ANONYME

 

QUEROLUS

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

QUÉROLUS

OU LE POT DE TERRE

PERSONNAGES

[Dans le prologue : Le Poète.]

Le Lare domestique de la maison de Quérolus.

Quérolus, fils du vieil Euclion qui vient de mourir.

Mandrogéronte, fourbe, dépositaire d’un secret d’Euclion, homme d’un certain âge.

Sycophante, Sardanapale, fourbes, complices de Mandrogéronte.

(Sardanapale est assez âgé pour être appelé pater)

Pantomalus, esclave de Quérolus.

Arbitre, voisin et ami de Quérolus.

Aucun rôle de femme.

La scène est dans une ville, sur une place publique, où se trouvent la maison de Quérolus et d’un côté un sacellum, de l’autre une boutique de banquier; la maison a une porte de bois d’yeuse, des fenêtres basses avec des barreaux faibles et peu serrés, assez écartés pour que de dehors on puisse aisément jeter dans la maison une urne funéraire; la porte principale et les fenêtres sont visibles pour le spectateur, mais il y a en outre une porte dérobée qui probablement n’est pas en vue; la maison est haute.

Les accessoires nécessaires pour jouer la pièce sont 1° une fourche de pêcheur à trois dents en pointes de flèche — 2° une urne funéraire sur laquelle est gravée une épitaphe et qui s un lourd couvercle en plomb; — 3° des fragments de poterie qui représentent les débris de cette même urne; — 4° un petit coffre, assez grand pour contenir l’urne funéraire — 5° un premier écrit, aide-mémoire des fourbes; — 6° un second écrit, lettre d’Euclion à Quérolus. Un changement de costume du Lare doit être accompagné d’un jeu de lumière.

Quérolus est peut-être vêtu de la toge ; ce passage ne se concilie pas très bien avec 17). Mandrogéronte doit avoir un costume baroque de magicien dans les actes II, III, IV, peut-être un costume de parasite dans l’acte V; ses complices sont vêtus en pauvres gens.

ARGUMENT

Voici le sujet. Quérolus, notre héros, eut l’avare Euclion pour père. Celui-ci avait jadis enfermé un amas d’or dans une urne sépulcrale, comme si c’eussent été les cendres de son père, en ayant soin de verser dessus des parfums et d’inscrire au dehors une épitaphe. Sur le point de s’embarquer pour un voyage, il enterra l’urne dans le sol, chez lui, sans rien découvrir à personne; puis, se trouvant près de mourir au loin, il choisit un parasite, dont il avait fait la connaissance dans son voyage, pour l’instituer cohéritier de son fils Quérolus; ce qu’il fit par un écrit secret, et à la condition de révéler à Quérolus la cachette du trésor en toute honnêteté. Le vieillard ne désigna du trésor que l’emplacement: il ne songea pas à son stratagème. Le parasite s’embarque, se rend auprès de Quérolus, et viole sa promesse. Il se donne pour un magicien, pour un astrologue, et, aussi expert à se déguiser qu’un voleur peut l’être, il profite de ce que son patron l’avait renseigné sur l’intérieur de Quérolus pour en parler en divinateur. Quérolus lui donne sa confiance, et lui demande assistance pour purifier sa maison; le parasite magicien la purge et la nettoie en vérité. Mais ensuite, quand il se trouve libre d’examiner l’urne dérobée, il devient dupe de l’ancienne ruse d’Euclion. Il voit les apparences d’une sépulture; il y est pris, et se croit mystifié. Il veut du moins tirer de sa déception quelque vengeance : il prend l’urne, retourne chez Quérolus, s’approche habilement sans bruit, et par la fenêtre lance l’urne dans la maison. L’urne tombe en morceaux, et les cendres se métamorphosent en or. Ainsi, contre toute apparence de vraisemblance et de raison, notre homme prit ce qui lui était caché et rendit ce qu’il avait pris. Instruit de ce qu’il a fait, le parasite revient en hâte réclamer sa part d’héritage: mais comme il lui faut avouer ce qu’il a emporté, sans établir qu’il ait rien rapporté, il s’entend accuser d’abord de vol, puis, par surcroît, de violation de sépulture. Enfin, l’un redevient maître et l’autre parasite: ainsi, selon sa destinée et selon ses mérites, chacun est remis à sa place.

DÉDICACE A RUTILIUS

O respectable Rutilius, toujours digne des plus grands éloges, toi l’auteur du loisir honorable que nous consacrons à ces amusements, toi qui me juges digne de recevoir un tel honneur au milieu de tes intimes et de tes proches: je te dois, je le déclare, un grand bienfait eh un double bienfait, le témoignage que je reçois et la compagnie où je me trouve; c’est pour moi une illustration. Quand ma dette est si grande, comment m’acquitter dignement? l’origine des biens et la source des soucis, l’argent, n’est ni chez moi chose abondante ni chez toi chose estimée. Un peu de petite littérature, voilà ce que m’ont rapporté beaucoup de veilles; voilà l’honneur et la récompense de mes efforts, voilà aussi ce qui m’acquittera envers toi. D’ailleurs, pour donner à mon œuvre quelque agrément de plus, j’ai choisi une causerie de toi, ta Causerie Philosophique, pour y puiser la matière de mon sujet. Te souviens-tu que ton thème favori était de railler ceux qui plaignent leur destinée? te souviens-tu comment, à la façon des Académiques, tu développais selon ta fantaisie le contre et le pour? Mais ce que j’ai tiré de cette source, celui-là le saura qui seul le sait.

Pour moi, c’est en vue des causeurs et des dineurs que j’ai écrit cette pièce. A toi, très haut personnage, à ton nom est dédié ce livre. Vis longtemps et heureusement, au gré de nos vœux et des tiens.

PROLOGUE

LE POÈTE AUX SPECTATEURS

Un peu de silence, voilà ce que sollicite de nos spectateurs cette œuvre poétique. Elle vous demande d’écouter la sagesse grecque, exposée par des lèvres barbares ; les vieilles lettres latines, aujourd’hui rajeunies pour vous. Elle vous fait encore une prière: elle espère que, par un retour obligeant, celui qui vous a consacré sa peine en aura pour prix votre bienveillance.

Le Pot de terre est ce que nous jouons aujourd’hui: non pas la vieille pièce, mais une pièce toute neuve, où nous marchons sur les brisées de Plaute. Nous y faisons paraître un homme heureux, que son destin protège, et en face de lui un homme déloyal, dont sa déloyauté fait une dupe. Quérolus, qui paraîtra tout à l’heure, est le héros de toute la pièce: c’est un homme d’un mauvais caractère, c’est lui qui sera notre personnage heureux. En face de lui vous verrez Mandrogéronte, déloyal et malheureux. Le Lare domestique, qui paraîtra le premier, vous exposera tout ce qui doit arriver. Le sujet vous divertira, quand même vous seriez las du style. Quant à nos badinages, nous demandons pour eux la liberté du vieux temps: que personne ne prenne pour soi ce que nous disons pour tout le monde, que personne ne se fasse un grief personnel d’une plaisanterie adressée à tous les hommes; enfin que personne ne s’avise de rien reconnaître, car tout chez nous est mensonge. Quérolus, le Pot de terre: faut-il donner à cette pièce le premier nom ou l’autre ? c’est vous qui allez en juger, c’est vous qui en prononcerez l’arrêt. Nous portons sur la scène un pied boiteux nous n’aurions pas cette hardiesse si nous ne savions imiter en cela de grands et d’illustres guides qui nous montrent le chemin.

ACTE I

Scène I

Le Lare domestique (sortant de la maison de Quérolus)

Je suis le Lare domestique, l’habitant et le gardien de la maison qui m’est assignée; pour le moment je gouverne la demeure dont vous venez de me voir sortir. C’est moi qui règle les décrets des destinées: ce qu’ils contiennent de bon, je l’aide à venir; quand le sort est moins favorable, j’en tempère la rigueur. J’ai maintenant sous mon administration le destin du maître de céans, Quérolus, homme d’un mauvais caractère, mais qui n’est pas méchant. Grâce à moi il a eu jusqu’à présent de quoi se suffire, ce qui est le premier des biens; mais désormais il va être tout à fait riche; il l’a mérité. Et en effet, quand vous vous figurez que chacun de nous ne doit pas être récompensé selon ses mérites, vous êtes dans l’erreur. Mais je vais vous dire en quelques mots l’histoire et l’enchaînement de notre sujet. — 2. Un homme avare et défiant fut le père de mon protégé Quérolus: c’était le vieil Euclion. Celui-ci avait d’or un poids considérable, qu’il eut l’idée d’enfermer dans une urne; de cette façon, honorant l’urne comme si c’eût été la sépulture paternelle, il pouvait dissimuler son trésor sans le cacher. [Il avait inscrit au dehors une épitaphe.] Partant un jour en voyage, il mit l’urne en terre chez lui et la laissa devant mon autel. Aux siens il recommanda une sépulture, à moi il recommanda un trésor. Une fois parti, le vieillard ne revint plus. Avant de mourir il révéla son secret à un seul homme, un déloyal et un perfide. Du moins, soit par oubli, soit que la chose lui parût superflue, il ne lui dit rien de l’appareil funèbre et de l’épitaphe: d’après les destins, il n’en faut pas davantage pour assurer les intérêts de Quérolus. Ainsi le trésor reste pour tous inconnu, quoique bien connu. — Sans doute il nous eût été facile, à nous autres, d’employer un songe ou un oracle pour faire connaître l’or à son maître. Mais il faut que les hommes reconnaissent qu’on ne peut enlever à personne ce qui est le présent d’un dieu. Aussi le voleur sera bientôt ici, le voleur par qui tout chez nous sera sauvé. o voyant l’urne il la prendra pour une sépulture, car le vieillard a bien pris ses précautions : après avoir enlevé son butin il le rapportera, et pour n’avoir pas voulu se contenter d’une part il rendra le tout. Les choses sont bien ainsi : l’homme sans foi qui tend un piège pour autrui prépare sa propre chute. Il ne faut pourtant pas que vous m’ayez vu pour rien : j’ai diverses choses à vous exposer. — 3. Notre ami Quérolus, comme vous le savez, est maussade pour tout le monde, et môme, s’il est permis de le dire, ce simple mortel a contre un dieu de plaisantes colères, qui ne font que le rendre plus ridicule. J’ai envie de raisonner avec lui ; j’aurai plaisir à réduire la science des hommes à son néant. Ainsi, sans plus tarder, vous allez entendre la Destinée d’un côté, un homme de l’autre, et c’est vous qui serez juges entre eux. — Je suis son génie, mais, si faire se peut, je serai très prudent à le lui dire, do peur qu’il ne me maltraite; en effet il dit du mal de moi sans fin et sans trêve, la nuit et le jour. — 4. Hé mais! le voici lui-même, qui crie contre la fortune et la destinée: il se dirige vers moi. Il vient d’apprendre que son père est mort là-bas: ho! quel profond chagrin! Je connais la nature humaine: sans doute c’est parce qu’il n’a pas trouvé d’héritage. — Ah çà, que vais-je faire? je ne puis pourtant m’envoler tout à coup. Je me suis trop aventuré. (Il regarde autour de lui et aperçoit à terre une fourche de pêcheur.) Voici fort à propos un porte-crocs qui me sera d’un bon secours. Si Quérolus est aujourd’hui maussade comme d’ordinaire, avec ceci je lui ferai de quoi justifier ses plaintes. D’où cette arme peut-elle bien venir? Au fait, j’ai vu des pêcheurs passer par ici ce matin : ce sont eux qui l’auront laissé tomber.

(Pendant que Quérolus s’approche, Le Lare se retire dans un coin de la scène).

Scène II.

QUÉROLUS, LE LARE DOMESTIQUE.

5. Quérolus, sans voir le Lare. O destin, ô destinée et O fortune scélérate et impie, si quelqu’un me disait où tu es tout de suite, tout de suite j’arrangerais pour toi une fortune.... dont tu ne te tirerais pas.

Le Lare, à part. Il paraît qu’il faut compter aujourd’hui sur ma fourche. Mais pourquoi ne pas l’aborder et lui parler sans retard? (Il revient au milieu de la scène.) Bonjour, Quérolus

Quérolus., tout haut à lui-même. Voici encore cet ennui: Bonjour, Quérolus. A quoi cela sert-il, de dire bonjour à tant de gens, à droite et à gauche? Et quand ce serait utile, ce n’en serait pas moins désagréable.

Le Lare, à part. Ma foi, voilà un vrai misanthrope: il voit une personne et il la prend pour toute une foule.

Quérolus, au Lare. Hé bien, l’ami, qu’est-ce que tu me veux ? Est-ce que tu as une dette à me réclamer? Est-ce que tu cries au voleur?

Le Lare, à Quérolus. Tu as le caractère mal fait, Quérolus. Quérolus, tout haut à lui-même. Allons, bon! ses politesses ont été mal reçues, et il y joint encore des injures. (Quérolus ce dispose à s’en aller.)

Le Lare. Attends un peu.

Quérolus. Je n’ai pas le temps.

Le Lare, l’arrêtant. Il le faut: attends.

6. Quérolus, s’arrêtant, à lui-même. Pour le coup, voici de la violence. — (Au Lare:) Hé bien, qu’est-ce que tu veux?

Le Lare. Cette fourche que je porte, sais-tu bien pourquoi faire?

Quérolus, au Lare. Je n’en sais ma foi rien. (A lui-même:) Seulement je me figure que ces instruments-là ont d être inventés à cause des fâcheux.

Le Lare. Je la porte, cette fourche, parce que si tu fais mine de me toucher je t’en percerai les talons.

Quérolus, à lui-même. Ne l’avais-je pas dit? même le bonjour est malfaisant ici. —Ma foi l’idée n’est pas mauvaise. C’est cela: je ne te touche pas, toi de même. Adieu. (A lui-même, en s’en allant:) Allez! faites des amitiés! voilà où ses politesses du commencement aboutissent.

Le Lare, menaçant Quérolus de sa fourche. Reste. — C’est moi que tu cherches; c’est moi, chétive créature, que tu accuses.

Quérolus. Oh! oh! tu sais, j’entends partir d’ici les talons entiers. (Il se laisse ramener par le Lare)

Le Lare, quittant son attitude menaçante. Maintenant écoute. N’est-ce pas toi qui tout à l’heure accusais ta destinée?

Quérolus, de mauvaise humeur. Je l’accuse, et je suis à ses trousses.

Le Lare. Viens donc à moi, alors. C’est moi.

Quérolus. C’est toi ma destinée?

Le Lare. C’est moi ton Lare domestique, celui que vous autres hommes appelez la destinée.

Quérolus. Si c’est toi, voilà longtemps que je cours après Loi. (Il saisit le Lare.) Tu ne bougeras pas d’ici.

Le Lare, le menaçant de nouveau avec sa fourche. Je t’avais déjà dit Gare à la fourche! Prends garde. (Il se dégage des mains de Quérolus.)

Quérolus, poursuivant le Lare. Prends garde toi-même. (Le Lare s’éloigne rapidement, puis peu à peu son costume d’homme est remplacé par un costume mythologique blanc, et un jet de lumière éclaire tout son corps.)

Le Lare. J’ai pris mes précautions.

Quérolus. Quelle est cette manigance? (Il poursuit le Lare.)

Le Lare. Laisse donc, imbécile: il n’y a point ici de manigance. (D’un ton menaçant:) Laisse-moi, si tu n’as envie de recevoir trois blessures d’un coup.

7. Quérolus, à part, loin du Lare. Ah! qu’est-ce là? Bien sûr, c’est quelqu’un des Êtres cachés. Le voilà qui marche à moitié nu, vêtu de blanc, et tout son corps est inondé de lumière. — (se rapprochant;) Bravo, Lare domestique, tu t’en es bien tiré. Mais il y a quelque chose qui m’échappe. Tu es à moitié nu, je te reconnais là pour un dieu de chez moi; mais tu es tout en blanc, c’est ce que je ne puis concevoir. Je m’étais toujours figuré que tu habitais le charbonnier, et je vois que tu viens du moulin.

Le Lare. Tiens, c’est à moi que tu le dois encore, si dans ta misère tu plaisantes agréablement. —Ecoute maintenant. Tes plaintes, Quérolus, bien qu’elles soient sans fondement, ont réussi à m’émouvoir. Voilà pourquoi je suis venu; j’ai l’intention de te rendre compte des choses complètement, faveur qui jusqu’ici n’a été donnée à personne.

Quérolus. Quoi! rendre compte des affaires humaines! t’est-il donc permis de les connaître, et qui plus est de les révéler?

Le Lare. Je les connais et je puis les faire connaître. Ainsi donc, si jamais tu as eu à le plaindre de quelque chose, expose-moi aujourd’hui tous tes griefs.

Quérolus. Le jour finira avant que je sois au bout.

Le Lare. Hé bien, dis-en quelques-uns seulement, en peu de mots. Sur ceux-là je te répondrai sans qu’il manque rien.

Quérolus. Voici un point, un seul point, sur lequel je veux une réponse. Pourquoi les choses vont-elles bien pour les injustes, et mal pour les justes ?

Le Lare. D’abord, je ferai ce que je vois faire dans vos procès à vous autres je poserai la question de personne. Au nom de qui parles-tu? en ton propre nom, ou au nom de tout le monde?

Quérolus. Au nom de tout le monde et au mien.

Le Lare. Quand ton accusation va contre toi-même, comment te portes-tu avocat des autres? et de tant d’autres!

Quérolus. Non pas: je sais que je ne suis point en cause.

Le Lare. C’est bon: la demande deviendra donc caduque, du moment que la personne du demandeur sera écartée. — Où te places-tu, au nombre des bons, ou des méchants?

Quérolus. Tu me demandes ce que je suis à mes propres yeux, quand je porte ma plainte contre les criminels?

Le Lare. Si je prouve que tu es toi-même un de ceux que tu accuses, que tu es un des méchants, au nom de qui parleras-tu ensuite?

Quérolus. Il faudra bien, si tu me convaincs d’être un criminel, que sur mes mérites je règle mes prétentions.

8. Le Lare. Sans perdre de temps, réponds-moi tout de suite, Quérolus. Combien penses-tu avoir déjà commis de crimes capitaux?

Quérolus. Vraiment, aucun que je sache.

Le Lare. Aucun! Alors tu as oublié toutes tes actions?

Quérolus. Point du tout: je me les rappelle à peu près toutes, mais je n’ai conscience d’aucun crime.

Le Lare. Allons, Quérolus: tu t’es bien permis quelque vol?

Quérolus. Moi! jamais... depuis que j’ai cessé.

Le Lare, riant, ha! ha! ha! c’est cela ne L’être jamais rien permis?

Quérolus. Ce qui est vrai, je ne le nie pas. Étant jeune j’ai fait parfois, je le reconnais, de ces tours qui font honneur.

Le Lare. Hé bien alors, pourquoi as-tu cessé de te faire honneur? — Laissons ce chapitre. La calomnie, qu’en dirons-nous?

Quérolus. Hé là, qui donc dit la vérité? Tu pourrais en dire autant à tout le monde : laisse-moi tranquille.

Le Lare. Alors il n’y a rien là à le reprocher? — Et maintenant, l’adultère?

Quérolus. Ah! vraiment, ce n’est pas non plus chose à reprocher.

Le Lare. Et depuis quand cette chose est-elle permise?

Quérolus. Belle demande! comme si tu ne le savais pas. C’est une de ces choses qu’on ne peut ni permettre ni défendre.

Le Lare. Tu n’as pas autre chose à dire, Quérolus? — Hé bien, tu ne vois pas que tu mènes une vie contraire à la morale?

Quérolus. Si tu vas chercher de pareils détails, il n’y a personne d’innocent.

Le Lare. Et pourtant je ne t’ai pas encore tout demandé: rappelle-toi un peu.

Quérolus. Mais il n’y a rien de plus.

Le Lare. Alors tu n’as jamais souhaité la mort à personne?

Quérolus. A personne.

Le Lare. Et si je t’en convaincs?

Quérolus. Je n’aurai rien à répondre.

Le Lare. Dis-moi: tu n’as jamais eu beau-père ni belle-mère?

Quérolus. Voilà encore de ces choses universelles.

Le Lare. Bref, tu avoues tout sur tous les points?

Quérolus. Du moment que tu poses les questions ainsi.

Le Lare. Du moment que tout cela te paraît de peu de conséquence, je me demande quelle idée tu Le fais d’un vrai grief. — Dis-moi encore: combien as-tu commis de parjures? (Quérolus ne répond pas) Allons, réponds donc vite.

Quérolus. Que la Bonne Chance entende mon serment: le parjure m’a toujours été étranger.

Le Lare. Combien au dessus de mille as-tu commis de parjures? voilà ce que je veux savoir. (Quérolus se tait.) Dis-moi seulement cela.

Quérolus. Oh! je vois, tu demandes ces petites choses de tous les jours, pour rire?

Le Lare. Je ne saisis pas bien ce que tu appelles un parjure pour rire. — Mais passons: là-dessus, à ce que je vois, l’habitude t’a blasé. Voyons : jamais, sérieusement et en connaissance de cause, tu n’as violé ton serment? Par exemple, tu n’as jamais juré amitié à qui tu avais voué une haine jurée?

Quérolus, à part. Malheureux que je suis! quelle rencontre ai-je faite ici? (Haut:) Plus d’une fois, je l’avoue, c’est en m’arrangeant pour respecter la lettre de mes engagements, mais non l’esprit, que j’ai juré.

Le Lare. Fort bien. Alors, tu t’es parjuré. C’est l’usage: combien j’aimerais mieux qu’on se souciât peu de la lettre, et qu’on respectât l’esprit! Hé quoi, Quérolus, tu te crois en règle par ta lettre? Sais-tu bien que souvent on se parjure rien qu’à se taire? et qu’il est aussi grave de taire La vérité que de dire le mensonge?

Quérolus. Allons te voilà au bout: tous mes maux sont mérités. Adieu.

9. Le Lare. Non pas. Rien n’est fait, Quérolus, si je n’obtiens encore deux résultats. L’un est de prouver que si tu es malheureux tu l’as mérité; l’autre, de te faire comprendre désormais à toi-même que tu es heureux.

Quérolus. Comment? je ne suis pas accablé de chagrins?

Le Lare. Si, je l’avoue: mais c’est par la faute. — Tiens, pour que je puisse te réfuter sur tous les points, dis-moi en peu de mots de quoi tu te plains le plus.

Quérolus. Hé bien, pour commencer, ô le meilleur des Génies, je te dirai que je me plains de mes amis.

Le Lare. Miséricorde! et ses ennemis, qu’en fera-t-il? (A Quérolus) Mais encore, en quoi as-tu jamais eu à te plaindre de la fidélité de tes amis?

Quérolus. Personne n’est aussi désagréable pour moi que mes intimes; ni plus complaisant, que ceux que je connais à peine.

Le Lare, ironiquement. Et quoi d’étonnant si quand .on te connait on te méprise, et si on ne t’aime que quand on ne te connaît pas?

Quérolus. Grand merci, Lare domestique: tu me couvres de fleurs.

Le Lare. Je comprends de quoi tu te plains. Veux-tu que sans retard il y soit mis bon ordre?

Quérolus. Si je le veux!

Le Lare. Ne donne jamais ton amitié à un imbécile, ni ta confiance; car, quand un homme manque de tète ou de cœur, il est plus aisé de supporter sa haine que sa société.

Quérolus. Mais s’il n’y a pas d’homme d’esprit?

Le Lare. Gouverne les imbéciles : mène-les par ta supériorité.

Quérolus. Comment cela?

Le Lare. Si tu veux qu’on te rende hommage

Quérolus. Mais oui.

Le Lare. Il faut pour cela vivre au milieu des misérables. — Tiens, tu veux n’être pas trompé?

Quérolus. Sans doute.

Le Lare. Ne te fie à personne. De toi dépend de n’être pas trompé: pourquoi t’en prendre à la déloyauté d’autrui?

Quérolus. Ce que tu dis n’est pas sans vraisemblance.

Le Lare. Tu veux que les tiens ne soient pas les premiers à te tromper?

Quérolus. Je le voudrais, si c’était possible.

Le Lare. Je te dirai ce que je t’ai déjà dit: avec personne, Quérolus, il ne faut te faire trop intime. Plus tu voudras t’attacher quelqu’un, plus il faudra que le lien soit frêle. C’est un être bien bizarre que l’homme: il ne peut supporter son semblable, un plus petit, il le méprise; un plus grand, il l’envie; un égal, il lui cherche noise.

Quérolus. Dis-moi donc ce qu’il te plaît que je fasse.

Le Lare. Etant donnés les caractères et les vices dos hommes, écoute, voici la ligne à suivre. Les festins, Les parties de plaisir, le vin, les nombreuses réunions, fuis-les avec dégoût. Des compagnies, des bombances, des divertissements frivoles, ce n’est point à tout cela que je demande de faire naître l’amitié; et plût au ciel qu’il n’en sortit jamais de haines!

Quérolus. Mais comment se fait-il que beaucoup de personnes cherchent la société et s’en trouvent très bien?

Le Lare. Je sais parfaitement. Tu veux parler de ces personnes qui ne laissent jamais rien voir de leur pensée? Ce sont gens trop avisés ou trop heureux que tu invoques là; une telle vie n’est pas l’affaire d’un Quérolus.

10. Quérolus. J’ai encore un autre grief. — Je suis pauvre (tu le sais, peut-être tu en es la cause); je suis pauvre, mais enfin cela n’est point intolérable. Ce à quoi je ne puis absolument pas me taire, c’est qu’une fortune modique ne trouve d’indulgence chez personne. Jamais on ne se contente de dire: Un tel est pauvre...

Le Lare. Qu’y a-t-il donc de plus?

Quérolus. Hé! que ne dit-on pas? « C’est bêtise, c’est négligence, c’est paresse, c’est gloutonnerie ». La patience devient de la nonchalance, la vivacité devient de la méchanceté; tout change de nom. On ne tient compte que des moyens que chacun possède; on n’estime que la fortune. Toujours le riche est un homme actif, toujours le pauvre est un négligent.

Le Lare. Laisse ces plaintes aux censeurs, Quérolus. Pour le moment, dis-moi quels ennuis te troublent et t’accablent plus particulièrement: ce que tu viens de dire là, ce sont les inconvénients universels et bien anciens de la pauvreté. D’ailleurs, si tu n’es pas riche, tu n’es pas pauvre non plus. Tu n’avais qu’à le reconnaître pour être heureux.

Quérolus. Sais-tu bien que je viens de perdre mon père...?

Le Lare, lui coupant la parole. Tu tiens grand compte de ce que je le recommande! Vraiment voilà un mal bien particulier, un mal qui n’est arrivé à personne avant toi! Hé bien! cela n’allait-il pas de droit, que le père fût enterré par le fils?

Quérolus. Je l’avoue. Mais ce que je dis, c’est qu’il ne m’a rien laissé.

Le Lare. O le deuil cruel! des funérailles qui ne rapportent rien, voilà de quoi se désoler. — Tu as du dépit? donc tu n’as point de chagrin. Écoute: ton père n’a jamais manqué de rien, et toi aujourd’hui tu ne manques point non plus : ce n’est pas là un mince héritage. Tu es de mauvaise humeur de ce que...? Hé bien, dans son extrême vieillesse IL a vécu pour lui-même, après avoir vécu toujours pour toi. Et plaise au ciel que tu laisses après toi autant qu’a laissé Euclion! — 11. Vois-tu, il faut trouver autre chose, car, pour ceci, je n’en écoute plus un mot.

Quérolus. J’ai un esclave que je ne puis souffrir: il s’appelle Pantomalus, et son caractère est digne de son nom.

Le Lare. Heureux ton sort, Quérolus, si tu n’as qu’un seul Pantomalus! beaucoup ont des Pantomalus.

Quérolus. Mais bien des personnes que j’entends vont jusqu’à se louer de leurs gens.

Le Lare. Ces personnes-là en ont de pires.

Quérolus. Alors, pourquoi se louent-elles d’eux?

Le Lare. C’est qu’elles ne se doutent pas de ce qu’elles perdent par eux.

Quérolus. — 12. Le mauvais temps, de préférence, a détruit les fruits de chez moi: est-ce là un mal universel?

Le Lare. Il y a plus d’une peine pour châtier les hommes. Toi, tu as souffert du mauvais temps; un autre a souffert d’ailleurs.

Quérolus. Un instant: mes copartageants, depuis bien longtemps, n’ont éprouvé aucun dommage.

Le Lare. Va, ton erreur est lourde.

Quérolus. Alors je te demande pardon. J’ignorais que ti eusses un soin si particulier de mes copartageants. — 13. J’ai encore une autre plainte à faire. Je n’ai qu’un voisin, et c’est un homme fâcheux.

Le Lare. Voilà une chose vraiment fâcheuse. Pourtant, Quérolus, en te le donnant, cet unique voisin, je t’ai fait encore une grande faveur. Vois en effet: tu n’en as qu’un à endurer; que font ceux qui en ont plusieurs?

Quérolus. Conserve-le moi, je t’en prie, Lare domestique; c’est moi qui le demande. Veille sur celui que tu m’as donné, car à sa place il pourrait m’en naître deux.

Le Lare. Et que diras-tu, si même en ce qui le concerne j’ai raison? Dis-moi maintenant lequel tu crois le plus heureux, de toi-même et de ce voisin, dont

Quérolus, Lui coupant la parole. Belle comparaison! Est-ce donc une chose douteuse, que, quand on cause les plaintes d’autrui, on est plus heureux que quand on est réduit à se plaindre?

Le Lare. Hé bien, Quérolus, veux-tu que je te montre qu’il est plus malheureux que toi?

Quérolus. Vraiment, j’en suis curieux.

Le Lare. Seulement je ne ferai que t’en donner une idée. Approche un peu ton oreille.

Quérolus. Que ne parles-tu sans mystère? Est-ce que, toi aussi, tu as quelque chose à craindre?

Le Lare, ironiquement. Comment ne craindrais-je pas, moi qui vis avec toi ? — Approche ton oreille.

Quérolus. Allons, dis. (Il s’approche du Lare, qui lui parle bas. Puis Quérolus éclate de rire:) Ha! ha! ha! c’est bien fait! bien placé! adjugé! Lui-même, et les siens, que … (lacune)! Pour moi, tu me traites vraiment bien.

Le Lare. N’est-ce pas, que … (lacune)?

Quérolus. Non vraiment, je ne me plains plus désormais.

Le Lare. Est-ce bien sûr, Quérolus? cela te semble ainsi pour quelque temps, et ensuite tu reviendras à ton naturel. — 14. Mais continuons. Tu n’arrives pas à montrer que tu sois malheureux: c’est à moi maintenant de prouver que tu es heureux. Dis-moi donc, Quérolus, te portes-tu bien?

Quérolus. Je pense que oui.

Le Lare. A combien estimes-tu cela?

Quérolus. Comment? cela entre-t-il en ligne de compte?

Le Lare. O Quérolus, tu te portes bien, et tu n’admets pas que tu es heureux? prends garde de savoir, après coup, que tu l’as été.

Quérolus. Je l’al dit déjà mon sort est bon en lui-même; c’est par comparaison qu’il est mauvais.

Le Lare. Enfin, il est bon en lui-même?

Quérolus. Je le reconnais.

Le Lare. Alors, que demandes-tu de plus?

Quérolus. Pourquoi le sort des autres est-il meilleur?

Le Lare. Pour le coup, c’est ici de l’envie.

Quérolus. Une envie justifiée, carie suis bien moins traité que des gens qui ne me valent pas.

Le Lare. Ces gens dont tu veux parler, si je te fais voir qu’ils sont moins heureux que toi?

Quérolus. Si tu fais cela, tu feras que jamais Quérolus ne permette à personne de se plaindre.

Le Lare. — 15. Pour procéder plus vite et de façon plus claire, je laisse là le raisonnement. C’est toi qui vas dire un sort: tu désigneras la condition qui te tente, et celle que tu auras voulue toi-même te sera donnée tout de suite. Seulement, ne l’oublie pas, tu n’auras le droit de rien regretter ni retrancher du sort que tu auras choisi.

Quérolus. Ce système de choix me plaît. Hé bien, donne-moi les richesses et les honneurs de la carrière militaire, ne fût-ce que pour en tâter.

Le Lare. Voilà un vœu que je puis exaucer. Seulement assure-toi bien si tu es capable de suffire à ce que tu demandes.

Quérolus. Quoi donc?

Le Lare. Es-tu prêt à faire la guerre? à te garer du fer ennemi? à rompre une ligne de bataille?

Quérolus. Voilà des choses que je n’ai jamais su faire.

Le Lare. Laisses-en donc les profits et les honneurs à ceux qui peuvent faire tout cela.

Quérolus. Alors, donne-moi au moins quelque avantage dans la carrière civile.

Le Lare. Tu es donc disposé à tout percevoir, à tout rembourser?

Quérolus. Hé là! voilà qui m’échappe encore. Je ne veux pas plus l’un que l’autre. — 16. Tiens, si tu as quelque pouvoir, ô mon Lare, accorde-moi d’être un simple particulier et en môme temps un homme puissant.

Le Lare. Cette puissance, de quelle sorte la veux-tu?

Quérolus. Je voudrais pouvoir dépouiller ceux qui ne me doivent point, battre ceux qui ne sont point mes gens; et quant à mes voisins, je voudrais à la fois les dépouiller et les battre.

Le Lare, riant. Ha! ha! ha! c’est le brigandage, ce n’est pas la puissance, que tu demandes ainsi. Par ma foi, je ne sais de quelle façon l’on pourrait te faire ce plaisir. (Il réfléchit.) — Voici pourtant; j’ai trouvé; tu as ton affaire. Va-t-en vivre aux bords de la Loire.

Quérolus. Et après?

Le Lare. Là vivent des gens qui suivent le droit naturel. Là il n’y a point de grimace, là on rend des sentences capitales sur un tronc de chêne, et on en écrit le texte sur les os du patient; là les paysans sont avocats et les particuliers sont juges; là tout est permis. Si tu es riche … [lacune], On l’appellera Patus: ainsi parlent les Athéniens de ce pays-ci. O forêts, ô solitudes! qui n’a point prétendu que vous étiez libres? il y a bien d’autres choses que je ne te dis pas: mais en voilà assez pour Le renseigner.

Quérolus. Je ne suis point riche, et je n’ai que faire des troncs de chêne. Je ne me soucie pas de cette juridiction dans les bois.

Le Lare. Hé bien, choisis quelque chose de plus innocent et de plus honorable, si ces procès-là te font peur.

Quérolus. — 17. Donne-moi la considération de cet officier public que tu sais bien, celui que tu combles de faveurs.

Le Lare. Tu me demandes la chose la plus aisée du monde. Cela, quand même je ne le pourrais pas, je le pourrais encore. — Ainsi, c’est bien là la condition que tu désires?

Quérolus. Rien ne pourrait me plaire davantage.

Le Lare. Je laisse de côté les grands inconvénients. Va donc, prends des vêtements trop courts en hiver et doubles en été ; prends des cothurnes de laine, des souliers qui retombent sans cesse, qui soient toujours détrempés de pluie, chargés de poussière, gluants de crotte et de sueur; prends des bottines minces et molles, toujours adhérentes à la terre, mal distinctes de la boue qui les souille ; passe les grandes chaleurs les genoux couverts, les grands froids les jambes nues; l’hiver en escarpins, et l’été dans des bottes étroites. Résigne-toi au travail décousu, aux rendez-vous fixés au petit jour ; sois prêt à traiter le juge tantôt à déjeuner et tantôt à dîner, tantôt par la chaleur et tantôt par le froid, tantôt pour dire des folies et tantôt pour rester sérieux. Vends ta voix, vends ta langue, mets à bail ta colère et ta haine: après tout cela reste pauvre; et rentre au logis chargé d’un peu d’argent et de beaucoup de malveillance.... — J’en dirais bien davantage, mais avec ces gens là... Mieux vaut faire leur oraison funèbre que de les attaquer.

Quérolus. Je ne me soucie pas non plus de ce métier là. — 18. Donne-moi des richesses comme en amassent les paperassiers du fisc.

Le Lare. Alors accepte les veilles et les peines de ceux que tu envies. Sois en quête de l’or pendant ta jeunesse, et une fois vieux cherche une patrie...; vise à débuter en conscrit dans ton lopin de terre, après avoir été un vétéran du forum. O calculateur consommé, mais propriétaire novice, sois connu familièrement des étrangers, et inconnu de tes voisins; passe ta vie entière en butte à la haine, pour gagner de belles funérailles. Quant à des héritiers, le ciel t’en pourvoira: arrange-toi pour ne pas les désappointer. Quérolus, souvent la réserve du loup devient le butin du renard.

Quérolus. 19. Bon, bon: je renonce aussi aux paperasses. — Tu sais cet étranger, qui est venu d’outre-mer faire le commerce: je te demande simplement de m’accorder sa bourse.

Le Lare. Hé bien, courage: embarque-toi sur mer, prends les tiens avec toi, confiez-vous tous aux flots et aux vents.

Quérolus. C’est une idée à laquelle je n’ai jamais pu me faire. —Tiens, donne-moi au moins la cassette de Titus.

Le Lare. Reçois donc aussi la goutte de Titus.

Quérolus. Point du tout.

Le Lare. Alors tu n’auras pas la cassette de Titus.

Quérolus. J’y renonce encore. Donne-moi des musiciennes, de jolies maîtresses, comme en a ce vieil avare d’usurier étranger.

Le Lare. C’est chose faite: ce que tu désires de toute ton âme est à toi. Prends ce que tu souhaites ; prends toute la bande; prends Paphié, Cythéré, Brésidé. Mais d’abord aie la virilité de Nestor.

Quérolus, riant. Ha! ha! ha! et pourquoi donc?

Le Lare. Vois comme est bâti celui dont tu demandes le sort. Hé quoi, Quérolus, n’as-tu jamais entendu le proverbe : On n’est pas galant sans frais : il faut ou avoir ceci avec cela, ou avec ceci laisser cela.

Quérolus. 20. Il me vient encore une idée. Donne-moi du moins de l’effronterie.

Le Lare. Parfait, en vérité t tu désires justement tout ce qui devrait t’être refusé. — Soit, si tu veux faire ta main partout, sois effronté. Seulement il te faut désormais renoncer au bon sens.

Quérolus. Pourquoi ?

Le Lare. Parce qu’aucun homme dans son bon sens n’est effronté.

Quérolus. Va te promener, Lare domestique, avec ton argumentation.

Le Lare. Va te promener, Quérolus, avec ta lamentation.

Quérolus. 21. Ne changeras-tu donc jamais, ô mauvaise fortune?

Le Lare. Jamais de ton vivant.

Quérolus. Il n’y a donc pas d’heureux?

Le Lare. Il y a un petit nombre de gens heureux. Mais ce ne sont pas ceux que tu penses.

Quérolus. Comment? si je te désigne sur-le-champ quelqu’un qui se porte bien, et qui en même temps est riche, tu ne voudras pas le reconnaître pour un heureux?

Le Lare. Un homme qui est riche.., tu peux le reconnaître. Mais un homme qui se porte bien, qu’entends-tu par là?

Quérolus. Un homme dont le corps est sain.

Le Lare. Et si son âme est malade?

Quérolus. Pour cela, je n’en sais rien.

Le Lare. O Quérolus, vous ne savez voir que les faiblesses des corps: combien les âmes sont encore plus faibles! L’attente, la crainte, le désir, l’avidité, le désespoir n’y laissent pas de place au bonheur, Et si cet heureux que tu veux dire n’est pas le même en son cœur qu’en son visage? s’il est gai en public et pleure chez lui? Sans parler des ennuis plus graves, peut-être qu’iL n’aime pas sa femme, peut-être qu’il aime trop sa femme.

Quérolus. S’il n’est pas d’heureux, c’est donc qu’il n’est pas de justes?

Le Lare. Là-dessus encore je puis te répondre. Oui, il y a quelques hommes qui sont presque des justes; mais ceux là sont les plus malheureux de tous. — As-tu autre chose à me demander?

Quérolus. Ma foi, absolument rien. Accorde-moi ma propre condition, puisque je n’ai rien trouvé de mieux.

22. Le Lare. Il a été établi que tu es heureux. Mais n’importe: maintenant je veux te faire savoir que ton bonheur va être encore plus grand. L’or aujourd’hui te sera donné en abondance.

Quérolus. Tu te moques de moi : cela ne se peut.

Le Lare. Et pour quelle raison?

Quérolus. Parce qu’il n’y a pas moyen.

Le Lare. Bien sûr, c’est chose difficile à nous autres de faire et d’inventer des choses qui t’échappent.

Quérolus, ironiquement. Dis donc, est-ce que quelque roi doit me faire une libéralité?

Le Lare. Pas le moins du monde.

Quérolus. Est-ce que quelqu’un de mes amis doit me donner quelque cadeau?

Le Lare. Pas le moins du monde.

Quérolus. Est-ce que par surprise quelqu’un m’a institué son héritier?

Le Lare. Encore moins.

Quérolus. Est-ce que quelque trésor enfoui paraîtra tout à coup à mes yeux?

Le Lare. Sache que s’il y avait chez toi un trésor caché, c’est à un autre qu’il devrait être montré d’abord.

Quérolus. Et de quelle façon dois-je donc avoir ce que personne ne doit me donner?

23. Le Lare. Va en paix maintenant; et, tout ce qui sera contre ton intérêt, fais-le.

Quérolus. Pourquoi donc?

Le Lare. C’est ce qu’il faut. Si on te trompe, aie confiance; si on te tend des pièges, donnes-y de bonne volonté; s’il vient à toi des voleurs, accueille-les avec empressement.

Quérolus. Alors, si quelqu’un mettait le feu à ma maison, tu me dirais d’y verser de l’huile?

Le Lare. J’étais sûr que tu ne me croirais pas.

Quérolus. Des voleurs et des pillards chez moi! et pourquoi faire?

Le Lare. Pour que, si tu as encore quelque espérance ou quelque ressource, ils t’en dépouillent complètement.

Quérolus. Pourquoi cela?

Le Lare. Pour que tu sois riche.

Quérolus. Comment cela?

Le Lare. En perdant tes biens.

Quérolus. Pourquoi les perdre?

Le Lare. Pour être heureux.

Quérolus. De quelle façon?

Le Lare. Par le malheur.

Quérolus, à part. Voilà bien ce qu’on dit souvent, envelopper la vérité dans les ténèbres. (Au Lare:) Mais enfin que veux-tu que je fasse?

Le Lare. Tout ce que tu te croiras contraire.

Quérolus. Dis-moi quoi, alors; car je serais exposé à faire ce qui me serait favorable, sans le savoir.

Le Lare. Quoi que tu fasses aujourd’hui, tu y trouveras ton profit.

Quérolus. Et si moi-même je ne le veux pas?

Le Lare. Bon gré mal gré, aujourd’hui la bonne fortune entrera dans ta demeure.

Quérolus. Et si je ferme la maison à clé?

Le Lare. Elle se coulera par la fenêtre.

Quérolus. Et si je ferme aussi les fenêtres?

Le Lare. O homme, être borné! tes fenêtres s’ouvriront plutôt toutes seules, et la terre se fendra plutôt soudainement, avant que tu écartes ou que tu repousses l’immuable destinée.

24. Quérolus. En somme, autant que je puis comprendre, ce n’est pas à moi que cette faveur est donnée, puisque bon gré mal gré elle m’arrivera?

Le Lare. Va, je ne comptais point sur tes remercîments: je comptais que tu te montrerais un vrai Quérolus jusqu’au bout. (Le Lare s’éloigne et entre dans la maison de Quérolus.)

Quérolus. Hé bien, où donc vas-tu ainsi?

Le Lare. Je rentre chez toi, ou plutôt chez nous; de là j’irai où il me convient. Toutefois j’aurai soin, dans mes courses, de ne jamais Le perdre de vue.

Quérolus, seul.

25. Me voici plus embarrassé aujourd’hui que je ne l’ai jamais été. Que faire d’une pareille réponse? Jamais personne a-t-il reçu d’un oracle quelconque l’avis de courir après ses propres maux, au lieu d’écarter dans la mesure du possible les menaces de la misère? « Perds, me dit-il, tout ce que tu as chez toi: c’est le moyen de gagner beaucoup. » Mais si l’on m’ôte ce qui est à moi, qui donc jamais me donnera ce qui est aux autres? « Va, me dit-il, recherche les voleurs, fais entrer chez toi les pillards. Et supposons d’abord que cette complaisance soit connue et prouvée: est-ce que quand j’aurai porté plainte le juge ne me condamnera pas très justement comme complice des larrons? 26. Mais eux-mêmes, où les trouver, les voleurs? je ne sais où me tourner. Où es-tu, bataillon noir de suie et de fumée, qui le jour habites sous terre et la nuit te promènes par les toits? où êtes-vous, habiles gens qui savez décrocher les agrafes et couper les ceintures? (Il l’arrête soudain.) — Si je ne me trompe, en voici un là-bas, et justement il s’apprête à faire son coup. (Il crie:) Ohé! à toi, filou! Hé là-bas, gare à toi! (Avec satisfaction:) A la bonne heure: voilà une agrafe de sauvée. (Avec désappointement:) Ah! ciel, je suis perdu: j’ai oublié mes instructions. Il m’était défendu de contrarier les voleurs. — (Après un silence:) Il m’était défendu aussi de leur fermer ma porte : ma foi voilà qui est un peu sot, et qui ne me va pas le moins du monde. (Nouveau silence.) — 27. Au fait, j’y songe: vraiment ce personnage qui a causé avec moi est un habile homme! Avais-je mérité par ma piété cette faveur particulière de voir, moi, une apparition divine? Il y a quelque chose là-dessous. — Ma foi j’ai peur que le vol qu’il m’a prédit ne soit déjà consommé par lui-même. Je rentre, et, si je trouve mon homme, tout de suite je le tramerai à la porte.

ACTE II

Scène I

Mandrogéronte, Sycophante, Sardanapale.

(Ils traversent la scène EN observant l’aspect des lieux.)

28. Mandrogéronte. Il y a des gens qui vantent beaucoup leurs prouesses contre des bêtes féroces ou contre des animaux prompts à fuir, parce qu’ils savent les suivre à la trace, ou les surprendre dans leurs retraites, ou s’en rendre maîtres par hasard. Et moi, combien mon talent et mon profit surpassent les leurs! ce sont des hommes que je chasse, cela au vu et au su de tous; et quels hommes? les riches, les puissants, et de préférence les hommes les plus cultivés. Je suis Mandrogéronte, de tous les parasites de beaucoup le plus éminent. — Il y a par ici une certaine marmite dont l’odeur m’est venue au delà des mers, portée par les vents. Arrière les créateurs de sauces! arrière tous les génies de la cuisine t arrière les recettes d’Apicius! pour bien accommoder une pareille soupe il n’y a jamais eu qu’Euclion. — (Aux spectateurs :) Vous vous étonnez? c’est de l’or que je poursuis à la piste; de l’or, dont l’odeur traverse la mer et la terre. — (A ses compagnons:) Quand apprendrez-vous ce grand art, mes petits novices, mes simples commençants? Quand saurez-vous ainsi deviner, et ainsi enseigner?

29. Sycophante. Si tu savais, ami Mandrogéronte, le songe que j’ai fait cette nuit!

Mandrogéronte. Dis-le donc vite, je t’en conjure, si c’est quelque chose de bon.

Sycophante. Je voyais le trésor convoité, déjà rendu entre nos mains.

Mandrogéronte. Et puis après?

Sycophante. Tout n’était pas en sous d’or.

Mandrogéronte. Bon! voici qui ne me va pas.

Svcoiu.ru. Il y avait aussi de petits crochets bien piquants, des colliers, des chainettes.

Mandrogéronte. Dis donc un peu pendant que tu y étais, tu n’as pas vu aussi des entraves et des coups de bâton?

Sardanapale. (A Mandrogéronte:) Voilà ma foi un songeur malchanceux il ne lui manquait plus que de voir une prison. — (A Sycophante:) Hé songeur de malheur! à la porte toi et tes récits! — (A tous deux:) Moi, j’ai vu en songe les cendres d’un mort....

Mandrogéronte (A Sardanapale;) Que les dieux veillent sur toi! — (A Sycophante:) Lui, à la bonne heure!

Sardanapale, continuant. Et nous, nous allions quelque part, porter ces cendres

Mandrogéronte. Parfait!

Sardanapale. Et ce n’est pas tout : nous versions des larmes sur l’homme. Pourtant il semblait qu’il nous fût étranger.

Mandrogéronte, à Sycophante. Entends-tu cela, imbécile? J’aime mieux ces visions-là, fussent-elles réelles, que les songes de ta façon. Objet funèbre, signe de joie; larmes, signe de rires. Nous portions un mort: signe éclatant de réjouissance. — 30. (A tous deux:) A mon tour, je m’en vais vous raconter le songe le plus clair du monde. Quelqu’un me disait en rêve, cette nuit, qu’une heureuse fortune était en réserve pour moi, dans une cachette sûre, et que personne, excepté moi, n’aurait la chance de mettre la main sur notre trésor. —Il ajoutait, il est vrai, que de tant de richesses je ne tirerais rien, sauf ce que j’aurais avalé.

Sycophante. Voilà ma foi, un songe excellent. Que cherchons-nous, en effet, si ce n’est de quoi engloutir et avaler?

Sardanapale. Tu fais vraiment de beaux songes! Heureux toi-même, Mandrogéronte, et heureux nous autres, qui t’accompagnons.

31. Mandrogéronte, s’arrêtant tout à coup. Hé mais, dis donc, l’ami, si je n’ai pas été induit en erreur, nous sommes arrivés.

Sardanapale. C’est justement la place que tu demandais.

Sycophante. Rouvre donc vite ton aide-mémoire.

Mandrogéronte, lisant. « Une chapelle d’un côté, un banquier en face.»

Sycophante. Voici bien l’un et l’autre.

Sardanapale. Nous y voilà. — Et ensuite?

Mandrogéronte, lisant. « Une maison haute »

Sycophante. Elle est aisée à voir.

Mandrogéronte, lisant : «... avec une porte de chêne. »

Sardanapale. C’est cela même.

Mandrogéronte, refermant l’écrit et inspectant les dehors de la maison. Oh! oh! comme elles sont basses, les fenêtres de par ici! A la bonne heure! ici il ne sert à rien de fermer les portes. Et les barreaux, comme ils sont peu résistants! comme ils sont écartés les uns des autres! (Ironiquement :) Oh! nous avons ici un quartier sûr, où les voleurs ne sont pas à craindre! — Je la sens là-dedans, l’odeur de l’or. Mais il nous faut essayer d’un moyen plus doux. Allons, maintenant, l’ami; allons, Sardanapale: si vous avez un peu de talent, un peu de gentillesse, un peu de courage, c’est le moment ou jamais de le faire voir. Moi, comme le maître de la meute, je vous livre la proie prisonnière : vous, vous n’avez qu’à veiller sur les rêts tandis que je bats le gîte. Voyons, avez-vous bien présent à l’esprit tout ce que nous avons dit jadis, et que depuis nous repassons nuit et jour?

Sycophante, récitant. « En sortant de la cour, une galerie. »

Mandrogéronte. Tu sais ton affaire.

Sardanapale. « Dans l’oratoire, trois statuettes. »

Mandrogéronte. Exact.

Sycophante. « Au milieu, un petit autel. »

Mandrogéronte. Parfait de tous points.

Sardanapale. « L’or, devant l’autel. »

Mandrogéronte. L’or? il est à nous. — Voyons maintenant, pourriez-vous dire le signalement de Quérolus lui-même?

Sycophante. Mieux que ton signalement à toi. A ton tour de voir si tu feras bien le devin; pour nous, nous mentirons en gens experts.

Mandrogéronte. Hé bien, je m’en vais un peu de ce côté : de là, j’observerai tout, et dès qu’il en sera besoin je serai ici tout de suite.

Sycophante. Nous aussi, retirons-nous un peu par ici, pour qu’on ne soupçonne pas nos desseins perfides.

(Mandrogéronte quitte la scène; Sycophante et Sardanapale se retirent dans un coin; un instant après, la porte de la maison s’ouvre et Quérolus en sort)

Scène II

Quérolus, Sycophante et Sardanapale.

32. Quérolus se croyant seul. Mon causeur est introuvable. Il n’a rien volé dans la maison: bien sr ce n’était pas un homme.

Sardanapale, bas à Sycophante. Pst! voici notre homme. (Très haut, pour être entendu de Quérolus:) J’aurais grande envie, vraiment, d’aller entendre l’homme de tout à l’heure. Des magiciens, j’en connais; mais un pareil, je ne sais où on le trouverait. Voilà prédire l’avenir! ce n’est pas comme certains farceurs...

Quérolus, à lui-même. Hein? quel est ce devin dont ils parlent?

Sardanapale. Mais quelque chose d’inouï, c’est ce que j’ai vu dernièrement. Dès qu’il te voit, d’abord il t’appelle par ton nom; ensuite ce sont les père et mère, les esclaves, toute la maisonnée; il les cite comme s’il les connaissait. Tout ce qu’on a fait dans toute sa vie, et ce qu’on doit faire plus tard, il l’explique d’un bout à l’autre.

Quérolus, à lui-même. En vérité c’est quelque galant homme. Je serais fâché de manquer cette conversation-là.

Sycophante. Maladroit que je suis! Imbécile! J’aurais dû le consulter tout de suite.

Sardanapale. Écoute: si tu veux, allons le trouver sous n’importe quel prétexte.

Sycophante. C’est bien ce que je voudrais; seulement tu sais: je n’ai pas le temps.

33. Quérolus, à lui-même. Ce serait dommage de ne pas m’informer de tout. — (Il fait quelques pas et aborde les deux fourbes.) Bonjour, mes amis.

Sycophante. Bonjour à qui nous dit bonjour.

Quérolus. Vous parliez, là? Un secret, peut-être?

Sardanapale. Un secret.... pour tout le monde, mais non pas pour les gens d’esprit.

Quérolus. C’est un magicien, dont tout à l’heure...

Sardanapale. Oui, nous parlions de quelqu’un, qui devine toutes choses. Mais je ne sais pas du tout quel homme c’est.

Quérolus. Y a-t-il vraiment des gens comme cela?

Sardanapale. Ecoute donc, Sycophante, comme je te le disais, au nom de toi-même, au nom des tiens, je t’en conjure: viens là avec moi.

Sycophante Je te l’ai déjà dit, je le ferais de moi-même et avec empressement, si j’en avais le loisir. (Il fait mine de s’en aller.)

Sardanapale. Attends un instant.

Quérolus, à Sycophante. Cher ami, je t’en prie, né nous quitte pas si vite. Moi aussi, j’ai envie de savoir qui est ce magicien dont vous parliez.

Sycophante. Non, je ne puis: j’ai autre chose à faire. J’ai des parents et des amis, qui doivent être depuis longtemps à m’attendre à la maison.

Sardanapale. (A Quérolus) En vérité c’est un homme peu maniable, et dur à persuader. (A Sycophante:) Hé non, tu n’as ni amis qui t’attendent, ni parents; reste un moment.

Quérolus. Si ma compagnie ne vous gêne pas, j’ai envie de consulter avec vous.

Sardanapale. C’est que je doute qu’il se montre bien disposé, s’il voit plusieurs personnes.

Sycophante à Sardanapale. Ceci vient pour toi bien à propos. Voici un compagnon; tu en voulais un, tu l’as. Laisse-moi donc en repos.

Quérolus, à Sardanapale. Écoute, cher ami, si c’est son idée, laissons-le partir, et nous deux allons là-bas ensemble.

Sardanapale. Mais c’est que nous avons besoin de lui. (Ironiquement:) Il a vu le magicien; il le connaît bien.

Quérolus, à Sycophante. C’est justice de nous rendre ce service, puisque c’est de toi que la chose dépend.

Sycophante, ironiquement. Bah! voici un homme qui le connait bien mieux que moi; et le magicien aussi le connait familièrement.

Quérolus. Mais, je vous le demande en grâce, quel homme est-ce ? et d’où vient-il?

Sycophante. Son nom, autant que j’ai pu me renseigner, est Mandrogéronte: c’est tout ce que je sais.

Quérolus. Ah bah! c’est un beau nom: c’en est assez pour que je le croie un magicien.

Sycophante, Il commence par exposer le passé. Ensuite seulement, si l’on reconnait que tout est exact, il raisonne sur l’avenir.

Quérolus. Voilà un grand homme, en vérité. Et tu n’as pas envie de le consulter?

Sycophante. Ce n’est pas l’envie qui me manque; mais pour l’instant je n’ai pas le loisir.

Quérolus. Voyons, sois complaisant pour des amis. A ton tour, à l’occasion, tu nous demanderas ce que tu voudras.

Sycophante, à Quérolus. Bien obligé. — (A Sardanapale:) Tu le veux, hé bien soit. Mais d’abord écoute ce que je dis: les hommes de cette espèce-là sont des charlatans.

Quérolus. C’est justement ce que j’allais demander. Bien sur il n’a pas de baguette? il ne se promène pas avec un entourage de compères?

Sycophante, riant et montrant Sardanapale. Ha! ha! ha! voilà vraiment le genre de devins à consulter, pour le curieux que voici.

Sardanapale. Tant qu’il ne s’agira que de paroles, il peut me tromper autant qu’il lui plaira; de moi, il n’aura pas davantage.

Sycophante. Si c’était votre avis, voici ce que nous ferions. Je poserais le premier des questions à notre homme et j’examinerais tout dans tous les sens. S’il s’est montré en état de me répondre sur chaque point, vous saurez qu’il est vraiment sorcier.

Sardanapale. Tu parles fort bien. — (D’un air de surprise:) Hé mais, le voici lui-même qui passe par là: mon désir est exaucé. — Quelle démarche pleine de gravité! quel visage plein de dignité!

Quérolus. Abordons-le, et tirons-le à part, pour que tu puisses t’expliquer sans être entendu des passants.

Scène III.

Quérolus et les trois complices.

34. Sycophante. Salut, Mandrogéronte.

Mandrogéronte. Salut à vous tous.

Quérolus. Que le salut soit sur toi aussi, ô le plus grand des prêtres, que ton mérite fait louer et aimer par dessus tous.

Sycophante. Sais-tu, Mandrogéronte, ce que nous voulons apprendre de toi?

Mandrogéronte. Quoi encore? il se peut bien.

Sycophante. Nous voulons te consulter sur certains sujets, eh apprendre à connaître ton insigne sagesse.

Mandrogéronte. Je ne m’étais pas préparé à cela.... — Mais enfin, s’il vous fait plaisir, consultez, et je répondrai.

Sycophante. Nous te prions de nous donner libéralement ton assistance. — (Bas à Mandrogéronte:) Il nous faut pour le moment une exposition un peu verbeuse.

Mandrogéronte. Dites: que voulez-vous?

35. Sycophante. D’abord nous voudrions savoir quelles sont les dévotions les plus profitables, ou les plus commodes.

Mandrogéronte. Il y a deux sortes de puissances. Les unes ordonnent, les autres exécutent. Ainsi sont gouvernées toutes choses. Le pouvoir des grandes est plus brillant, et néanmoins, souvent, la faveur des petites est plus utile... Mais, quant aux puissances supérieures, il n’est bon ni à moi de parler ni à vous de questionner. Ainsi donc, si vous craignez la malveillance et si vous fuyez les grande trais, comptez plutôt sur l’appui des puissances inférieures.

36. Sycophante. Et quelles sont donc ces servantes, qu’il nous faut maintenant servir?

Mandrogéronte. J’aurai bientôt fait de vous le dire. Il y en a d’abord trois espèces, les Planètes puissantes, les Oies importuner, les Têtes-de-chien farouches. Leurs images sont dans tous les temples et dans toutes les chapelles: gagne leurs bonnes grâces, et tu ne connaîtras plus d’obstacles.

Sycophante. Veux-tu parler de ces mêmes Planètes, qui font tourner toutes choses en mesure?

Mandrogéronte. Elles mêmes, êtres difficiles à voir et dont l’accueil est rebutant. — Elles dirigent la ronde des Atomes, elles font le compte des étoiles, elles soupèsent les mers. Elles peuvent changer toutes choses, excepté leur propre condition.

Sycophante. J’ai ou dire que c’étaient elles qui tenaient le gouvernail de l’univers.

Mandrogéronte, riant. Ha! ha! ha! si tu vois là un gouvernail, où donc diras-tu qu’on va à la dérive? Quand elles apprennent qu’il y a quelque part une famine, elles y rassemblent les hommes le seul remède, c’est qu’eh retour elles font table rase sur quelque autre point. Elles s’attaquent aux moissons: elles les font passer d’un lieu dans un autre par des tempêtes effroyables; et ainsi tous les fruits deviennent le bénéfice de quelques malhonnêtes gens.

Sardanapale. Ce n’est pas là une chose nouvelle.

[Lacune. Il manque une transition pour passer aux oracles.]

Mandrogéronte. Elles ont pouvoir sur toutes choses: elles métamorphosent tout ce qu’elles veulent. Et que de changements et de transvasements! de ceci elles font sortir cela; on voit tout à coup du vin se changer en blé, du blé se changer en vin. Une moisson d’orge, une moisson déjà toute jaunissante, elles la font sans peine, avec n’importe quels ingrédients. — Quant aux âmes des mortels, elles les font passer à leur gré au séjour d’en bas ou bien au séjour d’en haut: c’est la plus simple des choses.

Sardanapale, à Sycophante. Hein! ce n’est pas inutile de se rendre de tels êtres favorables!

Mandrogéronte, riant. Ha! ha! ha! cela n’est pas donné à tout le monde! Ces sanctuaires-là sont trop ambitieux et coûtent trop cher. — Si vous voulez m’en croire, déposez vos offrandes dans un temple modeste.

[Lacune.]

37. Sycophante. Et ces oracles, où faut-il aller les chercher plus particulièrement?

Mandrogéronte. O l’on veut, ici ou là, là haut ou là bas, sur terre ou sur mer.

Sycophante. Hé! quel est le malheureux qui pourrait mettre la main sur des astres si vagabonds?

Mandrogéronte. Y aller est facile, en revenir est impossible.

Sycophante. Et pourquoi?

Mandrogéronte. Des êtres mystérieux gardent l’entrée, des êtres divers et cachés au vulgaire, que nous autres pouvons seuls connaître: les Harpyes, les Chèvrepieds, les Furies, les Noctambules, les Singes, les Poil-de-bouc, les Chouettes, les Striges de la nuit. Quiconque s’écarte est ramené par leurs serpents, quiconque est proche est chassé par leurs baguettes: ainsi on n’a de sécurité ni à distance ni auprès; ils aiment à dissiper les foules et à les assembler. — Bref, si les dieux se protègent, tu ne seras pas curieux d’y aller voir.

38. Sycophante. Ma foi, ami prêtre, ces êtres-là ne me vont pas. Et la seconde espèce, les Oies, parles-en un peu, si elles ont quelque chose de bon.

Mandrogéronte. Ce sont ces êtres qu’on voit prier pour les hommes, au pied des autels. Ils ont la tête et le cou comme des cygnes: les miettes des repas sont leur nourriture. De tous les diseurs de bonne aventure ce sont les plus trompeurs. Ils ne servent qu’à une chose: ils transmettent les vœux des hommes en les interprétant de travers; ils prononcent pour eux les prières, mais jamais ils n’ont pu tirer des dieux une réponse qui eût un sens.

Sardanapale. Ce sont des cygnes, dis-tu? dans les chapelles d’ici près j’ai bien vu des oies en grand nombre, mais de cygnes pas un. Ils ont de grands goitres au dessus desquels leur tète se dresse; des ailes en guise de mains. Ils commencent par se montrer les uns aux autres leurs langues tri-fourchues, qu’ils dardent avec un sifflement; puis, quand le bruit en a retenti, ils secouent leurs ailes avec des clameurs effroyables.

Mandrogéronte. Ces êtres-là ne sont pas aisés à satisfaire. Le pain, ils ne le connaissent pas et n’en veulent pas: ils recherchent l’orge concassé et détrempé; quelques-uns dévorent des épis; il y en a môme qui acceptent de la farine grillée, et de la viande un peu avancée.

Sycophante. Voilà une dépense mal placée.

Mandrogéronte. C’est d’eux qu’a parlé jadis le grand Cicéron: Les oies mangent aux frais de l’Etat, et les chiens sont nourris dans le Capitole.

Sycophante. O la race changeante et variée! Je crois bien que ces gens-la ont eu pour mère Circé, et Protée pour père.

Sardanapale. Ma foi ceux-là ne me plaisent pas non plus. Maintenant parle-nous donc des Têtes-de-chien, si tu penses qu’ils vaillent mieux.

39. Mandrogéronte. Ce sont ceux-là qu’on voit dans les temples et les chapelles occupés à surveiller les portières d’entrée. Hommes jusqu’à la poitrine, ils ont des têtes de chien, des ventres ..., de... pieds, des mains crochues. Tous ces sacristains sont nés d’Hécube, qui jadis fut changée en une chienne véritable et épousa notre dieu Anubis l’aboyeur. Elle en faisait dans tous les temples et dans tous les sanctuaires: elle les mettait bas par douzaines. Voilà pourquoi ils ont deux formes, hommes du bas et bêtes du haut. Aussi, quand quelque dévot inconnu vient prier dans un temple, ils s’ameutent autour de lui et l’entourent d’un tapage confus d’aboiements. Pour entrer, c’est tant; pour faire ses prières, c’est beaucoup plus. Ils font mystère des rites, et ils en font commerce. Ce qui est à tout le monde et qui ne coûte rien, ils le vendent à la porte. A chacun d’eux il faut une offrande: si l’on n’est pas riche, on donne toujours ce qu’on peut. Du reste, réfléchissez à ce que sont les puissances humaines, et vous serez indulgents pour nous autres. Croyez-moi: il en coûte moins après tout d’aller trouver son dieu que d’aller trouver son juge.

Sycophante. Cela suffit: je ne me soucie pas de ceux-là non plus. De tous, je crois que ce sont les plus éhontés.

Mandrogéronte. Heureux ceux qui comme vous n’ont pas eu affaire aux Têtes-de-chien! — Moi, j’ai vu Cerbère en personne, là où, n’était le rameau d’or, Énée restait prisonnier.

[Lacune.]

40. Sycophante. Et les Singes?

Mandrogéronte. Ces êtres-là écrivent l’avenir; ils en font le procès verbal, comme on dit parmi vous autres. Ils tracent les destinées humaines sur de minces feuillets qu’ils déroulent; ce ne sont pas des êtres dangereux, mais ils sont malicieux et désagréables. Quelles grimaces, quelles grappes de bêtes, dès qu’on répand devant eux de la menue monnaie! Joignez-y des noix et des sorbes, et tout le troupeau se laissera prendre.

41. Sycophante. Pardon; tu n’as pas parlé des Harpyes, qui pillent et volent sans cesse.

Mandrogéronte. Elles ont pour fonction de vérifier les promesses vouées par les hommes et les honneurs rendus aux divinités. Elles ne se bornent pas à contrôler les fêtes réglées et les anniversaires funèbres : tout ce qui n’est pas prêt au jour dit, elles en arrachent l’exécution par la torture. De ci, de là, dans le monde entier, elles passent en rasant la surface de la terre. Elles tiennent aiguisés pour le pillage leurs doigts crochus, pourvus d’ongles redoutables; elles viennent voltiger sur les tables, emportent ce qu’elles attrapent et salissent ce qu’elles laissent.

Sycophante. J’aime encore mieux avoir à nourrir de pareils monstres qu’à faire leur connaissance: mais ni l’un ni l’autre ne me plait.

42. Sardanapale. Tu n’as pas parlé non plus des Noctambules, des Chèvrepieds, des Poil-de-bouc

Mandrogéronte. Ce sont des monstres innombrables, mais peureux et vils. Ils n’ont qu’un culte, celui du dieu Pain.

43. Sycophante. Tu as énuméré toutes les dévotions, et tu les as toutes déconseillées. Quelles sont donc celles que tu recommandes?

Mandrogéronte. Puisque vous m’interrogez sans détour, je vous dirai que, de tout cela, ce qui vaut encore le mieux est de naître avec la bonne chance.

Quérolus. Je m’en doute. Mais encore cette bonne chance, quel culte peut-on lui rendre pour se la concilier

Mandrogéronte. Voici. Il faut avant tout honorer les Lares, car ce sont eux qui règlent les arrêts du Destin. Il faut se concilier les Lares; en même temps, s’il y a de caché dans la maison quelque Mauvaise Fortune, il faut s’emparer d’elle et la transporter au dehors.

44. Quérolus. Tes enseignements sont merveilleux. Mais, pour qu’il nous soit plus aisé de te suivre sur tous les points, laisse-nous mettre à l’épreuve ton pouvoir et ta science. Tu viens de nous exposer ce que tu savais: maintenant dis-nous ce que tu ne sais pas.

Mandrogéronte. Oh! cela ne peut pas se faire si simplement, sans préparation. — Cependant, je vais vous donner un petit échantillon qui vous fera juger du reste. Bien sur, je ne suis point renseigné sur vos caractères ou sur vos conditions?

Sardanapale. Sans contredit.

Mandrogéronte. Sardanapale, tu es pauvre.

Sardanapale. Je le reconnais. Cependant... c’est là une chose que bien des gens peuvent savoir.

Mandrogéronte. De naissance basse.

Sardanapale. C’est vrai.

Mandrogéronte. Et pour cela, dans ton enfance, on t’a donné par antiphrase un nom de roi.

Sardanapale. On le dit.

Mandrogéronte. Tu es un homme glouton, querelleur, très-malencontreux.

Sardanapale. Hé là, Mandrogéronte, est-ce que je t’ai demandé une liste de mes défauts?

Mandrogéronte. Mentir n’est pas en mon pouvoir. Y a-t-il encore quelque chose sur quoi tu veuilles être éclairé?

Sardanapale. Hé! plût au ciel que tu n’en eusses pas déjà dit si long sur mon compte! Si tu as encore des vérités à dire, adresse-les à mes amis que voici.

45. Sycophante. Moi, Mandrogéronte, je te supplie de me révéler l’avenir, seulement en ce qu’il a de bon.

Mandrogéronte. Il est indispensable que je prenne les choses du commencement. — Toi, Sycophante, tu es un enfant de haute et illustre naissance.

Sycophante. C’est exact.

Mandrogéronte. Dès tes années les plus tendres, un vaurien.

Sycophante. Je l’avoue: et je n’ai pas changé.

Mandrogéronte. Tu souffres bien des misères.

Sycophante. C’est vrai.

Mandrogéronte. Des périls te menacent souvent: le feu, le fer, la rivière...

Sycophante. En vérité il raconte tout comme s’il avait vécu avec moi.

Mandrogéronte. Tu as reçu en don de n’avoir rien de ton propre fait....

Sycophante, interrompant. J’entends.

Mandrogéronte. Mais, du fait d’autrui, énormément.

46. Sycophante. Assez, voilà qui suffit pour moi. Maintenant nous te prions d’accorder aussi la faveur de tes réponses à notre compagnon; (ironiquement:) c’est un bien brave homme.

Mandrogéronte. Je veux bien. — (A Quérolus, en se hâtant de prévenir ses paroles:) Hé hé, l’ami, ton nom n’est-il pas Quérolus?

Quérolus. Que le ciel te conserve! c’est vrai. [Lacune.]

Mandrogéronte. Quelle heure disons-nous?

Sycophante. Entre midi et une heure.

Mandrogéronte. Quelle précision! on croirait qu’il a consulté la clepsydre. — Hum! voyons: Mars en triangle, Saturne regarde Vénus, Jupiter en carré, Mercure fâché contre Jupiter, le Soleil rond, la Lune en danse. Tiens, Quérolus, voilà tout ton horoscope composé. La mauvaise fortune Le poursuit.

Quérolus. Je le reconnais.

Mandrogéronte. Ton père ne t’a rien laissé, tes amis ne veulent rien te donner.

Quérolus. Cela est vrai.

Mandrogéronte. Veux-tu entendre tout jusqu’au bout? tu as un voisin mauvais ;... un esclave très-mauvais...

Quérolus. Je reconnais tout cela.

Mandrogéronte. Veux-tu que je te dise maintenant jusqu’aux noms des garçons qui te servent?

Quérolus. J’en suis curieux.

Mandrogéronte. Tu as un esclave nommé Pantomalus...

Quérolus. C’est vrai.

Mandrogéronte. Un autre nommé Géta.

Quérolus. Rien de plus sûr.

Sycophante. O le divin prêtre!

Mandrogéronte. En veux-tu encore davantage? Tiens, ta maison m’est inconnue, n’est-ce pas?

Quérolus. Tout à fait.

Mandrogéronte. Hé bien, chez toi il y a une galerie, à droite en entrant; un oratoire en face.

Quérolus. Tout est bien comme cela.

Mandrogéronte. Dans l’oratoire, il y a trois statuettes...

Quérolus. C’est vrai;

Mandrogéronte. L’une est celle de la Protection; les autres sont celles de deux génies.

47. Quérolus. C’en est assez pour établir ta science. Maintenant fais-moi connaître un remède à mes maux.

Mandrogéronte. Voyons, où pourrait-on faire le nécessaire promptement et sans trop de dépense? (Il réfléchit.) — Ton oratoire est solitaire, je suppose?

Quérolus. Oh! oui.

Mandrogéronte. Bien sûr il n’y a rien de caché, là-dedans?

Quérolus. Rien que les trois statues.

Mandrogéronte. Il y a une certaine cérémonie à exécuter là. Seulement notre rituel exige que tu n’y assistes pas, ni personne de chez toi.

Quérolus. Comme il te plaira.

Mandrogéronte. C’est une cérémonie qui sera mieux faite par des étrangers

Quérolus. Je ne demande pas mieux.

Mandrogéronte. Mais comment pourrons-nous en trouver tout de suite? (Un silence.) — Le mieux, ce serait que tes compagnons fussent disposés à te rendre ce service.

Quérolus, à Sardanapale et à Sycophante. Je vous en prie, chers amis, faites acte d’obligeance et de piété. A mon tour, à l’occasion, je suis prêt à vous rendre service.

Sycophante. Oh! ce n’est point pour cela : mais, s’il le faut, on le fera.

Sardanapale. Il est barbare de laisser un ami dans l’embarras.

Mandrogéronte. C’est bien parler l’un et l’autre: vous êtes de braves gens.

48. Quérolus. O malheur! faut-il que je sois justement tout seul, comme par un fait exprès! (Il s’approche. vers la fenêtre, et appelle dans l’intérieur de la maison.) Holà, Pantomalus! Sors vite, cours en hâte chez notre voisin Arbitre, arrange-toi pour Je trouver n’importe où, et amène-le ici. — Mais je te connais: va, mets-toi en journée pour aujourd’hui chez les marchands de vin.

Mandrogéronte. Ne sais-tu pas, ô Quérolus, que les choses et les destinées dépendent de l’heure qu’il est?

Quérolus. Hé bien?

Mandrogéronte Voici l’heure; il y a une constellation favorable qui me plait tout à fait. Dépêchons-nous; si nous n’agissons tout de suite, nous sommes venus ici pour rien.

Quérolus. Entrons donc.

Mandrogéronte. Entre le premier: nous ne te quittons pas. — (Il s’arrête soudain.) Hé! ce que j’oubliais! As-tu quelque coffre vide?

Quérolus. Oh! plus d’un.

Mandrogéronte. Un seul suffit: c’est pour emporter dehors l’objet de la purification.

Quérolus. Je suis prêt à fournir les clés, quand il s’agit de mettre La malchance en prison et hors maison.

Mandrogéronte. Tout est en règle. (D’un ton solennel:) Bon succès, bonne chance et bonheur! A cette maison... nous voici.

ACTE III.

Scène I.

Pantomalus, esclave de Quérolus.

49. Tous les maîtres sont méchants : c’est connu, et rien n’est plus manifeste. Mais j’ai eu assez l’occasion de me convaincre qu’il n’y a pas pire que le mien. Ce n’est pas un homme dangereux, mais c’est un homme tout à fait grincheux et rancunier. Un vol dans la maison, c’est pour lui un objet d’horreur, une sorte de crime. A la moindre chose qu’on casse, ce sont des cris et des injures terribles. Une chaise, une table, un lit qu’on pousse dans le feu, comme il nous arrive naturellement par trop de presse, en voilà assez pour qu’il procède à une enquête. Que le toit de la maison laisse passer la pluie, que la porte d’entrée ait été enfoncée, il appelle son monde, il s’informe de tout: c’est vraiment un homme intolérable. Et les dépenses, et tous les comptes! Il écrit tout de sa propre main, et s’il y a quelque somme dont l’emploi ne soit pas établi, il prétend qu’on la lui rende. 50. Mais c’est en voyage surtout qu’il est de mauvaise humeur et intraitable. Quand nous avons à nous mettre en route avant le jour, nous nous passons la douceur de boire d’abord et de dormir ensuite: cela lui fait un premier motif de querelle. Ensuite, au milieu du sommeil et du vin, ce sont mille autres sujets de plainte: la cohue, la bousculade, les bêtes qu’on ne trouve plus, leurs gardiens qui prennent la clé des champs. Des mules mal appariées, des harnais mis à l’envers, un muletier qui n’est pas en état de se conduire lui-même, avec mon maître on croirait que ce sont choses nouvelles en voyage. Il peut encore arriver quelque autre anicroche: un peu de patience et tout se répare; on en est quitte pour attendre. Mais lui a un autre système, il veut expliquer ceci par cela, il cherche des liaisons à tout. Il ne lui convient pas de partir avec une voiture hors de service, ou bien avec une bête malade; tout de suite le voilà qui gronde: « Pourquoi ne pas me faire voir cela à temps? » Comme si lui-même, à temps, ne pouvait pas s’en apercevoir. O l’injuste tyrannie! Et quelquefois il fait attention à ce qui se passe, mais il ne fait semblant de rien, et il commence à quereller quand on n’a plus d’excuse sous la main. De cette façon, on n’a pas la ressource de répondre: « C’est ce que j’allais faire; c’est ce que j’allais dire. »— 51. Ce n’est pas tout: quand, au gré de ses fantaisies, tantôt pour une chose et tantôt pour une autre, nous allons en commission de ci et de là, il nous faut rentrer à jour fixe, et, pour que vous connaissiez à fond les inventions de ce méchant homme, il ne nous accorde jamais, au delà du terme, qu’une seule journée pour le retour: n’est-ce pas là chercher des occasions de criaillerie? Nous, nous prenons toujours cette journée là pour nous-mêmes: mais le maître ne peut supporter d’être trompé et joué; s’il veut qu’on rentre le premier du mois par exemple, il ordonne de rentrer la veille. — 52. Ce qui est encore insupportable, c’est qu’il a l’ivresse en horreur et qu’il s’en aperçoit d’emblée; à la physionomie et aux lèvres il la reconnaît du premier coup d’œil. Il ne se prête aucunement à être trompé ou attrapé, comme c’est l’usage: comment pourrait-on le servir ou lui obéir comme il faut? Point d’eau chaude qui sente la fumée; point de crasse sur les verres: que signifient de pareilles délicatesses? Si une tasse est bossuée ou fêlée, si une cruche est sale ou a les anses rompues, si une bouteille a le goulot cassé ou le fond couvert de terre ou...., il ne la regarde pas tout bonnement: c’est à peine s’il est maître de sa bile. Je ne sais plus qu’inventer pour satisfaire un caractère si mal fait. — 53. Le vin tempéré d’un peu d’eau, il le recousait sans hésiter. Souvent aussi nous mêlons plusieurs vins: peut-on dire qu’il y ait falsification parce qu’on émascule une bouteille en y remplaçant le vin vieux par du vin nouveau? Or Quérolus fait de cela même un crime impardonnable; il est si méchant qu’il soupçonne tout de suite Le mélange. — 54. Et les pauvres piécettes d’argent, aplaties en forme de plaquettes minces, il s’imagine toujours qu’on les lime et qu’on les altère, parce que cela est arrivé une fois. Avec tout cela, nous faisons passe et repasse, et il faut bien qu’il nous le passe. Vraiment la différence vaut-elle qu’on en parle? l’argent change-t-il de couleur? Quant aux sous d’or, nous avons mille malices. Là, au moins, il n’y a pas à distinguer entredeux empreintes bien jumelles: qu’est-ce qui ressemble plus à un sou qu’un autre sou? Hé bien, là encore il y a des différences. On examine tout de plus près dans un sou d’or que dans un homme: physionomie, âge, teint, naissance, lettres, origine, mérite exact. Aussi, qui a l’or a toutes choses — 55. [Lacune] Auparavant Quérolus n’en savait pas tant, mais les mauvais gâtent les bons. Cet Arbitre chez qui il faut que j’aille maintenant, voilà un grand misérable! Il rogne à ses esclaves leur nourriture, et en revanche il force leur tâche. Il déformerait son boisseau, si c’était permis, pour en tirer un profit honteux. Aussi, quand nos deux personnages se rencontrent, soit par hasard soit exprès, ils se donnent l’un à l’autre des avis. Ma foi, pour tout dire, s’il faut choisir je préfère encore celui de chez nous. En définitive mon maître, quels que soient ses défauts, n’est pas ladre avec ses gens: il a seulement le tort de battre trop souvent et de crier sans cesse. Que le ciel les confonde l’un et l’autre! — 56. Après tout nous ne sommes ni si malheureux ni si sots qu’on se le figure parfois. On nous croit des endormis, parce qu’en plein jour nous faisons des sommes; mais ce sommeil nous vient des veilles : le valet qui se repose aux heures du jour a l’œil ouvert le reste du temps. De toutes les choses humaines, à mon avis, la nature n’a rien fait de meilleur que la nuit. C’est elle qui est notre jour : c’est alors que nous faisons toutes nos affaires. C’est la nuit que nous allons au bain, quoique le jour soit plus tentant; mais aussi nous nous baignons avec les suivantes : n’est-ce pas là vivre en hommes libres? Chacun a de lumière de quoi lui suffire, mais non de quoi le mettre en vue. Je tiens nue dans mes bras telle que mon maître peut à peine apercevoir vêtue ; je palpe les flancs, je passe ma main le long de la chevelure dénouée, je m’assois à côté, j’embrasse, je caresse, je suis caressé: lequel de nos maîtres en peut faire autant? Mais la vraie source de notre félicité, c’est qu’entre nous nous ne sommes pas jaloux. Noue volons tous: personne n’est trahi, parce que c’est chacun son tour; mais les maîtres, nous les espionnons et nous les tenons à l’écart; valets et servantes sont membres d’une même ligue. — Malheur à ceux dont les maîtres font traîner la veillée; tard dans la nuit! Autant de rogné sur la nuit, autant de retranché de la vie. Et combien y a-t-il d’hommes nés libres, qui voudraient avoir le don de métamorphose, de façon à devenir maîtres le matin et valets le soir! Toi par exemple, Quérolus, n’es-tu pas quelquefois oblige, pendant que nous nous en donnons, de songer comment tu paieras l’impôt? mais pour nous, ce ne sont tous les jours que noces, anniversaires, bacchanales, fêtes des servantes. Aussi y en a-t-il parmi nous qui ne veulent pas être affranchis: comment suffire à tant de dépense et jouir d’une telle impunité, quand on est libre? — Mais je me suis amusé ici: il me semble déjà entendre l’homme de chez nous qui crie à son ordinaire. J’aurais bien le droit de faire ce qu’il m’a dit, c’est à dire d’aller retrouver les camarades: mais qu’en arriverait-il? Il faut tolérer et dévorer l’injustice : ils sont nos maîtres; qu’ils disent ce qu’ils voudront, on est obligé de le supporter aussi longtemps qu’il leur plaît. Dieux bons! n’obtiendrai-je jamais la grâce que depuis si longtemps je demande? je voudrais le voir, mon coquin et mon gredin de maître [Lacune] après qu’il aurait été fonctionnaire, ou officier public, ou directeur de service. 57. Mais non: après que le sort a été complaisant, la bassesse est plus humiliante. Ne lui souhaitons donc pas d’autre mal Qu’il mène cette vie, solliciteur en costume, amphitryon des juges, pilier d’antichambre, valet de valetaille, rôdeur d’audiences, guetteur subtil, preneur d’occasions, saisisseur de minutes, effronté le matin, le midi et le soir; qu’il salue qui ne daigne répondre, qu’il coure recevoir qui ne doit venir, et qu’il passe l’été à l’étroit dans des bottes neuves. (Pantomalus disparaît.)

Scène II.

Sortent de la maison Mandrogéronte, Quérolus,

portant eux deux un coffre pesant

58. Mandrogéronte. Maintenant, Quérolus, tu peux décharger tes épaules d’un poids si considérable. Tu es en règle avec les rites, tu as toi-même porté hors du logis la Mauvaise Fortune.

Quérolus. O Mandrogéronte, jamais, je l’avoue, je n’aurais cru cela possible. Mais ta puissance et ta science sacrée sont assez démontrées par l’événement. Ce coffre, tout à l’heure si léger que je l’ai apporté seul, est maintenant d’un poids pour deux personnes!

Mandrogéronte. L’ignores-tu donc? la Mauvaise Fortune est ce qu’il y a de plus lourd au monde.

Quérolus. Ma foi je ne le sais que trop bien.

Mandrogéronte. Que les dieux te protègent, ami. Moi-même ce dont tu te félicites a dépassé mon espoir; jamais, à ma souvenance, maison n’a été ainsi nettoyée. Tout ce qu’il y avait ici de malheur et de misère, nous l’avons enfermé dans ce coffre.

Quérolus. Cela ne fait rien : je m’étonne de ce poids énorme.

Mandrogéronte. Je ne puis t’expliquer tout cela en moment. Mais c’est chose ordinaire : souvent, pour déplacer la Mauvaise Fortune, il ne suffit pas de plusieurs paires de bœufs. —Mais il faut en finir. Mes ministres vont livrer cette dépouille aux flots. Quant à toi, reçois les avis que j’ai à te donner, et grave-les au plus profond de ta pensée. Cette même Mauvaise Fortune, que nous venons d’enlever, tâchera de rentrer au logis.

Quérolus. Que les dieux l’en empêchent, et qu’elle parte plutôt pour une absence éternelle!

Mandrogéronte. Il est à craindre, pendant les trois jours qui vont suivre, que cette peste ne fasse ses efforts pour revenir. Il faut donc, pendant ces trois jours tout entiers, que tu demeures enfermé nuit et jour. A partir de cet lus tant, que rien ne passe ni de la maison au dehors ni du dehors dans la maison. Les voisins, les parents, les amis, mets-les tous à la porte comme des profanes. Quand la Bonne Fortune elle-même viendrait heurter à la porte, il ne faut pas qu’on l’écoute aujourd’hui. — Une fois les trois jours accomplis, tu ne reverras jamais chez toi ce que toi-même auras mis dehors. 60. Va, rentre.

Quérolus. Oui vraiment, et avec plaisir, pourvu qu’entre la Mauvaise Fortune et moi il y ait seulement l’épaisseur d’une muraille.

Mandrogéronte. Hé bien, retire-toi au plus vite. (Quérolus rentre; Mandrogéronte s’éloigne, puis se retourne après quelques pas.) Hé, Quérolus! aie soin de fermer la porte solidement.

Quérolus. Voilà, c’est fait.

Mandrogéronte. Mets bien les barres et les chaines.

Quérolus. Je travaillerai comme pour moi-même.

Scène III.

Mandrogéronte et ses deux complices.

61. Mandrogéronte. Voilà qui marche à merveille. Nous avons trouvé notre homme, nous l’avons dépouillé, nous le tenons enfermé. — Mais notre urne, où allons-nous l’examiner? où allons-nous briser et cacher ce coffre pour ne pas laisser d’indices qui trahissent notre larcin?

Sycophante. Je ne sais, en vérité, à moins que ce ne soit quelque part dans la rivière.

Sardanapale. Le croirais-tu, Mandrogéronte? j’étais si content que je n’ai pas osé y jeter un coup d’œil.

Sycophante. Ni moi non plus.

Mandrogéronte. Et c’est bien ce qu’il fallait: en tramant nous aurions donné des soupçons.

Sycophante. C’est juste.

Mandrogéronte. La première question était de la trouver. Le reste s’ensuit : nous voici tranquilles...

Sycophante, lui coupant la parole. Quoi que tu aies à nous exposer, Mandrogéronte, allons un peu à l’écart. Pour moi je ne m’en croirai moi-même que quand j’aurai vu l’or de mes yeux.

Mandrogéronte. Moi de même; je ne m’en cache pas. Mais commençons par trouver un endroit retiré.

Sycophante. Prenons-nous par ici, ou par là?

Mandrogéronte, regardant de tous côtés: O malheur! toutes les rues sont occupées, les quais sont pleins de monde. Mais dépêchons, retirons-nous n’importe où.

ACTE IV.

Scène I.

Pantomalus et Arbitre, se dirigeant vers la maison de Quérolus.

62. Arbitre. Hé bien, Pantomalus, que se passe-t-il chez vous autres? que devient votre maître?

Pantomalus. Il est comme tu sais.

Arbitre. C’est à dire qu’il gronde?

Pantomalus. Pas précisément. — Oh t non, aussi vrai que nous désirons ses bontés.

Arbitre. Mais enfin, c’est son habitude, d’être de mauvaise humeur.

Pantomalus. Que veux-tu? c’est comme cela. Est-ce que le ciel est toujours serein? le soleil même ne luit pas toujours.

Arbitre, ironiquement. Bien, ami Pantomalus: tu es le seul qui observes ce langage en face de tes maîtres.

Pantomalus. En face? oh! c’est la même chose en leur absence.

Arbitre. Je te crois, car je t’ai toujours connu pour un brave garçon.

Pantomalus. C’est toi qui fais notre bonne conduite, et aussi notre bonheur: tu donnes de si bons conseils à notre maître.

Arbitre, ironiquement. Je n’y ai jamais manqué et je n’y manque pas.

Pantomalus. Ah! plût au ciel qu’il se réglât sur ton caractère! Ah! s’il était pour nous aussi patient, aussi indulgent que toi pour les tiens!

Arbitre. Je ne me savais pas cette popularité, Pantomalus. Tu fais de moi un trop bel éloge.

Pantomalus. Oh! nous savons tous ce qui en est, et nous L’en rendons mille louanges. Te donnent les dieux tout ce que nous te souhaitons, nous autres misérables!

Arbitre. Oui vraiment! à vos peaux et à vos os je souhaite tout ce que vous m’avez jamais souhaité.

Pantomalus. Ah! pourquoi donc le prendre en mal? Est ce que tu peux nous gêner le moins du inonde?

Arbitre. N’est-ce pas un sentiment naturel envers des maîtres, quels qu’ils soient et sans distinction, que de les haïr?

Pantomalus. Il y en a beaucoup que nous maudissons, c’est vrai, à chaque instant et sincèrement; mais ce sont ces sycophantes, ces mal embouchés que tu sais bien.

63. Arbitre. Va, va, je te crois maintenant. —Au fait, que disais-tu que faisait ton maître?

Pantomalus. Il y avait une cérémonie sacrée de commencée. Il avait avec lui un magicien et ses aides, et quand je suis parti ils entraient tous ensemble dans la maison.

Arbitre. Comment se fait-il que je voie la porte d’entrée fermée? c’est sans doute qu’ils sont à faire la cérémonie? Appelle pour qu’on nous ouvre.

Pantomalus. Holà, Théoclès! Holà, Géta! Quelqu’un ici tout de suite. — Ré bien, qu’est-ce à dire? un silence absolu, personne au logis!

Arbitre. Au temps jadis, les portiers d’ici ne dormaient pas si fort.

Pantomalus. Bien sûr, c’est pour la cérémonie: on ne veut pas qu’elle sot troublée. — Allons plutôt à la porte dérobée, tu sais?

Arbitre. Et si elle est fermée aussi?

Pantomalus. Sois tranquille quand je te conduis. C’est notre entrée A nous autres: on peut bien la fermer, mais on ne peut pas nous la fermer. (Ils disparaissent en tournant derrière la maison.)

Scène II.

Mandrogéronte et ses deux complices.

Dans la maison. QUÉROLUS, SES ESCLAVES ET ARBITRE.

64. Mandrogéronte. O malheur sur moi!

Sycophante. O infortune sur ma tète!

Sardanapale. O ruine! ô naufrage de mes espérances!

Sycophante. O mon maître Mandrogéronte!

Sardanapale. O mon ami Sycophante!

Mandrogéronte. O mon frère Sardanapale!

Sardanapale. Prenez le deuil, mes infortunés camarades; couvrez vos têtes d’un capuchon. Ah! c’est bien pis que la perte d’un homme! ici le deuil est sincère. A quoi bon maintenant l’abondance des trésors? l’or se métamorphose en cendre. Et plût au ciel que tout l’or fût ainsi changé: nous en serions plus riches.

Mandrogéronte. Allons, pose à terre ce pauvre fardeau, cette vaine dépouille: versons, versons des pleurs sur cet objet funèbre! O trésor trompeur, c’est toi que j’ai poursuivi à travers les flots et les vents! c’est pour toi que j’ai voyagé, pour toi que j’ai tout fait! Ai-je donc appris l’astrologie et la magie, pour être la dupe d’un homme enterré? J’ai exposé l’horoscope d’autrui, et je n’ai pas su connaître ma destinée. Oui, maintenant je vois clair dans toutes ces visions! Oui, il y avait bien ici une heureuse fortune, seulement elle ne m’était pas réservée. Notre mauvais destin a changé les choses ; et le trésor que nous avons trouvé était pour autrui. — Mais c’est le monde renversé: je n’ai jamais pleuré sur aucun des miens, et me voilà qui pleure sur un étranger. Et toi, Quérolus, tu ne te sens point atteint d’une douleur légitime?

Sardanapale. O cruel or défunt, quelle maladie t’a fait passer à trépas? Quel bûcher t’a ainsi réduit en cendre? Quel magicien t’a escamoté? Nous sommes tes fils déshérités, ô trésor! où nous réfugier maintenant, tous reniés que nous sommes? quel toit nous couvrira, quel pot nous repaîtra ?

65. Mandrogéronte, à Sycophante. Tiens, ami, examine donc encore l’urne sous toutes les faces.

Sycophante. Tu peux chercher quelque autre espérance, ami; celle que voici est bien refroidie.

Mandrogéronte, à Sardanapale. Lis donc encore une fois, je te prie, L’épitaphe du défunt et tout ce qu’il y a d’écriture.

Sardanapale. Je t’en prie, moi, lis toi-même. Je ne puis souffrir l’idée de toucher un objet funèbre quel qu’il soit; il n’y a rien que je craigne davantage.

Sycophante. Tu es un homme bien timoré, Sardanapale. Je vais lire, moi. (Il prend l’urne et lit en la regardant de près.) « Ci-gît défunt Triérinus, fils de Tricipitinus. » — O malheur! malheureux que je suis!

Mandrogéronte. Qu’est-ce que tu as donc?

Sycophante. J’ai que l’âme me sort par la gorge. J’ai bien ouï dire que l’or avait une odeur, mais celui-ci sent vraiment fort.

Mandrogéronte Comment cela?

Sycophante. C’est par ce lourd couvercle de plomb; ses orifices épais laissent passer des parfums épouvantables. Jamais je n’ai remarqué que de l’or fût rance à ce point. Un usurier même en aurait mal au cœur.

Mandrogéronte. Qu’est-ce qu’elles sentent donc, ces cendres?

Sycophante. Une odeur chère et funèbre, celle que requiert ce culte douloureux.

Mandrogéronte. Voilà des cendres qui étaient traitées avec honneur, et une piété qui sent encore bien fort.

Sycophante. Tout ce mal ne me serait pas arrivé, si j’en avais cru la chanson décourageante du geai.

Sardanapale. Je n’aurais pas donné dans le panneau, si j’avais respecté Les avis du chien à courte queue.

Mandrogéronte. Et comment ce chien t’a-t-il avisé?

Sardanapale. Au moment où je mettais le pied dans la ruelle, il m’a mis les mollets tout en sang.

Mandrogéronte. Plût aux dieux qu’il t’eût coupé les jarrets, et que tu n’eusses pu bouger de la place! — O Euclion, homme funeste! Est-ce trop peu de m’avoir joué vivant? la mort ne t’arrêtera-t-elle pas? Et moi aussi j’ai mérité tous les maux, d’aller en croire ce pince-sans-rire, ce traître. Dans le trépas même, le voilà qui se moque de ma destinée.

66. Sycophante. Hé bien, qu’allons-nous faire?

Mandrogéronte. Que veux-tu faire, sinon ce que nous avons dit tout à l’heure ? Tirons du moins de son fils une vengeance qui compte. Il est superstitieux: profitons-en pour lui jouer quelque tour étrange. Sans qu’il nous voie, nous lui jetterons ce pot par la fenêtre: à son tour il pourra pleurer le défunt sur lequel ont déjà coulé nos larmes. — (A Sardanapale.) Va sur la pointe du pied, approche-toi, et écoute ce que fait Quérolus.

Sardanapale. L’idée me plaît.

Mandrogéronte. Approche donc, te dis-je; mais sache bien observer.

(Sardanapale, sur la pointe du pied, s’éloigne de ses compagnons et se place au-dessous de la fenêtre.)

Sardanapale. Ah ciel, que vois-je? ils sont tous là dedans à tenir des bâtons et des baguettes.

Mandrogéronte. Bien sûr, dans leur naïveté, ces gens là guettent le retour de la Mauvaise Fortune. Approche-toi, et fais-leur une belle peur. Dis que c’est toi la Mauvaise Fortune, et menace d’envahir la maison.

67. Sardanapale, d’une voix sépulcrale. Hou! Quérolus!

Quérolus. Qui es-tu, l’ami?

Sardanapale. Viens tout de suite ouvrir la porte.

Quérolus. Pourquoi faire?

Sardanapale. Je veux rentrer, rentrer chez moi.

Quérolus, criant à droite et à gauche de façon à être entendu dans toute la maison. Hé là-bas, Géta! hé là-bas, Pantomalus! gardez chacun votre fenêtre.

Sardanapale. Hou! Quérolus!

Quérolus. Hé bien, dis-moi, pourquoi hurles-tu si fort mon nom?

Sardanapale. Je suis la Fortune, dont le magicien t’a prédit le retour.

Quérolus. Va-t-en plutôt, Mauvaise Fortune, là où le pontife l’a fait jeter. Passe ton chemin: aujourd’hui je ne reçois aucune fortune, pas même la bonne.

Mandrogéronte, prenant l’urne. Dis donc, Sycophante, va près de la porte et appelle leur attention par là: pendant ce temps là, je jetterai le défunt par les fenêtres.

Sycophante, devant la porte, d’une voix effrayante. Ouvrez la porte ici.

Quérolus, derrière la porte. Vite, vite, accourez tous.

Mandrogéronte, s’approchant d’une fenêtre et lançant l’urne dans la maison. (Il contrefait sa voix.) Voici ton trésor, Quérolus, le trésor que t’a laissé Euclion. Aies-en toujours un pareil; laisses-en un pareil à tes fils. (De sa voix ordinaire, à ses complices.) Maintenant tout est terminé, vite au bateau, avant qu’il survienne pour nous quelque évènement fâcheux.

Sardanapale. Ah! que pouvons-nous avoir à souffrir aujourd’hui? — Je vais seulement retourner un peu là: car tout. ce beau mystère est perdu pour moi si je n’entends pas les propres paroles de Quérolus. Il est si superstitieux, si peureux! il doit avoir en ce moment une belle terreur de son mort. (Il se rapproche de la fenêtre)

Mandrogéronte Sycophante disparaissent.)

Scène III.

Sardanapale.

68. Tout doucement, par ici, je m’en vais porter l’oreille. — Hein! qu’est-ce que j’entends? Ils sont tous là dedans qui sautent de joie. Je suis perdu! — Ecoutons encore. — C’en est fait: à eux le bonheur; donc, à nous la misère. — Ils sont tous là à chercher des sacs, des cassettes, des coffrets. — C’est de l’or qu’ils remuent : j’entends là-dedans les sous d’or qui tintent. — Oh! malheureux que je suis! Il avait la vie là où nous croyions cachée la mort. Nous nous sommes trompés, infortunés que nous sommes, mais non par simplesse; trompés, et non simplement. Il se passe donc ici des métamorphoses? nous emportons une dépouille funèbre et à la place nous jetons de l’or. Et moi, que faire maintenant? il ne me manque plus que d’être traité en voleur. — Je vais retourner vers mes complices: du moins je ne serai pas seul à verser des larmes sur une aventure si prodigieuse, et sur un deuil maintenant si réel.

ACTE V.

Scène I.

Le Lare domestique.

69. Enfin elle est accouchée, l’urne grosse de cette masse d’or; enfin la mère sans valeur a enfanté un fruit précieux. Elle n’eût pas dû être brisée : sa fidélité méritait un meilleur sort. Grand pot vraiment! pot mémorable! en un même instant il a enrichi son maître et volé les voleurs. O sage Euclion (nous autres dieux n’y mettons point de vanité), tu as su garder le trésor de ton vivant, tu as su le lâcher après ta mort. Que tous le comprennent maintenant, les hommes ne peuvent ni rien gagner ni rien perdre qu’avec l’agrément de celui qui peut tout. 70. Pour ce qui touche Quérolus, tout est parachevé; mais je veux maintenant que ce voleur, ce traître de Mandrogéronte se sente pris au piège. Dès qu’il aura appris ceci, et compris toute l’affaire, il va revenir sans retard pour réclamer sa part du trésor. Il osera même exhiber la lettre, celle qui l’institue cohéritier à condition qu’en toute honnêteté il révèle à Quérolus la cachette du trésor. Que mérite-t-il? ce qui va lui arriver dans un instant. Il portera la peine de ce qu’il a essayé : je dis essayé, car ce qu’il a accompli est de mon fait.

Scène II.

Quérolus, Arbitre, Pantomalus, SortanT de la maison.

71. Quérolus. O Arbitre, peux-tu croire ce que tu viens de voir?

Arbitre. Oui, je le crois, et j’en suis sûr.

Quérolus. Et toi, Pantomalus?

Pantomalus. Ce que je pense? que tu feras bien de ne plus te plaindre.

Quérolus. Mon esprit est tout troublé par la joie: je ne sais qu’admirer d’abord: est-ce la sagesse du bonhomme, est-ce le bienfait de la divinité?

Arbitre. Avant tout, de la divinité; car, pour ce qui est de l’intervention humaine, il est clair que le voleur t’a plus rendu service que ton père.

Quérolus. Que dis-tu de moi, qui ai mis tant de temps à reconnaître les morceaux de cette urne que je connaissais de si longtemps?

Arbitre. Moi je n’en avais pas cru mes yeux.

Quérolus. Moi non plus: tout à coup j’ai aperçu la place vide et la terre fraîchement remuée: jusque-là, je ne pouvais m’en croire.

Pantomalus. Pour moi, je n’ai pas eu le moindre doute : j’avais aperçu sur ces tessons quelques lettres.

Quérolus. Ainsi l’auteur de tout cela, c’est ce Mandrogéronte!

Arbitre. Serait-il capable d’agir autrement?

Quérolus. Le misérable! qui se donnait à moi pour un magicien! Quoi, faut-il que de mes mains j’aie mis hors de chez moi l’épargne paternelle? faut-il que je me sois emprisonné au logis? que j’aie barré le chemin au trésor qui revenait? Vraiment c’est bien ce que m’avait prédit mon Lare domestique, qu’en dépit de ma résistance et de mes efforts, tous les biens arriveraient à moi.

Arbitre. Quand j’y songe, cela s’est passé bien joliment! De quelle façon a été trompée la convoitise de cet architrompeur!

Quérolus. Veux-tu m’en croire, Arbitre? tu connais mon caractère prodigue: eh bien! je serais capable de donner une récompense à cet homme, si je le tenais; sa scélératesse a si ridiculement abouti, et il s’est si bien joué lui-même d’un bout à l’autre!

Arbitre. De son fait, nous le savons bien, ce traître n’a mérité que des maux. Mais enfin, puisque grâce à lui tout a bien tourné pour toi, souhaitons-lui tous du bien, en considération de l’évènement et non du mérite.

72. Quérolus. Hé mais, qu’est-ce là? si je ne me trompe, c’est Mandrogéronte en personne que je vois là-bas. Que vient-il faire ici? Bien sûr nous allons voir quelque nouvelle manigance. — Cours vite, rentre, Pantomalus, et rapporte ici les morceaux de l’urne. (Pantomalus rentre.) O mon cher Arbitre, il faut maintenant jeter ce malhonnête homme dans une terreur vaine. Réclamons-lui notre trésor qu’il a enlevé, et faisons semblant de croire qu’il a jeté chez moi la dépouille funèbre d’un étranger.

Arbitre. Ma foi c’est une excellente idée.

Quérolus. Hé bien, ne perdons pas de vue notre dessein: le reste ira de soi.

Scène III.

Quérolus, Arbitre: Mandrogéronte, arrivant.

Dans la seconde partie de la scène, Pantomalus.

73. Mandrogéronte. Bonjour, mon cher Quérolus.

Quérolus. Tu me dis encore bonjour, gibier de potence; tu ne m’as donc pas vu aujourd’hui?

Mandrogéronte. Je t’ai vu, bien sûr, Quérolus; je te revois maintenant et j’y ai plaisir.

Quérolus. Et moi, si les dieux me prêtent vie, je ferai bientôt que tu ne le fasses plus.

Mandrogéronte. Hé! qu’ai-je donc fait?

Quérolus. Tu le demandes, misérable, après avoir aujourd’hui même dévalisé ma maison.

Mandrogéronte. A d’autres. Je ne suis pas un étranger pour vous; et cette maison, il y a longtemps que j’en cultive les maîtres.

Quérolus Encore de la sorcellerie? — Et mon or, que tu m’as volé aujourd’hui?

Mandrogéronte. Si je l’ai fait, c’est peut-être légitimement : est-ce qu’il ne m’en revenait pas une part? Je suis un des héritiers de ton père.

Quérolus. Voilà une invention charmante! Jusqu’ici j’avais été seul: où donc viens-tu d’être mis au monde, mon frère, jeune enfant à barbe grise? Te voilà bien vieux, pour quelqu’un qui n’existait pas tout à l’heure. Sache que si tu prétends te dire mon frère, Coquin, tu peux ajouter que tu as deux ans d’âge; en effet, c’est la troisième année depuis que s’est embarqué mon père, dont tu parles, Euclion; et en partant il m’a laissé, ma foi, seul enfant et fils unique.

Mandrogéronte. Voilà des paroles perdues. Je suis ton cohéritier, je ne suis pas ton frère.

Quérolus. Mal trouvé: j’aimerais beaucoup mieux, l’ami, te voir parler en frère qu’en cohéritier.

Mandrogéronte. Nous perdons le temps, Quérolus : voici un écrit, lis-le. — Prends donc. Je sais qu’on peut compter chez vous sur la bonne foi.

Quérolus. Oui vraiment, tu l’as mise à l’épreuve aujourd’hui. — Hein? qu’est cela? Le vieil Euclion à son fils. Je n’ai point osé me fier à l’entremise d’un esclave ou d’un étranger qui t’aurait volé : j’ai choisi Mandrogéronte, mon fidèle ami, avec qui je me suis lié pendant mon absence, pour te l’adresser porteur d’un secret. Il sait ce que j’ai laissé là bas, et doit te le montrer en toute honnêteté. Tu lui donneras la moitié du trésor; sa fidélité et ses bons services méritent cette récompense. . — (A Arbitre:) Dis donc, j’ai un mot à te dire par ici. Je ne dois rien à cet homme, cette lettre même l’indique et le prouve; seulement, si tel est mon bon plaisir, je pourrai lui donner quelque gratification. — (A Mandrogéronte:) Ainsi, mon père t’avait pour ami et pour compagnon?

Mandrogéronte. Tu le vois.

Quérolus. Sans doute, voilà pourquoi tu as agi si honnêtement à mon égard. — [Lacune.] Assez sur ce chapitre. Allons, ô mon ami, puisque tu es institué mon cohéritier, donne-moi de quoi partager ensemble.

74. Mandrogéronte. Hé mais, j’ai découvert le trésor et je te l’ai rendu sans y toucher.

Quérolus. Plaît-il? toi, à moi? un trésor? tu me l’as donné?

Mandrogéronte. Vas-tu le nier?

Quérolus. Si tu ne me rafraîchis pas complètement la mémoire à quelque détail peut m’échapper. Que parles-tu d’un trésor?

Mandrogéronte. Celui que t’a laissé Euclion, je l’ai remis entre tes mains.

Quérolus. Et cet or, d’où donc le tenais-tu toi-même, è le plus malvenu des hommes?

Mandrogéronte. C’était une plaisanterie : je voulais te mettre à même de reconnaître pleinement ma fidélité.

Quérolus. Alors, ce trésor caché laissé par mon bonhomme de père, tu l’as enlevé?

Mandrogéronte. En tout cas cela a bien tourné pour toi, car un autre ne te l’eût pas rendu.

Quérolus. Allons, allons, c’est assez plaisanté comme cela: restitue le moi plutôt, que je voie de mes yeux la vraie fidélité. (A Arbitre ironiquement) Dieu merci, voisin, mon espoir est en bonnes mains!

Mandrogéronte. Je te l’ai dit tout à l’heure, un étranger n’en eût pas fait autant.

Quérolus. Oh! je te sais gré. Que les dieux te conservent, ô le meilleur des amis, qui as été si fidèle à moi vivant et à mon père mort. Seulement dis-moi donc, cette urne, où l’as-tu déposée? Faisons-en vite ce qu’a prescrit le bonhomme. Montre tout de suite le trésor; nous procéderons aussitôt au partage, puisque justement nous avons pour cela un Arbitre sous la main.

Mandrogéronte. Vraiment c’est à toi de montrer le trésor et de faire voir ta délicatesse; pour moi je me suis acquitté de mon rôle.

Quérolus. Est-ce une mystification, Mandrogéronte, ou parles-tu sérieusement?

Mandrogéronte. Oui, je parle sérieusement; et je parle en honnête homme, car je pouvais prendre le tout et je ne réclame que ma part.

75. Quérolus. Ainsi donc tu as eu entre les mains l’or qui m’appartient?

Mandrogéronte. Sans doute, je l’ai eu.

Quérolus. Tu ne t’écarteras point d’un pas avant de m’avoir rendu ce que tu avoues (et que tu ne peux nier) d’avoir enlevé. —Entends-tu, tu me rendras ce que tu as pris.

Mandrogéronte. Je l’ai rendu.

Quérolus. Et à qui? quand? comment?

Mandrogéronte. Aujourd’hui, par la fenêtre.

Quérolus. riant. Ha! ha! ha! Et ce trésor, où l’avais-tu trouvé?

Mandrogéronte. Là dans ton oratoire.

Quérolus. Et par quelle ouverture l’avais-tu emporté?

Mandrogéronte. De ce côté, par la porte que voici...

Quérolus. Hé bien alors, quelle raison avais-tu de le rendre par la fenêtre?

Mandrogéronte. Mais c’est toi qui as porté le trésor hors de la maison.

Quérolus. En vérité, tu as bien rempli la condition portée par la lettre, de me révéler le trésor en toute honnêteté. — Mais je passe sur cette clause, dont je puis me prévaloir quand même tu me montrerais maintenant le trésor. Ce que nous disons est sans intérêt, quand le fond même du débat n’existe pas. Rends-moi donc ce que tu refuses de me rendre.

Mandrogéronte, sur un ton tragique. O temps, ô mœurs, ô vieillard! voilà donc la bonne foi des tiens, que je t’entendais vanter! Je l’ai rendu, je le déclare; oui, par tous les dieux, sans toucher même au trésor je l’ai jeté de dehors dans ta maison.

76. Quérolus. O mon cher Arbitre, ce misérable a fait pis encore que nous ne le supposions. Si je ne me trompe, c’est par sa main que cette urne funeste a été lancée dans la maison.

Mandrogéronte. Que les dieux te conservent! oui, c’est moi qui l’ai lancée. Enfin la vérité se fait jour.

Quérolus. Dis-moi donc, Mandrogéronte, si l’on te faisait voir les morceaux de l’urne, pourrais-tu les reconnaître?

Mandrogéronte. Si bien que je serais en état de les assembler pour refaire l’urne tout entière.

Quérolus, criant vers la maison. Hé, Pantomalus! il y a quelque chose que je t’avais dit d’apporter ici.

Arbitre, pendant que Pantomalus arrive. Nous avons sous la main les parties qui portaient l’inscription.

Quérolus. Allons, Pantomalus, donne-moi cet assemblage de morceaux. — Les reconnais-tu, Mandrogéronte?

Mandrogéronte. Hé oui, je les reconnais! Enfin, nous allons en finir avec les habiletés et les grimaces.

Quérolus. Hé bien, si tu les reconnais, lis vite ce qui était écrit ici.

Mandrogéronte. Je l’ai déjà lu, et je sais le lire encore: « Ci-gît défunt Triérinus, fils de Tricipitinus.

Quérolus. Hé bien, infâme, y vois-tu clair? Toi qui ne comptes pour rien d’être en bons termes avec les vivants, tu L’attaques donc aussi aux morts? tu portes sur eux la main et tu en fais un objet de jeu et de risée? et par surcroît, non content d’avoir arraché de leur place cette urne funèbre et ces cendres, tu as lancé chez moi par la fenêtre cette dépouille funeste? (Mandrogéronte se tait.) — Que va répondre cet homme? il a volé un trésor, il a violé effrontément un tombeau; non content de dévaliser ma maison, il l’a souillée d’un sacrilège... — Oses-tu le nier?

77. Mandrogéronte, décontenancé. Écoute; puisque je vois que la fortune m’abandonne, je n’en demande pas davantage: adieu. (Il se prépare à s’en aller.)

Quérolus, lai barrant le chemin. Moi j’en demande davantage, moi sur qui tous les maux ont été accumulés par ta scélératesse. — Hé, Pantomalus! ne le quitte pas d’un pouce. Moi, sans retard, je cours savoir où siège en ce moment le préteur: je poursuivrai cette affaire selon toutes les ressources du droit et de la loi.

Mandrogéronte. Je te supplie, Arbitre, de porter la parole en ma faveur: tout ce que je demande est le pardon.

Arbitre. Mon cher Quérolus, ne te laisse pas emporter par la colère aux extrémités. Pardonne et remets l’injure: voilà la seule vraie victoire.

78. Quérolus. Hé bien soit : quant aux restes du défunt, nous les remettons en place. Mais pour le trésor, comment cela finira-t-il?

Arbitre. Allons, Mandrogéronte, réponds.

Mandrogéronte. Je le jure par les dieux, je le jure par la foi même que j’ai violée, il n’y a entre mes mains ni or ni trésor.

Quérolus. Laisse un peu ces fadaises. Supposons que nous sommes devant un tribunal: l’urne, cela est incontestable, a été enlevée par tes mains.

Mandrogéronte. C’est vrai.

Quérolus. Hé bien maintenant, Mandrogéronte, choisis toi-même la version qui te plaira. Étaient-ce des cendres ou de l’or qu’il y avait dedans ? Car dans cette affaire l’accusation a plusieurs cordes à son arc.

Mandrogéronte, à part. Je tiens, comme on dit, le loup par les oreilles: je ne vois jour ni à mentir ni à confesser la vérité; quoi que je dise, ce sera contre moi-même. Il faut pourtant parler... (Haut) C’était de l’or.

Quérolus. Alors, rends-le.

Mandrogéronte. C’est déjà fait.

Quérolus. Prouve que c’est fait.

Mandrogéronte. Reconnais-tu cette urne?

Quérolus. Que veux-tu que je réponde? D’abord, je ne reconnais pas ce pot: cela est-il suffisant ?

Mandrogéronte. Quoi, tu ne reconnais pas cette épitaphe?

Quérolus. Pas plus elle que toi, dont je viens de faire ici la connaissance. — Mais suppose maintenant que je reconnaisse l’inscription: il faut que tu me rendes ce que le pot contenait.

Mandrogéronte. Mais toi à ton tour, que dis-tu qu’il y avait dans le pot?

Quérolus. Un moment: ce n’est pas moi qui ai intenté le procès. A toi de dire ce qui te plaira.

Mandrogéronte. Et vous, comment me réclamez-vous de l’or, quand vous avez sous les yeux la preuve qu’il y avait là des restes funèbres?

Arbitre. Alors tu admets que c’était une sépulture?

Mandrogéronte. Oui, je l’admets, car c’est la vérité. — (A part:) Cela ne va pas bien de cette façon. Il faut essayer autre chose.

Quérolus. Imbécile, tu avoues le sacrilège, en niant le vol.

Mandrogéronte. Et si dans le pot il n’y avait rien ?

Quérolus. Alors pourquoi réclames-tu de l’or? S’il y en avait, tu l’as enlevé avec ce pot; si La ne l’as pas enlevé de ce pot, il n’y en avait pas.

79. Mandrogéronte. Mais vous, je vous prie, dites donc à votre tour: qu’y avait-il dedans?

Quérolus. Nous n’avons pour le moment qu’à nous défendre et à repousser tes attaques. Si nous L’attaquions, nous aurions alors à changer de batteries.

Mandrogéronte à part. Quel est cet étrange mystère? j’ai tout fait à moi seul, et moi seul je ne sais rien. (Haut:) Maintenant je vous en prie, puisqu’il ne me reste ni intérêts ni moyens, dites-moi franchement si ce que j’ai commis est un vol ou un sacrilège. — A moins que pour comble de misère, après n’avoir ni réussi à commettre le vol ni pensé à commettre le sacrilège, je ne doive être atteint et convaincu d’avoir fait l’un et l’autre.

Quérolus. Tu cherches encore des échappatoires? Mais l’affaire est bien simple: tu as enlevé notre épargne, et tu as mis à la place les restes d’un homme; tu as agi d’abord par déloyauté, ensuite par méchanceté; quoi de plus ? — Car, si tu prétends que tu as convoité des cendres et jeté de l’or dans la maison, personne sans doute ne te croira.

Mandrogéronte. Tout cela est fort bien raisonné, au point de me paraître plausible à moi-même. Mais si vous voulez m’en croire, il n’en est point ainsi.

80. Quérolus. Allons, aie bon courage maintenant; tu n’as consommé que le sacrilège; il n’y avait point d’or là-dedans.

Mandrogéronte. Alors je n’ai pas volé: que les dieux se conservent, je triomphe. En ce moment en effet j’ai moins peur d’une peine à subir que d’une dette à payer. — Mais, je vous prie, expliquez-moi une chose: d’où venait ce poids considérable?

Quérolus. Hé bien, magicien, ne sais-tu plus que ce qu’ii y a de plus lourd au monde est la mauvaise fortune?

Mandrogéronte. Je m’en aperçois.

Quérolus. En vérité tu me demandes d’où venait ce poids? tu n’avais donc pas vu ce couvercle de plomb?

Mandrogéronte. Oui, je vois que tout s’accorde bien. Mais vraiment, dans tout ce mystère, n’y avait-il pas de quoi tromper même un magicien avéré?

81. Arbitre. Quoi tu ne comprends pas encore, homme borné, que vous avez été mystifiés ? Tu le connaissais bien, pourtant. Et d’ailleurs, d’où serait venu un trésor à ce bonhomme, qui était presque indigent? S’il eût eu un trésor, comment Quérolus eût-il ignoré le secret de son père? Comment celui-ci t’eût-il révélé ce qu’il n’osait confier à son fils ? Enfin ce prudent chef de maison, s’il avait un peu de bon sens, eût-il choisi pour cacher un trésor une place pareille? Et toi, le chemin t’aurait-il été ouvert pour y parvenir?

Mandrogéronte. Vraiment je ne sais que dire.

Arbitre. Comment, tu ne connaissais pas Euclion ? Le bonhomme avait beaucoup de ces inventions joyeuses, et le voilà qui te joue un tour après sa mort.

Mandrogéronte. Ma foi, je comprends enfin. Oui en vérité, je reconnais là sa malice; plus d’une fois il s’est joué de moi de la même façon. Ainsi, je vous en prie, pardonnez-moi d’avoir enlevé ces cendres : je croyais que c’était de l’or.

Arbitre. Voilà une excuse bien trouvée, Mandrogéronte. Je reconnais en toi un esprit tout à fait ingénieux, un compagnon bien fait pour Euclion. Il a toujours aimé les gens de ton espèce.

82. Mandrogéronte. Laissez-moi m’en aller, je vous prie.

Arbitre. Allons, Quérolus, tu as toujours été humain et compatissant, je le sais: ne laisse pas partir un homme de tant d’esprit. C’est un homme à tout faire que tu as là, un magicien, un astrologue: seulement, ce qui est l’essentiel, il ne sait pu voler. Reçois-le chez toi, je t’y engage, comme un ami à la fois ancien et nouveau. Il est la seule fortune que t’ait laissée ton père Euclion.

Quérolus. Ah mais! un voleur, j’en ai peur.

Arbitre. Que peux-tu craindre de ce voleur-ci? il t’a déjà pris tout ce que tu avais.

Mandrogéronte. Écoute, mon bon Quérolus, jadis je m’étais consacré à ton père; maintenant je voudrais devenir le serviteur d’un homme qui a eu pitié de moi. Tu m’as accordé la vie: donne-moi de quoi vivre.

83. Quérolus. Puisque vous le voulez tous deux, j’y consens. Es-tu capable de te mettre au courant des lois, nouvelles?

[Le morceau 84 est placé dans les manuscrits tout à la fin à la suite du morceau 86. L’interversion fut probablement causée par le retournement du dernier feuillet: c’est ainsi que le retournement du premier feuillet causa l’interversion de l’Argument et du commencement de la Dédicace. Il manque la fin du morceau 88 et le commencement de 84 ces deux lacunes n’en font qu’une, puisque dans les ms. 84 suit 88. L’omission paraît avoir été causée par la présence du mot mercedem dans les deux morceaux: Ici il est écrit deux fois, au commencement de 84 et à la fin de 86, mais les ms. ne le donnent qu’une fois. L’interversion a été proposée par M. P. Thomas, avec qui je m’étais rencontre.]

Mandrogéronte, riant. Ha! ha! ha! j’en suis en partie l’auteur.

Quérolus. J’entends le sénatus-consulte Servilien et le sénatus-consulte Parasitique.

Mandrogéronte. Ho! veux-tu que je te récite sans plus de retard les titres des Interdicta? « Loi Duporc et Duchien, étant consuls « Carcan et Nerf de Bœuf ».

Quérolus. Es-tu capable d’en observer toutes les dispositions!

Mandrogéronte. Pour moi ce n’est pas là une affaire. Tu me parles d’apprendre: sache que je suis prêt à enseigner. Mandrogéronte récite les textes en question. [Le commencement est perdu; voici la fin:]

84. « En sus de sa pitance, le parasite recevra dans chaque repas le prix de ses horions. Si ses vêtements sont déchirés, il recevra du roi de la table le double des frais de raccommodage. Pour les bleus sur sa peau le tarif de l’indemnité sera élevé à trois douzièmes de sou d’or, pour les bosses à quatre douzièmes. S’il y a à la fois bleu et bosse, il lui reviendra sans contestation huit douzièmes de sou d’or, car nous avons alloué un douzième de plus en considération de l’épanchement de sang. Item voulons qu’en cas de plaie vive, sans instruction judiciaire, le parasite obtienne une expertise d’amis; toutefois il est fixé un maximum de neuf douzièmes de sou d’or à la bienveillance des experts et de dix douzièmes à la générosité même du débiteur. En cas de déboitement des os, entendons que les dommages-intérêts montent à onze douzièmes de sou d’or. Item relativement aux os rompus voulons et ordonnons qu’il soit versé sur le champ un sou d’or pour les os secondaires, une livre d’argent pour les principaux. A l’effet de savoir quels os seront réputés secondaires et quels principaux, une consultation de médecins décidera. Si le parasite réclame plus que les prix du tarif, qu’il soit débouté pour cause de demande exagérée. Le roi de la table est tenu de solder les horions même dans le cas d’une lutte d’agrément; le prix destiné au vainqueur coupable passera en indemnité. La loi, borne sa sollicitude pour les parasites à concéder que, si quelqu’un d’eux succombe à ses blessures après avoir saisi la justice, ses héritiers ne perdent point le fruit du labeur et du mérite paternel. Si, tout maltraité qu’il soit, le parasite meurt sans avoir par testament disposé de ses maux, l’héritier ne sera pas reçu à agir. S’il ne justifie pas des causes de sa mort, le parasite sera jeté à la voirie. Toutes les dispositions qui précèdent sont établies par nous pour le cas où la violence commise au milieu des ébattements l’aurait été entre hommes libres et égaux: si c’est du patron ou d’un de ses valets que le parasite a reçu illégalement quelque mauvais coup, il a licence pleine et entière de quitter la maison. »

85. Arbitre, à Quérolus. Oh! oh! nous avons ici un lutteur chargé de couronnes. Un si grand jurisconsulte est un homme à ne pas laisser échapper: crois-moi. D’ordinaire on paie cher pour avoir son pareil.

Quérolus. Puisque vous le voulez, j’y consens. — Mais où donc sont-ils, tes compagnons, tes deux aides?

Scène IV.

Quérolus, Arbitre, LES TROIS FOURBES.

86. Sycophante. Nous aussi nous voici, ô notre père, ô notre patron!

Quérolus. O Sycophante, ô Sardanapale! voilà donc les cérémonies que vous savez faire? — Mais Mandrogéronte a déjà eu à en rendre compte; vous autres, allez où bon vous semblera.

Sycophante. Sans doute, Quérolus, nous savons le proverbe: trois bouches à nourrir sont trop pour une maison. Mais, de grâce, donne-nous quelque argent pour le voyage, puisque nous avons perdu tout espoir.

Quérolus. Des frais de voyage, à vous, de moi? Et à quel titre?

Sycophante. Nous sommes venus dans cette ville en compagnie de Mandrogéronte.

Quérolus. Voilà un beau motif de récompense!

[Lacune.]

FIN DE LA PIÈCE.