d'exil les doux foyers de leurs aïeux, et vont chercher sous d'autres cieux une nouvelle patrie. Le laboureur retourne la terre avec le soc recourbé de la charrue : ce travail amène ceux de toute l'année ; c'est par là qu'il nourrit sa patrie, et sa jeune postérité, et ses troupeaux de boeufs, et ses jeunes taureaux qui l'ont bien mérité. Point de repos pour lui avant que l'année l'ait comblé de fruits, qu'elle ait peuplé ses bergeries, multiplié les épis de Cérès, couvert ses sillons d'une riche récolte, et fait ployer ses greniers. Quand l'hiver est venu, l'olive de Sicyone se broie sous le pressoir, les porcs rentrent rassasiés de glands, les forêts donnent leurs arbousiers, l'automne détache des arbres mille fruits divers ; et sur le sommet des coteaux la vendange amollie achève de mûrir aux rayons ardents du soleil. Cependant le laboureur voit ses fils bien-aimés se suspendre à son cou pour l'embrasser ; sa chaste maison suit les lois de la pudeur ; ses génisses laissent pendre leurs mamelles gonflées de lait, et ses gras chevreaux luttent à l'envi, cornes contre cornes. Sur le gazon verdoyant lui aussi célèbre des jours de fête ; et, couché sur l'herbe, tandis qu'au milieu brûle le feu de l'autel, et que ses compagnons couronnent leurs coupes de feuillage, il invoque le dieu des pressoirs en faisant des libations ; puis il invite ses bergers à lancer un rapide javelot sur l'orme qui leur sert de but, ou à dépouiller leurs membres vigoureux pour s'exercer à une lutte rustique.
Telle était la vie que menèrent jadis les vieux Sabins ; ainsi vécurent Rémus et son frère. Oui, c'est ainsi qu'a grandi la belliqueuse Étrurie, que Rome est devenue la merveille du monde, et a renfermé sept collines dans sa vaste enceinte. Même avant le règne du roi du Dicté, avant que la race impie des hommes se nourrit de la chair des taureaux, Saturne, au temps de l'âge d'or, menait cette vie sur la terre. On n'avait pas encore entendu non plus retentir le son des clairons, ni pétiller les glaives sur les dures enclumes.
(Géorgiques, livre II.)

IV - Éloge de l'Italie.

Mais ni la terre des Mèdes si riche en forêts, ni les rives enchantées du Gange, ni l'Hermus, qui roule de l'or dans son limon, ni la Bactriane, ni l'Inde ; ni la Panchaïe tout entière, dont les sables féconds produisent l'encens, ne sauraient le disputer en merveilles à l'Italie. Des taureaux, soufflant le feu par leurs naseaux, n'ont pas retourné le sol de l'Italie pour y semer les dents d'une hydre monstrueuse ; une moisson de guerriers n'y a pas surgi toute hérissée de casques et de piques. Mais des moissons chargées de grains et le massique, liqueur chère à Bacchus, abondent en ces contrées que couvrent des oliviers et de gras troupeaux de boeufs. C'est là que naissent les coursiers belliqueux qui s'élancent fièrement dans la plaine, et les blancs moutons, qui, baignés dans ton onde sacrée, ô Clitumne, ainsi que le taureau, la plus noble des victimes, ont précédé plus d'une fois jusqu'aux temples des dieux les triomphateurs romains.
Là, règne un printemps éternel, et l'été brille dans des mois qui ne sont pas les siens ; deux fois les brebis sont mères ; deux fois les arbres se couvrent de fruits. Mais on n'y voit pas les tigres farouches et la cruelle race des lions ; l'herbe des champs n'y cache pas des poisons trompeurs ; des serpents couverts d'écailles n'y traînent pas sur le sol leurs anneaux immenses et ne ramassent pas leurs corps en une énorme spirale. Ajoutez à ces avantages tant de villes fameuses, tant de constructions magnifiques, tant de forteresses entassées par la main des hommes -sur des rochers escarpés, et ces rivières qui coulent au pied d'antiques remparts. Parlerai-je des deux mers qui baignent l'Italie au nord et au midi ? de ses lacs immenses, du Larius, le plus grand de tous, et de toi, Bénacus, qui enfles tes vagues et frémis comme la mer ?
Nommerai-je les ports et les digues ajoutés au Lucrin, et la mer indignée mugissant contre ces barrières, aux lieux où l'eau du port Jules retentit du bruit des flots refoulés au loin, et où la vague tyrrhénienne pénètre jusque dans le lac Averne ?
Cette même contrée a montré dans son sein des veines d'argent et des mines d'airain, ses rivières ont roulé l'or en abondance. Elle a engendré une race d'hommes belliqueuse, les Marses et la jeunesse sabine, et le Ligure accoutumé à la peine, et les Volsques aux longues lances ; elle a produit les Décius, les Marius et les illustres Camille et les Scipions endurcis à la guerre, et toi, César, le plus grand des héros, qui, après avoir triomphé sur les extrêmes confins de l'Asie, repousses maintenant de nos frontières l'Indien efféminé. Salut, mère féconde des moissons, terre de Saturne, mère féconde des guerriers ! C'est pour toi qu'osant puiser à des sources nouvelles, je célèbre un art honoré et cultivé par nos aïeux, et que je fais entendre aux villes romaines comme un écho du poëte d'Ascra.
(Géorgiques, livre II.)

V - Junon et les Troyens.

Sur les bords lointains qui regardent l'Italie et les bouches du Tibre, existait une antique cité, colonie des Tyriens, Carthage, puissante par ses richesses et passionnée pour la guerre. Junon la chérissait, dit-on, plus que toute autre contrée et la préférait même à Samos ; c'est là qu'elle avait ses armes et son char. Lui donner l'empire du monde, si toutefois les destins le permettent, c'est à quoi tendent dès lors tous les efforts et les voeux de la déesse. Mais elle avait appris qu'une race, issue du sang troyen, renverserait un jour les remparts de la nouvelle Tyr, et qu'elle enfanterait, pour la ruine de la Libye, un peuple au loin triomphant, et redoutable à la guerre : ainsi le voulaient les Parques. A cette crainte, au souvenir de la guerre qu'elle avait autrefois soutenue devant Troie pour ses Grecs chéris, la fille de Saturne joignait des motifs de haine et de cruels ressentiments qui n'étaient pas encore sortis de sa mémoire. Elle garde profondément gravé dans son coeur le jugement de Pâris, et l'injure faite à sa beauté méprisée, l'horreur d'une race odieuse, l'enlèvement de Ganymède et les honneurs qu'il avait usurpés. Aigrie par tant d'outrages, elle poursuivait sur le vaste Océan et repoussait loin du Latium les Troyens échappés au fer des Grecs et de l'impitoyable Achille ; jouets du destin, ils erraient de mer en mer depuis plusieurs années. Tant devait être laborieux l'enfantement de la puissance romaine !
A peine les Troyens, perdant de vue la Sicile, voguaient joyeusement en pleine mer, et fendaient de leurs proues d'airain l'onde écumante, quand Junon, le coeur éternellement ulcéré, se dit à elle-même : "Me faut-il donc renoncer à mon entreprise et m'avouer vaincue ? Quoi ! je ne pourrai éloigner de l'Italie le roi des Troyens ? Les destins me le défendent ? Pallas a bien pu brûler la flotte des Grecs et les engloutir dans les flots pour châtier le crime et les fureurs du seul Ajax, fils d'Oïlée ; elle-même, lançant du sein des mers le feu rapide de Jupiter, dispersa leurs vaisseaux, déchaîna les vents, saisit dans un tourbillon le coupable dont le coeur transpercé vomissait des flammes, et le cloua sur un roc aigu : et moi, reine auguste des dieux, moi, la sueur et l'épouse de Jupiter, je lutte contre un seul peuple depuis tant d'années I Qui donc voudra désormais adorer la puissance de Junon, fléchir les genoux devant ses autels et les charger d'offrandes ?"
La déesse, roulant de telles pensées dans son coeur irrité, se rend à Eolie, la patrie des orages, dans ces lieux tout pleins de furieux autans. Là, dans une vaste caverne, le roi Éole maîtrise et retient prisonniers dans les fers les vents indociles et les bruyantes tempêtes. Eux, indignés, se pressent aux portes en frémissant et remplissent la montagne de leurs mugissements. Assis au sommet du rocher, Éole, son sceptre dans la main, adoucit leur humeur, et modère leur courroux. Sans lui, les vents emporteraient assurément dans leur course rapide les mers et les terres et la voûte éthérée, et les balayeraient à travers l'espace. Mais, redoutant ce danger, le maître des dieux les a renfermés dans des cavernes ténébreuses, et a entassé sur leurs têtes une masse de montagnes élevées ; de plus il leur a donné un roi, qui, fidèle au pacte convenu, sait au gré de Jupiter serrer ou lâcher les rênes.
C'est à lui que Junon s'adressa alors d'un ton suppliant : "Éole, c'est à toi que le père des dieux et le roi des hommes a donné le pouvoir d'apaiser et de soulever les flots : une nation que je hais navigue sur la mer Tyrrhénienne, portant en Italie Ilion et ses pénates vaincus : déchaîne la rage des vents, submerge et engloutis leurs navires, ou bien disperse çà et là les Troyens, et couvre la mer de leurs corps épars. J'ai quatorze nymphes d'une beauté remarquable. Déïopée, la plus belle de toutes, unie à ton sort par un hymen durable, t'appartiendra pour toujours. Je veux que, pour prix d'un tel service, elle passe avec toi toutes' ses années, et te rende père d'une belle postérité. "
Eole répondit : "A vous, reine, le soin d'examiner ce que vous souhaitez ; à moi, le devoir d'exécuter vos ordres. Je vous dois toute ma puissance, et mon sceptre, et la faveur de Jupiter ; c'est vous qui me faites asseoir à la table des dieux, et disposer en maître des orages et des tempêtes."
Il dit, et du revers de sa lance il frappa le flanc du mont caverneux ; les vents s'élancent en bataillon serré par l'issue qui leur est ouverte, et balayent la terre de leur souffle impétueux. L'Eurus, le Notus et l'Africus fertile en orages s'abattent à la fois sur la mer qu'ils bouleversent jusque dans ses plus profonds abîmes, et poussent vers le rivage les flots amoncelés. La tempête est accompagnée du cri des hommes et du sifflement des câbles. Tout à coup les nuages dérobent le ciel et le jour aux regards des Troyens; une nuit sombre s'étend sur la mer; le ciel tonne, l'air brille de feux redoublés, et tout présente aux matelots l'image menaçante de la mort.
(Énéide, liv. I.)

VI - Mort de Priam.

Au milieu du palais, sous la voûte découverte du ciel, était un grand autel, et tout auprès, un antique laurier penchait sur l'autel et couvrait les Pénates de son ombre. Là, Hécube et ses filles, assises en vain autour du saint asile, comme des colombes qui ont fui devant la noire tempête, se serraient les unes contre les autres, et embrassaient les images des dieux. Quand la reine voit Priam revêtu d'armes faites pour la jeunesse : "O malheureux époux, lui dit-elle, quelle funeste pensée vous a mis ces armes à la main ? Où courez-vous ? Ce n'est point un pareil secours, ni des défenseurs tels que vous, que les circonstances réclament ; non, mon cher Hector lui-même ne pourrait aujourd'hui nous sauver. Venez enfin prendre place à nos côtés : cet autel nous protégera tous, ou vous mourrez avec nous." Elle dit et reçut près d'elle le vieillard, et le plaça dans l'enceinte sacrée.
Cependant un des fils de Priam, Politès, échappé aux coups meurtriers de Pyrrhus, s'enfuit à travers les traits et les ennemis sous les longs portiques, et, blessé, parcourt les appartements solitaires. Pyrrhus, ardent, le poursuit l'épée haute, et déjà il le saisit et le presse de sa lance. Enfin Politès, arrivé en présence et sous les yeux de ses parents, tomba et exhala sa vie dans des flots de sang. Alors Priam, quoique sous le coup d'une mort inévitable, ne se posséda plus, et ne contint ni sa voix ni sa colère : "Pour prix de ton crime, s'écrie-t-il, pour prix de ton audace, puissent les dieux (si toutefois le ciel compatissant venge de tels forfaits) te récompenser comme tu le mérites, et te payer le salaire qui t'est dû, toi qui m'as fait assister à la mort de mon fils, et as souillé de la vue d'un cadavre les regards d'un père ! Ah ! cet Achille, dont tu prétends faussement que tu es issu, ne traita point avec cette cruauté Priam, son ennemi, mais il respecta les droits et la sainteté du suppliant, il rendit à la tombe le corps inanimé d'Hector, et me renvoya dans mes États. "Ayant ainsi parlé, le vieillard lança d'une main débile un trait impuissant, qui fut aussitôt repoussé par l'airain sonore, et resta suspendu sans effet à la surface bombée du bouclier. Alors Pyrrhus : "Eh bien donc ! tu vas reporter ceci au fils de Pélée et me servir de messager ; n'oublie pas de lui raconter mes honteux exploits et de lui dire que Néoptolème dégénère. En attendant, meurs." En disant ces mots, il traîna jusqu'au pied des autels Priam tremblant, et dont les pieds glissaient dans le sang de son fils ; de la main gauche, il lui saisit les cheveux, et de la droite, il leva son glaive étincelant, et le lui plongea dans le flanc jusqu'à la garde. Ainsi finit Priam, ainsi périt, par l'ordre du destin, à la vue de Troie embrasée et des ruines de Pergame, ce puissant dominateur de l'Asie, maître de tant de peuples et de tant de contrées. Sur le rivage gît un grand tronc, une tête séparée des épaules, et un cadavre méconnaissable.
(Énéide, liv. II.)

VII - Andromaque en Épire.

Le hasard voulut que, dans un bois voisin de la ville, sur les bords d'un faux Simoïs, Andromaque offrît alors aux cendres d'Hector un sacrifice solennel et des libations funèbres. Elle invoquait les mânes près d'un tombeau vide, fait d'un vert gazon, qu'elle avait consacré à son ancien époux avec deux autels, source éternelle de larmes. Quand elle m'aperçut et qu'elle vit autour de moi des armes troyennes, éperdue, effrayée de cette apparition extraordinaire, elle demeura interdite à ma vue ; son sang se glaça dans ses veines, elle tombe évanouie ; et c'est avec peine qu'après un long silence elle prononce enfin ces paroles :
"Est-ce bien vous que je vois ? Êtes-vous celui que ces traits m'annoncent ? Fils d'une déesse, vivez-vous ? ou, si vos yeux sont fermés à la lumière, où est Hector ?"
Elle dit, et verse un torrent de larmes, et remplit de ses cris tous les lieux d'alentour.
Ému du transport qui l'agite, je réponds à peine, et, dans mon trouble ; je lui adresse quelques mots entrecoupés : "Oui, je vis, et ma vie se passe au milieu des plus cruels malheurs. N'en doutez point : ce que vous voyez est réel. Hélas ! quelle humble condition est la vôtre, après la perte d'un si noble époux ? Quel sort digne de vous est devenu votre partage ? Se peut-il que l'Andromaque d'Hector partage la couche de Pyrrhus ?"
Elle baissa les yeux, et répondit à voix basse : "O heureuse entre toutes, la fille de Priam, condamnée à mourir près du tombeau d'un ennemi, au pied des remparts élevés de Troie ! Elle n'a point eu à subir les chances du sort, et n'est point entrée, captive, au lit d'un vainqueur et d'un maître. Nous, après l'embrasement de notre patrie, emportée à travers des mers lointaines, nous avons essuyé l'insolence et l'orgueil du jeune rejeton d'Achille, et nous avons enfanté dans la servitude. Bientôt Pyrrhus, épris d'Hermione, la petite-fille de Léda, et formant à Lacédémone un nouvel hymen, me mit aux bras d'Hélénus, comme moi son esclave. Mais Oreste, se voyant ravir sa fiancée pour laquelle il brûlait d'un vif amour, Oreste, en proie aux furies vengeresses de ses crimes, surprend son rival à l'improviste, et l'égorge au pied des autels d'Achille. La mort de Néoptolème fit tomber une partie de ce royaume entre les mains d'Hélénus, qui donna le nom de Chaonie à tout le pays, en souvenir du Troyen Chaon, et bâtit sur les hauteurs une Pergame, citadelle du nouvel Ilion. Mais vous, comment les vents et les destins vous ont-ils conduit en ces lieux ? Quel dieu vous a fait aborder malgré vous sur ces rivages ? Et le jeune Ascagne ? Vous reste-t-il ? Respire-t-il encore ? Quand il naquit, Troie déjà.... .... Regrette-t-il, tout enfant qu'il est, la perte de sa mère ? Dites-moi si l'exemple de son père Énée et de son oncle Hector l'excite à montrer l'antique vertu et le mâle courage de ses ancêtres.
(Énéide, livre III.)

VIII - Didon.

C'était la nuit sur toute la terre : les êtres fatigués goûtaient la paix du sommeil ; au fond des forêts, sur les flots cruels, partout le repos. Les étoiles roulaient au milieu du ciel ; dans les plaines immenses le silence. Troupeaux, oiseaux au brillant plumage, et ceux qui se tiennent dans les eaux limpides des lacs, et ceux qui se cachent dans les buissons des champs, tous, cédant au sommeil dans la nuit silencieuse, goûtaient dans leurs coeurs l'apaisement et l'oubli des peines. Telle n'est point Didon : âme tourmentée, elle ne peut -s'abandonner au repos ; ni ses yeux ni son coeur ne reçoivent la nuit : la douleur s'avive, l'amour plus violent se réveille ; elle flotte au tourbillon des plus violents transports.
Dans cet état, mille pensées assaillent son coeur. Que faire maintenant ? Irai-je m'exposer aux railleries de mes prétendants d'autrefois ? Irai-je suppliante mendier pour époux ces rois nomades que j'ai tant de fois repoussés ? Non. Mais alors je suivrai donc la flotte des fugitifs d'Ilion, je subirai le caprice des Troyens ? Ah ! à quoi m'aura servi de leur prodiguer mes secours ? Comme la reconnaissance du bienfait habite bien dans ces coeurs fidèles ! Mais supposons que je le veuille, le voudront-ils ? me recevra-t-il, l'orgueilleux, sur ses vaisseaux, moi qu'il déteste ? Ah ! malheureuse ! malheureuse, tu ne sais pas, tu ne comprends pas encore jusqu'où va la perfidie de ces fils de Laomédon ! Et, d'ailleurs, irai-je seule me mettre à la suite de ces matelots ivres de joie ? ou bien me ferai-je accompagner des Tyriens, de mon peuple tout entier ? Je viens à peine de les arracher à Sidon leur patrie, faudra-t-il les jeter de nouveau sur la mer, leur dire : Mettez les voiles au vent ? Meurs plutôt, tu l'as mérité. Éteins ta douleur dans ton sang. C'est toi, toi ma sueur, qui, vaincue par mes larmes, as fait peser sur mon âme malade ce fardeau de douleurs, c'est toi qui m'as livrée à l'ennemi. Pourquoi ne m'as-tu pas laissée, sans amour et sans crainte, vivre solitaire et sauvage ? Je n'aurais pas connu de telles tortures ; j'aurais gardé à la cendre de Sichée la foi que j'avais jurée. 
(Énéide, liv. IV.)

IX - Mort de Didon.

Déjà l'aurore, quittant la couche dorée de Tithon, éclairait de nouveau la terre, quand la reine, du haut du palais, vit le jour blanchir à l'horizon, et la flotte voguer à pleines voiles. Quand elle reconnut que le rivage était désert et le port sans rameurs, elle meurtrit trois et quatre fois son beau sein, et arracha ses blonds cheveux : "Grand Jupiter ! il partira ! s'écria-t-elle ; un étranger se sera joué d'une reine telle que moi ? Et l'on ne courra point aux armes ? Carthage entière ne se mettra pas à sa poursuite, et mes vaisseaux ne sortiront pas du port en toute hâte ? Allez, volez, la flamme à la main, déployez les voiles, fatiguez les rames ! Que dis-je ? Où suis-je ? Quel délire trouble mon esprit ? Malheureuse Didon ! Tu pleures maintenant sur sa perfidie : ah ! tu devais pleurer, quand tu lui donnas la couronne ! Voilà donc ses promesses et sa foi ! Voilà celui qui a, dit-on, emporté avec lui ses pénates domestiques et a chargé sur ses épaules son père accablé de vieillesse ! Et je n'ai pu déchirer son corps en lambeaux et en semer les débris dans les flots ? Je n'ai pu massacrer ses compagnons, égorger Ascagne lui-même, pour en faire à son père un horrible festin ? ... Mais l'issue de la lutte était incertaine... Qu'importe ? Qu'avais-je à craindre, résolue à mourir ? J'aurais mis le feu à sa flotte, embrasé ses vaisseaux, anéanti le fils et le père avec toute leur race, et je me serais précipitée moi-même au milieu des flammes. Soleil, dont le flambeau éclaire toutes les choses de ce monde ; toi, Junon, confidente et témoin de mes chagrins ; Hécate, que les mortels invoquent la nuit en hurlant dans les carrefours ; Furies vengeresses, et vous, dieux d'Élise mourante, entendez ma voix, voyez les maux immérités que j'endure, et exaucez mes prières. S'il faut que le monstre touche le port et aborde au rivage ; si telle est la volonté de Jupiter, et tel le terme fatal de ses voyages : que, du moins, assailli par les armes d'un peuple belliqueux, chassé de ses États, arraché aux embrassements d'Iule, il implore un secours étranger et voie l'affreux trépas des siens ; qu'il subisse les lois d'une alliance honteuse, sans jouir ni du trône, ni de la douce clarté des cieux ; mais qu'il meure avant le temps, et gise sans Sépulture au milieu de l'arène. Voilà mon voeu, voilà le dernier cri que j'exhale avec la vie. Vous, Tyriens, poursuivez de votre haine et sa race et tous ses descendants, et donnez à mon ombre cette satisfaction point d'amitié, point d'alliance entre les deux peuples. Que de mes cendres sorte un vengeur qui poursuive par le fer et par la flamme les fils de Dardanus, maintenant, plus tard, et toujours, tant qu'il sera de force à lutter. Rivages contre rivages, flots contre flots, soldats contre soldats, puissent les deux peuples combattre, eux et leurs descendants !"
Elle dit, et mille pensées agitent son âme ; car elle cherche à se débarrasser au plus tôt d'une vie odieuse. Alors elle adresse quelques mots à Barcé, nourrice de Sichée (car elle avait laissé dans son antique patrie les cendres de sa propre nourrice) :
"Chère nourrice, appelle ici ma soeur Anna ; dis-lui de se purifier en toute hâte dans une eau vive, d'amener avec elle les victimes et les offrandes expiatoires prescrites par la prêtresse ; qu'alors seulement elle vienne ; toi-même, ceins ton front des bandelettes sacrées. Le sacrifice dont j'ai commencé les apprêts en l'honneur de Jupiter du Styx, je veux l'accomplir : je veux mettre un terme à mes soucis, et livrer aux flammes du bûcher l'image du Troyen." Elle dit ; le zèle hâte les pas de la vieille nourrice.
Mais Didon frémissante, exaspérée par la pensée de son horrible projet, les yeux hagards et sanglants, les joues tremblantes et semées de taches livides, Didon, pâle de sa mort prochaine, s'élance dans l'intérieur du palais, gravit furieuse les degrés du bûcher, et tire l'épée du Troyen, présent qui ne fut point destiné à cet usage. Là, quand elle aperçut les tissus phrygiens, et cette couche si connue, elle s'abandonna un instant à ses larmes et à ses pensées ; puis, se jetant sur le lit, elle prononça ces dernières paroles : "Dépouilles chères à mon coeur, tant que le permirent les destins et les dieux, recevez mon âme, et délivrez-moi de mes tourments. J'ai vécu, et j'ai fourni la carrière que la fortune m'avait tracée ; et maintenant mon ombre descendra glorieuse aux enfers. J'ai fondé une ville superbe ; j'ai vu s'élever mes remparts, j'ai vengé mon époux et puni un frère inhumain : heureuse, hélas ! trop heureuse, si les vaisseaux troyens n'avaient jamais touché nos rivages ! ..." Elle dit, et, collant sa bouche sur le lit funéraire : "Quoi ! mourir sans vengeance ! Oui, mourons, dit-elle, même à ce prix, il m’est doux de descendre chez les ombres. Que du milieu des mers le cruel Troyen dévore des yeux le feu de ce bûcher, et emporte avec lui les présages de ma mort."
Elle avait dit ; et, tandis qu'elle parlait encore, ses compagnes la voient s'affaisser sous le coup mortel ; elles voient l'épée écumante de sang, et ses mains défaillantes. Un cri s'élève sous les voûtes du palais : le bruit de cette mort se répand et jette le trouble dans la ville ; ce ne sont partout que des lamentations, gémissements, hurlements des femmes ; l'air retentit de clameurs lugubres ; on dirait qu'envahie par l'ennemi, Carthage ou l'antique Sidon s'écroule, et que la flamme dévorante embrase en courant les demeures des hommes et les temples des dieux. 
(Énéide, livre IV.)

X - Le champ des Pleurs.

Aussitôt il entend des voix plaintives et de longs vagissements : ce sont des enfants dont les âmes pleurent à l'entrée de ces lieux : un destin cruel leur interdit les douceurs de la vie, et les arracha au sein maternel pour les plonger prématurément dans la tombe. Près d'eux sont ceux qui ont péri victimes d'injustes accusations. Ces places ont été d'ailleurs assignées par des juges que le sort a choisis. Minos préside et agite l'urne fatale : c'est lui qui cite les ombres à son tribunal, et s'enquiert de leur vie et de leurs crimes. Près de là habitent, accablés de tristesse, les mortels qui, sans avoir rien à se reprocher, se sont donné la mort de leur propre main, et qui, détestant la lumière, ont secoué le fardeau de la vie. Qu'ils voudraient souffrir encore, à la clarté des cieux, et la pauvreté et les durs travaux ! Les destins s'y opposent : un odieux marais les enchaîne de ses tristes ondes, et le Styx les emprisonne en coulant neuf fois autour d'eux.
Non loin s'étend de tous côtés le champ des Pleurs : c'est ainsi qu'on l'appelle. Là, ceux que le funeste poison de l'amour a consumés errent à l'écart dans des sentiers mystérieux, à l'ombre d'une forêt de myrtes : leurs soucis ne les quittent point, même après le trépas. Le héros aperçoit en ces lieux Phèdre, Procris, et la triste Ériphyle montrant les coups que lui porta un fils barbare, Evadné et Pasiphaé. Laodamie les accompagne ainsi que Coenée, jeune garçon autrefois, femme maintenant, et rendue encore, une fois par le destin à sa forme première.
Au milieu d'elles, la reine de Carthage, dont la blessure saigne encore, errait dans cette vaste fort. Dès que le héros troyen fut près d'elle et l'eut reconnue dans l'obscurité, comme on voit ou comme on croit voir la lune nouvelle briller entre les nuages, il versa des larmes et lui adressa la parole avec un tendre intérêt : "Infortunée Didon, il était donc vrai que vous ne viviez plus, et que dans votre désespoir vous aviez tranché le fil de vos jours ! votre trépas, hélas ! c'est moi qui l'ai causé. J'en jure par les astres, par les dieux du ciel, par tout ce qu'il y a de sacré aux enfers, c'est malgré moi, ô reine, que j'ai quitté vos rivages. Je n'ai fait qu'obéir aux ordres impérieux des dieux, qui me forcent aujourd'hui à descendre dans le royaume sombre, dans ces lieux incultes et couverts d'une nuit profonde ; et j'étais loin de m'attendre que mon départ dût vous causer tant de douleur. Arrêtez, et ne vous dérobez point à mes regards. Pourquoi me fuir ? c'est la dernière fois que le destin me permet de vous parler. "
Par de tels discours, entremêlés de larmes, Énée cherchait à calmer cette ombre courroucée, qui lui lançait de farouches regards. Mais Didon, détournant la tête, tenait ses yeux baissés vers la terre : elle ne témoigne aucune émotion aux paroles du héros : on dirait le rocher le plus dur, un marbre du Marpesse. Enfin elle s'échappe et s'enfonce avec colère dans un épais bocage, où Sichée, son premier époux, partage son amour et répond à sa tendresse. Cependant Énée, sensible à son infortune, la suit longtemps du regard en pleurant et en plaignant son malheur. 
(Énéide, livre VI.)

XI - Purification des âmes.

Cependant Énée voit dans un vallon écarté un bois solitaire, et des halliers touffus que fait retentir le vent : les eaux du Léthé baignent ce séjour tranquille. Autour de ce fleuve voltigeaient des nations et des peuples innombrables : telles dans la prairie, par un beau jour d'été, les abeilles se posent sur différentes fleurs, se répandent autour des lis éclatants de blancheur et remplissent de leur bourdonnement toute la plaine. Énée tressaille à ce spectacle inattendu ; il s'informe des causes de ce mystère qu'il ne comprend pas : quel est ce fleuve dans le lointain ? quelle est cette multitude qui en couvre les rives ?
"Les âmes, lui répond Anchise, auxquelles le destin doit d'autres corps, viennent boire aux ondes du Léthé la quiétude et le long oubli. Depuis longtemps je désire te les montrer et te les faire passer sous les yeux ; je veux compter cette longue suite de tes descendants afin que tu te réjouisses davantage avec moi d'avoir trouvé l'Italie." - "O mon père, est-il donc vrai que des âmes remontent d'ici sur la terre, et rentrent de nouveau dans les lourdes entraves du corps ? d'où leur vient ce désir insensé de la lumière ?" - "Je vais te le dire, mon fils, reprend Anchise, et je ne tiendrai pas ta curiosité en suspens ;" et alors il lui explique en détail toutes ces merveilles.
"Apprends d'abord qu'un souffle divin pénètre et vivifie le ciel, la terre, la plaine liquide, le globe lumineux de la lune, et l'astre de Titan ; cette âme, répandue dans les veines du monde, en meut la masse entière et se mêle avec ce grand corps. C'est par elle que respire et la race des hommes et celle des bêtes, et la gent ailée, et les monstres que la mer nourrit dans ses flots étincelants. Il y a dans ces parcelles de la grande âme un feu vivifiant et comme une émanation céleste, tant que des corps défectueux n'en retardent pas l'essor, tant que des ressorts terrestres et des membres périssables n'en émoussent pas l'activité. De cette union avec le corps naissent les craintes et les désirs, les douleurs et les joies : enfermées dans les ténèbres de leur obscure prison, elles ne voient plus le ciel. Que dis-je ! lorsqu'au jour suprême la vie a quitté le corps, les malheureuses ne sont pourtant pas complètement débarrassées du vice et des souillures corporelles, et le mal, qui s'est longtemps développé dans leur sein, laisse nécessairement en elles de puissantes racines. Elles subissent donc des châtiments, et expient dans les supplices leurs anciennes fautes. Les unes, suspendues en l'air, sont exposées au souffle des vents légers ; les autres lavent au fond d'un vaste gouffre le crime qui les a souillées, ou s'épurent dans les flammes. Chacun de nous souffre en ses mânes le supplice qui lui convient ; ensuite, on nous envoie dans le vaste Élysée, dont nous habitons en petit nombre les riantes campagnes. Enfin, lorsque les temps sont accomplis, et que le cours des âges a effacé les taches invétérées, et rendu à sa pureté primitive ce souffle divin, cette étincelle du feu céleste ; un dieu, après mille ans révolus, appelle en foule toutes ces âmes sur les bords du Léthé, afin qu'oubliant le passé, elles désirent revoir la voûte des cieux, et rentrer dans de nouveaux corps.
(Énéide, livre VI.)

XII - Le jeune Marcellus.

En ce moment, Énée interrompit Anchise : car il voyait marcher aux côtés de Marcellus un jeune homme d'une beauté remarquable et couvert d'armes étincelantes, mais le front voilé par la tristesse, et les yeux baissés vers la terre : "Quel est, dit-il à son père, celui qui accompagne Marcellus ? Est-ce son fils, ou quelqu'un de ses illustres descendants ? Comme le peuple l'environne avec un murmure flatteur ! Quelle ressemblance entre les deux héros ! Mais l'affreuse mort secoue déjà sur lui ses sombres ailes." - "O mon fils, répond Anchise les larmes aux yeux, ne cherche point à connaître la douleur cruelle de tes neveux. Celui que tu vois, les destins le montreront seulement à la terre, et le lui raviront aussitôt. Rome vous eût paru trop puissante, grands dieux, si elle eût conservé ce don de votre main. De quels gémissements retentira ce champ fameux, voisin de la puissante cité de Mars ! Et toi, dieu du Tibre, quelles funérailles tu verras, quand tes flots baigneront sa tombe encore récente ! Jamais enfant issu de la nation troyenne ne portera si haut l'espoir des Latins, ses aïeux. Jamais la terre de Romulus ne s'enorgueillira d'un plus digne nourrisson. O piété ! ô antique vertu ! ô bras invincible à la guerre ! personne n'eût impunément bravé ce guerrier, soit qu'il marchât de pied ferme à l'ennemi, soit qu'il enfonçât l'éperon dans les flancs de son coursier écumant. Hélas ! malheureux enfant ! si tu peux par quelque moyen rompre les entraves du destin, tu seras Marcellus. Jetez des lis à pleines mains : je veux joncher le sol des fleurs les plus belles, et combler de ces offrandes l'âme de mon petit-fils ; que je lui rende au moins ce stérile hommage !"
(Énéide, livre VI.)

(Traduction Pessonneaux, édit. Charpentier.)

CHAPITRE III

HORACE.

On aime à se représenter Virgile dans les hauteurs sereines, entre le ciel et la terre, ombre à la fois légère et majestueuse, pure surtout, et ayant quelque chose de virginal. Tel le voyait Dante, quand il le prenait pour guide à travers les mondes surnaturels. Eût-il trouvé dans toute l'antiquité une âme plus élevée, plus naturellement religieuse, pour ainsi dire, et plus voisine de la lumière du ciel chrétien ? Les Pères de l'Église eux-mêmes ont subi ce charme, eux et tout le moyen âge. C'est qu'en effet Virgile a quelque chose d'éthéré et de mystérieux. De sa vie nous ne savons rien que des détails touchants et poétiques : la spoliation du champ paternel, la lecture des vers divins sur le jeune Marcellus, et ce voyage au doux pays de la Troade, et cette mort en touchant le rivage. Tout le reste, c'est-à-dire le côté matériel et vulgaire, nous échappe. Les sots biographes postérieurs ont eu beau faire, ils n'ont pu le créer ; dans leurs plates inventions le mystérieux, le divin apparaît toujours : il domine cette vie, il est comme le caractère même de cette figure.
Tout autre est Horace. Il ne s'est pas fié aux biographes du soin de le faire connaître ; il s'est chargé lui-même de son portrait, et il l'a fait et refait avec complaisance et sincérité. Poète lyrique, il devrait, ce semble, se plaire sur les hautes cimes, et de son aile légère s'élever au-dessus de la fange humide (udam spernit humum fugiente penna) ; mais il est mieux sur terre que parmi les astres ; il nous dit bien qu'il va frapper les étoiles de son front sublime (sublimi feriam sidera vertice), mais il n'est pas dupe, il ne veut pas que nous soyons dupes de cette ambitieuse métaphore. Il monte rarement vers les hauteurs et difficilement, il en descend vite et avec plaisir. Rien de mystérieux et de voilé dans sa vie. Il nous apprend sans fatuité comme sans mauvaise honte qu'il est petit, gros, replet même, qu'il a mal aux yeux et les soigne avec du collyre, que son estomac n'est pas excellent, qu'il a parfois la pituite. Il nous dit à quelle heure il se lève, ce qu'il fait tout le long du jour. -Écoutons-le :
" En quelque lieu que me mène ma fantaisie, j'y puis aller seul. Je m'arrête à demander le prix des légumes, du froment. J'erre jusqu'à la nuit close dans la foule du cirque et du forum, m'amusant de leurs charlatans, écoutant leurs devins ; je reviens ensuite à la maison trouver mon plat de légumes, de pois chiches et de petits gâteaux. Trois esclaves font le service. Un buffet de marbre blanc porte deux coupes et un cyathus ; auprès est un hérisson de peu de valeur, un vase à libations avec sa patère, le tout en terre de Campanie. Enfin, je m'en vais dormir, sans affaire dans la tête qui m'oblige à me lever le lendemain de bonne heure, à me rendre avec le jour auprès de Marsyas, dont le geste témoigne qu'il ne peut souffrir la figure du plus jeune des Novicius. Je reste au lit jusqu'à la quatrième heure (dix heures du matin). Ensuite je me promène, ou bien encore, après avoir occupé mon esprit de quelque lecture, m'être amusé à écrire, je me fais frotter d'huile, mais non comme le sale Natta, aux dépens de la lampe. Quand la fatigue et l'ardeur du soleil m'avertissent qu'il est temps d'aller au bain, je quitte le champ de Mars et ses jeux, puis je mange ce qu'il faut seulement pour ne pas rester jusqu'au soir l'estomac vide, et jouis à la maison comme je l'entends de mon loisir. Voilà comment vivent les hommes exempts des misères de l'ambition, qui n'en portent point les lourdes chaînes ; ainsi je me console de ma médiocrité, plus heureux par elle que si j'avais eu, comme d'autres, un aïeul, un père, un oncle questeurs. "
Va-t-il à la campagne, il nous décrit les lieux qu'il habite, son genre de vie, les heures où il dort, boit, mange, travaille, ce qu'il pense, ce qu'il sent, ce qu'il aime, ce qu'il hait. Il nous entretient de ses maîtresses, de ses amis, des amis de ses amis. Tout lui est matière à confidence. Jamais poésie ne fut plus personnelle que la sienne ; Montaigne lui-même n'a pas un moi plus expansif. Avec cela, aucune fatuité et beaucoup d'esprit ; on l'écoute avec plaisir, et on le croit, car volontiers il dit du mal des autres et de lui-même.
Les événements qui composent sa vie sont peu de chose, mais ils font bien connaître l'homme et le poète. Il n'a jamais été marié, il n'a jamais exercé la moindre charge publique, il n'a jamais plaidé au forum. Il est en effet, comme il le répète si souvent, exempt d'ambition. Une fois, une seule fois, il s'est jeté en aveugle au milieu des orages de la guerre civile. Il avait alors quelque vingt ans. Brutus, tout chaud encore du meurtre de César, était venu à Athènes et avait enflammé les jeunes Romains qui y étudiaient la philosophie, en faisant sonner les grands mots de patrie et de liberté. Horace, simple fils d'un affranchi, collecteur pour les ventes à l'enchère, vivait familièrement parmi ces jeunes gens des plus grandes familles de Rome, grâce à la libéralité éclairée d'un père excellent qui consacra tout son bien à l'éducation de son fils. Ardent et enthousiaste, il suivit Brutus, fut nommé par lui tribun commandant une légion, et se battit à Philippes. Mais cet héroïsme ne se soutint guères. Il fut des premiers à jeter son bouclier, il fut le seul qui s'en vantât plus tard. - "Pendant que Brutus se plongeait son épée dans le corps, dit M. de Lamartine, Horace jeta la sienne, ainsi que son bouclier, pour fuir plus légèrement. "Notre grand poète est sévère pour ce pauvre Horace, presque autant que pour La Fontaine. Il voit de trop haut les choses et les hommes, le niveau de la réalité ne saurait être le sien. Sans accepter ses jugements dans toute leur rigueur, souhaitons qu'il y ait toujours parmi nous de ces âmes incapables de comprendre et de justifier ce qui est le contraire de l'héroïsme (08).
Après Philippes (710, il avait vingt et un ans, étant né en 689), il revint en Italie, « humble et déplumé », nous dit-il (decisis humilem pennis) ; ses biens avaient sans doute été confisqués. Il se fit scribe du questeur, et tint les registres du trésor public, sans amour, on le conçoit, pour cette besogne. C'est alors que l'audacieuse pauvreté le poussa à faire des vers. Quels vers ? De passion ? d'enthousiasme, comme il sied à cet âge ? Non, des vers satiriques de différents mètres (épodes et premières satires). Quelques traits acérés allaient jusqu'à Mécène, le favori du vainqueur. Virgile et Varius vont le trouver et lui offrent de le présenter à Mécène, c'est-à-dire de le débarrasser enfin de ce rôle de républicain et d'opposant auquel il est impropre. Il accepte. Il a lui-même raconté l'entrevue (09) qui n'aboutit qu'au bout de près d'une année. Le voilà reçu dans l'amitié de Mécène, et par lui comblé de biens et de faveurs, approché d'Auguste, et faisant déjà des jaloux. - On n'a pas épargné au poète les gros mots sur cette brusque et si complète conversion. L'ode à Pompéius Grosphus (Carm., II, VII), qui semble avoir été écrite vers cette époque (715), et dans laquelle il a le malheur de plaisanter sur ces noms lugubres de Brutus et de Philippes, et ces braves qui "touchent du menton le sol fangeux", et ce bouclier jeté, a servi de point de départ à bien des accusations. Sans accepter entièrement l'ingénieuse et indulgente explication de M. Patin, je dirais volontiers avec lui que le poète ne pouvait guère agir autrement, non parce que bien d'autres faisaient de même, mais parce que entre tous Horace était préparé à cette évolution. Elle était conforme à sa nature intime, à tous ses goûts : il était essentiellement monarchique de coeur. Ce n'est donc pas sa conversion qui est difficile à expliquer, c'est son court accès de républicanisme. « Il faut mesurer chacun à sa mesure, » dit-il quelque part ; sa mesure à lui, c'était un tempérament ingénieux entre tous les extrêmes. Le gouvernement d'Auguste, dont il ne vit que la plus belle partie, lui convenait sous tous les rapports. Il aimait la paix, les loisirs que faisait le prince aux ci-devant citoyens, les formes adroites dont il masquait son autorité, les délicates attentions qu'il déployait envers les gens de lettres. Il se rendit sans combat à tous ces agréments, et sans renoncer à aucune conviction, car il n'en avait pas. - Ceci bien établi, il faut ajouter que son attitude sous le règne d'Auguste fut de tout point celle d'un galant homme ; qu'il ne montra jamais l'âme d'un valet, qu'il sut conserver une honnête indépendance individuelle. L'empereur voulut en faire son secrétaire, il refusa : il semble même avoir plus d'une fois fait comprendre à César et à Mécène qu'il voulait bien les aimer, célébrer leurs bienfaits, mais non se faire leur amuseur en titre. Mécène, retenu à la ville où il s'ennuie, veut forcer Horace à quitter la campagne où il se trouve bien. -- Le poète refuse et se dégage de la manière la plus polie et la plus ferme à la fois. En acceptant les présents de son bienfaiteur, il n'a pas entendu vendre sa liberté ; que si Mécène insiste, réclame un droit, Horace rendra tout pour rester indépendant. - Ceci n'altéra en rien leur amitié. Il avait juré en poète qu'il ne survivrait pas à Mécène ; sa mort, qui arriva vingt jours après celle de son bienfaiteur, lui donna raison. Quand il mourut, il jouissait encore de cette médiocrité dorée qu'il a tant célébrée : il n'avait pas voulu de l'opulence, ni des honneurs, ni du fracas d'une grande existence. Il resta toute sa vie simple et modéré. C'est le plus bel éloge qu'on puisse faire de lui. Si l'adversité l'avait abattu, ce qui n'est pas certain, la prospérité ne le gâta point.

Les Odes.

Tel fut l'homme : voyons le poète. - Il a laissé de vers lyriques, des satires, des épîtres.
Ses vers lyriques se composent de quatre livres d'odes, un livre d'épodes, et le Chant séculaire.
Il parle lui-même et en termes magnifiques de cette partie de son oeuvre. - « Je l'ai achevé, ce monument plus durable que l'airain, plus haut que les royales pyramides, pour la ruine duquel ne pourront rien, ni la pluie qui pénètre et qui ronge, ni l'aquilon déchaîné, ni la suite sans nombre des années, ni la fuite du temps. Non, je ne mourrai pas tout entier ; une grande part de mon être échappera à la déesse des funérailles. Toujours je grandirai dans l'estime de la postérité, rajeuni par ses louanges... On dira que... m’élevant au-dessus de mon humble fortune, le premier, je fis passer les chants de la muse d'Éolie dans la poésie italienne. Conçois un juste orgueil, ô ma Melpomène, et viens toi-même ceindre mon front du laurier de Delphes. »
Et ailleurs : « Je suis le premier qui ai fait vibrer les cordes de la lyre latine. » Il oublie Catulle, dont il ne prononce le nom qu'une fois et avec un dédain mal déguisé, Catulle qui lui dispute sérieusement l'honneur d'avoir été le premier poëte lyrique en date et en génie.
Les odes d'Horace sont la partie la plus éclatante de son oeuvre et la moins originale. Le temps, qui nous a envié presque tous les poètes lyriques de la Grèce, a cependant laissé de leurs vers subsister assez de fragments pour mettre à nu les procédés artificiels de la poésie d'Horace. Il n'est peut-être pas une seule de ses odes qui ne soit une traduction ou une imitation partielle. J'ai déjà eu plus d'une fois l'occasion d'indiquer ce caractère général de la littérature romaine. Les Romains étaient fort par sensibles à ce que nous appelons aujourd'hui l'invention l'originalité. Ils ne se piquaient guère d'invention que dans la rhétorique. Dans la littérature proprement dite, et particulièrement en poésie, ils mettaient leur gloire à lutter contre un texte grec. Les plus forts d'entre eux marquaient leur oeuvre de l'empreinte du génie national, qui a toujours je ne sais quoi de plus énergique et de plus sobre. Horace n'échappa point à cette loi générale, et d'ailleurs où aurait-il pris l'inspiration libre et féconde ? C'est un galant homme, mais sans enthousiasme. Il ne chantera point la liberté ; il l'a réduite de bonne heure à l'indépendance individuelle, et il ne voudrait point d'un nouveau Philippes. Cette partie de l'oeuvre d'Alcée, un de ses modèles, il la laisse prudemment dans l'ombre. Chantera-t-il la patrie ? - Oui, il ne peut s'en dispenser, mais la patrie incarnée en Auguste, ses amis, sa famille. La gloire guerrière du prince, il s'épuise en vain à la célébrer en Pindare : la matière est ingrate, et l'élan lui manque. Il s'y essaye cependant, et fait au nouveau César un cortège de toutes les splendeurs du passé ; mais ces grands noms qu'il évoque font pâlir celui d'Auguste, et les exploits de l'empereur languissent auprès de ceux des Scipions et des Fabricius. Sera-t-il plus heureux, lorsqu'il chantera les gloires pacifiques du nouveau règne, ces lois admirables et impuissantes contre les désordres des moeurs, la prodigalité et tous les vices qui minaient le colosse romain ? On sent bien qu'il manque d'autorité pour entreprendre une telle tâche, et qu'il se moque lui-même de ses sermons rythmiques. Il reste les dieux, la religion, les temples rebâtis ou multipliés par Auguste, les vieilles cérémonies remises en honneur. Le poète aborde aussi ce sujet, et consciencieusement s'efforce de chanter en croyant les belles choses dont il se moque à table avec ses amis et Auguste lui-même. Il reste froid et ne fait admirer que l'habileté de sort langage et la riche harmonie de ses vers. Le souffle l'abandonne dès les premières strophes ; et il lui arrive parfois de terminer par une plaisanterie une ode religieuse ou morale. Quoi de plus faible que le chant séculaire ? Sous la pompe des images, on sent le vide et la sécheresse. Le poète est érudit, ingénieux, moral, mais il ne croit à rien de ce qu'il chante.
Il y a cependant dans les odes d'Horace des pièces charmantes et vraies. Si le vol d'aigle de Pindare lui est interdit, il peut mouvoir avec grâce ses ailes dans une région moyenne, plus près de la terre que du soleil. Sceptique et indifférent aux grandes choses, il est sensible aux joies et aux tristesses de la vie intime. Il était tendrement attaché à ses amis Mécène, Virgile, Varius, Varus ; il eut des maîtresses, il fut aimé, trahi, repris et quitté. Il aimait les champs et les loisirs et les agréables conversations après boire. C'est dans les odes où il s'est chanté lui-même, qu'il faut chercher la vibration de la fibre poétique. Elle y est. Mais n'attendez point des effusions puissantes et désordonnées, cris d'une âme profondément atteinte et qui ne se maîtrise plus. L'homme est ému, l'artiste reste impassible : les troubles intérieurs n'arrivent jusqu'à lui que pour mettre en mouvement ses facultés : dès qu'il écrit, le souci de la forme contient tout tumulte ; il faut que joie ou douleur, tous les sentiments se plient aux règles sévères de la beauté. C'est ainsi, ce n'est pas autrement que se produisent les oeuvres parfaites. Plus impétueux s'élancent Eschyle, Pindare, Shakespeare, Dante, mais dans ces torrents d'or il y a des scories. Virgile, Horace, Racine, plus maîtres d'eux-mêmes, sont faibles parfois, jamais mauvais. Au moment où Horace composait avec un art si achevé ses petits poèmes lyriques, l'idiome latin était parvenu à toute la souplesse, à toute l'harmonie dont il est susceptible. La langue poétique était, je ne dis pas fixée, jamais elle ne le sera dans aucun pays où il naîtra des poètes, mais elle possédait un riche trésor de tours et d'expressions distincts de la prose. Elle ne les avait acquis que par un travail pénible et une lutte de tous les instants avec les modèles grecs. De richesses intimes et tout à fait personnelles elle n'en possédait guère, et elles étaient frustes, sorte de diamants non taillés : tels les vers d'Ennius, de Lucilius et même de Lucrèce. Horace ne trouva en son propre génie que des perfectionnements artificiels, des richesses conquises par l'étude. Il ne fut pas une source nouvelle, jaillissant des sept collines ; ce qu'il ajouta au trésor commun, il le dut à d'habiles et souvent audacieux emprunts. Il traça lui-même les règles de cette imitation du grec, fondée sur l'analogie (graeco fonte cadant, parce detorta). Ses néologismes, car il en a et beaucoup, ont un air national, et sont pourtant étrangers. Aussi composait-il lentement, péniblement, toujours arrêté par quelque scrupule, ou ambitieux de condenser en peu de mots expressifs une idée ou un sentiment. Mais, bien mieux que nous, il dira ce que c'est que la grande inspiration auprès de son travail difficile. "Une aile puissante soutient dans les airs le cygne thébain, quand il s'élance vers la région des nuages. Mais moi, comme l'abeille de Matine, qui se fatigue à recueillir les sucs embaumés du thym, je ne compose pas sans peine sous les ombrages, près des eaux du frais Tibur, mes vers laborieux."

Les Satires.

Combien il est plus aisé et plus naturel dans les Satires et les Épîtres ! Ce sont à vrai dire des conversations (sermones), soit avec le public, soit avec un particulier ; et il était plus facile à Horace de prendre ce ton que la fière allure de la poésie lyrique. Les satires furent composées de l'an 713 à l'an 726, entre la vingt-quatrième et la trente-septième année d'Horace ; l'une d'elles cependant (la 7e du Ier livre) remonte jusqu'au temps où il servait dans l'armée de Brutus. Elles correspondent donc pour la date à la jeunesse et à la première maturité du poète, et fort serait en droit de chercher dans une oeuvre de ce genre la verve et la flamme de la jeunesse. Quoi que nous en ayons en effet, ce mot de satire éveille aussitôt en nous le souvenir de Juvénal : Juvénal est pour nous comme le modèle suprême, l'idéal même de la satire, et c'est d'après lui que nous sommes enclins à juger tous ceux qui ont osé marcher dans la même voie. Horace ne ressemble en rien à ce roi de l'hyperbole. Ce n'est pas assez de dire qu'il n'a point en lui :
Ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses,
il faut ajouter que tout ce qui est excessif lui demeure naturellement étranger. « Le sage, dit-il quelque part, mériterait le nom de fou, le juste celui d'injuste, s'il recherchait la vertu au delà de ce qui suffit. » Il faut en tout de la mesure, dans les plaisirs, dans les chagrins, dans la sagesse, dans la folie, et, si vous écrivez, dans l'expression. Une âme ainsi faite, si raisonnable, si maîtresse d'elle-même, n'aura point de ces indignations tonnantes à la Juvénal. Horace, sceptique et doucement railleur, ne se met point en colère ; le ridicule, dit-il quelque part, fait mieux que la violence. Il voit, observe, prend ses notes, décoche ses traits malins sur celui-ci, sur celui-là ; ne s'oublie pas lui-même et se fait agréablement son procès. Ses plus grandes hardiesses ne vont pas au delà d'une raillerie spirituelle, délicate, comme il convient à un homme trop sensé pour se mettre en colère à propos des vices des autres. Ces emportements de langage d'ailleurs ne sont pas d'un homme bien élevé, et qui sait vivre. Or, la société familière de Mécène et d'Auguste se distingue surtout par l'urbanité, qui n'est autre chose que la mesure parfaite et le respect des convenances. Dans un tel milieu un déclamateur virulent eût été ridicule et souverainement incommode. Cette aimable société d'épicuriens a pour devise notre vers charmant :
Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs.
La satire d'Horace prendra donc la forme d'une conversation enjouée et piquante, et ses plus grandes hardiesses n'iront guère au delà de ce que se permettent en causant familièrement des hommes d'un esprit aiguisé. Quelques crudités par-ci par-là, comme il en échappe en petit comité ; nul ne s'en scandalisait à Rome ; on en voyait, on en entendait bien d'autres au théâtre.
Voilà pour le ton général de l'oeuvre. L'esprit naturellement modéré d'Horace et le cercle littéraire dans lequel il vivait ne permettaient pas qu'il fût autre, plus haut et plus passionné. Quant au fond, il porte plus marquée encore l'empreinte des circonstances extérieures. La position prise par le poëte dans la société romaine le condamnait nécessairement à une extrême réserve. N'était-il pas l'ami et le confident d'Auguste et de Mécène ? N'avait-il pas chanté, ne chantait-il pas tous les jours dans ses odes les bienfaits du nouveau règne, la religion remise en honneur, la paix assurée au monde, les vieilles moeurs restaurées, la chasteté des mariages, la virile éducation donnée à la jeunesse ? Si tout était bien sous le principat d'Auguste, quelle pouvait être la matière des satires ? Nous touchons ici le point délicat, le desideratum de cette oeuvre trop vantée. On a voulu y voir un tableau complet et exact de la société romaine d'alors. Rien de moins fondé. Horace n'était pas de faille à tracer ce tableau, qui eût demandé un pinceau bien autrement énergique que le sien. Était-il dupe de l'hypocrisie officielle ? Voyait-il sous les couleurs brillantes dont Auguste masquait son administration, les vices sans nombre de l'oeuvre nouvelle ? Croyait-il sincèrement à ce replâtrage de la vieille Rome républicaine par un maître absolu ? Il avait, j'imagine, trop d'esprit pour prendre au pied de la lettre ces menteuses restaurations du passé. Mais il n'avait ni le courage de les dévoiler, ce qui eût été à proprement parler l'oeuvre d'un vrai poète satirique, ni l'idée de s'en scandaliser. Que la chose publique aille comme il plaira aux dieux et à l'empereur que cela regarde : pour nous, jouissons de la vie et moquons-nous des sots. Les sots, voilà en effet les victimes d’Horace. Il y en a bien des espèces : les bavards importuns, les beaux esprits, les difficiles, les inconséquents, ici un mauvais poète, là un chanteur, un stoïcien renfrogné, un gourmand. Il esquisse d'une main légère ces divers personnages, et en dessine d'assez agréables caricatures. Mais est-ce au nom de la morale outragée qu'il accable ces malheureux de ses traits acérés ? Nullement. Encore une fois ce point de vue élevé lui est absolument étranger. Voici l'idée qu'Horace s'est faite de l'humanité ; on y retrouvera un évident ressouvenir de ses études de philosophie morale à Athènes. Tous les hommes sont à un degré quelconque atteints de folie ; folie ou passion, c'est tout un, le mot stultus a les deux sens. Tous sont poussés par la passion à des actes mauvais et surtout absurdes. Prenons un exemple, la satire IIe du premier livre. Le poète démontre, car c'est une thèse qu'il soutient, que l'adultère est une folie, un fort mauvais calcul, si l'on veut. Il ne peut avoir pour excuse que la passion ; or, n'y a-t-il qu'une femme mariée qui puisse satisfaire les emportements de la passion ? Elle n'est pas plus belle que toute autre, et, de plus, un commerce avec elle expose aux plus cruels dangers, à la perte de l'honneur, de la fortune, souvent même de la vie. Donc, libertins, respectez les femmes mariées et contentez-vous des affranchies et des courtisanes. Voilà la morale d'Horace, c'est celle que lui enseignait son père : il lui montrait un débauché connu, déshonoré, et lui disait : Veux-tu être comme lui ? Les dernières conséquences de cette théorie sont faciles à déduire : d'un côté, identité du vice et de la folie ; de l'autre, identité de la vertu et de la prudence. Il est dans la nature de l'homme de céder à l'attrait du plaisir : seulement l'insensé compromettra sa fortune, son honneur, sa vie ; le sage saura jouir, sans se compromettre en rien. L'avare et le prodigue, le gourmand et l'ambitieux, sont aussi des insensés. Ils veulent être heureux, et ils ont raison ; mais les moyens qu'ils emploient sont mauvais. Voilà le fond moral des satires d'Horace ; elles peuvent toutes, sauf celles qui sont un récit (comme le voyage de Brindes, le souper ridicule, la présentation à Mécène, l'éloge de la campagne), se réduire à ce principe. Par là elles sont à la portée du plus grand nombre, et elles plairont toujours aux esprits modérés. Le poète d'ailleurs s'applique souvent à lui-même les critiques qu'il adresse aux autres : il le fait avec un agrément et une sincérité parfaite, c'est un charme de plus. Au lieu d'un auteur, on trouve un homme.

Les Épîtres.

Les Épîtres sont des dernières années de la vie d'Horace. Je les appellerais volontiers son testament moral et littéraire. Arrivé à l'âge où l'on est devenu tout ce qu'on doit être, il se montre tel que l'ont fait les années, l'expérience des hommes et des choses et le travail de la pensée. - Il y a deux parties bien distinctes dans cette oeuvre : l'une qui comprend les théories morales, ou, si l'on aime mieux, la philosophie d'Horace, c'est le premier ivre ; l'autre, qui renferme ses théories littéraires, c'est le second livre. On sait que l'Épître aux Pisons, vulgairement appelée Art poétique, en fait partie.
Voyons d'abord le moraliste.
Comme tous les Romains éclairés de son temps, Horace connaissait parfaitement les principaux systèmes philosophiques de la Grèce, et il avait extrait de chacun d'eux, en les combinant, en les corrigeant, un ensemble de règles pour la conduite de la vie. Écoutons-le.
- "Je dis adieu pour toujours et aux vers et aux autres frivolités. Qu'est-ce que le vrai, l'honnête ? voilà ce qui m'inquiète, ce que je cherche, ce qui m'occupe tout entier. J'amasse désormais pour les besoins de l'avenir. Ne me demande pas sous quels drapeaux je marche, à quelle maison je m'attache ; je n'ai point de maître à qui je me sois donné, à qui j'aie juré obéissance ; hôte passager, je m'arrête où me jette la tempête. Tantôt j'embrasse la vie active, je me hasarde sur la mer orageuse du monde ; je suis le partisan sévère, le sectateur rigide de la vertu véritable. Tantôt je me laisse doucement retomber dans la morale d'Aristippe, et je me soumets les choses du dehors au lieu de me soumettre à elles." Il ne nomme point Épicure, mais c'est bien son vrai maître. Le stoïcisme n'était pas fait pour lui. Il se moque, lorsqu'il dit qu'il songe à se hasarder sur la mer orageuse du monde, et à embrasser la vie active du citoyen. Le stoïcisme ordonnait en effet à ses disciples de se mêler à la vie publique ; mais Horace en fut-il jamais tenté, et songeât-il jamais à conseiller à d'autres ce que lui-même regardait avec raison comme impossible ? Qu'on lise les épîtres 17e et 18e du premier livre, adressées l'une à Scéva, l'autre à Lollius, on aura le vrai code de la morale politique du jour. - "Gouverner, commander, offrir à ses concitoyens le spectacle d'ennemis captifs, voilà ce qui touche au trône de Jupiter, qui a aspire aux honneurs du ciel. Mais plaire aux premiers de la terre, ce n'est pas non plus un honneur si médiocre." - Nous voilà bien prévenus, les grandeurs de la vie publique sont réservées aux dieux, c'est-à-dire à Auguste et à sa famille : pour les autres, la gloire de bien faire leur cour. - C'est un art difficile, une Corinthe où tous n'abordent pas. Il faut être discret, réservé, regarder sans voir, écouter sans entendre, ne pas importuner surtout par des phrases de mendiant. - "J'ai une soeur sans dot, une mère dans la pauvreté, un bien dont on ne peut se défaire, et qui ne suffit point à nourrir son maître. Parler ainsi, c'est crier : donnez-moi à manger." - Ne soyez point non plus vil flatteur et bouffon, ni rude et renfrogné pour vous donner l'air d'un indépendant, d'un Caton, ni complaisant outré et fastidieux, ni contradicteur opiniâtre. "La vertu est un sage milieu entre deux excès opposés." Il faut sacrifier ses goûts à ceux du maître, aller à la chasse de bon coeur s'il le désire, bien qu'on ait envie de rester chez soi à faire des vers. Surtout ayons grand soin de ne jamais recommander les gens dont nous ne sommes pas sûrs. Leurs fautes retomberaient sur nous. Soyons gai avec le maître quand il est gai, triste quand il est triste, grand buveur, quand il aime à boire. Que si toutes ces sujétions te semblent trop dures, étudie les philosophes et apprends d'eux la résignation, ou, ce qui vaut mieux encore, la modération dans les désirs, qui assure à l'homme ce bien inestimable, la liberté. A défaut du citoyen, nous avons l'homme. La morale devient personnelle, bornée exclusivement au moi. Que nous sommes loin du Traité des devoirs de Cicéron ! La suppression de la vie publique, en enlevant au Romain son plus haut intérêt, le condamne à se concentrer en lui-même. Il cherchera encore le souverain bien, mais il ne le trouvera plus dans l'action et le dévouement. Il a entendu les clairons qui sonnaient la retraite ; il quitte le forum, rentre chez lui. Qu'y fera-t-il ? Il combattra l'oisiveté qui lui est imposée, par l'étude, les voyages, le jeu, les festins, les amours faciles. Ses amis ne sont plus des amis politiques, mais des compagnons de plaisirs. Quelques-uns, âmes plus fortes, ne pouvant se consoler de n'être plus citoyens, restent dédaigneusement à l'écart, sacrifiant en secret à la vieille divinité, la république : hommes chagrins, austères, trouble fêtes, qui ont toujours à la bouche les noms des Caton, des Brutus et des Cassius. Ce sont les stoïciens. Horace se moquera de ces gens attardés. D'autres se jettent en désespérés dans toutes les fureurs du luxe et de la volupté ; ils consument dans un seul festin une fortune royale, ils engraissent leurs murènes de sang humain, comme Apicius, comme Médius Pollion : ce sont les Épicuriens poussant jusqu'aux dernières monstruosités le précepte du maître. Les sages demandent à la vie tous les biens qu'elle offre à ceux qui savent les découvrir et en jouir. - Point de regrets inutiles pour ce qui n'est plus et ne saurait revenir ; point d'ambitions démesurées ; le jour qui nous éclaire peut être le dernier, jouissons-en. Aimons, rions, buvons, chantons ; vivent les douces causeries, et le sommeil et la précieuse oisiveté ! Se porter bien, avoir de bons amis, des livres, un domaine aux champs, une maison à la ville, que faut-il de plus pour être heureux ? Et le bonheur n'est-il pas la fin de l'homme ? - Voilà la philosophie d'Horace : elle est peu héroïque, comme dit fort bien M. Patin ; mais elle n'en est que plus raisonnable, et plus à la portée du commun des hommes. - Je serais étonné cependant qu'elle pût satisfaire des âmes jeunes. C'est un vin vieux, dit Voltaire, soit, mais il ajoute qui rajeunit les sens... Je croirais plutôt qu'il les engourdit. Mais c'était comprendre excellemment son époque que de présenter la vie sous cet aspect.
Théories littéraires.
Tout se tient dans Horace. L'homme et le poète ne font qu'un. De même que tous les héros des anciens âges pâlissent devant Auguste, ainsi les poètes modernes effacent la gloire de leurs devanciers. Cette guerre contre les poètes de la république, il la commença de bonne heure, à peine rallié au nouveau règne, et il la poussa jusqu'à son dernier jour. C'est qu'il ne s'agissait plus seulement d'Auguste, de Mécène, du principat : il y allait de l'honneur de l'école moderne ; Horace combattait pour son propre foyer. - Il faut bien le reconnaître, c'est la partie la plus faible de son oeuvre. On ne comprend pas qu'un homme de tant d'esprit se soit obstiné à une plaidoirie si malheureuse. Ici évidemment ce sage, toujours maître de lui-même, a été égaré par la passion. L'amour-propre est le plus dangereux des guides.
Au temps où la nouvelle école représentée par Horace, Virgile, Varius, tous courtisans ou amis d'Auguste, mettait au jour des oeuvres qui portaient si vive l'empreinte de leur temps, il y eut surprise, indignation, et retour passionné vers les poètes de la république. L'opposition politique devenue impossible se transforma en opposition littéraire. On ne pouvait attaquer Auguste, on attaqua Virgile et Horace. On se plut à opposer à leurs vers laborieux, la franche et vive allure d'Ennius, de Lucilius ; à leur délicate plaisanterie, la verve puissante de Plaute : on affecta surtout une admiration passionnée pour les poètes tragiques de la république, Pacuvius, Attius ; on remonta même jusqu'au cinquième siècle, et on remit au jour les Saturnins abrupts de ce fougueux Névius, l'opiniâtre adversaire des grands. Certains archéologues plus fanatiques encore s'éprirent tout à coup des lois des Douze Tables, du chant des Saliens, des livres des Pontifes, des vieux oracles des devins. Enfin on évoqua toute la vieille Rome littéraire pour la dresser comme un rempart contre les novateurs de l'empire. Le doux Virgile ne fut point troublé de ces clameurs : comme notre Racine il se borna à laisser tomber de sa plume une épigramme rapide et cruelle, qui perçait de part en part deux des plus ardents détracteurs, Bavius et Mévius. Horace était plus irascible. Il harcela d'abord ces ennemis littéraires, les Pentilius, les Démétrius, les Fannius, et bien d'autres ; mais cela ne lui suffit pas : battus, ils se retranchaient derrière Ennius, Lucilius, toute l'antiquité. Horace fit leur procès aux anciens. Il s'indigne qu'on réclame pour eux autre chose que de l'indulgence. Ceux qui admirèrent les plaisanteries et le nombre de Plaute furent des sots. Quant aux antiquaires qui vantent les lois de Numa et les chants des Saliens, ils ne les comprennent pas plus que moi. Ils crient à l'impudence quand je me permets de critiquer la marche des pièces d'Atta. Quoi ! s'écrient-ils, des pièces que jouaient le grave Aesopus, le docte Roscius ! (traduisez, des pièces républicaines, pleines d'allusions à la liberté menacée et perdue.) Sous cette admiration obstinée il y a autre chose, il y a la malveillance et l'envie contre les poètes modernes. - Mais enfin que pense-t-il des anciens ? Il pense que leurs vers sont durs, lâches et souvent languissants ; qu'ils écrivaient sans soin, à la hâte, plus désireux de faire beaucoup que de faire bien ; que Lucilius est un fleuve bourbeux, qu'Ennius est ridicule avec ses prétentions à être le continuateur d'Homère. Toutes ces critiques, on le voit, se réduisent à ceci. Les anciens sont grossiers dans leur langage et dans la facture de leurs vers ; qui le niait ? Mais on parlait ainsi de leur temps. Avaient-ils du moins, ces barbares, l'inspiration forte, l'élan, la verve, la foi ? S'ils dédaignaient la rature, n'était-ce pas que leurs vers jaillissaient impétueux de leur âme de feu ? Il y a du fumier dans Ennius ; soit, mais il y a aussi des perles ; et Virgile en faisait son profit. Horace lui-même, lorsqu'il était plus jeune et plus équitable, retrouvait dans la phrase brisée d'Ennius "les membres dispersés du poète".
Une nouvelle poétique se forme, Horace en donne les règles. La première, c'est l'étude incessante des modèles de la Grèce : «Feuilletez-les nuit et jour. » La seconde, c'est le soin scrupuleux de la forme, de la minutieuse exactitude. Le poète sera avant tout un être raisonnable ; il étudiera Socrate et ses disciples pour apprendre à bien penser. Il mettra chaque chose en sa vraie place, observera la distinction des genres, polira et repolira sans cesse son ouvrage. Précepte judicieux que notre Boileau développera complaisamment, et dont on ne s'avise que le jour où le vide des idées et la froideur de l'inspiration cherchent se dissimuler sous la perfection de la forme. A quoi sert de le dissimuler, en effet ? Les nouveaux poètes sont infiniment supérieurs à leurs devanciers sous tous les rapports, un seul excepté : l'élévation de la pensée et le sérieux de l'inspiration. La liberté soutenait et animait les premiers ; ils étaient citoyens avant d'être auteurs. Dans Catulle lui-même, on sent vibrer la fibre nationale. Horace et ses amis rappellent trop les poètes d'Alexandrie, qu'ils imitèrent avec tant de complaisance. Je ne les appellerai point des courtisans, si l'on veut, mais à coup sûr ce ne sont point des républicains ; ils ont l'âme monarchique. Ils aiment la paix, ils célèbrent Auguste qui en est l'auteur : c'est un dieu pour eux : Deus nobis haec otia fecit. Ces loisirs, ils les consacrent à la lente et patiente composition de leurs oeuvres, leur vie s'y consume. Nul Romain n'avait encore été homme de lettres à ce point et si absolument. Ce soin passionné d'écrire et de bien écrire est un nouveau signe du temps. Les grands sujets d'intérêt général et populaire ne se présentent plus à des esprits absorbés dans les recherches de l'élégance et du poli : aussi ces grands artistes sont-ils à peu près inconnus au peuple ; ils le dédaignent d'ailleurs ; ils écrivent pour un petit nombre de gens délicats. Les réunions littéraires commencent à se former à Rome ; Horace se fait prier pour lire ses vers devant ce petit aréopage, mais de plus en plus la mode en prévaudra ; de plus en plus les auteurs se tiendront en dehors du courant populaire, et formeront dans l'État une caste à part. Ce fut une des conséquences de l'établissement de la monarchie, et une des plus fâcheuses. Horace lui-même n'y échappa point. Voici le petit nombre de personnes pour lesquelles il écrit et à qui il veut plaire :
"Que Sestius et Varius, que Mécène et Virgile, que Valgius, que l'excellent Octavius, que Fuscus accordent à ce que j'écris leur estime ; que j'aie aussi l'approbation des deux Viscus : voilà ce que je souhaite. Je puis, sans vouloir te flatter, te nommer avec eux, Pollion, toi aussi, Messala, ainsi que ton frère ; vous Bibulus, Servius, sincère Furnius, d'autres encore, hommes doctes et mes amis, que je m'abstiens de nommer, à qui je voudrais plaire, dont je regretterais fort le suffrage s'il trompait mes espérances."

EXTRAITS D'HORACE.

I - A Postumus.

Elles s'enfuient, hélas ! Postumus, mon cher Postumus, elles nous échappent nos rapides années ; point de prières pour retarder d'un instant les rides, la vieillesse déjà proche, l'indomptable mort : non, quand chacun de tes jours tu chercherais, ô mon ami, à fléchir, par une triple hécatombe, Pluton, ce Dieu sans larmes, ce gardien du monstrueux Géryon, et de Tityus, à jamais emprisonné dans les replis des tristes eaux, qu'il nous faut passer tous, mortels nourris des dons de la terre, que nous ayons été des rois, ou d'indigents cultivateurs.
En vain nous tiendrons-nous éloignés des sanglants démêlés de Mars, es flots murmurants qui se brisent sur les rochers de l'Adriatique ; en vain nous garderons-nous en automne du souffle malfaisant de l'Auster : il nous faut tôt ou tard aller voir ces rivages, où se trament les noires eaux du Cocyte, et la race détestée de Danaüs, et le fils d'Éole, Sisyphe, condamné à un éternel travail.
Il te faudra quitter la terre, et la maison, et ton épouse aimée ; et, de ces arbres que tu cultives, nul que l'odieux cyprès ne suivre son maître d'un jour.
Plus digne que toi de la richesse, ton héritier engloutira ce cécube que gardent cent fidèles clefs ; il rougira son pavé de marbre des flots dédaigneusement prodigués d'un vin qui ferait envie à la table des pontifes. (Odes, II, 14.)

II - A Jules Antoine.

Entrer en lutte avec Pindare, ô Jules, c'est vouloir se hasarder sur des ailes de cire, comme le fils de Dédale, et donner son nom à une autre mer.
Le fleuve qui descend des montagnes, et qu'ont enflé les pluies, se répand hors de ses rives ; ainsi bouillonne et coule à flots immenses le profond et impétueux Pindare.
Il mérite le laurier d'Apollon, soit que dans ses audacieux dithyrambes il roule des mots nouveaux, et s'emporte en des vers libres de toute loi ; soit qu'il chante les dieux, les rois enfants des dieux, par qui périrent d'une juste mort les insolents Centaures, par qui tomba la flamme de la redoutable Chimère ; soit qu'il dise les vainqueurs que la palme d'Élide renvoie égaux aux dieux, qu'il célèbre l'athlète, le coursier lui-même, et les honore d'un prix au-dessus de cent statues ; soit enfin qu'il pleure avec l'épouse désolée le jeune époux qu'elle a perdu, et que sa force, son courage, ses moeurs dignes de l'âge d'or, il les élève jusqu'aux astres, il les dérobe aux ténèbres de Pluton.
Une aile puissante, Antoine, soutient dans les airs le cygne thébain, quand il s'élance vers la région des nuages. Mais moi, comme l'abeille de Matine, qui se fatigue à recueillir les sucs embaumés du thym, je ne compose pas sans peine ; sous les ombrages, près des eaux du frais Tibur, mes vers laborieux.
C'est à toi de chanter avant nous, sur un ton plus fort, ô poète, le vainqueur qui bientôt, le front orné d'un juste laurier, traînera vers les saints degrés du Capitole les fiers Sicambres ; ce prince, le plus grand, le meilleur que les destins, les dieux propices aient accordé à la terre, dont on ne verra jamais l'égal, bien que le monde semble retourner au métal des premiers âges. C'est à toi de chanter cette allégresse, ces jeux, cette paix du barreau qui dans l'heureuse Rome vont célébrer le retour enfin obtenu d'Auguste.
Ma voix alors, si elle mérite d'être entendue, osera se joindre à la tienne, et chanter : "O beau, ô fortuné jour qui nous ramène César !"
Mais déjà il s'avance, et nous crions, et la ville entière répète : Triomphe, triomphe ! Chacun dans sa reconnaissance offre aux dieux son encens.
Dix taureaux, autant de génisses, voilà ce que tu leur dois.
Moi, c'est une jeune victime, à peine séparée de sa mère, qui croît dans les pâturages pour acquitter mes voeux. Ses cornes naissantes se courbent comme le croissant de la lune à son troisième lever, et la tache blanche de son font brille de l'éclat de la neige sur son poil fauve.
(Odes, IV, 2.)

III - En l'honneur d'Auguste.

La foudre nous atteste que Jupiter règne aux cieux : comment douter ici-bas de la divinité présente d'Auguste, quand il ajoute à l'empire les Bretons et les redoutables Perses.
Quoi ! le soldat de Crassus avait pu vivre dans des liens honteux avec une épouse barbare ! Quoi ! devenu le gendre de son ennemi, ô sénat, ô moeurs antiques ! le Marse et l'Apulien avaient pu vieillir dans les armées d'un roi mède, oubliant et les anciles, et la patrie, et la toge, et les feux éternels de Vesta, quand le Capitole, quand Rome était encore debout !
Voilà ce que craignait la prévoyance de Régulus, quand il s'opposait à des conditions honteuses, à un exemple funeste pour l'avenir, quand il voulait qu'on laissât périr sans pitié dans les fers notre lâche jeunesse.
"J'ai vu, disait-il, suspendus aux temples de Carthage, nos drapeaux, et ces armes que nos soldats ont rendues sans combattre ; j'ai vu, les mains liées derrière le dos, des citoyens, des hommes libres ; les portes de la ville ouvertes comme en pleine paix ; les champs paisiblement cultivés, ces champs ravagés naguère par nos armes. Vos soldats, je le crois, rachetés à prix d'or, vous reviendront plus courageux. C'est ajouter le dommage à l'infamie. La laine, une fois teinte, ne reprend point sa couleur première, et la vertu véritable, quand on l'a perdue, ne rentre point dans un coeur avili. Si le cerf combat, dégagé du filet, celui-là sera brave, qui s'est livré à de perfides ennemis ; il terrassera les Carthaginois dans un second combat, celui qui a senti sur ses bras désarmés le poids de leur fer, et qui a craint la mort. Oui, pour sauver leur vie, ils ont mêlé la paix à la guerre ; ô opprobre de Rome ! ô gloire de Carthage élevée sur les ruines honteuses de l'Italie."
On dit qu'il repoussa les baisers de sa chaste épouse, les caresses de ses petits enfants, parce qu'il n'était plus citoyen; qu'il tint attachés à la terre ses mâles, ses farouches regards, jusqu'à ce que ce conseil inouï eût fortifié l'esprit incertain des sénateurs, et qu'au milieu de ses amis en larmes, il reprit le chemin de son illustre exil.
Il savait cependant ce que lui préparaient des bourreaux barbares. Mais lorsqu'il se faisait un passage à travers ses proches empressés de le retenir et la foule du peuple qui s'opposait à son départ, on eût dit qu'après avoir terminé les longues affaires de ses clients, il s'en allait respirer dans les champs de Vénafre ou de la lacédémonienne Tarente.
(odes, III, 5.)

IV - A Q. Dellius.

Songe à conserver, au milieu des disgrâces, l'égalité de ton âme, et, dans la prospérité, ne la préserve point avec moins de soin d'une insolente joie, puisque enfin tu dois mourir, ô Dellius, soit que ta vie se soit écoulée tout entière dans la tristesse, soit que, les jours de fête, couché à l'écart sur un vert gazon, tu aies réjoui ton coeur par un falerne de bonne date et caché au fond du cellier.
En ce lieu où un pin élevé, un blanc peuplier aiment à mêler leurs ombres hospitalières, où lutte contre les détours de sa rive une onde pressée de fuir, fais apporter le vin, les parfums, les fleurs trop peu durables, hélas ! du rosier, tandis que te permettent encore cette joie, ta fortune, ton âge, la noire trame des infernales soeurs.
Un jour, ces biens, ces pâturages dont tu recules les limites, ton palais, ta maison des champs que baignent les jaunes ondes du Tibre, un jour, il te faudra y renoncer. L'amas croissant de tes richesses deviendra la proie d'un héritier.
Que tu sois le riche descendant de l'antique Inachus, ou bien un misérable de la plus basse origine, qu'importe pour ce peu d'instants que tu dois passer à la lumière du jour, victime réclamée par l'impitoyable Pluton ?
Nous allons tous, troupeau docile, au même lieu. Les noms de tous s'agitent dans l'urne d'où doit sortir un peu plus tôt, un peu plus tard, l'arrêt qui nous fera partir, pour un exil éternel, sur la fatale barque.
(Odes, II, 3.)

V - A son livre.

Tu sembles, mon livre, regarder du côté de Vertumne et de Janus, impatient sans doute de te produire, poli par la pierre ponce sur les rayons des Sosies. Tu as pris en haine et les clefs et les sceaux, ces gardiens chers à la pudeur ; tu gémis d'être vu de si peu ; tu aspires à la publicité, toi, nourri dans d'autres sentiments. Eh bien ! cours où il te tarde d'être. Une fois échappé, plus de retour possible. « Qu'ai-je fait, malheureux, qu'ai-je souhaité ? » diras-tu, si tu reçois quelque affront : et tu sais, comme te referme l'amateur rassasié, dont l'intérêt languit. Que si je puis, bien qu'ému de ta faute, voir clair dans ta destinée, tu seras cher aux Romains, tant que les grâces de l'âge ne t'auront pas abandonné ; mais quand, entre les mains de la foule, tu commenceras à te flétrir, il te faudra nourrir en silence les mites fixées dans tes replis, ou bien tu te réfugieras à Utique, ou bien encore on t'enverra garrotté à Ilerda. Alors rira celui dont tu n'as pas écouté les conseils, semblable à cet homme qui, de colère, poussa lui-même dans le précipice son âne indocile. A quoi bon, en effet, se mettre en peine de sauver qui veut périr ? Autre danger : un temps peut venir où, négligé de Rome, relégué dans ses faubourgs, ta vieillesse bégayante soit réduite à enseigner aux petits enfants les éléments du langage. Quand le soleil attiédi rassemblera autour de toi plus d'auditeurs, dis-leur que, fils d'affranchi, enfant de petite condition, j'étendis pourtant, hors de mon nid étroit, une aile assez large, et ajoute ainsi à mon mérite ce que tu retireras à ma naissance. Dis que dans la guerre, dans la paix, j'ai su plaire aux premiers de l'État ; que j'étais d'ailleurs très petit de corps, blanc avant l'âge, aimant le soleil, prompt à me mettre en colère, et me laissant toutefois facilement apaiser. Si, par hasard, on te demande mon âge, ajoute que je comptais déjà quatre fois onze décembres, l'année où Lollius obtint Lépide pour collègue. (Épîtres, I, 20.)

VI - A Celsus Albinovanus.

Muse, va, je te prie, trouver Albinovanus, le compagnon et le secrétaire de Néron ; souhaite-lui, pour moi, plaisir et prospérité. S'il te demande ce que je fais, dis-lui qu'après d'ambitieuses promesses, je n'en suis ni meilleur ni plus heureux. Non que la grêle ait désolé mes vignes, que le soleil ait brûlé mes oliviers, que mes troupeaux meurent dans des pâturages éloignés ; mais parce que, plus malade d'esprit que de corps, je ne veux rien écouter, rien apprendre de ce qui me soulagerait ; que je m'irrite contre le remède ; que je repousse de fidèles amis, lorsqu'ils veulent me tirer d'une langueur funeste ; que je recherche ce qui m'a nui ; que je fuis ce que je crois me pouvoir être utile ; que je suis inconstant comme les vents, à Rome regrettant Tibur, à Tibur n'aimant que Rome.
Après cela, demande-lui comment il se porte ; comment il gouverne sa fortune, comment il se gouverne lui-même ; s'il plaît au jeune prince et à sa jeune cour. S'il te répond que tout va bien, félicite-le, d'abord, puis glisse-lui à l'oreille ce sage conseil : « Celsus, pour être supporté, supporte bien ta fortune. » (Épîtres, I, 8.)

VII - A Mécène.

Je ne devais rester que cinq jours à la campagne: promesse menteuse ! Tout Sextilis se passe, et l'on m'attend encore.
Veux-tu, Mécène, que je vive, que je conserve ma santé, traite-moi avec la même indulgence que si j'étais malade, lorsque je crains de le devenir. Déjà mûrissent les premières figues, déjà les ardeurs de l'été ramènent sous nos yeux les convois funèbres, avec leurs lugubres licteurs; point de père, point de tendre mère qui ne tremble pour les jours d'un fils; les assiduités des courtisans et des plaideurs leur causent des fièvres mortelles, et font ouvrir bien des testaments. Bientôt les neiges de l'hiver blanchiront le mont Albain, alors le poète que tu aimes descendra vers le rivage de la mer : il se ménagera, s'enfermera en compagnie de ses livres, et si tu lui fais grâce jusque-là, ô le plus tendre des amis, tu le verras de retour avec les zéphyrs et la première hirondelle.
Tu m'as fait riche, Mécène, mais non pas comme le Calabrais qui offre des fruits à son hôte... « Mangez-en, je vous en prie. - C'est assez. - Prenez-en au moins autant que vous voudrez. - Vous êtes bien bon. - Vos enfants seront charmés de ce petit présent. - Il m'oblige autant que si j'en emportais ma charge. - Vous êtes le maître ; mais nos pourceaux profiteront aujourd'hui de ce que vous laissez. »
L'homme sottement prodigue donne ce qu'il n'aime pas, ce qu'il méprise, et voilà la semence d'où naissent et naîtront toujours les ingrats. L'homme généreux et sage est toujours prêt à répandre ses dons sur ceux qui les méritent, et cependant il tait faire la différence de l'argent véritable et des lupins. Je me montrerai digne, Mécène, d'un tel bienfaiteur. Mais si tu veux que je ne m'éloigne jamais de toi, alors, rends-moi la vigueur de la jeunesse, les cheveux noirs qui rétrécissaient mon front, ces grâces de la parole et du sourire, ces plaintes que je faisais :entendre dans nos festins sur la fuite de Cynare.
Un petit renard s'était glissé, par un trou très étroit, dans un tonneau rempli de blé : il s'y était engraissé, et faisait de vains efforts pour s'en retirer. Une belette qui n'était pas loin lui dit :
"Veux-tu te sauver de là ? maigre tu y es entré, maigre tu dois sortir."
Si l'on me reconnaît dans cette image, je renonce à tous les dons de la fortune. Je ne suis pas de ceux qui louent le sommeil du pauvre au sortir d'un bon repas, et je ne changerais pas contre les trésors de l'Arabie mon loisir et ma liberté.
Souvent tu m'as trouvé discret dans mes voeux ; tu m'as entendu te donner les noms de roi et de père, que je ne t'épargne point en ton absence. Veux-tu essayer si je puis, sans regret, renoncer à tes présents?
Il avait raison Télémaque, le fils du patient Ulysse, lorsqu'il disait à Ménélas : « notre Ithaque n'est point un pays propre à. nourrir des coursiers; il ne s'y trouve ni plaines ni gras pâturages. Fils d'Atrée, garde des biens qui te conviennent mieux qu'à moi. » Aux petits convient la médiocrité. Je ne veux plus de la magnifique Rome. Je n'aime que le loisir de Tibur et la mollesse de Tarente.
Philippe, ce citoyen actif et courageux, ce célèbre orateur, revenait du barreau vers la huitième heure du jour, et trouvait qu'il y a loin du forum au quartier des Carènes ; car il était déjà âgé. Chemin faisant, il aperçut, dit-on, à l'ombre dans la boutique déjà déserte d'un barbier, un homme qu'on venait de raser et qui fort paisiblement se faisait les ongles. « Démétrius, dit-il (c'était un esclave fort entendu), va vite, et t'informe quel est cet homme, son pays, sa fortune, sa naissance, son patron. » L'esclave part et revient. « C'est un certain Vulteius Ménas, crieur public de son métier, peu riche d'ailleurs, mais sans reproche et bien famé. Il travaille et se repose à propos, amasse et sait jouir, vit content avec ses égaux, dans son petit domicile, et fréquente, ses affaires finies, les spectacles et le champ de Mars. - Je serais bien aise d'apprendre tout cela de lui-même. Dis-lui que je l'attends à souper.» Ménas ne peut le croire ; il est tout interdit ; enfin il remercie. « Il me refuserait? - Il vous refuse très décidément, c'est dédain ou timidité.» Le lendemain, de bonne heure, Philippe le trouve sur la place, vendant au petit peuple quelques menues marchandises. Il l'aborde, le salue, et l'autre de s'excuser sur son travail et l'assujettissement de sa profession, s'il n'a pas été le matin rendre visite à Philippe, s'il ne l'a pas aperçu le premier. « Je vous pardonne à condition que nous souperons ce soir ensemble. - Volontiers. - Je vous attends donc passé la neuvième heure ; continuez, et faites vos affaires. » Le soir, au souper de son hôte, Vulteius dit sans choix ce qu'il peut dire, ce qu'il faut taire, jusqu'à ce qu'enfin on l'envoie dormir. Philippe, voyant que notre homme mordait à l'hameçon, qu'il était le matin assidu à son audience, et le soir à sa table; l'invite à venir avec lui passer les fêtes latines à sa maison de campagne. On le met en voiture, et le voilà s'extasiant sur le climat et le sol de la Sabine. Philippe le voit et s'en amuse ; car il ne cherchait qu'à se distraire et à rire; il lui donne sept mille sesterces, promet de lui en prêter autant, et enfin lui persuade d'acheter un petit fonds de terre. Vulteius achète. Pour abréger, de citadin il devient campagnard, ne parle plus que de sillons et de vigne, façonne ses ormeaux, se consume en soins de toute espèce, vieillit tous les jours par le désir d'amasser. Cependant les voleurs enlèvent ses brebis, la maladie emporte ses chèvres, la moisson trompe ses espérances, ses boeufs meurent sur le sillon. Rebuté de tant de pertes, il se lève une bonne nuit, prend un cheval, et descend le matin à la maison de Philippe. Celui-ci, le voyant tout défait, tout en désordre :
« Comme vous voilà, lui dit-il; vous vous traitez mal, Vulteius, vous êtes trop dur à vous-même. - Dites, mon cher patron, que je suis bien malheureux, et vous aurez raison. Au nom de votre génie tutélaire, par votre droite, par vos pénates, je vous en conjure,-rendez-moi à ma première vie. »
Si le bien que vous cherchiez vous fait regretter celui que vous avez quitté, revenez-y au plus vite. Il faut que chacun s'en tienne à sa mesure. (Épitres, I, 7.)

 

(01 ) Ovid. Trist. lib. II, v. 495. - Je recommande la lecture de l'élégie tout entière, peinture fort curieuse des moeurs et de la littérature légère du temps.
(02)  Martial cite un Grec auteur de mimographes, Philistion de Nicée.
(03)  C'est l'orthographe des plus anciens manuscrits, celui de Médicis et celui du Vatican.
(04)  M. Egger dans un mémoire sur la Poésie pastorale avant Théocrite, la fait remonter bien plus haut, mais Théocrite n'en reste pas moins le créateur du genre, distinction capitale.
(05)  Suivant quelques commentateurs, le poète salue la naissance de l'enfant que Scribonia, femme d'Auguste, allait mettre au monde. Ce fut la fameuse Julie.
(06)  Georg. IV, 219, sqq.
(07) Iliad. XX, 307. Hym.. ad. Aph. 197.
(08)  L'abbé Galiani, qui avait tant d'esprit, ne le prenait pas de si haut avec Horace. "La bataille de Philippes le guérit de la maladie qu'on appelle bravoure, et il redevint pour toujours poète, et, comme de raison, poltron."
(09)  Sat., I, II, 25.