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DENYS D'HALICARNASSE

ANTIQUITÉS ROMAINES

ΔΙΟΝΥΣΙΟΥ ΑΛΙΚΑΡΝΑΣΕΩΣ ΡΩΜΑΙΚΗΣ ΑΡΧΑΙΟΛΟΓΙΑΣ

Biographie des auteurs cités par Denys

 

SOPHOCLE (Σοφοκλῆς). Le célèbre poète tragique. 
    Les anciennes sources qui portent sur la vie de Sophocle sont fort maigres. Douris de Samos a écrit un Περὶ Εὐριπίδου καὶ Σοφοκλέους (Athénée, IV, p. 18
4, d) ; Ister, Aristoxène, Néanthe, Satyros et d'autres sont cités, comme faisant autorité sur sa vie ; et il est vraisemblable que, parmi la vaste masse de la littérature alexandrine, il y avait beaucoup d'ouvrages le concernant, sans compter ceux qui étaient relatifs à la tragédie ; mais de cette foule d'informations, les seuls vestiges que nous possédons sont une compilation anonyme plutôt correcte, Βίος Σοφοκλέους, que l'on place au début des éditions principales des œuvres du poète, et que l'on retrouve également dans lesVitarum Scriptores Graeci Minores de Westermann, ainsi que dans le bref article de Suidas et les citations dispersées à travers les œuvres de Plutarque, d'Athénée et d'autres auteurs anciens. Parmi les specialistes modernes qui ont écrit sur la vie, le caractère, et les travaux de Sophocle, citons :  Lessing, dont le Leben des Sophokles est un chef-d'œuvre de dissertation esthétique, malheureusement inachevée ; Schlegel, dans ses Lectures on Dramatic Art and Criticism, qui sont désormais familiers aux lecteurs anglais ; F. Schultz, de Vita Sophoclis, Berol. 1836, 8vo. ; Schüll, Sophokles, sein Leben und Wirken, Frankfort, 1842, 8vo., la série détaillée d'articles de C. F. Hermann, dans le Berliner Jahrbcher, 1843. À ces écrits, il faut ajouter les travaux classiques sur la tragédie grecque de Böckh (Poet. Trag. Graec. Princ.), Welcker (die Griechischen Tragdien), et Kayser (Hist. Crit. Tragicorum Graec.), ainsi que les histoires classiques de la littérature grecque en général, et de la poésie grecque en particulier, par Müller, Ulrici, Bode et Bernhardy.

 I. La vie de Sophocle

   Sophocle était natif du village attique de Colone, qui s'étend à un peu plus d'un mile au nord-ouest d'Athènes. Le paysage et les associations religieuses décrits par le poète dans sa dernière et plus grande œuvre, Œdipe à Colone, montre que ce lieu de naissance eut une influence considérable sur l'ensemble de son génie. Il était né, selon son biographe anonyme, la deuxième année de la 71ème Olympiade, donc en 495 av. J.-C. Mais le Marbre de Paros situe sa naissance un an plus tôt, en 496 av. J.-C. La plupart des auteurs modernes préfèrent la première date, parce qu'elle est plus en accord avec les autres passages, où l'âge du poète est mentionné (voir Clinton, F. H. s. a ; Mller, Hist. Lit. p. 337). Mais quand on examine ces passages de manière approfondie, ceux-ci s'avèrent à peine suffisants pour décider d'une différence de quelques mois. Avec cette remarque en guise d'avertissement, nous placerons donc la naissance de Sophocle en 495 av. J.-C., cinq ans avant la bataille de Marathon, ce qui montre qu'il était d'environ de trente ans le cadet d'Eschyle, et de quinze ans l'aîné d'Euripide (Le biographe anonyme mentionne également ces informations, mais ses chiffres sont évidemment corrompus).

  Son père s'appelait Sophilos, ou Sophillos : sur la profession de ce dernier, il est clair que la biographie anonyme, pas plus que les grammairiens, ne savent rien de bien certain. Selon Aristoxène, il était charpentier ou forgeron ; selon Ister, un fabricant d'épées ; mais le biographe refuse d'admettre l'un ou l'autre de ces arguments, ne retenant que le fait que Sophilos possédait des esclaves exerçant des métiers manuels, la raison en étant qu'il était hautement improbable que le fils d'un petit artisan ait pu être associé dans le commandement militaire aux premiers hommes de l'État, tels que Périclès et Thucydide. En outre, s'il avait été de basse extraction, les poètes comiques n'auraient pas manqué de l'attaquer sur ce point. Il y a une certaine pertinence dans ce dernier argument.

   Au vu de tout cela, il est clair que Sophocle reçut une éducation identique à celle des fils des citoyens les plus distingués d'Athènes. Il fut soigneusement initié, en compagnie des garçons de son âge, aux deux principales disciplines à l'honneur dans l'éducation grecque, à savoir la musique et la gymnastique, et l'on sait que dans ces deux pratiques, il fut honoré d'une couronne. La musique lui fut enseignée par le célèbre Lampros (Vit. Anon.) Ses compétences en matière de musique et de danse, mais également sa beauté physique, sont attestées lorsque, durant sa seizième année, les Athéniens s'étant rassemblés autour du trophée dressé à Salamine pour célébrer leur victoire sur la flotte de Xerxès, ce fut Sophocle qui fut désigné pour mener, nu et la lyre à la main, le chœur qui dansa autour du trophée, et qui entonna les chants du triomphe, en 480 av. J.-C. (Ath. I, p. 20, f ; Vit. Anon.).

    Le récit du biographe anonyme, selon lequel Sophocle aurait appris la tragédie chez Eschyle, a été réfuté pour des raisons qui sont parfaitement fondées, si on l'interprête dans le sens d'instruction directe et formelle ; si on examine le texte de près, on s'aperçoit qu'il n'exprime rien d'autre que le fait simple et évident que Sophocle, après avoir reçu cet art tel qu'Eschyle l'avait façonné, s'est consacré à l'améliorer par la suite.     

    Sa première apparition en tant que dramaturge eut lieu en 468 av. J.-C., dans des circonstances particulièrement intéressantes ; non seulement du fait que Sophocle, ayant 26 ans, surgissait comme rival du vieil Eschyle - dont la suprématie avait duré toute une génération - mais également en raison du caractère des juges. En somme, c'était un concours entre les anciens et les modernes de la poésie tragique, où les concurrents étaient les plus grands dramaturges qui aient jamais existé, avec des juges qui étaient les meilleurs de par leur position et leur éducation, et au cœur d'un État où presque chaque citoyen avait une perception délicate des beautés de la poésie et de l'art. La solennité des grandes Dionysies était rendue plus imposante encore par le retour de Cimon de son expédition de Scyros, d'où il avait rapporté les restes de Thésée. La tension était si forte à l'approche du concours dramatique qu'Apsephion, l'Archonte éponyme, n'avait pas encore tiré au sort de juges (ce qui était sa fonction). C'est à ce moment que Cimon fit irruption dans le théâtre avec ses neuf compagnons, et il fit les libations habituelles à Dionysos ; alors, l'Archonte les retint devant l'autel, et leur fit prêter le serment des juges, celui des concours dramatiques. Leur décision fut en faveur de Sophocle, qui reçut le premier prix ; le second fut attribué à Eschyle, qui, mortifié par sa défaite, quitta Athènes et se retira en Sicile. (Plut. Cim. 8 ; Marm. Par. 57). On suppose que le drame proposé par Sophocle à cette occasion, si l'on se base sur un calcul chronologique tiré de Pline (H. N. XVIII, 7, s. 12), était Triptolème, pièce qui prête à discussion : Welcker, qui a étudié la question en profondeur, suppose que le sujet principal du drame était l'établissement des mystères d'Éleusis et la fondation du culte de Déméter Athénée par Triptolème.

   À partir de là, nul doute que Sophocle domina le théâtre athénien (à moins qu'il n'ait partagé cette suprématie avec Eschyle, pendant la courte période qui va du retour de ce dernier à Athènes jusqu'à sa retraite finale en Sicile), avant l'apparition d'un rival prestigieux en la personne d'Euripide, qui gagna le prix pour la première fois au cours de l'année 441 av. J.-C. Nous ne possédons toutefois aucun détail de la vie du poète pendant cette période de vingt-huit ans.

   440 av. J.-C. est une date très importante dans la vie du poète. Au printemps de cette année-là, il publia la plus ancienne, mais aussi la meilleure tragédie que nous avons de lui, Antigone, une pièce qui plut tellement aux Athéniens, du fait de la sagesse politique qui en émanait, qu'il fut choisi parmi les dix stratèges sous l'autorité de Périclès, lors de la guerre engagée contre la faction aristocratique de Samos, qui dura de l'été 440 au printemps 439 av. J.-C. Le biographe anonyme déclare que cette expédition eut lieu sept ans avant la guerre du Péloponnèse, et que Sophocle avait alors 55 ans. Un exposé complet de cette guerre se trouve dans l'Histoire de la Grèce de Thirlwall, vol. III, pp. 48, suiv. Selon une anecdote rapportée par Athénée sur les voyages du poète Ion, il s'avère que Sophocle avait reçu l'ordre d'amener des renforts de Chios, et que, malgré la lourde responsabilité inhérente au commandement militaire, il parvint à préserver sa tranquillité coutumière, trouvant même le temps de satisfaire son goût du luxe et, lors des banquets, de ravir ses camarades de sa conversation calme et plaisante. Dans le même récit, il apparaît que Sophocle n'a jamais obtenu, ni recherché d'ailleurs, la moindre renommée militaire : on le représente généralement répétant avec bonne humeur le jugement que portait Périclès à son égard, selon lequel il était fait pour la poésie et non pour diriger une armée (Ath. XIII, pp. 603, 604 ; Anon. Vit. Soph. ; Aristoph. Byz. Arg. in Antig. ; Plut. Per. 8 ; Strab. XIV, p. 446 ; Schol. ad Aristoph. Pac. 696 ; Suid. s. v. Μλητος; Cic. Of. I, 40 ; Plin. H. N. XXXVII, 2 ; Val. Max. IV, 3). À une autre occasion, si nous devons en croire Plutarque (Nic. 15), Sophocle n'éprouvait aucune honte à admettre qu'il n'avait jamais réclamé la moindre distinction militaire. Alors qu'il servait Nicias, le général lui demanda d'abord son avis au conseil de guerre, car il était le plus vieux des stratèges présents ; l'auteur répondit ceci : "Moi, en effet, je suis le plus vieux en âge, mais vous, vous l'êtes en connaissances." (᾿Εγὼ, φναι, παλαιτατς εμι, σδπρεσβτατος).

    Plutarque rapporte cette anecdote à l'occasion de l'expédition sicilienne ; mais nous n'avons aucune autre preuve attestant que Sophocle ait participé à cette guerre, et la chose est peu probable ; l'anecdote est sans doute vraie pour l'essentiel, mais peut-être pas dans le même contexte.  

M. Donaldson, dans son édition récente de l'Antigone (introduction), pense qu'à cette période de sa vie, Sophocle était un ami personnel et politique de Périclès. Les sentiments politiques exprimés dans cette pièce étaient destinés à soutenir la politique de l'homme d'État, comme Eschyle l'avait fait dans les Euménides, lui qui avait mis toutes ses forces pour soutenir le vieux parti conservateur d'Aristide. Périclès lui-même était visé, bien qu'indirectement, dans divers passages de la pièce (particulièrement dans les vers 352 et suivants). On sait que les rapports politiques du poète avec Périclès expliquent amplement la raison pour laquelle il s'associa à lui durant la guerre samienne.

    Un sujet encore plus intéressant, qui a trait à cette période de la vie du poète, est son amitié supposée avec Hérodote, qui est également évoquée par M. Donaldson (I, c), dans ses Transactions of the Philological Society, vol. I, No. 15. Nous apprenons de Plutarque (An Seni sit Gerend. Respub. 3, p. 784, b) que Sophocle composa une poésie destinée à Hérodote, débutant avec les mots suivants : ᾠδν ροδττεξεν Σοφοκλς των ν πντ ππεντκοντα. Il la composa à 55 ans, ce qui permet de dater cette pièce de la période de la guerre samienne. Sur cette base, M. Donaldson a bâti une théorie selon laquelle Hérodote résidait toujours à Samos lorsque Sophocle s'engagea dans ce conflit, et que des rapports familiers ont subsisté entre le poète et l'historien, les visites fréquentes d'Hérodote à Athènes en fournissant la preuve. La partie chronologique de la question, importante pour la connaissance de la vie d'Hérodote, est de peu de conséquence en ce qui concerne Sophocle : le fait principal, à savoir les rapports réels existant entre le poète et l'historien, est suffisamment établi par le texte de Plutarque ; on peut encore voir l'influence de cette intimité dans les parallélismes saisissants de leurs œuvres, qu'on a généralement expliqué par une imitation d'Hérodote par Sophocle, mais M. Donaldson apporte des arguments forts en vue de démontrer le contraire. (comparez particulièrement Hérod., III, 119 et Antig. 924).

   L'époque que nous venons d'évoquer brièvement correspond à peu près à la moitié de la vie publique de Sophocle, vie que l'on peut aisément diviser en deux parties presque égales, chacune se prolongeant durant une période d'environ une génération, la dernière étant la plus longue des deux. Ces deux périodes sont 468-439 et  439-405 av. J.-C. La seconde de ces périodes, s'échelonnant de sa cinquante-sixième année à sa mort, fut celle de sa plus intense activité poétique : tous ses drames existants appartiennent à cette période. Cependant, en ce qui concerne son histoire personnelle, durant cette période de 34 ans, nous n'avons que peu de détails. L'agitation issue de la guerre du Péloponnèse semble n'avoir eu aucune influence sur lui, si ce n'est de stimuler ses efforts littéraires et de donner une nouvelle impulsion à l'activité intellectuelle de son époque, et ce jusqu'à la période désastreuse qui suit l'expédition de Sicile, quand la réaction à la guerre perdue mena à l'anarchie. C'est alors que nous le trouvons, comme tant d'autres hommes de lettres illustres d'Athènes, essayant tant bien que mal d'enrayer la ruine de de la cité par une révolution aristocratique, bien que, selon les récits parvenus jusqu'à nous sur le rôle exact de Sophocle dans ce mouvement, il l'ait seulement approuvé comme une mesure de sûreté publique, et non pas par amour de l'oligarchie. Quand les Athéniens, à la nouvelle de la destruction totale de leur armée en Sicile (413 av. J.-C.), nommèrent dix des hommes les plus anciens de la cité, comme une sorte de comité de salut public, sous le titre de πρβουλοι (Thuc. VIII, 1), Sophocle faisait partie des dix élus, même si l'on a estimé que ce Sophocle-là n'était forcément notre poète.

   Comme il était dans sa 83ème année, il est improbable qu'il ait pris une part active dans leurs démarches ou qu'il ait été choisi pour une autre raison que celle de l'autorité émanant de son nom. Tout que nous savons de sa conduite dans cette fonction, c'est qu'il lutta pour l'établissement du Conseil oligarchique des quatre cents, en 411 av. J.-C., bien qu'il ait reconnu l'inanité de cette mesure : toutefois, disait-il, il n'y en avait pas de meilleure.(Aristot. Rhet. III, 18, Pol. VI, 5). Le changement de gouvernement qui s'ensuivit le libéra, sans nul doute, de la charge des affaires publiques.

    Une chose au moins est claire sur ses principes politiques, c'est qu'il était épris de sa patrie. Les sentiments patriotiques, que nous admirons toujours dans ses poèmes, sont illustrés par sa propre conduite ; à la différence de Simonide et de Pindare, d'Eschyle, d'Euripide, de Platon et de bien d'autres grands poètes et philosophes grecs, Sophocle n'accepta jamais le patronage des monarques, ni même de quitter son pays pour répondre leurs invitations répétées (Vit. Anon.). Tous ses sentiments allaient à la terre qui avait produit les héros de Marathon et de Salamine, dont les triomphes étaient associés à ses anciens souvenirs ; et son esprit éminemment religieux aimait insister sur la ville sacrée d'Athéna, et les bosquets de son Colone natal. Dans ses derniers jours, il servit de prêtre à un héros indigne, Halon, et on dit que les dieux le récompensèrent de sa dévotion en lui accordant des révélations surnaturelles. (γγονε δκαθεοφιλς Σοφοκλς ς οκ λλος, &c. Vit. Anon.).

    Les dissensions familiales, qui ont troublé ses dernières années, sont le cadre d'une belle histoire bien connue, qui porte le sceau de l'authenticité, et qui, si elle est vraie, montre non seulement qu'il avait conservé toutes ses facultés mentales et son calme jusqu'au bout, mais encore nous laissent penser que la paix domestique fut rétablie avant sa mort. Sa famille comprenait deux fils, lophon, né de Nicostrate, une femme libre atéhnienne, et Ariston, celui qu'il avait eu de Thoris de Sicyone. Suidas mentionne trois autres fils Léosthénès, Stéphanos, et Ménécléidès, dont on ne sait rien.

    On dit qu'Ariston avait un fils appelé Sophocle, pour qui son grand-père éprouvait beaucoup d'affection.  Iophron, qui était, selon les lois d'Athènes, l'héritier légitime de son père, jaloux de l'amour porté par celui-ci à l'égard du jeune Sophocle, et craignant que le poète eût l'intention de laisser à son petit-fils une grande partie de ses biens, fit traîner son père devant les φρτορες, qui semble-t-il, avaient une sorte de compétence dans les affaires de famille, l'accusant de sénilité. Comme seule réponse Sophocle s'exclama : "Si je suis Sophocle, je ne puis délirer ; et si je délire, je ne suis pas Sophocle ;" et alors il se mit à lire, tiré de son Œdipe à Colone, qui venait juste d'être composé mais pas encore publié, le magnifique parodos commençant par Εὐίππου, ξνε, τσδε χρας, sur quoi les juges abandonnèrent immédiatement l'accusation en réprimandant lophon pour sa conduite inqualifiable. (Plut. An Seni sit Gerend. Respub. 3, p. 775, b ; Vit. Anon). Que Sophocle ait pardonné à son fils, on peut le supposer de par son caractère ; les grammairiens antiques ont d'ailleurs pensé que la réconciliation était esquissée dans les lignes de l'Œdipe à Colone, où Antigone plaide devant son père en faveur de Polynice,  lui rappelant que bien d'autres pères avaient été incités à pardonner à leurs enfants ingrats (vv. 1192, et suivants). 

   Si Sophocle est mort avant ou après 90 ans, on ne peut le certifier de manière absolue. Il est clair, par des allusions tirées des Grenouilles d'Aristophane et par les Musae de Phrynichos, qu'il était mort avant la représentation de ces drames aux Lénéennes, en Février 405 av. J.-C. De fait, plusieurs auteurs, anciens autant que modernes, ont situé sa mort au début de cette année. (Diod. XIII, 103 ; Marm. Par. No. 65 ; Arg. III. ad Oed. Col.; Clinton, F. H., s. a.) Mais, si nous retirons le temps requis pour la composition et la préparation de ces drames, les Grenouilles se réfèrent, non seulement à sa mort, mais présupposent que l'évènement s'est passé lors de la conception même de la comédie, ce qui nous fait placer sa mort un peu plus tard que le printemps 406 av. J.-C. Cette date est confirmée par le récit du biographe anonyme, qui dit que sa mort s'est produite à la fête des Choées, qui dut avoir eu lieu en 406, et non en 405, parce que les Choées se fêtent le mois suivant les Lénéennes. Lucien (Macrob. 24) exagère certainement, quand il dit que Sophocle vécut jusque 95 ans.

   Tous les divers récits de sa mort et de ses funérailles ont un aspect factice et poétique ; comme dans beaucoup d'histoires qui nous sont parvenues pour relater les décès des autres poètes grecs,  nous trouvons souvent le même merveilleux : c'est le cas pour Sophocle et pour Philémon. Selon Ister et Nanthe, il fut étouffé par un raisin (Vit. Anon.). Satyros prétend que, lors d'une récitation publique d'Antigone, il maintint sa voix tellement longtemps sans faire de pause que, victime de la faiblesse due à son grand âge, il perdit le souffle et la vie (ibid.) ; d'autres auteurs attribuaient sa mort à la joie excessive consécutive à une victoire (ibid.). Ces légendes sont naturellement la conséquence d'un sentiment poétique qui aime relier les derniers moments du grand tragique avec son dieu patron. Dans le même esprit, on raconte que Dionysos apparut deux fois à Lysandre, et qu'il lui ordonna de déposer les restes du poète dans le tombeau familial sur la route de Décélie (Vit. Anon., comp. Paus. I, 21). Selon Ister, les Athéniens honoraient sa mémoire par un sacrifice annuel (Vit. Anon.).

   Les auteurs anciens avaient probablement raison de penser que, en l'absence de détails, la mort de Sophocle ne méritait qu'une description poétique ; mais, au lieu de recourir aux légendes insignifiantes et contradictoires, ils ont pu trouver des descriptions de son décès, à la fois poétiques et authentiques, dans les vers des poètes contemporains, qui ont laissé de côté la satire amère de la vieille comédie pour faire honneur à sa mémoire. Ainsi Phrynichos, dans sa pièce les Μοσαι, qui fut jouée en même temps que les Grenouilles d'Aristophane, la mémoire de Sophocle est traitée avec un profond respect, évoquant la mort du poète à travers ces belles lignes : 


            Μάκαρ Σοφοκλέης, ὃς πολὺν χρόνον βιούς
            ἀπέθανεν, εὐδαίμων ἀνὴρ καὶ δεξίος;           
            πολλὰς ποιήσας καὶ καλὰς τραγῳδίας·
            καλῶς δ' ἐτελεύτησ' οὐδὲν ὑπομείνας κακόν.
 

(Arg. III, ad Oed. Col. ; Meinecke, Frag. Com, Graec. vol. II, p. 592 ; Editio Minor, p. 233)  Et si cette dernière ligne n'est pas assez explicite pour ceux qui désirent connaître en détail la mort d'un tel homme, nous  prenons le risque de dire que ce manque peut être suppléé par ces vers exquis, où le poète raconte lui-même la mort d'Oedipe, quand, revenu après une longue expiation, à une religion paisible, celle dans laquelle il avait toujours vécu - une description tellement exacte qui correspond sans doute à ce qu'a pu être la mort de Sophocle, bref un récit qui anticipe directement son propre trépas, à moins qu'il n'ait été réécrit dans sa forme actuelle par Sophocle le Jeune, afin de donner une représentation exacte de la mort de son grand-père - quand Œdipe, appelé par une voix divine provenant de la grotte des Euménides, en termes qui pourraient s'appliquer au poète de quatre-vingt-dix ans (Œdipe à Colone, 1627, 1628),

 
            ὦ οὗτος, οὗτος, Οἰδίπους, τί μέλλομεν
            χωρεῖν; πάλαι δὴ τἀπὸ σοῦ βραδύνεται.
 

prenant congé de ses enfants et retiré du monde, offrant ses dernières prières aux dieux de la terre et du ciel, il part dans la paix, par un destin inconnu, sans maladie, sans douleur (1658, suiv.). 
 

            οὐ γάρ τις αὐτὸν οὔτε πυρφόρος θεοῦ
            κεραυνὸς ἐξέπραξεν οὔτε ποντία
            θύελλα κινηθεῖσα τῷ τότ' ἐν χρόνῳ,
            ἀλλ' ἤ τις ἐκ θεῶν πομπὸς ἢ τὸ νερτέρων
            εὔνουν διαστὰν γῆς ἀλύπητον βάθρον.
            ἁνὴρ γὰρ οὐ στενακτὸς οὐδὲ σὺν νόσοις
            ἀλγεινὸς ἐξεπέμπετ', ἀλλ' εἴ τις βροτῶν
            θαυμαστός. εἰ δὲ μὴ δοκῶ φρονῶν λέγειν,
            οὐκ ἂν παρείμην οἷσι μὴ δοκῶ φρονεῖν.
   

   

    Si un lecteur pense que ces lignes ne peuvent s'appliquer à la mort de Sophocle, qu'il relise les derniers mots de la citation : telle sera notre réponse ; enfin, qu'il n'imagine non pas les applaudissements chaleureux, mais l'émotion contenue avec laquelle le public athénien écouta la toute première fois cette description, en songeant, comme nous en sommes certains, au poète qu'ils avaient perdu.

   L'inscription mise sur son tombeau célébrait, dit-on, en même temps la perfection de son art et les grâces de sa personne (Vit. Anon.) : 

κρύπτῳ τῷδε τάφῳ Σοφοκλῆν πρωτεῖα λαβόντα
τῇ τραγικῇ τέχνῃ, σχῆμα τὸ σεμνότατον.

    Parmi les épigrammes écrites en son honneur dans l'Anthologie grecque, il y en a une attribuée à Simmias de Thèbes, qui est peut-être l'un des joyaux les plus exquis de cette collection, en raison de la beauté et de l'exactitude de son langage figuré :


        ᾿Ηρέμ' ὑπὲρ τύμβοιο Σοφοκλέος, ἠρέμα, κισσέ,
        ἐμπύζοις, χλοεροὺς ἐκπροκέων πλοκάμους,
        καὶ πεταλὸν πάντη θάλλοι ῥόδου, ἥ τε φιλορρὼξ
        ἄμπελος, ὑγρὰ πέριξ κλήματα χεναμένη,
        εἵνεκεν εὐμαθίης πινυτόφρονος, ἣν ὁ μελιχρὸς
        ἤσκησεν Μουσῶν ἄμμιγα καὶ Χαρίτων.


    Parmi les vestiges de l'art antique, nous possédons plusieurs portraits de Sophocle, qui, cependant, comme les autres œuvres de la même époque, sont probablement des représentations idéalisées, plutôt que des portraits réels. Philostrate (Imag. 13) décrit plusieurs portraits effectués par différents artistes, et dresse une liste de ceux qui existent encore de nos jours, liste qui se trouve dans  Archologie der Kunst de Mller, 420, n. 5, p. 731, ed. Welcker.
    Le tableau chronologique suivant montre les principaux évènements, dont les dates sont sûres, de la vie de Sophocle : 

 

Ol Av. J.-C.  
71. 2
73. 4.
75. 1. 

77. 4.

78. 1. 
80. 2. 
81. 1. 
81. 1. 
84. 3. 
84. 4.

85. 1.
91. 4.
92. 1.
92. 3.
93. 2.
94. 3.
495.
484.
480.

 468.

469
458.
456.
455.
441.
440.

439.
413.
411.
409.
406.
401.
Naissance de Sophocle.
Eschyle gagne le premier prix. Naissance d'Hérodote.
Bataille de Salamine. Sophocle (aet. 15—16) dirige le choeur du trophée. Naissance d'Euripide.
Première victoire tragique de Sophocle. Défaite et exil d'Eschyle. Naissance de Socrate.
Mort de Simonide.
L'᾿Ορεστεία d'Eschyle.
Mort d'Eschyle.
Euripide commence à se montrer.
Euripide gagne le premier prix.
Sophocle gagne le premier prix avec son Antigone et est nommé stratège avec Périclès dans la guerre samienne.
Probable retour de Sophocle à Athènes. Mort de Pindare ?
Sophocle un des Probuli.
Gouvernement des Quatre-Cents.
Le Philoctète de Sophocle. Premier prix.
Mort d'Euripide. Mort de Sophocle.
Oedipe à Colone présenté par le jeune Sophocle.


    Le tableau suivant montre l'arbre gnalogique de Sophocle, omettant les trois fils, dont nous ne connaissons que les noms (voir ci-dessus):
 

1. Sophilos

2. (Epouse) Nicostrate =
Sophocle =Theoris (Concubine) 

              lophon                               Ariston

3.                                                   
Sophocle 2.

    Tous ces descendants de Sophocle semblent avoir composé de la poésie tragique ; lophon eut une certaine renommée en tant qu'auteur dramatique. Il y a un doute au sujet d'Ariston ; il est probable qu'il fut aussi un poète tragique, mais il préféra reproduire les œuvres de son père, plutôt que de publier ses propres drames (Comp. Kayser, Hist. Crit. Trag. Graec. pp 74 - 76). 

II. Le caractère de Sophocle

    Dans cette belle pièce traitant de critique dramatique, dont l'objet est assurément sérieux, bien que la forme soit celle du rire franc et massif et de la satire mordante, bien typique de la Comédie ancienne - nous parlons évidemment des Grenouilles -, il est fort intéressant de noter avec quel respect l'auteur tient Sophocle, comme s'il était presque au-dessus de toute critique ; il faut noter la force particulière de certains passages où Aristophane parle plus expressément de lui (Aristoph. Gren. 76 - 82, 786 - 794, 1515 - 1519). "εὔκολος μὲν ἐνθάδ᾽ εὔκολος δ᾽ ἐκεῖ." - " Bonhomme ici, bonhomme là-bas !" est l'expression brève mais expressive qui résume son caractère personnel. 
   Il semble en effet que Sophocle ait possédé chaque élément qui, au jugement d'un Grec, compose un caractère parfait : la plus grande beauté et la symétrie de la forme ; la compétence la plus haute dans les arts qui étaient particulièrement estimés, à savoir la musique et la gymnastique, grâce à laquelle il développa cette perfection corporelle, qui pare toujours un être, même si elle ne contribue pas forcément à la grandeur intellectuelle. La musique était non seulement essentielle à son génie tragique, mais elle était aussi considérée par les Grecs comme un moyen essentiel qui permettait de forger le caractère humain ; ses tragédies montrent un calme et une santé parfaite, qui semble n'avoir presque jamais été mise à mal, et qui était probablement le secret de cette maîtrise parfaite le mettant au dessus des passions humaines. Il était doté d'un tempérament gai et aimable, et d'une intelligence vive, grâce à laquelle il gagnait l'admiration affectueuse de ceux qu'il fréquentait ; il était d'une piété tranquillle et méditative, en harmonie avec son caractère tempéré, piété stimulée par les lieux où il passa son enfance et les sujets auxquels il consacra sa vie. C'était une puissance intellectuelle, un génie spontané, dont les tragédies qui nous restent sont les splendides monuments, quoique mutilés.

    Tels sont les principaux traits d'un caractère, dont l'harmonie est difficile à rendre avec éclat. Le léger défaut physique, la faiblesse de la voix, qui, dit-on, l'empêchait de se produire comme acteur, ne portaient guère à conséquence, si l'on considère la perfection qu'il apporta à la technique de l'art tragique en édictant ses propres règles, en améliorant celles d'Eschyle. En outre, il y avait à Athènes, à cette époque, une quantité de bons acteurs que nous pourrions citer. Ses défauts moraux, si nous devons croire les insinuations des poètes comiques et le bavardage des grammairiens médisants, étaient justement la conséquence logique de la perfection de ses facultés corporelles et de son amabilité. Aristophane, qui fut très respectueux envers lui après sa mort, l'associa néanmoins, lorsqu'il était encore en vie, à Simonide dans son amour du gain (Paix, 695-699) ; il est fort probable que, devenu vieux, avec son goût affirmé pour le luxe, il ait pris l'habitude de profiter pécunièrement de son génie. Depuis le temps de Simonide, le luxe était le péché mignon des écrivains. L'accusation de sensualité, un vice de son âge et de son pays, semble bien fondée, mais, à la fin de sa vie, il semble avoir surmonté de telles propensions. (Plat. Repub. I. p. 329, b, c. ; Cic. Cat.. Maj. 14, de Offic. I, 40; Athénée, XII p. 510, XIII, p. 603).

III.
Le caractère poétique de Sophocle 

    Par consentement universel des meilleurs critiques, des temps anciens et modernes, les tragédies de Sophocle représentent, non seulement la perfection du drame grec, mais constituent également un modèle idéal de poésie. Un tel point de perfection, dans n'importe quel art, est toujours le résultat d'une combinaison de causes, où se trouve l'impulsion interne du génie créateur de l'homme. Les influences externes, qui déterminent la direction de ce génie, et donnent l'occasion de sa manifestation, doivent  être considérées très soigneusement. Parmi ces influences, aucune n'est plus importante que le contexte politique et intellectuel de l'époque. Ce moment dans l'histoire des États, où les esprits des hommes, nouvellement libérés des systèmes dogmatiques traditionnels, ne se sont pas encore laissés aller aux caprices d'une spéculation débridée, où les idées religieuses sont encore considérées avec révérence, où les dieux sont plus distanciés, considérés comme trop solennels et trop mystérieux à contempler, où une liberté fraîchement acquise est évaluée au regard des lois et des sanctions, et où la licence n'a pas encore maîtrisé la loi, où l'homme fermement, mais modestement, demande à être son propre mâitre et son propre prêtre, pour penser et travailler pour lui et pour son pays, contraint seulement par ces lois qui sont nécessaires pour maintenir la société, et pour soumettre l'énergie individuelle au bien-être public, où une guerre triomphante a réveillé l'esprit, activé les énergies, et accru les ressources d'un peuple, mais où  la prospérité et les partis n'ont pas encore corrompu le cœur et dissous les liens de la société, quand le goût, les loisirs et la richesse, qui exigent et encouragent l'acquisition des plaisirs raffinés, ne sont pas encore arrivés à un degré d'épuisement qui exige des stimulants plus excitants et plus malsains, telle est la période qui apporte les œuvres les plus parfaites dans la littérature et dans l'art ; telle était la période qui donna naissance à Sophocle et à Phidias. La poésie d'Eschyle, se nourrissant des traditions antiques et du fatalisme le plus obtu, exhibant les dieux et les héros de la période mythique dans leurs propres sphères élevées et inapprochables, se revêtissant lui-même d'une pompe imposante mais parfois incompréhensible, et s'exprimant dans une langue sublime mais pas toujours très lisible, était l'expression de l'énergie imparfaitement régulée, des aspirations non définies, et de la foi simple des hommes de Marathon et de Salamine : tandis que la poésie d'Euripide, dans sa beauté séduisante, sa passion incontrolée, sa déclamation sophistique, ses scènes et ses allusions familières, était déjà le reflet du caractère d'une race dégénérée, qui avait été perturbée par le grand conflit social de la guerre du Péloponnèse, corrompue par l'exercice de la licence chez eux, et par le despotisme de leurs alliés, pervertie par l'enseignement des sophistes, et amollie par la dépravation rapide de la morale. Le génie d'Eschyle est religieux et surhumain ; celui de Sophocle, sans cesser d'être religieux, mais présentant la religion dans un tout autre aspect, est moral et, dans le sens noble, humain ; celui d'Euripide est irreligieux, sans éthique, et humain dans le sens le plus bas, se basant sur les passions, et applaudissant aux faiblesses d'une génération corrompue de l'humanité.
  
À ces influences externes, qui ont affecté l'esprit du drame comme il apparaît chez Sophocle, on doit ajouter les changements de sa forme, qui ont élargi sa sphère et ont modifié son caractère. De ces changements, le plus important fut l'ajout du τριταγωνιστής, bref d'un troisième acteur : ce qui permit à trois personnes d'apparaître sur une scène en même temps, au lieu de seulement deux. Ce changement a énormément étendu la portée de l'action dramatique, et, en effet, comme Müller le note à juste titre, "il a semblé réaliser tout ce qui était nécessaire à la variété et la mobilité de l'action dans la tragédie, sans sacrifier à la simplicité et à la clarté qui, dans l'âge d'or de l'Antiquité, étaient toujours considérées pour les qualités les plus essentielles." (Hist. of Gr. Lit. pp 304, 305). Par l'addition de ce troisième acteur, le personnage principal du drame peut subir deux influences contradictoires qui montrent immédiatement les deux faces de son caractère ; ainsi, dans la scène où Antigone doit faire face en même temps à la faiblesse d'Ismène et à la tyrannie de Créon. Même ces scènes où seulement deux acteurs apparaissent sont rendues plus significatives par leur relation aux parties du drame où l'action combine les trois, et réciproquement ; ainsi, la scène de l'Antigone, dont nous venons de  parler, prend toute sa force par la comparaison avec les conflits séparés entre Antigone et Ismène, et entre Antigone et Créon ; tandis que la signification de ces deux scènes est comprise entièrement quand on la regarde dans sa relation avec la troisième.

    Eschyle a adopté le troisième acteur dans ses dernières pièces ; et c'est devenu une règle générale - cela a d'ailleurs contribué considérablement au progrès rapide de l'art - que chaque amélioration faite par l'un ou par l'autre des grands auteurs dramatiques rivaux de l'époque, était nécessairement adoptée par les autres. Du temps de Sophocle et d'Euripide, il n'y eut jamais plus de trois acteurs. "C'était dans le but de tirer le plus grand parti possible de quelques acteurs éminents, et d'empêcher que puissent jamais se produire ces dommages consécutifs à l'intervention d'acteurs inférieurs, même dans les pièces subalternes ; or, c'est ce qui arrive si souvent de nos jours." (Müller, Hist. Lit. p. 304). Dans une seule pièce de Sophocle, celle qui ne fut pas jouée de son vivant, l'Œdipe à Colone, l'intervention d'un quatrième acteur semble nécessaire. "À moins de supposer que le rôle de Thésée dans cette pièce ait été en partie jouée par la personne qui tenait le rôle d'Antigone, et en partie par la personne qui jouait Ismène. Pourtant, il est bien plus difficile à deux acteurs de tenir un rôle dans la même tonalité et le même esprit, que pour un acteur de tenir plusieurs rôles avec les modifications appropriées." (Müller, p. 305, note). On irait  au-delà des limites de cet article en décrivant la façon de distribuer aux trois acteurs  les personnages d'un drame grec, acteurs qui, par des changements de robes et de masques, reprenaient tous les caractères parlants de la pièce. Ce sujet, cependant essentiel pour une compréhension pleine et entière des travaux de Sophocle, appartient plutôt à l'histoire générale du drame grec : il est très bien étudié par Müller, qui donne un schéma de distribution des rôles dans la trilogie d'Oreste d'Eschyle, et dans l'Antigone et l'Œdipe-Roi de Sophocle (pp 305-307). M. Donaldson parle aussi assez longuement de la distribution des rôles dans l'Antigone (Introduction to the Antigone, 4).

    Sophocle a également opéré quelques modifications importantes dans le domaine choral. Selon Suidas (s. v.), il fit passer le nombre des choreutes de douze à quinze ; et, malgré les difficultés en la matière, le fait est incontestable : Sophocle a fixé le nombre de choreutes à quinze, d'où la nécessité de procéder à des arrangements plus notables que par le passé en vue d'acompagner une pareille évolution du chœur. En même temps, les chants choraux, qui, chez Eschyle, prenaient beaucoup de place dans la tragédie, et formaient une sorte d'exposition lyrique au point d'être au cœur de la représentation dramatique, ont été considérablement réduits, et moins reliés au sujet de la pièce. En même temps, le nombre des épisodes - ou des actes - qui divisaient le drame fut accru, et la continuité de l'action fut améliorée, du fait de l'absence moins prolongée des acteurs sur la scène ; jusque-là, la scène restait souvent vide, et c'est alors que le Chœur intervenait. La manière avec laquelle le Chœur est désormais lié à la progression dramatique est également devenue différente. Chez Eschyle, le Chœur est partie intégrante du drame, il prend des décisions, participe à l'action, et se trouve à l'origine de toutes les catastrophes ; le Chœur de Sophocle, lui,  ressemble plus à un spectateur, à un président, à un juge : il est un témoin impartial, et il se coule générallement dans la pièce, expliquant et harmonisant autant que possible les sentiments des acteurs. Il est moins impliqué dans l'action que chez Eschyle, mais son lien avec chaque scène est plus grand. Le Chœur de Sophocle est cité par Aristote comme un modèle à suivre dans sa définition du drame. Cependant, son assertion vantant le Chœur de Sophocle est légèrement dévaluée par le fait qu'il le compare, non pas à celui d'Eschyle, mais à celui d'Euripide, où les parties chorales n'ont désormais plus rien à voir avec l'intrigue de la pièce.

    Dans tous les cas, à travers ces changements, Sophocle a fait à la tragédie un drame dans le sens complet du terme. L'intérêt et le progression du drame se sont focalisés presque entièrement sur l'action et les discours des personnages sur la scène. Une conséquence obligée d'une telle réforme, combinée avec l'addition du troisième acteur, était un plus grand raffinement du dialogue ; le soin qui lui est porté est une des caractéristiques les plus saisissantes de l'art de Sophocle, si nous considérons la fougue qui émane des conversations tenues sur la scène, ou des images vives données aux actions se déroulant ailleurs, et que l'on met dans la bouche des messagers. Toutefois, il ne faut pas imaginer que, en soignant pareillement le dialogue et en confinant les parties chorales dans des limites appropriées, Sophocle ait négligé pour autant l'écriture de ces dernières. Au contraire, il semble avoir dépensé beaucoup d'énergie en vue de compenser leur moindre importance scénique par une composition plus rigoureuse. Son apprentissage musicale, l'époque durant laquelle cette éducation a été accomplie marquent, en effet, l'apogée du grand cycle de la poésie lyrique : c'est ainsi que Pindare et Simonide furent le point de départ de ses recherches ; enfin, la majestueuse poésie chorale de son grand prédécesseur et rival, Eschyle, fut considérée plutôt comme une norme à dépasser que comme un modèle à imiter. Toutes ces influences combinées avec son propre génie et son goût exquis ont ainsi donné naissance à ces brèves mais parfaites effusions de la poésie lyrique, à ce plaisir calme qui a été compté par Aristophane parmi les fruits les plus rares de la paix (Paix, 523).

    Un autre changement de la plus grande importance (bien qu'il n'ait pas été inventé par Sophocle, il fut le premier le mettre en pratique), fut l'abandon de la forme trilogistique, dans la mesure où elle concernait la  continuité du sujet. Pour obéir la coutume établie aux fêtes de Dionysios, il semble que Sophocle proposa généralement trois tragédies et un drame satyrique en même temps ; mais les sujets de ces quatre pièces étaient entièrement distincts, et chacune d'entre elles formait un tout complet.

   Parmi les améliorations purement mécaniques présentées par Sophocle, la plus importante est celle du scene-painting, dont l'invention lui est attribuée.

   Tous ces arrangements formels ont eu nécessairement une influence très importante sur l'esprit et le caractère entier des tragédies de Sophocle. Mais il reste à exposer les dispositifs les plus essentiels de l'art du grand tragique grec, à savoir, son choix des sujets, et l'esprit dans lequel il les a traités.

    Les sujets et le style d'Eschyle sont essentiellement héroïques ; ceux de Sophocle sont purement humains. Le premier provoque la terreur, la pitié et l'admiration, comme si nous regardions la chose de loin ; le second apporte ces mêmes sentiments au cœur, avec, en outre, de la sympathie et une implication personnelle. Aucun être humain ne peut s'imaginer être à la place de Prométhée, ou tirer un avis personnel des crimes et du destin de Clytemnestre ; mais chacun peut en lui-même partager la piété d'Antigone qui fait don de sa vie à l'appel de la piété fraternelle, mais aussi la sérénité qui vient à l'esprit d'Œdipe quand il se réconcilie avec les dieux. Chez Eschyle, les victimes sont les personnages ébranlés par un destin inexorable ; mais Sophocle met en évidence leurs propres défauts, qui forment un élément de l'ἄτη dont ils sont les victimes, et il est plus enclin à leur enseigner, en guise de leçon venant de leurs propres malheurs, la sérénité et la modération dans les désirs et dans les actions, dans la prospérité et dans l'adversité, modération que les poètes et les philosophes grecs célèbrent sous le nom de  σωφροσύνη. D'autre part, il ne descend jamais à ce niveau auquel Euripide a réduit l'art, par l'exposition de la passion humaine et de la souffrance, dans le seul but d'exciter l'émotion des spectateurs, sans se préoccuper d'une finalité morale. La grande différence entre les deux poètes est donnée par Aristote, dans ce passage de la Poétique (6. §§ 12, suiv.) que l'on peut considérer comme le grand texte de la philosophie esthétique, et dans lequel, bien que les noms de Sophocle et d'Euripide ne soient pas mentionnés, il n'y a aucun doute que cette phrase, "les tragédies de la plupart des poètes récents n'ont pas d'éthique" s'applique à Euripide, et que le contraste, qu'il commence par illustrer par un comparaison entre Polygnote et Zeuxis dans l'art de la peinture, sert avant tout à décrire la différence entre les deux poètes ; d'autant que dans un autre passage de la Poétique (26, le § 11), il cite en les approuvant les paroles de Sophocle : "Il a représenté lui-même des hommes comme ils doivent être, mais Euripide les a montrés comme ils sont" ; une remarque qui, venant de la bouche de Sophocle lui-même, montre l'absurdité de ces spécialistes de la science esthétique, qui ricanent au fait que l'on attribue aux grands poètes de l'antiquité des buts moraux et artistiques auxquels eux-mêmes n'ont jamais pensé. Il est tout à fait vrai que les premières et les plus puissantes manifestations du génie sont en grande partie (mais jamais, croyons-nous, entièrement) inconscients ; et que même de telles productions sont régies par des lois, écrites dans l'esprit humain et instinctivement suivies par le poète, lois dont c'est la tâche et la gloire de la science esthétique de retrouver dans les travaux de ces auteurs qui les ont suivies inconsciemment ; mais de telles œuvres, aussi magnifiques soient-elles, ne sont jamais aussi parfaites, en tous points, que les travaux du poète qui, possédant un génie égal, établit consciemment et laborieusement les grands principes de son art. C'est à cet égard qu'Eschyle surpasse Sophocle ; ses œuvres ne sont peut-être pas plus grandes, voire, elles sont peut-être inférieures, dans la sublimité indigène et le génie spontané, mais elles sont plus parfaites ; et cela pour la raison même que Sophocle esquisse lui-même, quand il dit qu'"Eschyle fait ce qui est droit, mais sans le savoir." Les défauts chez Eschyle, que Sophocle a perçu et a essayé d'éviter, sont révélés dans un passage précieux conservé par Plutarque (de Prof. Virt. p. 79, b.).

    Les limites de cet article ne nous permettent pas de disserter sur le caractère moral de Sophocle, qui est discuté et illustré de manière approfondie dans certains des travaux cités ci-dessus, et également dans les Lectures on Dramatic Art aut Criticism de Schlegel, où le lecteur trouvera une comparaison détaillée entre les trois grands poètes tragiques (Lect. 5). Nous ajouterons seulement, en guise de conclusion, que si l'on cherche l'illustration la plus parfaite de la définition d'Aristote de la fin de la tragédie comme δι᾽ ἐλέου καὶ φόβου περαίνουσα τὴν τῶν τοιούτων παθημάτων κάθαρσιν. (Poët. 6.  § 2), on la trouvera dans l'Œdipe à  Colone de Sophocle, et nous recommanderions, en tant qu'utile exercice pour l'étude de la critique esthétique, la comparaison de cette tragédie avec les Euménides d'Eschyle et du Lear de notre propre Shakespeare.
 

V. Anciens Commentateurs de Sophocle

    Dans les Scholies, les commentateurs sont cités par le nom général de οἱ ὑπομνηματισταί ou οἱ ὑπομνηματισταμενοι. Parmi les noms cités ou ceux à qui on attribue des commentaires sur Sophocle, il y a Aristarque, Praxiphanès, Didymos, Hérodien, Horapollon, Androtion, et Aristophane de Byzance. La question de la valeur de ces Scholies a été étudiée par Wunder, de Schol. in Soph. Auctoritate, Grimae, 1838, 4to., et par Wolff, de Sophoclis Scholiorum Laur. Variis Lectionibus, Lips. 1843, 8vo.

VI. Editions des pièces de Sophocle

     L'Editio Princeps est celle d'Aldus, 1502, 8vo., et parmi les nombreuses autres éditions imprimées au 16ème siècle, la meilleure est celle de H. Stephanus, Paris, 1568, 4to., et de G. Canterus Antwerp, 1579, 12vo., toutes les deux se basant sur le texte de Turnbe. Rien de particulier sur les éditions suivantes qui ne méritent guère d'être mentionnées jusqu'à celle de Brunck, en 4 vols. 8vo., Argentor. 1786 1789, et en 2 vols. 4to., Argentor. 1786 ; les deux éditions contiennent le texte grec avec une traduction latine, des Scholies et un Index. Le texte de Brunck, qui se base sur celui d'Aldus, est à la base de toutes les éditions postérieures, dont la suivante - et la plus importante - est celle de Musgrave, avec Scholies, Notes, et Index, Oxon. 1800, 1801, 2 vols. 8vo., réimpression : Oxon. 1809 — 1810, 3 vols. 8vo. ; celle de Erfurdt, avec Scholies, Notes, et Index, Lips. 1802 — 1825, 7 vols. 8vo. ; (les précieuses notes d'Erfurdt sur toutes les tragédies, sauf l'Œdipe à Colone, furent réimprimées dans un volume séparé, à Londres, 1824, 8vo.) ; celle de Bothe, qui réédita l'édition de Brunck, mais avec beaucoup de modifications inutiles dans le texte, Lips, 1806, 2 vols. 8vo., dernière édition, 1827, 1828 ; celle de Hermann, complétée par une nouvelle édition, qu'Erfurdt commença, mais qui, faute d'avoir vécu  assez longtemps, ne publia que les deux premiers, Lips. 1809-1825, 7 vols. sm. 8vo. ; L'édition de Brunck entièrement révisée par Hermann, avec notes additionnelles, &c., Lips. 1823-1825, 7 vols. 8vo. ; l'édition de Schneider, avec Notes en Allemand et un Lexique, Weimar, 1823-1830, 10 vols. 8vo. ; la réimpresssion de l'édition de Brunck, avec les Notes de Burney et de Schaefer, 1824, 3 vols. 8vo. ; l'édition de Elmsley, avec les Notes de Brunck et de Schaefer, Lexicon Sophocleum, &c. Oxon. 1826, 2 vols. 8vo. ; reimpr., Lips. 1827, 8 vols. 8vo. ; celle du texte seul de Dindorf, dans les Poetae Scenici Graeci, Lips. 1830, 8vo., réimprimée à Oxford, 1832, avec l'addition d'un volume de Notes, 1836, 8vo. ; celle de Ahrens, comprenant le texte, d'après Dindorf, avec une traduction latine revue par L. Benloew, les Fragments d'après Welcker, et les nouveaux Index, dans la Bibliotheca Scriptorum Graecorum de Didot, Paris, 1842-1844, imp. 8vo.; et finalement, de loin, l'édition la plus utile pour le simple étudiant est celle de Wunder, dans la  Bibliotheca Graeca de Jacobs et Host, contenant le texte, avec des notes critiques et explicatives et des introductions, Gothae et Erfurdt, 1831-1846, 2 vols. 8vo. en 7 parts, et avec une partie supplémentaire de corrections des Trachiniennes, Grimae, 1841, 8vo.

    Pour une liste des éditions des pièces distinctes, et des éditions non citées ci-dessus, voir le Lexicon Bibliographicum Scriptorium Graecorum d'Hoffmann.

   Parmi les nombreuses traductions de Sophocle, très peu sont parfaites. En langue anglaise, il y a  les traductions de Franklin, Lond. 1758 ; Potter, Lond. 1788 ; et Dale, 1824. Les meilleures traductions allemandes sont celles de Solger, Berlin, 1808, 1824, 2 vols. 8vo.,et Fritz, Berlin, 1843, 8vo. Parmi les traductions d'œuvres séparées, celle de l'Antigone, de Bockh et Donaldson, intercalée dans leurs éditions respectives, mérite d'être citée ; Bockh, Berlin, 1843, 8vo. ; Donaldson, London, 1848, 8vo.

    On trouvera une liste presque complète des travaux sur Sophocle dans le Lexicon de Hoffmann. Ils sont trop nombreux pour être mentionnés ici ; mais il serait dommage de passer sous silence celui qui est le plus utile pour comprendre la langue de l'auteur, à savoir le Lexicon Sophocleum, d'Ellendt, Regimont. Pruss. (Königsberg) 1835, 2 vols. 8vo.