table des matières de l'œuvre de SAINT IRÉNÉE
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
LA PENSÉE CHRÉTIENNE Textes et Études
Saint Irénée
PAR
Albert DUFOURCQ PROFESSEUR ADJOINT A L’UNIVBRSITB DE BORDEAUX DOCTEUR ES LETTRES.
PARIS LIBRAIRIE BLOUD & Cie 4, RUE MADAME ET RUE DE RENNES, 59 1905 Tous droits réservés.
Saint Irénée a connu personnellement saint Polycarpe qui avait, personnellement, connu saint Jean ; saint Irénée a recueilli l'écho de la prédication des derniers Apôtres et des derniers contemporains de Jésus ; et l'étendue de son esprit égale la profondeur de sa foi. De là l'exceptionnelle importance que présente l'étude de sa pensée. Son volumineux ouvrage nous fait, mieux qu'aucun autre, comprendre l'esprit du Christianisme primitif; mieux qu'aucun autre, il convainc d'erreur les théologiens suivant lesquels l'Eglise aurait falsifié la pensée du Christ.
I. Gnosticisme et Christianisme
La christianisation du monde gréco-romain était merveilleusement préparée par la transformation du Paganisme, le développement du Judaïsme, l'apparition d'un syncrétisme judéo-païen. Durant les trois siècles qui précèdent et les deux siècles qui suivent la naissance de Jésus, les Païens renient le Paganisme. Leur conscience lentement transformée se libère à la fin de l’erreur irréligieuse : elle retrouve peu à peu le sentiment de la fraternité humaine, et, par là, le sentiment de la paternité divine, en même temps qu'elle reprend connaissance de son insuffisance radicale et ressent à nouveau le besoin de Dieu. Elle accueille avec faveur les religions orientales (Isisme, Mithriacisme), elle se forge une religion à elle propre : la matière, conçue comme un principe de déchéance, est séparée par un abîme infini de Dieu, absolument transcendant ; l'homme misérable doit tâcher à remonter de l'une à l'autre, de la mort à la vie ; il peut compter sur l'aide de médiateurs bienfaisants (les démons de Plutarque et d'Apulée). En même temps, le Judaïsme se concentre dans le Messianisme : il attend avec ferveur la revanche de Jahvé, la ruine des nations perverses qui l’ont écrasé ; et si, pour beaucoup, cette espérance est surtout patriotique et nationale, elle devient, pour beaucoup aussi, morale et religieuse. Aux yeux des Juifs qui, à la suite des Prophètes, approfondissent l'idée de la justice de Dieu, le règne attendu de Jahvé et de son peuple prend un caractère universel : ils conçoivent qu'un jugement est la condition préalable du règne de Dieu ; ils croient que ce règne marquera le triomphe de la justice dans le monde entier grâce aux souffrances et à la mort d'un Juste qui méritera le salut pour ses frères. Enfin les Juifs exercent une certaine action sur les Païens, et les Païens exercent une grande influence sur les Juifs : la Bible est traduite en grec, le livre de la Sagesse s'efforce de limiter les progrès de l’idolâtrie en Israël, les Apocalypses mystérieuses veulent raffermir sa foi en lui dépeignant la venue et les triomphes du Messie ; toute une religion se fonde qui tente d'accorder à la sagesse hellénique la sagesse juive ou chrétienne : on la désigne par le terme de Gnosticisme. Toute Eglise, toute philosophie gnostique présente, dans des proportions très variables du reste, le mélange d'éléments juifs ou chrétiens ; — de théories philosophiques grecques ; — de croyances ou de pratiques empruntées à la religion hellénique et aux cultes orientaux. Toutes retiennent quelque chose de l'amour qu'ont toujours eu les Grecs pour la spéculation pure ; mais — et ceci est le trait essentiel — toutes obéissent à un esprit sincèrement religieux[1] et sentent profondément la grandeur transcendante de Dieu, la misère infinie de l'homme, et que l'homme a besoin de Dieu; toutes relient l'homme déchu au Dieu inaccessible et tout-puissant par des intermédiaires, êtres ou idées, communément appelés Eons (αἰῶνες) ; toutes attribuent la création de notre monde à ces intermédiaires et rangent parmi leur troupe Jahvé et Jésus-Christ. D'un mot, le Gnosticisme est ce syncrétisme imparfait qui est appelé à disparaître devant ce syncrétisme providentiel qu'est le Christianisme. Le principe de son imperfection est son invincible tendance à volatiliser l'histoire. Les Gnostiques ne comprennent pas que Dieu parle à l'homme dans les faits de l'histoire aussi bien que dans les révélations de la conscience ; ils ne comprennent pas que l'histoire d'Israël signifie une doctrine;[2] ils ne peuvent donc pas la comprendre, non plus que celle de l'Eglise, le nouvel Israël, Et, parce qu'ils ne comprennent pas ces faits, ils tendent à s'en débarrasser : ils acceptent Jésus, mais ils le coupent, si j'ose ainsi dire, de l'Eglise et d'Israël ; leurs âmes transfigurées lui rendent un émouvant hommage, mais leurs pensées, toujours indociles, l'expliquent selon leurs traditions intellectuelles : ils adorent en lui le Révélateur qui fait connaître le Dieu transcendant et ineffable, et qui sauve les hommes par cette connaissance qu'il leur donne ; ils forgent de merveilleux poèmes métaphysiques où s'expriment leur amour et leur foi ; mais ils méconnaissent le continuateur des Prophètes, le Messie d'Israël, le second Adam, le Verbe incarné ; ils méconnaissent donc le Père, et le Fils et l'Esprit ; ils méconnaissent la vérité. Le Gnosticisme primitif est très mal connu. Il est antérieur au Christianisme puisque la religion révélée n'a pas commencé avec Jésus et que la religion hellénique lui est également antérieure. Il est né, sans doute, du culte des Anges.[3] La foi juive entoure Jahvé d'une cour d'êtres célestes, exécuteurs de ses volontés ; la religion hellénique imagine des intermédiaires entre Dieu et l'homme ; les deux, croyances devaient se combiner, elles se combinèrent en effet. — L'activité de ces Anges ne laisse pas de place à aucune activité de Dieu ; ce sont eux que les hommes connaissent, eux qui les secourent, eux-mêmes, ou l'un d'entre eux, qui créent le monde : on les appelle les « Trônes », les « Dominations », etc. — Afin de mériter leur protection, les hommes doivent pratiquer l'ascétisme, s'abstenir de certains aliments, parfois même s'abstenir du mariage : la matière est souillure, l'homme doit en éviter l'usage et le contact, à l'exemple de Dieu ; la résurrection de la chair est formellement rejetée. — Enfin, les docteurs qui répandent ces enseignements les présentent comme une science supérieure (ἐπίγνωσις), la seule vraie science qui procure le salut (γνῶσις). — Sur un seul point, ils semblent être en grave désaccord : les uns n'accordent aucune valeur aux sacrifices et aux cérémonies prescrites par la Loi (les Esséniens) ; les autres maintiennent le sabbat, la circoncision, les observances rituelles (les maîtres de Cérinthe). — Le plus illustre, le plus grand sans doute de ces croyants et de ces penseurs est un contemporain de Jésus-Christ : l'alexandrin Philon, Juif de race et tout imprégné de science grecque, se propose expressément d'attirer les Païens au vrai Dieu, le Dieu de Moïse, Jahvé ; il organise un vaste système spéculatif, il insiste sur les intermédiaires qui relient Dieu au monde, mais il s'attache surtout à montrer que la science n'est rien auprès de l'amour. De ce courant gnostique juif s'est détachée la Gnose judéo-chrétienne, en même temps que du Judaïsme le Christianisme naissait : aux théories qu'on a vues elle ajoutait une théorie du Christ en qui elle montrait un Ange descendu du ciel. Son docteur le plus fameux est Cérinthe, ou Mérinthe : pour lui, Jésus n'est qu'un homme sur lequel, au moment du baptême, est descendu un éon appelé le Christ, qui l'a abandonné avant la passion. — D'autres docteurs, très mal connus, mettaient en relief le rôle de Jean-Baptiste et insistaient sur l'importance d'un éon appelé la Sagesse (Sophia).[4]— Les Ebionites Esséniens se servaient d'un Evangile des XII Apôtres apparenté à l’Evangile des Cérinthiens ; mais ils condamnaient les sacrifices sanglants et l'usage de la viande ; ils pratiquaient l'ascétisme ; ils rejetaient le Pentateuque et les Prophètes et prétendaient restaurer dans sa pureté primitive l'œuvre d'Adam, de Moïse et de Jésus — trois incarnations d'un même Ange, — diversement mais également défigurée par les Patriarches, par Israël et par l'Eglise. Un roman historique racontait les aventures de Clément de Rome en quête de la vérité (les Homélies Clémentines) : il leur servait à propager leur doctrine. — Les Sampséens, ou Elcésaïtes, rejetaient à la fois les Prophètes et les Apôtres ; ils interprétaient deux Apocalypses rédigées par leurs fondateurs, contemporains de Cérinthe et de Trajan (98-117), Elxaï et Jexeos ; ils accouplaient au Christ un être femelle, le Saint-Esprit ; ils usaient de formules magiques et de pratiques astrologiques. La Gnose chrétienne s'épanouit avec autant de force. Simon le Magicien, originaire de Giddon, en Samarie, avait voulu acheter de saint Pierre le pouvoir de conférer l'Esprit-Saint et de faire les mêmes miracles que le diacre Philippe (Actes, VII. 9) ; rejeté avec dédain, il avait imaginé d'imiter Jésus: il avait recouru à la magie afin d'opérer les mêmes miracles, il s'était présenté comme Dieu, comme le Dieu suprême. Hélène sa compagne, ses disciples Cleobios et Dosithée, son successeur Ménandre d'Antioche avaient étendu son église : et le disciple de Ménandre, Saturnin (ou Satornil), en avait affermi les progrès. Les Chrétiens n'étaient pas restés sans répondre. Dans l’Epitre aux Colossiens, saint Paul réfute les docteurs du Gnosticisme : tandis que ceux-ci rapprochent le Christ des créatures par une chaîne d'êtres célestes émanés de Dieu comme lui, il sépare absolument le Christ du monde créé, non seulement parce qu'il voit en lui le Fils de Dieu envoyé sur terre pour racheter de son sang les hommes esclaves du péché, mais encore parce qu'il adore en lui « l'image » éternelle de Dieu, antérieure à toute création et par qui tout a été fait, c'est-à-dire la Sagesse de Dieu. De même saint Jean : il dirige contre la Gnose le Quatrième Evangile. Le Christ n'est pas un éon quelconque descendu sur Jésus ; il est plus grand que Jean-Baptiste ; il a accompli les prophéties ; il est le Messie ; il est Dieu même. Le Verbe de Dieu, par qui Dieu se révèle, existait avant la création ; il était pour Dieu, près de lui, πρὸς τὸν θεὸν, uni à lui et distinct de lui. C'est par lui qu'a été créé le monde ; et c'est lui encore qui est venu sur terre apporter la vie et la lumière aux hommes: Jésus-Christ est le Verbe fait chair. Les Gnostiques ne s'avouèrent pas vaincus : dans la patrie de Philon, ils relevèrent la tête. Basilide d'Alexandrie (vers 133-140?) reprit et développa le système de Simon le Magicien; mais il trouva bientôt de redoutables émules en Valentin de Rome (vers 135-160) et en Marcion de Sinope (vers 144-150), qui veulent réfuter, en les utilisant, et saint Jean et saint Paul. Imagination féconde, Valentin conçoit en poète le problème métaphysique et se meut avec une souple aisance au milieu des complications du drame sacré qu'il imagine. Pensée vigoureuse toute pénétrée de platonisme, s'il emprunte à l'Egypte ses couples divins, femelles et mâles (syzygies), il les transforme en abstractions pures ; il réagit contre le dualisme où aboutissent Basilide et Simon ; il voit dans le monde matériel et passager, le Kénome, une imparfaite image du monde éternel et spirituel, le Plérôme. Chrétien convaincu, disciple de Jean, il a un sentiment très vif du péché, il fait de Jésus le centre de son système et l'instrument du salut et il garde un souvenir encore vivant de sa réalité historique. Plus profondément chrétien que Valentin même, Marcion combine la Gnose avec la doctrine de saint Paul. Le Dieu juste et jaloux de l'Ancien Testament, identique au Créateur du monde, est radicalement distinct du Dieu Suprême, révélé par le Christ de l'Evangile dans l'apparence humaine de Jésus et qui est tout miséricorde et tout amour. La rédemption est un acte incompréhensible de la miséricorde divine ; tout ce que le chrétien possède, il le doit uniquement au Christ. Si les Apôtres ont méconnu la pensée du Christ, le Dieu de l'Evangile a envoyé saint Paul combattre après Jésus le dieu Jahvé et Marcion restaurer l'œuvre ébranlée de Paul. Il faut que l'Eglise riposte afin de sauver « la tradition de la didascalie bénie des Apôtres ». On oppose à Basilide, à Valentin et à Marcion les souvenirs des vieux presbytres « qui ont vu les Apôtres » ; et, comme ils n'ont rien écrit, des hommes de bonne volonté rédigent les traditions qui se rattachent à eux : tel, l'évêque d'Hiérapolis Papias († 160) qui recueille dans les cinq livres de ses Explications des paroles du Seigneur (Λογίων κυριακῶν ἐξηγήσεις) les leçons qu'on leur attribue ; tel encore le palestinien Hégésippe († vers 190) dont les cinq livres de Mémoires (Ὑπομνήματα) « exposent la sûre tradition de l'enseignement catholique ». Mais c'est en vain qu'ils écrivent ; bien que leurs démonstrations soient appuyées par d'autres livres encore, composés, soit par des évêques, comme Apollinaire d'Hiérapolis, Méliton de Sardes et Théophile d'Antioche, soit par des philosophes comme saint Justin (Traité contre toutes les hérésies), le Gnosticisme s'épanouit avec une incomparable puissance. L'église marcionite rayonne partout. Ptolémée, Héracléon, Marcus, d'autres encore systématisent et affermissent la théologie valentinienne. Beaucoup de chrétiens qui haïssent la Gnose subissent pourtant son influence : Hermas la déteste, et lui emprunte l'idée d'entourer Dieu de six Anges supérieurs dont le Fils de Dieu, identique à l'archange Michel, n'est que le chef (le Pasteur, vers 150); un des plus brillants élèves de saint Justin, Tatien, abandonne l'Eglise (vers 172) ; Celse confond continuellement le Gnosticisme et le Christianisme (vers 180). On juge par là de la puissance de séduction de la Gnose : il semble qu'elle doive dérober à l'Église l'héritage que lui réserve Dieu. Ce sera le rôle de saint Irénée de la tuer. Ce sera sa gloire de continuer la lutte et de partager la victoire de saint Paul et de saint Jean.
Saint Irénée était, à la fin du second siècle, évêque de Lyon, la métropole des Gaules. Non moins que cette situation ecclésiastique, son origine asiatique, sa valeur intellectuelle et morale faisaient de lui l'un des représentants les plus autorisés du Christianisme de ce temps. Lorsque saint Pothin est mort (177) dans cette affreuse tragédie où sont morts en même temps Blandine et Sanctus, Attale et Alexandre le Phrygien, et tant d'autres, Irénée a été choisi pour, gouverner à sa place l'église décimée.[5] Nous savons que les martyrs faisaient de lui le plus grand cas : c'est lui qu'ils envoient au pape Eleuthère (175-189) lorsqu'ils apprennent les prophéties montanistes et que l'attitude de certains évêques implique le désaveu des prophètes ; Irénée est chargé de recommander à Eleuthère « la paix et l'union des églises ». En même temps que son influence religieuse, cette mission atteste, semble-t-il, ses sympathies pour le Montanisme : s'il est chargé de le défendre à Rome, n'est-ce pas qu'il le défend à Lyon? Durant une vingtaine d'années — on ignore la date de sa mort — il dirige l'église lyonnaise. L'exaltation de la foi dans les âmes était alors très grande. On gardait pieusement le souvenir des martyrs de 177. Les phénomènes surnaturels dont parle saint Paul étaient très fréquents : visions, extases, prophéties, guérisons miraculeuses, tremblements de crainte ou de joie, les fidèles d'Irénée connaissent — c'est Irénée lui-même qui l'atteste — toutes ces manifestations de l'Esprit. Une inscription trouvée à Autun, et qui date vraisemblablement du temps d'Irénée, nous fait toucher du doigt la foi ardente de ses ouailles : on y retrouve ce symbolisme cher aux premiers chrétiens qui voient dans l'image du poisson l'image même du Christ. Il serait étrange que l'espérance sacrée qui provoqua la crise montaniste n'eût pas fait frémir le pasteur qui guidait ces âmes. Au temps du pape Victor (189-199), la controverse pascale menace de dégénérer en un schisme scandaleux. Les Asiatiques célèbrent la fête de Pâque le 14 nisan, les Romains le dimanche suivant; pour faire cesser cette dissidence, Victor convoque un peu partout des conciles régionaux, et, soutenu par eux, il somme les évêques d'Asie, présidés par saint Polycrate d'Ephèse, de se conformer à l'usage commun ou de renoncer à la communion ecclésiastique. Polycrate résiste, Victor se fâche ; tout est à craindre, lorsqu'intervient Irénée. Irénée soutient que le mystère de la résurrection doit être célébré le dimanche ; mais il avertit respectueusement Victor de ne pas excommunier des églises fidèles à la vieille tradition qu'elles ont reçue. La voix de l'évêque apaise la crise, conjure le schisme. On devine quel respect les vieilles traditions lui inspirent et qu'il chérit d'un même amour l'église de Rome et l'église d'Ephèse.[6] Il ne semble pas s'être attaché particulièrement à aucun évêque. Peut-être a-t-il voyagé de ville en ville, comme faisait Hégésippe, comme feront bientôt Clément d'Alexandrie, Julius Africanus et Origène, en quête des souvenirs qu'avaient laissés les Apôtres, saint Pierre, saint Paul, surtout saint Jean. Quelques presbytres, quelques vieux évêques les avaient directement et personnellement connus, Polycarpe par exemple. Polycarpe est cet évêque de Smyrne qui mourut martyr en 155 et qui était né au plus tard en 69 : il avait connu dans sa jeunesse les derniers contemporains des Apôtres et de Jésus-Christ, et c'est lui dont saint Irénée gardait, jusque dans sa vieillesse, l'image nette et vivante. « Je pourrais encore, dit-il à un de ses anciens amis, te dire le lieu où était assis le bienheureux Polycarpe lorsqu'il prêchait la parole de Dieu. Je le vois entrer et sortir : sa démarche, son extérieur, son genre de vie, les discours qu'il adressait à son peuple, tout est gravé dans mon cœur. Il me semble encore l'entendre nous raconter de quelle manière il avait conversé avec Jean et avec les autres qui avaient vu le Seigneur, nous rapporter leurs paroles et tout ce qu'ils avaient appris touchant Jésus-Christ, ses miracles et sa doctrine. » A sept reprises, Irénée parle d'un autre presbytre qui, s'il n'a pas été le disciple direct des Apôtres, « a entendu les enseignements de ceux qui les ont vus et qui ont été instruits par eux ». Ce presbytre dont il ne dit pas le nom, et qui était sans doute plus jeune que Polycarpe, combattait comme celui-ci les assertions de la Gnose. Il est d'autres presbytres dont Irénée allègue encore le témoignage, sans jamais les nommer : il faut, sans doute, chercher en Asie, à Rome et à Lyon quelques-uns d'entre eux ; mais on peut affirmer sans crainte d'erreur qu'il puise souvent, en pareil cas, au livre de Papias dont on a parlé plus haut. Papias était d'une crédulité sans bornes ; il avait recueilli des fables insensées parmi les traditions qu'il attribuait au Seigneur. Par bonheur, Irénée a plus de critique : c'est tout au plus si nous trouvons chez lui deux ou trois histoires qui rappellent, par leur couleur, les fables du bon évêque d'Hiérapolis. Le soin que met Irénée à recueillir les traditions ne lui fait pas dédaigner les livres. Irénée est un grand liseur ; la littérature biblique et la littérature grecque ont formé son esprit. Irénée connaît les deux Testaments comme saint Paul connaît l'Ancien ; c'est par la Bible qu'il pense, à travers la Bible qu'il sent : toute idée, toute image qui naît en lui semble d'abord éveiller tout un monde de souvenirs qui viennent directement de la Bible. Le nombre des citations bibliques qui se rencontrent dans son œuvre est très considérable; et l'on s'aperçoit que les écrits de saint Paul et de saint Jean lui sont particulièrement familiers. Il est clair que la Bible lui fournit la substance et la forme de sa pensée ; sa doctrine n'est que l'explication de sa foi. — On ne doit pas oublier, du reste, afin de s'expliquer l'étendue de cette influence et aussi d'en mieux comprendre la nature, qu'Irénée pratique la même méthode allégorique que tous ses contemporains : il est accoutumé à chercher dans les faits de l'histoire sacrée des figures plus ou moins transparentes de tous les événements humains. Mais ce grand ami des Livres Saints n'est pas brouillé avec la littérature grecque. Il cite volontiers Homère et Hésiode, Pindare et Stésichore, Sophocle et Esope. Il connaît les philosophes, Thaïes, Anaximandre, Anaxagore, Démocrite et Epicure, les Stoïciens et les Pythagoriciens ; surtout il connaît Platon et sa doctrine du monde sensible, image et reflet du monde éternel. S'il ne parle pas d'Aristote, et si le seul mot qu'il dise du Péripatétisme ne marque pas qu'il en ait compris l'importance et apprécié la grandeur, c'est qu'il obéit aux mêmes tendances que ses contemporains : l'éclipse de l'Aristotélisme commencera seulement de cesser lorsque paraîtra, bientôt du reste, Alexandre d'Aphrodisias. Naturellement Irénée a lu ces philosophes chrétiens qui s'appellent Justin et Théophile, et peut-être Méliton. Il connaît avec précision l'histoire de la pensée grecque dans la mesure où elle intéresse le mouvement de la pensée contemporaine. Irénée se méfie de la spéculation abstraite, comme beaucoup de ses contemporains : au temps de la « révolution religieuse » qui prépare l'œuvre du Christ, l'Hellénisme lui-même se détourne de la pensée discursive ' et renonce à chercher la vérité. Sextus Empiricus est un contemporain d'Irénée. — Mais le Grec qu'il est et qu'il reste se reconnaît à son savoureux bon sens, à son amour du fait concret, du détail précis, à son horreur des songe creux. Tel passage, où il se moque des Gnostiques, rappelle les railleries qu'aux Sophistes lançait Socrate; et il nous donne de bonnes preuves de perspicacité, de méthode et de sens critique. Si c'est un esprit grec, c'est aussi une âme profondément chrétienne. Il y a quelque chose qui le caractérise mieux que son horreur des songe-creux, c'est la profondeur de sa foi ; il est possible que, à la différence de saint Justin, il ait sucé cette foi avec le lait. Cette foi profonde, mère de ces vertus qui l'ont fait distinguer des Lyonnais, suscite en lui, lorsqu'il est devenu évêque, un sentiment très vif de sa responsabilité sacerdotale : s'il écrit contre les Gnostiques, c'est crainte que « les brebis soient déchirées par les loups. » Seulement, cette vigilance que les hérétiques commandent n'empêche pas leur adversaire de les aimer, comme fera Augustin, et de prier pour eux. On croit parfois saisir chez saint Irénée comme un reflet de cet amour qui embrasait saint Paul ; c'est lui qui disait un jour cette parole exquise et profonde, digne de l'Apôtre : « Il n'y a pas de Dieu sans bonté, Deus non est cui bonitas desit. » La profondeur de cette foi chrétienne, les tendances positives de cet esprit grec expliquent, comme l'origine asiatique d'Irénée, ses tendances montanistes. Le Montanisme dérive des vieilles traditions apocalyptiques des Juifs et des jeunes traditions eschatologiques des Chrétiens. L'attente du Roi-Messie qui dompte les nations s'est combinée avec l'espérance qui soutenait les amis de Jésus : l'Eglise est le nouvel Israël où Dieu agit aujourd'hui, comme il agissait autrefois, et qui prépare, dans la pénitence et la prière et l'apostolat, le retour triomphant du Christ et l'avènement de la Jérusalem céleste; les faits miraculeux du passé sont un sûr garant des faits merveilleux que va déployer l'avenir. Comme le Gnosticisme s'absorbe dans l'idée, le Montanisme s'absorbe dans l'histoire : c'est la spéculation abstraite qui anime l'un, ce sont des souvenirs passionnément revécus qui soulèvent l'autre : l'un est la contradiction vivante de l'autre. Parce que saint Irénée inclinait au Montanisme, il était prédestiné à combattre le Gnosticisme.
III. La doctrine de saint Irénée
La doctrine que saint Irénée oppose aux Gnostiques nous est imparfaitement connue parce que, de ses nombreux ouvrages, un seul nous est parvenu, la Fausse Gnose démasquée et réfutée.[7] On peut néanmoins indiquer le principe de sa critique négative et les fondements de sa théologie. Le Gnosticisme tendait à couper Jésus de l'histoire ; l'effort d'Irénée ira naturellement à l'y réintégrer. Encore que la discussion dialectique l'amuse, et qu'il prenne un évident plaisir à suivre les conséquences des thèses panthéistes et dualistes et à les réfuter par là, il a hâte de descendre sur le terrain des faits et de confronter avec les témoignages des Apôtres et les textes de l'Ecriture les assertions de la Gnose. Le lecteur de ce volume pourra s'en convaincre tout à l'aise. Qu'il suffise ici de signaler le fait. Les mêmes tendances positives apparaissent encore dans l'organisation de la théologie d'Irénée, qu'on en considère la méthode, l'idée centrale ou les théories secondaires. Irénée reconnaît à la raison le pouvoir de découvrir l'existence de Dieu ; mais il se méfie d'elle et commente avec amour le mot de l'Apôtre : Scientia inflat, charitas autem œdificat. Aussi tend-il d'instinct, si je puis dire, à organiser une méthode si ferme et si positive qu'elle rende impossibles ces écarts d'imagination et de pensée qui ont perdu les Valentin et les Basilide; de là, sa théorie du Mystère, sa théorie de l'Ecriture, sa théorie de la Tradition. Le mystère borne la pensée de l'homme. Parce que, dans l'ordre de l'être, celui qui a été fait est inférieur à celui qui n'a pas été fait et qui subsiste toujours le même, une infériorité du même genre subordonne encore l'homme, dans l'ordre de la science, à celui qui n'a pas été fait, et elle l'empêche de scruter toutes les causes. « Ce n'est pas de toi que tu tiens ton être, ô homme! Tu ne coexistais pas toujours avec Dieu comme son propre Verbe... Laisse donc ta science à sa place... ; n'empiète pas sur Dieu, tu ne pourrais pas passer... : ton créateur est indéterminable... » Comment s'en étonner, du reste? Que de choses ne comprenons-nous pas! « Que dire, en effet, si nous voulons donner la cause des crues du Nil? » Il faut recourir à l'Ecriture afin d'acquérir une idée un peu moins imprécise de Dieu. « Les deux Testaments ont été produits par un seul et même père de famille, le Verbe de Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a parlé à Abraham et à Moïse et qui, dernièrement, nous a rendu la liberté. » L'Ecriture a Dieu pour auteur. — Par Ecriture, il entend le Pentateuque, Josué, les Juges, les quatre Livres des Rois, les Psaumes, les Proverbes de Salomon, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, Daniel, Osée, Joël, Amos, Jonas, Michée, Habacuc, Zacharie, Malachie, Baruch, la Sagesse de Salomon ; les quatre Evangiles, les Actes, les treize Epîtres de saint Paul, les Epîtres de saint Jacques et de saint Pierre, l'Apocalypse et les Epîtres de saint Jean, le Pasteur d'Hermas. — Il définit avec décision le rapport mutuel des diverses parties de la Bible. L'Ancien Testament est une ample, prophétie annonçant d'avance l'œuvre du Christ. L'Ecriture tout entière est l'histoire du relèvement progressif de l'humanité arrachée par Dieu au péché, et, par lui, attirée à lui : « Il n'y a qu'un salut, dit-il, comme il n'y a qu'un Dieu ; mais nombreux sont les préceptes qui forment l'homme, et nombreux sont les degrés qui le font monter jusqu'à Dieu. » Adam, Moïse et Jésus marquent les trois grandes étapes de cette bienfaisante histoire : Jésus couronne et achève l'œuvre de Moïse; tous les Apôtres sont, au même titre que saint Paul, les fidèles missionnaires de Jésus. En même temps qu'à l'Ecriture, Irénée recourt à la Tradition : ses adversaires, du reste, font de même. La tradition orale de l'enseignement de Jésus est indépendante des textes qui en décrivent tel ou tel aspect ; elle leur est antérieure : il est donc légitime de l'interroger pour les compléter ou les éclairer. — On peut consulter cette tradition auprès de l'Eglise, c'est-à-dire, plus précisément, auprès des évêques successeurs des Apôtres, et, plus rapidement, auprès de l'évêque de Rome, successeur de saint Pierre. « C'est aux prêtres qui sont dans l'Eglise qu'il faut obéir, à ceux qui sont les successeurs des Apôtres... » — C'est cette tradition vivante qui répand et maintient l'unité de foi ; c'est par elle que se manifeste l'action toujours présente du Saint-Esprit dans l'Eglise. « Où est l'Eglise, là est l'Esprit de Dieu, et là où est l'Esprit de Dieu, là est l'Eglise, et avec elle toute grâce; et l'Esprit, c'est la vérité. » Cette méthode positive n'accorde à la philosophie qu'un rôle très secondaire, mais elle ne rompt pas avec elle. Irénée voit que la philosophie grecque est une source de la Gnose, mais il se souvient de saint Justin ; Hellène, il hésite à répudier l'héritage de l'Hellénisme : il ne lance pas l'anathème. — Tertullien ne saura pas garder la même réserve. Les tendances positives de l'esprit d'Irénée déterminent l'ordonnance et le contenu de sa doctrine aussi bien que le caractère général et les règles diverses de sa méthode. L'objet même de la foi est le principe et comme le ferment d'où jaillit son système ; le symbole ecclésiastique est le point de départ de sa spéculation. Dieu s'est fait homme afin que l’homme se fasse dieu. « Le Verbe de Dieu, Jésus-Christ Notre-Seigneur, poussé par l'immense amour qu'il nous portait, s'est fait ce que nous sommes, afin de nous faire (devenir) ce qu'il est lui-même. » Voilà le cœur de la foi chrétienne, et voilà le centre de la doctrine d'Irénée. Jésus est d'abord, comme le veulent les Gnostiques, le Docteur céleste qui révèle enfin toute la splendeur de la vérité, imparfaitement connue jusque là. — Jésus est encore, comme le veut saint Paul, le Rédempteur qui nous a rachetés de son sang et nous a, par sa mort, réconciliés avec le Père ; c'est le second Adam qui rend à l'humanité ce que lui a fait perdre le premier homme, je veux dire la ressemblance avec Dieu et l'immortalité : la désobéissance commise sur l'arbre du Paradis a été détruite par l'obéissance sur l'arbre de la Croix. Le Christ a payé notre rançon, il a détruit l'empire du péché ; il a répandu l'Esprit du Père afin de réunir et de faire communier Dieu et l'homme. — Car Jésus, enfin, est le déificateur qui nous fait participer à la vie du Père céleste : la déification est la raison dernière de l'Incarnation. Il y a donc en Jésus-Christ deux natures et une personne. Jésus est homme ; il devait être homme, puisque c'est l'homme qu'il fallait sauver et qui devait expier. Jésus est né d'une femme ; l'obéissance de Marie compense la désobéissance d'Eve ; « comme le genre humain fut entraîné à la mort par une vierge, c'est par une vierge aussi qu'il est sauvé ». L'humanité de Jésus est identique à la nôtre ; « sinon, il ne serait pas alimenté ; il n'aurait pas éprouvé la faim après ses quarante jours de jeûne... » — Mais Jésus est aussi Dieu ; il devait être Dieu puisque c'était la vie divine qu'il fallait procurer à l'homme et que, seul, le sacrifice infini d'un Dieu pouvait effacer le crime de l'humanité. Jésus est né de Dieu : sa mère était vierge. La preuve qu'il est Dieu, c'est qu'il remet les péchés: il est donc celui que nos péchés atteignent. Jésus est le Fils unique du Père, le Verbe par qui il a créé toutes choses. — La dualité de la nature de Jésus ne compromet en rien l'unité de sa mystérieuse personne. Cette unité est absolument nécessaire pour assurer la communion de l'humanité déchue et de la divinité rédemptrice ; c'est l'indispensable condition du salut des hommes. A l'incarnation de Dieu, qui est tout ensemble révélation, rédemption et déification répond la restauration de l'homme en Dieu, c'est-à-dire la vertu, la délivrance du péché d'Adam, l'adoption par l’Esprit-Saint. C'est d'abord par la perfection de sa vie que l'homme doit collaborer à l'œuvre du Verbe et s'élever à Dieu. « Il a été dit aux Anciens : tu ne forniqueras pas ; et moi je vous dis que quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà commis l'adultère avec elle dans son cœur... » — L'homme doit pratiquer la vertu parce qu'il peut le faire, parce que le Christ tue en nous le péché et brise le pouvoir que Satan a sur nous. Comme la faiblesse d'Adam nous a soumis au démon et a implanté le péché dans nos cœurs, la résistance de Jésus, lorsqu'il a été vainement tenté au désert, a détruit l'empire et arraché la racine du péché. — Enfin, le Verbe restaure l'acte par lequel Dieu nous a adoptés pour ses enfants. Puisque le Verbe est le Fils unique de Dieu, et que le Verbe s'est fait homme, et que, par conséquent, l'homme communie avec le Verbe, l'homme participe à sa dignité de fils et reçoit par là l'adoption divine. Voilà pourquoi il a dit : « Vous êtes des dieux et les fils du Très-Haut. » L'homme recouvre la ressemblance divine, parce que, dans le Verbe fait homme, Dieu s'est mêlé à l'homme ; l'homme devient le temple de Dieu, parce que l'Esprit du Père lui apporte quelque chose de Dieu, le prépare à la vie éternelle et incorruptible, l'habitue à recevoir peu à peu et à porter Dieu. La restauration de l'homme en Dieu s'opère pratiquement par la grâce, par l'Eglise, par l'Eucharistie. Conformément à la tradition juive de l'absolue maîtrise de Dieu sur le monde et aux plus clairs enseignements de Jésus, conformément au bon sens, du reste, Irénée croit que la vie de Dieu ne peut être donnée à l'homme que par Dieu lui-même. Il insiste avec force sur la nécessité de la grâce et du baptême. — Ce don de Dieu est, à ses yeux, une propriété de l'Église qui a reçu l'Esprit et qui doit réduire à l'unité la multitude des hommes. € C'est à l'Église qu'a été confié le don de Dieu,... afin que tous ses membres le reçoivent et soient justifiés par là ; c'est là qu'a été déposé le moyen de communier avec le Christ, c'est-à-dire l’Esprit-Saint, gage d'incorruptibilité, échelle qui nous fait monter vers Dieu. » On a vu plus haut ce qu'il entend précisément par Église. — L'Eucharistie est d'abord un sacrifice véritable, action de grâces pour les bienfaits de la création, consécration de la nature à Dieu, immolation de Jésus-Christ; c'est ensuite la nourriture appropriée par laquelle Dieu fait homme transporte Dieu en l'homme et l'homme en Dieu : c'est le sceau divin de l'œuvre de restauration accomplie par le Verbe. Cette profonde et enchanteresse doctrine de la déification de l'homme par l'incarnation de Dieu se couronne et s'achève par une théorie merveilleuse des fins dernières de l'homme; si l'Église en a modifié quelques détails, elle en a soigneusement gardé la substance. Les Gnostiques enseignaient que la matière était l'essence même du mal. Irénée proteste : si le Verbe s'est fait chair, c'est donc que notre chair est, si j'ose ainsi dire, capable de Dieu. Irénée enseigne la glorification du corps matériel. Sans doute, il prétend que le grand jugement sera précédé d'une résurrection partielle réservée aux justes, et que ceux-ci passeront mille ans à Jérusalem dans l'abondance de tous les biens. — L'Église a rejeté, à la suite d'Eusèbe, cette erreur, le Millénarisme; mais elle enseigne, à la suite d'Irénée, que les corps ressusciteront à la fin des temps. Puisque le Verbe a pris le corps et l'âme d'un homme, le corps et l'âme de l'homme seront également sauvés. Irénée passe plus rapidement sur la théorie de Dieu et sur la théorie de l'homme. La réalité de Dieu est, pour lui, un fait attesté par la nature et par l'histoire : il ne s'attarde pas à en rendre compte. Dieu est cause de soi (ce qui le distingue de l'homme), il est l'Absolu, il est l'Infini. Dieu est tout Verbe, toute pensée. Dieu est tout-puissant, il prévoit l'avenir, il gouverne la nature et l'histoire. Mais il est aussi tout justice, tout bonté, tout amour : Dieu, c'est le Père de tout et de tous. S'il est l'Absolu, le Dieu d'Irénée est aussi le Dieu vivant: c'est une Personne. — Simple et un dans sa nature et son essence, Dieu est trois Personnes, le Père, le Verbe et l'Esprit. C'est par le Verbe et l'Esprit que Dieu a tout créé, comme par ses mains. Le Père commande, le Fils exécute, l'Esprit achève et perfectionne. Mais le Père, le Fils et l'Esprit n'en sont pas moins égaux entre eux, comme ils sont coéternels l'un à l'autre. Dieu a créé, par un acte d’absolue liberté, le monde, la matière, toutes choses; et de cette création, l'homme est le but et le roi. Ce qui caractérise l'homme, c'est que, comme Dieu n'a besoin de rien, l’homme a besoin de Dieu. L'homme est un mélange d'âme et de chair. L'âme est principe de vie, elle anime et meut le corps; elle est incorporelle par rapport au corps, mais, de fait, se compose d'une substance infiniment ténue; elle est immortelle, non par nature, mais par la volonté de Dieu, qui continue de lui procurer l'être à travers les temps; elle est créée par Dieu, semble-t-il, chaque fois qu'un corps est formé. Les âmes des justes, en qui vit l'Esprit, ont en elles un principe sanctifiant et informant (le πνεῦμα) qui ne se retrouve pas dans les autres âmes. — L'homme est libre et responsable. Irénée prouve la réalité du libre arbitre par les peines et les récompenses, les éloges et les blâmes distribués par les hommes, les ordres donnés par Dieu. Il prouve encore la liberté par l'idée même de la vi » éternelle : le prix de cette vie divine tient à ce que nous en sommes par nous-mêmes les artisans. Nous ne pouvions pas la recevoir dès l'origine : c'est notre nature créée qui veut que nous nous développions peu à peu et que nous mûrissions lentement pour la vie éternelle!
IV La place de saint Irénée dans l'histoire de la pensée chrétienne
Saint Irénée occupe une très grande place dans l'histoire de la pensée chrétienne : il a tué le Gnosticisme, il a fondé la théologie chrétienne. A la fin du IIe siècle, le rayonnement du Valentinianisme s'atténue sensiblement, en même temps que sa doctrine évolue (Héracléon). Le Marcionisme se transforme (Apelle). L'Ophitisme traverse une semblable crise d'où il sort rajeuni et fortifié : c'est contre les diverses formes de l’Ophitisme que saint Hippolyte dirige ses Philosophoumena et l’on devine qu'elles dérivent toutes de l'enseignement d'un maître gnostique. Mais en même temps que le Valentinianisme décline et que le Marcionisme, l'Ophitisme et sans doute d'autres Ecoles et d'autres Eglises encore se transforment dans une très notable mesure, il est incontestable que le Gnosticisme lui-même perd du terrain. Non qu'il disparaisse tout à fait : plusieurs textes nous attestent sa survie au milieu du iiie et même du ive siècles. Mais, s'il est vivant, il n'occupe plus le devant de la scène; c'est le Mithriacisme, ce sont les cultes orientaux, c'est surtout le Néo-platonisme qui concurrencent, si j'ose ainsi dire, le plus dangereusement le Christianisme. C'est au temps de Commode (180-192) que commence de s'épanouir le Mithriacisme en Occident. C'est au temps d'Alexandre Sévère († 235) que le culte d'Isis, qu'il protège spécialement, atteint sa plus grande extension. C'est au début du iiie siècle, enfin, qu'apparaît le Néo-Platonisme. Compatriote d'Origène et de vingt ans plus jeune que lui, Plotin (205-270) ne tend qu'à déchristianiser son système : dans sa synthèse, la théorie de la purification complète la théorie de l'émanation, comme dans la synthèse d'Origène la doctrine de la rédemption prolonge la doctrine de la création. Si le Gnosticisme est vivant encore au iiie siècle, ce n'est plus lui qui est le grand souci des chrétiens. Je soupçonne que saint Irénée est la principale cause de cette transformation, de cette éclipse du Gnosticisme. La chronologie nous invite à le croire; Irénée écrivait vers 180-190, et c'est peu de temps avant 200 que fleurissent Héracléon, Apelle et le rénovateur de l’Ophitisme. — Nous savons d'autre part que le livre d'Irénée fut traduit en latin, en syriaque et en arménien, et qu'il parut livre par livre (sauf les livres I et II) : ce nous est une preuve de l'intérêt qu'il excitait, du retentissement qu'il eut, de l'influence qu'il exerça. Longtemps désarmée, réduite à la défensive, réfugiée derrière l'armature protectrice de l'épiscopat, l'Église prenait enfin l’offensive ; elle tenait enfin une réfutation copieuse et péremptoire de l'hérésie. On se précipita sur le traité de l’évêque de Lyon : ses relations avec Polycarpe, son origine asiatique, l'illustration de son église, les traités gnostiques, si jalousement cachés et qu'il s'était procurés cependant, tout concourait à éveiller la curiosité des fidèles, de ceux surtout qui avaient mission, comme les évêques, de réfuter l’hérésie. Le Gnosticisme était gravement atteint, ses doctrines mystérieuses étalées au grand jour, son dualisme réfuté de mille manières, son docétisme réfuté de même et audacieusement provoqué. Il fallait répondre. De là l'effort d'Héracléon, d'Apelle, des Ophites. Il est vraisemblable que saint Irénée a directement provoqué cet ébranlement où le Gnosticisme est mort, d'où le Néo-Gnosticisme et le Néo-platonisme sont nés. Saint Irénée a encore posé les bases de la théologie chrétienne. Il a étroitement rattaché sa synthèse spéculative au symbole qu'enseignait l'Eglise et que récitaient les humbles; par là, l'unité de la foi et de la vie chrétiennes a été pour jamais fondée. Il a éclairé l'enseignement donné dans l’Ecriture par l'enseignement contenu dans la tradition des églises apostoliques et particulièrement de l'église romaine; par là, la substance de la foi fut sauvée des manipulations gnostiques, et par là fut écarté pour l'avenir tout danger d'incohérence dans le développement doctrinal. Il a discerné avec une sûreté merveilleuse la croyance où doivent converger, comme des rayons à leur foyer, toutes les idées chrétiennes; et cette croyance, il l’a formulée dans une phrase radieuse : Dieu s'est fait homme afin que l'homme devienne dieu, Il a montré pour jamais que l'incarnation et la déification sont les dogmes essentiels et caractéristiques de la religion chrétienne. — Il a marqué à la théologie chrétienne son point de départ, sa méthode, son centre. L'importance de son rôle théologique apparaît en pleine lumière aux heures de crise : on recourt à lui, on s'inspire du principe lumineux qu'il a su dégager. Au lendemain de sa mort, lors de la grande évolution de l'Eglise, son influence s'exerce par l'intermédiaire de trois personnes, saint Hippolyte, Tertullien, l'église romaine. L'idée de l'incarnation est dangereusement attaquée par les Monarchiens qui protestent, plus fortement encore qu'Irénée, contre la pluralité infinie des Personnes divines enseignée par le Gnosticisme. Les deux Théodote prétendent que Jésus n'est qu'un homme: le pape Victor († 199) excommunie Théodote le corroyeur, et saint Hippolyte démontre par l'Écriture, à la suite d'Irénée, la divinité de Jésus. Noetos, Praxeas et Cléomène, identifiant le Fils avec le Père et supprimant la personnalité de l'Esprit, enseignent que Jésus est le Dieu suprême, tout un, temporairement incarné. Saint Hippolyte reprend la plume et réfute Noetos. Tertullien attaque Praxeas, approfondit la doctrine de la seconde Personne et défend le concept de la Trinité. Zéphyrin et Calliste affirment simultanément la diversité du Père et du Fils et l'unité essentielle de Dieu. La grande théorie d'Irénée est sauve. Origène et saint Athanase l'enrichiront et l’affermiront. Si Clément d'Alexandrie († après 215) s'en écarte, néglige d'asseoir sa théologie sur le symbole et tend, quoi qu'il en ait, à donner à l'élite chrétienne une foi différente de celle de la foule (les petits enfants, νήπιοι), Origène (185-254) retrouve les principes fondamentaux qui ont guidé Irénée : la méthode allégorique, dont il use comme Irénée, le met à même d'accorder l'Écriture avec la science de son temps; pour lui aussi, le symbole est le guide qu'il faut étroitement suivre et le cadre que la spéculation doit remplir; le Christ est à la fois, pour lui aussi, le Révélateur, le Rédempteur et le Déificateur ; les idées de création et de liberté sont, pour lui encore, les points cardinaux delà théologie rationnelle. Modérant l'instinctive méfiance d'Irénée pour la philosophie, parce que le péril gnostique est passé, il intègre la philosophie dans la foi, et, par son souple traditionalisme, il assure au Christianisme l'héritage de l'Hellénisme.[8] Après qu'il a accompli son œuvre, voici que paraît saint Athanase († 373) qui raffermit sur son centre cette pensée enrichie et un peu embarrassée de ses richesses nouvelles : grâce à lui, la doctrine de l'Incarnation continue d'être le centre de la religion chrétienne. Athanase ne se lasse pas de montrer aux Ariens que la négation de la divinité du Christ annihilé l'œuvre de la Rédemption, puisque Dieu seul peut reformer en nous l'image primitive détruite par le péché et nous faire enfants de Dieu. Le Verbe de Dieu « ne se serait pas fait homme, si le besoin des hommes ne l'y avait forcé » : homme, il paye la rançon due par l'homme ; Dieu, il reforme en l'homme l'image de Dieu, il le déifie. Αὐτὸς γὰρ ἐνηνθρώπησεν ἵνα ἡμεῖς θεοποιηθῶμεν. Pour apprécier toute l'importance d'Irénée, il faut ajouter encore un mot. S'il prépare les synthèses de l'avenir,[9] il est aussi le dernier élève des propres disciples des Apôtres : il a recueilli les derniers échos de leur enseignement direct et il a conservé leur esprit; son œuvre est l'anneau d'or qui unit à la révélation biblique la théologie chrétienne. L'attente du retour glorieux du Seigneur est aussi vive et impatiente chez lui que chez les Douze, et c'est des deux grandes doctrines, où s'est exprimée leur foi, que procède toute sa pensée. La doctrine paulinienne du second Adam et la doctrine johannique du Verbe fait chair et de l'Esprit de Dieu ne se sont jamais plus étroitement associées et plus intimement confondues que dans l'âme et dans l'esprit de saint Irénée. Le lecteur en jugera lui-même : voici le livre du vieil évêque.
LA FAUSSE GNOSE DÉMASQUÉE ET RÉFUTÉE
Les [chiffres ainsi mis entre crochets] désignent les colonnes du septième tome de la Patrologie grecque. Nous imprimons en caractères plus petits les Résumés qui relient les Extraits textuellement traduits. — Les mots mis entre parenthèses ne se trouvent pas dans le texte ; ils ont été ajoutés afin de rendre la lecture plus claire et plus aisée. — Le texte des passages les plus importants est reproduit en note. — Afin d'alléger le volume, nous avons réduit les notes au strict nécessaire. (Note du Traducteur)
[437-445]
Sans égard pour la vérité, certaines gens introduisent (dans la doctrine) des paroles mensongères et de vaines généalogies, qui soulèvent plus de difficultés, comme dit l'Apôtre, qu'elles ne contribuent à bâtir l’édifice de Dieu dans la foi; leurs combinaisons adroites convainquent et entraînent les naïfs; ils les emprisonnent dans des explications falsifiées des paroles du Seigneur, dans des commentaires pervers de ses belles paroles. Ainsi chavirent beaucoup d'âmes, attirées par une prétendue connaissance (qu'on leur ferait acquérir), loin de Celui qui a organisé et ordonné l'univers. Qu'ont-ils donc à leur montrer, (ces habiles), de plus haut et de plus grand que ce Dieu qui a fait le ciel et la terre et tout ce qu'ils contiennent? Leurs artifices de paroles poussent à l'étude les incapables et leurs absurdités causent la perte de ces malheureux, qui, ne pouvant discerner le vrai du faux, blasphèment avec impiété le Créateur. Ils ne montrent pas leur erreur pour ne pas se découvrir et ne pas être pris; elle s'enveloppe adroitement de vraisemblances spécieuses, et, par ses dehors, elle apparaît aux novices comme plus vraie que la vérité même. Un homme qui valait mieux -que nous disait justement, en pensant à ces gens-là : l'émeraude est une pierre précieuse, que beaucoup achètent à gros prix ; elle ressemble (pourtant) — et c'est humiliant pour elle — à un morceau de verre bien travaillé, chaque fois que ne se rencontre pas un connaisseur capable de discerner ce travail. Mêlez de l'airain à de l'argent : qui donc pourra facilement s'en apercevoir? Nous ne voulons pas que, par notre fait, des âmes soient emportées (par ces ravisseurs), comme des brebis par des loups, trompées par les toisons qui les couvrent, sans les reconnaître, eux dont le Seigneur a voulu que nous nous gardions, eux qui parlent comme nous et qui pensent autrement que nous! C'est pourquoi nous avons jugé nécessaire de puiser dans les écrits des disciples de Valentin, comme ils disent, et d'entrer en relations avec quelques-uns d'entre eux et de nous rendre maître de leur doctrine afin de vous révéler, mon bien-aimé,[10] ces prodigieux et profonds mystères que tout le monde ne peut pas comprendre.., parce que tout le monde n'a pas un assez puissant cerveau. Apprenez à les connaître, vous aussi, afin de les révéler à ceux qui sont avec vous, afin de les exhorter à se bien garder des abîmes de la folie et des blasphèmes contre le Christ! Autant qu'il sera en notre pouvoir, c'est la doctrine de ceux qui enseignent aujourd'hui, — je parle des élèves de Ptolémée, la fleur de l'école de Valentin —, que nous ferons connaître brièvement et clairement ; et, dans la mesure de nos faibles moyens, nous vous mettrons en mesure de ruiner cette doctrine, en montrant que ce qu'ils disent est absurde et répugne à la vérité. Nous n'avons pas l'habitude d'écrire, nous ne sommes pas habile dans l'art des mots; mais c'est la charité qui nous pousse à vous révéler, à vous et à ceux qui sont avec vous, les doctrines jusqu'ici cachées que la grâce de Dieu fait venir au jour : « car il n'est rien de caché qui ne doive être révélé, rien de secret qui ne doive être connu. » (Mt. x. 26). Vous ne chercherez chez nous — qui vivons chez les Celtes et qui, dans nos occupations, usons de la langue barbare —, ni l'art des mots que nous n'avons pas appris, ni la force du (véritable) écrivain que nous n'avons pas cherché à atteindre, ni ces grâces du style, ni cet art de plaire que nous ignorons.[11] Simplement, véridiquement, sans recherche, mais avec amour, nous avons écrit (ce livre) pour vous; avec amour recevez-le de même ; développez-le, puisque vous en êtes plus capable que nous; les germes naissants que nous vous donnons fructifieront dans les profondeurs de votre pensée; vous montrerez avec force à ceux qui vous entourent ce que nous aurons faiblement indiqué. Vous cherchez depuis longtemps à étudier leur doctrine : nous nous sommes efforcé de vous la faire connaître et même de vous donner le moyen d'en montrer les mensonges ; rivalisez donc avec nous et occupez-vous de servir nos autres frères, selon la grâce que vous a donnée le Seigneur, afin que les raisons spécieuses (de ces gens-là) n'entraînent plus les âmes. DESCRIPTION DU GNOSTICISME Le premier livre de l'ouvrage est consacré à la description des doctrines gnostiques : il se divise en deux parties, dont la première comprend trois sections : 1. le système de Ptolémée; 2. le système de Valentin; 3. le système de Marcus.
I. Exposition du système de l'École de Ptolémée[12] [445-559]
A les entendre, il y a dans les profondeurs invisibles et ineffables un Eon parfait, le Premier Terme de l'être (προόντα) : ils l'appellent aussi le Premier Principe (Προαρχὴ), le Premier Père (Προπάτωρ), l'Abîme; il est invisible et infini. Etant infini et invisible, éternel et inengendré, il a duré pendant des siècles infinis en tout repos et tranquillité. Avec lui coexiste la Pensée ('Εννοια), qu'ils nomment aussi la Grâce et le Silence. Un jour, l’Abîme songea à émettre de soi le commencement de toutes choses, et, comme la semence à la matrice, il voulut confier cette émission qu'il méditait au Silence qui coexiste avec lui : le Silence la reçut et, fécondé par là, il engendra l'Intelligence (Νοῦς). L'Intelligence est égale et semblable à celui qui l'a émise ; seule, elle peut contenir la grandeur (infinie) du (Premier) Père ; on l'appelle aussi le Monogène, le Père, le Commencement de toutes choses. Avec l'Intelligence a été émise la Vérité ; et voilà la primitive Tétrade pythagoricienne, l'origine première, ce qu'ils appellent aussi la racine de toutes choses : c'est l'Abîme et le Silence, l'Intelligence et la Vérité. Apprenant d'où elle avait été émise, (l'Intelligence) Monogène émit à son tour le Verbe et la Vie, pères de tous ceux qui viendront, principe et forme active (μόρφωσις) de tout le Plérôme. De l'union du Verbe et de la Vie furent émis l'Homme et l'Église; et voilà l'Ogdoade primitive, racine et fondement de toutes choses, qu'ils désignent par les quatre noms de l'Abîme, de l'Intelligence, du Verbe et de l'Homme. Chacun de ces huit Principes est hermaphrodite (ἀῤῥενόθηλυς) : ainsi le premier (Principe), le Premier Père, s'est uni et accouplé à sa propre pensée, — le Monogène, c'est-à-dire l'Intelligence, à la Vérité, — le Verbe à la Vie, — l'Homme à l'Église. Tous ces Eons ont été émis en vue de la gloire du (Premier) Père ; voulant à leur tour, et d'eux-mêmes, le glorifier encore, ils se sont unis...; le Verbe et la Vie, après avoir émis l'Homme et l'Église, ont émis dix autres Eons auxquels ils donnent les noms de Bythios et Mixis, Ageratos et Henosis, Autophyès et Hedoné, Acinetos et Syncrasis, Monogenès et Macaria: voilà les dix Eons qu'ont produits le Verbe et la Vie. Quant à l'Homme, il a émis avec l'Église douze Eons qu'ils appellent : Paraclet et Pistis, Patricos et Elpis, Metricos et Agapè, Aeinos et Synesis, Ecclesiasticos et Macariotes, Theletos et Sophia (la Sagesse). Il y a donc en tout trente Eons, répartis en trois groupes, l’Ogdoade, la Décade et la Dodécade, formant par leur ensemble le Plérôme. — Mais la Sagesse (Sophia), dernier terme mâle de la Dodécade, désire avec passion connaître le Père mystérieux, l'Abîme ineffable ; or cette connaissance est réservée à l'Intelligence; la Sagesse ne conçoit donc qu'un fruit imparfait, matière informe et principe du mal, Hachamoth. Afin de restaurer l'éternelle sérénité du Plérôme, l'Intelligence et la Vérité engendrent alors une seizième syzygie, le Christ et le Saint-Esprit sous l'action desquels les Eons, conscients de leur nature et respectueux du mystère suprême, raffermissent l'harmonie divine et offrent au Père, comme gage de leur obéissance, un trente-troisième et dernier Eon, Jésus ou le Sauveur. Le Père Ineffable, dans sa bonté, n'abandonne pas Hachamoth : il lui envoie le Christ, puis Jésus et, la rapprochant ainsi de lui, y introduit tour à tour les formes substantielles, les substances inanimées, les substances animées, les substances spirituelles; Hachamoth épurée tire de la substance animée le Démiurge qui crée tous les êtres, y compris les hommes et sept Anges. — Seulement si certains hommes, qui connaissent ces choses, sont assurés du salut (les spirituels), de quelques crimes qu'ils se souillent, si certains autres sont assurés de périr avec la matière dont ils sont formés (les matériels), beaucoup ont besoin d'un Rédempteur : ce sont les hommes animaux, les chrétiens qui ne connaissent pas la gnose de Valentin. Le Rédempteur a l'apparence de la matière (la matière est incapable de salut) ; il est constitué réellement d'un élément animal, d'un élément spirituel et de Jésus Sauveur. Toutefois le Sauveur n'est descendu dans le Rédempteur qu'au moment du baptême ; il est remonté au Plérôme au moment de la comparution devant Pilate, emmenant l'élément spirituel, et laissant souffrir l'élément animal revêtu de son apparence matérielle. A l'a fin des temps, Hachamoth complètement épurée deviendra l'épouse du Sauveur et conduira les Spirituels dans le Plérôme ; le Créateur prendra sa place dans la hiérarchie des êtres, entourés des Animaux qui auront observé la loi morale; la matière enfin disparaîtra dans un embrasement général en même temps que les Matériels et ceux des Animaux qui n'auront pas réalisé leur fin.[13] Les disciples de Ptolémée faisaient très grand usage de la Bible pour défendre ce système. Sans doute, disent-ils, ces choses [468] n'ont pas été dites ouvertement — tout le monde ne comprend pas la gnose —: c'est d'une manière mystérieuse que le Seigneur les a révélées, dans les paraboles, à ceux qui sont capables de comprendre. Ainsi les trente Eons sont indiqués par les trente années pendant lesquelles le Sauveur n'a rien fait en public et par la parabole des ouvriers de la vigne (Mt. xx. 2). A les entendre, Paul nomme souvent les Eons, et de la manière la plus claire ; il observe même leur ordre ; ainsi lorsqu'il dit (Eph. iii. 21) : dans toutes les générations des siècles des siècles.[14] Bien plus, nous-mêmes, lorsque nous rendons grâces (à Dieu) et disons : dans tous les siècles des siècles, nous désignons les Eons! Partout où on dit éon ou éons, ils veulent que ces mots se rapportent à eux. La Dodécade d'Eons émise (par l'Homme et l'Église) est signifiée par les douze ans qu'avait le Seigneur lorsqu'il a discuté avec les docteurs de la Loi, et par le choix des Apôtres, qui étaient douze. Les dix-huit Eons qui restent sont révélés par les dix-huit mois qu'il aurait vécu avec ses disciples après sa résurrection d'entre les morts. Mais ce sont aussi les deux premières lettres de son nom ('Ιησοῦς), l'I et l'H qui indiquent avec clarté les 18 Eons.[15] Et les 10 Eons sont indiqués de même, disent-ils, par l'I qui est la première lettre de son nom ; c'est même pour cela que le Seigneur aurait dit : « Un seul iota, une seule lettre ne tombera pas jusqu'à ce que toutes ces choses soient accomplies. » [Mt. v, 18]. ...Que le Sauveur [473] qui tire son être de tous les Eons soit tout, ils le démontrent par cette parole (exode xiii. 2 et Luc ii. 23) tout mâle fécondant... Puisqu'il est tout, le Sauveur a fécondé la Réflexion ('Ενθύμησις)[16] de l'Eon informe, qui a été rejetée hors du Plérôme, qu'ils appellent aussi la seconde Ogdoade et -dont nous parlerons bientôt. Et c'est aussi, à les entendre, ce que Paul a clairement signifié en disant (Colos. iii. 11) : Il est toutes choses, et encore (Rom. xi. 36) : toutes choses tendent à lui, de lui vient toute chose ; et encore (Colos. ii. 9) : en lui habite la plénitude de toute la divinité; et encore (Eph. i. 10) : restaurer toutes choses dans le Christ par Dieu. Voilà un spécimen de leur herméneutique. Ils parlent ensuite de leur Terme,[17] auquel ils donnent différents noms. D'après leur théorie, il a une double opération, confirmative et séparative : en tant qu'il établit et consolide, c'est la Croix ; en tant qu'il sépare et délimite, c'est le Terme. Et voici comment le Sauveur a indiqué, disent-ils, cette double énergie : l'énergie confirmative par ces paroles (Luc, xiv. 27) : « Qui ne porte sa croix et me suit ne peut être mon disciple » ; et encore par ces paroles (Marc, x. 21) : « Prends ta croix et suis moi. » (Le Sauveur a indiqué) l'opération séparative (du Terme) lorsqu'il a dit (Mt. x. 34) : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » ; et Jean, disent-ils, l’a révélée tout de même quand il dit: « Le van est dans sa main, il ramassera le froment dans son grenier, mais il brûlera la paille d'un feu inextinguible ». Et voilà ce qui indique l'énergie du Terme. Dans leur interprétation, le van, c'est la croix qui détruit tout ce qui est matériel, comme le feu brûle la paille, et qui nettoie ceux qui sont sauvés, comme le van nettoie le grain. L'Apôtre Paul, disent-ils, pensait aussi à cette croix, lorsqu'il disait (I. Cor. i. 18) : « le verbe de la croix, pour ceux qui meurent, est folie, pour ceux qui sont sauvés, c'est la force de Dieu, » et lorsqu'il disait encore (Gal. vi. 14) : « puissé-je ne me glorifier de rien si ce n'est de la croix du Christ, par laquelle le monde m'est crucifié, par laquelle je suis crucifié au monde. » Voilà ce qu'ils disent du Plérôme... : ils violentent le sens des belles et sages paroles (de Dieu) pour les adapter à leurs imaginations mauvaises.[18] (Et ce n'est pas seulement les écrits des Évangiles et des Apôtres qu'ils exploitent ; ils usent aussi de la Loi et des Prophètes dont les allégories et les paraboles peuvent si facilement être expliquées de diverses manières ;) leurs adaptations traîtresses s'emparent des âmes, et séparent de la vérité ceux qui n'ont pas une foi solide au Dieu unique Père tout-puissant et à l’unique Seigneur Jésus-Christ Fils de Dieu. Après une courte discussion de ces théories [537-549] et une brève exposition de la foi de l'Église [549-560], Irénée revient à ce qui constitue l'objet propre de son premier livre, c'est-à-dire la description du Gnosticisme : il analyse le système de celui qui fut le maître de Ptolémée, Valentin ; il remonte à la source où puisent ses adversaires de chaque jour. Il est vraisemblable qu'il reproduit ici un document ancien.
II Exposition du système de Valentin,[19] et d'autres docteurs gnostiques [560-576]
(Valentin) pose une Dyade ineffable dont un (terme) s'appelle l'Ineffable et l'autre le Silence ; ensuite une seconde Dyade émise par la première, dont un (terme) se nomme le Père, et l'autre la Vérité; cette Tétrade produit le Verbe et la Vie, l'Homme et l'Église : et c'est la première Ogdoade. Du Verbe et de la Vie, comme nous l'avons dit, émanent dix puissances; de l'Homme et de l'Église émanent douze (autres puissances), dont l'une, qui s'éloigne et dépérit (la Mère), constitue tout le reste des choses. (Valentin) suppose deux Termes : l'un sépare l'Abîme du reste du Plérôme, distingue les Eons engendrés du Père Inengendré ; l'autre sépare la Mère du Plérôme. Quant au Christ, il n'émane pas des Eons qui sont dans le Plérôme ; lorsque la Mère s'est trouvée dehors, elle l'a enfanté avec une ombre, de l'idée du meilleur.[20] Et le Christ, parce que mâle, a séparé de soi cette ombre, et s'est pressé de rentrer dans le Plérôme; et sa Mère, abandonnée avec l'ombre, vidée de toute substance spirituelle, a émis un second fils : c'est le Démiurge, (maître) tout-puissant de ce qui lui est subordonné ; avec lui a été émis, enseigne-t-il, un autre principe, conformément à ce que disent ceux que nous appelons les prétendus Gnostiques. Et quant à Jésus, il dit qu'il émane tantôt de celui qui s'est séparé de la Mère et s'est réuni aux autres, c'est-à-dire de Theletos, et tantôt de celui qui est remonté au Plérôme, c'est-à-dire du Christ, et tantôt de l'Homme et de l'Église. Et quant à l'Esprit-Saint, il dit qu'il émane de l'Église pour examiner et féconder les Eons : il entre en eux d'une manière invisible et leur fait produire des fruits de vérité. D'après Secundus, la première Ogdoade comprend une Tétrade de droite et une Tétrade de gauche, que l'on appelle l'une Lumière, l'autre Ténèbres ; la puissance qui s'éloigne (du Plérôme) et dépérit, ne vient pas des trente Eons, mais de ce qu'ils ont produit. Un autre de leurs docteurs, qui, lui aussi, est illustre,[21] étend plus haut sa science et décrit ainsi la première Tétrade : avant toutes choses, il y a un Premier Principe, absolument inintelligible (προανεννόητος) ineffable et innommable que j'appelle l'Unité. Avec cette Unité coexiste une puissance que j'appelle le Singulier. Et cette Unité et ce Singulier, étant une unité, émirent sans s'en séparer (? προήκαντο μὴ προέμεναι) le principe de toutes choses, intelligible, inengendré et invisible, principe qu'il appelle la Monade. Une force consubstantielle coexiste avec cette Monade que j'appelle l'Un. Et ces forces, c'est-à-dire l'Unité et le Singulier, la Monade et l'Un ont émis le reste des Éons. ……… D'autres (docteurs) [568] ont encore donné ces noms à la primitive Tétrade : d'abord le Premier Principe, ensuite l'Inintelligible, en troisième lieu l'Ineffable, en quatrième lieu l'Invisible. Du Premier Principe émane en premier et cinquième lieu le Principe ; de l'Inintelligible émane en second et sixième lieu l’Incompréhensible ; de l'Ineffable émane en troisième et septième lieu l'Innommable ; de l'Invisible émane en quatrième et huitième lieu l'Inengendré. Voilà la Plénitude de la première Ogdoade. Voilà les puissances qui coexistent avec l'Abîme et le Silence, afin qu'ils apparaissent comme les plus parfaits d'entre les parfaits, les plus gnostiques (savants) d'entre les gnostiques. Les plus savants [569] des disciples de Ptolémée disent que l'Abîme a deux épouses, qu'ils appellent aussi ses affections, à savoir la Pensée et la Volonté : car il a d'abord conçu l'émanation qu'il a, ensuite, voulu opérer. C'est pourquoi ces deux affections, ces deux puissances, à savoir la Pensée et la Volonté, s'étant combinées entre elles ont produit par leur union l'émanation du Monogène et de la Vérité. Ces types, ces images faisaient voir les invisibles affections du Père en sortant (de son sein) : la Volonté apparaissait dans l'Intelligence, la Pensée dans la Vérité. L'image de la Volonté formée en second lieu était une semence mâle, l'image de la Pensée inengendrée était une semence femelle ; la Volonté était devenue la puissance de la Pensée : la Pensée pensait émettre une émanation, mais, par elle-même, elle ne pouvait réaliser sa pensée ; survint alors la puissance de la Volonté ; alors elle émit ce qu'elle pensait. Ceux [573] qui ont la réputation d'être les plus sages parmi les disciples de Ptolémée, ne conçoivent pas que l'émanation des Eons de la première Ogdoade s'est opérée par degrés, l'un émettant l'autre ; c'est tout ensemble et d'un seul coup que s'est faite l'émission des Eons enfantés par le Premier Père et par sa Pensée : on dirait, (à entendre) leurs affirmations, qu'ils ont fait l'accouchement ! D'après eux, ce n'est pas le Verbe et la Vie qui ont engendré l'Homme et l'Eglise, c'est l'Homme et l'Eglise qui ont engendré le Verbe et la Vie. Ils raisonnent ainsi : lorsque le Premier Père eut la Pensée d'émettre quelque chose, ce quelque chose fut appelé Père ; comme ce qui était émis était vérité, cette émanation fut nommée Vérité ; lorsqu'il voulut se montrer, il fut dit Homme ; lorsqu'il eut émis ceux qu'il avait conçus d'abord, on les appela Eglise. L'Homme dit le Verbe, qui est le fils premier-né, et la Vie suit le Verbe. Ainsi fut achevée la première Ogdoade. Ils disputent beaucoup au sujet du Sauveur. Les uns disent qu'il est issu de tous les Eons : c'est pourquoi on l'appelle le bienvenu, parce que tout le Plérôme a voulu par lui honorer le Père. Les autres le font sortir des seuls dix Eons qui ont été émis par le Verbe et la Vie ; c'est pourquoi il a été appelé le Verbe et la Vie : il a gardé les noms de ses parents. Pour d'autres, il vient des douze Eons qui ont été faits par l'Homme et l'Eglise ; et c'est pourquoi il se dit Fils de l'Homme : il est issu de l'Homme. D'autres disent qu'il a été fait par le Christ et par le Saint-Esprit, émis afin de confirmer le Plérôme ; et c'est pourquoi il est appelé Christ : il a gardé l'appellation du Père duquel il est émané. D'autres enfin disent qu'il s'appelle le Premier Père, et le Premier Principe, et l'Inintelligible, et l'Homme ; et c'est là le grand mystère, le mystère caché, à savoir que la puissance qui est au-dessus de tout et qui contient tout, s'appelle l'Homme : voilà pourquoi le Sauveur s'est lui-même appelé Fils de l'Homme.
III Exposition du système de Marcus [577-669]
Parmi les autres docteurs gnostiques qui ont développé et réformé les doctrines de Valentin, Irénée fait une place à part à Marcus:[22] son système avait beaucoup de vogue à Lyon et dans les pays du Rhône. Marcus passait pour un réformateur des églises gnostiques ; c'était un magicien fort habile qui prétendait tenir d'en haut sa science infinie et son infinie puissance, qui connaissait toutes les ruses d'Anaxilaus[23] et des mages : de fait, on pouvait voir en lui un précurseur de l'Antéchrist. Il feint de consacrer des calices remplis de vin, et, allongeant sa prière invocatoire, il les fait apparaître rouges, couleur de pourpre ; comme si la Grâce d'en Haut faisait descendre dans les calices son propre sang à l'appel de Marcus ; et tous ceux qui sont là brûlent de goûter à ce breuvage afin que la Grâce agisse aussi sur eux. Il fait consacrer des calices par des femmes, il les étonne, il les séduit. Car c'est elles surtout qu'il vise, notamment lorsqu'elles sont élégantes et riches : sous prétexte de leur communiquer la Grâce, de leur donner le don de prophétie, il obtient d'elles des présents, des richesses, parfois leur amour. Plusieurs l'ont confessé, qui depuis ont renié leur erreur, notamment la femme d'un de nos diacres, asiatique comme nous. Ses disciples sont aussi corrompus ; et ils prétendent en savoir plus long que tout le monde, fût-ce Paul, ou Pierre, ou un des Apôtres ; et c'est pourquoi, dans leur conduite, ils sont absolument libres. Ce Marcus prétend que la Tétrade suprême est descendue, sous la forme d'une femme — car aucune mortelle ne pouvait s'unir à lui — afin de lui révéler tous les mystères ; et il nous expose cette révélation sous la forme d'une dissertation alphabéto-arithmétique aussi obscure qu'elle est absurde [593-636]. Du monde éternel, notre monde est l'image : c'est l'œuvre du Démiurge agissant par la Mère. Les quatre éléments, feu, eau, terre, air, sont l'image de la Tétrade suprême ; leurs quatre opérations, chaleur et froid, humidité et sécheresse s'ajoutent à eux et forment ainsi une image de l'Ogdoade. Les dix Eons qui émanent du Verbe et de la Vie sont représentés par les sept cieux sphériques, par le huitième ciel qui les contient, par le soleil et par la lune. Les douze Eons issus de l'Homme et de l'Eglise sont signifiés par le Zodiaque, et les trente Eons par les trente jours que met la Lune à parcourir son ciel. Les douze mois que dure la révolution du soleil représentent aussi, du reste, les douze Eons ; et de même les douze heures du jour, les douze climats de la terre, etc. [637-641]. Leur théorie de la rédemption [657-668] est exposée diversement par leurs divers docteurs; mais tous nient le baptême. Ceux qui ont atteint à la connaissance parfaite, à la gnose, disent-ils, sont sauvés ; sans la gnose, nul n'a accès au Plérôme. Si le baptême de Jésus a visé la rémission des péchés, c'est par la rédemption du Christ descendu sur lui qu'on obtient la perfection; le baptême a été annoncé par Jean en vue de la pénitence, la rédemption a été annoncée par Jésus en vue de la perfection. Quelques-uns construisent un lit nuptial et organisent une cérémonie mystique pour ceux qu'ils initient : ce sont, disent-ils, des noces spirituelles, images des unions surnaturelles des Eons. D'autres baptisent dans l'eau, en disant : Au nom du Père inconnu de toutes choses, vers la vérité mère de toutes choses, vers Jésus qui descend (sur nous), pour l’union et la rédemption et la communion des Puissances. D'autres prononcent des noms hébreux : Basyna, cacabasa, eanaa..., qu'on explique ainsi : Toi qui dépasses toute vertu du Père, je t'invoque, toi qui t'appelles lumière, esprit et vie; parce que, dans un corps, tu as règne. D'autres ne veulent pas conduire dans Peau les initiés : ils leur versent sur la tête de l'eau et de l'huile mêlées, en récitant une formule plus ou moins analogue à celles qu'on a citées ; et c'est pour eux la rédemption. D'autres rejettent toutes ces cérémonies ; la rédemption parfaite, à les entendre, c'est la connaissance de la grandeur ineffable : car c'est de l'ignorance que viennent les passions. Mais cette rédemption ne sauve ni le corps qui est périssable, ni l'âme qui est née d'une raréfaction de l'être ; elle ne sauve que l'esprit.[24] D'autres rachètent des moribonds en répandant sur leur tête de l'eau et de l'huile, ou un onguent et de l'eau, et en récitant les formules que nous savons ; ils ordonnent à ces moribonds lorsque, morts, ils rencontreront les Puissances, de dire cette formule: *Je suis un fils, qui vient Père, du Premier Père ; je suis fils en ce moment. Je suis venu voir toutes choses, celles qui sont miennes et celles qui sont aux autres, celles du moins qui sont à Hachamoth, la femelle, et qu'elle a faites pour elle-même ; je tire mon être du Premier Etre, et je retourne chez moi, d'où je suis venu, » Ces paroles permettent de passer et d'échapper aux Puissances. Lorsque l'âme arrive près des Eons qui entourent le Démiurge, elle doit dire : « Je suis un vase précieux, plus précieux que la femme qui vous a faits. Si votre Mère ignore sa racine, quant à moi je me connais moi-même, je sais d'où je suis, j'invoque la Sagesse incorruptible, qui est dans le Père et qui est la mère de votre Mère, qui n'a pas eu de père ni d'époux : née d'une femelle, mâle et femelle elle-même, c'est elle qui vous a faits, sans connaître sa mère, et se croyant seule; et c'est sa mère que j'invoque.[25] » Les Marcosiens, comme les autres Gnostiques, s'appuient sur les Ecritures ; ainsi, disent-ils [641], lorsque Moïse a écrit : In principio fecit Deus cœlum et terram [Genèse I. 2], les quatre termes qu'il énumère Principium, Deus, Cœlum, Terra, signifient la Tétrade primitive ; l'histoire de l'arche où huit hommes ont été sauvés signifie l'Ogdoade sacrée [645] ; les dix nations que Dieu a promis de donner à Abraham [Genèse, xv. 19] signifient la Décade ; et les douze fils de Jacob signifient la Dodécade. La preuve que le Premier Père était inconnu avant la venue du Christ [649], c'est qu'Isaïe a écrit [I. 3] : « Israël ne m'a pas connu », ce qu'a répété Osée [IV. 1] : « Ils n'ont pas la vérité, ni la connaissance de Dieu... » En outre, les Marcosiens usent d'une foule d'apocryphes et d'Ecritures interpolées [653]. Par exemple, ils racontent ceci : Lorsque le Seigneur était enfant et apprenait ses lettres, le maître lui dit, comme on a coutume : dis A ; il répondit A. Mais lorsque le maître lui eût dit de dire B, le Seigneur lui répondit : dis-moi d'abord ce qu'est A ; je te dirai ensuite ce qu'est B. Voilà ce qu'ils racontent comme si, seul, il avait connu l'inconnaissable, figuré par la lettre A.[26] Ici commence la seconde partie du second livre ; Irénée passe en revue les systèmes des premiers Gnostiques, les ancêtres de ceux dont il vient d'analyser la doctrine.
IV. Exposition du système de Simon le Magicien[27] [670-675]
Simon de Samarie (est) ce magicien dont a parlé le disciple... des Apôtres, Luc (Actes, viii, 9)..., (qui pensait acheter le pouvoir de faire des guérisons et que maudit saint Pierre). Mais il ne crut pas davantage en Dieu ; poussé par l'avidité, il voulut rivaliser avec les Apôtres afin de partager leur gloire ; il scruta plus profondément la magie au point de provoquer la stupéfaction de beaucoup : on dit même que, sous Claude César, on l'honora d'une statue à cause de sa magie. Beaucoup le glorifièrent donc comme Dieu : il enseignait que, comme Fils, il s'était manifesté aux Juifs, comme Père il était descendu en Samarie, pomme Esprit-Saint il visitait les autres nations ; il était la Vertu la plus élevée, c'est-à-dire le Premier Père…… Ce Simon de Samarie, duquel dérivèrent toutes les hérésies, a donc une secte dont voici la nature. Il avait racheté une certaine Hélène, femme publique de Tyr, en Phénicie ; il la promenait avec lui, disant que c'était la première pensée de son esprit, la mère de tous (les êtres), par laquelle, à l'origine, il avait songé faire les Anges et les Archanges. Cette Pensée (Ennoia), connaissant ce que voulait son Père, s'était détachée de lui, était descendue dans (les mondes) inférieurs, avait enfanté les Anges et les Puissances qui, disait-il, avaient fait ce monde. Mais, après avoir été enfantés, les Anges l'emprisonnèrent par jalousie, ne voulant pas passer pour les enfants de qui que ce fût ; quant au Père, ils l'ignoraient tout à fait..... Afin que ne retombassent pas sur lui toutes les humiliations qu'elle avait souffertes, la Pensée en était venue à s'enfermer dans un corps humain : à travers les siècles, elle passait de femme en femme, comme de vase en vase. C'était elle qui était cette Hélène d'où était sortie la guerre de Troie et qu'avait maudite Stésichore...... ; passant ensuite de corps en corps, elle avait..... toujours souffert l'humiliation, elle était même devenue une prostituée : c'est la brebis perdue (de l'Evangile). (Le Père) était donc venu lui-même... afin de la délivrer et de sauver les hommes en leur donnant la connaissance de ce qu'il était. Car les Anges gouvernaient mal le monde, chacun désirant être le premier; il était donc venu restaurer (toutes) choses ; il était descendu (du haut des cieux), il s'était transfiguré, il s'était fait ressembler aux Vertus, aux Puissances, aux Anges ; aux hommes même il était apparu, bien qu'il ne fût pas homme ; on croyait qu'il avait souffert en Judée, mais il n'avait pas souffert. Les Prophètes ont été inspirés par les Anges qui ont fait le monde.... ; ceux qui espèrent en lui et en Hélène ne doivent plus se soucier d'eux, mais faire ce qu'ils veulent, comme des hommes libres : c'est la grâce de Simon qui sauve les hommes, ce ne sont pas les œuvres justes.[28] Leurs prêtres, (aux allures) mystiques, vivent donc dans la débauche, recourent aux opérations magiques..., aux exorcismes, aux incantations...; ils ont une image de Simon qui ressemble à Jupiter, une image d'Hélène qui ressemble à Minerve, et ils les adorent... Son successeur fut Ménandre,[29] de Samarie : il atteignit aussi au comble (de l'art) de la magie. D'après lui, la Première Vertu était inconnue de tous ; lui-même avait été envoyé par les (Eons) invisibles, comme Sauveur, pour le salut des hommes ; le monde était l'œuvre des Anges, qui sont émanés de la Pensée... S'il enseigne la magie, c'est afin de donner une science qui permette de vaincre les Anges, auteurs du monde ; en recevant son baptême, ses disciples reçoivent la résurrection, ils ne peuvent plus mourir, ils persévèrent, sans vieillir, dans l'immortalité. Parmi leurs disciples [673], Saturnin d'Antioche[30]... et Basilide... développèrent des doctrines différentes l'un en Syrie, l'autre à Alexandrie. Pour Saturnin comme pour Ménandre, il y a un Père inconnu à tous, qui a fait les Anges, les Archanges, les Vertus, les Puissances ; mais ce sont sept Anges qui ont fait le monde et tout ce qu'il renferme. (Les hommes ont été faits par les Anges à l'image d'une Puissance supérieure qu'ils ont entrevue et qui, par pitié, a donné à l'homme l'étincelle de vie) ; le Sauveur est inengendré, incorporel, sans figure, bien qu'on ait cru le voir sous l'apparence d'un homme ; le Dieu des Juifs est un des Anges... (Il y a deux espèces d'hommes que le Sauveur vient sauver et perdre). Le mariage et la génération sont l'œuvre de Satan. Beaucoup s'abstiennent aussi (de manger) des animaux, et par cette fausse continence séduisent nombre (d'âmes). Ils ont des prophéties dictées, les unes par les. Anges, auteurs du monde, les autres par Satan : c'est leur adversaire, c'est surtout l'ennemi du Dieu des Juifs.
V. Exposition du système de Basilide[31] [675-680]
Pour paraître plus profond et plus vraisemblable, Basilide donna à sa doctrine un développement immense. D'après lui, du Père inengendré est née d'abord l'Intelligence, de l'Intelligence le Verbe, du Verbe la Raison, de la Raison la Sagesse et la Puissance, de la Puissance et de la Sagesse les Vertus, les Princes, les Premiers Anges qui ont fait le premier ciel. Puis, de ces Anges ont émané d'autres Anges, un autre ciel a été fait semblable au premier ; de la même manière d'autres ont été formés (encore), images de ceux qui leur sont supérieurs, et un troisième ciel a été établi ; et du troisième un quatrième est descendu, et, de la même manière, ont été faits d'autres Princes et d'autres Anges, (en tout) trois cent soixante-cinq …… cieux : c'est pourquoi il y a autant de jours dans l’année... Les Anges qui habitent le dernier ciel, celui que nous voyons, ont fait tout ce qui est dans le monde, la terre, les nations qui sont à sa surface. Leur chef est celui qu'on croit être le Dieu des Juifs ; et c'est parce qu'il a voulu soumettre aux siens, aux Juifs, les autres peuples, que les autres chefs (des Anges) se sont dressés contre lui..., que les autres peuples se sont rués sur son peuple. Mais le Père inengendré et ineffable voyant qu'ils étaient perdus, envoya son premier-né, l'Intelligence — c'est elle qu'on appelle le Christ — pour délivrer ceux qui croiraient en elle du pouvoir de ceux qui ont créé le monde. Il s'est fait voir sur terre, aux nations, sous l’apparence d'un homme, et il a fait des miracles. Ce n'est pas lui qui a souffert, mais Simon de Cyrène qu'on avait réquisitionné pour porter sa croix; c'est Simon qui..., par erreur, a été crucifié : il avait été transfiguré par le Christ afin qu'on le crût être Jésus ; et c'est Jésus même qui a pris la figure de Simon et qui, restant là, s'est moqué d'eux….. Ceux-là sont délivrés des Princes, les Auteurs du monde, qui savent ces choses ; il ne faut pas confesser celui qui a été crucifié, mais celui qui est venu sous figure humaine, qu'on a pensé crucifier... Si donc quelqu'un confesse le crucifié, il est encore esclave ; qui le nie est délivré..., et connaît les desseins du Père Inengendré. Pour l’âme seule, il y a un salut, car le corps est de nature corruptible. Les prophéties viennent des créateurs du monde, la Loi vient du Prince de ces Anges qui a fait sortir le peuple de la terre d'Egypte... Ils tiennent pour l'indifférence de toutes les actions et de la débauche. Ces magiciens se servent d'images, recourent aux incantations, aux invocations... ; ils forgent des noms (qu'ils disent être ceux) des Anges, ils prétendent que ceux-ci sont du premier ciel, ceux-là du second, et ils s'efforcent... (de décrire leurs) trois cent-soixante-cinq cieux Qui connaîtra tous les Anges..., leur deviendra invisible, ne pourra être saisi par eux... — Ils fixent la situation locale des 365 cieux, comme font les mathématiciens, dont ils acceptent, du reste, les théorèmes : ils les font passer dans leur système. Ils appellent le premier ciel Abraxas ; et c'est pour cela qu'il a le nombre 365.
VI. Exposition du système de Carpocrate[32] [680-686]
Selon Carpocrate et ses sectateurs, le monde et ce qu'il contient a été fait par des Anges de beaucoup inférieurs au Père Inengendré. Jésus est né de Joseph ; si, (par là), il est semblable au reste des hommes, il εn diffère parce que son âme ferme et pure s'est rappelé ce qu'elle avait vu ... (auprès) du Dieu Inengendré. C'est pourquoi une vertu lui a été envoyée afin qu'elle pût échapper aux créateurs du monde, et, les ayant tous dépassés, absolument délivrée, remonter vers lui ; pareille destinée attend les âmes qui lui ressemblent. L'âme de Jésus... a méprisé les créateurs, et c'est pourquoi elle a reçu les vertus (rédemptrices) ...; l'âme qui lui ressemble peut mépriser les Principes créateurs du monde et recevoir les mêmes vertus pour accomplir les mêmes (merveilles). Ils en sont venus à ce point d'orgueil qu'ils disent que certains sont semblables à Jésus ; que d'autres sont plus parfaits que ses disciples, un saint Pierre et un saint Paul, par exemple..., alors que ce saint Pierre ou ce saint Paul ne seraient pas, à les entendre, inférieurs à Jésus : les âmes (de ces parfaits, disent-ils), viennent, en effet, des mêmes (cercles célestes)... Eux aussi recourent aux opérations magiques, aux incantations, aux philtres...; ils disent qu'ils peuvent maîtriser les... créateurs de ce monde et même tout ce qui s'y trouve... Ils mènent une vie de débauche ; leur folie est telle... qu'ils disent pouvoir commettre tous les sacrilèges, toutes les impiétés : car le bien et le mal ne sont que des opinions humaines. (Les âmes passent de corps en corps jusqu'à ce qu'elles aient commis tous les crimes), selon ce que disent leurs écrits... Font-ils tous ces sacrilèges..., je ne le crois pas volontiers ; mais voici ce qui est écrit dans leurs livres et ce qu'ils exposent eux-mêmes : Jésus a parlé mystérieusement, en particulier, à ses disciples et à ses Apôtres ; il leur a demandé d'instruire ceux qui en sont dignes : c'est la foi et l'amour qui sauvent ; tout le reste est indifférent, ce n'est que l'opinion des hommes qui estime une chose bonne, une chose mauvaise ; il n'y a rien qui, de sa nature, soit mal. D'autres, parmi eux, marquent leurs disciples au revers de l'oreille droite. Marcellina était des leurs, qui est venue à Rome sous Anicet (155-166?) et a fait périr beaucoup d'âmes... Ils ont des images peintes, ils ont des statues — le portrait du Christ a été fait par Pilate, disent-ils, quand Jésus vivait parmi les hommes; — ils les couronnent, ils les mettent en belle place avec les images des philosophes, de Pythagore, de Platon, d'Aristote et des autres...
VII. La Gnose Judéo-chrétienne[33] [686-687]
Cérinthe enseignait en Asie : ce n'est pas le premier Dieu qui a fait le monde, mais une Vertu qui en est fort éloignée et qui est loin de la Principauté Suprême et qui ignore le Dieu Suprême. Quant à Jésus, il n'est pas né d'une Vierge : cela lui paraît impossible ; il est fils de Joseph et de Marie de la même manière que le reste des hommes ; il a eu plus de justice, de prudence et de sagesse... Après son baptême, venant de la Principauté suprême, le Christ est descendu sur lui sous la forme d'une colombe ; il a annoncé le Père inconnu, il a fait des miracles ; à la fin, il s'est envolé, laissant Jésus. Jésus a souffert, il est ressuscité, mais le Christ, n'ayant pas de corps matériel, est resté impassible. Ceux qu'on appelle les Ebionites admettent que le monde a été fait par Dieu : leur doctrine du Seigneur s'écarte de ce que pensent Cérinthe et Carpocrate. Ils se servent seulement de l'Evangile de saint Matthieu, rejettent saint Paul qu'ils disent être un apostat. Quant aux prophéties, ils tâchent à les exposer avec quelque subtilité ; ils sont circoncis, ils gardent les rites de la Loi et les mœurs juives: par exemple, ils adorent Jérusalem comme étant la maison de Dieu. Les Nicolaïtes ont pour maître Nicolas, un des sept diacres choisis par les Apôtres : ils vivent sans retenue. La pleine lumière a été faite sur eux par l'Apocalypse de Jean : peu importe, selon leur enseignement, la fornication ou l'usage des viandes des sacrifices. C'est pourquoi il a été dit d'eux : Mais tu as pour toi de haïr les actions des Nicolaïtes, que moi je hais aussi.
VIII. Exposition du système de Marcion[34] [687-689]
Un certain Cerdon, des sectateurs de Simon..., vint à Rome sous Hygin (136-140?), qui fut le huitième évêque nommé depuis les Apôtres ; il enseigna que le Dieu annoncé par la Loi et par les Prophètes n'est pas le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; celui-ci était connu, celui-là inconnu, l'un juste, l'autre bon. Marcion, (de la province) du Pont, lui succéda, qui développa sa doctrine, blasphémant sans pudeur le Dieu qui a été annoncé par la Loi et par les Prophètes : à l'entendre, c'est l'auteur du mal, il désire les guerres, il change d'avis, il se contredit. Jésus, au contraire, (a été envoyé) par le Père qui est supérieur au Dieu créateur ; il est venu en Judée au temps de Ponce Pilate..., qui fut procurateur de Tibère César ; il s'est manifesté à ceux qui étaient en Judée, il a aboli les Prophètes et la Loi, et toutes les œuvres de ce Dieu qui a fait le monde — il l'appelle aussi Cosmocrator. — Par-dessus tout cela, il a retranché de l'Evangile de saint Luc tout ce qui est relatif à la généalogie du Sauveur ; il a supprimé beaucoup de passages touchant la doctrine (contenue) dans les discours du Seigneur, ceux où le Seigneur confesse avec la plus grande clarté, que le créateur de ce monde est son Père. (Marcion) a persuadé à ses disciples qu'il est beaucoup plus véridique que les Apôtres, grâce auxquels nous avons l'Evangile : ce n'est pas l'Evangile, c'est un fragment d'Evangile qu'il leur communique. Pareillement, il a tronqué les Epîtres de l'Apôtre Paul ; il supprime tous les clairs enseignements de l'Apôtre sur le Dieu qui a fait le monde, parce qu'il montre en lui le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; il supprime de même toutes les prophéties annonçant la venue du Seigneur... Les âmes seules seront sauvées — celles qui auront appris la doctrine de Marcion — le corps, qui a été formé de terre, ne peut pas participer au salut. A ces blasphèmes, qui tombent sur Dieu, il ajoute encore, en vrai démon, cette contre-vérité : Caïn, ceux qui lui ressemblent, les Sodomites, les Egyptiens, ceux qui leur ressemblent, et tous les peuples qui ont vécu dans la malice, ont été sauvés par le Seigneur lorsqu'il est descendu aux enfers : ils sont accourus au-devant de lui et il les a fait monter dans son royaume. Abel, au contraire, et Hénoch, et Noé, et le reste des justes, et ceux qui sont avec le patriarche Abraham, avec tous les Prophètes et avec ceux qui ont plu à Dieu, n'ont point part au salut qui est dans Marcion : (et cela), parce qu'ils savaient que leur Dieu les tentait toujours ; ils ont cru qu'il les tentait encore, ils ne sont pas accourus au-devant de Jésus, ils n'ont pas cru à ce qu'il annonçait. Voilà pourquoi leurs âmes sont restées aux enfers. Ce Marcion, qui, seul, a osé tronquer manifestement les Ecritures, qui, sans pudeur, a, plus que tous les autres, rabaissé Dieu, nous le réfuterons séparément, en prenant nos arguments dans ses propres écrits ; nous nous servirons des discours du Seigneur et de l'Apôtre, qu'il garde..., et nous renverserons sa doctrine, avec l'aide de Dieu. Il a fallu que nous fissions mention de lui, en ce moment, pour vous apprendre que tous ceux qui, de quelque manière, falsifient la vérité et blessent l'honneur de l'Eglise, sont les disciples et les successeurs du magicien Simon de Samarie. Bien que, pour séduire ceux qui ne sont pas des leurs, ils ne confessent pas le nom de leur maître, c'est sa doctrine qu'ils enseignent ; s'ils prononcent le nom de Jésus-Christ pour attirer (le monde), c'est l'impiété de Simon qu'ils propagent ; sous ce nom bienfaisant, ils répandent leur malfaisante doctrine ; sous sa douceur et son éclat, ils offrent le poison amer et mauvais du prince de l'apostasie, du serpent.
IX. Tatien[35] [690-691]
Toutes les hérésies qu'on a passées en revue se sont beaucoup ramifiées : chacun voulait être docteur, chacun voulait trouver du nouveau. Voici un exemple : Les (sectateurs) de Saturnin et de Marcion, qu'on appelle les Continents, ont prêché le célibat: c'était violer (les droits) de la créature de Dieu, et accuser obliquement celui qui a fait l'homme et la femme pour la génération des hommes. Ils ont introduit aussi l'abstinence de ce qu'ils appellent les substances animées : c'était se montrer ingrat envers Dieu qui a fait toutes choses. Ils contestent (enfin) le salut du premier homme : c'est la trouvaille que vient de faire chez eux un certain Tatien ; le premier, il a mis en circulation ce blasphème. Tatien avait été auditeur de Justin, et, aussi longtemps qu'il vécut avec lui, il ne raconta rien de pareil ; c'est après son martyre qu'il est sorti de l'Eglise : poussé par l'orgueil d'être maître (à son tour), il a cru ne pas penser comme les autres, et il s'est organisé un système à lui propre. C'est une mythologie d'Eons invisibles, semblables à ceux de Valentin ; il proscrit le mariage, corruption et souillure, comme disent à peu près Marcion et Saturnin ; il nie le salut d'Adam : voilà ce qu'il a trouvé... tout seul. Il est encore beaucoup d'autres formes de l'hérésie : on ne peut pas dire leur nombre.
X Exposition du système des Ophites[36] [694-704]
Irénée décrit pourtant deux systèmes encore : celui des Barbélites (XXIX), qui ne semble pas avoir eu beaucoup d'influence ; celui des Ophites qui devait voir une longue histoire. Voici ce qu'en dit Irénée. Il y a, (disent les Ophites), une certaine Lumière Primitive dans la vertu de l'Abîme, heureuse, incorruptible, infinie : c'est le Père de toutes choses, ils l'appellent le Premier Homme. La pensée qu'elle émet, ils l'appellent son Fils, le Fils de l'Homme, ou le Second Homme. Au-dessous d'eux, il y a l’Esprit Saint ; sous cet Esprit d'en haut, les éléments séparés, l'eau, les ténèbres, l'abîme, le chaos : l'Esprit est porté sur eux ; ils l'appellent la Première Femme.[37] Ensuite, disent-ils, le Premier Homme avec son Fils, travaillant à la beauté de l'Esprit, c'est-à-dire de la Femme, l'illumine et engendre d'elle la Lumière incorruptible, le Troisième Mâle : c'est ce qu'ils appellent le Christ, fils du Premier et du Second Homme et de l'Esprit Saint, Première Femme. Le Père et le Fils s'unirent (donc) à la Femme, qu'ils appellent la Mère des Vivants : trop faible, elle ne put absorber la grandeur des Lumières, dont la plénitude surabondante jaillissait dans ses parties de gauche ; ainsi le Christ seul, leur enfant, comme étant de la partie droite et supérieure, a été enlevé avec sa mère (pour revenir) à l'incorruptible Eon. La vraie, la sainte Eglise, c'est l'assemblée et l'union du Père de toutes choses le Premier Homme, de son Fils le Second Homme, du Christ, leur enfant et de la Femme. La Vertu jaillissante qui s'est échappée de la Femme, toute imprégnée encore de la Lumière, est tombée... : ils l'appellent la Gauche, ou l'Extrémité, ou la Sagesse ou le Mâle-Femelle. Elle est descendue dans les eaux qui étaient immobiles ; elle les a troublées ainsi, émouvant jusqu'aux abîmes d'où elle a tiré un corps. L'humidité de sa lumière[38] attire tout, en effet, retient tout, arrête tout; sans cette humidité, peut-être la Sagesse eût-elle été toute absorbée et engloutie par la matière. Enchaînée par le corps matériel, très alourdie, elle revint un jour à résipiscence, tâcha de fuir les eaux, de remonter à la Mère : la pesanteur du corps qui l'enveloppe l'en empêcha. Etant très malade, elle s'ingénia pour cacher ce qu'elle gardait de lumière supérieure, par crainte que cette lumière ne fût blessée comme elle-même par les éléments inférieurs. Alors l'humidité de la lumière qui était en elle lui rendit de la force ; elle bondit et remonta dans les espaces supérieurs ; parvenue en haut, elle se dilata, elle se découvrit de son corps dont elle fit le ciel qui nous apparaît; et elle demeura sous ce ciel, ayant encore la forme d'un corps hydrique. Désirant la Lumière supérieure, elle prit de la force partout, déposa son corps et en fut délivrée. Ce corps qu'elle a dépouillé, c'est ce qu'ils nomment la Femme de la Femme. L'enfant, (le Christ), disent-ils, a eu aussi une aspiration à l'incorruptibilité, qu'il tient de sa mère, l'Esprit ;' c'est par là qu'il opère et que, devenu puissant, il fait émaner des eaux un fils sans mère : car ils ne veulent pas qu'il ait connu de mère. Ce fils, imitant son père, émet un autre fils ; ce troisième en engendre un quatrième ; le quatrième en engendre un aussi, et le cinquième un sixième, et le sixième un septième. Ainsi l’Hebdomade est parfaite. Le premier de ces fils s'appelle Jaldabaoth, le second Jao, le troisième Sabaoth le Grand, le quatrième Adoni, le cinquième Eloim, le sixième Horée, le septième et dernier Astaphée : ils siègent à leur place dans le ciel. Mais Jaldabaoth méprise la Mère parce que, sans la permission de personne, il a fait des fils et des petits-fils, et encore les Anges, les Archanges, les Vertus, les Puissances et les Dominations ; comme ceux-ci l'attaquent, et que ses fils lui disputent la première place, il s'attriste, il désespère ; ses regards tombent sur la matière sous-jacente ; ses désirs s'affermissent, et il lui naît un fils, l’Intelligence, qui a le corps tordu du serpent : l'esprit, l'âme, et toutes les choses du monde sortent d'elle ; d'elle viennent encore l'oubli, la malice, le zèle, l'envie, la mort. Et cette Intelligence à la figure de serpent ruine le Père lui-même, lorsqu'elle est avec lui dans le ciel et dans le paradis. Jaldabaoth exulte alors et dit : « Je suis le Père, et Dieu : personne n'est au-dessus de moi! » Mais la Mère lui crie : « Ne mens pas ; au-dessus de toi il y a le Père Premier Homme, et l'Homme Fils de l'Homme! » Jaldabaoth riposte en disant à tous ceux qui accourent : « Venez, faisons un homme à notre image. » Six Vertus accourent, forment un homme immense en largeur et en longueur, tandis que Jaldabaoth, jaloux, tire de sa Raison une Femme. On admire sa beauté, on l'appelle Eve, on l'aime, elle a des fils, des Anges. Or, Adam et Eve, poussés par le Serpent, mangent du fruit de l'arbre ; ils apprennent ainsi l'existence de la Vertu Suprême. Jaldabaoth voyant cette victoire du serpent, avoue qu'il a menti en prétendant être le Père ; mais il chasse du paradis Adam et Eve qui ont contrevenu à son ordre, il les dépouille secrètement de l'humidité lumineuse et les fait ainsi tomber du ciel en ce monde. Mais le serpent y arrive avec eux, qui y dompte les Anges, engendre six fils — lui-même est le septième de l'Hebdomade. Tombant dans le monde, Adam et Eve ont vu s'épaissir leurs corps,[39] se dégrader leurs âmes. Mais la Sagesse, par pitié, leur rend l'odeur de l'humidité lumineuse ; ils prennent conscience de leur misère, ils se relèvent, s'unissent, engendrent Caïn que le Serpent conduit à sa perte, engendrent ensuite Seth et Noré. Quand Jaldabaoth veut les noyer sous le déluge, la Sagesse sauve Noè, qui repeuple le monde: un de ses descendants, Abraham, s'allie avec Jaldabaoth à condition qu'il lui donne la terre en héritage ; Moïse fait sortir ses enfants d'Egypte, leur donne la Loi et la semaine (l'Hebdomade). Chaque terme de l'Hebdomade a eu ses Prophètes ; la Sagesse parlait par leur bouche, (révélait) le Premier Homme, le Christ. La Première Femme et le Christ l'assistent : elle annonce par Jean que celui-ci va descendre, elle lui prépare en la personne de Jésus un vase sans tache, où il s'incarne en effet. Jésus-Christ fait des miracles, annonce le Père inconnu ; quand les princes veulent le tuer, le Christ remonte auprès de l'incorruptible Eon et envoie en Jésus une vertu qui le ressuscite. Ils démontrent la descente et l'ascension du Christ, par ce fait que Jésus n'a rien fait de grand avant son baptême, ni après sa résurrection ; après sa résurrection, il a passé dix-huit mois sur terre n'enseignant qu'à quelques disciples les grands mystères. Il siège à la droite de son Père Jaldabaoth ; il recevra dans son sein les âmes de ceux qui, l'ayant connu, auront déposé le corps matériel ; il s'enrichira par là dans la mesure même où s'appauvrira le Père...
[705-706]
Voilà les mères et les pères et les ancêtres des sectateurs de Valentin ; leurs théories et leurs règles de foi le démontrent. Il fallait les en convaincre avec clarté et exposer leurs dogmes. Puissent certains d'entre eux faire pénitence et se tourner vers le seul Créateur, Dieu qui a fait toutes choses, et se sauver ainsi! Puissent les autres ne pas être attirés par leurs démonstrations aussi perverses que vraisemblables, croyant toujours qu'ils vont connaître quelque mystère plus grand et plus sublime ; qu'ils apprennent bien de nous leurs mauvais enseignements, et qu'ils se raillent de leur doctrine ; et qu'ils aient pitié de ceux à qui ces fables misérables et absurdes donnent l'orgueil de se croire meilleurs que les autres, en raison de leurs connaissances, je veux dire de leurs ignorances. C'est les vaincre que révéler leurs systèmes. C'est pourquoi nous nous sommes efforcé de mettre au grand jour tout le corps de cette méchante petite bête rusée et, par vous, de le faire voir à tous. Plus n'est besoin dès lors de beaucoup de discours pour ruiner cette doctrine : elle est connue de tous. Lorsqu'une bête est cachée dans une forêt et que, de là, elle attaque et ravage, celui qui isole la forêt et l'éclaircit et fait voir la bête elle-même, facilite la tâche de ceux qui veulent la prendre : ceux-là voient ce qu'elle est, et il leur est aisé d'apercevoir ses attaques et de s'en garer, de la percer de traits, de la blesser, de la tuer. Nous, de même, en publiant leurs secrets et leurs mystères cachés, nous rendons inutiles les longs discours qui les doivent détruire. Voici le moyen, pour vous et pour tous ceux qui sont avec vous, de... renverser leur doctrine malfaisante et absurde et de démontrer les dogmes qui s'accordent avec la vérité. Comme nous l'avons promis et dans la mesure de nos forces, nous ruinerons leurs systèmes ; nous les réfuterons tous dans notre prochain livre—notre récit s'allonge, vous le voyez; — nous aiderons à procurer leur ruine en discutant toutes leurs idées, dans l'ordre où nous les avons exposées. Il ne nous suffit pas de montrer, il faut encore que nous percions la bête de toute part.
L'ÉPÎTRE A FLORA
Les théoriciens gnostiques dont Irénée analyse la doctrine ne nous sont pas directement connus : les écrits gnostiques qui sont publiés sont postérieurs à Irénée;[40] et, si M. Cari Schmidt a découvert en mai 1896 quatre traités hérétiques antérieurs à l'évêque de Lyon, l'Απόκρυφον 'Ιωάννου, la Σοφία ἸΙησοῦ Χριστοῦ, la Πρᾶξις Πέτρου, l’Εὐαγγέλιον κατὰ Μαριάμ, ces quatre traités ne sont pas édités encore. Seul un fragment de Ptolémée nous est parvenu ; il ne traite, malheureusement, que d'une question particulière. Il est intéressant, néanmoins, de le rapprocher des pages qu'on a lues plus haut. — C'est une lettre adressée à une certaine Flora.[41] La Loi qui a été établie par Moïse... n'a pas été comprise de beaucoup ; son fondement et ses prescriptions exactes ont été également ignorées : vous vous en rendrez compte aisément, je crois, en apprenant combien sont différentes les théories qu'on propose. Les uns disent qu'elle a été faite par le Dieu et Père. D'autres soutiennent le contraire et affirment qu'elle a été portée par son ennemi, l'auteur de la corruption, le diable, le même auquel ils attribuent la création du monde, et qu'ils appellent le Père et Créateur... Chacun d'eux passe à côté de la vérité : car il ne semble pas que la Loi ait été établie par le Dieu et Père parfait, puisqu'elle est' imparfaite et doit être complétée et que certaines de ses prescriptions répugnent à la nature de Dieu ; mais on ne peut pas, en revanche, l'attribuer à son ennemi... : car notre Sauveur a dit : « Toute maison ou toute cité divisée contre elle-même ne peut se tenir debout. » [Mt. xii, 25]. En outre, la formation du monde est son œuvre, puisque tout a été fait par lui et que sans lui rien n'a été fait » [Joan. i, 3]... Les uns ignoraient le Dieu de la justice, les autres le Père de l'univers... Pour nous, qui les connaissons l'un et l'autre, il reste que nous vous révélions avec exactitude ce qu'est la Loi et sa nature, et quel législateur l'a établie. Nous tirerons nos preuves des paroles de notre Sauveur ; elles seules mènent sans faux pas à l'intelligence de ce qui est. D'abord il faut savoir que l'ensemble de la Loi qui est contenue dans le Pentateuque de Moïse n'est pas l'œuvre d'un seul législateur, je veux dire n'est pas l'œuvre de Dieu seul. Il s'y trouve certaines prescriptions qui ont été établies par les hommes. Elle est divisée en trois (parties), comme nous l'apprennent les paroles du Sauveur. Il y a la part de Dieu et sa législation ; il y a la part de Moïse, non pas en tant qu'il a été l'intermédiaire de Dieu, mais en tant que, de son propre fond, il a fixé certaines lois ; enfin, il y a la part des Anciens du peuple. Comment cette division se fonde-t-elle sur les paroles du Sauveur, vous allez l'apprendre. Répondant à ceux qui discutaient avec lui au sujet du divorce, il leur a dit : « A cause delà dureté de votre cœur} Moïse vous a permis de renvoyer vos femmes; mais au commencement il n'en était pas de même » [Mt. xix, 8]. Et : « Ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare pas » [Mt. xix, 6]. Dans ce passage, le Sauveur montre que, autre est la loi de Dieu qui empêche de séparer la femme de son mari, autre la loi de Moïse qui a égard à la dureté de cœur et qui sépare ce qui était uni. Et en cela la loi portée par Moïse est contraire à Dieu ; mais, si Moïse a agi de la sorte, c'est afin d'éviter aux Juifs de plus grands crimes. — Que les Anciens aient, de leur côté, établi certaines lois, c'est ce que montre clairement cette parole du Sauveur : « Dieu a dit : Honore ton père et ta mère afin qu'il t'arrive du bonheur... Vous, au contraire, vous avez dit, continue-t-il en s'adressant aux vieillards : tout ce que j'offre à Dieu vous profitera ; ainsi vous avez rendu vaine la loi de Dieu par la tradition de vos Anciens » [Mt. xv, 3, sq.]... Ces (textes) montrent avec clarté que la Loi se divise en trois parties. Ptolémée enseigne ensuite que la partie divine du Pentateuque se divise à son tour en trois parties. La première est toute pure, sans aucun mélange de mal ; c'est elle que le Sauveur vient, non abolir, mais accomplir. La seconde mêle aux premiers des éléments inférieurs, tout proches de l'injustice. La troisième comprend des images et des symboles. Le Décalogue appartient à la première partie ; le précepte œil pour œil, dent pour dent à la seconde ; les rites des cérémonies, de la circoncision, du sabbat, du jeûne, de la Pâque à la troisième. Quant à l'auteur de la Loi, ce n'est ni le Dieu parfait, ni le Diable, c'est le créateur de ce monde. Ce texte appelle deux séries de commentaires : nous indiquerons brièvement l'une et l'autre. Il nous suggère une image de Ptolémée qui diffère notablement de celle qu'Irénée nous propose. L'auteur de la lettre à 'Flora est évidemment un esprit clair, calme, mesuré, capable de finesse, mais d'abord soucieux de la justesse des idées qu'il émet ; comment peut-il se complaire dans les complications métaphysiques des Valentiniens? Irénée est-il un rapporteur fidèle? — Irénée nous dit et nous redit qu'il faut faire deux parts dans les systèmes gnostiques : l'une est ouvertement exposée à tous, l'autre est soigneusement soustraite au grand public ; et ce sont ces théories secrètes qu'il se donne pour tâche de dévoiler et de réfuter. L'impression discordante qu'on éprouve à passer de la Lettre à Flora à l'analyse d'Irénée n'est donc pas une raison de mettre en doute la fidélité de notre auteur ; le souci que prennent les Gnostiques de cacher leur doctrine suprême témoigne qu'elle ne se recommandait pas aux âmes par les mêmes qualités de vraisemblance, de clarté et de mesure que les théories qu'ils exposaient ouvertement. — Et puis, est-il défendu de penser que les pièces du système de Ptolémée, tel qu'Irénée l'expose, ne sont pas toutes l'œuvre du maître lui-même? Comment s'accorde la théologie de la lettre à Flora avec la théologie, qu'Irénée attribue à Ptolémée? — D'après la Lettre, il n'y a qu'un Dieu, μία ἀγγένητος καὶ ἄφθαρτος καὶ ἀγαθὴ ἀρχὴ sa nature est ἀφθαρτσία τε καὶ φῶς ἀυτὸν ἁπλοῦν τε καὶ μονοειδές. Il est parfait, il est le Bien, le seul Bien, le Père. En tant que ἀρχὴ, le Dieu bon a produit deux φύσεις, qui — chose curieuse — sont ἀνομοούσιοι : c'est le Créateur, ou Démiurge, image du Père, Dieu juste, non pas Dieu bon, qui a donné la Loi ; c'est ensuite le Diable, l'adversaire du Père et qui en est séparé par le Créateur. En tant que Père, le Dieu bon a produit un Fils qui est le Sauveur : le Sauveur participe à la substance du Père, il est γέννημα ὁμοούσιον; c'est lui qui a parlé dans l'Evangile, qui a perfectionné et couronné l'œuvre du Créateur ; c'est lui qui nous a apporté le salut en nous donnant la connaissance du Père, c'est-à-dire de l'être. — Tout cela ne rappelle que de loin la description d'Irénée. La théorie des Trente Eons est passée sous silence, plutôt que rejetée, dans la Lettre; le Père, dont elle parle, présente à peu près la même physionomie que le Premier Père d'Irénée ; si le Sauveur est, d'après la Lettre, consubstantiel au Père, et, d'après Irénée, consubstantiel aux Eons, c'est peut-être que les Eons étaient consubstantiels au Père. Mais comment concilier la double théorie du Créateur telle que la présente Irénée, telle qu'elle ressort de la Lettre: ici, le Créateur est frère ennemi du Diable ; là, le Créateur est une œuvre d'Hachamoth, avec laquelle il n'est pas sûr qu'on puisse identifier le Diable[42]... Je ne vois qu'un moyen de s'en tirer : admettre qu'Irénée s'appuie ici sur des documents où le système de Ptolémée n'a pas intégralement retenu la physionomie que lui avait donnée le maître, sur des documents émanant de ses disciples. Il est vraisemblable que les théories attribuées à Ptolémée au pays d'Irénée n'étaient plus tout à fait les mêmes que les théories authentiques de Ptolémée. Sans doute, le temps paraît manquer pour un développement de la doctrine... Connaissons-nous exactement la chronologie de Ptolémée? Et ne voyons-nous pas, par Irénée lui-même, que les disciples de Ptolémée ne s'accordaient pas entre eux? Et ne savons-nous pas que le but d'Irénée est essentiellement pratique, et que ce sont ces adversaires lyonnais de chaque jour qu'il veut démasquer et réfuter? L’épître à Flora présente la doctrine authentique de Ptolémée lui-même ; l'analyse d'Irénée présente la doctrine de Ptolémée modifiée par ses disciples des Gaules.
[1] On se trompe lorsqu'on voit dans le Gnosticisme une pure philosophie. [2] C'est bien une religion, qui tâche de procurer à homme le salut, au moyen de rites, de sacrements. [3] Sur les autres racines de la Gnose juive, cf. Friedlander : Der vorchristliche judische Gnosticismus, Göttingen, 1898. — Lorsque je dis que le Gnosticisme est antérieur au Christianisme, je parle de ces tendances syncrétistes qui ont trouvé leur expression la plus connue dans les systèmes religieux de Philon et de Valentin. [4] Le mot sophia ne se rencontre pas une fois dans le quatrième Evangile ; la Sagesse de Jahvé était conçue comme une personnalité divine par beaucoup de Juifs, et les Chrétiens, à la suite de saint Paul, commençaient à l'identifier avec le Christ (Avenir du Christianisme. I. p. 71-73 et 168-169); la Sagesse joue un certain rôle chez Basilide, la Pensée chez Simon. Ces faits nous poussent à admettre que, à la fin du premier siècle, un contemporain de Cérinthe, intermédiaire peut-être entre Simon et Basilide, a élaboré une doctrine, ou un mythe, de Sophia. [5] Sur ce point comme sur d'autres, je me permets de renvoyer le lecteur à mon étude sur Saint Irénée, Paris, Lecoffre, 1904, in-12. [6] L'origine asiatique de saint Irénée ajoute encore à l'importance que lui donne sa haute situation ecclésiastique et explique les sympathies qu'il témoigne aux églises d'Asie et aux prophètes d'Asie. La province romaine d'Asie forme avec Rome, au ier et au iie siècles, les deux pôles du monde chrétien; et c'est là que le Montanisme s'est propagé le plus rapidement, et c'est là qu'Irénée a vu le jour, sans doute aux environs de l'an 125. [7] Ouvrage écrit au temps du pape Eleuthère 175-189, et qui nous est parvenu dans une vieille traduction latine. Sur ses origines, cf. op. cit., p. 71-81. Irénée utilise les traditions des presbytres qui ont connu les Apôtres, tel saint Polycarpe ; celles des presbytres qui sont les élèves de leurs disciples ; celles qu'a recueillies Papias, vers 150; — il utilise certains ouvrages de Justin, de Méliton, et d'autres apologistes du Christianisme ; — il utilise enfin les traités gnostiques qu'il a pu se procurer. [8] C'est sur la question de la matière que l'on constate les seules divergences profondes qui séparent Origène de saint Irénée. [9] L'influence d'Irénée s'est particulièrement fait sentir sur Méthode d'Olympe (Bonvetsch ; Die Theologie des Methodius von Olympus. Berlin, Weidmann, 1903) et sur Marcel d'Ancyre (Loofs, dans notre Saint Irénée. Lecoffre p. 192). Il serait intéressant de déterminer exactement quelle action il a exercée sur saint Anselme (le Cur Deus homo. Cf. Avenir du Christianisme, I, 2e éd., 503-504). [10] Nous ignorons le nom de cet ami auquel saint Irénée adresse son ouvrage ; c'est sans doute un évêque et un Grec. [11] C'est là... un trait commun à presque tous les écrivains chrétiens de ce temps. Justement offensés, dans leur sérieuse tendance, par le bavardage prétentieux des rhéteurs à la mode, ils croient que bien écrire est une marque de frivolité. Aucun d'eux ne se rend bien compte de ce que la pensée gagne à être claire, ordonnée, dégagée, à se traduire dans des expressions justes et choisies. Une certaine barbarie leur plaît, comme une preuve de sincérité. D'ailleurs, elle n'est pas uniquement chez eux affaire de principe.» ils ont été plus ou moins troublés dans leur goût, ...par la brusque influence des lectures toutes différentes qui ont été la conséquence de leur conversion... Leur style est l'image des bouleversements intérieurs par lesquels ils ont passé. (A. et M. Croiset : Histoire de la littérature grecque, V, 1899) [12] Ptolémée, disciple de Valentin, florissait vers 145-180 (Harnack : Chronologie, p. 294). C'était un esprit très clair (Cf. infra sa lettre à Flora). Tous les textes qui parlent de lui ont été réunis par Harnack (Die Überlieferung, p. 174-184). Cf. infra, p. 79, la lettre à Flora. [13] Je résume ici l'analyse très développée qu'on pourra lire dans Mgr Duchesne : Les origines chrétiennes, p. 149-153. [14] On sait que le mot Eon, αἰῶν, signifie siècle, durée et aussi monde. (Chez Origène, la diversité des mondes successifs se ramène sans doute à une succession d'époques dans la durée d'un même monde). [15] On sait que les Grecs employaient pour chiffres les 24 lettres de l'alphabet, sans en changer l’ordre, mais en y intercalant l’episemon, le coppa et le sampi : i = 10, h = 8. [16] Autre nom d'Hachamoth. [17] Le Terme (Ὅρος) est cette force qui limite le Plérôme et arrête Sophia, lorsque, pour avoir voulu connaître le premier Père, elle va se perdre à l'infini (I. 2. 2. 453-456). [18] Cf. encore le chapitre vin du livre I [520-537]. Irénée y donne les preuves scripturaires de la théorie des mondes extérieurs au Plérôme, que nous avons résumée — comme il donne dans les pages qu'on vient de lire les preuves scripturaires de la théorie du Plérôme que nous avons entièrement traduite. Cf. aussi, même livre, chapitres xviii, xix, xx. [641-657] : exposé de la théologie scripturaire des Marcosiens. [19][19] L'activité de Valentin à Rome se place entre 135 et 160, environ (Harnack : Chronologie p. 291). Tous les textes qui le concernent, lui et son école, ont été recueillis par Harnack (Die Ueberlieferung, p. 174-184). Sur son rôle, cf. Dogmengeschichte, I, p. 214, sq. (seconde édition). Irénée a fixé lui-même [III, 4, 3, 856-857] l'époque de Valentin : « Il est venu, dit-il, à Rome sous Hygin [136-140.?], il a pris de l'influence sous Pie [140-155.?], il a vécu jusque sous Anicet [155-166.?]. •» [20] Ou du souvenir des jours meilleurs où elle était dans le Plérôme : le traducteur latin a lu κατὰ μνήμην ; saint Epiphane κατὰ γνώμην. [21] D'après Théodoret et Epiphane, ce serait Epiphane. Harnack songe à Héracléon (Ueberlieferung, p. 175), sans doute à tort. [22] Sur Marcus, contemporain de Ptolémée (vers 145-180), cf. les mêmes références que pour Valentin. [23] Il s'agit sans doute ici d'un médecin, quelque peu magicien, que Pline l'Ancien nous fait connaître. Cf. notamment xxv, 15 : Lusitet Anaxilaus eo (sulphure), candens in calice novo, prunaque subdita circumferens,... [cité par Massuet]. Anaxilaus de Larisse, naturaliste et philosophe (pythagoricien), fut banni d'Italie par Auguste, l'an 28 avant Jésus-Christ. [Eusèbe. Chr. Ol. 188. I]. Il semble avoir été utilisé par Sextius Niger [Wellmann... Hermès. xxiv, 534] ; il est peut-être à identifier avec l'auteur du περὶ φιλοσόφων cité par Diogène Laërce, III, 2 ; c'est lui peut-être qui a introduit dans les cercles néo-pythagoriciens la préoccupation des questions médicales. Pline en parle à plusieurs reprises, xix, 20; xxv, 154; xxviii, 181; xxx, 14; xxxii, 141; xxxv, 175 [éd. Mayhoff, iii, 252; iv, 166; etc.] [C. Stadler : Die Quellen des Plinius im xix Buch. Munich. Diss. 1891, 29, d'après Pauly-Wissova]. Il est possible qu'Anaxilaus ait exercé une influence positive sur Marcus ; il est vraisemblable que des faits de ce genre se sont souvent produits et que les Gnostiques ont puisé aux traditions mi-scientifiques, mi-magiques du monde où ils vivaient. Le système de Marcus — comme le système de Basilide — parait avoir intégré un certain nombre de données de la science antique. [24] Pour les Gnostiques, l'homme était composé de trois éléments, le corps, l'âme, l'esprit. Cf. notre Saint Irénée, (Paris, Lecoffre, 1904, p. 163-164). [25] Ces faits se rapportent à une question délicate et obscure. Quel rapport y a-t-il entre les rites de la religion hellénique (cf. supra) et les rites chrétiens? Noter d'abord que le baptême et l'Eucharistie ont été institués par le Christ lui-même : le baptême ni l'Eucharistie ne peuvent donc découler des rites helléniques. Leur influence a pu s'exercer d'une double manière : ils ont pu suggérer tel détail ou telle formule ; ils ont pu influer sur l'élaboration du concept général de sacrement qui n'est pas exprimé dans l'Ecriture, mais qui est un produit de la pensée chrétienne. Cf. Revue d'histoire ecclésiastique de l’Université catholique de Louvain), V (1904), p. 294-295. [26] Cet épisode se retrouve dans l'évangile de Thomas (Harnack : Die Ueberlieferung, p. 175). [27] Simon était contemporain des Apôtres : il a pu mourir vers 70-80. Les textes qui le concernent sont réunis par Harnack (Die Ueberlieferung, p. 153,154). — La légende de la statue de Simon à Rome dérive d'une mauvaise lecture : de Semoni (un dieu sabin) on a fait Simoni. Cf. notre Etude sur les Gesta martyrum romains, (1900), p. 112-114. [28] « Quapropter nec ulterius curarent eos hi qui in eum et in Helenam ejus spem habeant et, ut liberi, agerent quae velint : secundum enim ipsius gratiam salvari homines, sed non secundum operas justas [672-3]. » [29] Ménandre florissait à la fin du premier siècle et au début du second siècle (Harnack : Chronologie, 533). Cf. les textes réunis par Harnack: Die Ueberlieferung, 154. [30] Ses dates ne sont pas connues avec précision: il florissait sans doute après Ménandre, dans la première moitié du second siècle (Harnack : Chronologie, 289-290). Cf. les textes dans Die Uebertieferung, 157. [31] Basilide enseignait, vers 133-155 (Harnack : Chronologie, 290-291). Cf. les textes dans Die Ueberlieferung, p. 157-161. Il avait écrit 24 livres sur l'Evangile ; il s'appuyait sur de prétendues révélations que Jésus aurait faites à Matthias et que Matthias lui aurait confiées afin d'accréditer un second ouvrage qu'il avait composé lui-même sous le nom d'Evangile. — Clément d'Alexandrie donne d'importants extraits de Basilide dans ses Stromates. Mais la description que fait saint Hippolyte de sa doctrine dans les Philosophoumena se rapporte au début du IIIe siècle : le Basilidianisme de ce temps différait profondément du Basilidianisme primitif. [32] Harnack: Chronologie, 296; Die Ueberlieferung, 161. Il avait écrit un traité περὶ δικαοσύνης. [33] Sur Cérinthe, qui vécut à la fin du premier ou au début du second siècle. Cf. Harnack : Chronologie, 533 ; Die Ueberlieferung, 155. — Sur les Nicolaïtes. Cf. Harnack: Chronologie, 536; Die Ueberlieferung, 154. [34] Marcion arrive à Rome vers 138-139; il rompt avec l'Eglise vers 144. Cf. Harnack: Chronologie, 297; Die Ueberlieferung, 191 ; Dogmengeschichte, I, 226. [35] Tatien rompt avec l'Eglise vers 172 et quitte alors Rome pour la Syrie. C'est à ce moment qu'il écrit son Diatessaron, compilation des quatre Evangiles. Cf. Harnack : Chronologie, 284 ; Überlieferung, 485 et 201 ; Bardenhewer (trad. franc. Godet et Verschaffel), I, 167 ; et surtout Puech : Recherches sur le Discours aux Grecs de Tatien (Bibl. de la Faculté des Lettres de Paris, 1903, XVII). [36] L'Ophitisme devait absorber les autres formes du Gnosticisme au début du iiie siècle. Cf. notre saint Irénée (Lecoffre), p. 171. — Harnack : Chronologie, 537; Ueberlieferung, 162. [37] Dans les langues sémitiques, le mot esprit est du féminin. — Comme dans le système de Simon, on trouve ici un décalque de la Trinité chrétienne. [38] Les Anciens croyaient que la lune est un principe humide. [39] On rencontre, chez Origène, des imaginations semblables : pour lui, la densité d'un corps est relative à sa dégradation morale. [40] Sauf quelques fragments, réunis dans la Patrologie grecque, tome 7, 1264-1281. [41] P. G. 7, 1281-1292. — Harnack: Sitzungsberitche der K. Akademie der Wiss. Berlin, 1902. Erster Halfband, p. 507; il donne une édition critique du texte p. 536, une traduction p. 513. [42] Le diable n'est-il pas plutôt Sophia, la Mère de Valentin?
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