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table des matières dE PROCOPE

PROCOPE

HISTOIRE DE LA GUERRE DES VANDALES

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

traduction anglaise pour ceux qui voudraient avoir les quelques harangues manquantes

 

 

 

HISTOIRE DE LA GUERRE DES VANDALES,

PAR PROCOPE

 

LIVRE I.

 

 

HISTOIRE DE LA GUERRE CONTRE LES VANDALES,

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE PREMIER.

1. Partage de l'Empire romain, 2. Ancienne division de la terre en deux parties, l'Asie et l'Europe. Fort, nommé Septem : Largeur du détroit de Cadix et de l'Hellespont. 3. Étendue que l'Empire romain avait autrefois le long des côtes de la mer Méditerranée. 4. Étendue de l'Empire d'Orient et d'Occident.

1. Le succès des guerres que Justinien a faites contre les Mèdes, a été tel que je l'ai représenté. Je rapporterai maintenant celle qu'il a faites  contre les Vandales et contre les Maures, après néanmoins  avoir dit d'où ces Vandales sont sortis pour inonder l'Empire. Ensuite de la mort de Théodose, qui s'était rendu si célèbre par sa justice, et par sa valeur, ses deux fils lui succédèrent. Arcadius qui était l'aîné, prit l'Orient, et Honorius l'Occident. L'Empire avait déjà été partagé de la sorte par Constantin à ses enfants. Ce fut lui qui en transféra le siège à Byzance, qui rendit cette ville plus grande et plus magnifique qu'elle n'était auparavant, et qui lui donna son nom.

2. L'Océan embrasse toute la terre, ou la plus grande partie de la terre, car on n'est pas encore bien assuré de la vérité de ce fait. Il ne l'embrasse pas seulement, mais il la divise encore en deux parties, par la mer Méditerranée, qu'il verse dans le détroit de Cadix, d'où elle se répand jusqu'aux Palus Méotides. La partie qui est à main droite de ceux qui naviguent sur cette mer, s'appelle l'Asie. Sur l'un des bords du détroit, et proche de l'une des Colonnes d'Hercule, il y a un fort, que ceux du pays ont appelle Septem, à cause qu'il y a sept petites collines en cet endroit-là et que Septem signifie Sept, en Latin. La partie de terre opposée s'appelle l'Europe. Le détroit qui les sépare n'a que quatre-vingts quatre stades de largeur. Après cela, elles font divisées par une vaste étendue de mer jusqu'à l'Hellespont, où elles se rapprochent à Seste et à Abyde, et encore une autrefois, à Constantinople, à Chalcédoine, et aux Rochers Cyanées, qui conservent encore le nom de Héro, où le trajet n'est pas de plus de dix stades.

3. Il y a pour deux cents quatre-vingts cinq jours de chemin, depuis une des Colonnes d'Hercule jusqu'à l'autre, si l'on va le long des côtes, sans toutefois faire le tour du Golfe Ionique, et du Pont-Euxin, et que l'on traverse de Chalcédoine à Constantinople, et d'Otrante au rivage qui est vis avis. Pour ce qui est de l'espace qui est depuis le Pont-Euxin jusqu'aux Palus Méotides, il est difficile de le mesurer, à cause que les Barbares qui habitent au delà de l'Istre, ou du Danube, ne permettent pas aux Romains d'y aborder. Mais pour parcourir l'Asie, depuis Chalcédoine jusque  à l'embouchure du Phase, il faut quarante jours. Ainsi il faudrait trois cents quatre jours pour parcourir les côtes de l'Empire, en traversant le golfe Ionique à Otrante, où il y a environ huit cents stades de largeur, rt pour quatre jours de navigation. Voilà quelle était autrefois l'étendue de l'Empire romain.

4. La plus grande partie de l'Afrique contenant quatre-vingts dix journées de chemin, depuis le détroit jusqu'à Tripoli, appartenait à l'Empereur d'Occident. Il lui était aussi échu dans l'Europe, l'espace de soixante et quinze journées, depuis l'une des Colonnes d'Hercule jusqu'au golfe Ionique. L'Empereur d'Orient avait dans sa portion l'espace de soixante et quinze journées, depuis les limites de la ville de Cyrène en Afrique, jusqu'à celle d'Epidamne, que l'on appelle maintenant Dyrrachium. Il avait aussi tout ce qui relève des Romains sur le bord du Pont-Euxin. Une journée contient deux cents dix stades, qui est à peu près autant de chemin qu'il y en a d'Athènes à Mégare. Voilà le partage que firent les deux Empereurs. Pour ce qui est des îles; l'Angleterre, qui est la plus grande de l'Océan, fut laissée à l'Empereur d'Occident, comme sa situation le désirait. Il avait aussi Ebuse, qui est comme exposée au deçà du détroit, a toute la violence de la mer, et qui contient sept journées de chemin, et deux autres qu'on appelle Majorque et Minorque, en la langue du pays. Enfin chaque île de la mer appartenait à l'un ou à l'adiré des Empereurs, selon qu'elle était plus près de ses frontières.

CHAPITRE II.

1. Origine des Goths, des Visigoths, et des Gépides. 2. Irruption des Gépides, et fuite honteuse d'Honorius. 3. Prise de Rome par Alaric. 4. Extravagante passion d'Honorius pour une poule, nommée Rome. 5.. Vertu de Proba, dame romaine. 6. Attalus créé empereur par Alaric. 7. Révolte d'Angleterre. 8. Protection visible de Dieu sur Honorius. 9. Irruption des Goths.

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 1. DURANT qu'Honorius tenait l'Empire d'Occident, les Barbares firent irruption sur ses terres. Je dirai quels peuples c'étaient, et de quelle manière cela arriva. Il y a eu aux siècles passés, et il y a encore maintenant diverses sortes de Goths. Mais les premiers par leur dignité, et les plus considérables par leur nombre; font les Goths, les Vandales, les Visigoths et les Gépides. Autrefois on les appelait Sauromates et Mélanchlainiens. Quelques-uns les appelaient Gètes. Tous ces peuples ont des noms différents ; mais ils conviennent assez dans le reste. Ils sont blancs de visage, ils ont les cheveux blonds, ils sont grands, et de bonne mine. Ils se conduisent tous par les mêmes lois, font profession de la même religion, et suivent l'erreur d'Arius. Je me persuade qu ils n'ont tous qu'une même origine, et qu'ils ont emprunté de leurs capitaines les noms par lesquels ils se distinguent. Le temps passé la nation entière habitait au delà du Danube. Les Gépides se sont emparés depuis, de Singédone et de Sirmium, et des terres d'alentour sur les deux bords de cette rivière.

2. Pour ce qui est des autres, les Visigoths étant sortis de ces pays-là, contractèrent alliance avec l'Empereur Arcadius ; mais comme les Barbares sont infidèles  dans leurs traités, ils tournèrent incontinent après leurs armes contre lui, et contre l'Empereur de l'Occident, en pillant d'abord la Thrace, et se répandant ensuite dans toute l'Europe.

Honorius était à Rome, où il ne songeait qu'à jouir de la douceur de la paix, quand il apprit que ces Barbares étaient à Taulance avec une formidable armée. En même temps il abandonna son palais, et s'enfuît à Ravenne, qui est une ville très forte, assise sur le rivage de la mer Ionique. Il y en a qui ont voulu dire, que c'était lui qui avait fait entrer les Goths, pour châtier la révolte de ses sujets ; mais la connaissance que j'ai du naturel de ce prince, ne me permet pas d'ajouter foi à ce discours. Ces Barbares n'ayant point. trouvé de résistance, exercèrent toutes sortes de cruautés. Ils ruinèrent tellement toutes les villes, dont ils purent se rendre maîtres, et principalement celles oui étaient au deçà du golfe Ionique, qu'il ne reste plus de vestiges, si ce n'est peut-être, quelque tour ou quelque porte. Ils firent passer par le tranchant de l'épée les vieillards, les femmes, et les enfants, sans distinction de sexe, ni d'âge. De là vient que l'Italie est aujourd'hui si déserte. Ils enlevèrent toutes les richesses de l'Europe ; et ce qui est encore plus surprenant, après s'être chargés et des trésors publics de Rome, et du bien des particuliers, ils se retirèrent dans les Gaules.

3.  Je raconterai maintenant comment Alaric prit Rome. Après y avoir consumé beaucoup de temps sans la pouvoir réduire par la force, il eut recours à cet artifice. Il choisît parmi ses troupes trois cens jeunes hommes des plus apparents par leur naissance, et des plus estimés pour leur courage,  auxquels il découvrit le dessein qu'il avait, de faire semblant de les donner en qualité d'esclaves aux plus considérables du Sénat, afin que quand ils seraient dans leurs maisons, ils leur servissent avec beaucoup de soumission & de respect, et qu'en un certain jour qu'on leur marquerait, lorsque les maîtres reposeraient après le dîner, ils ouvrissent la porte Salaria, et tuassent la garnison. Ayant dit cela à ces jeunes hommes, il envoya à Rome des ambassadeurs, pour témoigner aux Sénateurs, qu'il admirait le zèle qu'ils faisaient paraître envers leur Prince, et pour les assurer qu'à l'avenir il les laisserait en repos ; et que pour marque de l'estime qu'il faisait de leur vertu, il leur donnerait à chacun un esclave. Il envoya  ensuite ces jeunes hommes, et commanda publiquement à ses troupes de préparer le bagage pour s'en retourner. Les Romains ajoutant foi à ces paroles, commencèrent à se divertir, sans se défier de rien.  Cependant ces nouveaux esclaves étaient si soumis à tous les ordres de leurs maîtres, qu'ils ne leur laissaient point de sujet de former le moindre soupçon. Une partie de l'année décampait, et arrachait les enseignes, et il y avait apparence que le reste suivrait bientôt cet exemple. Quand le jour prévu fut arrivé, Alaric fit reprendre les armes à ses soldats, et se plaça devant la porte Salaria, où il avait eu son quartier durant tout le siège. Les trois cents jeunes hommes ne manquèrent pas de s'y trouver à l'heure qui leur avait été marquée, de tuer la garnison, d'ouvrir la porte, et de recevoir Alaric dans la Ville. Les soldats mirent le feu à quelques maisons, et entre autres, à celle de Salluste l'historien, dont il est resté des ruines jusqu'à notre temps. Après avoir pillé la ville, et tué quelques citoyens, ils se retirèrent.

4. On dit que ce fut un eunuque, qui avait soin des oiseaux, qui dit à Honorius dans Ravenne, la nouvelle de la prise de Rome, et que croyant que ce fût sa belle poule, qui s'appelait Rome, qui fût morte, il s'écria, il n'y a qu'un moment qu'elle a mangé dans ma main. Que l'eunuque comprenant  sa pensée, lui dit, que sa poule n'était pas morte, mais que Rome avait été saccagée par Alaric. Je pensais que ce fut ma poule, répartit cet Empereur, tant il était stupide et impertinent.

5. Quelques-uns assurent, que ce ne fut pas là la manière dont Rome fut prise par Alaric ; mais qu'une dame des plus illustres, nommée Proba, étant touchée de compassion de la famine et des misères que souffraient les assiégés et voyant d'ailleurs qu'il n'y avait point d'espérance de sauver Rome, parce que les ennemis étaient maîtres du Tibre, et du port, elle commanda à ses gens d'ouvrir une des portes.

6. Quand Alaric fut prêt de partir de Rome, il proclama Attalus Roi, & lui donna le Diadème et les autres marques de la souveraine puissance. Le but principal qu'il se proposait dans cette action, était de dépouiller Honorius de la qualité d'Empereur d'Occident, et d'en revêtir cet Attalus. Dans ce dessein ils marchèrent tous deux à la tête d'une nombreuse armée vers Ravenne. Cet Attalus était incapable de prendre de lui-même un bon avis, et de recevoir ceux que les autres lui donnaient. Il fut si extravagant, que d'envoyer des capitaines en Afrique contre le sentiment d'Alaric, sans y envoyer de soldats. Voilà ce qui arriva pour lors.

7. L'Angleterre avait secoué le joug de l'obéissance, et les soldats qui y étaient, avaient proclamé Constantin Empereur, qui ayant aussitôt équipé une flotte, était passé dans la Gaule et dans l'Espagne, pour les réduire sous sa pussance. Honorius avait quelques vaisseaux, mais il attendait ce qu'il plairait à la fortune de décider en Afrique, afin d'y passer, et d'y conserver une portion de son Empire, au cas que ceux qu'Attalus y avait envoyés en fussent chassés, et si au contraire, ils y étaient reçus, de se réfugier vers Théodose, qui bien qu'il fut encore enfant, n'avait pas laissé de recueillir après la mort de son père Arcadius, la succession de l'Empire d'Orient.

8. Tandis qu'Honorius était dans une si fâcheuse agitation, il lui arriva un bonheur tout extraordinaire. Il semble que Dieu favorise d'une protection particulière les personnes qui manquent d'esprit, surtout, quand elles n'ont jamais fait de grands crimes. Les Chefs qu'Attalus avait envoyés en Afrique, y moururent tous. On reçut un secours qui vint par mer de Constantinople, contre toute sorte d'espérance. Alaric mal satisfait d'Attalus, le réduisit à une condition privée, et le mit en prison. Il mourut lui-même peu de temps après, de maladie. Ataulphe son successeur emmena les Visigoths dans les Gaules. Constantin fut défait, et tué avec ses fils. Il est vrai néanmoins que les Romains ne rétablirent plus leur puissance dans l'Angleterre, et qu'elle demeura sous la domination de divers tyrans.

9. Les Goths traversèrent le Danube, et. s'emparèrent de la Pannonie. Depuis, l'Empereur leur accorda  des terres en Thrace pour y habiter ; mais s'y étant arrêtés fort peu de temps, ils firent des courses dans l'Empire d'Occident, comme nous le rapporterons amplement dans notre histoire des Goths.

CHAPITRE III.

1. Passage et établissement des Vandales et des Alains en Espagne, du consentement d'Honorus, à la charge qu'ils ne se pourraient servir de la prescription de trente ans. 2. Mort d'Honorius, tyrannie de Jean, ses moeurs, sa défaite, sa prise et sa mort. 3, Mauvaise éducation de Valentinien III.  4. Éloge  d'Aetius et de Boniface. Perfidie d'Aétius envers Boniface. 5. Boniface attire les Vandales en Afrique, et ne peut les en peut chassr, leur livre bataille, et la  perd.

1. Les Vandales, qui habitaient sur les bords du Palus-Méotide, étant pressés par la famine, se réfugièrent chez les Germains, que maintenant on appelle Francs, et firent alliance avec les Alains, qui sont de race gothique. Ils vinrent depuis, sous la conduite de Godigisèle, s'établir en Espagne, qui, à partir de l'océan (Atlantique), est la première contrée soumise aux Romains. Honorius consentit à leur établissement dans cette province, sous la condition qu’ils n’y feraient ni dégâts ni ravages, et comme il y a une loi qui ne permet pas , que ceux qui ont possédé paisiblement un fond durant trente années , soient inquiétés par les anciens propriétaires, ce prince ordonna, que les Vandales se pourraient servir de la prescription et que le temps qu'ils occuperaient I'Espagne , ne courrait point en leur faveur.

2. Tel était l'état des affaires dans l'Occident, lorsqu’Honorius mourut de maladie. Constance, mari de Placidie, qui était sœur d'Arcadius et d'Honorius, avait été associée à l'empire; mais comme il était mort même avant Honorius, il en avait joui si peu de temps, qu'il n'avait eu aucun moyen de s'y faire remarquer. Bon fils Valentinien, élevé à sa cour de Théodose, venait à peine de quitter le sein de sa nourrice, lorsqu'à Rome les soldats: de la garde impériale élurent pour empereur l'un de leur camarades nommé Jean, homme: d'un caractère doux et d'une prudence remarquable, jointe à un grand courage. Bien qu'il eût usurpé l'empire, il se conduisit néanmoins avec une grande modération durant les cinq années qu'il le posséda. Jamais il ne prêta l'oreille aux discours des délateurs, et ne priva injustement aucun citoyen ni de la vie ni de la fortune. Les guerres qu'il soutint contre l'empire de Byzance ne lui permirent d'exécuter aucune opération importante contre les barbares. Théodose, fils d'Arcadius, leva une armée contre l'empereur Jean; il en donna le commandement à Aspar et à Ardaburius, fils d'Aspar: ceux-ci le vainquirent, le dépouillèrent de la souveraine puissance, et la rendirent au jeune Valentinien. Ce dernier, maure de la personne de l'usurpateur, lui fit couper une main, l'exposa, monté sur un âne, dans le cirque d'Aquilée; et, après l'avoir livré de cette manière aux outrages des histrions et de la populace, il lui fit ôter la vie. C'est ainsi que Valentinien parvint à l'empire d'Occident.

3. Ce jeune prince fut élevé par sa mère Placidie dans une extrême mollesse, ce qui corrompit tellement son naturel, que, dès les premières années de sa jeunesse, il fit paraître de pernicieuses inclinations. Il faisait sa société familière des alchimistes et des astrologues, et se livrait éperdument à sa passion pour les femmes d'autrui, quoiqu'il en eût une d'une beauté très remarquable. Cette vie oisive et dissolue fut cause qu'il ne reprit aucune des provinces que l'empire avait perdues; qu'il perdit au contraire l'Afrique, et même la vie; et que sa femme et ses filles tombèrent entre les mains des ennemis. Voici comment s'opéra la séparation de l'Afrique

4. Il y avait alors, parmi les Romains, deux fameux capitaines, Aétius et Boniface, qui ne le cédaient à aucun de leurs contemporains en valeur et en talents militaires. Ils suivaient en politique des règles différentes; mais ils avaient tant d'élévation d'esprit et tant de rares qualités, qu'on peut dire qu'ils étaient véritablement les deux plus grands hommes de l'empire, et que toutes les vertus romaines étaient renfermées dans leurs personnes. Lorsque Placidie donna à Boniface le gouvernement de l'Afrique tout entière, Aétius en fut blessé; toutefois il dissimula avec soin sa jalousie, car leur haine mutuelle n'avait point encore éclaté, et chacun la cachait avec soin sous les dehors d'une bienveillance apparente. Lorsque Boniface fut parti pour son gouvernement, Aétius l'accusa devant Placidie de vouloir se rendre maître de l'Afrique; il ajouta que, pour l'en convaincre, il suffisait de le rappeler, et qu'il n'obéirait pas. Cette princesse goûta cet avis, et se résolut de le suivre. Mais Aétius avait déjà écrit secrètement à Boniface, pour le prévenir que l'impératrice lui tendait un piège pour le perdre; qu'elle avait résolu sa mort: il en aurait bientôt lui-même une preuve palpable dans l'ordre qu'il allait recevoir, et qui lui intimerait sa révocation sans en indiquer les motifs.

Boniface ne négligea pas cet avis, mais il le cacha soigneusement aux envoyés de l'empereur, et refusa de déférer aux ordres de ce prince et de sa mère. D'après cette conduite, Placidie, pleinement persuadée de l'affection d'Aétius pour le service de son fils, délibéra sur le parti qu'il y avait à prendre contre Boniface.

5. Le dernier, se voyant hors d'état de résister à la puissance d'un empereur, et ne trouvant pour lui aucune sûreté à retourner à Rome, rechercha de tout son pouvoir l'alliance des Vandales, qui, comme je l'ai dit, s'étaient établis dans la partie de l'Espagne voisine de l'Afrique. Godigicle était mort; il avait laissé héritiers de ses États ses deux fils: Gontharic, qui était légitime, et Genséric, né d'une concubine. Le premier était encore enfant et d'un caractère faible et indolent; l'autre était très habile à la guerre, et doué d'une infatigable activité. Boniface envoya donc quelques-uns de ses amis vers les deux princes, et conclut avec eux un traité dont les conditions portaient qu'ils partageraient l'Afrique en trois portions; que chacun gouvernerait séparément la sienne; mais qu'en cas de guerre, ils se réuniraient pour repousser l'agresseur, quel qu'il fût. Par suite de ce traité les Vandales passèrent le détroit de Cadix et entrèrent en Afrique; les Visigoths, quelque temps après, s'établirent en Espagne.

Cependant, à Rome, les amis intimes de Boniface, qui connaissaient son caractère et pouvaient juger ou actions, regardaient comme improbables tous les bruits répandus sur sa défection, et ne pouvaient se persuader qu'il est réellement conspiré contre l'État. Quelques-uns d'entre eux, par ordre de Placidie, allèrent le trouver à Carthage, où ils prirent connaissance des lettres d'Aétius; et, instruits par là de toute l'intrigue, ils s'empressèrent de revenir à Rome, et de la dévoiler à l'impératrice. Cette princesse en fut stupéfaite; mais comme les affaires de l'empire étaient dans un état peu prospère, et qu'Aétius était tout-puissant, elle ne chercha point à se venger de la perfidie de son funeste conseiller; elle ne lui en fit pas même un reproche. Elle se contenta de faire connaître les machinations d'Aétius aux amis de Boniface; elle les conjura, en leur donnant sa parole royale pour garantie de la sûreté du comte, de l'engager fortement à retourner à Rome, et de faire auprès de lui les plus vives instances pour qu'il n'abandonnât pas aux barbares les possessions de l'empire. Boniface, instruit par eux du changement de sentiments de Placidie, se repentit du traité qu'il avait conclu avec les Vandales, et employa tous les moyens, prières et promesses, pour les décider à quitter l'Afrique. Mais ils rejetèrent cette proposition, empreinte, disaient-ils, d'un mépris outrageant. Boniface fut contraint d'en venir aux mains avec eux, fut vaincu en bataille rangée, et obligé de se retirer à Hippone,[1] ville forte de Numidie, située sur le bord de la mer, que ces barbares assiégèrent, sous la conduite de Genséric. Gontharis était déjà mort. Quelques-uns accusent son frère de l'avoir fait périr; mais les Vandales ont une opinion différente. Ils disent que Gontharis, fait prisonnier en Espagne dans une bataille contre les Germains, fut mis en croix par eux; et que Genséric régnait seul sur les Vandales lorsqu'il les conduisit en Afrique. Voilà ce que j'ai appris des Vandales eux-mêmes. Après avoir perdu beaucoup de temps devant Hippone, sans pouvoir ni l'emporter d'assaut ni la forcer à capituler, la famine les obligea de lever le siège. Quelque temps après, Boniface ayant reçu de Constantinople et de Rome un renfort considérable conduit par Aspar, maître de l'infanterie, leur présenta de nouveau la bataille. Après une lutte acharnée, les Romains éprouvèrent une sanglante défaite, et prirent la fuite dans le plus grand désordre. Aspar s'en retourna dans sa patrie; et Boniface, étant venu trouver Placidie, se justifia auprès d'elle des accusations dont on avait voulu le noircir.

CHAPITRE IV.

1. Un aigle voltige sur la tête de Marcien, et lui donne un présage de l'Empire, et qui est faute que Gizéric le met en liberté. 2. Gizéric se modère dans sa victoire, fait la paix avec Valentinien et lut donne son fis Honoric en otage. 3. Mort de Placidie, et fourberie déplorable de Valentinien. 4. Mort d'Aétius. 5. Attila ravage l'Europe, et prend Aquilée. 6. Maxime fait mourir Valentinien, et viole sa femme Eudoxia, qui implore la protection de Giséric.

1. C'est ainsi que les Vandales enlevèrent l'Afrique aux Romains et s'en rendirent les maîtres. Ils réduisirent en esclavage ceux de leurs ennemis qu'ils avaient faite prisonniers. Dans le nombre se trouvait Marcien, qui, depuis, parvint à l'empire après la mort de Théodose. Genséric avait un jour rassemblé les prisonniers dans une cour de son palais, pour s'assurer si chacun d'eux était traité par son maître d'une manière convenable à sa condition. Exposés à l'ardeur du soleil de l'été vers l'heure de midi, et affaiblis par l'excès de la chaleur, tous les esclaves s'étaient assis; Marcien s'était endormi au milieu d'eux, à l'endroit où le hasard l'avait placé. On prétend qu'alors on vit se placer au-dessus de la tête un aigle, qui, planant dans l'air et restant toujours au même endroit, ombrageait de ses ailes étendues le seul visage de Marcien. Genséric, qui était doué d'un esprit vif et pénétrant, ayant aperçu du haut de son palais ce qui se passait, y vit un indice de la faveur des dieux, fit appeler Marcien, et lui demanda qui il était. Celui-ci répondit qu'il était secrétaire d'Aspar, ce que les Romains, dans leur langue, appellent domestique. Genséric alors, pesant la valeur du présage donné par l'aigle, et le grand crédit dont Aspar jouissait à Byzance, fut convaincu que Marcien était un homme appelé à de grandes destinées. Il résolut donc de l'épargner, s'arrêtant à cette idée que, s'il lui ôtait la vie, il serait évident que l'oiseau n'avait rien prédit, car son ombre officieuse n'aurait point présagé l'empire à un homme qui allait mourir; qu'en outre, la mort de ce prisonnier serait une action injuste. Si le présage était vrai, et si la Providence destinait l'empire à ce prisonnier, ce serait en vain qu'il voudrait attenter à sa vie, puisque tous les efforts des hommes ne sauraient empêcher l'exécution des desseins de Dieu. Genséric fit seulement jurer à Marcien que, quand il serait en liberté, il ne porterait jamais les armes contre les Vandales. Marcien, délivré de ses fers, revint à Constantinople, et fut élevé à l'empire après la mort de Théodose. Ce fut un prince habile et distingué dans son administration, si ce n'est qu'il négligea entièrement ce qui concernait l'Afrique, comme nous le dirons plus tard.

2. Cependant Genséric, vainqueur d'Aspar et de Boniface, consolida, par une sage prévoyance, les avantages qu'il devait à la fortune. Comme il craignait que Rome et Byzance n'envoyassent contre lui de nouvelles armées, et que ses Vandales, dans cette lutte, n'eussent pas toujours la même vigueur ni la même fortune ....[2], et que Dieu se lassant de favoriser ses armes ne continuât pas à leur donner des succès aussi heureux que par le passé, il sut se modérer dans le cours de sa plus grande prospérité, et fit la paix avec Valentinien. Par ce traité il s'engagea à payer à l'empereur un tribut annuel, et, pour gage de l'exécution de ses promesses, il livra en otage Honoric, l'un de ses fils. Ainsi Genséric conserva par sa prudence les avantages qu'il avait acquis par sa bravoure, et gagna si bien l'amitié de l'empereur, que celui-ci lui rendit son fils Honoric. Cependant Placidie était morte à Rome, et son fils Valentinien était aussi mort sans enfants mâles, n'ayant laissé que deux filles  qu'il avait eues d'Eudoxia, fille de Théodose. Voici les circonstances de sa mort.

3. Il y avait à Rome un sénateur nommé Maxime, qui descendait de celui que l'ancien Théodose fit mourir, parce qu'il avait usurpé la souveraine autorité. Les Romains célèbrent une fête qui porte son nom, en mémoire de cette action. Ce jeune Maxime,avait une femme d'une beauté, et d'une vertu singulière, dont Valentinien étant devenu éperdument  amoureux, sans en avoir pu rien obtenir, il conçût, etexécuta le plus détestable dessein, dont un homme  soit capable. Il manda Maxime au palais, et joua avec lui une certaine somme d'argent. Quand il l'eut gagnée, il lui demanda son anneau pour gage, comme  ils en étaient convenus ; il l'envoya à sa femme et lui  fit dire, qu'elle vint au palais pour saluer l'impératrice. Lorsqu'elle vit l'anneau de son mari, elle crut que cet ordre était donné de son contentement ; de sorte qu'elle monta en chaise, et étant arrivée,  elle fut conduite par les ministres des divertissements de l'Empereur, dans un appartement éloigné de celui d''Eudoxia, où ce prince se rendit à l'instant, et la viola. Quand elle fut retournée en sa maison, elle fondit en larmes, et fit mille imprécations contre Maxime, qu'elle croyait complice de l'outrage qu'elle venait de recevoir. Maxime de son côté, n'eut pas sitôt appris ce qui était arrivé, qu'il se résolut s'en venger, en faisant mourir Valentinien. Mais lors qu'il considérait le pouvoir qu'Aëtius avait dans l'état, principalement depuis qu'il avait vaincu Attila, et l'armée des Scythes et des Massagètes, il croyait que c'était un puissant obstacle à son dessein, et qu'il fallait commencer par se défaire de lui, bien qu'il reconnut qu'il était l'espérance la plus solide, et l'appui le plus ferme de l'Empire.

4. Il employa donc l'artifice des eunuques de la Cour, pour faire accroire à Valentinien qu'Aétius méditait une révolte. Ce prince se laissa persuader ce  que ces infâmes lui supposaient, par la seule connaissance qu'il avait qu'Aëtius était un homme d'esprit, et de cœur ; et ainsi il le fit mourir. On dit qu'un Romain dit un bon mot sur ce sujet. L'Empereur lui ayant demandé ce qu'il  lui semblait de la mort d'Aètius, il répondit, qu'il ne pouvait dire, si en cela il avait bien ou mal fait, mais qu'il était assuré qu'il avait fait la même chose, que si d'une main il s'était coupé l'autre.

5. Après la mort d'Aëtius, Attila pilla toute l'Europe, et imposa un tribut aux deux Empires. On dit qu'il lui arriva un grand bonheur lorsqu'il assiégeait  Aquilée, qui est une ville maritime, des plus riches, et des plus peuplées qui soient au delà du golfe ionique. Comme il ne la pouvait prendre ni de force, ni autrement, & qu'il désespérait du succès de son entreprise, il donna ordre un soir à ses troupes de plier bagage, et de se tenir prêtes pour partir le lendemain. Le soleil commençant à paraître, les Barbares commençaient aussi à lever le siège, et à même temps une cigogne sortit d'une des tours de la ville, où elle avait fait fon nid. Les petits étendaient leurs ailes et faisaient leurs premiers efforts pour voler. Quelquefois la cigogne les soutenait de son dos, enfin la cigogne et les petits se sauvèrent bien loin d'Aquilée. Attila qui était extrêmement fin et rusé, assura que c'était un présage très certain de la réduction de la place, & que jamais ces oiseaux n'en seraient sortis, si elle n'était menacée de quelque malheur. Ainsi il continua le siège. Peu de temps après, la tour, d'où la cigogne était sortie, tomba d'elle-même avec une partie de la muraille, et livra partage aux Barbares.

6. Après cela Maxime fit mourir Valentinien, et comme la propre femme était morte un peu auparavant, il coucha avec Eudoxia. On assure qu'étant avec elle dans le lit, il lui dit, que c'était la violence de l'amour qu'il lui portait, qui l'avait obligé de se défaire de Valentinien. Il y avait longtemps qu'Eudoxia avait conçu une grande haine contre Maxime, et qu'elle désirait de lui en faire ressentir les effets ; mais quand elle apprit de la bouche de celui-là même qui avait tué son mari, que c'était à son occasion qu'il avait commis ce crime, elle fut transportée d'une extrême impatience d'en précipiter la vengeance. Elle dépêcha dés le lendemain à Carthage, pour conjurer Gizéric de venir venger la mort de Valentinien, et de la venger elle-même du plus scélérat de tous les hommes. Elle flatta ce tyran des doux termes d'amitié et d'alliance ; elle ajouta que ce serait une impiété, que de mépriser la dignité royale si indignement violée.. Elle n'attendait point de secours de Constantinople, à cause que Théodose était mort, et que Marcien lut avait succédé à l'empire. 

CHAPITRE V. 

1.  Meurtre de Maxime.  Gizéric pille Rome et emmène la femme et les filles de Valentinien, avec une quantité prodigieuse de richesses. 2.  Il rase les villes d'Afrique, et en partage les terres. 3.  Il divise les Vandales et les Alains en cohortes et ravage la Sicile, l'Italie et d'autres pays.

1. Et Gizéric, pour aucune autre raison que parce qu'il soupçonnait qu'il obtiendrait beaucoup d'argent, mit le cap sur l'Italie avec une grande flotte. Et en remontant vers Rome, dans la mesure où personne ne se trouvait sur son chemin, il prit possession du palais. Comme Maximus tentait de s'enfuir, les Romains le lapidèrent, le tuèrent, et ils lui coupèrent la tête et chacun de ses membres et se les partagèrent. Gizéric captura Eudoxie, ainsi qu'Eudocia et que Placidia, ses enfants qu'elle avait eu de Valentinien, et fit transporetr une très grande quantité d'or et d'autres trésors impériaux dans sa navires à Carthage, sans épargner ni de bronze, ni rien d'autre que ce soit dans le palais. Il pilla aussi le temple de Jupiter Capitolin, et arracha la moitié de la toiture. Ce toit était de bronze de la meilleure qualité, et comme on y avait posé de l'or extrêmement épais, il brillait comme un magnifique et merveilleux spectacle. Mais des navires de Gizeric, l'un, qui transportait les statues, coula, dit-on, mais les Vandales atteignirent le port de Carthage avec tous les autres. Gizeric ensuite maria Eudocia à Honoric, l'aîné de ses fils, mais l'autre des deux femmes, qui était l'épouse d'Olybrius, un homme des plus distingués du sénat romain, il l'envoya à Byzance avec sa mère, Eudoxie, à la demande de l'empereur. Maintenant, l'Orient était tombé aux mains de Léon, qui avait été installé à ce poste par Aspar, depuis que Marcien était mort. (traduction personnelle : Philippe Remacle)

2. Quelque temps après[3]  Genséric rasa les murailles de toutes les villes d'Afrique, excepté celles de Carthage. Il prit ce parti dans l'idée que si les partisans des Romains excitaient des soulèvements en Afrique, ils n'auraient plus de places fortifiées pour leur servir de refuge, et que les troupes que l'empereur enverrait peut-être contre lui ne pourraient s'établir dans des villes ouvertes, et y placer des garnisons pour incommoder les Vandales. Cette résolution parut alors très sage, et propre à assurer la conquête des Vandales. Mais depuis, lorsque Bélisaire s'empara, avec une promptitude et une facilité extrêmes, de toutes ces villes dépourvues de murailles, alors Genséric fut universellement blâmé, et sa prudence excessive passa pour une folle extravagance; car les hommes sont ainsi faits, que leur opinion sur la même mesure varie suivant la diversité des résultats. Le roi Vandale choisit ensuite parmi les habitants de l'Afrique les plus riches et les plus distingués; il donna leurs domaines, leurs mobiliers et même leurs personnes réduites en état de servage, à ses deux fils Honoric et Genzon; le troisième de ses enfants, Théodose, était mort peu de temps auparavant, sans laisser de postérité. Il enleva ensuite aux autres habitants de l'Afrique leurs terres les plus étendues et les plus fertiles; il les partagea entre ses Vandales, d'où ces propriétés ont reçu et conservent encore le nom de lot des Vandales. Les anciens propriétaires furent réduits à la dernière misère; mais ils conservèrent leur liberté, et purent se fixer où ils voulurent. Genséric exempta de toute espèce d'impôt les propriétés qu'il avait assignées aux Vandales et à ses enfants. Toutes les terres qu'il jugea trop peu productives furent laissées par lui aux anciens possesseurs, mais chargées d'impôts qui en absorbaient tout le revenu. De plus, un grand nombre de provinciaux furent exilés ou mis à mort sous divers prétextes plus ou moins graves, mais en réalité pour avoir caché leur argent. Ainsi tous les genres de calamités pesaient sur les habitants de l'Afrique.

3. Genséric distribua ensuite en cohortes les Vandales et les Alains, et créa quatre-vingts chefs, qu'il appela chiliarques, pour faire croire qu'il avait quatre-vingt mille combattants présents sous les drapeaux. Néanmoins, dans les temps antérieurs, les Vandales et les Alains ne dépassaient pas, dit-on, cinquante mille hommes; mais leur nombre s'était considérablement accru depuis, par la naissance des enfants, et par les agglomérations successives d'autres peuples barbares. D'ailleurs les Alains et les autres peuplades barbares adoptèrent le nom de Vandales, excepté les Maures, dont Genséric avait obtenu la soumission depuis la mort de Valentinien. Avec leur secours, il faisait chaque année, au printemps, des invasions en Sicile et en Italie. Parmi les villes de ces contrées, il en rasa quelques-unes jusqu'aux fondements, il réduisit en esclavage les habitants de quelques autres; et après avoir tout ravagé, et épuisé le pays non seulement d'argent, mais encore d'habitants, il se tourna vers les possessions de l'empereur d'Orient; il ravagea l'Illyrie, la plus grande partie du Péloponnèse et de la Grèce, et les îles voisines; il fit de nouvelles descentes en Sicile et en Italie, pilla et dévasta toutes les côtes de la Méditerranée. On dit qu'un jour, comme il allait monter sur son vaisseau dans le port de Carthage, et que déjà les voiles étaient déployées, le pilote lui demanda vers quelle contrée il devait diriger sa course, et que Genséric lui répondit: «Vers celle que Dieu veut châtier dans sa colère,» C'est ainsi que, sans aucun prétexte, il attaquait tous les peuples chez lesquels le hasard le portait.

CHAPITRE VI.

1. Léon lève une puissante armée contre les Vandales, et en donne le commandement à Basilique qui se laisse corrompre par Aspar. 2. Anthème est fait empereur d'Occident. 3. Marcellien s'empare de la Sardaigne, et Heraclius de Tripoli. 4. Basilique temporise par trahison. 5. Combat naval. 6. Mort gènéreuse de Jean.

1. Léon, voulant venger l'empire de tous les outrages qu'il avait reçus des Vandales, leva contre eux une armée de cent mille hommes, et assembla une flotte recueillie dans toutes les mers de l'Orient. Il se montra extrêmement libéral envers les matelots et les soldats, et n'épargna rien pour réussir dans un dessein qu'il avait si fort à cœur; car on dit qu'il y dépensa 1300 centenaires ou 130 millions de francs. Cette énorme dépense fut infructueuse. En effet, comme Dieu n'avait pas voulu que cette puissante flotte détruisit les Vandales, il arriva que Léon en confia le commandement à Basiliscus, frère de sa femme Vérina, homme d'une ambition démesurée, et qui aspirait à monter sur le trône sans violence, et par le seul crédit d'Aspar. Aspar appartenant à la secte des ariens, et ne voulant pas y renoncer, ne pouvait arriver lui-même à l'empire; mais son crédit lui permettait de faire aisément un empereur. Déjà il tramait dans l'ombre une conspiration contre Léon, qui l'avait offensé. On dit aussi qu'alors, dans la crainte que la défaite des Vandales n'affermit trop la puissance de Léon, il donna des instructions secrètes à Basiliscus pour qu'il ménageât Genséric et les Vandales.

2. Léon avait donné naguère à l'empire d'Occident au sénateur Anthème, illustre par sa naissance et par ses richesses, et il l'avait envoyé en Italie, avec ordre de faire, conjointement avec lui, la guerre aux Vandales. Genséric avait sollicité en vain cette dignité pour Olybrius, qui, ayant épousé Placidie, fille de Valentinien, était son parent et son ami. Irrité de ce refus, il porta le ravage sur toutes les terres de l'empire.

3. Il y avait dans la Dalmatie un homme d'une naissance distinguée, nommé Marcellien, qui autrefois avait été l'ami d'Aétius. Après la mort de ce général, Marcellien se révolta contre l'empereur, entraîna dans sa défection les habitants de la province, et se rendit maître de la Dalmatie, sans que personne s'opposât à ses ambitieux desseins. Léon le gagna à force de caresses, et l'engagea à opérer une descente en Sardaigne, île alors soumise aux Vandales. Marcellien les en chassa sans beaucoup de peine, et s'empara de l'île. Dans ce moment aussi Héraclius, qui avait été envoyé de Byzance à Tripoli, y vainquit les Vandales en bataille rangée, prit facilement les villes de cette contrée, et, après avoir laissé ses vaisseaux à l'ancre, s'avança par terre vers Carthage. Tels étaient les préludes de la guerre.

4. Cependant Basiliscus aborda, avec toute sa flotte, à une petite ville éloignée de Carthage de deux cent quatre-vingts stades,[4] et que les Romains appelaient Mercurium, à cause d'un vieux temple qu'on y avait élevé en l'honneur de Mercure.[5] S'il n'eut pas à dessein consumé le temps et s'il eût été droit à Carthage, il l'eut emportée d'emblée et soumis les Vandales, qui n'étaient point alors en état de lui résister, tant Genséric redoutait Léon, qu'il regardait comme un empereur invincible, tant l'avait effrayé la conquête de la Sardaigne et de Tripoli, et l'apparition de cette flotte de Basiliscus, la plus formidable qu'eussent jamais équipée les Romains. Mais le retard de Basiliscus, causé par sa lâcheté ou par sa trahison, fit échouer l'entreprise. Genséric sut habilement profiter des avantages que lui laissait la lenteur de son adversaire. Il arma le plus grand nombre de Vandales qu'il put rassembler, les fit monter sur ses grands vaisseaux, et fit préparer beaucoup de barques légères, où il ne mit point d'équipage, mais qu'il remplit de matières combustibles.[6] Ensuite il envoya des députés à Basiliscus, et le pria de remettre le combat au cinquième jour: il demandait ce temps pour délibérer, et promettait ensuite de donner pleine satisfaction à l'empereur. On dit même qu'il envoya, à l'insu de l'armée romaine, une grande somme d'or à Basiliscus, et qu'il lui acheta cette trêve. Il agissait ainsi, dans l'espoir que, pendant ce laps de temps, il s'élèverait un vent favorable; ce qui arriva en effet. Basiliscus, soit pour s'acquitter de ses engagements envers Aspar, soit pour vendre à prix d'argent l'occasion propice, soit qu'il crût en cela prendre le meilleur parti, accéda aux demandes de Genséric, demeura inactif dans son camp, comme s'il attendait que l'ennemi eût trouvé le moment d'agir.

5. Les Vandales, sitôt qu'ils virent se lever le vent qu'ils avaient attendu avec tant d'impatience, déploient leurs voiles, et, traînant à la remorque les barques qu'ils avaient préparées comme je l'ai dit, naviguent vers la flotte romaine. Lorsqu'ils en furent tout près, ils mettent le feu aux brûlots, et, déployant toutes les voiles de ces navires, ils les lancent sur la flotte romaine. Comme les vaisseaux en étaient très serrés, 1a flamme des brûlots se communiquait facilement de l'un à l'autre, et les navires étaient détruits par le feu, avec les barques qui les avaient incendiés. A mesure que l'embrasement s'accroissait, sur la flotte romaine régnait un tumulte étrange; tout retentissait de cris forcenés, mêlés au murmure du vent et au pétillement de la flamme. Les soldats et les matelots, s'exhortant mutuellement dans cette confusion épouvantable, repoussaient de leurs crocs et les barques incendiaires et leurs propres navires, qui, au milieu de cet horrible désordre, se consumaient réciproquement. En même temps les vandales fondent sur eux, les accablent d'une grêle de traits, coulent à fond les vaisseaux et dépouillent le soldat romain, qui s'enfuyait avec ses armes.

6. Cependant, parmi les Romains, il y eut quelques hommes qui, dans cette lutte, déployèrent un grand courage. Celui qui se distingua le plus fut Jean, lieutenant de Basiliscus, qui n'avait nullement participé à la trahison du général. Son vaisseau avait été entouré d'une multitude d'ennemis: il fit face de tous côtés, en tua un grand nombre; et lorsqu'il se vit enfin sur le point d'être pris, il se précipita du pont dans la mer avec toutes ses armes. Genson, fils de Genséric, adressait de vives instances à ce guerrier courageux, pour le décider à se rendre, lui promettant la vie, lui engageant sa parole. Ce fut en vain; il s'engloutit dans la mer en prononçant cette seule parole: « Qu'il ne se jetterait pas vivant dans la gueule des chiens. » Telle fut l'issue de cette guerre. Héraclius retourna à Constantinople; Marcellien était mort par la perfidie d'un de ses collègues. Basiliscus, de retour à Byzance, gagna un lieu d'asile, se prosterna en suppliant dans l'église consacrée à Jésus-Christ, que les Byzantins appellent le Temple de la Sagesse,[7] persuadés que cette appellation convient parfaitement à Dieu. Il fut sauvé par les prières de l'impératrice Vérina. Quant à l'empire, qui avait été le but de toutes ses actions, il ne put l'obtenir alors, ses protecteurs Aspar et Ardaburius ayant été mis à mort dans le palais par ordre de Léon, qui les soupçonnait d'avoir conspiré contre sa vie.

CHAPITRE VII.

1. Mort d'Anthème, d'Olybrius et des deux Léons. 2. Éloge de Majorin. Stratagème dont il use ; prodige qui lui arrive. Espérance fondée sur l'estime de sa valeur, ruinée par sa mort précipitée.  3. Nepos, GIycérius, et Auguste lui succèdent pour peu de temps. 4. Basilique usurpe l'Empire, est trahi par Armatus. et livré à Zénon par Acace, évêque de l'église où il s'était réfugié. 5. Sa fin déplorable. 6. Traité de paix entré Gizéric et Zénon. Mort et testament de Gizéric.

1. L'empereur d'Occident Anthémius périt assassiné par son gendre Ricimer. Olybrius, après avoir occupé l'empire pendant quelques mois, termina sa vie de la même manière. Léon aussi étant mort à Byzance, eut peur successeur un autre Léon, fils de Zénon et d'Ariane, fille du premier Léon. Son père lui fut associé à l'empire, à cause de son jeune âge; mais l'enfant ne vécut que peu de temps.

2. Avant ces événements, l'empire d'Occident avait été occupé par Majorin, que je ne pourrais sans injustice passer sous silence. Celui-ci, qui surpassait en vertus tous les empereurs romains ses prédécesseurs, fut vivement touché des malheurs de l'Afrique. Il leva dans la Ligurie une puissante armée, pour marcher contre les Vandales; et comme il était nourri dans les travaux et dans les dangers de la guerre, il résolut de la conduire lui-même à l'ennemi. Mais, jugeant qu'il était nécessaire de reconnaître d'abord les forces des Vandales, le caractère de Genséric, et de plus les sentiments d'affection ou de haine que portaient aux Vandales les Maures et les Africains, il entreprit lui-même cette exploration. Il prit donc le rôle d'un envoyé de l'empereur, se donna un faux nom, et partit pour aller trouver Genséric. Mais pour n'être pas reconnu, ce qui lui eût attiré des malheurs et suscité des obstacles, il eut recours à cet artifice. Comme il était connu partout pour la beauté de sa chevelure, qui était d'un blond pâle et qui avait l'éclat de l'or le plus pur, il employa une pommade inventée pour la teinture, qui en un moment rendit ses cheveux parfaitement noirs. Quand il fut en présence de Genséric, ce prince barbare, après avoir employé plusieurs moyens pour l'épouvanter, le mena enfin, comme pour lui faire honneur, dans un appartement rempli d'une grande quantité de superbes armures. On dit que ces, armes s'entrechoquèrent alors d'elles-mêmes avec un bruit terrible. Genséric crut d'abord que c'était l'effet d'un tremblement de terre. Mais lorsqu'il fut sorti de l'arsenal, qu'il eut demandé si la terre n'avait pas tremblé, et qu'on lui eut unanimement répondu qu'on n'avait ressenti aucune secousse, il fut frappé de terreur, convaincu que c'était un prodige, bien qu'il ne pût deviner ce qu'il présageait.

Quand Majorin eut atteint son but, il s'en retourna dans la Ligurie, où s'étant mis à la tête de son armée, il la conduisit par terre jusqu'aux colonnes d'Hercule.[8] Il avait résolu d'y passer le détroit, et ensuite de marcher par terre directement sur Carthage. Genséric, instruit du projet de Majorin, et ayant appris la manière dont ce prince l'avait déçu sous la figure d'un ambassadeur, conçut de sérieuses craintes, et prépara tout pour la guerre. La haute opinion que les Romains avaient prise des rares qualités de leur empereur, leur donnait l'espoir bien fondé de recouvrer l'Afrique. Mais, au milieu de ses préparatifs, ce prince, chéri de ses sujets et redouté de ses ennemis, fut atteint de la dysenterie, et mourut en peu de temps.

3. Népos, qui lui succéda, mourut de maladie, n'ayant régné que quelques jours. Glycérius après lui obtint la même dignité, et en fut privé par le même genre de mort. Auguste fut ensuite revêtu de la pourpre impériale. Il y a eu d'autres empereurs d'Occident dont je tais à dessein les noms, parce qu'ils n'ont régné que peu de temps, et qu'ils n'ont rien fait de mémorable. Voilà ce qui se passa dans l'Occident.

4. Dans l'Orient, Basiliscus, toujours dévoré du désir de régner, usurpa facilement le trône qu'il convoitait, l'empereur Zénon et sa femme s'étant enfuis dans l'Isaurie, dont ils étaient originaires. Basiliscus avait à peine régné dix-huit mois, lorsque Zénon, qui avait appris que les gardes du palais et presque tous les autres corps de l'armée étaient révoltés de sa tyrannie et de son avidité insatiable, leva une armée et marcha contre lui. Basiliscus rassembla aussi des troupes, dont il donna le commandement à Armatus. Mais lorsque ce général fut en présence de Zénon, il lui livra ses troupes, à condition qu'il créerait César son fils Basiliscus,[9] encore enfant, et qu'il le désignerait pour son successeur. Basiliscus, abandonné de tous, se réfugia dans la même église qui lui avait déjà servi d'asile. Mais il fut livré à Zénon par Acacius, évêque de Constantinople, qui lui reprocha son impiété, et les troubles que, par son adhésion aux erreurs d'Eutychès, il avait suscités dans l'église chrétienne. Ces reproches n'étaient pas sans fondement.

5. Quand Zénon eut recouvré la puissance impériale, pour acquitter sa promesse envers Armatus, il nomma son fils César; mais bientôt il lui ôta ce titre, et fit mourir Armatus. Ensuite il relégua l'usurpateur Basiliscus, sa femme et ses enfants, dans la Cappadoce, les contraignit à partir au milieu des rigueurs de l'hiver, et les y laissa sans vivres, sans vêtements, sans aucune assistance. Ces malheureux exilés, également tourmentés par la faim et par le froid, n'avaient d'autre ressource que de se serrer les uns contre les autres pour se réchauffer. Enfin, après une longue et cruelle agonie, ils moururent dans ces tendres et douloureux embrassements. C'est ainsi que Basiliscus expia les maux qu'il avait faits à l'empire; mais cela arriva plus tard.

6. Genséric s'étant, comme nous l'avons dit, débarrassé de ses ennemis autant par la ruse que par la force, dévastait plus cruellement que jamais les provinces maritimes de l'empire romain. Enfin Léon transigea avec lui, et conclut un traité de paix perpétuelle, dans lequel il fut convenu que les Vandales et les Romains s'abstiendraient mutuellement de toute espèce d'hostilités. Ce traité fut religieusement observé par Zénon, par Anastase son successeur, et même par l'empereur Justin. Mais sous le règne de Justinien, neveu et successeur de ce dernier, une guerre s'allume entre les Romains et les Vandales, que je raconterai plus tard. Genséric mourut bientôt après, dans un âge fort avancé. Il régla par son testament, entre autres dispositions, qu'à l'avenir le royaume des Vandales appartiendrait toujours à l'aîné de ses descendants en ligne directe et de race masculine. Genséric mourut donc, comme nous l'avons dit, ayant régné trente-neuf ans sur les Vandales, depuis la prise de Carthage.

CHAPITRE VIII.

1. Honoric persécute les Chrétiens. Les Maures s'emparent du mont Aurase. 2. Gondamond succède à Honoric, et continue la persécution. Trasamond son frère en change la manière, et épouse Amalasride, soeur de Théodoric roi des Goths. 3. Gabaon roi des Maures s'efforce de réparer les profanations des Vandales, les combat, et les défait.

1. Comme Genzon était déjà mort, Honoric, l'aîné des enfants survivant de Genséric, lui succéda sur le trône. Tout le temps qu'Honoric régna sur les Vandales, ils n'eurent d'autre guerre à soutenir que celle des Maures. Ces peuples étaient demeurés en repos durant la vie de Genséric, contenus par la crainte que leur inspirait sa puissance; mais à peine fut-il mort, qu'il s'éleva entre eux et les Vandales une guerre cruelle, où les deux peuples souffrirent tour à tour. Honoric exerça des injustices et des violences horribles contre les chrétiens d'Afrique. Comme il voulait les contraindre à embrasser la secte des ariens, ceux qu'il trouvait peu disposés à lui obéir, il les faisait périr par le feu ou par d'autres supplices non moins cruels. Il fit couper la langue tout entière à plusieurs d'entre eux, qu'on a vus de notre temps à Constantinople parler très distinctement, et sans être gênés par l'absence de l'organe qu'ils avaient perdu. Il y en eut deux cependant qui perdirent la parole, pour avoir eu commerce avec des femmes débauchées. Honoric, après huit ans de règne, mourut de maladie, au moment où les Maures du mont Aurès venaient de se détacher des Vandales et de se déclarer indépendants. (Le mont Aurès est situé, dans la Numidie, à treize journées de Carthage, et s'étend du nord au midi.) Depuis, les Vandales ne purent jamais les soumettre, les pentes abruptes et escarpées de ces montagnes les empêchant d'y porter la guerre.

2. Après la mort d'Honoric, Gondamond, fils de Genzon, parvint au trône des Vandales par la prérogative de l'âge, qui le rendait le chef de la maison de Genséric. Il fit souvent la guerre aux Maures; plus souvent encore, il soumit les chrétiens à des supplices atroces. Il mourut de maladie dans la douzième année de son règne, et eut pour successeur son frère Trasamond, prince remarquable par la beauté de sa figure, par une prudence et une grandeur d'âme singulières. Celui-ci engagea aussi les chrétiens à abjurer la religion de leurs ancêtres, non pas, comme ses prédécesseurs, par le fouet et les tortures, mais en distribuant (les honneurs, des richesses, des dignités à ceux qui changeaient de religion. Quant à ceux, quels qu'ils fussent, qui restaient fermes dans leurs croyances, il feignait seulement de ne pas les connaître; ou si quelqu'un d'entre eux commettait un crime, soit involontairement, soit avec préméditation, il leur offrait l'impunité, pourvu qu'ils consentissent à l'apostasie. Sa femme étant morte sans lui laisser d'enfants, il crut utile de se remarier pour assurer la stabilité de sa dynastie, et envoya une ambassade à Théodoric, roi des Goths, pour lui demander en mariage sa sœur Amalafride, veuve elle-même depuis peu de temps. Théodoric la lui envoya avec une escorte de mille seigneurs Goths, qui devaient lui servir de garde. Ceux-ci étaient suivis de compagnons et de servants d'armes choisis parmi les guerriers les plus braves, et dont le nombre s'élevait à cinq mille environ. Il donna aussi à sa sœur le promontoire de Lilybée en Sicile. Cette alliance rendit Trasamond le plus illustre et le plus puissant roi qui eût jamais commandé aux Vandales, et lui acquit l'amitié particulière de l'empereur Anastase. Ce fut cependant sous son règne que les Vandales éprouvèrent, en combattant les Maures, le plus rude échec qu'ils aient jamais essuyé.

3. Les Maures qui habitent aux environs de Tripoli avaient pour chef un prince très expérimenté dans la guerre et plein de sagacité, nommé Gabaon. Ce prince, instruit d'avance de l'expédition que préparaient contre lui les Vandales, se conduisit de cette manière: Il commença par ordonner à ses sujets de s'abstenir non-seulement de toute espèce de crimes, mais de tous les aliments propres à amollir le courage, et surtout de l'usage des femmes. Il construisit ensuite deux camps fortifiés, dans l'un desquels il se plaça avec tous les hommes; il mit les femmes dans l'autre camp, et prononça la peine de mort contre ceux qui oseraient pénétrer dans cette enceinte. Cela fait, il envoya des espions à Carthage, et leur commanda d'observer les profanations que les Vandales, en marchant contre lui, exerceraient dans les temples révérés des chrétiens; et quand ceux-ci auraient repris leur route, d'entrer dans ces lieux sacrés, et d'y tenir une conduite tout à fait opposée. On prétend même qu'il dit « qui il ne connaissait point le Dieu qu'adoraient les chrétiens, mais que puisqu'il avait une puissance infinie, comme on l'assurait, il était bien juste qu'il châtiât ceux qui l'outrageaient, et qu'il protégeât ceux qui lui rendaient des honneurs. » Quand les espions furent arrivés à Carthage, ils examinèrent à loisir les préparatifs des Vandales; et lorsque leur armée se fut mise en marche vers Tripoli, ils la suivirent, revêtus de vêtements très simples. Dès le premier campement, les Vandales logèrent dans les élises leurs chevaux et leurs bêtes de somme, et, s'abandonnant à une licence effrénée, troublèrent les saints lieux de toute sorte d'outrages et de profanations. Ils accablaient de soufflets et de coups de bâton les prêtres qui tombaient entre leurs mains, et leur imposaient les services réservés ordinairement aux plus vils esclaves. Après le départ des Vandales, les espions de Gabaon s'acquittent exactement de ce qui leur avait été prescrit. Ils nettoyaient les églises, balayaient avec soin et transportaient au dehors le fumier et tout ce qui était de nature à profaner le lieu saint, allumaient toutes les lampes, s'inclinaient respectueusement devant les prêtres, et leur donnaient des marques de bienveillance et d'affection; enfin ils distribuaient des pièces d'argent aux pauvres qui étaient assis autour de l'église. Ils suivirent ainsi l'armée des Vandales, expiant partout les profanations commises par ces barbares. Ceux-ci étaient arrives assez près des Maures, lorsque les espions, les ayant devancés, allèrent rapporter à Gabaon les sacrilèges que les Vandales s'étaient permis dans les temples chrétiens, et ce qu'ils avaient fait eux-mêmes pour les séparer; ils ajoutèrent que l'ennemi était à peu de distance. Gabaon, à cette nouvelle, se prépare au combat. Il trace une ligne circulaire dans la plaine où il avait dessein de se retrancher. Sur cette ligne il dispose obliquement ses chameaux, et en forme une sorte de palissade vivante qui, du côté opposé à l'ennemi, était composée de douze chameaux de profondeur. Au centre il plaça les enfants, les femmes, les vieillards, et la caisse de l'armée. Quant aux hommes en état de combattre, il les place, couverts de leurs boucliers, sous le ventre des chameaux. L'armée des Maures étant rangée dans cet ordre, les Vandales ne surent comment s'y prendre pour l'attaquer; car ils n'étaient accoutumés ni à combattre à pied, ni à tirer de l'arc, ni à lancer des javelots. Ils étaient tous cavaliers, et ne se servaient guère que de la lance et de l'épée. Ils ne pouvaient donc, de loin, causer aucun dommage à l'ennemi, ni faire approcher des Maures leurs chevaux, que l'aspect et l'odeur des chameaux remplissaient d'épouvante. Pendant ce temps-là les Maures, qui, à couvert sous leur rempart vivant, lançaient une grêle de traits, ajustaient à leur aise et abattaient les chevaux et les cavaliers, qui, de plus, avaient le désavantage de combattre très serrés. Les Vandales prirent la fuite, et les Maures, s'élançant hors de leur retranchement, en tuèrent un grand nombre, en firent beaucoup prisonniers, et de cette nombreuse armée il ne retourna dans leur pays qu'un fort petit nombre de soldats. C'est ainsi que les Maures défirent les Vandales sous le règne de Trasamond, qui mourut après avoir occupé le trône pendant vint-sept ans.

CHAPITRE IX.

1. Moeurs d'Ildéric, successeur de Trasamond. 2. Gélimer conspire contre Ildéric, le met en prison, et usurpe la souveraineté. 3. Lettres de Justinien à Gélimer, avec la réponse. 4. Justinien médite de faire la guerre aux Vandales.

1. A Trasamond succéda Ildéric, fils d'Honoric et petit-fils de Genséric; prince extrêmement doux pour ses peuples et de très facile accès, qui ne persécuta jamais les chrétiens, mais dépourvu de talents militaires, et ne pouvant même entendre parler de guerre. Hoamer, son neveu, guerrier remarquable par ses hauts faits, commandait l'armée, et avait acquis une si belle réputation, qu'on l'appelait l'Achille des Vandales. Sous le règne d'Ildéric, les Vandales furent défaits eu bataille rangée par les Maures de la Byzacène que commandait Antallas, et virent se rompre les relations d'amitié qu'ils avaient autrefois contractées avec Théodoric et les Goths. La cause de cette rupture fut l'emprisonnement d'Amalafride, et le massacre de tous les Goths qu'on avait accusés de conspiration contre Ildéric et les Vandales. Cependant Théodoric n'essaya pas d'en tirer vengeance; il sentait que ses trésors ne suffiraient pas à l'armement de la flotte qui lui était nécessaire pour faire une invasion en Afrique. Ildéric était uni par les liens étroits de l'amitié et de l'hospitalité avec Justinien, qui, sans être encore parvenu à l'empire, le gouvernait en effet sous son oncle Justin, que sa vieillesse et son incapacité rendaient inhabile aux affaires. Justinien et Ildéric entretenaient, par de magnifiques présents, leur attachement réciproque.

2. Il y avait alors à la cour des Vandales un certain Gélimer, fils de Gélarid, petit-fils de Genzon, et arrière-petit-fils de Gensé-ric: comme il était, après Ildéric, le plus âgé des princes du sang royal, tout le monde pensait qu'il devait bientôt arriver au pouvoir. Il passait pour le plus habile capitaine de son siècle; mais c'était un homme d'un caractère fourbe et rusé, habile à susciter des révolutions et à s'emparer du bien d'autrui. Comme la couronne ne lui arrivait point assez tôt au gré de son impatience, il ne se soumettait qu'avec peine aux lois qui réglaient la succession. Il s'attribuait toutes les fonctions royales, en usurpait d'avance toutes les prérogatives, et le caractère doux et facile d'Ildéric encourageait cette ambition effrénée. Gélimer enfin engagea dans ses intérêts les plus braves des Vandales, et leur persuada de déposer Ildéric, comme un lâche qui s'était laissé vaincre par les Maures, et qui, par jalousie contre un prince issu de Genséric, mais d'une autre branche que la sienne, voulait le priver du trône et livrer à Justin l'empire des Vandales. C'était là, disait-il, l'unique motif de l'ambassade qu'Ildéric avait envoyée à Constantinople. Les Vandales, séduits par ces perfides calomnies, prononcent la déposition de leur roi. Gélimer ayant ainsi usurpé l'autorité suprême dans la septième année du règne d'Ildéric, jeta en prison ce prince, et ses deux frères Hoamer et Évagès.

3. Quand Justinien, qui dans l'intervalle était arrivé à l'empire, fut instruit de cette révolution, il envoya en Afrique des ambassadeurs [chargés de représenter à Gélimer[10] qu'il pouvait bien conserver sur le trône le vieux Ildéric, puisque ce prince n'avait que l'ombre de la souveraineté, et qu'elle reposait tout entière dans les mains de Gélimer; qu'en consentant à cette transaction, il acquerrait les faveurs du ciel et l'amitié des Romains. ]

avec une lettre conçue en ces termes.

C'est une action très injuste et très contraire à la dernière volonté de Giziéric, que de tenir en prison un vieillard, un parent, et, si le testament de ce prince a quelque force, un roi des Vandales ; et que de le priver par la plus grande de toutes les violences, d'un royaume, en possession duquel la loi du pays vous doit bientôt mettre. Je vous prie de ne pas continuer dans une injustice  si criminelle, et de ne vous pas charger du nom odieux de tyran, pour vous être trop hâté de prendre celui de Roi. Souffrez que ce bon homme, qui n'est pas éloigné de la mort,  porte l'image de la royauté durant que vous en faites les fonctions. Et attendez que le temps, et le testament de Gizéric vous en donnent le titre, qui est la seule chose qui vous manque. En faisant cela, vous ferez une chose agréable à Dieu, et qui vous assurera notre amitié.

Gélimer renvoya des députés sans leur donner de réponse. Pour comble d'insulte, il fit crever les yeux à Hoamer, et resserrer dans une prison plus étroite Ildéric et Évagès, sous prétexte qu'ils avaient le dessein de s'enfuir à Constantinople. Justinien, apprenant ces nouveaux excès, lui envoya une nouvelle ambassade.[11]

dont voici les termes:

Je ne croyais pas que vous dussiez mépriser l'avis que je vous avait donné par ma première lettre, mais puisque vous êtes résolu de garder un royaume, que vous avez acquis par de si mauvaises voies, jouissez-en, et goûtez les plaisirs qu'il plaira à Dieu vous en donner. Ce que je vous demande maintenant, est que vous envoliez Ildéric à Constantinople avec Hoamer et son frère, afin qu'ils y reçoivent la consolation dont peuvent être capables des personnes, qui ont été privées de la possession d'un royaume, et de la vue de tout ce qu'il y a de beau dans le monde. Si vous ne m'accordez volontairement ce que je désire, il ne sera plus en votre pouvoir de le résister. La confiance qu'ils ont eue en mon amitié, m'oblige à embrasser leurs intérêts. Je ne contreviendrai point en cela à la paix, faite avec Gizéric, puisque je n'attaquerai pas son successeur, mais que je repousserai seulement les injures qu'il m'a faites.

[Il somma Gélimer de renvoyer à Constantinople Ildéric et ses deux frères, sinon il le menaçait de sa vengeance, et d'armer contre lui toutes les forces de l'empire. ]

[Gélimer répondit[12]

« qu'on n'avait point de violence à lui reprocher; que les Vandales, indignés contre un prince qui trahissait son pays et sa propre maison, avaient jugé à propos de lui ôter la couronne, pour la donner à un autre à qui elle appartenait de droit; que, chaque souverain ne devant s'occuper que du gouvernement de ses propres États, l'empereur pouvait s'épargner le soin de porter ses regards sur l'Afrique; qu'après tout, s'il aimait mieux rompre les nœuds sacrés du traité conclu avec Genséric, on saurait lui résister; et que les serments par lesquels Zénon avait engagé ses successeurs ne seraient pas impunément violés. » ]

Gélimer ayant lu la lettre de Justinien, y fit cette réponse. Je ne me suis point emparé par force du royaume, et je n'ai fait aucune injure à mes parents. C'est la nation des Vandales qui a déposé Ildéric, pour empêcher les nouveautés qu'il tramait contre la maison de Gizéric. Je suis parvenu à la couronne par la loi du pays, comme le plus ancien de la famille. Un prince sait également de gouverner son état sans se mêler de celui d'un autre. Contentez-vous de commander dans votre Empire, et ne vous inquiétez pas de ce qui se fait ailleurs. Si vous violez l'alliance, et que vous preniez les armes, nous serons obligés de nous défendre, en protestant néanmoins, que de nous-mêmes nous souhaitons d'entretenir la paix, que nous avons jurée avec Zénon, de qui vous remplissez la place.

4. Justinien était déjà aigri contre Gélimer. Après avoir lu cette lettre, il sentit redoubler en lui le désir de la vengeance; et comme il était habile à concevoir et actif pour exécuter, il résolut de faire sans retard la paix avec les Perses, et de porter la guerre en Afrique. Bélisaire, général de l'armée d'Orient, était à Constantinople où l'empereur l'avait rappelé, sans lui dire, ni à aucun autre, qu'il lui destinait le commandement de l'expédition d'Afrique. Pour mieux cacher ses projets, il avait fait semblant de le destituer. Cependant la paix fut conclue avec les Perses, comme je l'ai raconté dans les livres précédents.

CHAPITRE X.

1.  Guerre contre les Vandales appréhendée par les officiers et les soldats. 2.  Dissuadée par Jean, préfet du prétoire. 3. Conseillée par un évêque d'Orient.  Justinien devient par accident maître de Tripoli et de Sardaigne.

1. Quand Justinien eut terminé ses différends avec la Perse et mis en bon ordre les affaires de l'intérieur, il s'ouvrit à son conseil de ses projets sur l'Afrique. Mais lorsqu'il eut déclaré sa résolution de lever une armée contre Gélimer et les Vandales, 1a plupart de ses conseillers furent saisis de terreur en se rappelant l'incendie de la flotte de Léon, la défaite de Basiliscus, le grand nombre de soldats qu'avait perdus l'armée, et les dettes énormes qu'avait contractées le trésor. Surtout le préfet du prétoire, que les Romains appellent préteur, celui de l'ærarium, et tous les officiers du fisc et du trésor public, étaient déjà en proie à de vives angoisses, dans l'attente des rigoureux traitements qu'on leur ferait essuyer pour les contraindre à fournir les sommes immenses que nécessiteraient les dépenses de cette guerre. Il n'y avait point de capitaine qui ne tremblât à la pensée d'être chargé du commandement, et qui ne cherchât à éviter ce pesant fardeau; car il fallait nécessairement, après avoir subi les hasards et les incommodités d'une longue navigation, asseoir son camp sur une terre ennemie, et, aussitôt après le débarquement, en venir aux mains avec une nombreuse et puissante nation. De plus, les soldats, revenus tout récemment d'une guerre longue et difficile,[13] et qui commençaient à peine à goûter les douceurs de la paix et du foyer domestique, montraient peu d'empressement pour une expédition qui les forcerait à combattre sur mer, genre de guerre jusqu'alors étranger à leurs habitudes, et qui, des extrémités de la Perse et de l'Orient, les transporterait au fond de l'Occident pour affronter les vandales et les Maures. Le peuple, selon sa coutume, voyait avec plaisir arriver un événement qui lui offrait un spectacle nouveau sans compromettre sa sûreté personnelle.

Personne, excepté Jean de Cappadoce, préfet du prétoire, l'homme le plus hardi et le plus éloquent de son siècle, n'osa ouvrir la bouche devant l'empereur, pour le dissuader de cette entreprise: les autres se bornaient à déplorer en silence le malheur des temps. Jean de Cappadoce prit la parole,[14] et, après avoir protesté au prince qu'il était entièrement soumis à ses volontés, il lui représenta

[« l'incertitude du succès, déjà trop prouvée par les malheureux efforts de Zénon; l'éloignement du pays, où l'armée ne pouvait arriver par terre qu'après une marche de cent quarante jours, et par mer qu'après avoir essuyé les risques d'une longue et dangereuse navigation, et surmonté les périls d'un débarquement qui trouverait sans doute une opposition vigoureuse. Qu'il faudrait à l'empereur près d'une année pour envoyer des ordres au camp et en recevoir des nouvelles;[15] que s'il réussissait dans la conquête de l'Afrique, il ne pourrait la conserver, n'étant maître ni de la Sicile, ni de l'Italie; que s'il échouait dans son entreprise, outre le déshonneur dont ses armées seraient ternies, il attirerait la guerre dans ses propres États. Ce que je vous conseille, prince, ajouta-t-il, n'est pas d'abandonner absolument ce projet, vraiment digne de votre courage, mais de prendre du temps pour délibérer. Il n'est pas honteux de changer d'avis avant qu'on ait mis la main à l'œuvre: lorsque le mal est arrivé, le repentir est inutile. »]

2. César, la familiarité dont vous avez la bonté de nous honorer, nous donne la confiance de faire, et de dire beaucoup de choses pour l'intérêt de votre état, quoique nous prévoyions bien qu'elles ne vous seront pas agréables. Vous savez si bien tempérer votre pouvoir par votre justice, que vous ne croyez pas que ceux, qui sont prêts à vous obéir en toutes sortes de rencontres, soient les plus affectionnés à votre service. Vous pesez nos paroles et nos actions avec une si parfaite équité, que vous nous permettez de combattre vos sentiments, et de résister à vos volontés. C'est ce qui me fait entreprendre de vous donner aujourd'hui un avis, dont vous vous choquerez d'abord, mais que vous reconnaîtrez dans la suite, ne procéder que du zèle que j'ai pour tout ce qui vous touche, de la sincérité duquel je ne veux point d'autre témoin que vous-même. Si, n'étant pas persuadé par mes paroles, vous prenez les armes contre les Vandales, vous serez convaincu de la solidité de mes raisons par la longueur, et par la difficulté de la guerre. Si vous étiez assuré de remporter l'avantage, il n'y aurait pas un si grand inconvénient à employer pour cela la vie des hommes, à épuiser les finances, à supporter de grandes fatigues, et à courir  d'extrêmes dangers, parce que tous ces malheurs seraient en quelque sorte compensés par le bien de la victoire. Mais si cette victoire est entre les mains de Dieu,et si l'expérience du passé nous oblige d'appréhender  toujours le succès des armes, pourquoi ne par préférer le repos au péril ? Votre dessein est d'aller assiéger Carthage; il y a cent quarante journées de chemin par terre; il y a par mer toute la longueur de la Méditerranée. Il se passera une année avant que vous appreniez des nouvelles de votre camp. Quelqu'un ajoutera, peut-être, que vous surmonteriez vos ennemis, il ne serait pas pour ce en votre pouvoir de conserver l'Afrique, à cause que vous n'êtes pas maîtres de l'Italie et de la Sicile . Mais s'il vous arrive quelque disgrâce, l'infraction que vous aurez faire de la paix, attirera la guerre au milieu de votre Empire. Enfin la victoire ne vous apporterait pas un grand avantage, et une défaite serait la ruine entière de votre Empire si florissant et si superbe. Il faut délibérer mûrement, avant que d'entreprendre les affaires. Quand les pertes sont arrivées, il est inutile de s'en repentir. Quand le mal est fait, il n'est plus temps de changer d'avis.

3. Ce discours ébranla Justinien, et ralentit un peu son ardeur pour la guerre. Mais alors un évêque[16] arriva de l'Orient, et dit qu'il avait une communication importante à faire à l'empereur. Ayant été introduit en sa présence, il lui assura que Dieu lui avait commandé en songe de venir le trouver, et de lui reprocher, en son nom, qu'après avoir résolu de délivrer les chrétiens d'Afrique de la tyrannie des barbares, il eût abandonné par de vaines craintes un si louable dessein. « Le Seigneur, dit-il, m'a dit ces mots: Je serai à tes côtés dans les combats, et je soumettrai l'Afrique à ton empire. » Après avoir entendu ces paroles du prêtre, Justinien reprend sa première ardeur. Il rassemble des soldats, fait équiper des vaisseaux, préparer des armes et des vivres, et ordonne à Bélisaire de se tenir prêt à partir, au premier jour, pour l'Afrique.

4. Cependant un citoyen de Tripoli, nommé Pudentius, fit révolter cette ville contre les Vandales, et envoya demander quelques troupes à Justinien, lui promettant qu'avec ce secours il réduirait facilement la province sous son obéissance. Justinien y envoya un capitaine nommé Tattimath avec une petite armée, dont Pudentius se servit si habilement, qu'en l'absence des Vandales il s'empara de la province et la soumit à l'empire. Gélimer s'apprêtait à punir la révolte de Pudentius, lorsqu'il en fut empêché par un accident imprévu.

Il y avait parmi les sujets de Gélimer un guerrier de race gothique, nommé Godas, homme courageux, actif, doué d'une force de corps singulière, et qui, paraissant dévoué au service de son maître, avait reçu de sa libéralité le gouvernement de la Sardaigne, à la charge de lui payer un tribut annuel. Mais comme il avait l'esprit trop faible pour supporter et pour digérer, s'il est permis de parler ainsi, la prospérité de sa fortune, il usurpa la souveraineté, s'empara de l'île tout entière, et refusa mémé le tribut. Quand il sut que Justinien était tout entier au désir de se venger de Gélimer et de porter la guerre en Afrique, il lui écrivit [«qu'il n'avait pas personnellement à se plaindre de son maître; mais que les cruautés de Gélimer lui inspiraient une telle indignation, qu'il croirait s'en rendre complice s'il continuait de lui obéir; que, préférant le service d'un prince équitable à celui d'un tyran, il se donnait à l'empereur, et qu'il le priait de lui envoyer des troupes pour le soutenir contre les Vandales.» ]

J'ai quitté le parti de mon Seigneur, non pas par le ressentiment d'aucune injure qu'il m'ait faite, mais par la crainte d'être accusé d'avoir part aux cruautés qu'il exerce contre ses sujets, et contre ses proches, J'ai cru qu'il valait mieux, obéir à un Empereur équitable, qu'à un tyran violent. C'est à vous à seconder mes efforts, et à m'envoyer du secours.

Justinien apprit avec joie cette nouvelle; il lui envoya Eulogius, avec une réponse dans laquelle il louait Godas de sa prudence et de son zèle pour la justice. Il lui promit de joindre ses armes aux siennes, de lui envoyer des troupes et un commandant pour garder l'île avec lui, et enfin de le protéger contre tous les efforts des vandales. Eulogius, arrive en Sardaigne, trouva Godas portant le nom de roi, entouré de gardes, et revêtu des insignes de la souveraine puissance. Après avoir lu la lettre de l'empereur, il répondit «qu'il recevrait avec plaisir un renfort de soldats, mais qu'il n'avait nul besoin de général;» et il renvoya Eulogius avec une lettre conçue à peu près dans cet esprit.

CHAPITRE XI.

1.  Nombre de troupes.  Noms des commandants. 3.  Mauvais présage tiré d'une parole de l'Empereur.

1. Avant que cette réponse fût parvenue à Constantinople, Justinien avait déjà fait partir Cyrille avec quatre cents hommes, pour défendre la Sardaigne conjointement avec Godas. Il préparait aussi contre l'Afrique une armée composée de dix mille hommes d'infanterie et de cinq mille cavaliers, tant romains que fédérés. Dans l'origine le corps des fédérés n'était composé que de barbares qui, n'ayant pas été vaincus par les Romains, avaient été incorporés dans l'État avec une condition égale à celle des citoyens. Le nom dont la langue romaine se sert pour exprimer une alliance, marque une amitié et une société contractée avec celui qui auparavant était ennemi : maintenant toutes sortes de peuples prennent indifféremment ce titre, par un changement que le temps a causé ; car le temps, par sa révolution continuelle, fait que les paroles s'éloignent insensiblement des choses quelles représentent, pendant que ces choses mêmes reçoivent de l'altération par le caprice des hommes, qui se mettent fort peu en peine d'examiner, si les anciens  termes répondent encore aux sujets pour lesquels on les emploie.  

2. Les fédérés étaient commandés par Dorothée, chef des légions d'Arménie, et par Salomon, que Bélisaire avait nommé son lieutenant.[17] Ce dernier était eunuque, par suite d'un accident qui lui était arrivé dans son enfance. Les autres officiers des fédérés étaient Cyprien, Valérien, Martin, Athias, Jean, Marcel, et Cyrille, dont nous avons déjà parlé. La cavalerie romaine était commandée par Rufin et par Aigan, lieutenants de Bélisaire, et par Barbatus et Pappus; l'infanterie, par Théodore surnommé Ctenat, Térence, Zaide, Marcien, et Sarapis. Jean, originaire de la ville d'Épidamne, nommée aujourd'hui Dyrrachium, commandait à tous les capitaines d'infanterie; Salomon, né dans l'Orient, sur les frontières de l'empire, près de l'endroit où s'élève maintenant la ville de Dara, était le capitaine général. Aigan était issu de parents Massagètes, peuples que maintenant on appelle les Huns; les autres commandants étaient presque tous de la Thrace. Il y avait en outre des corps de barbares auxiliaires, quatre cents Érules commandés par Pharas, et près de six cents Massagètes, tous archers à cheval, conduits par deux capitaines très fermes et très braves, Sinnion et Balas. La flotte était composée de cinq cents bâtiments de transport, dont les plus grands contenaient cinquante mille médimnes,[18] et les plus petits trois mille. Ces navires étaient montés par vingt mille matelots, tirés presque tous de l'Égypte, de l'Ionie et de la Cilicie. Calonyme d'Alexandrie était l'amiral de toute la flotte. Il y avait de plus quatre-vingt-douze vaisseaux longs, à un rang de rames, armés en guerre et couverts d'un toit, afin que les rameurs ne fussent pas exposés aux traits des ennemis. On appelle maintenant ces vaisseaux dromons, à cause de la rapidité de leur course.[19] Les rameurs y étaient au nombre de deux mille, tous de Constantinople; il n'y en avait aucun qui ne fût propre à plusieurs choses. Archélaüs prit part aussi à cette expédition. Il avait été auparavant revêtu de la charge de préfet du prétoire à Constantinople et dans l’Illyrie: il fut alors nommé questeur de l'armée: c'est le nom qu'on donne au trésorier chargé des dépenses. Enfin Bélisaire, pour la seconde fois général des armées de l'empire d'Orient, avait été revêtu par l'empereur du commandement suprême de toutes ces forces. Il était entouré d'une garde nombreuse, armée de lances et de boucliers, dont tous les soldats étaient braves, et avaient une longue expérience du métier des armes. De plus, l'empereur lui avait donné par écrit le plein pouvoir de tout régler comme il le jugerait convenable, et avait ordonné que les décisions de Bélisaire auraient la même force que si elles émanaient de l'empereur lui-même; enfin cet écrit lui confiait la plénitude du pouvoir impérial. Bélisaire était originaire de la portion de la Germanie située entre la Thrace et l'Illyrie.

Cependant Gélimer, à qui Pudentius avait enlevé Tripoli et Godas la Sardaigne, n'espérant plus recouvrer la Tripolitaine parce que cette province était trop éloignée, et que les rebelles avaient reçu un renfort de troupes romaines, jugea convenable de différer l'expédition contre Tripoli, et de se hâter d'attaquer la Sardaigne avant qu'elle ait reçu des secours de l'empereur. Il choisit donc cinq mille de ses meilleurs soldats, cent vingt vaisseaux très légers, et les envoya en Sardaigne, sous le commandement de son frère Tzazon. Ceux-ci, animés par le ressentiment de la perfidie de Godas, se portèrent sur cette île avec une ardeur extrême. L'empereur cependant fit partir d'avance Valérien et Martin, avec ordre d'attendre dans le Péloponnèse le reste de la flotte [20].

3. Comme ces deux commandants étaient déjà montés sur leurs vaisseaux, Justinien se souvint de quelque chose qu'il avait oublié de leur dire, et donna ordre de les appeler. Au même moment, il songea que ce serait un mauvais présage que d'empêcher l'embarquement. Il envoya donc dire qu'on ne les rappelât pas. Ceux qui furent envoyés coururent avec un empressement extraordinaire leur porter la défense de sortir de leurs vaisseaux ; ce que tout le monde prit pour un triste présage, que l'un des deux ne rentrerait jamais à Constantinople. Et l'on s'imagina que c'était comme une exécration prononcée par l'Empereur, quoi que contre son intention, par laquelle il leur interdisait l'entrée de leur patrie. Que si quelqu'un s'est persuadé eu ce tems-là, que cette prédiction regardait Valérien ou Martin, il a pu reconnaître depuis par l'événement, combien sa pensée était éloignée de la vérité. Mais on pourrait peut-être croire, avec quelque sorte de fondement, que cette exécration était tombée sur la tête d'un certain garde de Martin, nommé Stotzas, qui ne revint plus depuis à Constantinople, parce qu'il se souleva contre l'Empereur, et qu'il aspira à la tyrannie. Que chacun en juge comme il lui plaira. Pour moi je vais continuer la narration du départ de Bélisaire.

CHAPITRE XII.

1.  Le patriarche de Constantinople fait des prières sur l'Amiral. 2.  Songe de Procope. 3. Départ de la flotte. 4.  Meurtre puni par Bélisaire. 5. Harangue de ce général.

1. Justinien, la septième année de son règne, aux approches du solstice d'été, fit approcher le vaisseau amiral du rivage qui bordait la cour du palais impérial. Le patriarche Épiphane y monta, et, après avoir imploré la bénédiction du ciel, il fit entrer dans le vaisseau un soldat nouvellement baptisé. Après cette solennité, Bélisaire mit à la voile avec sa femme Antonine, et Procope l'auteur de cette histoire, qui certes redoutait beaucoup d'abord les dangers de cette guerre; mais il fut depuis rassuré par un songe qui calma ses craintes, et le détermina à suite cette expédition[21] .

2. Il s'imagina que comme il était dans le palais de Bélisaire, un des domestiques était venu avertir qu'il y avait à la porte des hommes chargés de présents, que Bélisaire lui ayant commandé d'aller voir quels présents,  ces hommes apportaient, il était allé à la porte de la seconde cour, où ils portaient sur leur dos de la terre couverte de fleurs, laquelle il fit décharger proche du vestibule, que Bélisaire s'étant assis dessus, avait goûté des fleurs, et avait invité ceux qui étaient présents, de faire la même chose, et qu'ils les avaient trouvées d'un goût, et d'une odeur très agréable. Voilà quel fut le songe.

3. Le vaisseau amiral fut suivi par toute la flotte, qui, ayant abordé à la ville d'Héraclée (anciennement Périnthe), s'y arrêta pendant cinq jours pour attendre un grand nombre de chevaux dont Justinien avait fait présent à Bélisaire, et qui avaient été choisis dans les haras impériaux de la Thrace. D'Héraclée la flotte se rendit au port d'Abydos, où le calme la retint quatre jours.

4. Là, deux Massagètes s'étant enivrés, selon la coutume de ces peuples naturellement grands buveurs, tuèrent un de leurs camarades qui les avait irrités en leur lançant des brocards. Bélisaire les fit saisir, et pendre sur-le-champ à un arbre de la colline qui domine Abydos. Cet acte de sévérité révolta les Huns, et surtout les parents des meurtriers. Ils s'écriaient qu'en s'engageant au service des Romains, ils n'avaient pas prétendu s'assujettir aux lois romaines; que, suivant celles de leur pays, un emportement causé par l'ivresse n'était point puni de mort. Comme les soldats romains, qui étaient aussi bien aises que les crimes fussent impunis, joignaient leurs plaintes à celles des Massagètes, Bélisaire les assembla tous, et devant l'armée entière il leur parla ainsi :[22]

[« Êtes-vous donc de nouveaux soldats qui, faute d'expérience, se figurent qu'ils sont maîtres de la fortune? Vous avez plusieurs fois taillé en pièces des ennemis égaux en valeur et supérieurs en force. N'avez-vous pas appris que les hommes combattent, et que Dieu donne la victoire? C'est en le servant qu'on parvient à servir utilement le prince et la patrie; et le culte principal qu'il demande, c'est la justice. C'est elle qui soutient les armées, plus que la force du corps, l'exercice des armes, et tout l'appareil de la guerre. Qu'on ne me dise pas que l'ivresse excuse le crime: l'ivresse est elle-même un crime punissable dans un soldat, puisqu'elle le rend inutile à son prince et ennemi de ses compatriotes. Vous avez vu le forfait, vous en voyez le châtiment. Abstenez-vous du pillage; il ne sera pas moins sévèrement puni. Je veux des mains pures pour porter les armes romaines. La plus haute valeur n'obtiendra pas de grâce, si elle se déshonore par la violence et par l'injustice. » ]

5.  Si je parlais à de nouvelles troupes, j'aurais le soin d'un long discours, pour leur apprendre combien la justice contribue à la victoire ; car ceux, qui ne savent pas la multitude et la diversité des événement qui surviennent dans la guerre, s'imaginent en tenir le succès entre leurs mains. Mais vous qui avez souvent surmonté des ennemis, qui vous égalaient en nombre, en puissance et en courage, et qui avez souffert quelquefois des pertes, je crois quevous n'ignorez pas que les hommes donnent des batailles, mais que c'est Dieu qui en est l'arbitre, et qui en dispense les avantages comme il lui plaît. Si cela est ainsi, il faut faire bien moins d'état de la force du corps, de l'assiduité de l'exercice des armes, des munitions et des équipages, que de l'équité que l'on garde envers les hommes, et de la piété avec laquelle on sert Dieu. Il est bien raisonnable que ceux-là lui rendent des honneurs, qui en attendent du secours. Un des premiers devoirs de la Justice, c'est de punir les homicides, et c'est principalement dans le traitement que nous faisons à nos proches que paraît la Justice ou l'injustice de nos actions. L'homme n'a rien de si précieux que la vie. Que si un Barbare s'imagine n'avoir commis qu'une faute légère, en tuant son compagnon, parce qu'il était ivre lorsqu'il l'a tué, l'excuse même qu'il apporte, ne sert qu'à, le rendre plus coupable, puis qu'il n'est pas permis de s'enivrer jusques au point d'en devenir capable de tuer ses propres amis. Ceux, qui s'enivrent sans commettre de meurtre sont punissables, à cause seulement qu'ils se font enivrés. Enfin tous ceux qui ont tant soit peu de sens commun, jugeront bien que ceux, qui offensent leurs proches, sont plus criminels que ceux qui n'offensent que des étrangers.  Vous voyez quelle a été la punition de ce crime, et quel exemple nous en avons fait. Cela vous montre avec quelle circonspection vous devez éviter les querelles, et vous abstenir du bien d'autrui. Je n'omettrai rien de mon devoir, et je ne souffrirai pas que qui que ce soit, quand ce serait le plus vaillant de l'armée, porte d'autres mains contre l'ennemi, que des mains pures et innocentes, parce qu'il est impossible que la valeur soit victorieuse, si elle n'est accompagnée de la Justice.

Les soldats de Bélisaire ayant ouï ce discours, et ayant en même temps jeté les yeux sur la potence où étaient encore attachés les corps de leurs compagnons, ils furent saisis de crainte ; et ayant fait réflexion sur la grandeur du danger où ils s'exposaient en commettant de semblables crimes, ils résolurent de se comporter avec toute sorte de retenue et de discipline.

CHAPITRE XIII.

1.  Soins de Bélisaire pour la conservation de la flotte.  2.  Avarice de Jean, préfet du prétoire, cause de la mort de plusieurs soldats. 3. Adresse d'Antonine femme de Bélisaire, pour conserver de l'eau douce sur la mer.

 1. Bélisaire cependant prit de grandes précautions pour que la flotte restât toujours réunie, et abordât en même temps dans le même lieu. Il savait qu'un grand nombre de vaisseaux, surtout lorsque les vents soufflent avec violence, se séparent pour l'ordinaire, s'écartent de leur route, et que les pilotes ne savent plus lesquels ils doivent suivre des navires qui les ont devancés. Après y avoir longtemps pensé, il employa ce moyen: Il fit teindre en rouge le tiers des voiles du vaisseau amiral et de deux autres qui portaient ses équipages; sur la poupe de ces vaisseaux il fit placer des lampes suspendues à de longues perches, afin que les vaisseaux du général pussent être reconnus le jour et la nuit, et ordonna à tous les pilotes de les suivre exactement. De cette manière, les trois vaisseaux dont j'ai parlé servant de guide à la flotte, aucun des autres navires qui la composaient ne s'écarta de sa route. Quand il fallait sortir du port, on donnait le signal avec la trompette.

D'Abydos, ils arrivèrent à Sigée par un vent très fort, qui s'apaisa tout à coup et les porta doucement à Malée, où le calme de la mer leur fut très utile. Surpris par la nuit à l'entrée de ce port extrêmement étroit, cette flotte immense et ses énormes vaisseaux furent mis en désordre, et coururent les plus graves dangers. C'est là que les pilotes et les matelots déployèrent leur vigueur et leur habileté, en s'avertissant par leurs cris, en écartant avec des perches les vaisseaux qui allaient se choquer, et en les maintenant à une juste distance. Ils auraient eu, à mon avis, beaucoup de peine à se sauver eux et leurs vaisseaux, s'il s'était élevé un souffle de vent, même favorable. Ayant échappé au danger, comme je l'ai dit, ils abordèrent à Ténare, nommée aujourd'hui Cænopolis; et ensuite à Méthone, où ils trouvèrent Valérien et Martin oui étaient arrivés peu de temps avant eux.

Le vent étant tombé tout à fait, Bélisaire y fit jeter l'ancre à sa flotte, débarquer les troupes, et passa en revue les chefs et les soldats. Le calme régnant toujours, il exerçait ses soldats aux manœuvres, lorsqu'une maladie, dont je vais expliquer les causes, se répandit dans l'armée.

2. Jean, préfet du prétoire, était un méchant homme, plus habile que je ne pourrais l'exprimer à trouver des moyens de grossir le trésor aux dépens de la vie des sujets de l'empire. J'en ai touché quelque chose dans les livres précédents de cette histoire; je vais dire maintenant comment il causa la mort de plusieurs soldats. Le pain que l'on distribue à l'armée doit être mis deux fois dans le four, et cuit de manière à pouvoir se conserver longtemps sans se gâter. Le pain ainsi préparé est nécessairement plus léger; aussi, dans les distributions, les soldats consentent-ils à une diminution du quart sur le poids ordinaire. Jean imagina un moyen d'économiser le bois, et de réduire le salaire des boulangers sans diminuer le poids du pain. Pour cela il fit porter la pâte dans les bains publics, et la fit placer au-dessus du fourneau dans lequel on allume le feu. Lorsqu'elle parut à peu près cuite, il la fit jeter dans des sacs, et charger sur les vaisseaux. Lorsque la flotte fut arrivée à Méthone les pains étaient brisés, décomposés, réduits en farine, mais en une farine corrompue et couverte d'une moisissure fétide. Les commissaires des vivres mesuraient cette farine aux soldats, en sorte que le pain était distribué par chenices et par médimnes.[23] Une nourriture si malsaine, jointe à la chaleur du climat et de la saison, engendra bientôt une maladie épidémique, qui enleva cinq cents soldats en peu de jours. Le mal eût été plus grand, si Bélisaire n'en eût arrêté le cours en distribuant aux soldats du pain frais cuit à Méthone. Lorsque Justinien en fut instruit, il loua le général, mais sans punir le ministre.

3. De Méthone ils abordèrent à Zacynthe, et, après y avoir fait une provision d'eau suffisante pour traverser la mer Adriatique et s'être pourvus de tout ce qui leur était nécessaire, ils remirent à la voile; mais ils eurent des vents si mous et si faibles, que ce fut seulement au bout de seize jours qu'ils abordèrent à un endroit désert de la Sicile, voisin du mont Etna. Pendant ce long trajet, l'eau qu'on avait embarquée se corrompit, excepté celle que buvait Bélisaire et ceux qui vivaient avec lui. Celle-ci avait été conservée pure, grâce à l'ingénieuse précaution de la femme du général. Ayant rempli d'eau des amphores de verre, elle les plaça dans la cale du navire où les rayons du soleil ne pouvaient pénétrer, et les enfouit dans le sable. Par ce procédé l'eau se conserva parfaitement potable.

CHAPITRE XIV.

1.  Bélisaire envoie Procope à Syracuse. 2.  Procope s'acquitte se da commission.  3.  La flotte aborde en Afrique.

1. A peine descendu dans cette île, Bélisaire se trouva incertain et agité par mille pensées diverses; il ne connaissait ni le caractère ni la manière de combattre des Vandales qu'il attaquait; il ne savait pas même par quels moyens ni sur quel point il commencerait la guerre. Il était surtout vivement troublé de voir ses soldats frémir à la seule idée d'un combat naval, et déclarer sans rougir qu'ils étaient prêts à combattre avec courage, une fois débarqués; mais que si la flotte ennemie les attaquait, ils tourneraient le dos, parce qu'ils ne se sentaient pas capables de combattre à la fois les flots et les Vandales. Dans cette perplexité, Bélisaire envoie à Syracuse Procope, son conseiller, afin de s'informer si les ennemis n'avaient pas fait de dispositions, soit dans l'île, soit sur le continent, pour s'opposer au passage de la flotte romaine; sur quel point des côtes d'Afrique il serait préférable d'aborder, et par où il serait plus avantageux d'attaquer les Vandales. Il lui ordonna de venir, lorsqu'il aurait rempli sa mission, le rejoindre à Cancane, ville située à deux cents stades de Syracuse, où il se disposait à conduire toute sa flotte. Le but apparent de la mission de Procope était d'acheter des vivres, les Goths consentant à ouvrir leurs marchés aux Romains, en vertu d'un traité conclu entre Justinien et Amalasonthe, mère d'Atalaric, qui, ainsi que je l'ai raconté dans mon Histoire de la guerre des Goths, était devenu, encore enfant et sous la tutelle de sa mère, roi des Goths et de l'Italie. En effet, après la mort de Théodoric, le royaume d'Italie étant dévolu à son neveu Atalaric, qui avait déjà perdu son père, Amalasonthe, craignant pour l'avenir du jeune prince et de ses États, avait fait avec Justinien use alliance qu'elle entretenait par toute sorte de bons offices. Dans cette circonstance, elle avait promis de fournir des vivres à l'armée romaine, et fut fidèle à sa parole.

2. Procope, à peine entré à Syracuse, rencontra, par un heureux hasard, un de ses compatriotes qui avait été son ami d'enfance, et qui était établi depuis longtemps dans cette ville, où il s'occupait du commerce maritime. Cet ami lui apprit tout ce qu'il avait besoin de savoir. Il l'aboucha avec un de ses serviteurs arrivé depuis trois jours de Carthage, qui lui assura que la flotte romaine n'avait point d'embûches à craindre de la part des Vandales; qu'ils ignoraient entièrement l'approche des Romains, que même l'élite de l'armée vandale était occupée à réduire Godas; que Gélimer, ne soupçonnant aucun danger, sans inquiétude pour Carthage et pour les autres villes maritimes, se reposait à Hermione, ville de la Byzacène, à quatre journées de la mer;[24] que les Romains pouvaient naviguer sans redouter aucun obstacle, et débarquer sur le point de la côte où les pousserait le souffle du vent. Procope alors prend le domestique par la main, et tout eu lui faisant diverses questions, en l'interrogeant soigneusement sur chaque chose, il l'amène au port d'Aréthuse, le fait monter avec lui sur son vaisseau, ordonne de mettre à la voile et de cingler rapidement vers Caucane. Le maître, qui était resté sur les rivages, s'étonnait qu'on lui enlevât ainsi son serviteur. Procope, du vaisseau, qui déjà était en marche, lui cria qu'il ne devait pas s'affliger; qu'il était nécessaire que son domestique fût avec le général, pour l'instruire de vive voix et pour guider la flotte en Afrique; qu'on le renverrait promptement à Syracuse avec une ample récompense.

En arrivant à Cancane, Procope trouva la flotte dans un grand deuil. Dorothée, commandant de l'Arménie, venait de mourir extrêmement regretté de tous ses compagnons d'armes. Bélisaire, à la vue du domestique, aux nouvelles qu'il apprit de sa bouche, manifesta une vive joie, et loua beaucoup Procope de le lui avoir amené. Aussitôt il commande aux trompettes de donner le signal du départ, aux matelots de hisser rapidement les voiles;

3. et la flotte touche aux îles de Gaulos et de Malte, qui séparent la mer Adriatique de la mer Tyrrhénienne. Le lendemain, il s'éleva un vent d'est qui poussa la flotte sur la côte d'Afrique, à la ville que les Romains appellent Caput-Vada,[25] d'où un bon marcheur peut se rendre en cinq journées à Carthage.

 

CHAPITRE XV.

1. Archélaus dissuade la descente. 2.  Bélisaire la conseille.  3.  Son avis est suivi et exécuté.  Les soldats en creusant trouvent une source, d'où Procope tire un présage de la victoire.

1. Lorsque la flotte fut près de la côte, Bélisaire ordonna de serrer les voiles et de jeter les ancres. Puis ayant assemblé tous les chefs dans son vaisseau, il mit en délibération, s'il était à propos de faire descente en Afrique. Parmi tout ce qui fut proposé de côté et d'autre, Archélaus fit ce discours.

J'admire la vertu de notre général, qui nous surpassant tous en expérience et en sagesse, et qui possédant seul l'autorité de commander, veut bien toutefois nous demander nos avis, afin de suivre la résolution qui aura été jugée la plus utile par les suffrages de l'assemblée. Pour moi, je dirai ce que je pense, bien que je le dise à regret, Il me semble qu'il y a sujet de s'étonner de ce que chacun de vous ne s'est pas empressé de dissuader la descente.  Bien que je n'ignore pas que le conseil que l'on donne à ceux qui font exposés à quelque danger n'a pas accoutumé d'être utile à son auteur, et qu'il ne sert d'ordinaire qu'à le couvrir de blâme, parce que les hommes sont faits de telle façon, qu'ils ont inclination d'attribuer, ou à leur prudence, ou à leur bonheur, la gloire des bons événement, & de rejeter la faute des mauvais sur ceux qui en ont proposé les avis. Je ne laisserai pas néanmoins de déclarer ma pensée : Car quand on délibère du salut et de la vie, on ne doit pas être retenu par la crainte d'être repris. Puisque vous avez dessein de descendre dans le pays ennemi, permettez-moi de vous demander dans quel port vous placerez votre flotte, et dans quelle ville vous logerez votre armée ? Ne savez-vous pas que l'on ne peut aborder à cette longue rade, qui contient neuf journées de chemin ? La flotte n'y demeurera-t-elle pas exposée à la violence des vents? Où trouverez-vous des murailles et des tours pour vous mettre à couvert, puisque Gizéric les a rasées ? Ajoutez à toutes ces incommodités la disette d'eau, que j'apprends être extrême dans ce pays. Supposons, s'il vous plaît, qu'il nous arrive quelque disgrâce; car nous assurer qu 'il ne nous en arrivera point, ce serait une imagination  contraire à la condition des hommes, et au train commun des affaires. Si donc, lors que nous aurons pris terre, il s'élève une tempête, ne faudra-t-il pas que nos vaisseaux, soient, ou dispersés sur la mer, ou brisés sur le rivage ? Mais où prendrons-nous des vivres, et d'où nous viendront les convois? Que l'on ne jette point les yeux sur moi, comme sur le trésorier. Toute personne publique est réduite à une condition privée, du moment qu'elle est destituée des instruments et des secours dont elle a besoin pour faire sa charge. Où placerez-vous le bagage, lors qu'il sera besoin d'en venir aux mains ? Mais il semble que ce soit un mauvais présage de vous mettre devant les yeux tant de fâcheux événements. Quoi qu'il en soit, j'estime que nous devons aller droit à Carthage, où l'on dit qu'il y a un port appelé l'Étang, qui n'est éloigné que de quarante stades de la ville, et qui n'est gardé de personne. Il nous serait aisé de nous en emparer, et ensuite de donner l'assaut.  Quand nous serons maîtres de cette ville, tout le pays se viendra soumettre à notre pouvoir. Un parti tombe de lui-même, quand le chef en est abattu. Je vous prie de faire réflexion sur toutes ces choses, et de prendre la meilleure décision qu'il sera possible.

Voilà ce que dit Archelaus. Voici ce que répondit Bélisaire.

2.  Mes collègues, je vous prie de ne pas prendre mon discours pour le discours d'un arbitre qui parle le dernier, afin  d'imposer aux autres la nécessité de suivre son sentiment. J'ai écouté, ce que chacun de vous a proposé pour le meilleur ; je vous déclarerai aussi ce que je juge plus à propos de faire, afin que nous prenions tous ensemble le bon parti. Je vous supplie de  vous souvenir que les soldats témoignaient,  il n'y a pas longtemps, d'appréhender un combat naval, et d'être prêts de prendre la fuite, si la flotte ennemie les venait attaquer. Alors nous souhaitions de descendre dans l'Afrique, et nous faisions des voeux pour en avoir la descente aisée. Ce serait une légèreté de ne vouloir plus recevoir une grâce que nous avons demandée. Si nous allons droit à Carthage, et que nous ayons la flotte des ennemis à la rencontre, nous ne pourrons nous plaindre de la fuite  des soldats, puisque ceux, qui avertissent qu'il n'est pas en leur pouvoir d'éviter une faute, ou une excuse toute prête pour se justifier d'y être tombés. Mais pour nous, quand nous nous sauverions du danger, nous ne laisserions pas d'être tout-à-fait inexcusables. il y a plusieurs inconvénients à demeurer dans les vaisseaux ; mais le plus grand est celui dont ont parlé ceux qui menacent d'une tempête. Si la tempête s'élève, disent-ils, ou elle nous nous dissipera loin de l'Afrique, ou elle nous fera périr sur le bord. Si nous avions à choisir, lequel faudrait-il prendre, ou de perdre les vaisseaux, ou de perdre et les vaisseaux et les hommes ? De plus, il y a apparence que si nous attaquons l'ennemi à l'improviste, nous aurons de l'avantage, puisqu'il est assez ordinaire de défaire ceux que l'on surprend. Au lieu que si nous lui laissons le loisir de se préparer, il nous résistera avec des forces égales. On peut ajouter, que nous ne pourrons peut-être plus descendre, sans en venir aux mains, et sans chercher par les armes une commodité, que nous refusons maintenant qu'elle se présente d'elle-même. Que s'il s'élève une tempête, nous aurons à combattre contre les vents et l'orage. C'est pourquoi je suis d'avis de faire maintenant la descente, de désembarquer les armes, les chevaux et l'équipage nécessaire, de faire en diligence un fossé et un rempart pour nous mettre à couvert et  de nous bien défendre, si l'on nous vient à nous attaquer. Il ne faut pas craindre que les convois nous manquent, si nous agissons en gens de coeur. Ceux qui sont maîtres de leurs ennemis, dont aussi maîtres de tous leurs biens. La victoire met toujours les richesses et l'abondance dans le parti pour lequel elle se déclare. Nôtre salut et notre bonheur sont entre nos mains.

 3 . Tout le conseil ayant suivi le sentiment de Bélisaire, la décente se fit au même moment et le débarquement des troupes s'opéra le troisième mois après leur départ de Constantinople. Bientôt Bélisaire ayant choisi sur le rivage l'emplacement du camp, ordonna aux soldats et aux matelots de creuser le fossé et d'élever les retranchements. On lui obéit sur-le-champ. Le nombre des travailleurs était considérable; leur zèle était excité tant par leurs propres craintes que par la voix et les exhortations du général; aussi, dans le même jour, le fossé et les glacis furent achevés, et les palissades plantées sur le retranchement. Par un hasard presque miraculeux, au moment où l'on creusait le fossé, il jaillit à la surface du sol une source abondante, jusqu'alors inconnue en ce lieu, et qui sembla une faveur du ciel, d'autant plus inespérée que cette partie de la Byzacène est extrêmement aride. Cette source suffit abondamment à tous les besoins des hommes et des animaux. Procope félicita son général de cette heureuse découverte. Il se réjouissait, disait-il, de voir le camp abondamment pourvu d'eau, moins à pause des avantages qu'elle lui procurerait, que parce qu'elle était un présage certain, envoyé par Dieu même, de la facilité de la victoire; ce qui fut en effet prouvé par l'événement. L'armée passa la nuit suivante dans le camp, dont la sûreté fut garantie, suivant l'usage, par des patrouilles et des gardes avancées. Cinq archers seulement, par ordre de Bélisaire, veillèrent sur chacun des navires, qu'on fit aussi entourer par les vaisseaux de guerre, afin de les défendre en cas d'attaque.

CHAPITRE XVI.

1.  Harangue de Bélisaire. 2. La ville de Syllecte se rend à lui. 3.  Il envoie aux Vandales les lettres que Justinien leur avait écrites.

1. Le lendemain, quelques soldats s'étant écartés dans la campagne pour y piller des fruits murs, le général les fit battre de verges, [et prit cette occasion de représenter à son armée[26]

[« que le pillage, criminel en lui-même, était encore contraire à leurs intérêts que c'était soulever contre eux tous les habitants de l'Afrique, Romains d'origine, et ennemis naturels des Vandales. Quelle folie de compromettre leur rareté et leurs espérances par une misérable avidité ! Que leur en coûterait-il pour acheter ces fruits que les possesseurs étaient prêts à leur donner presque pour rien ? Vous allez donc avoir pour ennemis les Vandales et les naturels du pays, et Dieu même, toujours armé contre l'injustice. Votre salut dépend de votre modération: celle-ci vous rendra Dieu propice, les Africains affectionnés, et les Vandales faciles à vaincre. »]

puis ayant assemblé toute l'armée, il parla en ces termes.

Il n'y a point de temps où il soit permis d'exercer des violences, de ravir et de consumer le bien d'autrui, parce que cela est toujours contraire à la justice ; mais dans le temps ou nous sommes, cela est encore plus insupportable que dans un autre, à cause des suites fâcheuses qui en peuvent naître. Quand je vous ai amené dans ce pays, j'ai fondé principalement mon espérance sur l'antipathie qui  est entre les Africains et les Vandales. Votre intempérance renverse cet état des choses. Elle concilie aux Vandales l'amitié des Africains, et elle vous attire leur haine. Puisque ceux qui souffrent une injustice, en haïssent sans doute naturellement les auteurs. Un peu d'argent suffisait pour établir votre sûreté, et pour acheter des vivres. Vous pouviez demander aux marchands ce qui vous était nécessaire, sans commettre d'injustice, et sans perdre l'amitié de ceux du pays. Maintenant vous aurez pour ennemis les Vandales, les Africains et  Dieu même, qui n'a pas accoutumé d'assister les injustes. Abstenez-vous donc du bien d'autrui, et ne cherchez point un gain si périlleux. Vous êtes en un temps où vous avez besoin de retenue pour vous conserver, et où vous vous perdriez infailliblement par la licence. Si vous déférez à l'avis que je vous donne, Dieu vous sera favorable, les Africains ne vous seront pas contraires, et les Vandales vous seront assujettis.
 

2. Bélisaire, après ce discours, rompit l'assemblée. Apprenant ensuite qu'il y avait à une journée de son camp, sur la route de Carthage, une ville maritime nommée Syllecte,[27] dont les remparts avaient été autrefois ruinés, mais dont les habitants avaient fortifié les maisons pour se défendre contre les incursions des Maures, il y envoya un de ses gardes nomme Moraïde, avec quelques soldats. Il lui ordonne d'essayer de surprendre cette ville, et s'il y réussissait, de ne faire aucun mal aux habitants; de leur donner au contraire de magnifiques promesses, et, pour ménager à l'armée romaine un favorable accueil, de déclarer qu'elle n'est venue que pour protéger contre les barbares la liberté de l'Afrique. Cette troupe arriva le soir dans un vallon voisin de la ville, où elle se tint cachée pendant toute la nuit. Au point du jour, ils se mêlèrent sans bruit aux paysans qui conduisaient leurs chariots vers la ville, y entrèrent avec eux, et s'en rendirent maîtres sans aucune difficulté. Quand le jour fut plus avancé, sans commettre aucun désordre, ils convoquèrent l'évêque et les principaux habitants, leur exposèrent les intentions de Bélisaire; et les clefs des portes leur ayant été remises, d'un consentement unanime ils les envoyèrent à leur général.

3. Ce même jour, le directeur des postes livra volontairement tous les chevaux qui appartenaient au gouvernement. Un des courriers qui portent les ordres du prince (les Romains les nomment veredarii) fut arrêté, présenté à Bélisaire, qui le reçut avec bonté, lui fit un riche présent, et lui conta une lettre de Justinien aux Vandales, après avoir reçu de lui le serment qu'il la remettrait aux officiers civils et militaires du pays. Voici le contenu de cette lettre:

« Nous ne prétendons pas faire la guerre aux Vandales, ni rompre le traité de paix conclu avec Genséric. Nous n'attaquons que votre tyran, qui, au mépris du testament de Genséric, tient dans les fers votre roi légitime, et qui, après avoir massacré une partie de la famille royale, a fait crever les yeux à ses autres parents qu'il retient en prison, et dont il ne diffère la mort que pour prolonger leur torture. Aidez-nous donc à vous délivrer d'une si cruelle tyrannie. Nous prenons Dieu à témoin que notre dessein est de vous rendre la paix et la liberté. »

Ces lettres ne produisirent aucun effet, parce que le courrier, n'osant pas les rendre publiques, se contenta de les communiquer à ses amis.

CHAPITRE XVII.

1.  Bélisaire mène son armée en bon ordre. 2. Il gagne l'affection des peuples par la discipline qu'il fait garder aix soldats. 3.  Gélimer mande à son frère de faire mourir Ildéric et les autres parents qu'ils avaient dans leurs prison.

1. Bélisaire prit la route de Carthage avec son armée, rangée en ordre de bataille. Il choisit dans sa garde trois cents braves guerriers, et les mit sous le commandement de Jean, intendant de sa maison.[28] Celui-ci était Arménien de nation, d'une prudence et d'une valeur à toute épreuve. Bélisaire lui ordonna de marcher en avant de l'armée, à vingt stades de distance, et s'il apercevait l'ennemi, d'en donner avis aussitôt, pour que l'armée ne fût pas forcée de combattre sans y être préparée. Sur la gauche il plaça les fédérés Massagètes, avec ordre de se tenir toujours au moins à la même distance. Lui-même s'avança le dernier avec l'élite de l'armée, s'attendant à chaque instant que Gélimer, qui, pour l'observer, devait avoir quitté Hermione, viendrait fondre sur lui. Il n'appréhendait rien pour sa droite, puisqu'il côtoyait le rivage de la mer. Il commanda aux matelots de suivre toujours l'armée sans s'écarter de la côte, de serrer les grandes voiles, et de n'employer que les petites lorsqu'ils auraient le vent en poupe; si le vent tombait tout à coup, de se servir vigoureusement de leurs rames.

2. Arrivé à Syllecte, Bélisaire défendit aux soldats toute violence, toute insulte, et les contint dans la plus exacte discipline. Sa douceur et son humanité gagnaient si bien le cœur des Africains, que nous pûmes croire, à partir de ce moment, que nous traversions une des provinces de l'empire. Loin de s'éloigner et de rien cacher à notre approche, les habitants du pays nous apportaient des vives et tout ce qui était nécessaire à l'armée. Jusqu'à Carthage, nous parcourûmes régulièrement quatre-vingts stades par jour,[29] passant les nuits soit dans des villes, s'il s'en trouvait sur notre route, soit dans des camps entourés de toutes les fortifications que les circonstances nous permettaient d'établir. Ainsi, en passant par les villes de Leptis et d'Adrumète, nous arrivâmes à Grasse,[30] située à trois cent cinquante stades de Carthage, et où se trouvait un palais des rois vandales, entouré des plus magnifiques jardins que cous eussions jamais vus. Ils étaient arrosés par de nombreuses sources, et plantés d'arbres chargés de fruits mûrs de toute espèce. Nos soldats se construisirent des huttes au milieu de ces vergers, et mangèrent de ces fruits jusqu'à satiété; mais il y eu avait une si grande abondance, qu'il paraissait à peine qu'un y eût touché.

3. Dès que Gélimer eut appris à Hermione l'arrivée des Romains, il écrivit à son frère Ammatas qui était à Carthage, et lui ordonna de faire mourir Ildéric, les parents et les amis de ce prince, qu'il gardait en prison; d'armer les Vandales et tous ceux qui dans la ville était propre à la guerre, et de se tenir prêt à se porter sur Decimum, dans la banlieue de Carthage. De cette manière, lorsque l'ennemi se serait engagé dans cet étroit défilé, il serait enveloppé entre les deux armées, et pris comme dans un filet, sans aucun moyen de salut. Ammatas, suivant cet ordre, fit tuer Ildéric, Évagès, et tous ceux qui leur étaient attachés. Hoamer était mort quelque temps auparavant. Il fit prendre les armes aux Vandales, et les tint préparés à fondre sur les Romains. Gélimer marchait derrière nous, sans que nous en eussions connaissance. Mais, la nuit où nous campâmes à Grasse, les coureurs des deux armées se rencontrèrent, et, après une légère escarmouche, retournèrent chacun dans leur camp. Ce fut seulement alors que nous apprîmes que l'ennemi était près de nous. A partir de ce lieu, la flotte cessa d'être visible, parce que le promontoire en deçà duquel est située la ville de Mercure, et qui, bordé de rochers escarpés, s'avance au loin dans la mer, oblige les vaisseaux à faire un long circuit. C'est pourquoi Bélisaire ordonna au questeur de l'armée, Archélaüs,[31] de ne pas aborder à Carthage, d'en tenir la flotte éloignée de deux cents stades, et de ne faire aucun mouvement que sur un ordre de lui. Nous arrivâmes en quatre jours de Grasse à Decimum, qui est éloigné de Carthage de soixante-dix stades.[32]

CHAPITRE XVIII.

1.  Jugement de Procope sur la Providence. 2. Ammatas est tué et son armée défaite. 3. Privilège d'un certain Massagète, de tirer le premier sur l'ennemi.

1. Ce jour-là, Gélimer détacha son neveu Gibamond avec deux mille Vandales, et lui ordonna de se porter en avant sur la gauche. Par cette manœuvre il espérait envelopper les Romains, qui auraient Ammatas devant eux, Gibamond à leur gauche, et derrière eux Gélimer avec le gros de l'armée.

J'admirai en cette rencontre les desseins de Dieu, et ceux des hommes. Dieu prévoit de loin l'avenir, et ordonne des événements comme il lui plaît. Les hommes, soit qu'ils se trompent dans leurs conseils, ou qu'ils jugent sainement, ne font qu'exécuter les ordres secrets et infaillibles de la Providence, sans savoir eux-mêmes s'ils se trompent dans leurs affaires, ou s'ils s'y conduisent heureusement.

Certainement si Bélisaire n'avait pris les sages dispositions que nous savons rapportées, s'il n'eût fait marcher Jean l'Arménien en avant de l'armée, et les Massagètes à une certaine distance sur la gauche, l'armée entière eût été la proie des Vandales. Et même, malgré ces sages précautions de Bélisaire, si Ammatas eût attendu le moment favorable, s'il n'eût attaqué quatre heures trop tôt, la puissance des Vandales n'aurait pas croulé aussi rapidement. Mais Ammatas, emporté par son impatience, arriva vers midi à Decimum, lorsque notre armée et celle des Vandales en étaient encore éloignées. Ce ne fut pas la seule faute qu'il commit: il y joignit celle de laisser à Carthage le plus grand nombre de ses Vandales, auxquels il ordonna seulement de marcher au plus vite vers Decimum, et celle d'oser attaquer l'avant-garde de Jean avec quelques cavaliers qui n'étaient même pas l'élite de ses troupes.

2. Ammatas tua, à la vérité, de sa main douze de nos plus braves soldats qui combattaient au premier rang; mais enfin il fut tué lui-même, après avoir vaillamment combattu. Effrayés par la mort de leur chef, les Vandales prirent aussitôt la fuite; et cette fuite précipitée jeta le trouble et la terreur parmi ceux qui venaient de Carthage à Decimum, et qui accouraient sans ordre, sans garder leurs rangs, par bandes, par pelotons de vingt ou trente au plus. Ceux-ci voyant la confusion et l'effroi des Vandales qui avaient suivi Ammatas, les crurent poursuivis par toute l'armée romaine: ils tournèrent le dos eux-mêmes, et se mirent à fuir avec rapidité. Jean et ses braves cavaliers poursuivirent les fuyards jusqu'aux portes de Carthage, massacrant tout ce qui se trouvait devant eux; et dans cet espace de soixante-dix stades il en fit un si grand carnage, qu'on aurait pu croire que les vainqueurs étaient pour le moins au nombre de vingt mille.

3. Au même moment, Gibamond et les deux mille hommes qu'il commandait arrivèrent dans la plaine salée qui est à main gauche du chemin de Carthage et à quarante stades de Decimum. Cette plaine, entièrement stérile, dépourvue d'arbres et d'habitations, ne fournit que du sel; la salure de ses eaux s'oppose à toute autre espèce de productions.[33] Gibamond y rencontra les Massagètes, qui lui firent éprouver un terrible échec. Il y avait parmi eux un officier remarquable par sa vigueur et par sa bravoure, qui ne commandait qu'à un petit nombre d'hommes, mais qui possédait le privilège héréditaire, partout où combattait sa nation, d'attaquer le premier l'ennemi. En effet, il n'était permis à aucun Massagète de lancer une flèche contre leurs adversaires, que lorsqu'un guerrier de cette famille avait engagé le combat. Lorsque les deux troupes furent en présence, cet officier, ayant poussé son cheval, s'avança, tout seul, près de la ligne des Vandales. Ceux-ci ne firent pas un mouvement, ne lancèrent pas un trait sur le Massagète, soit qu'ils fussent stupéfaits de son audace, soit qu'ils crussent que c'était un piège tendu par l'ennemi. Pour moi, je pense que, ne s'étant jamais mesurés avec les Massagètes, mais instruits par la renommée de la bravoure de cette nation, ils tremblèrent à l'idée d'en venir aux mains avec eux. L'officier retourne vers les siens, et leur crie que Dieu leur livre ces étrangers comme une proie toute prête à être dévorée. Les Vandales ne soutinrent même pas le choc des Massagètes; ils rompirent leurs rangs, et sans opposer la moindre résistance ils furent honteusement massacrés jusqu'au dernier.

CHAPITRE XIX.

1.  Bélisaire fait camper ses troupes et les anime au combat. 2.  Terreur des confédérés. 3.  Imprudence et fuite de Gélimer.

1. Cependant nous marchions toujours vers Decimum, sans rien savoir de ce qui s'était passé. Bélisaire ayant reconnu, à trente-cinq stades de ce défilé, une position favorable pour établir un camp, l'entoura de bons retranchements, y laissa sa femme, ses bagages, son infanterie tout entière; [et, après avoir exhorté ses soldats à montrer dans les combats leur vigueur accoutumée, se porta en avant, suivi de toute la cavalerie. ]

Ensuite il assembla toutes ses troupes, et leur parla de cette sorte.

Mes compagnons, voici le temps de la bataille arrivé. Je vois que les ennemis sont proches, et qu'ils ont dessein de se prévaloir de ce que l'assiette du lieu a éloigné de nous notre flotte. Toute notre espérance est entre nos mains; car nous n avons point de ville ni  de forteresse où nous puissions être à couvert. Si nous nous comportons en gens de coeur, nous remporterons l'avantage. Si nous agissons lâchement, nous périrons d'une mort infâme. Nous avons deux grands sujets de nous promettre la victoire. L'un est fondé sur la Justice de notre cause ; car nous combattons pour nous rétablir dans la possession de notre bien. Et l'autre, sur la haine que les Vandales portent à leur tyran. Or Dieu favorise ceux, qui prennent les armes pour la défense de la Justice ; et un soldat qui n'aime pas son capitaine est incapable de vaincre, De plus, nous sommes accoutumés à faire la guerre aux Scythes et aux Perses, au lieu que les Vandales n'ont point vu d'autres ennemis que des Maures à demi nus, depuis qu'ils sont dans l'Afrique. Chacun sait qu'en quelque sorte de travail que ce soit, l'on devient habile par l'exercice, et inhabile par l'oisiveté. Au reste notre camp est très bien fortifié ; nous y pourrons laisser nos hardes et nos armes inutiles. Quand nous y retournerons, nous n'y manquerons pas de vivres. Je vous prie que chacun de vous se souvienne de sa vertu et de celle de ses ancêtres, et qu'il marche avec un généreux mépris contre l'ennemi.

2. Après que Bélisaire eut fait ce discours, il laissa sa femme Antonine, et le camp, en la garde de l'infanterie et emmena la cavalerie. Il ne crut pas à propos de hasarder d'abord toutes ses troupes; il jugea plus prudent d'éprouver par quelques escarmouches de cavalerie les forces de l'ennemi, avant d'en venir à une action générale. Il fit prendre les devants aux corps des fédérés, et les suivit lui-même avec sa garde et la cavalerie romaine. Lorsque les fédérés furent arrivés à Decimum, ils virent étendus par terre les douze guerriers de la troupe de Jean, qu'Ammatas avait tués; et à côté de ces cadavres, ceux d'Ammatas et de quelques Vandales. Ayant appris des habitants du voisinage ce qui s'était passé en cet endroit, ils restèrent incertains sur le point où ils devaient diriger leur marche. Tandis que, dans cette indécision, ils exploraient, du haut des collines, tout le pays d'alentour, ils aperçurent au midi un épais nuage de poussière, et bientôt un grand nombre de cavaliers vandales. A l'instant ils envoient un courrier à Bélisaire; ils lui mandent que les ennemis approchent, et qu'il se hâte d'arriver. Les chefs furent partagés d'opinion; les uns voulaient marcher droit aux Vandales, les autres ne se jugeaient pas assez forts pour une entreprise aussi périlleuse. Pendant ces discussions, les barbares approchaient, Gélimer à leur tête; ils marchaient entre la cavalerie de Bélisaire et le corps des Massagètes qui avait défait Gibamond. Mais les nombreuses collines entre lesquelles s'avançait Gélimer lui cachaient à la fois et le champ de bataille où Gibamond avait été défait, et le camp de Bélisaire, et même la route que suivait ce général.[34] Lorsque les Vandales et les fédérés se furent rapprochés, ils se disputèrent la possession d'une colline très élevée, qui leur paraissait offrir une position favorable soit pour s'y retrancher, soit pour fondre sur l'ennemi. Les Vandales, gagnant de vitesse, occupent les premiers la hauteur; et, repoussant leurs ennemis déjà saisis d'épouvante, ils les forcent à prendre la fuite. Les fuyards rencontrèrent, à sept stades de Decimum, huit cents gardes de Bélisaire, commandés par Uliaris. Personne se doutait qu'Uliaris ne tînt ferme lorsqu'il aurait reçu les fédérés dans ses rangs, et que même il ne chargeât avec eux contre les Vandales. Mais lorsque les deux troupes se furent mêlées, elles se mirent à fuir ensemble, se sauvèrent à bride abattue, et rejoignirent le corps commandé par Bélisaire.

3. Je ne puis m'expliquer comment Gélimer, qui tenait la victoire entre ses mains, la livra en quelque sorte à ses ennemis; si ce n'est qu'il faille attribuer à Dieu les fautes où tombent les hommes, et reconnaître que quand il veut les accabler de quelque malheur, il leur ôte le discernement, et les rend incapables de prendre de bonnes résolutions, car il me semble certain que, s'il eût poursuivi vivement les fuyards, Bélisaire lui-même n'aurait pu résister; et il eût fallu renoncer à soumettre l'Afrique, tant l'armée vandale paraissait puissante, tant l'armée romaine était effrayée ! Si même Gélimer eût marché droit à Carthage, il eût facilement passé au fil de l'épée tous les soldats de Jean l'Arménien, qui, sans défiance, erraient dispersés dans la plaine et s'occupaient à dépouiller les morts. Bien plus, il eût conservé sa capitale et ses trésors, et en s'emparant de notre flotte, qui n'en était pas éloignée, il nous eût enlevé tout moyen de victoire ou de retraite. Mais il ne prit aucun de ces deux partis. Il descendit lentement de la colline dans la plaine; et là, ayant aperçu le cadavre de son frère, il s'abandonna aux regrets et aux pleurs, perdit beaucoup de temps à lui rendre les honneurs funèbres, et laissa échapper ainsi une occasion qu'il ne put jamais ressaisir. Bélisaire s'avance au-devant des fuyards, leur ordonne de s'arrêter, rétablit l'ordre parmi eux, et leur adresse de sanglants reproches. Ensuite, ayant appris la défaite d'Ammatas, le succès de Jean l'Arménien, et s'étant pleinement instruit de la situation des lieux et de l'état de l'ennemi, il s'élance contre Gélimer et les Vandales. Ces barbares, qui étaient en désordre et ne s'attendaient pas à cette attaque imprévue, ne soutinrent pas le premier choc, et s’abandonnèrent à une fuite précipitée; il en périt un grand nombre, et la nuit seule mit fin au carnage. Ils ne se retirèrent même pas à Carthage ni dans la Byzacène, d'où ils étaient venus; mais ils dirigèrent leur fuite vers la plaine de Bulla, par la route qui conduit en Numidie.[35] Au coucher du soleil, Jean et les Massagètes vinrent nous rejoindre, apprirent avec joie notre victoire, nous racontèrent leurs exploits, et passèrent avec nous la nuit à Decimum.

CHAPITRE XX.

1.  La flotte arrive à Carthage et les habitants témoignent de l'affection aux Romains. 2. Les prisonniers sont mis en liberté. 3. L'armée descend à terre. 4.  Bélisaire la mène vers Carthage, y entre et s'assied sur le trône de Gélimer, reçoit les plaintes des marchands et leur fait justice.

1.  Le lendemain, arriva l'infanterie avec Antonine, femme de Bélisaire; et tous ensemble nous marchâmes vers Carthage. Nous y arrivâmes le soir; et quoique personne ne s'opposa à notre entrée dans la ville, nous choisîmes, hors des murs, une position convenable pour y passer la nuit. Les portes étaient ouvertes; les Carthaginois avaient illuminé les édifices publics; la ville fut toute la nuit éclairée par des feux de joie, et les Vandales qui étaient restés dans ses murs se prosternaient eu suppliants dans les églises. Toutefois Bélisaire fit défense d'entrer dans 1a ville, soit qu'il redouta quelque piège caché, soit qu'il craignit que la nuit ne favorisât le pillage.

Le même jour, nos vaisseaux, poussés par un vent favorable, doublèrent le promontoire de Mercure.[36] Aussitôt que les Carthaginois les aperçurent, ils s'empressèrent de leur ouvrir l'entrée du port appelé Mandracium,[37] en ôtant les chaînes de fer qui le fermaient.

2. Il y avait dans le palais du roi une prison obscure,[38] on le tyran jetait tous ceux qui avaient le malheur de lui déplaire. Gélimer y tenait alors renfermés plusieurs marchands byzantins, qu'il accusait d'avoir excité l'empereur à la guerre; et il avait commandé de les faire mourir le même jour qu'Ammatas fut tué à Decimum.... Lorsque le geôlier eut appris les événements survenus à Decimum, et qu'il eut vu la flotte romaine en deçà du promontoire, il entra dans la prison, où les marchands plongés dans les ténèbres, et ignorant les succès de l'armée byzantine, attendaient dans les angoisses l'heure de leur supplice: «Que me donnerez-vous, leur dit-il, pour racheter votre vie et votre liberté? » Ceux-ci promirent de lui donner tout ce qu'il exigerait. Lui, ne demanda ni or ni argent; il se contenta de leur faire promettre avec serment qu'une fois rendus à la liberté, ils le protégeraient de tout leur pouvoir dans les dangers qu'il pourrait courir. Ils acceptèrent avec joie cette condition. Le geôlier alors leur exposa l'état des affaires, ouvrit une fenêtre qui donnait sur la mer, leur montra la flotte romaine qui approchait, brisa leurs fers, et sortit de la prison avec eux.

3. Cependant les commandants de la flotte, n'ayant encore rien connu de ce qu'avait fait l'armée, ne savaient à quel parti s'arrêter. Ils serrent donc les voiles, et dépêchent un messager à la ville de Mercure; ils apprirent ainsi la victoire da Decimum, et, pleins de joie et d'espérance, continuèrent leur navigation. Lorsque, poussés par un vent favorable, ils furent arrivés à cent cinquante stades de Carthage, Archélaüs et ses soldats, respectant les ordres de Bélisaire, voulurent qu'on jetât l'ancre à l'endroit ou l'on se trouvait. Les marins s'y opposèrent; ils représentèrent que la côte était dangereuse; que, suivant l'opinion générale, ils allaient avoir à subir cette tempête furieuse que les habitants du pays appellent Cyprienne;[39] ils ajoutaient (et c'était la vérité) que si l'ouragan les surprenait sur cette côte, ils ne sauveraient pas un seul de leurs vaisseaux. Ils ployèrent donc pour un moment les voiles, et, après avoir délibéré sur le parti qu'ils devaient prendre, ils résolurent de ne pas essayer d'entrer dans le Mandracium, tant pour obéir aux ordres de Bélisaire, que parce qu'ils croyaient le port fermé par des chaînes, et que d'ailleurs ils ne le jugeaient pas assez vaste pour contenir la flotte tout entière. Le lac de Tunis leur sembla plus commode; il n'était éloigné de Carthage que de quarante stades; aucun obstacle n'en obstruait l'entrée, et sa vaste enceinte devait renfermer aisément toute la flotte. Ils se dirigèrent donc vers le lac, les flambeaux allumés, et y entrèrent tous, excepté Calonyme et quelques marins qui, au mépris des ordres du général et de la résolution arrêtée par le conseil, s'introduisirent clandestinement, sans rencontrer aucun obstacle, dans le Mandracium, et dépouillèrent les négociants carthaginois ou étrangers qui avaient leur demeure sur le bord de la mer.

4. Le jour suivant, Bélisaire fit débarquer les soldats de marine, les joignit à ses troupes, et marcha vers Carthage avec toute son armée, disposée comme pour un jour de bataille; car il redoutait toujours quelque embûche de la part de l'ennemi. Avant d'entrer dans la ville, il rappela longuement aux soldats qu'ils étaient redevables de leurs succès à leur modération envers les Africains; il les engagea à conserver une exacte discipline, surtout à Carthage; à se souvenir que les Africains, qui avaient tous les mœurs et la langue romaine, et avaient subi malgré eux le joug des Vandales, avaient été cruellement traités par ces barbares; que c'était pour les en délivrer que l'empereur avait entrepris la guerre; que ce serait un crime de maltraiter des peuples qu'ils étaient venus mettre en liberté. Après cette exhortation, il entra dans Carthage, où il ne trouva point de résistance, et monta au palais, où il s'assit sur le trône de Gélimer. Là, les marchands, et d'autres Carthaginois dont les maisons bordaient le rivage de la mer, entourèrent en foule le général romain, demandant justice à grands cris contre les marins qui les avaient pillés la nuit précédente. Bélisaire exigea de Calonyme le serment de rapporter exactement tout ce qui avait été pris. Calonyme jura, et, manquant à la foi donnée, retint une grande partie des sommes qu'il avait volées. Mais il ne tarda pas à expier son parjure. Frappé d'apoplexie à Byzance, il perdit complètement la raison, et mourut après s'être coupé la langue avec les dents.

CHAPITRE XXI.

1.  Origine des mots Delphique, et de Palais. 2. Eloge de Bélisaire, pour avoir sauvé Carthage. 3.  Accomplissement d'une prédiction, et explication d'un songe.

1. L'heure du dîner étant arrivée, Bélisaire ordonna qu'on le servît dans la même salle où Gélimer avait coutume de donner des festins aux principaux chefs des Vandales,

Les Romains appellent ce lieu-là Delphique, d'un nom qui est tiré de l'ancien grec. Il y avait autrefois dans la salle où mangeait l'Empereur, un buffet, où l'on mettait les verres et le vin ; et ce buffet a été appelle Delphique par les Romains, parce que c'est à Delphes que l'on en a vu la première fos. De là est venue la coutume que, soit à Constantinople ou ailleurs, on appelle toujours Delphique, le lieu où est la table de l'Empereur. De même, le nom de Palais, que l'on donne à la maison du Prince, a une origine grecque. Pallas, qui était Grec de nation, ayant bâti une magnifique maison, on l'appela Palais, de son nom. Depuis ce temps-là, Auguste étant parvenu à l'Empire, on a commencé sous fon règne a appeler le Palais, le lieu où il demeurait.
 

2. Bélisaire dîna donc dans le Delphique et il admit à sa table les officiers les plus distingués de son armée. Le jour précédent, par un hasard singulier, on avait fait pour Gélimer les apprêts d'un grand repas: ce fut ce repas même qui fut servi devant nous. Bien plus, ce furent les serviteurs de Gélimer qui nous présentèrent les mets, qui remplirent nos coupes, et qui s'acquittèrent, en un mot, de tout le service de la table. Il semble que la fortune, en cette occasion, se faisait gloire de montrer l'empire absolu qu'elle exerce sur les affaires humaines, et qu'une possession durable n'est pas le partage de l'humanité. Ce jour-là, Bélisaire obtint une gloire qui l'éleva au-dessus non-seulement de ses contemporains, mais encore des plus grands généraux de l'antiquité. Jamais alors les soldats romains, quelque faible que fût leur nombre, n'entraient dans une ville ennemie sans y commettre du désordre, surtout lorsque la place avait été surprise. Bélisaire sut si bien contenir toutes ses troupes, que les habitants de Carthage n'eurent à supporter ni injures ni menaces, que leur commerce ne fut pas un instant suspendu, et que dans une ville prise, qui venait de changer de gouvernement et de maître, les boutiques restèrent constamment ouvertes. Les officiers municipaux de la ville distribuèrent des billets de logement aux soldats, qui achetèrent leurs vivres, et se retirèrent tranquillement dans les maisons qu'on leur avait assignées.

Bélisaire ensuite, ayant promis sûreté aux Vandales qui s'étaient réfugiés dans les églises, s'occupa de réparer les murs de la ville, que la négligence des rois avait laissé tomber en ruines, et dont les brèches offraient à l'ennemi un passage facile. Les Carthaginois prétendaient que Gélimer ne s'était pas enfermé dans Carthage, parce qu'il n'avait pas cru avoir assez de temps pour réparer les remparts, de manière à garantir la sécurité de la place.

3. On se souvint alors d'une ancienne prédiction, que les enfants avaient accoutumé de chanter, G chassera B, et puis B chassera G. Ce qui paraissait aussi obscur qu'une énigme dans la bouche de ces enfants, est entendu maintenant de tout le monde. Autrefois Gizéric avait chassé Boniface; alors Bélisaire chassa Gélimer. Voilà l'explication de la prédiction. On eut alors l'éclaircissement d'un songe, qui était arrivé à plusieurs personnes. Les Carthaginois ont une vénération particulière pour Saint-Cyprien, en l'honneur duquel ils ont élevé un temple magnifique hors de leur ville, sur le bord de la mer. Ils y célèbrent chaque année avec grande solennité, une fête qu'ils appellent Cyprienne. Les matelots ont aussi donné le nom de Cyprienne à une tempête, qui a coutume de s'élever au temps de la même fête. Les Vandales avaient  ôté de force, ce temple aux Chrétiens, sous le règne d'Honoric, et les cérémonies s'y faisaient depuis selon l'usage des Ariens. On dit que Saint-Cyprien avait souvent paru en songe à ceux des Africains, qui étaient fâchés de cette profanation, et qu'il leur avait dit qu'ils ne se devaient pas affliger à son sujet parce qu'il saurait bien se venger quand il en serait temps. Lors que le bruit de cette parole fut répandu parmi les Africains, ils jugèrent que l'impiété des Vandales devait être punie d'un grand châtiment ; mais ils ne pouvaient prévoir de quelle manière ce châtiment arriverait. La flotte Romaine étant abordée en Afrique la veille de la fête de Saint-Cyprien, les prêtres ariens avaient paré le temple des plus précieux ornements, et avaient tout préparé pour célébrer avec pompe une si grande solennité. Cependant la défaite d'Ammatas, que j'ai racontée, arriva à Décime. Les prêtres ariens s'enfuirent, les prêtres chrétiens prirent leur place, allumèrent les cierges, et célébrèrent le Saint Office. Ainsi le songe fut expliqué.

CHAPITRE XXII.

1.  Sage prévoyance d'un ancien Vandale. 2.  Cruauté de Gizéric punie en la personne de ses descendants.

1.  L'ARMÉE des Vandales se souvint alors, avec étonnement, d'un ancien mot, dont le sens est, qu'il n'y a nul bien, ni si grand, que l'homme ne puisse espérer,  ni si assuré, qu'il ne puisse perdre. Je raconterai l'origine de ce mot, et l'occasion qui le mit en vogue. Dés que les Vandales sortirent de leur pays, il y en demeura une partie qui ne voulurent pas suivre Godigiscle et qui dans la même du temps eurent des vivres en abondance : Mais comme ils appréhendaient que ceux qui s'étaient établis en Afrique n'en fussent chassé à l'avenir, et qu'ils n'eussent envie de retourner au pays qu'ils avoient quitté, ils envoyèrent  des ambassadeurs à Gizéric, qui lui témoignèrent la joie que ses compatriotes avoient de l'heureux succès de ses armes, et qui le prièrent de leur donner le pays qu'il avait abandonné, et qu'il ne pouvait plus garder, après un établissement si considéable qu'il avait fait en Afrique, afin qu'étant assurés d'en être les maîtres, ils ne feignissent pas d'exposer leur vie pour le défendre. Gizéric et les autres Vandales trouvaient cette demande raisonnable, et étaient prêts de l'accorder, lorsqu'un vieillard, qui était fort estimé pour la sagesse de ses conseils, s'y opposa, en disant, que toutes les affaires des hommes sont douteuses, et qu'il n'y a rien d'assuré, ni d'impossible dans le monde. Gizéric approuva cet avis, et renvoya les ambassadeurs. Tous les Vandales se moquèrent de la prudence de ces personnes, qui prévoyaient des choses si éloignées de l'apparence. Mais lorsque ce que j'ai dit arriva, l'on reconnut que le jugement qu'ils avaient porté était solide; et qu'en effet tout est incertain, et sujet au changement.

Le nom et la mémoire des Vandales, qui demeurèrent en leur pays, n'est pas venu jusqu'à nous. Je crois qu'ils furent chassés par leurs voisins; ou qu'ils ont été confondus ensemble.

2. Pour ce qui est de ceux qui avaient été vaincus par Bélisaire, il est certain qu'ils ne retournèrent plus en leur pays, et il leur était impossible d'y retourner, parce qu'ils n'avaient point de vaisseaux. Il fallait qu'ils portassent en Afrique la peine qui leur était due, pour les cruautés qu'ils avaient exercées en divers endroits contre les Romains, et principalement dans l'île de Zacinthe. Gizéric ayant autrefois attaqué le Péloponnèse, et tenté de prendre le Ténare, en fut repoussé avec une perte notable des siens ; dont étant tout furieux, il aborda à Zacinthe, où passa au fil de l'épée tout ce qui se présenta devant lui et fit prisonniers cinq cens des plus considérables des habitants. Quand il fut au milieu de la mer Adriatique, il fit tailler en pièces ces prisonniers, et jeta leurs membres dans la mer, par la plus inhumaine de toutes les Barbaries.  Cela arriva avant le temps duquel nous faisons maintenant l'histoire.

CHAPITRE XXIII.

1.  Gésimer met les têtes des Romains à prix.  2.  belle action de Diogène. 3.  Murailles de Carthage réparées par les soins de Bélisaire.

1. Pendant ce temps, Gélimer, qui, par son affabilité, et ses largesses, avait gagné la plus grande partie des paysans africains, les détermina, en leur promettant une certaine somme d'or pour chaque meurtre, à massacrer tous les Romains qu'ils trouveraient répandus dans la campagne. Ceux-ci tuèrent donc un grand nombre non pas à la vérité de soldats romains, mais d'esclaves et de valets de l'armée, que l'espoir du butin attirait dans les villages, où ils se laissaient surprendre. Les paysans rapportaient les têtes à Gélimer, qui en payait le prix convenu, comme si elles eussent réellement appartenu à des soldats de l'armée.

2. Ce fut alors que Diogène, officier des gardes de Bélisaire, se distingua par une action mémorable. Envoyé avec vingt-deux cavaliers pour reconnaître l'ennemi, il s'était arrêté dans un bourg à deux journées de Carthage. Les habitants, n'étant pas assez forts pour s'en défaire, dénoncèrent son arrivée à Gélimer. Celui-ci expédia sur-le-champ trois cents cavaliers vandales, tous hommes d'élite, et leur ordonna de saisir et de lui amener vivants l'officier des gardes de Bélisaire et les vingt-deux soldats qu'il commandait. Il attachait une grande importance à tenir entre ses mains de tels prisonniers. Cependant Diogène et ses compagnons entrèrent dans une maison du bourg, s'établirent dans les étages supérieurs, et s'y livrèrent au sommeil, croyant n'avoir rien à craindre des ennemis, qu'on leur avait dit très éloignés. Les Vandales, arrivés pendant la nuit, ne jugèrent pas à propos de briser les portes et de faire irruption dans la maison avant le jour, craignant de se blesser les uns les autres dans la confusion d'un combat nocturne, et de laisser aux ennemis le moyen de s'échapper à la faveur des ténèbres. Cette résolution leur était dictée par la crainte, qui leur enlevait le jugement. Il leur eût été facile en effet, soit avec des flambeaux, soit même dans l'obscurité, de s'emparer de leurs adversaires, qui non-seulement étaient sans armes, mais encore couchés tout nus dans leurs lits; et néanmoins ils se contentèrent d'investir la maison et de placer des gardes devant les portes. Cependant un des soldats romains s'était réveillé; et, prêtant l'oreille au bruit sourd que produisaient les armes des Vandales et le chuchotement de leurs voix, il en devina la cause. Aussitôt il réveille sans bruit ses compagnons l'un après l'autre, et leur fait part de ce qui se passait. Sur l'ordre de Diogène, ils revêtent en silence leurs habits et leurs armes, descendent sans être aperçus, brident leurs chevaux, se mettent en selle, et se tiennent quelques instants immobiles derrière les portes de la cour. Tout à coup les portes s'ouvrent, et les Romains s'élancent sur les gardes. Se couvrant de leurs boucliers, et repoussant avec leurs piques les Vandales qui essayent de les arrêter, ils pressent vivement leurs chevaux, et s'échappent à travers leurs ennemis. Diogène sauva ainsi sa troupe, dont il ne perdit que deux cavaliers. Il reçut lui-même au cou et au visage trois blessures qui le mirent en danger de mort, et une quatrième à la main gauche, qui lui enleva l'usage du petit doigt.

3. Cependant Bélisaire, payant libéralement les terrassiers et les autres ouvriers, entoura Carthage d'un fossé profond et d'une forte palissade, fit réparer solidement les brèches, reconstruire les parties faibles des murailles; et tout cela en si peu de temps, que les Carthaginois et Gélimer plus tard en furent étonnés. Lorsque le prince vandale fut pris et conduit à Carthage, il resta stupéfait à la vue de ses nouveaux remparts, et il attribua tous ses malheurs à sa seule négligence.

CHAPITRE XXIV

1.  Lettre de Trazon à Gélimer son frère, interceptée. 2. Événement singulier.

1. Tzazon, frère de Gélimer, ayant abordé en Sardaigne avec sa flotte, comme je l'ai dit plus haut,[40] descendit au port de Calaris, prit la ville d'assaut, tua le tyran Godas, et passa tous ses partisans au fil de l'épée. Il apprit alors l'arrivée de la flotte romaine en Afrique; mais, ignorant encore ce qui s'y était passé, il écrivit à Gélimer en ces termes:

« Roi des Vandales et des Alains, l'usurpateur Godas a payé la peine de ses forfaits: nous sommes maîtres de l'île entière. Célèbre notre victoire par des fêtes. Quant aux ennemis qui ont osé envahir notre territoire, leur audace ne sera pas plus heureuse que n'a été celle de leurs pères.» Ceux qui étaient chargés de cette lettre entrèrent dans le port de Carthage sans concevoir aucune défiance. Conduits par les gardes en présence de Bélisaire, ils lui remirent la lettre, et lui donnèrent tous les renseignements qu'il demanda. La stupeur dont ils furent frappés à la vue d'une révolution si subite et d'un changement si extraordinaire les empêcha de déguiser la vérité. Du reste, Bélisaire ne prit contre eux aucune mesure de rigueur      

2. Je remarquerai en cet endroit un événement singulier, qui arriva dans le même temps. Un peu devant que l'armée navale des Romains eût paru au bord de l'Afrique, Gélimer avait envoyé Gotheus et Phuscias ambassadeurs vers Theudis roi des Visigoths, pour l'engager à contracter alliance avec les Vandales. Ces ambassadeurs ayant traversé le détroit, allèrent trouver Theudis bien avant dans l'Espagne : il leur fit un accueil très favorable, et les régala de présents fort magnifiques. Un jour qu'ils avaient l'honneur d'être assis à sa table, il leur demanda, en quel état étaient les affaires des Vandales. Il en avait appris des nouvelles certaines par la voie d'un vaisseau marchand, qui était parti de Carthage le même jour que l'armée romaine y était entrée et qui avait eu le vent le plus favorable qu'il pût avoir, pour arriver promptement en Espagne ; mais il avait défendu aux marchands de publier la nouvelle qu'ils avaient apportée des affaires d'Afrique. Il demanda  ensuite aux ambassadeurs, quel était le sujet  de leur voyage ? Comme ils lui eurent répondu, que c'était pour lui proposer une ligue, il leur répartit, que quand ils seraient en leur pays, ils y apprendraient  des nouvelles de leurs affaires. Les ambassadeurs laissèrent passer cette parole sans la relever, comme une parole échappée dans la chaleur d'un repas. Le Iendemain, ayant encore proposé à Theudis un traité  d'alliance, et en ayant encore reçu la même réponse, ils jugèrent qu'il fallait qu'il fût survenu quelque grand changement dans l'Afrique. Ils ne le doutaient  néanmoins en aucune manière de la prise de Carthage. Ils repassèrent donc la mer, et furent pris par les Romains, qui les menèrent à Bélisaire ; lequel ayant appris par leur propre bouche ce qui leur était arrivé  dans leur ambassade, les renvoya, sans les maltraiter.

Cyrille, qui s'était approché des côtes de Sardaigne,[41] ayant appris le désastre de Godas, dirigea sa navigation vers Carthage, où il trouva Bélisaire et l'armée victorieuse. Le général dépêcha Salomon vers l'empereur, pour l'informer de ses heureux succès.

CHAPITRE XXV.

1.  Gélimer rassemble les siens. 2.  Les princes des Maures reçoivent de Bélisaire les marques de leur autorité. 3. réponse de Gélimer à Trazon. 3. Déplorable consternation des Vandales.

1. Non loin des frontières de la Numidie, dans la plaine de Bulla, éloignée de quatre journées de Carthage, Gélimer rassembla tous les Vandales et les Maures qu'il avait pu rallier à sa cause.

2. Ceux-ci étaient en petit nombre et sans chef; car ceux qui commandaient aux Maures dans la Byzacène, la Numidie et la Mauritanie, avaient envoyé des ambassadeurs à Bélisaire pour lui offrir le secours de leurs armes, et l'assurer de leur soumission à l'empereur. Plusieurs d'entre eux donnèrent même à Bélisaire leurs enfants en otages, et voulurent recevoir de lui les insignes de la royauté. C'était un ancien usage que les princes maures, quoique ennemis des Romains, ne prissent la qualité de rois qu'après avoir reçu de l'empereur une sorte d'investiture; et parce que depuis la conquête ils ne la tenaient que de la main des Vandales, ils ne se croyaient pas solidement établis. Ces ornements étaient un sceptre d'argent doré, un diadème d'argent orné de bandelettes, un manteau blanc attaché sur l'épaule droite par une agrafe d'or, dans la forme d'une chlamide thessalienne, une tunique blanche peinte de diverses figures, et enfin des brodequins parsemés de broderies d'or. Tels furent les présents que Bélisaire envoya à chaque prince maure; il y ajouta une grande somme d'argent. Cependant aucun d'eux ne lui fournit des troupes; ils n'osèrent néanmoins se joindre aux Vandales, et, se renfermant dans une stricte neutralité, ils attendirent l'issue de la guerre.

3. Cependant Gélimer dépêcha l'un de ses Vandales, chargé d'une lettre, avec ordre de la porter en Sardaigne à son frère Tzazon. Le messager, à peine arrivé au bord de la mer, trouva un vaisseau prêt à partir, qui le transporta au port de Calaris; et il remit à Tzazon la lettre du roi, dont voici la substance:[42] « Ce n'est pas Godas, c'est la colère divine qui nous a enlevé la Sardaigne, pour vous séparer de nous et pour détruire plus facilement la maison de Genséric, en lui ôtant le secours de votre valeur et l'élite de nos guerriers. Votre départ a rendu Justinien maître de l'Afrique. Nos désastres font bien sentir que le ciel avait résolu notre perte. Bélisaire n'est descendu qu'avec peu de troupes; mais le courage des Vandales a disparu, et notre fortune est détruite. Ammatas et Gibamond ne sont plus; nos villes, nos ports, Carthage et l'Afrique entière sont aux ennemis. Les Vandales, insensibles à la perte de leurs biens, de leurs femmes et de leurs enfants, paraissent s'être oubliés, eux-mêmes. Il ne nous reste que la plaine de Bulla, où nous vous attendons comme notre dernière ressource. Laissez là le tyran, abandonnez-lui la Sardaigne; venez nous joindre avec vos braves soldats. Venez, mon frère! En réunissant nos forces, nous réparerons nos infortunes, ou nous les adoucirons en les partageant ensemble. »

4. Quand Tzazon eut lu cette lettre et qu'il l'eut communiquée aux autres Vandales, ce ne fut parmi eux que plaintes et que regrets. Néanmoins ils ne laissaient pas leur douleur éclater en public, ils s'observaient devant les habitants de l'île, et ce n'était qu'entre eux qu'ils donnaient un libre cours à leurs larmes. Après avoir mis ordre aux affaires de Sardaigne le plus promptement qu'il fut possible, ils montèrent sur leurs vaisseaux, mirent à la voile, et arrivèrent en trois jours sur la côte d'Afrique, au point qui sépare la Numidie de la Mauritanie.[43] De là ils se rendirent à pied dans la plaine de Bulla, où ils se joignirent aux restes de l'armée vandale. Ce fut une douloureuse entrevue, dont j'essayerais vainement de donner une idée par des paroles: un ennemi même, s'il en eût été témoin, n'aurait pu s'empêcher de pleurer sur le sort des Vandales et sur les misères de l'humanité. Gélimer et Tzazon se tenaient étroitement embrassés; pas un mot ne s'échappait de leur bouche; ils ne pouvaient que se serrer les mains, et s'arrosaient mutuellement de leurs larmes. Les Vandales des deux armées s'abordèrent avec le même désespoir: attachés les uns aux autres et ne pouvant se séparer, ils se rassasiaient de la triste consolation de se communiquer leurs douleurs. Le sentiment de leurs disgrâces présentes avait absorbé tous les autres; ils ne se demandaient rien les uns de la Sardaigne, les autres de l'Afrique, dont leur situation même annonçait assez les malheurs. Ils ne s'informaient ni de leurs femmes ni de leurs enfants, persuadés que ceux qu'ils ne voyaient plus autour d'eux étaient ou plongés dans la tombe, ou dans les fers de leurs ennemis.

 


 

[1] Hippone (Hippo-Regius) est, comme on le sait, la ville de Bone.

[2] Nous supprimons ici quelques réflexions philosophiques qui ne font qu'embarrasser la phrase, sans rien apprendre au lecteur.

[3] Marcien était mort alors, et Léon était monté sur le trône d'Orient par le crédit d'Aspar.

[4] Le stade de Procope est de dix ou mille romains.

[5] Ville située sur le bord de la mer, entre Kalibia (l'ancienne Clypea) et Kourba (l'ancienne Curubis).

[6] Voyez ce récit dans Gibbon t. V, p. 417, traduction de M. Guizot.

[7] Σοφίας καλοῦσιν οἱ Βυζάντιοι τὸν νεων. C'est l'Église de Sainte-Sophie.

[8] Le détroit de Gibraltar.

[9] Il ne faut pas confondre jeune César Basiliscus avec le vieux Basiliscus, ami qui détrôna Zénon.

[10] Nous analysons la lettre, au lieu d'en donner le texte.

[11] Nous analysons la lettre de l'empereur.

[12] Nous donnons la lettre du prince africain, d'après Lebeau, Histoire du Bas-Empire, t. VIII, p. 206

[13] La guerre de Perse.

[14] Ici nous donnons l'analyse du discours de Jean de Cappadoce telle que l'a imprimée Lebeau, Histoire du Bas-Empire, t. VIII, p. 208.

[15] Gibbon a déjà remarqué, t. VII, p. 343, l'étrange exagération de ce discours.

[16] Saint-Sabas.

[17] Voici la traduction latine du texte de Procope: « Et Salomon, quem Belisarius magisterii milititæ administrum habebat (domesticum Romani vocant) ».

[18] Le médimne est à peu près le demi-hectolitre, et pèse en kg. 39,018. Voy. Écon. politique des Romains, t. I, 411.

[19] Du mot grec δρομός qui signifie course.

[20] Nous omettons le reste du chapitre VI, qui est sans importance.

[21] Nous avons jugé inutile de rapporter le rêve de l'auteur.

[22] Pour plus de brièveté nous substituons au texte de Procope, pour toute la fin de ce chapitre, l'analyse de Lebeau. Histoire du Bas-Empire, t. VIII, p. 214, 215.

[23] Mesures de capacité = à litres 1,084, et à 52,023.

[24] Hermione, dont il est fait deux fois mention dans Procope (voir ci-dessus, ch. XVII) comme étant située dans la Byzacène, à quatre journées de la mer, est encore indéterminée. Cependant le récit de cet historien indique qui elle était entre syllecte et Carthage, à gauche de la grande route tracée entre ces deux villes. Car c'est en partant de Syllecte que Bélisaire prend ses précautions et fortifie sa gauche et son arrière-garde, soupçonnant que Gélimer allait partir d'Hermione pour l'attaquer par derrière, ce qu'il fit en effet.

[25] Caput-Vada est aujourd'hui Ras Kapoudiah, dans le midi de la régence de Tunis. Bélisaire suivit sans doute ce point de débarquement, parce que la Tripolitaine était révoltée contre les Vandales*, et occupée par un officier de Justinien. En cas de revers sur terre ou sur mer, il avait sa retraite assurée sur les provinces impériales de la Cyrénaïque et de l'Égypte. Gibbon, Lebeau et M. Saint-Martin n'ont pas fait cette observation, que Bélisaire, en général habile, dissimule dans son exposé des motifs de sa conduite**. Ce que l'orateur ne dit pas est, en général, le fond de sa pensée.

Caput-Vada, dit Procope***, est éloignée de Carthage de cinq journées de marche (soixante-cinq à soixante-dix lieues de poste* * * * de deux mille toises) pour un voyageur leste et sans bagages : Πέντε ἡμερῶν ὁδὸν εὐζήνῳ ἀνδρὶ καρχηδόνος διέχων.

*              Procop., I, X, p. 547.

**            I. XV, Bell. Vandal.

***           I. XIV, p. 372.

****         Voici notre calcul: la distance prise au compas entre le Ras Kapoud-jah et le cap Carthage, positions bien déterminées, est 110,840 toises (cinquante-cinq lieues et demie de poste); pour les détours et les sinuosités du terrain nous ajoutons un sixième ou un septième: alors dans Procope la journée d'un bon piéton est de treize à quatorze lieues de poste, 26 à 28,000 toises, ou trente-cinq à trente-sept milles romains. Selon Shaw, Travels (p, 193, 217, traduction française), Kapoudiah est le Caput-Vada de Procope l'Ammonis Promontorium de Strabon, le Brachodes de Ptolémée.

En estimant la journée de Procope à trente-cinq milles romains, on trouve la distance de Carthage à plusieurs villes donnée, dans son récit, par journées de marche;

 

JOURNÉES

MILLES romains

LAPIE

 

Itinéraire d'Antonin

Theveste

6

210

 

217

193

Bulla

4

140

125

131

Sicca Veneria

3

103

 

137,5

152

Membresa, 350 stades de Carthage, de même que Grasse. Ces deux distances sont égales sur la carte de Lapie et de Procope. Shaw place Sicca à 24 lieues à l'ouest et sud-ouest de Tunis, ce qui est égal à 90 milles romains, p. 179, in-fol.

Cette mesure est souvent indiquée par Procope, et peut être vérifiée sur plusieurs points. Elle diffère de plus de moitié en sus de la marche journalière d'une armée. Il fallait la déterminer avant d'entamer les recherches sur la géographie du pays et les expéditions en Zeugitane et en Numidie, décrites par Procope, qui en fit partie. Dans le discours d'Archélaüs*, la distance de Carthage à Iouca, Ouaca des manuscrits, Vacca pris de Zéta** d'Hirtius***, ville placée à douze ou quinze lieues de Caput-Vada, est de neuf jours de marche pour l'armée ****, donc, en mettant deux marches pour l'armée entre Caput-Vada et Iouca ou Ouaca, on trouve le rapport de cinq à onze entre la journée du piéton leste et celle d'une armée avec vivres, bagages, tentes, armes, machines, etc. La première journée de marche est de Caput-Vada à Sullectum ***** (Sullecto), position bien fixée le long de la côte, et nommée jadis la Tour d'Annibal. La distance du cap à Sullecte est de douze minutes ou douze mille cinq cents toises; mais le camp était en avant, ce qui confirme toutes les estimations précédentes.

* I, XV.

** La position de cette ville est fixée par Strabon (lib. XVII, p. 831). Dans le voisinage de Thapsus, sont Zella et Acholla, villes libres. Zéta et Zella sont le même nom, un peu altéré dans la transcription des manuscrits.

***Bell. Afr., C. LXXIV.

**** Ὡς τα´θτην τὴν ἀκτὴν ἐννέα ἡμερῶν ὁδὸν, λέγω δὲ εἰς Ἰούκην ἐκ καρχηδόνος.. Bell. Vand., I, XV.

***** Procope, Bell. Vand., I, XVI, p. 379. Plus loin, Procope (I, XVII, p. 382) dit que l'armée faisait quatre-vingts stades par jour, ὀγδοήκοντα σταδίους εἰς ἡμέραν, dans la marche sur Carthage. Le stade de Procope est de sept au mille romain; donc l'armée, avec ses bagages et tout son attirail de vivres, d'armes, de machines, faisait onze milles et demi romains = 8,694 toises. En résumé, la marche ordinaire de l'armée peut être évaluée de huit à neuf mille toises par jour.

[26] Discours analysé par Lebeau, Histoire du Bas-Empire, t. VIII, p. 222.

[27] Le nom de cette ville, un peu altéré, se conserve encore aujourd'hui dans celui de Salekto, petite ville maritime située à huit lieues environ au nord de Kapoudiah (la lieue de vingt-cinq au degré).

[28] Procope dit que cette charge correspond, chez les Romans, à celle d'option, que Du Cange assimilé aux commissaires des vivres. L'identité de ces deux fonctions ne nous semble pas clairement établie.

[29] Le stade employé par Procope dans le récit de la guerre des vandales est de cent huit toises. L'armée parcourait donc huit mille six cent soixante toises, ou quatre lieues un quart.

[30] Leptis est aujourd'hui Lenta, nommée aussi Lamba. L'ancienne ville d'Adrumète est maintenant nommée Sousa. L'une et l'autre sont sur le bord de la mer, au nord de Kapoudiah et de Salecto. Quant à Grasse, où était un palais et un parc, παράδεισος, des rois vandales: c'est, nous le croyons, Faradise, anciennement Aphrodisium, que Shaw place à quelque distance au nord-ouest d'Adrumète. Du moins le nom est le même. Grasse n'est peut-être qu'une syncope d'Aphrodisium.

[31] Calonyme était commandant de la flotte. Cependant il paraît soumis à Archélaüs, qui était patrice, et intendant général de la flotte et de l'armée.

[32] Le nom seul de Decimum, que Procope met à soixante-dix stades de Carthage, prouve que son stade est de sept au mille romain.

[33] Ces plaines salées sont, à n'en pas douter, les lagunes saumâtres de la Sebka, située au nord-ouest de Carthage. (Voyez le plan de Carthage par M. Falbe. Voy. la topographie de Carthage, p. 167.

[34] Les collines sont les coteaux d'Arrianah, dont M. Falbe a fait la hauteur à cinq cents pieds, et qu'il a figurés sur ses cartes, pl. II. Voy. Topographie de Carthage, p. 167, note, et ma planche IV dans le même ouvrage.

[35] La plaine de Bulla, dit plus loin Procope (II, 15), est située sur les confins de la Numidie, à quatre jours de marche de Carthage pour un bon piéton. La distance prix au compas entre Carthage et Bulla, position fixée par saint Augustin (epist. LXV, ad Xantipp.); l'Itinéraire d'Antonin (p. 43, éd. Wesel.) et l'Arabe Békri (Notice des manuscrits, t. XII, p. 508), est d'un degré vingt minutes, quatre-vingt trois mille trois cent trente-trois toises; ce qui confirme l'évaluation de treize à quatorze lieues que nous ayons faite de la journée de marche du piéton. Car il faut ajouter un quart pour les détours et le relief du terrain. Le nom actuel de Bulla est Bull. Quant à la route de Numidie, c'est probablement la voie romaine de Carthage à Théveste, construite par Adrien; fait curieux que nous apprend une inscription (Gruter, p. 208, n. 3; Shaw, t. I, p. 197) transportée de Carthage à Tunis: Hadrianus... trib. pot. vii cos. iii viam a carthagine thevestem stravit per legio iii. aug. Voy. ma Topographie de Carthage, p. 146.

[36] Le cap Bon, nommé aussi Bas-Addar.

[37] Le port appelé Mandracion par Procope parait être le même que le Côthon, ou port intérieur de l'ancienne Carthage. Voy. ma Topographie de Carthage, p. 63.

[38] Les Carthaginois l'appelaient Ancône.

[39] Parce qu'elle arrivait tous les ans, vers l'époque de la fête de saint Cyprien, qui était le 16 septembre, c'est-à-dire un peu avant l'équinoxe d'automne.

[40] Chap. XI.

[41] Ibid.

[42] Lebeau, Histoire du Bas-Empire, t. VIII, p. 239.

[43] Ce point, vaguement désigné par l'auteur byzantin, doit être voisin de l'Hippi Promontorium (Ras-el-Hamrah), près d'Hippone ou Bone, qui séparait alors la Numidie de la Mauritanie Sitifisienne. Lebeau, Gibbon et Saint-Martin ont tous négligé d'éclaircir cette position.